L`existence de la corrida au XXI e siècle

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L`existence de la corrida au XXI e siècle
UNIVERSITE LYON 2
Institut d’Etudes Politiques de Lyon
L’existence de la corrida au XXI
e
siècle
Analyse et perspectives de l’ « exception culturelle
corrida »
ANDRIEU Guilhem
Politique, Culture, Espace Public
Sous la direction de Bernard LAMIZET
Soutenu en Septembre 2009
Membre du jury : Francis WOLFF
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique . .
Chapitre Premier : Pourquoi le taureau ? . .
A. D’animal déifié à créature diabolique : le taureau comme animal fascinant . .
B. L’expression de qualités humaines par le taureau: bravoure, noblesse, caste . .
Chapitre Second : Tauromachies et hispanité . .
A. La Péninsule Ibérique, espace favorable à l’ancrage de la tauromachie : . .
B. Les autres foyers taurophiles . .
C. Corrida et jeux de pouvoir . .
Chapitre Troisième : Le Torero Et Son Public . .
A. Le Torero, entre légende noire et légende rose . .
B. Le public des corridas : entre diversité et relativisme culturel aficionado . .
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la
tauromachie . .
Chapitre Premier :Voir la corrida comme un rite ou un jeu ? . .
A. La Tauromachie présente les éléments constitutifs d’un jeu… . .
B. Mais sa symbolique revêt une dimension rituélique : . .
Chapitre Second : Symbolique et esthétique de la corrida . .
A. La corrida, un « produit hybride et obscur »
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..
B. La corrida, institutionnalisation esthétique de la mort . .
Chapitre troisième : Littéraires, Artistes et corrida. La tauromachie comme objet de fiction
..
A. La corrida dans la fiction littéraire : de l’époque pré-romantique à nos jours . .
B. La fiction « image et son » . .
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public . .
Chapitre Premier : Débat public, médias, tauromachie . .
A. L’évolution du débat public . .
B. La corrida comme objet de débat . .
Chapitre Second– Entre hier et aujourd’hui : typologie des arguments antitaurins et état de
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la question à l’aube du XXI siècle . .
A. Typologie des arguments antitaurins au cours de l’Histoire . .
B. La corrida aujourd’hui : des facteurs sociologiques et politiques favorables à sa
révision . .
Chapitre Troisième- L’arène politique, lieu d’affrontements cinglants . .
A- La structuration progressive d’une mobilisation antitaurine dans l’espace public :
quel bilan ? . .
B. Une mobilisation aficionada récente mais cohérente . .
Conclusion . .
Bibliographie . .
Ouvrages . .
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Revues . .
Presse . .
Internet . .
Vidéo/Documentaire . .
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Remerciements
Remerciements
Avant tout développement, je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont encouragé dans la
recherche préalable à la rédaction de ce mémoire, puis à sa réalisation concrète.
Aussi, je souhaiterais remercier en premier lieu M. Bernard Lamizet, qui m’a prodigué de
judicieux conseils dans le cadre du séminaire « Politique, Culture, Espace Public », et s’est toujours
montré disponible face à mes sollicitations.
Je ne saurais jamais assez remercier M. Francis Wolff, directeur du département de Philosophie
de l’Ecole Normale Supérieure d’Ulm, qui a chaleureusement accepté de faire partie de mon jury
de soutenance, malgré un calendrier très chargé.
Merci aux personnes que j’ai pu interroger, et sans qui ce travail n’aurait jamais pu être fait.
Je pense principalement à André Viard, et à toutes les personnes qui m’ont proposé leur aide,
souvent spontanément : Olivier Baratchart, directeur des Arènes de Bayonne ; Vincent Bourg
(Zocato), journaliste à Sud-Ouest ; Léa Vicens, future torera à Séville ; je pense aussi aux personnes
rencontrées de manière imprompue autour des arènes de Barcelone, antitaurins comme taurophiles,
grâce auxquels j’ai pu me construire une vision de la tauromachie en Catalogne : les areneros des
arènes de la Monumental, l’ex-torero Manuel Maldonado Jimeas, son cousin.
Enfin, je souhaiterais particulièrement remercier Christine Baradat-Liro, qui m’a initié dès
l’âge de 8 ans à la tauromachie, et qui m’a constamment aiguillé dans mon travail et ma temporaire
insertion dans le mundillo taurin.
Andrieu Guilhem - 2009
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L’existence de la corrida au XXI e siècle
Introduction
Août 2008. L’été se termine, les vacanciers songent au retour. Les médias français profitent
de la saison pour égréner leurs marronniers, la sécheresse, les collectionneurs de rabots,
etc. Une vive polémique occupe soudain les éditoriaux. En ce mercredi 6 Août Michelito,
apprenti torero franco-mexicain de 10 ans, est invité avec son frère André, âgé de 9 ans, à
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participer à une becerrada
dans la localité landaise de Hagetmau. Cette manifestation
taurine gratuite a pour but de promouvoir la tauromachie dans le cadre des fêtes votives
du village, et permet aux apprentis toreros des diverses écoles taurines de la région de
démontrer leurs aptitudes techniques, sans mise à mort des taureaux. Véritable vedette en
Amérique Latine, Michelito devient à son arrivée en France la cible des anticorridas, qui
saisissent la justice pour infraction au code du travail, estimant que la représentation d’un
enfant de dix ans et demi comme la mise en danger d’autrui constituent une activité illégale
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au titre de l’article 223-1 du Code Pénal . Les précédentes programmations de Michelito
en France, en Arles puis à Fontvielle (banlieue de Marseille) ont été annulées par le Préfet
des Bouches du Rhône au nom du principe de précaution. Que va-t-il en être du festival
taurin d’Hagetmau ?
Journaux nationaux, télévisions et radios relaient l’information et affichent leurs
positions respectives sur l’affaire. Les chaînes d’information déplacent des équipes de
journalistes dans la bourgade gasconne, à la recherche du scoop. Finalement, le parquet
de Mont-de-Marsan, saisi par l’Alliance Anti-Corrida, ne constate aucune infraction pénale,
après enquête de la gendarmerie pour déterminer dans quelles conditions la démonstration
taurine allait se dérouler. Le 5 Août, la Préfecture des Landes annonce dans un communiqué
le maintien de la becerrada, « rien n’empêchant la manifestation de se dérouler ».
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Bien au-delà de la controverse sur l’interprétation du Code Pénal français quant à
la possibilité pour Michelito de toréer, le débat médiatique a porté, par extrapolation,
sur la corrida en elle-même. La corrida, spectacle tauromachique au cours duquel des
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taureaux sont mis à mort pour reprendre la définition du Petit Larousse Illustré , serait ainsi
menacée, non seulement en France, mais aussi et surtout en Espagne, où la mobilisation
pour sa suppression y apparaît encore plus vive.La tauromachie aujourd’hui est l’objet de
nombreuses critiques provenant de partis politiques comme d’associations de défense des
animaux ; ses détracteurs avancent des arguments d’ordre moral ou éthique, tandis que
ses partisans rappellent l’ancrage de cette pratique dans leur culture traditionnelle. Les
arguments contre la tauromachie varient selon les contextes. Ici les souffrances de l’animal
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Cours d’apprentissage organisée avec des becerros, jeunes toros de moins de deux ans, pour toreros débutants, placée sous la
direction d’un matador de toros, d’un novillero ou d’un banderillero confirmé. S’il en a les capacités, l’apprenti-torero (ou becerrista)
deviendra novillero, puis matador. C’est la première étape dans le cursus de l’apprentissage qui permettra de rendre compte des
capacités probables du jeune garçon. (Robert BERARD, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, Robert Laffont, Collection Bouquins,
p. 309).
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http://www.rue89.com/2008/08/10/michelito-lalliance-anticorrida-a-gagne-sur-tous-les-fronts
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http://tf1.lci.fr/infos/france/societe/0,,3933535,00-petit-michelito-dans-arene-mercredi-.html
2004, p.265.
Andrieu Guilhem - 2009
Introduction
seront dénoncées, là on luttera contre la fiesta de los toros (la fête des taureaux, terme
espagnol pour désigner la corrida) car elle symboliserait une identité politique particulière.
Les jeunes Espagnols semblent peu enclins à défendre la tauromachie, trop assimilée
au franquisme. L’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’Union Européenne dans les
années 1980 peut aussi avoir contribué à la baisse de l’intérêt pour la tauromachie chez
les jeunes.La Catalogne est ainsi en passe de constituer la première région continentale
espagnole à abolir la corrida. Elle cherche ses soutiens dans l’entière Union Européenne,
devenue le théâtre privilégié des oppositions entre pro et anticorridas. De nombreuses
associations et Organisations Non Gouvernementales (ONG) soutiennent activement
les personnalités politiques se déclarant contre la tauromachie, et des propositions
d’interdiction de spectacles taurins aux mineurs ou de suppressions de subventions sont
en cours d’élaboration. Celles-ci ont vu le jour au niveau national en France, mais ont été
rejetées par le Parlement. La défense de la tauromachie constitue un enjeu majeur pour
certains parlementaires qui ont décidé de créer un groupe parlementaire « Tauromachie » au
sein de l’Assemblée Nationale, dirigé par le maire UMP de Bayonne Jean Grenet. La société
civile aficionada a elle aussi tenté de se mobiliser en fondant un Observatoire National
des Cultures Taurines, qui, nous le verrons, souhaite réaliser des études scientifiques sur la
nocivité des spectacles taurins pour les mineurs. La mobilisation des deux bords témoigne
de la politisation de la pratique tauromachique, mais aussi de l’extension géographique du
débat.
Originaire du Sud-Ouest de la France, je m’avoue particulièrement sensible au devenir
de la tauromachie. Initié dès mon plus jeune âge à la corrida par mon entourage, je ne suis
jamais resté insensible devant les arguments avancés par les anticorridas, et ai décidé de
prendre du recul sur cette pratique culturelle. A la manière de la foi religieuse, la foi taurine,
l’afición, qui pousse l’individu à se rendre dans l’arène et à assister régulièrement à des
spectacles taurins, se construit et se déconstruit, alternant phases de réflexion, moments
de doutes sur les finalités de la tauromachie, et émotions uniques. Chaque aficionado a, à
un moment de sa vie, réfléchi sur la portée de la corrida, la raison d’être de cette exception
culturelle. Car exception culturelle il y a : la tauromachie, art de combattre les taureaux dans
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l’arène , ne saurait se classer dans une typologie classique des spectacles. La mort du
taureau la dramatise ; les risques encourus par le torero ainsi que le rôle du public font de la
corrida un type particulier de spectacle, mêlant trois acteurs là où le théâtre moderne n’en
comporte que deux. La tauromachie mêle les deux paradigmes de l’événement culturel.
Spectacle, elle introduit une rupture entre acteur et spectateurs, dans la mesure où une
distanciation existe entre les protagonistes. On ne peut directement s’identifier au torero, car
ce dernier est seul habilité à affronter l’animal, et a franchi différentes phases pour atteindre
cette fonction, cet office. Le barrage de la langue (la grande majorité des matadors sont
espagnols) accentue la distanciation.
Pourtant, cette frontière entre acteur et spectateur peut de suite être relativisée tant
le public y joue un rôle essentiel en conditionnant la réussite des toreros ; de plus,
l’irruption spontanée dans l’arène de courageux individus descendant des gradins pour
défier le taureau avec l’aval du matador, était encore récemment une pratique courante.
Le jeu d’échange, alternance, correspondance entre le torero et le public s’avère ainsi plus
développé que dans d’autres spectacles. La logique participative s’inscrit dans la logique
de la fête, et non du spectacle. Or, la corrida ne se déroule qu’au moment de fêtes, votives
ou religieuses, contribuant à alimenter son caractère ambigu et ambivalent. Elle représente
l’émanation, dans un lieu circonscrit, de la fête du peuple assemblé.
5
Ibid., p.993.
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L’existence de la corrida au XXI e siècle
La symbolique que la tauromachie admet constitue une manière, pour les villes
organisant des manifestations taurines, de se mettre en scène. L’Animal, incarnant la
sauvagerie, fait face aux habitants de la cité repliés dans les gradins, qui ont délégué un
représentant, le torero, chargé de les sauver de la menace taurine.
L’Institut d’Etudes Politiques de Lyon m’a permis de consacrer mon travail de recherche
à un sujet qui m’intéresse, mais qui ne pouvait s’insérer parmi un cursus de cours
traditionnels. Désireux de travailler dans la fonction publique, de préférence dans le milieu
culturel, j’estime profitable le fait de me pencher sur une pratique contestée jusque dans les
régions où elle est censée être populaire. Une étude sur la tauromachie nécessite d’emblée
une délimitation précise de son objet. Je centrerai mon analyse sur la perpétuation de cette
pratique culturelle en France et en Espagne, bien que des corridas soient organisées au
Portugal ainsi que dans sept pays d’Amérique Latine. Les formes dérivées de tauromachie,
où le taureau n’est pas tué dans l’arène, ne constitueront pas le cœur du mémoire ; la corrida
dérange, et suscite les oppositions les plus vives, essentiellement car elle met en scène la
mort d’un animal. Elle heurte les fondements des sociétés occidentales modernes qui ont
tendance à cacher la mort, et à introduire un statut plus protecteur envers des animaux qui
seraient, selon certains, susceptibles de devenir des sujets de droit à part entière.
La vive réprobation que la mort et la souffrance du taureau génèrent a constitué le
point de départ de mon interrogation. J’ai en effet tenté, avant même ma recherche sur mon
mémoire, de répondre à trois questions introductives :
∙
Pourquoi la corrida existe-t-elle principalement en Espagne ? Comment a-t-elle a été
étendue, puis popularisée en France ?
∙
En quoi la mort du taureau marque-t-elle la signification et la symbolique même du
spectacle taurin ? Pourquoi choque-t-elle tant, hier comme aujourd’hui ?
∙
Les acteurs du débat (défenseurs et opposants à la corrida) s’accordent-ils sur la
suppression de la mort et des souffrances de l’animal ?
J’en ai déduit une problématique qui constituera la trame de mon mémoire, et, au-delà,
représente l’une des clés du débat entre taurophiles et détracteurs :
- La sauvegarde de la corrida en France et en Espagne doit-elle passer par une
édulcoration de sa violence, qui la dépossederait de sa symbolique ?
Les sources nécessaires à la recherche d’informations sur le sujet, puis à la
rédaction du mémoire, témoignent de la pluridisciplinarité de l’étude de l’objet « corrida ».
Ainsi l’analyse, et comparaison, d’ouvrages universitaires (historiques, anthropologiques,
philosophiques) et spécialisés (livres sur la technique taurine, sur la passion taurophile en
France) montre que le fait taurin intéresse les divers domaines des sciences humaines.
Désireux de porter un regard d’ensemble sur la tauromachie, mon objet d’étude n’est pas
uniquement composé d’ouvrages savants, mais aussi d’articles de presse sur la corrida :
presse quotidienne nationale (Le Monde, Libération) ou régionale (La Dépêche du Midi,
Sud Ouest, La Provence, Midi Libre). La réalisation d’entretiens, de visu ou en utilisant
les nouveaux moyens de communication (Internet) s’inscrivent dans le droit fil d’un corpus
souhaité non savant, produit des représentations individuelles ou collectives émanant de
l’espace public. Enfin, j’ai souhaité affiner ma perception de cette pratique culturelle en
me rendant à plusieurs reprises au plus près du monde taurin, en France (lors des Férias
d’Arles, de Nîmes et de Dax, entre Septembre 2008 et Août 2009) comme en Espagne (à
Barcelone, en juillet 2009), afin de me construire ma propre opinion, mon propre regard, de
par une réflexion construite, et des rencontres fortuites.
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Andrieu Guilhem - 2009
Introduction
La compréhension du fait tauromachique, autorisé en droit français par la
reconnaissance d’une tradition localement établie, ne saurait être effective sans une analyse
pluriangulaire. Trois lectures de la corrida seront réalisées dans ce mémoire.
Tout d’abord, nous procèderons à une approche anthropologique de la tauromachie, qui
permettra d’en expliquer l’enracinement dans certaines régions françaises et espagnoles (I).
Nous nous pencherons dans une seconde partie sur des questionnements esthétiques :
en quoi la corrida est-elle une représentation esthétisée de la mort ? Quelles sont les
diverses significations symboliques que cette mort revêt ? L’étude des fictions (littéraires ou
autre) ayant trait à la tauromachie sera ici particulièrement utile dans notre démarche, dans
la mesure où l’intellectualisation de la corrida résulte des diverses représentations qu’en ont
faites les artistes. La symbolique qu’ils ont pu attribuer au spectacle taurin alimente le débat
actuel entre opposants à la corrida et partisans taurophiles ; cette fascination, qu’elle soit
marque de rejet ou d’adhésion à la tauromachie, est entretenue par les différents acteurs
intervenant dans l’espace public (II).
Le travail de recherche portant sur le débat actuel entre les protagonistes taurins
introduira des questionnements d’ordre politique. L’étude de l’espace public, part de l’espace
dans laquelle nous pourrons apprécier la rencontre entre politique et culture taurine, établira
un état des lieux de la question tauromachique en France et en Espagne. L’analyse
du discours des médias permettra de faire apparaître les représentations collectives de
la corrida. Des positions plus singulières émergeront de la réalisation d’entretiens ou
de réflexions personnelles. Cette tension entre perception collective et singulière de la
tauromachie nous invitera à appréhender la corrida dans une approche plus large : valeurs
véhiculées par le spectacle taurin (étant ici vue comme un dispositif politique), rôle, influence
des acteurs institutionnels à tous niveaux (local, régional, national, européen).
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L’existence de la corrida au XXI e siècle
I. La Tauromachie sous un angle
anthropologique
La corrida, quelque soit sa forme, représente aujourd’hui un spectacle singulier, dans la
mesure où elle engendre diverses problématiques d’ordre éthique, moral, au moment même
où les rapports à l’animal tendent à évoluer. Les anthropologues se sont intéressés aux
origines de la tauromachie pour mieux en comprendre la symbolique et son implantation
géographique. Il est intéressant dans notre démarche de se focaliser dans un premier temps
e
sur les raisons de cet affrontement millénaire, dont la codification récente (XIX siècle)
a abouti à la corrida espagnole que nous pouvons connaître aujourd’hui. Une approche
de la tauromachie sous un angle anthropologique, vue comme expression d’une société
ibérique aux caractéristiques particulières, constitue un point de départ nécessaire à la
bonne compréhension du débat autour de cette pratique culturelle.
Ainsi le taureau, animal déifié dans de nombreuses civilisations (A), affronte-t-il dans
un monde hispanique propice au développement de la tauromachie (B), un torero (C), dont
les vertus morales lui permettront de triompher de la Nature sauvage.
Chapitre Premier : Pourquoi le taureau ?
Le taureau a toujours nourri l’imaginaire des hommes, comme nous le verrons dans
une première partie. Les représentations qui lui ont été attribuées ont varié au cours
des époques, mais sa nature fascinante demeure inchangée aujourd’hui. Si parler de
divinisation taurine serait désormais usurpé, l’animal alimente encore une admiration
certaine, notamment de la part des aficionados qui, au-delà de ses caractéristiques
naturelles, tentent de lui définir des qualités humaines par un transfert d’identification de
l’homme au taureau.
A. D’animal déifié à créature diabolique : le taureau comme animal
fascinant
De toutes les espèces animales, le taureau représente l’une des plus vénérées comme l’une
des plus craintes, et ce depuis la sédentarisation de l’homme. Les grottes de Lascaux font
déjà part de la fascination humaine pour les aurochs, ancêtres des taureaux sauvages. Dès
l’époque paléolithique le bovin devient symbole de force et de fertilité.
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I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
Fig. 1. La Salle des Taureaux, Grottes de Lascaux
(Source www.tourisme-aquitaine.net )
Aficionados et anticorridas ne s’accordent que sur peu de points, mais il est une vérité
indéniable quant au taureau : il a été vénéré et sacré dans de très nombreuses, et diverses,
civilisations.
a. La sacralisation du taureau dans le pourtour méditérranéen : l’héritage
des religions antiques
Animal déifié, le mythe qu’il incarnait, appelé communément mythe tauromachique,
présentait deux valeurs principales. Une vision du taureau comme animal-dieu apportant
force et fécondité, puissance et pérennité constituait la première variante du mythe : les
métaphores entre la participation du taureau aux travaux des champs, de par sa forçe
utile (la puissance brute) dans la maîtrise d’une parcelle agricole puis sa culture, et la
fertilité attendue du terrain (ensemencement de la terre permis par la puissance génésique
du taureau) résultent de cette considération. Le mythe tauromachique consiste aussi à
prétendre cet animal si puissant que seuls sa domination et son sacrifice par un émissaire
désigné par l’ensemble des hommes procureront pour la société un mieux-être, par le
biais de l’accaparation populaire de la force exceptionnelle de l’animal. Cette seconde
6
valeur inhérente au mythe peut être qualifiée de « sacrifice d’appropriation » . Diverses
civilisations autour du bassin méditérranéen ont accordé une place particulière au taureau.
Les Egyptiens pratiquaient ainsi ce dit « sacrifice d’appropriation » dans la mesure où
les rois le tuaient puis le mangeaint pour se revitaliser : la puissance du taureau servirait
ainsi à la régénérescence du royaume. Le taureau Apis constitue la divinité synonyme de
prospérité et fertilité, louée pour remercier des inondations nourricières du Nil. Phéniciens et
Hittites reprennent le symbole du taureau dispensateur de force et procréateur ; lui vouant
un véritable culte, les Phéniciens lui ont consacré la première lettre de leur alphabet, dont
la lettre A de l’alphabet latin est dérivée.
6
Ce ne fut pas cependant au Proche-Orient mais en Crète que la taurolâtrie antique
connut ses plus grands développements. Jean-Noël Pelen et Claude Martel, dans L’homme
Robert Berard, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, Robert Laffont, Collection Bouquins, p. 883.
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L’existence de la corrida au XXI e siècle
et le taureau en Provence et Languedoc : histoire, vécu, représentations
le culte minoéen du taureau :
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, reviennent sur
« Pendant longtemps, l’île vécut entièrement sous le règne du soleil et du
taureau, tous deux liés à une religion de la fertilité. Plus que partout ailleurs
une attention spéciale semble avoir ici été réservée aux cornes de l’animal ;
c’est là que se concentrait, pensait-on, la vigueur fertilisante : les toucher ou,
mieux, s’en emparer apportait la force et l’abondance. Légendes, textes et
documents archéologiques de l’époque minoéenne nous ont transmis le souvenir
de nombreux rituels crétois qui avaient pour fonction de transférer aux rois, aux
hommes, aux champs et au bétail tout le potentiel vital et fécondant du dieutaureau : sacrifices et banquets, chasses et courses taurines de toutes sortes,
coït initiatique entre le roi de l’île déguisé en taureau et la reine déguisée en
vache, légendes d’Europe, de Minos, de Pasiphaé et du Minotaure. »
Ces légendes se diffusèrent jusqu’à la Grèce, puis l’Empire Romain. La mythologie grecque
relate différents exploits face aux taureaux : Thésée, le Minotaure, Jason qui, avant de
s’emparer de la toison d’or, imposa le joug aux taureaux d’Hephaistos ; Hercule qui durant
son septième travail, s’empara du taureau de Crète et le ramena en Grèce.
La Rome Antique fut le théâtre du développement des cultes taurins après l’apparition
d’une nouvelle religion, le mithriacisme, héritée de croyances perses. La religion vénérant
Mithra, divinité solaire se répandit en Europe à partir du Ier siècle avant J-C. S’appuyant sur
des rituels d’initiation et de purification sanglants, le mithriacisme accordait une large place
au sacrifice du taureau ; « le sang de l’animal servait au bain purificateur des nouveaux
baptisés ; sa chair était consommée pour acquérir force et énergie vitale ; quelques gouttes
de sa semence, prélevées dans les testicules, assuraient aux guerriers qui l’absorbaient
8
un courage indomptable » . Le sacrifice du taureau avait pour même fonction de libérer sa
puissance et sa fécondité et de les transférer aux fidèles. Ceux-ci, au bout d’un parcours
initiatique en sept degrés, recevaient la promesse de la rédemption et de la vie éternelle
après la mort.
Certains empereurs romains se convertirent à cette religion monothéiste et cherchèrent
à la faire fusionner avec le culte d’Isis, déesse égyptienne devenue pour les Romains du
Bas-Empire l’image de la mère universelle de la nature. Seul le christianisme devenu religion
officielle de l’Empire une première fois sous Constantin (306-337) puis définitivement sous
Théodose (379-395), parvint à freiner puis à anéantir le mithriacisme.
b. Le Christianisme face au taureau
Afin de faire reculer la religion de Mithra, le christianisme diabolisa l’image du taureau, par
trop vénéré par la religion rivale. Dans un premier temps, le taureau fut assimilé à une
créature diabolique dont le sang serait vénéneux ; c’est ainsi que l’animal devint un des
attributs ordinaires de Satan et de l’Antéchrist. Par extension, toutes les formes taurines
(têtes, pieds, queues, cornes) furent considérées comme monstrueuses, diaboliques, et
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entrèrent dans la composition de nombreux êtres hybrides . Les origines d’un diable
7
8
9
Grenoble, Editions Glénat, 1990, p.19.
Ibid., p.21.
La présentation du taureau dans l’introduction de l’ouvrage L’homme et le taureau en Provence et Languedoc : histoire, vécu,
représentations, de Jean-Noël PELEN et Claude MARTEL (Grenoble, Editions Glénat, 1990, p.19-25) est à ce sujet très intéressante.
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I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
aux cornes et pieds fourchus dans l’iconographie chrétienne peuvent provenir de cette
diabolisation du taureau. Pendant près d’un millénaire l’animal fut ainsi honni et satanisé
par la symbolique chrétienne.
Cette phase de diabolisation du taureau fut intense jusqu’à la fin de la période
carolingienne. Par la suite édulcorée, à la stratégie de diabolisation se substitua une
politique d’occultation, où le taureau devint progressivement absent des écrits religieux. Le
taureau disparut donc presque complètement du discours chrétien. Rares furent désormais
les récits hagiographiques le mettant en scène, à l’exception de certains martyres comme
celui de Saint Eustache brûlé vif devant un taureau d’airain ou ceux de Sainte Blandine
et de saint Sernin, écrasés par des taureaux sauvages. Le christianisme ne pouvait pas,
en effet, éliminer totalement de son bestiaire le monde des bovins. Une nette distinction
commença donc entre le taureau, animal réprouvé, diabolique, lubrique et sanglant, et le
bœuf, animal utile, chaste, patient, christologique. La traduction latine des Ecritures est
changée, on remplace par le mot « bœuf » ou « veau » là ou était employé jusqu’ici le mot
« taureau ». C’est ainsi également que se transforma en veau d’or le taureau de métal que
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les Hébreux, désobéissant à Moise et succombant à la tention idolâtrique, construisirent .
La déchéance du taureau s’étendit peu à peu au domaine profane. Jean-Noël Pelen
11
et Claude Martel mentionnent ainsi l’exemple de l’héraldique, qui lui réserva dans son
bestiaire un rang modeste. L’emploi du taureau fut rare et anodin dans les armoiries, ou fut
attribué à des chevaliers félons et des vices personnifiés (sauvagerie, luxure) ; le bœuf, à
l’inverse, devenait l’image par excellence du labeur et de la patience.
Le taureau retrouva avec la Renaissance sa splendeur d’autrefois. L’intérêt renouvelé
pour les mythologies antiques contribua à la relecture des exploits d’Hercule, Jason,
Thésée, ou la légende d’Europe enlevée par Zeus transformé en taureau blanc. Le taureau
redevint un animal héraldique puissant. Le pape Alexandre VI, de la famille Borgia, le fait
représenter en 1492 comme armoiries familiales au Château Saint Ange de Rome.
c. Mythologie du taureau contemporain
Que reste-t-il de la mythologie du taureau aujourd’hui ? L’animal continue de fasciner,
avec toute l’ambivalence du terme : séduisant, inspirant l’admiration, il constitue encore un
danger, une crainte. « Le taureau demeure le plus fort, le plus lourd et le plus craint des
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animaux domestiqués » , affirment ainsi Pelen et Martel. L’imaginaire collectif dans nos
sociétés occidentales semble toujours nourrir des présupposés par rapport à l’animal, qui
peuvent témoigner de cette fascination. La couleur rouge exciterait ainsi les taureaux ; si les
scientifiques s’accordent pour dire que le taureau aurait une mauvaise vue en noir et blanc,
il est toujours déconseillé aux enfants qui traversent les champs de se vêtir de rouge ; le
taureau, animal sanglant et flamboyant, passe pour devenir furieux à la vue de cette couleur.
Un certain nombre de croyances, de symboles et de systèmes de valeurs influencent
encore aujourd’hui la perception de l’animal. La différence s’opère toujours entre le taureau
et le bœuf, le premier étant le mâle de la vache nourricière et de ce fait le signe de la
fertilité. En tant que signe du Zodiaque « le taureau conserve un rôle calendaire important
10
11
12
(Exode, 32, 1-34)
Dans l’ouvrage cité précédemment.
Ibid., p.24.
Andrieu Guilhem - 2009
13
L’existence de la corrida au XXI e siècle
et représente dans nos contrées vers la fin avril le moment des dernières semailles et des
13
premières pousses » .
Certain nombre de métaphores et proverbes émaillent la langue française, comme
« prendre le taureau par les cornes », expressions qui se retrouvent dans la langue
castillane. Dire d’un homme qu’il est un taureau, lui reconnaît les qualités que l’on
retrouve chez le taureau (fougue, énergie, vigueur), mais aussi les défauts (brutalité, colère,
débauche).
Ainsi, une mythologie populaire du taureau ne paraît plus être d’actualité, bien qu’il
fasse l’objet de diverses références dans nos représentations. La divinisation du taureau,
toutefois, semble être partagée par un microcosme, les aficionados d’aujourd’hui qui,
14
rassemblés, forment ce qui est communément appelé le mundillo
taurin. Le taureau
est par nature à la base même du spectacle taurin, comme le rappelle l’adage espagnol :
« Se no hay toros, no hay toreros », dont la traduction littérale serait « S’il n’y a pas de
toros, il n’y a pas de toreros ». Si la question de la dimension sacrificielle de la corrida
reste à éluder, le taureau demeure par plusieurs aspects dans cette pratique culturelle un
15
« animal intouchable » , sacré. L’animal doit ainsi satisfaire à certaines conditions pour
pouvoir être déclaré « taureau de combat », bravo et ainsi revêtir sa dimension sacrée. Ces
diverses clauses reposent sur un interdit fondamental : le taureau ne doit pas participer au
cycle de vie ordinaire, profane, mais sortir du cyclique. Placé sous la bienveillance de son
éleveur, le ganadero, il n’est pas élevé pour les mêmes raisons que les autres espèces
animales : il pourrait l’être pour sa viande ou devenir bœuf (après avoir été castré) et
être utilisé pour les travaux agricoles. La castration comme la fécondation ont des effets
réducteurs sur les pulsions et la puissance du taureau, facilitant l’asservissement à l’homme.
La fécondation constitue par définition le fondement du cyclique. Le taureau de combat
s’inscrit dans la logique inverse du non-cyclique : il est vierge quand il est combattu.
L’immuabilité de son âge lors de son ultime combat, quatre ans, représente aussi un élément
16
déterminé, hors-cyclique. Enfin, à l’inverse des autres animaux domestiques le taureau
ne peut avoir expérimenté le moindre rapport avec l’homme avant d’être combattu dans les
arènes : élevé par l’homme dans les ganaderias, il n’a jamais vu d’homme à pied, mais
seulement à cheval. Robert Bérard explique que « la justification de cet interdit de mémoire
17
repose sur l’expression même de son essence pure exempte de toute acquisition » . Le
taureau doit rester préservé de tout cadre qui pourrait différer de son cadre originel, ne
bénéficiant d’aucune information sur l’homme. Le combat entre le taureau et le torero doit
ainsi représenter un aboutissement, une expérience unique.
13
14
Ibid., p.25.
Mundillo : « Ce terme signifiant « monde » dans le sens de société, est appliqué, en Espagne, aussi bien aux gens de
la finance, à la gent littéraire qu’aux nombreux protagonistes de la corrida, éleveurs, toreros, empresas, apoderados ; ce milieu qui
cultive le secret vis-à-vis des profanes, difficilement pénétrable, préserve jalousement ses coutumes, ses manières d’agir et protège
efficacement les arcanes de sa profession. Les aficionados, même ceux qui se croient bien informés, ne peuvent lever qu’un coin du
voile : celui que l’on veut bien leur laisser découvrir ».
15
16
R. Berard, op. cit., p. 271.
Ibid., p. 330. Le taureau demeure un animal domestique, même si le sens de ce terme n’est ici pas le plus courant. Le taureau
ne peut constituer un animal entièrement sauvage : « il a été élevé par l’homme et sélectionné en fonction de nombreux critères en vue
d’une utilisation spécifique, tandis qu’un animal sauvage est par définition sans contact avec l’homme, qui ne peut ainsi le modifier ».
17
14
Ibid, p. 272.
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
Cet ensemble de principes défendus par les aficionados constitue le socle de la
sacralisation du toro, promu animal exceptionnel, sacré de principe en vue de le devenir
de fait lors de l’ultime combat le jour de la corrida. Les anticorridas dénoncent cette vision
« sacralisée » du combat, et insistent sur le fait que le taureau ne serait qu’une victime,
soumise et vulnérable, réduite aux projections du mundillo taurin.
B. L’expression de qualités humaines par le taureau: bravoure,
noblesse, caste
Percevoir le taureau comme un animal hors de l’emprise cyclique génère des
représentations du taureau communes aux aficionados. Celui-ci doit en effet justifier dans
l’arène son caractère supposé et attendu : l’animalité bestiale, la forçe brutale, sauvage,
violente, avoir des réactions imprévisibles, charger instinctivement. André Viard, ancien
18
torero, revient sur les caractéristiques du taureau de combat :
« Les adversaires de la corrida fondent leur argumentation sur une prétendue non
agressivité naturelle du toro, tandis que ses défenseurs voient dans l’existence de cette
agressivité la source même du combat. L’évidence s’impose. Si le charolais et le parladé
sont tous deux issus de l’aurochs préhistorique, la similitude s’arrête là : le bœuf n’a d’autre
souci que d’assurer sa vie végétative, alors que le toro sauvage préfère dès sa naissance
à cette préoccupation domestique les plaisirs du combat. »
« Les adversaires de la corrida fondent leur argumentation sur une prétendue
non agressivité naturelle du toro, tandis que ses défenseurs voient dans
l’existence de cette agressivité la source même du combat. L’évidence s’impose.
Si le charolais et le parladé sont tous deux issus de l’aurochs préhistorique, la
similitude s’arrête là : le bœuf n’a d’autre souci que d’assurer sa vie végétative,
alors que le toro sauvage préfère dès sa naissance à cette préoccupation
domestique les plaisirs du combat. »
De même que le torero, le taureau doit être « conforme à son office », pour reprendre
les termes utilisés par Francis Wolff dans Philosophie de la Corrida. Les comportements
attendus du taureau dans l’arène représentent trois exigences, la bravoure, la noblesse et
la caste. Cette promotion morale de l’animal confère ainsi à l’animal des qualités humaines.
L’examen sommaire de ces diverses attitudes se heurte cependant à l’inexactitude des
traductions entre français et espagnol, certains termes étant difficilement traductibles de
manière exhaustive.
a. La bravoure
La bravoure est la première qualité que le taureau de combat, une fois dans l’arène, est
supposé posséder. Le sens de ce terme relativement ambigü diffère selon les ouvrages et
les points de vue des spécialistes, mais il est néanmoins possible d’en dresser une première
19
définition ; tout comme la furor latine, « sorte de froide colère homicide » il constitue la
spécificité du taureau. Le taureau ne charge pas pour se nourrir, mais seulement lorsqu’il
s’estime inquiété, dérangé, importuné. La capacité du taureau à charger malgré la douleur
et la fatigue, sa propension à demeurer combatif jusqu’au bout constitue son niveau de
bravoure. Dès son plus jeune âge le taureau de combat est difficile à approcher, et nombre
18
19
André Viard, Comprendre la corrida, 2001, Anglet, Editions Atlantica, p. 17.
Robert BERARD, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, op.cit., p. 331.
Andrieu Guilhem - 2009
15
L’existence de la corrida au XXI e siècle
d’entre eux s’entretuent. En effet, dès lors qu’un animal se sent menacé sur son propre
territoire (en espagnol querencia) celui-ci attaquera. Les différentes opérations de sélection
et de croisement du bétail réalisées depuis deux siècles par les éleveurs ont provoqué
le développement d’un fort instinct de défense chez l’espèce. L’éthique du combat dans
l’arène doit permettre à la bravoure du taureau de se manifester. Alvaro Domecq, éleveur
20
de taureaux, définit la bravoure dans l’arène de la manière suivante .
« Un toro brave est un animal superbe et orgueilleux qui attaque de façon
incessante, sans le moindre atome de peur. Il s’élance rapidement, il charge droit
devant, en galopant, et non pas en marchant ou trottant. Il va toujours au-delà du
coup de corne, calme, sûr de sa force, de son pouvoir, sans appréhension, sans
fausse brusquerie, sans craindre l’attaque dans le dos. En outre il n’esquisse
pas le moindre geste de douleur. C’est un gladiateur que nous avons préparé
et fortifié dans la solitude, durant quatre longues années, pour un combat
d’une dizaine de minutes. Il doit accepter la lutte, et s’y livrer sans une once
d’hésitation, sans le moindre écart. Il ne se lassera pas de charger, même
lorsqu’il sentira l’épée dans son corps. En fin de compte, cet élan vers l’avant,
tragique, insatiable, qui ne finit qu’avec la mort, est la caractéristique suprême du
toro brave. »
b. Noblesse et caste
La noblesse est en tauromachie la qualité du taureau bravo lui offrant une charge spontanée,
franche, qui suit le déplacement de la cape ou de la muleta sans coup de tête ou de corne
désordonné. Elle s’oppose ainsi au caractère du taureau manso, inconstant, refusant le
combat, réticent à charger. La noblesse connote la franchise et la sincérité du taureau.
Elle s’inscrit comme le prolongement de la bravoure du taureau. En effet la révolution
artistique dans la tauromachie moderne nécessite de nouvelles aptitudes du taureau, qui
dépassent la simple bravoure. Si l’instinct offensif, attaquant du taureau est déterminant
21
dans la conduite de la lidia
, la noblesse va constituer la caractéristique du taureau
moderne, mobile, capable de répondre aux sollicitations prolongées du torero, porteur d’une
22
charge « pacifique » qui permettra la fixation de l’animal, la création de séries de passes
de manière ordonnée et préconçue.
La dernière qualité supposée du taureau bravo lors de son entrée en piste correspond,
au même titre que les deux précédentes, à une « connotation morale plus ou moins
23
anthropomorphique » . La caste peut être définie comme l’agressivité ou la puissance du
taureau. Elle va influer sur son aptitude pour le combat ; mélangeant bravoure et noblesse,
elle se traduit par un orgueil manifesté du début à la fin, celui de vouloir sans relâche
attaquer son adversaire. Obtenue de manière génétique, cette agressivité propre aux
taureaux de combat est préservée dans les élevages grâce aux diverses sélections opérées
dans le bétail. Les races fondatrices du taureau de combat proviennent du Moyen-Âge ;
vivant originellement à l’état sauvage dans l’actuelle Espagne, ils furent progressivement
rassemblés dans des élevages et croisés entre eux. Les diverses caractéristiques physiques
20
21
22
Ibid., p. 331.
Lidia : ensemble des stratégies, tactiques mises en place par le torero dans son combat contre le taureau.
Ibid, p.331.
23
16
Francis WOLFF, Philosophie de la Corrida, p. 82.
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
et comportementales obtenues ont permis la délimitation de races historiques, ou encastes
24
, aux différences encore perceptibles aujourd’hui parmi les élevages modernes.
La carte suivante présente le nombre d’élevages de taureaux de combat dans les
25
différentes régions d’Espagne . L’Andalousie et la région de Salamanque constituent les
principaux foyers d’élevage ; inversement les régions bordant la Méditérranée n’enregistrent
que peu de ganaderias sur leur territoire. Ces espaces de production du taureau de combat
correspondent en réalité aux zones où la tauromachie y est la plus populaire, où celleci façonne les identités. En effet, expression d’une société, la corrida s’est plus ou moins
ancrée dans la société ibérique en fonction de divers facteurs que nous allons à présent
étudier.
Les élevages des taureaux de combat en Espagne : répartition géographique
Chapitre Second : Tauromachies et hispanité
On présente aujourd’hui la fiesta de toros espagnole comme la fiesta nacional. Les ouvrages
spécialisés sur la tauromachie mentionnent ainsi cette particularité espagnole, comme part
de la culture nationale hispanique. De nombreux auteurs ibériques, comme José Marià
Moreiro ou Enrique Tierno Galvàn considèrent la corrida comme une manera de ser, une
24
25
En espagnol.
Revue Géographie et Cultures, n°30, 1999, page 10
Andrieu Guilhem - 2009
17
L’existence de la corrida au XXI e siècle
26
manière d’être propre à l’Espagne . Jean-Paul Duviols, professeur de littérature et de
civilisation latino-américaine à Paris IV Sorbonne, s’est intéressé à cette particularité du
peuple espagnol. Dans un article de l’ouvrage Fêtes et Divertissements, il montre comment
27
« la corrida est décrite comme la manifestation emblématique du caractère espagnol » .
Cette affirmation est certes loin d’être partagée par tous les hispaniques. Cependant,
qu’elle soit défendue ou critiquée, la fiesta de toros ne laisse pas indifférent, et son origine
même, l’Espagne, nous invite à nous questionner sur les rapports entre la tauromachie et
l’identité politique qu’elle peut représenter. L’étude de l’inscription de la la corrida comme
part intégrante de l’hispanité, au-delà des espagnolades d’usage, se révèle intéressante
dans notre dessein. La défense contemporaine de la tauromachie se fonde en effet sur les
liens que cette pratique culturelle a pu avoir avec les élites gouvernementales espagnoles ;
de même, ses rapports étroits, voire son détournement à des fins politiques n’est pas oublié
des antitaurins d’aujourd’hui. Les velléités régionalistes de certains territoires ibériques
coincident actuellement avec le recul du spectacle taurin dans ces mêmes territoires, la
fiesta brava représentant le symbole de l’autorité centrale madrilène.
La place de l’Eglise Catholique est aussi à souligner tant les rapports entre l’Espagne
et la religion semblent proches. En effet, la péninsule ibérique a toujours constitué un
pays très religieux, où politique et spirituel, profane et sacré se sont profondément
confondus. La période franquiste représente ainsi un bel exemple de cette non-division
des pouvoirs, et de l’immixion de l’Eglise Catholique dans les affaires de l’Etat espagnol.
Cette période a ainsi été nommée « national-catholicisme » par l’écrivain Michel Del Castillo
28
ou Bartolomé Bennassar , théologie religieuse qui voudrait s’incarner dans le temporel
par son association avec les partisans du Caudillo. Aujourd’hui encore l’Eglise espagnole
demeure très conservatrice, et l’une des plus sécularisées d’Europe. Celle-ci disposait
d’une grande influence sur le pouvoir politique il y a encore peu de temps. Les conflits
latents entre l’Eglise et l’Etat espagnol de Zapatero, relatifs à la proposition de textes
sur la légalisation du mariage homosexuel, la facilitation procédurale du divorce et de
l’avortement, la suppression de l’enseignement religieux dans le public, semblent à présent
remettre en question ce lien privilégié. La société espagnole paraît elle aussi se détacher du
catholicisme, bien que cette affirmation demeure à nuancer. Ainsi, si la pratique dominicale
29
diminue (20% des Espagnols assistent à la messe du dimanche) , si les mariages civils
sont en hausse, l’attachement ibérique à l’institution religieuse subsiste, plus fortement que
chez ses voisins ; seulement 10% des Français se rendent ainsi à la messe du dimanche.
C’est pour cette raison que l’étude des rapports entre l’Espagne et la tauromachie,
des liens entre identité espagnole et Fiesta Nacional, doit aussi se faire à travers l’examen
des rapports entre Eglise Catholique et corrida de toros. Un tel angle d’approche présente
un intérêt majeur dans notre démarche : il montre en effet, au-delà de l’unique débat sur
le maintien de la tauromachie ou son abolition, la scission entre l’Eglise de Rome et ses
prétendus représentants en Espagne, qui atteindra son paroxysme durant le franquisme,
qui a toujours été condamné par le Vatican.
26
Enrique TIERNO GALVAN, Escritos (1950-1960), Madrid, Tecnos, 1971, chapitre « Los Toros, acontecimiento nacional », p.63.
Cité par Alexandra MERLE dans Des taureaux et des hommes, Tauromachie et Société dans le monde ibérique et ibéro-américain,
PUPS, p.37
27
Collection Ibérica, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997, p.91.
28
29
18
BENNASSAR Bartolomé, La guerre d’Espagne et ses lendemains, Perrin, Paris, 2004.
http://www.perspectivaciudadana.com/contenido.php?itemid=12686
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
Nous présenterons ainsi dans une première partie (A) pourquoi l’Espagne s’est révélée
être le foyer principal de la tauromachie ; nous étudierons ensuite les foyers périphériques
influencés par la culture ibérique, et les diverses formes de tauromachie dérivées (B) ;
enfin, les rapports entre corrida et pouvoirs (politique et religieux) seront analysés dans une
troisième et dernière partie (C).
A. La Péninsule Ibérique, espace favorable à l’ancrage de la
tauromachie :
La Péninsule Ibérique, interface entre différentes cultures (a) trouve dans la psychologie de
son peuple un vivier pour la constitution d’une tradition taurine (b).
a. La Péninsule Ibérique comme carrefour de civilisations
Le territoire de la péninsule Ibérique, que nous considérerons d’après les frontières actuelles
de l’Espagne, a été l’objet de nombreuses conquêtes et incursions jusqu’à son unification
par les Rois Catholiques en 1512. Les invasions celtes, romaines, puis barbares (Wisigoths
et Vandales) ont précédé l’arrivée des Arabo-Berbères dans la péninsule. Transformé
en califat en 929, le pays va s’imprégner d’une culture orientale bien différente de celle
véhiculée par les précédents envahisseurs. Les signes de l’occupation espagnole par
les Arabes sont encore perceptibles aujourd’hui dans l’architecture de certaines villes
d’Andalousie. De même, l’art mudejar ou néo-mudejar a été utilisé dans la construction
d’arènes plus ou moins récentes, comme en témoigne la plaza de toros de Las Ventas, à
Madrid, inaugurée en 1929.
Andrieu Guilhem - 2009
19
L’existence de la corrida au XXI e siècle
La plaza de toros de Las Ventas, Madrid
Les arcs en fer à cheval (ou outrepassé) qu’elle dessine, et les azulejos (carreaux de
faïence peints) sont typiques de ce style architectural.
La reprise de l’école néo-mudejar dans la réalisation d’arènes n’est pas anodine, et
vient confirmer l’une des principales thèses débattues par les spécialistes taurins : la corrida
pourrait avoir été inventée par les Arabes, ou Maures, durant leur califat. Cette hypothèse
n’est pas nouvelle ; des intellectuels l’envisageaient déjà au XVIIIème siècle, comme Nicolas
Fernandez De Moratin dans Lettre historique sur l’origine et l’évolution des courses de
taureaux en Espagne, rédigée en 1777. Celui-ci se base sur la série de spectacles taurins
30
organisés entre 1018 et 1021 à Séville par le calife de Cordoue, devenu roi de Séville .
Les récits de voyageurs étrangers en Espagne depuis le XVIIème siècle alimentent
cette thèse, et en recherchent les origines. Selon ces auteurs, une telle pratique, rare
en Europe, trouverait sa raison d’être dans la psychologie même de ses amateurs. Les
tenants, à l’époque, d’une origine musulmane de la corrida dénoncent le plaisir sanguinaire
30
20
Mentionné dans B. BENNASSAR, Histoire de la Tauromachie, op. citatum, p.12.
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
et cruel du peuple espagnol, qui symbolise la contagion païenne et la barbarie. Le peuple,
spectateur, se voit autant visé dans ces attaques que les véritables protagonistes que
sont les aristocrates dans la corrida à cheval, ou les hommes à pied bravant l’animal. Les
Français Antoine de Brunel et Carel de Sainte-Garde, qui voyagent respectivement en 1655
et 1665, attribuent aux Maures la paternité de ce spectacle ; ils y reconnaissent les germes
de la culture musulmane qui auraient déteint sur la morale du peuple espagnol dans son
31
intégralité :
Antoine de Brunel « En tout ce divertissement on remarque certaine cruauté
invétérée qui est venue d’Afrique et qui n’y est pas retournée avec les Sarrazins,
car ce n’est pas le grand plaisir du commun des Espagnols que de combattre le
taureau ». Carel de Sainte-Garde « L’opinion la plus commune est que les Mores
qui conquirent l’Espagne sur les Gots l’y ont introduit ; et ce qui le confirme,
ce sont les caractères de leur génie assez galand, que ces Festes conservent
encore aujourd’huy (…) D’un autre costé, il y a deux raisons qui pourroient faire
croire qu’elles sont effectivement de l’invention des Espagnols. La principale
est ce grand attachement qu’ils ont pour leurs coutumes anciennes (…). L’autre
raison est l’aversion furieuse qu’ils font paroistre pour admettre chez eux des
manières estrangères. D’où l’on peut inférer, aussi bien que de la rudesse de leur
naturel, qu’ils ont esté plus capables d’inventer ces Exercices farouches que de
les imiter. Mais, au fonds, je croy qu’il n’en faut attribuer l’origine qu’aux vrais
Barbares. Et après tout, si le Génie des Espagnols tient un peu de la barbarie,
ou s’ils ont beaucoup d’amour pour ce divertissement, cette inclination ny
celle qu’ils ont à pratiquer les autres façons de faire des Mores ne procèdent
assurément que de l’habitude qu’ils en ont contracté avec eux pendant près de
neuf cens ans qu’ils ont vescu ensemble ».
Bartolomé Bennassar, spécialiste de l’Espagne et de la tauromachie, affirme que
32
« l’hypothèse musulmane paraît dépourvue de fondement solide » , car certains
questionnements ne peuvent faire l’objet de réponse : pourquoi les jeux taurins n’ont-ils pas
été étendus à la Sicile, longtemps musulmane, ou à l’Afrique du Nord ?
C’est la raison pour laquelle d’autres origines de la tauromachie ont été avancées.
André Viard, dans Le Grand Livre de la Corrida, cite d’autres peuples susceptibles d’avoir
initié des jeux taurins au sein de leur communauté. Parmi eux figurent les Wisigoths
ou les Romains. La tentation d’attribuer les fondements de la tauromachie aux Romains
paraît grande tant les références à l’arène, au cirque semblent profondes dans la corrida
actuelle ; le taureau ne serait ainsi que le dépassement du gladiateur, une nouvelle forme
de combat. Il n’existe pourtant pas de preuve formelle pouvant confirmer ces propos. Ces
incertitudes pérennisent la position de la péninsule Ibérique comme carrefour entre les
civilisations ; successivement imprégnée des traditions de nature hétéroclite, il s’avère à
présent impossible de dissocier les influences respectives de chaque occupation.
b. Des facteurs sociologiques propices à l’établissement de la corrida
31
Ces deux citations proviennent de l’article « Tauromachie et identité nationale » d’Alexandra MERLE, dans Des Taureaux
et des Hommes, op. citatum, p.39-40.
32
Ibid., p.12.
Andrieu Guilhem - 2009
21
L’existence de la corrida au XXI e siècle
L’Espagne, de par son territoire comme de par ses habitants, fournit un terrain propice à
l’établissement de la tauromachie.
33
Un article de la revue Géographie et Cultures
s’est penché sur la culture taurine
dans la péninsule ibérique ; point de départ à toute tauromachie, l’animal serait devenu
le signe totémique de l’Espagne, premièrement car ce territoire s’est révélé opportun
pour l’élevage de taureaux. Les grandes plaines de l’Andalousie abritaient des taureaux
sauvages avant même les premiers jeux taurins ; ces bêtes ont ensuite été regroupées
dans des élevages qui se sont implantés le long du grand système hydrographique que
représente le Guadalquivir au Sud de l’Espagne, ou dans des régions plus humides et
tempérées (Province de Salamanque, Navarre,..). La présence pérenne des taureaux dans
la péninsule constitue une première tentative d’explication d’ordre géographique.
De plus, les diverses occupations de l’Espagne ont modelé, à partir de l’unification de
e
l’Espagne au XVI siècle (la Reconquista) un peuple espagnol dont les caractéristiques
différent des autres peuples européens : au contraire des peuples nordiques ou
germaniques, qui ont pourtant occupé la péninsule Ibérique (notamment Wisigoths et
Vandales), les Espagnols nourrissent un profond intérêt pour la fête, la célébration, qui se
perpétue encore aujourd’hui. La fête, fiesta, semble ainsi le moment destiné à oublier les
aléas de la vie, et surtout la mort. La mort revient sempiternellement dans les discussions
e
à propos de l’Espagne à partir du XVI siècle. Ses peintres les plus célèbres représentent
alors des paysages sombres et tourmentés : le tableau d’El Greco (1541-1614) Vue de
34
Tolède sous l’orage peut en constituer l’illustration. L’emprise du catholicisme sur la société
e
espagnole durant le siècle d’or (XVI siècle) se traduit ainsi dans les œuvres picturales,
35
qui constituent « des manifestations diverses de la « pédagogie de la peur » utilisée
par l’Eglise, avec plus d’intensité après le Concile de Trente, et avec plus de vigueur en
36
Espagne, champion de la catholicité, qu’ailleurs » . La religion, bien qu’influente dans
tous les pays européens de l’époque, tient donc une place très particulière en Espagne ;
processions et pélerinages rythment la vie de chaque commune, qui place ses festivités
sous la protection d’un saint. Les premiers jeux taurins auront ainsi lieu dans le cadre de
fêtes de village ; de telles démonstrations de courage s’adressaient aux saints protecteurs
de la cité en guise de vénération. Les premiers élevages de taureaux sont détenus par
des confréries monastiques (Dominicains, Chartreux). Les corridas actuelles, outre la
codification et le décorum inhérent au spectacle, peuvent revêtir une signification liturgique,
puisque elles ne sont organisées que lors de ces mêmes fêtes de villes ou villages, les
férias : ainsi la féria de la San Isidro à Madrid, la Semana Santa à Séville, le Corpus Christi
à Tolède, la féria de Pentecôte à Nîmes.
D’autres formes de culture espagnole affirment ce rapport intense avec la mort.
Le flamenco peut se lire comme une exaltation de la mort et de l’érotisme, comme la
tauromachie, de manière immanente mais aussi symbolique : une lecture érotique de
la tauromachie a en effet été proposée par des auteurs sur lesquels nous reviendrons
ultérieurement. Danse issue des trois mondes musulman, juif et andalou, le flamenco s’est
33
34
35
Le territoire de la « planète des taureaux », in Géographie et Cultures, n°30, printemps 1999, p.3-24.
VOIR DOSSIER ANNEXE.
L’expression est de Jean DELUMAU, qui l’emploie dans La Peur en Occident, XIVème-XVIIIème siècles, Paris, Fayard, 1978.
36
REDONDO Augustin, La peur de la mort en Espagne au siècle d’or, Littérature et iconographie, Travaux du Centre de
e
e
Recherche sur l’Espagne des XVI et XVII siècles (CRES), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993.
22
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
e
diffusé sur le territoire hispanique au XV siècle, à partir de Séville. Tauromachie et flamenco
présentent donc de nombreux points communs, et ont suscité les mêmes polémiques : les
37
recherches de Sandra Alvarez à ce sujet sont d’un intérêt notable .
B. Les autres foyers taurophiles
Si les dispositions du peuple espagnol ont contribué à développer la tauromachie dans
la péninsule ibérique, cette pratique a été étendue à d’autres zones géographiques, dans
un processus de mondialisation de la culture hispanique. A la corrida espagnole se sont
agrégées dans ces régions des formes dérivées de jeux taurins.
a. L’extension à la France et à l’Amérique Latine
37
ALVAREZ Sandra, Tauromachie et flamenco : polémiques et clichés : Espagne fin du XIX
e
- début XX
e
siècles, Paris,
L’Harmattan, 2007
Andrieu Guilhem - 2009
23
L’existence de la corrida au XXI e siècle
L'indépendance de l'Amérique hispanique
38
L’Amérique espagnole, le Portugal ainsi que la France ont hérité de la tauromachie
espagnole. L’Amérique latine demeure encore aujourd’hui un important foyer taurophile ;
son détachement du joug ibérique au cours du XIXème siècle (voir carte) n’a pas
entaché le goût des populations latino-américaines pour ce spectacle. Néanmoins, de
nombreuses disparités subsistent dans les rapports qu’entretiennent ces divers pays avec
la tauromachie.
Dès 1521 apparaissent les premiers jeux taurins au Mexique, à la suite de l’importation
de bétail bovin par les Espagnols. Très vite des corridas sont organisées sous des formes
diverses. Hernan Cortès lui-même ordonne la célébration de la première corrida, le 13 Août
1529, anniversaire de la reddition de Tenochtitlàn (nom aztèque de Mexico). La tauromachie
connaît un développement croissant, plusieurs arènes sont édifiées dans cette province
alors appelée Nouvelle-Espagne. La Monumental de Mexico, plus grande arène du monde,
n’a été construite qu’en 1946, mais témoigne de l’afición qu’ont pu transmettre les anciens
colons espagnols, même après leur départ. Aujourd’hui tout le territoire du Mexique organise
des spectacles taurins et dispose d’élevages, y compris Tijuana, qui draine les amateurs
venus des Etats-Unis.
Les autres régions de l’Amérique hispanique ont aussi vu l’introduction des jeux
tauromachiques, toujours au XVIème siècle. Si le « cône Sud » (Argentine, Uruguay,
Paraguay, Chili) ne semble pas fervent de ces spectacles, il bénéficie d’une grande
popularité au Venezuela (partie ouest, andine du pays), en Colombie, en Equateur, au
Pérou, en Bolivie. La Colombie est, avec le Mexique, le pays d’Amérique Latine où la corrida
y est le plus populaire. Cali, Bogotà ou Medellin organisent tout au long de l’année des férias
agrémentées de spectacles taurins.
Le Portugal occupe une place particulière dans l’espace tauromachique. En effet, il
serait mal venu de parler d’une extension de la culture ibérique au Portugal, puisque, à
l’inverse des colonies sud-américaines, la population lusitanienne ne fut pas soumise à
l’arrivée de populations hispanisantes. La dynastie des Habsbourg a régné au Portugal de
1581 à 1665, par le biais du Roi d’Espagne qui occupait au même moment la fonction de
Roi du Portugal. Si des défis tauromachiques existaient en terre portugaise préalablement
à l’invasion espagnole, la noblesse portugaise a repris les usages de rigueur à la cour
e
madrilène à partir du XVI siècle, organisant des jeux taurins à cheval ou à pied. La
corrida à pied, dont les protagonistes sont issus de classes plus populaires, ne s’est jamais
véritablement développée dans le pays.
La tauromachie espagnole s’est enfin introduite en France beaucoup plus récemment.
En effet, si les jeux taurins dans le Midi de la France remontent à l’Antiquité, la corrida de
type hispanique ne s’y est imposée qu’à partir de la seconde moitié du XIXème siècle. La
cour impériale d’Eugénie de Montijo (nouvelle épouse de Napoléon III) ayant choisi Biarritz
comme résidence d’été, des spectacles taurins y ont été organisés en son hommage, à
39
Bayonne (1853) . L’engouement pour la tauromachie gagna ensuite les Landes, puis tout le
quart ouest de la France : Périgueux, Agen, Poitiers, Le Havre invitèrent les meilleurs toreros
espagnols pour faire découvrir cette coutume espagnole dans leur région. Le Midi rhodanien
38
39
http://memoonline.com/Media/Amerique-latine_Independanc.jpg
Pour de plus amples développements sur l’extension de la tauromachie espagnole à la France, se référer au chapitre « La
Tauromachie hors d’Espagne », in La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.93-106
24
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
(Gard, Bouches-du-Rhône) développa son aficion à la même période, les premières corridas
espagnoles remontant à 1860 à Nîmes.
Paris organisa des corridas pendant une trentaine d’années. Des spectacles taurins
eurent lieu en 1865 et en 1884 à l’Hippodrome, sans mise en mort cependant. La « Gran
Plaza de Toros du Bois de Boulogne » fut édifiée en 1889, mais, face aux protestations de
la Société Protectrice des Animaux (SPA), ne proposa qu’un petit nombre de spectacles ;
un seul taureau fut ainsi mis à mort à Paris, en 1889, avant la liquidation de l’entreprise
organisatrice de courses de taureaux dans la capitale.
La tradition taurine reste aujourd’hui implantée dans une quarantaine de localités du
Sud-Ouest et du Sud-Est de la France, comme en témoigne cette carte des villes taurines
40
de l’Hexagone :
Les villes taurines françaises en 2009
b. L’apparition de formes dérivées de tauromachies
L’exportation de la tauromachie en Amérique Latine et en France ne s’est pas limitée à une
simple transposition de la part des pays « récepteurs » du modèle espagnol de la corrida.
Au contraire, des formes dérivées de tauromachie se sont développées dans ces territoires.
Il existe aujourd’hui quatre formes de tauromachies, dont nous allons brièvement présenter
les caractéristiques. En parallèle à la tauromachie espagnole demeurent :
- La corrida portugaise : en portugais tourada, se compose de deux formes de
tauromachies, celle à pied, marginale, et la corrida à cheval. Bien que le Portugal n’ait interdit
en droit la mise à mort des taureaux dans l’arène qu’en 1928, cette pratique se perpétue en
réalité depuis plus de trois siècles. La corrida portugaise sous ses deux formes représente
un type de combat entre l’homme et l’animal similaire à la tauromachie espagnole, à
l’exception de la mort du taureau qui est donc occultée au Portugal.
40
Cette carte des villes taurines françaises provient du site Internet http://www.villes-taurines.com/
Andrieu Guilhem - 2009
25
L’existence de la corrida au XXI e siècle
- La course landaise : cette forme de tauromachie s’est développée dans les Landes à
la fin du XIXème siècle, par réaction à l’apparition de la corrida espagnole dans la région.
Fondée sur des écarts et des sauts face à l’animal, la course landaise ne se pratique pas
avec les taureaux de combat, mais avec les femelles. Aucun châtiment n’est infligé à la
bête, qui est reconduite pendant plusieurs années dans ces spectacles.
- La course camarguaise : proche de la course landaise, elle consiste en une
démonstration d’agilité des participants qui doivent enlever la cocarde que les taureaux
portent au front. A la différence de la corrida espagnole, les animaux ne sont pas tués à la
fin de l’affrontement et sortent donc à diverses reprises dans l’arène.
Frédéric Saumade, anthropologue, a comparé les deux formes françaises de
41
tauromachie avec la corrida espagnole ; il considère la course landaise et la course
42
camarguaise comme un « système dialectique d’inversion de la corrida » , le contre-pied
du modèle ibérique, « où la mise à mort n’est pas seulement proscrite mais impensable ».
Tauromachie espagnole et formes dérivées de jeux taurins n’entretiennent ainsi pas
des rapports concurrentiels, mais témoignent de la cohabitation de diverses formes de
tauromachie, et, par extrapolation, de différents publics. Ces formes variées de tauromachie
s’interpénètrent constamment, comme le laisse supposer la programmation de spectacles
mixtes ou étrangers à la culture locale dans les villes taurines françaises : les localités
landaises organisent ainsi des festivals hispano-landais (mêlant tauromachie espagnole
et sauts au-dessus des taureaux) et des courses camarguaises tout au long de la saison
taurine; la commune des Saintes-Maries de la Mer (Bouches-du-Rhône) a prévu deux
corridas portugaises pour le mois d’août.
La tauromachie espagnole, à laquelle se consacre exclusivement notre étude, n’a donc
pas remplacé des coutumes existantes dans les régions où elle s’est étendue, permettant
au contraire leur renforcement. En France, la corrida espagnole demeure un phénomène
géographiquement très concentré : si, au vu des spectacles taurins organisés, une tradition
locale peut être invoquée dans certaines villes françaises, cette pratique culturelle reste
l’apanage de l’Espagne et de son identité culturelle. Véritable fait de société de l’autre côté
des Pyrénées, son histoire peut se lire à travers celle de la péninsule.
C. Corrida et jeux de pouvoir
La corrida en Espagne doit être appréhendée comme une véritable manifestation de
l’identité ibérique, façonnant l’espace du pays ; « au niveau européen, la tauromachie
43
participe de la différenciation icônographique de l’Espagne » . Ses rapports avec les
pouvoirs religieux (A) et politique (B) témoignent de son ancrage dans la culture espagnole.
a. Le pouvoir religieux face à la corrida
41
Professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Provence-IDEMEC Aix-en-Provence, il est l’auteur de deux ouvrages
intéressants dans notre démarche, à savoir : Les Tauromachies européennes, la forme et l’histoire, une approche anthropologique,
Paris, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), 1998. Des sauvages en Occident : les cultures
tauromachiques en Camargue et en Andalousie, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1994.
42
Expression tirée du résumé de l’intervention de F. SAUMADE lors du colloque « Toréer sans la mort », au centre Culturel
Gulbenkian, Paris / INRA, Versailles, les 4 et 5 Décembre 2008. Résumés disponibles sur le site Internet https://colloque2.inra.fr/
travail_tauromachique
43
26
Revue Géographie et Cultures n°30, op. cit. p.22.
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
Si les spectacles taurins se déroulent, on l’a vu précédemment, en fonction du calendrier
des fêtes religieuses, la position de l’Eglise Catholique à l’égard de cette pratique culturelle
ne s’avère pas aussi simple ; en effet, Rome s’est longtemps opposée à cette pratique
culturelle. Dans un premier temps favorable à leur organisation, leur conférant un certain
caractère religieux, l’Eglise était reconnaissante d’une telle religiosité exprimée à travers
les exploits d’hommes courageux. L’autorité religieuse organisait elle-même de grandes
courses taurines. Roderic Borgia, pape sous le nom d’Alexandre VI célèbre le jubilé de
1500 à Rome par la programmation de courses de taureaux sur la place Saint-Pierre
44
de Rome ; en Espagne les prélats la cautionnent à l’occasion de grands évènements,
comme la béatification de Sainte-Thérèse d’Avila (en 1614), lors de la canonisation de Saint
Ignace de Loyola (1622), manifestation pour laquelle les liens entre carnaval (aux origines
religieuses puisque y est célébré le Carême) et tauromachie sont explicités : taureaux et
chevaux y apparaissent fictifs dans cette corrida parodique louant l’« inversion du monde ».
Bartolomé Bennassar cite plusieurs exemples de jeux taurins aux aspects carnavalesques
à cette période : il évoque des corridas où les hommes sont déguisés en femmes, des
45
costumes de toreros bigarrés pour représenter la folie .
Toutefois, le clergé s’avoue de plus en plus circonspect face aux débordements
enthousiastes que peuvent entraîner les fêtes patronales : alcool, sexualité et argent
deviennent les affres inhérentes à l’univers de la corrida, les signes d’un paganisme
envahisseur. En 1567 le pape Pie V, dans la bulle « De Salute Gregi Dominici » condamne
les jeux taurins et menace d’excommunication toute personne combattant les taureaux ou
qui y assiste. Le pape Clément VIII, sur demande du Roi d’Espagne, lève les sanctions
en 1596, face à l’opposition de la majorité de l’Espagne catholique et surtout de ses
représentants religieux sur le territoire ibérique, fortement taurophiles. Cette décision
suscitera l’ire de nombreux émissaires de l’Eglise Catholique, comme Jeronimo Cortès, qui
en 1672 s’exprime ainsi : « C’est le démon, comme ennemi de notre bien, qui a inventé
46
les jeux du taureau » .
Les rapports entre autorités religieuses et milieu taurin se sont progressivement
normalisés, notamment sous la pression des diverses instances politiques au pouvoir en
Espagne.
b. L’instrumentalisation de la corrida à des fins politiques
La corrida a toujours représenté un enjeu pour toutes les organisations politiques en place
en Espagne. En effet, son rétablissement comme son abolition ont résulté tous deux de
décisions politiques, relayées par le pouvoir religieux. De même, son instrumentalisation par
le pouvoir éxécutif à de nombreuses reprises dans l’histoire de l’Espagne rappelle la place
que la tauromachie occupe dans la péninsule Ibérique : véritable moyen de différenciation
culturelle en Europe, sa promotion répondait à des motifs divergeant selon les périodes.
Ainsi au Moyen-Age, à la fin du XVIème siècle, la pression sociale autour de Philippe II en
faveur du rétablissement de la corrida le pousse à implorer la clémence du Pape, qui lève
la bulle de 1567 ; sa réautorisation permettait au roi d’asseoir sa légitimité dans une période
instable à la suite de la mort de Charles Quint et des débuts de la dislocation de l’Empire
Habsbourg en Europe occidentale.
44
45
Information mentionnée dans André VIARD, Le Grand Livre de la Corrida, Paris, Editions Michel Lafon Publishing, 2003, p.30.
BENNASSAR Bartolomé, op.cit., p.30.
46
Ibid., p.30.
Andrieu Guilhem - 2009
27
L’existence de la corrida au XXI e siècle
L’occupation de l’Espagne par Napoléon constitue la seconde période de
l’instrumentalisation de la tauromachie par le pouvoir politique. Joseph Bonaparte, frère
aîné de Napoléon Bonaparte et trente septième Roi d’Espagne (1808-1813) autorise en
effet les spectacles taurins en terre ibère dans l’intérêt bien compris de pouvoir canaliser
ses opposants grâce à un fait de société ancré dans la culture espagnole. L’occupant
français, mal vu de tous, s’imposait en sauveur des Espagnols en rétablissant la corrida,
interdite pendant des années en raison de la faiblesse du cheptel bovin sur le territoire.
La guerre d’indépendance espagnole entraîne le départ des Français, et l’arrivée sur le
trône de Ferdinand VII, qui accorde une place particulière à la corrida, en promouvant la
47
création d’écoles taurines à travers le pays . La tauromachie doit alors servir de ciment à
la reconstruction d’une identité propre à la péninsule ibérique.
Ce même désir de se différencier des autres cultures européennes s’est manifesté
durant la période dite de l’ « Espagne Noire » franquiste, entre 1939 (fin de la guerre
civile espagnole) et 1977 (dissolution des institutions franquistes, processus de transition
48
démocratique). Jean-Baptiste Maudet, dans un article déjà cité précédemment , considère
ainsi les rapports entre franquisme et tauromachie :
« Si l’on peut considérer que la tauromachie moderne est née d’une évolution
sociale populaire et progressiste, elle devient sous Franco une référence contrerévolutionnaire et réactionnaire ; la fête nationale se change alors en fête
nationaliste. En effet, après la victoire des phalangistes, la corrida est utilisée par
le gouvernement pour distraire et unifier un peuple déchiré par la guerre civile.
Elle devient un moyen d’enracinement et de légitimation du régime franquiste. La
corrida symbolise alors les valeurs d’une Espagne courageuse, traditionaliste et
unie à travers sa Fiesta Nacional. »
Les toreros les plus célèbres, comme Manolete, deviennent les symboles du régime grâce
au travail de propagande franquiste ; la légende du torero cordouan, qui demeure aussi vive
encore aujourd’hui, relate ses exploits et le lie au Caudillo ; de récents livres ont pourtant
démontré l’ambiguité de ses relations avec des personnalités socialistes en Espagne mais
49
surtout en Amérique du Sud , portant à croire que « les insinuations qui tendent à faire de
50
lui un partisan dévoué du régime franquiste relèvent de la malveillance » .
Les rapports que peuvent entretenir la corrida avec les pouvoirs politiques et religieux
s’organisent donc autour du torero, censé défendre ou s’opposer au régime, comme un
examen plus approfondi du franquisme, en particulier durant la guerre civile, pourrait
le démontrer. De la même manière que des affrontements sportifs légendaires (ainsi le
duel Coppi/Bartali dans l’Italie d’après-guerre), la tauromachie peut symboliser un certain
rapport au politique. Le torero comme son public doivent ainsi être analysés en tant
que principaux protagonistes du spectacle, dans leur qualité respective d’émetteur et de
récepteur. Véritables miroirs de la société espagnole, ils expriment des valeurs inhérentes
au caractère identitaire de la péninsule.
47
48
49
50
28
Bartolomé BENNASSAR mentionne ainsi la création par Ferdinand VII de l’école taurine de Séville, op.cit., p.54.
Revue Géographie et Cultures, n°30, op. cit., p.16.
Ainsi l’ouvrage de François ZUMBIEHL, Manolete, Paris, Editions Autrement, 2008.
Bartolomé BENNASSAR, op.cit., p.116.
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I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
Chapitre Troisième : Le Torero Et Son Public
Après avoir présenté les caractéristiques propres au taureau de combat, nous allons nous
intéresser à présent aux deux autres acteurs nécessaires au spectacle taurin, à savoir le
torero et le public se rendant aux arènes. Le torero a toujours été l’objet d’admiration et
de fascination. Cette fascination, au même titre que celle portée au taureau, revêt deux
dimensions : d’une part, le matador est loué par les aficionados, constituant le sujet d’étude
de différents intellectuels ou le héros populaire adulé. Il demeure d’une autre l’incarnation
de valeurs dites immorales par les détracteurs de la tauromachie. Cette dichotomie de
jugement sur le torero entre partisans et opposants à la corrida est totale, et repose pourtant
sur l’observation des mêmes gestes et attitudes, du moins espérons-le (le doute mérite de
subsister, les opposants à la corrida avouant parfois eux-même n’avoir jamais assisté à un
spectacle taurin). La première sous-partie tentera ainsi de nous éclairer sur les diverses
interprétations de la fonction occupée par le torero dans l’arène. Mais le torero n’est rien
sans son taureau mais surtout sans son public. La tauromachie d’aujourd’hui, inscrite dans
51
le phénomène général de la professionnalisation des spectacles sportifs , est devenue
une activité commerciale et un spectacle de masse. Le développement touristique de
l’Espagne a multiplié les spectacles taurins dans des régions où ils étaient peu implantés
jusqu’ici ; la corrida se voit réduite dans certaines localités françaises comme ibères à des
espagnolades pour touristes de passage. Le public taurin s’est ainsi diversifié et se révèle
très hétérogène sous plusieurs angles sur lesquels nous reviendrons dans une seconde
sous-partie. Sera également abordé le rapport entre public et torero, et les interactions entre
ces deux protagonistes qui rendent la tauromachie singulière.
A. Le Torero, entre légende noire et légende rose
La fascination pour le matador reste aujourd’hui intacte dans les pays à tradition
tauromachique. L’ambivalence du terme permet ainsi de désigner autant les antitaurins que
les aficionados, qui tous deux ont façonné le statut accordé au torero. Mythes et anecdotes
(a) autour du torero lui ont attribué des valeurs éthiques et morales qui s’opposent selon
les points de vue (b et c).
a. Le torero dans l’histoire : de l’abattoir à la gloire
Le Haut Moyen Age marque le début des premiers affrontements à pied entre hommes et
taureaux dans la péninsule ibérique, prémices au développement de la corrida espagnole
sous sa forme codifiée comme nous la connaissons aujourd’hui. La fête populaire donne lieu
à des débordements de liesse et d’enthousiasme ; les premiers jeux taurins ne constituent
ainsi pas le cœur de la fête mais son prolongement. Des encierros sont organisés dans
les villages espagnols, consistant à faire courir les taureaux dans les rues selon un
itinéraire réglementé, devant des participants voulant prouver leur courage. Cette pratique
se perpétue d’ailleurs en Navarre, par exemple à Pampelune lors des fêtes votives de la
cité (San Fermines). Les hommes vont peu à peu se prémunir des charges du taureau en
utilisant branches d’arbres, puis morceaux de tissu rigide, afin de détourner l’attention de
51
ALVAREZ Sandra, La corrida vue des gradins :afición et réception (1900-1940),p.223. Travail de recherche du Centre de Recherche
sur l’Espagne Contemporaine (Université de Paris III), disponible sur le site Internet http://crec.univ-paris3.fr
Andrieu Guilhem - 2009
29
L’existence de la corrida au XXI e siècle
52
l’animal . Le mot même de corrida, signifiant course en espagnol, peut provenir de ces jeux
taurins médiévaux.
La mort de l’animal n’est cependant pas la principale motivation de ces encierros. Une
autre pratique tauromachique qui se développe au même moment (fin du XVIIème siècle)
dans les abattoirs de Séville voit la naissance des premiers toreros. Des employés de la
ville courent régulièrement devant les taureaux, puis les tuent. Marine de Tilly explique ainsi
53
l’essor de cette tauromachie :
« Les abattoirs sont à l’époque le lieu de convergence des populations rurales
et urbaines à l’occasion de la provision de bétail et de viande, et les toitures des
bâtiments servent de strapontins aux spectateurs attroupés. Très appréciées
des travailleurs des abattoirs et bientôt des curieux et des jeunes toreros, ces
corridas clandestines relèvent plus de la cour des Miracles que de l’université
permanente de tauromachie. C’est dans ces murs de la Séville picaresque de
Riconete et Cortadillo que s’essayent et se forment les premiers toreros. »
Ce lieu de rencontre entre populations citadines et rurales permet l’extension de la corrida
à un nombre élevé de provinces du pays. Les paysans de Navarre reprennent l’idée née
dans les abattoirs andalous, et peu à peu la rendent populaires. Les premiers toreros,
d’origine modeste, paysans pour la plupart, affrontent des bêtes qu’ils doivent tuer coûte
54
que coûte, « harcelant le taureau, le transperçant de coups de lance et de harpon » . Les
municipalités les inscrivent dans le cadre des fêtes votives, signant la professionnalisation
de ces tueurs de taureaux (émerge alors l’expression mata-toros). Ces premiers toreros
à pied seront plus tard relayés par de nombreux apprentis-toreros andalous. Vivant dans
des quartiers pauvres de Séville, beaucoup sont prêts à risquer les cornes du taureau pour
réussir socialement. Ainsi naît le mythe du torero qui, par son courage et sa force mentale,
triomphe d’un destin qui semblait déterminé. Ces corridas populaires s’opposent aux nobles
valeurs de la tauromachie équestre, réservée aux aristocrates, dans lesquelles le torero et
son cheval démontrent, dans un exercice similaire à un entraînement guerrier, leurs facultés
belluaires.
De nombreux toreros issus de familles modestes sont ainsi devenus de véritables
célébrités en Espagne. La mort dans l’arène de Joselito, jeune torero sévillan de vingt ans,
le 16 mai 1920 fût un drame national. Bartolomé Bennassar relate cet épisode dans Histoire
55
de la Tauromachie, une société du spectacle :
« Dans une Espagne qui avait cessé d’être une grande puissance depuis près de
trois siècles, qui avait manqué la révolution industrielle, où les saints eux-mêmes
n’étaient plus à la mode, qui attendait encore la révélation des grands écrivains
et des grands artistes de la génération surréaliste, le grand torero s’était hissé au
rang de héros national. »
Le décès de Manolete, lui aussi tué par un taureau, en 1947 signa le point de départ d’une
légende le consacrant comme le plus grand torero de l’histoire. Personnages attachants,
partis de rien, leur succès représentait aux yeux du peuple espagnol la possibilité de réussite
sociale dans des périodes troubles. Cette image colle encore aux matadors de l’époque
52
C’est l’explication que donne Marine DE TILLY, dans Corridas. De sang et d’or, Monaco, Editions du Rocher, 2008, p.32.
53
54
Ibid, p.34.
55
30
Ibid., p.33.
P.72.
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
contemporaine, bien que cette thèse soit à nuancer. Les dynasties de toreros, les « fils
de » (comme les familles Bienvenida, Ordoñez, Miura..) se perpétuent dans le monde taurin,
pour des motivations symboliques plus que financières. La presse continue pourtant, au
XXIème siècle, de se passionner pour des destins de toreros hors du commun, comme celui
de Mehdi Savalli : de père italien et de mère marocaine, cet Arlésien vivait dans une cité dite
sensible de la sous-préfecture des Bouches-du-Rhône. Elève de l’école taurine, il a gravi
les échelons dans la profession et est désormais un des toreros français les plus demandés
par les organisateurs de spectacles taurins. L’Espagne commence à s’intéresser à lui, suite
56
au phénomène médiatique qu’il suscite : le Time américain lui a consacré une page, les
57
58
59
médias marocains l’encensent, les journaux français et ibériques le remarquent.
b. Torero et valeurs morales
Le métier de torero fascine donc premièrement de par la réussite sociale qu’il peut
engendrer. Néanmoins, celle-ci demeure rare tant les prétendants à la fonction de torero
sont rares à y arriver. Le torero est également loué ou critiqué pour les valeurs morales qu’il
véhicule. Ainsi deux thèses s’opposent, que nous qualifierons respectivement d’aficionada
et d’anticorrida.
La thèse aficionada voit dans le torero un héros. Une éthique « torera » se dégagerait
de la fonction de matador de toros, qui ferait de celui-ci un être exceptionnel. Tous les toreros
ne seraient d’ailleurs pas, selon Francis Wolff, des maestros dignes de cet office. Dans
Philosophie de la Corrida
60
, ce dernier argumente ce discours.
« Après une grande faena ou à la fin d’une après-midi triomphale, le torero
est ovationné, il reçoit les trophées, le public se lève pour applaudir son
tour d’honneur et lui envoie fleurs, cadeaux ou mantilles. Il arrive qu’il soit
porté en triomphe et sorte ainsi par la grande porte des arènes, honneur rare.
Mais au-dessus de toutes ces manifestations de joie, de ces acclamations et
récompenses, il y a un cri, un seul, le plus haut dans la hiérarchie du triomphe,
comme une clameur scandée par la foule les plus grands soirs. Ce cri c’est tout
simplement « torero ! torero ! ». La plus grande gloire pour un torero, c’est d’être
appelé torero. Le mieux que puisse être un torero, c’est tout simplement d’être
torero. Voilà qui est étrange. On ne sache pas que, du plus grand cuisinier, on
dise après un grand repas : « Il a été cuisinier ». On ne connaît pas de cas où l’on
acclame un artiste en lui criant : « chanteur ! chanteur ! », « acteur ! acteur ! », ou
même « footballeur ! footballeur ! ».
Cette remarque constitue le point de départ de sa recherche sur l’éthique inhérente à la
fonction « torero », et non à tous les toreros. Etablissant des liens avec les principes des
sages antiques, Francis Wolff la considère comme la morale d’un individu d’exception, par
opposition à une morale universelle. Les fondements du stoïcisme peuvent ainsi s’appliquer
56
57
En mars 2006.
Maroc Hebdo, disponible sur Internet (http://www.maroc-hebdo.press.ma/MHinternet/Archives_695/PDF/Page42.pdf)
58
http://www.lefigaro.fr/france/20060807.FIG000000057_mehdi_savalli_des_cites_arlesiennes_aux_arenes.html
http://
www.liberation.fr/guide/0102524162-reaction-sur-mehdi-savalli-dans-l-habit-de-manzanares:sortBy-lastCommented:page-1
59
El Mundo, dans un supplément dominical de mars 2006.
60
Op. cit. p. 137.
Andrieu Guilhem - 2009
31
L’existence de la corrida au XXI e siècle
61
à la tauromachie : « éthique de l’être » , la morale du torero insinue toute une série
d’attitudes face au taureau. Le maestro doit se montrer détaché, calme, au moment même
où les cornes passent le plus près de lui : « la mort peut le frôler, le Sage demeure en sa
62
citadelle intérieure » . Le torero reprendrait le modèle stoïcien en s’affirmant maître de soi,
condition préalable à la domination du taureau. Ce paradoxe du détachement vis-à-vis du
danger et de sa propre mort revient en effet dans la pensée antique.
Le journaliste Jacques Durand soutient la thèse de Francis Wolff. Son article dans
63
Libération du 3 Août 2006 rappelle les peurs des matadors à la morale torera et souligne
leur penchant héroïque. Blessés, ils ne daignent pas regarder leur plaie quand bien même
toute leur équipe (cuadrilla) accourt ; calmes, comme insensibles, ils tuent d’abord leur
adversaire avant de rejoindre l’infirmerie.
La comparaison entre éthique du torero et principes stoïciens est ainsi plausible,
bien qu’il n’y ait jamais eu de spectacles taurins dans l’Antiquité grecque. Les principaux
intéressés, les matadors eux-mêmes, partagent inconsciemment cette morale, qu’ils
nomment toreria.
Mot intraduisible dans le discours taurin, cette qualité essentielle est considérée par
les matadors comme la marque distinctive et suprême du torero digne de ce nom, un
64
« supplément d’âme » . Qualité intrinsèque, ancrée dans la personnalité de l’artiste, elle est
indépendante des aléas du combat entre l’homme et son adversaire. Ce serait une attitude
à avoir : la capacité du torero à se montrer éloquent, à « sacraliser » aux yeux du public
les gestes élémentaires que la technique exige serait ici primordiale. On note une certaine
théâtralité dans l’arène à travers la gestuelle, les desplantes (où le torero, par une pose
dominatrice, démontre au public sa témérité),..
Qualité diffuse dont l’évocation est souvent elliptique, elle permet de révéler
l’authenticité du torero, et se révèlerait perceptible dès le premier instant. Ainsi Curro
65
Romero, ancienne figura
du toreo, s’exprime-t-il ainsi en rendant hommage à Antonio
Bienvenida, lui aussi illustre torero :
« Antonio Bienvenida…évoluait à merveille devant les toros[…] Antonio
Bienvenida faisait le paseillo et déjà empoignait la cape d’une manière spéciale[..]
Il saluait la marquise…et après il avait le geste torero de saluer le préposé au
toril…Avec les banderilles il avait une élégance ! Il allait vers le toro en partant
des barrières ; ça, c’est de la toreria ! Il y allait et il faisait comme ça… Poum ! Et
pourtant ce n’était pas un grand banderillero… Ce détail, par exemple, de la part
d’Antonio, de dédier un toro à un garçon d’épée, à un employé des arènes, c’est
un magnifique geste de toreria. C’est le fait de se comporter en torero dans tous
les détails… Je l’ai vu, après une corrida, faire taire quelqu’un qui disait du mal
du Cordobès…ça c’est un détail ». (p.70).
Ces détails dont parle Curro Romero se situent au cœur même de la définition de la toreria.
Perceptibles dans comme en dehors de l’arène, ils révèlent le côté torero du torero, son
61
62
Ibid., p.139.
Ibid., p.141.
63
64
65
32
Disponible sur Internet : http://www.liberation.fr/sports/010156683-les-toreros-des-stoiciens-dans-l-arene
ZUMBIEHL François, Le Discours de la Corrida, Lagrasse, Editions Verdier, 2008, p.68.
Célébrité (en espagnol).
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
aptitude à l’office. Cette faculté ne se mesure pas uniquement à la performance réalisée
par le matador face au taureau, mais plutôt à travers l’ensemble de la gestuelle et du
comportement du maestro, de la sortie de son hôtel et l’arrivée aux arènes, à son départ
de la plaza de toros. Alvaro Domecq, éleveur de taureaux de combats, a mis en lumière les
66
trois caractéristiques de la toreria dans un entretien avec François Zumbiehl : personnalité
du torero (qui se traduit par une attitude et une posture particulières au quotidien), passion
pour les taureaux, et orgueil d’être torero.
Les points de vue divergent sur la nature de la toreria. Qualité innée pour certains,
elle serait pour d’autres le produit de rencontres, discussions taurines, apprentissages,
autant de savoirs comportementaux qui se répercuteraient sur l’art de toréer. La toreria est
67
perçue par certains toreros, non comme une finalité, mais plutôt comme la garniture du
combat, une fois le taureau dominé. Elle apparaîtrait seulement après que la bête ait été
domestiquée, soumise à la volonté humaine de l’Intelligence et de la Culture. Luis Francisco
68
Espla s’explique :
« Je ne peux pas jeter ma cape sur l’épaule si, quand j’ai fait le quite, je n’ai
pas été capable de le faire avec lucidité. C’est après tout cela qu’on supporte
la crânerie. Non seulement on la supporte, mais elle est quasiment nécessaire,
comme pour dire : Eh bien, voilà ! Dans la gastronomie, ca se pratique
beaucoup : une table bien servie exige en outre un comportement exceptionnel
de la part du maître d’hôtel. Mais ce qu’il ne peut pas faire, c’est parader quand
ce qu’il sert est médiocre. Ce serait un rigolo. Dans la corrida c’est pareil : on ne
peut faire étalage de rien si auparavant ne s’est pas produit ce quelque chose.
Cette toreria se justifie selon l’importance de chaque figure. Autrement, c’est
pure fioriture, à la limite de la frivolité. C’est une chose vide, vaine, une pute de
bordel ».
Une autre version de la toreria est proposée par Angel Luis Bienvenida, qui la lit comme
une synthèse de l’éthique, de la technique et de l’esthétique. Cette faculté demeure ainsi
relativement difficile à présenter, bien qu’elle soit une notion ressentie par les matadors (de
manière innée ou non) et les aficionados (à l’acuité sensible).
c. Le torero et ses détracteurs : l’Incarnation du Mal
La thèse aficionada se heurte à l’incompréhension, voire souvent à l’opposition des
détracteurs de la tauromachie. Les antitaurins ont toujours considéré le torero comme
une « icône immorale », pour reprendre l’expression utilisée par Sandra Alvarez dans
69
Tauromachie et Flamenco
. Dans sa typologie des arguments antitoreros à la fin du
XIXème siècle, l’auteur montre en quoi les matadors représenteraient des valeurs jugées
contraires à celles attendues en société : lâcheté, mort, célébrité, fortune, inutilité. Leur
fulgurante ascension sociale leur valait mauvaise réputation ; ainsi, encore analphabètes
ils étaient considérés comme oisifs ou voleurs. Selon les taurophobes ces toreros devenus
66
ZUMBIEHL François, Le discours de la corrida, op.cit., p.71.
67
Mot utilisé par François ZUMBIEHL pour résumer la perception que le torero Luis Francisco ESPLA peut avoir de la toreria,
Le discours de la corrida, op.cit., p.73.
68
69
Ibid, p.73.
ALVAREZ Sandra, Tauromachie et flamenco : polémiques et clichés : Espagne fin du XIX
e
- début XX
e
siècles,Paris,
L’Harmattan, 2007, p. 122.
Andrieu Guilhem - 2009
33
L’existence de la corrida au XXI e siècle
héros poussaient le reste du peuple ibérique à l’oisiveté : ils encourageaient en effet
d’autres Espagnols à devenir torero, donnant ainsi un mauvais exemple de réussite sociale
à des travailleurs en quête de richesse rapidement construite. De nos jours les passions
antitaurines se centrent majoritairement sur le sort réservé au taureau dans l’arène, et
non plus sur les valeurs que pourrait véhiculer le torero. Néanmoins, celui-ci demeurant le
principal protagoniste, outre le public, du spectacle taurin, il constitue le premier coupable
de cette barbarie. Les accusations de torture, sévices infligés aux taureaux se développent.
La perception que les deux thèses à propos des toreros engendrent est ainsi clairement
antinomique : l’éthique du héros s’oppose à celle du rejeton sanguinaire. Le torero ne peut
pourtant être un « héros » ou un « barbare » qu’à partir du moment où il affronte ses
adversaires face à un public, qui conditionne le spectacle taurin. Le public, dont nous allons
tenter de faire l’examen, constitue le troisième acteur essentiel de la corrida ; les toreros
n’existent que pour lui et grâce à lui tant ces gloires souvent éphémères dépendent de
l’appréciation d’aficionados souhaitant retrouver dans leurs idoles leur propre personnalité.
Quel est ce public ? C’est la question à laquelle nous allons tenter de répondre.
B. Le public des corridas : entre diversité et relativisme culturel
aficionado
Les spectacles taurins se caractérisent, au même titre que d’autres évènements culturels
ou sportifs, par la grande diversité de leur public (A). Les motivations de ses défenseurs
inconditionnels, les aficionados, s’avèrent cependant inhabituelles (B).
a. La diversité des publics
Le public assistant aux corridas ne peut être considéré comme uniforme, et ce pour plusieurs
raisons. En raison de plusieurs facteurs ces disparités de public vont influer elles-mêmes
sur les performances des toreros, leur propension à risquer leur vie. Tout d’abord les publics
ne sont pas identiques dans toutes les arènes et dans toutes les régions. On peut en
effet parler d’une géographie des publics. Le développement de la tauromachie comme
activité commerciale rentable, l’ouverture de l’Espagne au tourisme après la chute de la
dictature et à son entrée dans l’Union Européenne, ont profondément modifié les rapports
que pouvaient entretenir la société espagnole et la tauromachie. Autrefois expression d’une
liesse populaire, les spectacles taurins étaient organisés, comme nous avons pu le voir
précedemment, à des occasions spéciales : fêtes religieuses ou municipales, célébration
d’évènements. Pour répondre à des exigences de rentabilité économique mais aussi à
une demande accrue de la part des spectateurs potentiels, les spectacles taurins se sont
multipliés dans toute l’Espagne, mis à part dans certaines provinces (Galice, Catalogne).
Des corridas ont été programmées peu à peu dans des stations balnéaires de la côte
méditérranéenne qui jusqu’ici ne disposaient pas d’une forte tradition taurine : Benidorm,
Marbella,..
34
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
Benidorm, station balnéaire
(Source Photo : www.locasun.fr)
La France devient l’objet de cette même tendance : ainsi Palavas-les-Flots, station
balnéaire de l’Hérault, a-t-elle redynamisé sa tradition taurine, certes ancienne (plus d’un
siècle) mais interrompue pendant plusieurs décennies ; la mairie a ainsi décidé depuis 1998
70
de relancer l’organisation de spectacles taurins. Très récemment Charlie Hebdo a révélé la
prochaine tenue d’une corrida en août dans la station estivale de Mimizan, dans les Landes,
bien qu’il n’y ait jamais eu de tradition taurine dans la cité.
Ces nouvelles arènes s’opposent par définition aux places fortes de la tauromachie
dans le monde, dont les principales sont Madrid, Mexico, Seville et Nîmes. En France, le
règlement taurin distingue trois grandes catégories d’arènes, réparties selon la capacité de
chaque plaza de toros, et le poids culturel traditionnel que la tauromachie occupe dans la
71
ville . Sept arènes composent la première catégorie, la plus valorisante : Arles, Bayonne,
Dax, Nîmes, Mont-de-Marsan, Vic-Fezensac, Béziers. Des différences de comportements
peuvent être évoquées entre arènes françaises et arènes espagnoles : les toreros
espagnols ont toujours apprécié de venir combattre en France car le public y serait plus
calme et discipliné qu’en Espagne, où la corrida de fin d’après-midi est la prolongation de
la fête qui se continue dans les gradins.
Les arènes dans lesquels concourent les toreros vont ainsi déterminer leur
enthousiasme et leur manière de toréer. Engagés à Madrid ou à Séville, leur motivation de
réussir sera grande, incomparable à l’émotion que leur procurera un contrat à Marbella ou à
Mimizan. Face à des touristes et des vacanciers le matador privilégiera le spectaculaire au
danger, à la domination, faisant mine de risquer sa vie sans jamais se livrer véritablement.
L’essor de telles pratiques taurines nuirait donc à l’éthique torera telle que l’a définie Francis
Wolff ; le héros ne serait ainsi qu’un « acteur », au sens artistique du terme, ne se jouant
pas la vie, arrondissant ses fins de mois de juteux contrats balnéaires.
70
71
Edition du 17 Juin 2009.
http://www.uvtf.com/reglement-taurin/RT_titre3.pdf
Andrieu Guilhem - 2009
35
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Le public taurin s’avère également très hétérogène dans une même arène. Sandra
72
Alvarez s’est, dans une de ses publications , intéressée à la stratification sociale interne à
l’arène. La répartition des spectateurs lors d’une corrida obéit à un ordre bien précis entre
places à l’ombre, au soleil, ou ombre et soleil. Les corridas se déroulant en majeure partie
en fin d’après-midi, la place dans l’arène est déterminée par son degré d’ensoleillement.
S. Alvarez consacre son étude à la période 1900-1940, et décrit la promiscuité sociale
qu’autorisait un tel rassemblement. L’arène constituait le rare lieu où les divisions politiques,
religieuses et régionales s’estompaient, où l’ouvrier pouvait se retrouver placé près de la
dame aristocratique huppée. Femmes et hommes disposaient d’un instant unique pour
se rencontrer ; la plaza de toros « permettait de transgresser tout un monde sensuel et
73
74
interdit » . Une « oasis de démocratie » en quelque sorte. Un tel constat semble pourtant
à nuancer, tant les prix se sont envolés avec le développement de la tauromachie comme
loisir de masse. Voici par exemple les tarifs pratiqués lors de la Féria de Dax, en août 2009.
75
Les prix varient du simple au double en fonction de l’exposition au soleil .
A partir du placement de chacun dans l’arène des interprétations vont être possibles.
Les classes populaires s’assiéraient donc au soleil, les classes plus aisées à l’ombre.
Les critiques taurins aiment à distinguer le calme et le sérieux des gradins à l’ombre, par
opposition au côté supposé bon vivant et plaisantin des zones de l’arène exposées au soleil.
Le public de l’ombre, bien que connaisseur, démontrerait moins de facilité à s’emporter et
76
faire triompher le torero. Selon Sandra Alvarez ,
72
ALVAREZ Sandra, La corrida vue des gradins :afición et réception (1900-1940),p.223. Travail de recherche du Centre de
Recherche sur l’Espagne Contemporaine (Université de Paris III), disponible sur le site Internet http://crec.univ-paris3.fr
73
74
75
76
36
Ibid., p.225.
Ibid., p.224.
Tableau des Tarifs et Réservations de la Ville de Dax, disponible sur www.dax.fr
Ibid., p.226.
Andrieu Guilhem - 2009
I. La Tauromachie sous un angle anthropologique
« Le torero se gagne davantage, et plus vite, la reconnaissance du public du
soleil et ce, sans doute parce qu’il est issu de la même couche sociale […] ce qui
est indéniable, c’est le rôle du public du soleil dans sa participation au sein du
spectacle taurin : il donne souvent le ton en manifestant plus ouvertement et plus
visiblement ses émotions, et en réagissant de façon plus spontanée aux gestes
du torero »
Un élément peut cependant nuancer la stratification sociale que donne l’auteur dans
sa publication. La motivation de chacun, l’intérêt qu’il porte pour le spectacle taurin va
déterminer sa propension à dépenser dans cet achat. Ainsi un étudiant passionné pourrat-il s’offrir une place à l’ombre en économisant tout au long de l’année ; inversement une
personne financièrement aisée mais néophyte découvrira-t-elle la corrida au soleil. Il n’est
ainsi pas évident de déterminer une stratification sociale à partir de l’emplacement dans les
arènes. Les aficionados les plus fervents de tauromachie sont prêts à traverser la France
ou l’Espagne pour assister aux exploits de leur torero préféré, quitte à se placer avec le
public du soleil. Quel est le plaisir recherché par les taurophiles ? En quoi constitue-t-il un
bonheur singulier aux yeux de ses défenseurs ?
b. Le plaisir aficionado comme « alchimie singulière » (Francis Wolff)
Nous allons dans cette dernière section de chapitre nous pencher sur un questionnement
important, au cœur même de la tauromachie. Si la majeure partie des Français reconnaît
être indifférente à ce spectacle, ses défenseurs affirment éprouver un ensemble de
sensations uniques en se rendant à la corrida. En effet, les aficionados passionnés ne se
lassent pas d’assister aux spectacles taurins, et s’avèrent fiers d’afficher leur goût prononcé
pour cette tradition, l’afición, de toutes les manières possibles. Des lignes de vêtements
en rapport avec la tauromachie remportent un franc succès dans le Sud de la France,
brandissant des noms évocateurs (Tercio, Paseo, soit autant de termes du registre taurin) ;
les associations taurines, plus ou moins fermées selon les villes, tissent un large réseau
d’aficionados, et permettent discussions, échanges entre les intéressés. La passion taurine
se décline donc en plusieurs dimensions.
Francis WOLFF, toujours dans Philosophie de la Corrida, s’est penché sur ce mystère
de l’afición. L’auteur lie la tauromachie à la fête qui entoure les arènes : les férias, grandes ou
petites, permettent de se libérer de la monotonie des jours habituels, laissant l’enthousiasme
collectif s’emparer des dernières individualités encore réticentes à se relâcher l’espace de
quelques jours. La fête doit être celle de tous, adultes comme enfants. La corrida ne peut
se lire que dans la fête, mais elle-même n’est pas fête. L’aficionado souvent s’y rend plutôt
comme s’il se rendait à un office religieux ; comme pour rappeler la dimension rituelle que
77
la tauromachie peut symboliser . La tenue doit paraître irréprochable, le pantalon pour les
hommes est quasi-obligatoire.
S’il est indéniable qu’il puisse exister des différences dans les plaisirs recherchés par
les divers aficionados, notamment entre ceux qui se rendent prioritairement aux arènes pour
y admirer les taureaux (ils sont qualifiés de toristas) ou voir triompher les toreros (toreristas),
la base même de l’afición est identique pour tous. Selon F. WOLFF le plaisir singulier
78
éprouvé par les aficionados est formé de la tension entre la « satisfaction intellectuelle »
lorsque le spectateur comprend les gestes effectués par le torero pour leurrer son adversaire
(techniques de pique, de cape, exécution de l’estocade,..), et le « saisissement physique »
77
78
Cette idée fera l’objet d’un développement dans la seconde partie du mémoire.
Philosophie de la Corrida, op.cit, p.303
Andrieu Guilhem - 2009
37
L’existence de la corrida au XXI e siècle
quand l’œil du tiers se focalise sur la charge du taureau, sa faculté à obéir aux sollicitations
du matador. Le contraste entre la force de l’animal et l’intelligence, ou la ruse, de l’homme
provoque l’admiration des spectateurs : cette fascination ne se réalise pas uniquement à
l’égard du torero, mais aussi du taureau dont on loue les qualités athlétiques et de bravoure,
et dont on craint le déchaînement de violence. La tension du spectateur, source de plaisir,
se retrouve dans chaque passe que le torero va donner à l’animal. Ainsi, « assis sur votre
siège, vous oscillez entre la tension physique de la charge et la détente apaisante de son
détournement, les deux temps de toute décharge de jouissance. Le plaisir surgit de cette
79
oscillation cadencée entre effroi et admiration.»
Le torero a ainsi besoin de plaire au public pour pouvoir continuer à exercer sa
profession. Le public demeure ainsi le véritable juge du spectacle, apprécie ou renie les
participants au jeu taurin, contrairement à d’autres pratiques culturelles où il n’est que simple
spectateur et ne peut agir directement sur la représentation à laquelle il assiste (sport,
80
cinéma, théâtre). François Zumbiehl établit un parallèle entre la corrida et l’opéra :
« Dans notre champ culturel il n’existe, à ma connaissance, que deux
concentrations où la foule a la faculté d’utiliser toute la gamme des
manifestations, y compris les sifflets et la bronca : dans une arène et à l’opéra.
Dans ces lieux, en effet, on assiste au paroxysme du triomphe ou de la déception,
et le rôle du public est déterminant pour consacrer ce qui vient de se produire
dans l’instant. Ce rôle rappelle celui du chœur de la tragédie, d’autant que
l’émotion partagée peut aboutir à une authentique communion, qui s’incarne, par
exemple, dans ce olé ! que des milliers de voix, sans s’être consultées, lancent
à la même seconde face à l’évidence de quelque chose de beau ou de méritoire.
C’est l’unanimité de l’enthousiasme qui ne trompe jamais, de même que ne se
trompe pas le public de la Scala avec ses cris d’admiration, jaillis du parterre et
du poulailler, saluant un aria heureusement parvenu à son terme. »
Notre recherche sur les raisons de cette afición nous a permis d’en énoncer les diverses
sources de plaisir. En addition au binôme tension/détente inhérent à chaque passe réalisée
par le torero se dégagerait une certaine esthétique d’ensemble, magnifiée par le décorum
des costumes des matadors. L’intellectualisation du combat, grâce aux soutiens divers
dont la corrida a pu bénéficier, a non seulement favorisé l’acception d’une lecture de la
corrida comme art éphémère, mais a aussi autorisé l’interprétation de la tauromachie sous
divers angles symboliques. Après avoir présenté les trois acteurs du jeu taurin et ses lieux
d’implantation dans cette première partie, la seconde propose ainsi de descendre dans
l’arène et d’analyser la signification symbolique et esthétique de la corrida.
79
80
38
Ibid., p.305.
Revue Planète Corrida, n°10, Mai 2003, p.56.
Andrieu Guilhem - 2009
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
II. L’intellectualisation de la corrida :
signification, symbolique et esthétique
de la tauromachie
e
Un état des lieux de la tauromachie au XXI siècle nécessite, nous l’avons précisé dans
l’introduction, la connaissance des clés du débat. Si la première partie du mémoire nous a
permis d’en analyser l’enracinement géographique par l’étude du taureau, du torero et du
public, il s’avère indispensable à présent d’aborder un aspect de la question tauromachique
qui modèle défense et opposition à la tauromachie : l’intellectualisation de la corrida,
e
perceptible par une recherche, durant le XX siècle, d’une signification du spectacle taurin
(A), la multiplication des lectures de l’affrontement entre l’homme et l’animal (B), enfin
l’esthétisation constante de la tauromachie, dans (par un renversement des pratiques du
torero face au taureau en même temps qu’un bouleversement des attentes du public),
comme en dehors de l’arène par l’évocation de la corrida dans des œuvres littéraires ou
artistiques (C).
Chapitre Premier :Voir la corrida comme un rite ou un
jeu ?
A. La Tauromachie présente les éléments constitutifs d’un jeu…
a. Diverses définitions du jeu
La définition de Johan Huizinga
81
Voir la corrida comme un jeu : pour Johan Huizinga , le jeu serait une « action libre,
sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber
totalement le joueur, une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité, qui
s’accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec
ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupe s’entourant
volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde
habituel ».
En outre, l’auteur estime que le jeu contribue au développement de la culture d’une
population. Si l’ouvrage de Johan Huizinga n’est pas récent (1938, soit seulement deux ans
après les premiers congés payés mis en place par le Front Populaire), la modernisation
de la société par les progrès technologiques et l’automatisation de la production a accru le
81
HUIZINGA Johan, Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988.
Andrieu Guilhem - 2009
39
L’existence de la corrida au XXI e siècle
nombre d’ homines ludenti dans les sociétés occidentales. Les thèses de Roger Caillois,
plus récentes, viennent enrichir les travaux de Huizinga.
L’apport de Roger Caillois
82
Dans Les Jeux et les Hommes , l’auteur définit le jeu comme étant une activité
indépendante du reste de la vie ordinaire, dont les évolutions ne sont pas ordonnées par
les transformations de la société. « Le jeu n’a pas d’autre sens que lui-même » (p.38). Il
propose ensuite quatre formes de jeu (p.47) :
Combat, compétition : l’agon
∙
Jeux de hasard : l’alea
∙
Mimétisme, le « faire semblant » (carnaval) : mimicry
∙
Vertige et transe : l’ilinx
Maintenant que nous avons présenté les divers types de jeu et énoncé leur définition, nous
allons tenter d’appliquer ces fondements généraux au champ restreint de la tauromachie.
b. La logique de jeu dans la tauromachie
La définition donnée par l’auteur Johan Huizinga permet d’inscrire la corrida dans le domaine
du jeu. Cette pratique culturelle présente en effet les éléments constitutifs du jeu, en ce
qu’elle est :
- Une action libre. En effet, les protagonistes taurins y participent parce qu’ils y ont
consenti. De même, le public se rend aux arènes de lui-même. Le libre choix du taureau
peut être remis en cause ; son penchant naturel pour le combat constitue néanmoins une
justification à son entrée dans l’arène.
- toujours située en dehors de la vie courante. Temps et lieu y sont clairement
circonscrits. Les corridas sont organisées à la même période chaque année, de mars
à octobre, selon le calendrier municipal des fêtes religieuses ou publiques. Ainsi Nîmes
célèbre-t-il la Pentecôte en proposant des corridas, tout comme Vic-Fézensac dans le Gers.
Dax ou Béziers organisent quant à eux leurs spectacles autour de l’Assomption (15 Août).
La tenue de spectacles taurins à un autre moment qu’à ces dates prédéterminées d’année
en année revêt un caractère exceptionnel.
e
Les arènes constituent le lieu du combat, et ce depuis le début du XVIII siècle. Jugées
préférables à l’utilisation des cirques antiques, elles jouent un grand rôle dans la mise en
ordre de la corrida. L’arène permet de séparer public et torero, ce qui n’était auparavant
pas le cas lors de la fiesta de toros organisée sur les places publiques. La plaza, de forme
circulaire ou légèrement elliptique,est composée d’un ruedo, piste de sable compacté où se
déroule la lidia. Le ruedo est entouré de barrières disposant d’ouvertures (burladeros) qui
permettront aux toreros de s’y réfugier. Entre la piste et les gradins destinés au spectateur
court un couloir, appelé en espagnol callejon, regroupant les professionnels du milieu taurin
ainsi que les personnalités invitées.
Les arènes délimitent le champ du spectacle, situé au coeur de la fête populaire qui se
déroule au même moment dans la ville.
-Elle se déroule avec ordre selon des règles données. Le combat se déroule pour
chaque taureau en trois tiers, ou tercios. Ils sont régis par la présidence technique de la
82
40
CAILLOIS Roger,Les Jeux et les Hommes, Paris, Folio, Gallimard, 1992.
Andrieu Guilhem - 2009
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
corrida, qui agite un mouchoir blanc à chaque nouveau tiers, déclenchant la sonnerie des
clarines. Le premier tercio est celui des piques et débute dès la sortie du taureau dans
l’arène. Le président ordonne l’entrée en piste des picadors, qui a pour objectif de diminuer
la violence de la charge du taureau et de vérifier son comportement, notamment sa bravoure
lorsqu’il est sollicité par le cheval. Autrefois tercio le plus apprécié du public, il est aujourd’hui
incompris de nombreux aficionados qui ne jugent plus que de la performance du torero, et
non de ses subalternes.Le second tercio représente la pose de banderilles, qui consiste
en une série de feintes et d’évitements face à l’animal. Ce tiers peut être réalisé par les
peones, manœuvres du torero, ou par le matador en personne. Le troisième et dernier tercio,
ou tercio de muerte, comprend la faena à la muleta, qui va consister en une recherche
esthétique de la domination de l’homme sur le taureau, ainsi qu’à la mise à mort du taureau.
La codification stricte de la tauromachie ne s’arrête pas là. Ainsi les diverses couleurs
de mouchoirs correspondent, comme les cartons à disposition de l’arbitre dans un sport, à
différentes situations. Le mouchoir rythme le déroulement de la corrida et l’attribution des
trophées au matador. Si nous avons précédemment évoqué le mouchoir blanc comme lien
entre les tercios successifs, il sert aussi à réguler l’octroi des récompenses par le torero
à l’issue de la faena. Pour marquer sa demande les spectateurs agitent en direction de la
présidence technique les mouchoirs blancs ; le président accordera alors un trophée (oreille,
deux oreilles, ou deux oreilles et la queue) en fonction de son appréciation et de la pétition
d’oreilles constatée (si celle-ci est majoritaire dans l’arène ou non).
Quatre autres mouchoirs régissent le spectacle taurin et participent à sa codification.
83
Le mouchoir vert peut être sorti par la présidence en cas de « défauts sensibles » (boiterie,
manque de combativité, vision défaillante,..). La présidence influe sur le combat du torero en
jugeant de la prestation du taureau ; ainsi, si un animal se montre particulièrement couard
et refuse la pique lors du premier tercio, celui-ci pourra ordonner par le mouchoir rouge
la pose de banderilles noires, plus profondes et censées remplaçer l’action de la pique,
84
qui constituent une « sanction infamante » et mémorable pour l’élevage. Inversement,
si le taureau a démontré une bravoure, une combativité, une noblesse exceptionnelle, la
présidence technique peut lui accorder, en accord avec le public, la grâce (mouchoir orange)
ou un tour de piste d’honneur posthume (mouchoir bleu).
-Elle suscite dans la vie des relations de groupe s’entourant volontiers de
mystère. Comme nous avons pu l’aborder dans la première partie du mémoire, qui
proposait une définition du mundillo taurin, l’univers de la tauromachie demeure relativement
cloisonné, même à l’aficionado, et présente une dimension secrète, cachée. Bartolomé
85
Bennassar décrit le mundillo de la manière suivante :
« Cet univers étrange, progressivement constitué au cours du XIXème siècle,
a ses lois écrites –les divers réglements taurins relatifs à l’organisation et au
déroulement du spectacle- et ses lois non-écrites, son code d’honneur, son
langage parfaitement incompréhensible aux non-initiés, ses costumes sans
rapport avec le monde moderne, ses outils dont la panoplie est réduite, une
organisation corporative et syndicale, son système propre d’assurances, sa
hiérarchie constamment contestée et renouvelée, ses lieux de culte, son imagerie
83
84
85
Robert BERARD, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, op.cit., p. 672.
Ibid., p.672.
Bartolomé BENNASSAR, Histoire de la Tauromachie, Une société du spectacle, repris par Marine DE TILLY dans Corridas,
de sang et d’or, op.cit., p. 206.
Andrieu Guilhem - 2009
41
L’existence de la corrida au XXI e siècle
dont affiches, photographies, gravures, peinture, cinéma assurent la permanence
et la variété. »
Le mundillo fonctionne comme un vase clos, dans lequel il s’avère difficile de pénétrer. Il
est composé des toreros, des éleveurs (ganaderos) et des autorités municipales en charge
d’organiser les spectacles taurins.
Si nous nous référons à présent à la définition enrichie par Roger Caillois, nous pouvons
tenter de catégoriser la corrida dans la typologie du jeu que dresse l’auteur. Consistant en
l’affrontement entre un homme et animal, la tauromachie se classerait parmi la première
forme de jeu, à savoir l’agon. L’alea peut tout autant être considéré, dans la mesure où le
86
matin de la corrida, la cuadrilla
des toreros a choisi durant le tirage au sort (sorteo) les
taureaux que leur protégé combattra, et que de ce simple tirage peut dépendre une vie, de
façon positive (un excellent taureau, brave et noble, un triomphe dans une grande arène)
ou plus incertaine (le coup de corne, la blessure, voire la mort). Les costumes revêtus par
les toreros, qui obéissent à une tradition de deux siècles, peuvent rapprocher cette pratique
culturelle du troisième type de jeu que Caillois présente, à savoir le mimétisme (mimicry).
Enfin, le vertige (ilinx) est parfois invoqué par les toreros qui prétendent avoir bénéficié d’une
87
inspiration divine durant leur faena . Réalisée comme les arts circassiens sur une piste de
sable, les protagonistes de la corrida usant eux aussi de l’apparence et des jeux de masque,
la tauromachie ne saurait être classifiée de manière pertinente dans une unique catégorie.
La corrida transcende, transgresse les frontières des formes de jeu fixées par Caillois ; de
plus, la compétition, l’agon, ne se limite pas au combat proprement dit entre l’homme et le
taureau, mais peut aussi s’étendre à la concurrence entre deux toreros, lors d’un mano a
88
mano
. La nuance qui se doit également d’être apportée vient du fait que le taureau ne
joue pas, participe à une activité ludique qui pour lui n’en constitue pas une. Le sang, puis
la vie qu’il perd ne sont pas virtuels.
D’autres caractéristiques permettent de catégoriser la tauromachie dans le domaine du
jeu. Ainsi, comme dans le sport ou d’autres pratiques ludiques, la corrida peut faire l’objet
de fraudes et tricheries. Pierre Mialane estime ainsi « qu’il y a toujours eu, [et qu’] il y aura
toujours une pègre taurine dont l’aspiration est d’amoindrir le toro pour en diminuer le danger
en quelque sorte prendre des garanties contre tout fâcheux accident venant interrompre
89
une fructueuse moisson quand ce sont les vedettes qui officient » . Ces tendances à
la tricherie dans le milieu taurin pourraient même se développer avec l’avènement du
spectacle taurin comme phénomène de loisir de masse, où les notions de rentabilité et de
profit, jusqu’alors inexistantes (être éleveur était une question de prestige social) émergent.
90
L’article de Jacques Durand dans Libération du 23 Avril 2009 montre ainsi l’arrivée dans le
mundillo taurin de nouvelles personnalités, ex-fortunes de milieux divers comme les travaux
publics ou la finance, qui voient dans la tauromachie une possibilité au même titre que
d’autres d’investir.
86
87
En espagnol : l’équipe.
Ainsi Javier CONDE, torero andalou, mentionnait-il pour le site Internet espagnol www.burladero.com l’origine divine de
son inspiration face à Lanero taureau de Garcigrande, qu’il grâcia à Nîmes le 29 Mai dernier.
88
89
90
42
Manon à mano : course, corrida, ou novillada auxquelles participent deux maestros, et non trois comme de rigueur.
Pierre MIALANE in La Tauromachie, histoire et dictionnaire, Robert Laffont, op.cit., p. 494.
Jacques DURAND, « Attention, chute de briques », Libération, 23 Avril 2009
Andrieu Guilhem - 2009
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
La corrida présente les éléments distinctifs du jeu et en dépasse même, par l’existence
de toute une symbolique, les fondements. Elle peut, à de nombreux égards, s’inscrire
comme une pratique rituélique.
B. Mais sa symbolique revêt une dimension rituélique :
a. Définition anthropologique du rite :
Comme nous l’avons fait dans un premier temps avec le jeu, il sera ici nécessaire de définir
dans un premier temps la notion de rite avant de l’appliquer à la tauromachie.
91
Claude Rivière, dans Les rites profanes , propose une définition du rite qui, à première
vue, semble relativement proche de la définition que Huizinga donnait du jeu :
« ensemble de conduites individuelles ou collectives, relativement codifiées,
ayant un support corporel (verbal, gestuel, postural) à caractère plus ou
moins répétitif, à forte charge symbolique pour leurs acteurs et habituellement
pour leurs témoins, fondées sur une adhésion mentale, éventuellement non
conscientisée, à des valeurs relatives à des choix sociaux jugés importants, et
dont l’efficacité attendue ne relève pas d’une logique purement empirique qui
s’épuiserait dans l’instrumentalité technique du lien cause-effet ».
La symbolisation permettrait ainsi le passage du jeu au rite. Déjà présent dans les systèmes
de pensée politiques et philosophiques des sociétés primitives, le rite constitue le moyen
pour l’ensemble des individus d’une société donnée de réguler les rapports qu’ils peuvent
entretenir avec tout ce qui, à leurs yeux, les dépasse : le « numineux ». Le surnaturel,
l’imprévisible, la mort sont autant de données sur lesquelles les hommes vont tenter d’agir
par le biais du rite. Bruno Etienne, ancien professeur à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-enProvence, s’exprime à ce sujet de la manière suivante : « L’homme est essentiellement un
être liturgique, cérémoniel, qui a peur du chaos et qui ordonne donc le monde par sa mise
92
en ordre » . La mise en ordre du monde dont l’auteur parle peut s’effectuer de diverses
93
manières par le biais du rite. Le rite, selon la distinction de Marcel Mauss sera positif ou
négatif. Les rites négatifs représentent les diverses interdictions qu’imposera un rite ; ainsi
l’abstinence sexuelle, les tabous, le jeûne, la prohibition d’aliments. Une division est aussi
opérée entre rites sacrés et rites profanes.
b. Le rite dans la tauromachie :
L’intellectualisation du combat entre l’homme et l’animal à partir du XIXème siècle
correspond à l’évolution de sa perception, son passage du jeu vers le rite. Dans la
symbolique qu’universitaires, personnalités puis artistes lui ont rattaché, la proclamation
de la célébration mystique entre la Culture et la Nature, réside la justification d’une
telle catégorisation. Cette dimension symbolique est défendue par les aficionados. Les
détracteurs antitaurins, à l’inverse, refusent d’admettre toute symbolique derrière un jeu
cruel et inutile. Ils dénoncent la création pure et simple d’une tradition taurine par la reprise
91
92
93
Claude RIVIERE, Les rites profanes, Presses Universitaires de France, 1995.
http://www.torofstf.com/pagesinvites/241108pierobon.html
Marcel MAUSS, La fonction sociale du sacré, Paris, Editions de Minuit, 1968
Andrieu Guilhem - 2009
43
L’existence de la corrida au XXI e siècle
de concepts anthropologiques antiques (mithriacisme, culte du taureau de Cybèle), et la
confection d’une symbolique autour de la fiesta de toros.
Si la symbolique de la tauromachie fera l’objet d’un chapitre ultérieur, nous pouvons
d’ores et déjà identifier plusieurs rites annexes.La codification de la corrida doit dans
cette optique être comprise comme un remède à l’angoisse face à la mort, au danger. La
détermination de codes, rites, rassure par son aspect protecteur.
Divers rites, de passage ou autres, émaillent le monde de la tauromachie :
- L’habillage du torero quelques heures avant la corrida constitue un premier rituel
identifiable. En effet, il signe le passage de l’homme ordinaire au héros. Cette opération
prend du temps tant le costume de lumières est serré et est collé à la peau pour limiter au
maximum les possibilités d’entrée de la corne. André Viard, ancien torero, revient sur cet
instant particulier dans Comprendre la corrida
94
:
« Si l’héroïsme ne peut vaincre la mort, il dispense au moins de l’attente et emplit
d’une euphorie fataliste qui occulte la peur et permet de vivre au présent. Alors,
comme si la prière pouvait infléchir la destinée, pour tromper l’attente et distraire
sa peur, on s’enferme dans la routine de gestes dérisoires que l’on enrobe de
grandeur. Rituel immuable offrant à l’absurde un cadre formel, à l’irrationnel une
liturgie méticuleuse, à l’intelligence un échappatoire hypnotique, prélude à l’état
de transe […] A mesure qu’il revêt la tunique du héros, pris d’une fureur sacrée
et d’une euphorie meurtrière qui le poussent à la conquête, l’homme civilisé
régresse et l’humain prostré devient torero […] Habillé de lumière mais habité par
la peur, il offre au regard son âme mise à nu. »
L’auteur, issu du mundillo taurin, parle ainsi lui aussi de rituel pour définir l’étape de
l’habillage. Le torero se coiffe de la montera, chapeau particulier aux deux protubérances
latérales affirmées. Couvre-chef symbolique du torero, son port dans l’arène revêt une
dimension rituelle. La montera souligne les gestes de courtoisie à l’arrivée des toreros aux
arènes, lors du salut à la présidence technique. Le torero lève son chapeau en direction
de la présidence quand il désire le changement de tercio, puis à la fin du second tiers
quand il demande l’autorisation de tuer le taureau. Il peut aussi dédier la mort du taureau
à une personne ou au public, et jette la montera par-dessus son épaule. La manière dont
celle-ci tombe augurerait de la réussite ou de l’échec du matador face à son taureau. Le
caractère rituel de cette codification débute donc par l’habillage du torero. Coiffé de la
montera, le torero doit aussi porter la coleta, mèche de cheveux postiche rappelant les
premiers matadors aux longs cheveux retenus par une résille en chignon. La coleta est
portée par le torero ainsi que sa cuadrilla ; elle est symboliquement coupée lorsque le torero
prend sa retraite (despedida).
La dimension rituélique se retrouve ensuite lorsque le torero arrive aux arènes, puis
combat. La plupart des toreros une fois arrivés à la plaza de toros se recueillent pendant
quelques minutes dans la chapelle des arènes. Les témoignages des matadors confirment
la thèse plus rituelle que religieuse de telles prières avant l’affrontement avec le taureau,
certains d’entre eux s’avouant non-croyants. En effet, ils trouvent dans le silence du
recueillement un instant de tranquillité, propice à la concentration. L’habitude de se rendre
à la chapelle les rassure ; on retrouve ici la fonction même du rite, à savoir la réduction de
l’angoisse face à l’imprévisible.
94
44
André VIARD, Comprendre la corrida, op.cit. p. 154.
Andrieu Guilhem - 2009
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
Les toreros une fois dans l’arène procèdent à une multitude de rituels qui paraîtraient
dérisoires ou insignifiants à tout non-initié, ou qui ne seraient pas remarqués. L’alternative,
moment où l’apprenti-torero devient matador, se réalise des mains de deux toreros aînés
dans la profession ; l’un sera son parrain, l’autre son témoin. Tout au long de sa vie torera
le maestro devra respecter (l’habitude ne le rend-t-il pas instinctif ?) d’autres rites et codes.
L’arrivée des matadors sur le sable de l’arène signale le début du paseo, défilé des
maestros et de leurs cuadrillas selon un ordre très précis. Ainsi le torero qui a débuté le plus
tôt dans la profession (dont la date d’alternative est la plus ancienne) est déclaré chef de
lidia et se place à gauche ; le plus jeune se situe au centre, le second à droite. Chaque torero
qui s’apprête à toréer dans une arène où il n’est jamais allé doit se présenter en enlevant
sa montera lors du paseo, en signe de respect au public et à la présidence technique. Le
paseo terminé, les alguazils, cavaliers portant la tenue des officiers de police de l’époque
95
de Philippe IV et qui ont pour mission de faire respecter les décisions de la présidence,
se voient remettre par cette même présidence les clés du toril
le début de la corrida.
95
96
96
de manière factice : c’est
e
Milieu du XVII siècle.
Lieu où sont enfermés les taureaux avant leur sortie dans l’arène.
Andrieu Guilhem - 2009
45
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Paseo à Dax, France. 17 Août 2008.
Source : Crédits Personnels.
En conclusion de ce chapitre, nous pouvons nous questionner sur la nature de la
tauromachie espagnole. La corrida peut, nous l’avons vu, relever du jeu de par ses diverses
caractéristiques et la codification du combat. Cependant, la mort du taureau génère une
symbolique propre à cette pratique, et entraîne une ritualisation du jeu.
Chapitre Second : Symbolique et esthétique de la
corrida
e
La fascination de plusieurs intellectuels favorables à la corrida depuis le début du XX
siècle a modifié le discours inhérent à la corrida : à une quête sempiternelle de la gloire,
46
Andrieu Guilhem - 2009
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
une exaltation du nationalisme dans un spectacle violent, s’est substituée une symbolique
plurielle. Elle permet d’analyser la tauromachie à travers plusieurs grilles de lectures : les
approches religieuse, érotique, agonistique constituent autant d’angles de compréhension
de la corrida (A). L’esthétisation du combat à partir de la révolution belmontienne nourrit
l’admiration des aficionados : la sublimation de la violence et de la mort enrichissent la
tauromachie d’une nouvelle lecture artistique (B).
A. La corrida, un « produit hybride et obscur »
97
La symbolique rattachée à la tauromachie est le produit de constructions intellectuelles qui
ont façonné divers décryptages du fait tauromachique. Ainsi, la mort du taureau, si elle
semble représenter la finalité nécessaire à l’affrontement, revêt plusieurs significations selon
les lectures : le retour à un ordre structuré (a), l’accomplissement d’un sacrifice ou d’un
combat (b), la rencontre érotique entre le torero et l’animal (c).
a. Le Triomphe de l’Humanité sur l’Animalité
La tauromachie a connu de profondes mutations depuis le milieu du XXème siècle, évoluant
vers une forme d’affrontement de plus en plus esthétisée. Son essence propre demeure
néanmoins inchangée : la rencontre entre l’homme et le taureau reste un combat entre le
réfléchi et l’instinct, l’Humanité et l’Animalité. Le taureau arrive en piste en représentant la
sauvagerie. Il est l’Etranger, l’intrus qui souhaiterait envahir la Cité. L’animal risque à tout
moment de semer la terreur dans le groupe, les aficionados, le public. Protégés dans les
gradins, les spectateurs ont délégué au torero la mission d’affronter la bête.
Le matador est donc, au-delà de son propre plaisir à aller défier le taureau de combat,
mandaté par les aficionados. C’est avec ses qualités « humaines », à savoir sa force
mentale (courage, abnégation) et pratique (technique de toréer, expérience du taureau,
connaissances empiriques) qu’il va tenter d’affronter le taureau. Après avoir, dans un
premier temps, maîtrisé, contrôlé la fougue de son adversaire, il pourra ensuite le dominer,
domestiquant ainsi l’animal sauvage en le réduisant à sa volonté.
La notion espagnole de lidia prédomine ici : elle peut se traduire par l’ensemble des
actions que le torero réalise pour mener son combat, en mettant en valeur les qualités
premières de son opposant. Ce combat est divisé en trois temps, ou tercios, qui régulent le
déroulement de l’affrontement. Robert Bérard établit un lien entre ces trois temps de la lidia
et les séquences du mythe taurin. Le premier temps serait ainsi caractérisé par l’irruption de
la bête, le sauvage faisant son apparition dans le milieu civilisé, l’inorganisé dans l’organisé,
le chaos dans le structuré. La foule, bien que rassemblée dans un lieu circonscrit, clos
et rassurant, n’est alors plus protégée par la Loi, qui régit l’ensemble des actions dans
une société donnée. L’intrusion du sauvage doit être régulée, le peuple doit être sauvé. On
retrouve ici le mythe du torero-héros, à la morale exceptionnelle. Elu représentant du peuple,
il doit faire revenir le monde au cyclique, à l’ordinaire, l’habituel, en matant l’animal. L’usage
délibéré du terme « mater » renvoie au terme générique attribué à cet émissaire chargé
de vaincre le taureau : matador, de l’espagnol matar, qui signifie tuer. Cette appellation
consacre le principe premier de la corrida : dominer, puis tuer l’animal.
Paré de l’habit de lumières, le matador se distingue des peones, les manœuvres, aux
costumes moins chatoyants et aux responsabilités moindres. Il est l’unique homme investi
97
Expression de François ZUMBIEHL, Le discours de la corrida, op.cit.
Andrieu Guilhem - 2009
47
L’existence de la corrida au XXI e siècle
de cette mission salvatrice, et a reçu l’accord des Autorités (la présidence technique des
arènes) de combattre. Aficionados comme professionnels le reconnaissent : il constitue
le Héros doté d’une maîtrise exceptionnelle, en qui ils ont délégué leur propre volonté de
triompher du chaos. Le torero se voit à ce propos appelé maestro, maître, par le public et
la cuadrilla. Il est censé représenter celui qui connaît le mieux les taureaux, leur lidia.
La mise à mort marque le triomphe de l’Homme (comme de l’homme, le torero) sur
l’Animal, la victoire sur les peurs archétypales. Longtemps considérée comme l’unique
intérêt du spectacle taurin, le torero s’efforçait une fois le taureau sorti du toril, de placer
le taureau de manière convenable pour le tuer loyalement. La tauromachie d’aujourd’hui
privilégie la recherche d’esthétique à travers la construction de séries de passes liées ;
98
la mort du taureau constitue toujours pourtant « la minute de vérité » , l’achèvement du
combat. Loin de consister en une simple éxécution de la bête l’estocade concentre public
99
comme torero dans un moment charnière, le « prolongement naturel du combat » . Une
mauvaise mise à mort, longue et mal placée à la suite d’une faena pleine d’émotions, a de
fortes chances de réduire les possibilités de triomphe du torero. Celui-ci pourrait même être
sifflé pour n’avoir su être matador, au sens premier du terme, quand bien même il eût su être
torero. A l’inverse un torero qui a tué loyalement d’une grande estocade bénéficiera, malgré
une faena moyenne, du respect du public pour avoir su exalter ce même respect du taureau
en n’ayant pas fui devant les cornes. La loyauté de cette mise à mort repose en effet sur
le principe suivant : se présenter au taureau de face, et non plus de côté comme le torero
avait pu le réaliser pour leurrer le taureau dans le jeu de passe ; offrant à son adversaire une
passe de muleta avec la main gauche le torero devenant matador avance simultanément le
bras droit pour estoquer la bête. Le maestro, en plongeant sa main droite, détourne ainsi,
pour la première fois du combat, son regard de celui du taureau, au moment même où il se
100
situe le plus près des cornes, « dans le berceau », qui comme l’a souligné Florence Delay
de l’Académie Française peut à tout instant devenir le tombeau du matador.
b. La corrida, sacrifice ou combat ?
Nous avons pu établir l’ambiguité de la tauromachie dans le premier chapitre de cette
seconde partie, dans la mesure où des éléments du rite côtoient des constituants du jeu. De
même, s’il est admis que la corrida présente les caractéristiques du rite profane, la mort du
taureau représente une symbolique particulière, perceptible tout autant comme un sacrifice
que comme l’achèvement d’un combat loyal.
Francis Wolff analyse ces deux approches dans son ouvrage Philosophie de la Corrida
. L’auteur revient premièrement sur la dimension sacrificielle que certains auteurs ont
pu rattacher à la corrida : si cette thèse est admise par l’anthropologue Julian Pitt-Rivers
qui estime que « les hommes sacrifient le taureau et reçoivent en retour la puissance
102
dont il est le détenteur » , ce dernier hérite des travaux de deux intellectuels français qui
ont développé l’interprétation sacrificialiste de la mort du taureau dans les années 1930,
à savoir Henry de Montherlant et Michel Leiris. Dans Bestiaires (1926), Montherlant, par
101
98
99
100
Francis WOLFF, Philosophie de la Corrida, op.cit., p.112
Ibid, p.113
Emission Bibliothèque Médicis du 20 Juin 2008, La Chaîne Parlementaire- Public Sénat, disponible sur http://
www.publicsenat.fr/cms/video-a-la-demande/vod.html?idE=57558
101
102
48
Op.cit., Chapitre « Pourquoi le taureau meurt », p.95-133.
Cité par Francis WOLFF, op.cit., p.96.
Andrieu Guilhem - 2009
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
l’intermédiaire de son personnage Alban, fait l’apologie de la violence comme vertu virile, en
103
évoquant sa fascination pour le « meurtre bienfaisant…vraiment créateur » . Leiris, comme
104
le rappelle Francis Wolff, reconnaît dans l’estocade l’accomplissement du sacrifice :
« La corrida tout entière, telle un sacrifice, tend à son paroxysme : la mise à
mort, après laquelle peut se produire la détente, comme après la possession
de l’objet désiré, dans l’amour, ou la mort du héros, dans la tragédie… Dans
le cas du sacrifice, ce paroxysme ou maximum de tension, c’est le moment
même de l’immolation… Toute la mort qui semblait, durant des diverses passes,
logiquement réservée au torero, l’estocade la fait passer sur le taureau. Ainsi, le
taureau tué, l’ordre se retrouve restitué et toutes choses remises en place… »
Francis Wolff admet que trois conditions doivent être réunies pour affirmer que la
tauromachie serait un sacrifice profane, parareligieux. La corrida doit premièrement être
un rite. Elle l’est assurément, comme le premier chapitre nous a rappelé la codification
spatiale et cyclique des événements de l’arène. Tout sacrifice induit ensuite l’attribution
d’une certaine valeur à la mort de l’animal ; le taureau est en effet tué dans l’arène car il
a toujours alimenté une certaine représentation divinatoire, sacralisée. Enfin, le sacrifice
doit permettre un transfert de valeur de l’animal à l’homme. La citation de Pitt-Rivers nous
autorise à évoquer un transfert de puissance, force et virilité vers le torero. La corrida
disposerait ainsi des éléments fondateurs du sacrifice, non pas religieux puisque, si une
certaine religiosité est inhérente dans la tauromachie espagnole (le rite catholique), le
sacrifice suppose l’existence d’une divinité à laquelle les hommes sont censés faire offrande
de la victime, un être transcendant à qui serait dédié le bétail immolé. Des éléments
religieux peuvent être perçus dans la codification taurine : Montherlant comme des auteurs
espagnols (Ramón Gomez de la Serna) évoquaient l’analogie de la messe et de la corrida,
en soulignant la ressemblance entre temps de la messe et tercios. De la même manière,
Pablo Picasso établissait un lien entre la messe et la corrida au nom de la mort et du
sang versé : la mort du cheval et du taureau lui rappelaient une métaphore de la Cène et
de la Crucifixion. Ces références intellectuelles sont ainsi contrebalancées par l’absence
d’instance divine qui recevrait l’offrande sacrificielle. La corrida ne saurait être tout au
105
plus qu’un sacrifice profane, ce qui démontre selon Frederic Saumade une « projection
intellectuelle d’un archétype ethnologique sur une réalité rendue ainsi plus suggestive à
défaut d’avoir été éclairée de façon convaincante ».
La tauromachie espagnole, une fois encore, dépasse les définitions d’usage. En effet,
la considérer uniquement comme un sacrifice ferait renoncer à toute lecture du spectacle
taurin comme un combat entre le taureau et le torero. Si la part du rite sacrificiel réside
dans le decorum, la codification et la mise en scène de l’affrontement, attribuant une valeur
cérémonielle à la lutte, l’issue du duel entre les deux acteurs n’est pas prédéterminée. Le
risque de l’accident, de la blessure, voire de la mort du torero rappelle l’incertitude qui plane
sur les arènes : le déroulement normal du combat voudrait que l’homme triomphe, mais
la mort du taureau ne constitue pas un sacrifice à part entière dans la mesure où l’animal
peut déjouer l’ordre apparent en blessant ou tuant le maestro, ou en faisant preuve d’une
bravoure exceptionnelle qui lui permettra la grâce.
103
104
105
Henry DE MONTHERLANT, Les Bestiaires, Paris, Gallimard, Collection Imaginaire, 1999, p.67.
Michel LEIRIS, Miroir de la tauromachie, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1981. Cité par F. WOLFF, op.cit., p.96.
Frédéric SAUMADE, Les Tauromachies Européennes, La forme et l’histoire, une approche anthropologique, op.cit., p.10.
Andrieu Guilhem - 2009
49
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Les différentes perceptions de la mort du taureau dans l’arène se superposent ainsi
aux diverses interprétations données au spectacle taurin. Si la corrida est considérée
comme un rite, la mort de l’animal aura valeur de sacrifice concluant une série de phases
liminaires destinées à préparer le taureau. A l’inverse, si on estime qu’elle est plus un jeu,
l’affrontement entre l’homme et son adversaire apparaîtra loyal et incertain.
c. Lecture érotique de la corrida
Nous reprenons ici partiellement le titre d’un chapitre du livre de François Zumbiehl Le
106
discours de la corrida
, dans lequel l’auteur énonce la dimension érotique et sacrée
du rapport entre taureau, torero et public. Les différentes passes exécutées par l’homme
s’inscriraient dans une parade sexuelle entre les protagonistes du jeu taurin. La charge
fougueuse et virile du taureau contrasterait avec la douceur féminine des gestes du torero.
Les attributs du torero symbolisent, en début de combat, la féminité. L’homme est alors muni
d’une grande cape rose, qu’il va céder peu à peu au profit d’outils de mort, dont l’épée.
Cette évolution traduirait le transfert progressif de virilité de l’animal vers le torero. Les
interprétations divergent cependant à ce sujet, François Zumbiehl estimant que « le torero
garde toujours la fonction masculine, tandis que le toro, quand il est métaphoriquement
107
sexué, occupe la place de la femme » . L’auteur s’appuie sur des témoignages de toreros,
comme Luis Miguel Dominguin ou Antonio Ordoñez, qui voient dans leur rapport avec le
taureau une source d’amour : le travail du torero consisterait en une séduction de l’animal
qui, dominé par l’esprit du matador, se relâcherait et épouserait les charges que l’homme
lui propose. Le ballet entre la passe du torero et la charge du taureau correspondrait ainsi
à une métaphore de l’acte sexuel, conclu par la culmination orgasmique de la mort du
taureau, lorsque torero et taureau, par la main de l’homme qui introduit l’épée dans la
chair de l’animal, ne font plus qu’un. Robert Bérard décrit cet ultime moment de la manière
108
suivante :
« L’estocade finale, cette espèce de pénétration, conclut la parade du désir :
rythme de va-et-vient, suite de rapprochements et d’éloignements alternés,
comme les mouvements du coït. On ne saurait pousser plus avant l’analogie.
Enrobés l’un dans l’autre, les deux adversaires ne se quittent que pour se
reprendre. Il ne s’agit plus de bannir ou de masquer l’angoisse du trépas par un
appel à quelque au-delà, mais de la braver ici-bas dans une transe. »
Cette vision érotique de la tauromachie introduit ainsi le registre esthétique dans
l’affrontement entre le taureau et le torero, qui ne doit pas faire oublier la mort de l’animal.
La proximité entre Eros et Thanatos, rencontre entre l’amour et la mort, fait partie intégrante
du jeu taurin.
B. La corrida, institutionnalisation esthétique de la mort
La tauromachie espagnole que nous connaissons aujourd’hui a été révolutionnée par le
torero Juan Belmonte, le premier à consacrer la primauté de la recherche esthétique sur
le triomphe sur l’animal (a). L’arène devient alors le lieu de sublimation esthétisée de la
106
107
108
50
Chapitre « Lecture érotique et religieuse de la corrida », op.cit., p.225.
Ibid.
Robert BERARD, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.471.
Andrieu Guilhem - 2009
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
109
mort, où l’ « horriblement beau » répond à des canons artistiques établis : la performance,
la construction d’un art éphèmère. La corrida peut alors s’interpréter comme une mise en
scène de la mort (b).
a. La révolution belmontienne du toreo
Juan Belmonte (1892-1962) est considéré comme un torero ayant profondément
modifié le rapport que peuvent entretenir les matadors aux taureaux. Il est en effet le premier,
à partir de 1910, à se soucier d’une certaine esthétique dans l’affrontement qu’il propose au
public. La domination du taureau demeure certes prégnante, et en constitue un préalable.
Mais, au lieu d’éviter constamment la charge du taureau de manière désordonnée, Belmonte
décide de rester immobile le plus longtemps possible, et d’entamer des séries de passes.
La liaison entre chaque passe permet une transmission d’émotions que n’autorisait pas
jusqu’ici la manière conventionnelle de toréer. La lenteur des gestes, la douceur de sa cape
révolutionnent le toreo : la charge brute et virulente du taureau apparaît comme adoucie par
le doigté de l’homme. La multiplication des séries de passes s’inscrit dans une construction
générale où tout détail compte, et ne doit en compromettre la beauté.
La notion de lidia, que nous avons évoquée précédemment, ne représente plus le
cœur du spectacle. Le combat s’efface au profit de la recherche gestuelle, la création de
mouvements esthétiques. Le terme toreo souligne cette tendance : il confirme le fait que la
corrida se serait policée en donnant une majeure importance à la construction d’une œuvre
gestuelle fondée sur les enchaînements de passes, au détriment d’une opposition dure où
le matador n’était pas considéré comme le principal acteur taurin, le picador suscitant alors
109
Expression d’Edmund BURKE, reprise par Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe du XVIIIe au XXIe
siècle, Paris, Connaissances et Savoirs, 2005, préface.
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L’existence de la corrida au XXI e siècle
toute l’attention du public. La définition que donne Robert Berard du toreo, qualifié d’ « art de
transformer un combat contre un toro dans une arène en un spectacle construit, agréable
110
et émouvant » , entérine l’évolution de la tauromachie espagnole.
b. La corrida, mise en scène de la mort
La mention de l’expression « mise en scène » peut à la fois faire référence à la codification
et à l’esthétique de la corrida. Nous analyserons ici le second aspect, la codification
de la tauromachie espagnole ayant fait l’objet de plusieurs approfondissements dans les
chapitres précédents.
La mort dans le spectacle taurin est présente partout. Celle de l’animal doit être
l’aboutissement d’une mise en scène cyclique, qui se perpétue tout au long de l’après-midi
de corrida, et ce, six fois de suite. Celle du torero demeure potentielle, le danger de l’animal
étant permanent. Néanmoins, le spectacle taurin se veut, avec l’évolution de l’affrontement
taureau/torero, agréable aux yeux du public. Le côté macabre de la mort de l’animal ne
doit pas prédominer, mais doit au contraire être effacé par la performance artistique de
l’homme. Le taureau n’est plus uniquement considéré comme un adversaire, mais se révèle
constituer un partenaire de ballet, jusqu’à la mort d’un des protagonistes. La mort du taureau
s’oppose ici à la survie de l’homme, elle représente la chute, l’aboutissement nécessaire
à tout art éphèmère. La tension entre singulier et collectif est ici mise en valeur dans un
rapport dialectique : le public, qui a mandaté le torero, échappe à la sauvagerie animale
et en triomphe. La mort du taureau purifie alors les hommes, comme par catharsis. Si
l’animalité est vaincue, elle a aussi permis le dépassement des facultés purement humaines
en mêlant le taureau à une recherche esthétique contraire à sa nature qui, à sa manière,
a conditionné la réussite ou l’échec du matador. L’imprévisibilité de la corrida alimente le
111
plaisir des aficionados ; la performance artistique d’une faena
est tributaire d’un large
nombre de facteurs, comme la réception du public, les qualités du taureau, l’inspiration
112
soudaine du torero, l’envoûtement du duende
. La construction de séries liées, à l’origine
de « Olé ! » dans les gradins, produit une faena toujours unique, susceptible d’être gravée
dans les mémoires, ou filmée, mais en aucun cas reproductible. Chaque instant, chaque
passe amène inéluctablement le taureau vers son estocade, sans retour en arrière possible.
113
Francis Wolff établit une double origine au toreo :
« Il est à la fois un art de la présentation et un art de la représentation. Ce qu’il
montre est bien réel, ce n’en est pas une reproduction : le taureau est vivant et
le torero n’est pas « en représentation » ; ce qu’il joue, c’est sa vie. Comme tout
art contemporain, il est donc « performance », avec sa part de contingence et
d’aléatoire ; improvisé, il paraît « sans œuvre » puisque celle-ci s’épuise dans
sa réalisation. Le combat réel est parfois sublime, mais le combat sublimé, lui,
obéit aux canons de la beauté. Et comme tout art classique, peinture, sculpture,
littérature, il doit être aussi un art de la représentation ».
110
111
Robert BERARD, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.908.
Faena : ensemble des actes exécutés par le torero durant l’affrontement, et principalement à la muleta lors du troisième
et dernier tiers.
112
113
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Notion difficilement traduisible. Instant de magie qui saisirait le torero par moments et l’envoûterait dans une sorte de transe.
Francis WOLFF, Philosophie de la corrida, op.cit., p.298.
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II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
La corrida est un art violent, puisque le taureau, lui, ne joue pas mais lutte, s’acharne,
s’entête, dans un combat qu’il ne sait pas mortel. La transformation de la charge brute de
l’animal, une fois modelée, va constituer le support de la performance artistique du couple
taureau/torero. Elle est enfin représentation dans la mesure où elle opère une médiation
entre la volonté de vivre du torero, symbolisée par le souci esthétique d’un affrontement
loyal, et la mort programmée du taureau.
Chapitre troisième : Littéraires, Artistes et corrida. La
tauromachie comme objet de fiction
La tauromachie a nourri l’inspiration de nombreux artistes au fil des siècles, qui en ont
modelé une symbolique propre. Le rapport entre corrida et intellectuels doit ainsi être
considéré comme réciproque : la corrida inspire les artistes, qui vont la façonner de manière
à lui imprimer une symbolique propre ou une image particulière. Deux types de fictions sont
à distinguer. Le premier, la fiction littéraire, comprend tous les écrivains qui ont, de diverses
manières, un rapport avec la tauromachie. Certains se sont intéressés à la signification
qu’elle pourrait détenir, d’autres ont rédigé des fictions inspirées de récits de voyage, réelles
corridas, rapports avec des toreros. Le second genre de fiction sera nommé fiction « image
et son », dans la mesure où, bien que diffus et diversifié, il entretient une relation privilégiée
avec le visuel et l’auditif; la recherche esthétique prime sur le sens véritable des œuvres.
Il ne serait pas pleinement objectif d’introduire ce chapitre sur la fascination d’artistes
à propos de la tauromachie, sans citer ses adversaires, ou les personnalités artistiques et
littéraires qui rejettent les valeurs de la corrida. Le sens du terme « fascination » oscille,
comme nous avons déjà pu l’aborder dans la première partie du mémoire, entre la marque
d’une admiration et une peur, un rejet implicite de l’objet. C’est ainsi que nous évoquerons
dans cette partie les rares fictions tauromachiques réalisées par des antitaurins, qui,
principalement, n’occupent que peu le champ artistique d’opposition mais transforment leur
lutte contre la corrida en un engagement politique affirmé. Objets de luttes d’influence, de
récupération par les protagonistes du débat taurin, certains artistes présentent une position
ambigüe avec la tauromachie. Si Victor Hugo, premier adhérent à la Société Protectrice
des Animaux en 1845, ou Emile Zola, qui aurait déclaré « la corrida [n’est], ni un art,
114
ni une culture, mais la victime désignée et des badauds, qui regardent » constituent
des sommités littéraires antitaurines, l’historiographie fait rage pour déterminer la position
d’autres artistes, notamment Goya, et devient une véritable lutte politique.
Nous présenterons ici dans une première partie les auteurs littéraires ayant été fascinés
par la tauromachie (A), puis nous nous consacrerons aux diverses formes de fiction « image
et son » en rapport avec la corrida (B). Cette approche ne saurait se montrer exhaustive,
mais a pour but d’analyser les diverses raisons et projections de la passion aficionada de
certains des plus grands artistes, ou écrivains, de leur époque.
114
L’exactitude de la phrase reste toutefois à confirmer. La source Internet affirmant ces propos est la suivante : http://tous-
citoyens.forumchti.com/les-animaux-et-nous-f39/toro-de-corrida-t3366.htm . Elisabeth HARDOUIN-FUGIER affirme dans Histoire de
la corrida en Europe,( op.cit.) que HUGO ou ZOLA étaient bien contre la corrida.
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L’existence de la corrida au XXI e siècle
A. La corrida dans la fiction littéraire : de l’époque pré-romantique à
nos jours
Les écrivains les plus divers ont choisi de composer des publications au sujet de la
e
corrida, depuis sa codification à partir de la fin du XVIII siècle. Cette fascination pour
le spectacle taurin peut s’expliquer grâce au contexte dans lequel ces auteurs ont vécu.
Ainsi l’Espagne a, pendant l’époque pré-romantique et romantique, fortement attiré les
intellectuels occidentaux, qui ont pu découvrir la corrida et la relater aux lecteurs (a). De
même, la période des Années Folles, à la fin de la Première Guerre Mondiale, a été l’objet
d’un envoûtement pour des formes violentes de spectacles, parmi lesquels la tauromachie
(b). Sa littérature dépasse à présent sa seule description, mais exprime une réelle réflexion
personnelle sur les diverses significations, la portée symbolique de la tauromachie.
a. La découverte de la tauromachie par l’Europe littéraire romantique
e
La corrida espagnole se modernise à partir de la fin du XVIII siècle, par la publication
de traités de tauromachie qui en codifient la pratique. Elle demeure dans un premier
temps un fait de société principalement ibérique, avant de susciter l’intérêt d’écrivains non
espagnols. Le britannique Lord Byron est l’un des premiers à s’y intéresser. Entre 1809
et 1811 il parcourt tout un itinéraire entre l’Espagne Occidentale et le Portugal. Constatant
que les plaisirs espagnols s’opposent de manière manifeste à la morosité des dimanches
115
britanniques grâce à la corrida, il y consacre huit strophes dans ses poèmes. Byron
compare la tauromachie à une lutte des forces civilisées (acteurs, spectateurs, femmes,
chevaux) contre le Mal, le taureau. Ce combat se déroule dans une atmosphère grandiose,
sublimée. L’emploi de ce terme par l’auteur renvoie à sa définition esthétique et théologique ;
la sublimation prend alors le sens d’ « une expulsion de l’univers habituel, un dépassement
116
de soi allant jusqu’à l’extase mais préludant aussi à l’exploration de l’inconscient » .
L’interprétation théâtrale qu’il donne de la corrida ouvre la voie aux récits français ultérieurs
sur le sujet. Encore troublés par le traumatisme de la Révolution Française, les auteurs de
l’Hexagone sont peu enclins aux spectacles violents et sanguinaires.
A partir de la seconde moitié du XIXème siècle l’Europe se passionne pour l’Espagne,
sa culture, son histoire. L’Espagne martyre, dont les représentations occidentales étaient
jusqu’ici modelées par le souvenir des guerres napoléoniennes, devient objet de fascination.
La littérature n’est pas le seul domaine à être influencé par la culture ibère ; ainsi le politique
s’imprègne-t-il aussi de cette attirance pour l’Espagne. Philippe d’Orléans, fils de LouisPhilippe, épouse en 1846 la sœur de la reine Isabelle II, liant de manière quasi dynastique
l’avenir des deux pays. Edgar Quinet par la suite fera part de son admiration et son goût
117
prononcé pour la corrida :
[La corrida n’est] « pas un amusement, c’est une institution. Elle tient au fond
même de l’esprit de ce peuple. Elle fortifie, elle endurcit, elle ne corrompt pas. Si
j’étais espagnol, je me garderais bien de porter, au nom des subtilités nouvelles,
la moindre atteinte à ces jeux héroïques. Je voudrais, au contraire, leur rendre
tout leur lustre ».
115
116
Strophes 72 à 80 dans Childe Harold, 1812.
MERIMEE Prosper, Théâtre, Romans et Nouvelles, Paris, Gallimard, 1978, p.567.
117
Edgar QUINET, Mes vacances en Espagne. Cité par Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe,
op. citatum, p.111.
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II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
Le courant romantique va alors s’emparer de la tauromachie et en diffuser les principes.
Trois célèbres écrivains français l’ont analysée de manière passionnée.
Prosper Mérimée
« Le seul argument que l’on n’ose présenter, et qui serait pourtant sans réplique,
c’est que, cruel ou non, ce spectacle est si intéressant, si attachant, produit des
émotions si puissantes qu’on ne peut y renoncer lorsqu’on a résisté à l’effet de la
première séance »
118
Mérimée est l’un des premiers auteurs français à faire part de ses impressions sur ce
119
spectacle taurin. La lettre fictivement adressée au directeur de la Revue de Paris
, qui
se veut une présentation de la tauromachie espagnole, se fonde sur l’expérience (certes
fraîche) de Mérimée ainsi que sur les débats qu’il a pu suivre à propos de cette pratique
singulière dans les salons des comtes Montijo. Il fait part de son attrait certain pour le combat
entre torero et taureau, en tentant néanmoins de s’en décharger : en effet, Mérimée semble
éprouver une « espèce de honte à avouer ce goût et […] cherche plusieurs graves raisons
120
pour le justifier » .
Il est l’auteur de Carmen, courte nouvelle qui, réadaptée par les librettistes Meilhac
et Halévy, constituera la trame de l’opéra du compositeur et musicien Georges Bizet en
1875. Carmen représente les stéréotypes de l’Espagne de l’époque, telle qu’imaginée par
les Européens romantiques. Le livret de l’œuvre de Bizet fait du combat entre l’homme et
le taureau une métaphore de l’amour. Les gitans y sont présentés comme des apprentistoreros réservés au travail de l’ombre, toréant de nuit à l’abri des regards, orgueilleux de
121
courage. Le courant romantique les institue en « héros des arènes » .
Théophile Gautier
Gautier, au même titre que Mérimée peut être classé parmi les romantiques français.
Feuilletoniste, chroniqueur parisien, il demeure pourtant dans une situation financière
critique, et entame son voyage en Espagne en 1840 dans l’espoir d’en revenir riche.
L’Espagne est alors à feu et à sang, mise à sac. La guerre carliste vient de s’achever, mais
des combats se déroulent toujours en Catalogne pendant le séjour du Français. Des auteurs
estiment que Gautier espérait sans vouloir l’avouer « tirer profit de cette brocante géante qui
[lui] offrirait des livres rares, des tableaux anciens pour un sou, des collections bradées, des
122
statues en bois polychromes » . Il n’en est rien, et Gautier décide ainsi, pour rembourser
ses dettes, de vendre au plus offrant des journaux, ses carnets de voyage. Ses écrits sont
123
un tel succès qu’il les publiera deux ans plus tard, en 1845 .
Fasciné par la mort et la violence, il se passionne pour la corrida. Dans ses feuilletons
pour La Revue de Paris il se confie : « J’avais le cœur serré comme par une main invisible ;
118
MERIMEE Prosper, Théâtre, Romans et Nouvelles, Paris, Gallimard, 1978, p.567.
119
120
121
122
123
Datée du 25 Octobre 1830.
Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida, op.cit., p.112.
Ibid, p.115.
HARTE Yves, « Don Théophile, critique taurin », in Planète Corrida, n°11, juin 2003, p.55.
GAUTIER Théophile, Le Voyage en Espagne, Folio Classique.
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L’existence de la corrida au XXI e siècle
les tempes me sifflaient et des sueurs froides et chaudes me passaient dans le dos. C’est
124
une des plus fortes émotions que j’ai jamais éprouvées » .
Elisabeth Hardouin-Fugier analyse l’œuvre de Gautier en la présentant comme une
125
version moins savante, plus populaire que la description de la corrida faite par Mérimée .
Gautier y propose une lecture charmée de la tauromachie, et par l’expression « atrocités
fascinantes » décrit le combat auquel il a pu assister : « le meurtre, le sang, dramatisés,
transcendés en cérémonie, dépassent le cadre de la violence pour entrer dans celui de
126
la beauté » . Son argumentation portant sur l’esthétisation d’une violence primitive (le
combat entre un homme et un animal) représente l’intérêt majeur de ses œuvres relatives
à la corrida.
Alexandre Dumas
Dans De Paris à Cadix, l’auteur revient sur le voyage qu’il a pu réaliser en Espagne en
1846. Ayant assisté à des corridas à Madrid, il établit à travers son ouvrage un lien entre
la tauromachie et le théâtre, dans la mesure où, des spectacles qu’il a pu voir, la corrida
127
« exploite et porte tous les effets possibles à leur paroxysme scénique » . Dumas s’émeut
d’une telle mise en scène : costumes, codification du spectacle,etc.. Le combat en lui-même
l’impressionne. Il s’avoue passionné par le comportement du torero et sa faculté à dominer
le taureau.
Ces divers représentants français du courant romantique du XIXème siècle ont
constitué pour la tauromachie espagnole des promoteurs incontestables de cette pratique
culturelle de l’autre côté des Pyrénées. La reprise de leurs propos par les journaux et revues
de l’époque a ensuite été le véhicule à l’origine de la fondation d’un débat subséquent entre
les partisans de la tauromachie et ses détracteurs.
e
b. Littérature du XX et corrida : des Années Folles à nos jours
e
La corrida devient au XX siècle un véritable objet d’étude, les auteurs ne se limitant
pas, comme le courant romantique a pu le faire, à décrire de manière enthousiaste les
jeux taurins. Elle est tout d’abord analysée comme particularisme national, l’expression
identitaire de l’Espagne. Le récit Arènes sanglantes (1909), de Vicente Blasco Ibañez
(1867-1928), séduit de nombreux occidentaux désireux de s’initier à la passion taurine.
L’écrivain espagnol y décrit, en utilisant plusieurs stéréotypes relatifs au mundillo taurin,
l’histoire d’amour d’un torero et d’une aristocrate hispanique. Certains auteurs européens
vont alors tenter de proposer une vision symbolique et philosophique de la corrida,
fascinés par la puissance du taureau et son affrontement avec l’homme. Des interprétations
différentes de la tauromachie sont ainsi proposées au lendemain de la Première Guerre
Mondiale, influencées par la violence des combats. Les mentalités sortent traumatisées
par la guerre à peine finie, comme le prouve l’agressivité de plusieurs écrits. Henry de
Montherlant (1895-1972), précédemment évoqué, développe l’interprétation sacrificielle de
la mort du taureau. Disposant de solides connaissances taurines (il fréquente les arènes
depuis l’âge de quinze ans), il affirme dans son ouvrage Les Bestiaires (1926) la nécessité
124
125
126
127
56
HARTE Yves, op.cit., p.56.
In Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.115.
Citation tirée de L’Artiste de Th. Gautier, mentionnée par Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, op. citatum, p.116.
Ibid, p.116.
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II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
de la mort du taureau en rappelant le culte de Mithra. La corrida espagnole en serait l’héritier
lointain, dans la mesure où elle impose le sacrifice du taureau comme finalité. Certaines
de ses phrases nourrissent la polémique : « Ce taureau, un bijou, un amour ! Comme on
128
voudrait le tuer » . Montherlant va jusqu’à parler d’une véritable jouissance sexuelle qui
dépasserait tout rapport que pourrait avoir l’ensemble des individus, lorsque le matador,
dans son ballet avec le taureau, lui inflige des blessures puis le tue. La mort du taureau, par
opposition, nourrirait l’instinct vital de l’homme.
« Du sang et de la mort, nous en avons à loisir, sang et mort des toros, mort et
sang des chevaux. Sang qui ruisselle, brillant et brûlant, sang dont le sable alerté
se saoûle ! Mort dans les yeux, mort énergique ou chancelante, mort qui s’attarde
et refuse, mort triomphante et triomphale, dans la joie du soleil et des choses ».
L’écrivain se retirera progressivement de la corrida, estimant à la fin de sa vie qu’elle ne
deviendrait plus qu’un spectacle commercial.
129
Michel Leiris, dans Miroir de la Tauromachie , reprendra l’argumentation d’Henry de
Montherlant et parcourra un cheminement identique à celui-ci. Tour à tour passionné puis
opposé à la corrida, il considère la corrida comme un mélange d’érotisme et de sacré, tente
de l’interpréter et la décrire comme si lui-même risquait sa vie, selon Robert Bérard : « Pour
délivrer à son œuvre un gage d’authenticité et accéder à la beauté, l’écrivain doit se mettre
130
lui aussi en danger pour toréer les mots » .
La corrida a aussi invité à la douceur durant les Années Folles : des poètes sont à la
même période inspirés par la corrida. Federico García Lorca (1899-1936) est intimement
lié au torero Ignacio Sánchez Mejias lorsqu’il en apprend la mort dans l’arène, en 1935.
Il compose un chant en quatre parties, intitulé Llanto por Ignacio Sànchez Mejias, en
hommage à son ami disparu. Ces poèmes se veulent une exaltation de l’héroïsme espagnol
symbolisé par le courage du torero jusque dans la mort. La première partie, La Cogida
y la muerte (« la Blessure et la mort ») alterne alexandrins et refrain octosyllabique en
répétant de façon obsessionnelle l’anaphore « À cinq heures de l’après-midi », heure de la
131
corrida, et de la mort du torero . La deuxième, La Sangre derramada (« le Sang répandu »)
exprime l’instant où le matador reçoit le coup de corne fatal. La troisième Cuerpo presente
(« Présence du corps ») voit l’auteur se lamenter à la vue du corps inerte du torero sur le
sable des arènes. Enfin, la quatrième et dernière Alma ausente (« Absence de l’âme »)
médite sur la détermination du poète à vaincre sa peine par ce chant.
Le poète français Jean Cocteau (1889-1963) assiste à sa première corrida vers 1910.
132
Ce n’est que bien plus tard, en 1957, qu’il composera La Corrida du Premier Mai , ouvrage
dans lequel il développe sa vision de la tauromachie : un rite puissant, symbole de « trouble
133
sexuel archaïque et fertile, [le] surgissement sauvage de la beauté et de l’émotion » .
La tauromachie a aussi passionné des écrivains dont rien ne les prédestinait à la
découvrir. Ernest Hemingway (1899-1961) apprécie l’Espagne, et la raconte dans plusieurs
128
Henry DE MONTHERLANT,Les Bestiaires (1926) op.cit., p.67.
129
130
131
Op.cit.
Robert BERARD, Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.600.
Cité par Jack Randolph CONRAD, Le culte du taureau, De la préhistoire aux corridas espagnoles, Paris, Editions Payot,
1978, P.204-205. Disponible en annexe.
132
133
Jean COCTEAU, La Corrida du Premier Mai, Paris, Les Cahiers Rouges, Editions Grasset, 1957
Robert BERARD, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.599.
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L’existence de la corrida au XXI e siècle
de ses romans. Le Soleil se lève aussi (1926), il dresse un portrait des fêtes populaires
de la San Fermin de Pampelune, qu’il va contribuer à populariser. Il y aborde la question
de la corrida, en introduisant le personnage d’un torero à succès, Pedro Romero, qui
tombe amoureux de Brett, mariée à un vétéran américain de la Première Guerre Mondiale
impuissant. Le matador, capable de tutoyer la mort dans son métier, incarne un être
extraordinaire, au-dessus des autres autres personnages. Le second roman tauromachique
d’Hemingway se nomme Mort dans l’après-midi (1932), pour lequel l’auteur a assisté à plus
de trois cent corridas. Le britannique y dépeint les exploits des plus grands toreros du début
du siècle (Juan Belmonte, Joselito,etc..), en s’intéressant aux différents comportements du
taureau. Véritable apologie de la tauromachie, cet ouvrage invite à méditer sur la question
de la mort et de la peur du torero dans l’arène : « La course de taureaux est le seul
art où l’artiste est en danger de mort et où la beauté du spectacle dépend de l’honneur
134
du combattant » . L’ultime livre de l’écrivain en rapport avec la tauromachie s’intitule
L’été dangereux (1960), et décrit de manière chronique l’affrontement entre deux des plus
grands toreros d’après-guerre, Luis Miguel Dominguin et Antonio Ordoñez. L’œuvre taurine
d’Hemingway se partage donc entre récits totalement dénués d’interprétation, et réflexions
plus abouties sur la signification de cette pratique culturelle.
Français, Espagnols ou autres, plusieurs écrivains ont ainsi tenté de raconter le plaisir
taurin qu’ils ont pu découvrir. La fascination de ces auteurs peut être appréhendée de façon
ambivalente, étant à la fois admiration, réflexion ou (puis) rejet, comme Montherlant ou Leiris
l’ont reconnu.
B. La fiction « image et son »
Nous allons à présent analyser certaines œuvres d’artistes reconnus ayant trait à la corrida.
Non uniquement apologétiques, les fictions proposées dans cette partie entretiennent des
rapports variés avec la corrida. La nature de ces travaux s’avère si diversifiée qu’une
division par catégories de fictions s’impose : ainsi la fiction purement visuelle (peinture,
photographie, haute couture) sera premièrement abordée (a), avant que notre étude ne se
consacre (b) à la représentation imagée et auditive de la tauromachie (cinéma, musique,
opéra).
a. La fiction visuelle et la corrida : peinture, photographie, haute couture.
135
La fiction visuelle, dans ses rapports à la tauromachie, s’articule autour de trois grands pôles
que sont la peinture, la photographie et la haute couture.
Peinture
La peinture constitue la plus ancienne de ces manières d’exprimer son identité, son
attachement à une cause, ici la corrida. Moyen d’affirmer son admiration pour cette
pratique culturelle comme d’en dénoncer la brutalité, le travail pictural ayant comme objet
la tauromachie s’avère diversifié. Le jeu de lumières de l’arène, les couleurs vives des
costumes des toreros, du sang du taureau, nourrissent l’intérêt des peintres.
134
135
Cité par Marine DE TILLY, Corridas, de sang et d’or, op.cit., p.97.
Dans un souci de clarté et de facilité de lecture, les tableaux ou œuvres présentés dans cette sous-partie sont insérés
dans le dossier annexe.
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II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
Francisco de Goya (1746-1828) a représenté dans plusieurs tableaux les premiers
jeux taurins codifiés. Pour lui, ce spectacle s’avère être un drame violent et sanguinaire,
à l’origine d’une peinture tourmentée. Comme dans ses peintures plus générales, la
mort se révèle omniprésente dans les œuvres taurines du peintre, qui relate les violents
affrontements entre taureaux et hommes. La série Tauromaquia (1815) a longtemps été
considérée comme l’emblème identitaire de l’hispanité. Composée de trente-trois gravures,
elle a pour ambition de brosser une histoire de la tauromachie ; Goya y dépeint l’apparition
des Maures, qui utilisent leurs burnous comme capes ; les jeux taurins aristocratiques ;
les débuts de la corrida à pied par des Sévillans miséreux. Les ultimes planches de la
série relatent les exploits des toreros les plus célèbres de l’époque, ainsi que la mort du
136
matador Pepe Hillo , survenue en 1801 à Madrid. Le gris et le noir dominent l’ensemble
des gravures. L’authenticité de ces œuvres demeure toutefois difficile à établir. De plus,
l’afición de Goya est sérieusement remise en cause par les déclarations des anticorridas,
qui s’appuient sur de récents travaux réalisés à l’occasion d’une exposition au Musée du
Prado de Madrid, en 2001. Le peintre, contrairement à l’historiographie qui avait pu entourer
ses tableaux taurins, aurait réalisé ces gravures pour dénoncer la violence de l’homme
envers l’animal. Les diverses techniques de peinture, l’utilisation du burin ou de la pointe
sèche comme le contraste entre bandes sombres et bandes blanches, constitueraient autant
de discrets signaux visuels de la souffrance animale. Elisabeth Hardouin-Fugier s’insurge
ainsi contre une interprétation pendant trop longtemps réductrice, véhiculée par les grands
137
musées espagnols .
Le courant romantique succède aux sombres gravures de Goya. Edouard Manet
(1832-1883) est l’un des peintres représentant cette école de peinture. De la même manière
que Mérimée, Gautier ou Dumas ont pu exalter l’Espagne au travers de leurs récits, Manet
visite la péninsule ibérique en 1865 et loue la dramaturgie du spectacle taurin. Esquissant
des croquis pendant l’affrontement de l’homme et du taureau, il s’en inspire pour composer
138
certaines toiles aujourd’hui célèbres. La corrida
(1865-1866) est issue d’un ensemble de
quatre tableaux décrivant les différentes phases du combat. On peut y apercevoir un taureau
chargeant un cheval encorné, tombé au sol ; les toreros tentent d’intervenir, devant les yeux
d’une arène pleine. La violence du trait, les teintes vives du tableau sont caractéristiques
de la fascination romantique pour la tauromachie. La mise en scène du drame est étudiée
par Manet, qui, dans une seconde œuvre, Le Torero mort (1864-1865) loue le courage des
matadors, leur héroïsme jusque dans la mort. Il est le fragment principal d’un tableau plus
important, intitulé Episode d’un combat de taureaux, qui a été découpé et divisé. La mort du
torero, au centre, éclairant de la pâleur de sa peau un décor sombre, y est scénarisée dans
la plus pure dramaturgie romantique. La passion de Manet pour la corrida, si brève fut-elle,
est donc symbolisée dans ses tableaux par l’attraction pour la mort, la souffrance.
La période moderne, puis contemporaine, qui coïncide avec l’esthétisation de la
tauromachie, voit évoluer la manière de peindre la tauromachie. La signification, comme
dans les courants littéraires des Années Folles, de la corrida prend le pas sur la description
des « fascinantes atrocités » narrées par Théophile Gautier. Salvador Dali ou Pablo Picasso
constituent ici les chantres de cette nouvelle compréhension du spectacle taurin. Picasso
(1881-1973), à l’inverse de Manet, a peint dès son plus jeune âge des représentations de
corridas. Son approche de la tauromachie a toutefois profondément évolué en même temps
136
137
138
Gravure disponible en annexe.
E. HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.98.
Œuvre en annexe.
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59
L’existence de la corrida au XXI e siècle
que le peintre s’adonnait à de nouveaux styles de peintures, tour à tour influencé par le
cubisme, le surréalisme, puis revenant à un style plus épuré. Les œuvres taurines du jeune
Pablo Picasso mettent en scène de façon classique toreros, taureaux et chevaux, dans des
représentations s’apparentant, comme la peinture romantique de Manet, à de pointilleuses
descriptions des scènes de corrida. La période cubiste de Picasso ne comporte que très
peu de peintures taurines, à l’inverse de l’influence surréaliste qui fascine l’auteur entre
1933 et 1937. Le peintre espagnol compose alors une série de gravures, esquisses et
tableaux du Minotaure, figure incarnant le conflit entre l’homme et la femme, la sexualité.
139
La Minotauromachie
(1935) unit l’homme et le taureau dans une même figure. Plusieurs
140
interprétations du tableau ont été données : selon Wilhelm Boeck , Picasso y dépeindrait la
défaite des forces fragiles, symbolisées par la présence d’une jeune fille et de spectatrices,
devant la brutalité et la violence (incarnées par le Minotaure). D’autres y voient, par le
rassemblement de l’Homme, de la Femme et de l’Enfant, la métaphore de la briéveté de
la vie, la fragilité de l’humanité face au surhumain (le Minotaure). Une vision purement
tauromachique de la scène renverrait à une lecture érotique de la corrida, où taureau et
torero sont entremêlés comme le Minotaure de Picasso peut le symboliser. De la même
manière, Corrida : la mort du torero (1934) entrelace dans une scène apocalyptique un
taureau et un cheval éviscéré au milieu desquels le torero, blême voire violet, vient de
mourir. Le torero n’est appréhendé par la peinture surréaliste de Picasso que dans son
rapport à l’animal, sa complémentarité, sa complicité d’un instant. Les gravures de Salvador
Dali (1904-1989) en rapport avec la tauromachie se veulent, comme celles de Picasso, très
différentes de la réalité immédiate.
Dans une dernière période de sa vie, Picasso à un style beaucoup plus sobre, et réalise
une suite de dessins, esquisses, pastels gras, sanguines, ayant pour sujet les diverses
phases de la corrida. Le dessin issu de la série Toros y Toreros (1961), disponible en annexe,
met en scène un picador à l’encre de Chine noire, le rouge ou d’autres couleurs plus vives
étant réservés à l’accident, la blessure. Picasso aura donc été tout au cours de sa vie
influencé par le jeu de couleurs de la corrida, et la symbolique portée par le taureau : l’animal
sauvage qui fait irruption dans la cité, la relation entre la force brutale et la douceur de la
cape, la puissance du combat entre le picador et son adversaire.
Parmi les peintres contemporains, le Colombien Fernando Botero (1932- ?), aficionado
reconnu dans le mundillo taurin (il a réalisé les affiches de plusieurs férias taurines, dont
Dax en 2006), compose des œuvres caractéristiques et singulières, de par le caractère
boursouflé des matadors et des picadors qu’il peint, lesquels affrontent des taureaux obèses
141
devant des spectateurs eux aussi extrêmement gonflés . L’écrivain français Jean Cau
142
dépeint ainsi l’œuvre de Botero :
« Comme tout ce qu’il peint – qu’il s’agiss d’hommes ou de femmes nus,
de généraux, de prélats, de danseuses, de pommes ou de corridas – ce qui
l’intéresse, au sens fort, ce qu’il veut parce que sa volonté sensible un jour
prit ce chemin, c’est remplir un énorme espace pictural d’énormes choses
ou créatures. Remplir jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’air, plus de place pour
139
140
141
142
Œuvre en annexe.
Picasso, Paris, Flammarion, 1955
Voir La corrida (2002), de Fernando BOTERO.
Jean CAU, Botero aux Champs-Elysées, La corrida au grand palais, Catalogue de l’exposition conçue par la Mairie de
Paris et Didier Imbert, 1992, p.9-10.
60
Andrieu Guilhem - 2009
II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
l’impromptu. […] Avec Goya et Picasso éclate le conflit, l’affrontement, la rage
de la lutte. La tragédie, en un mot, explose et nous déchire. Des lumières d’orage
noir descendent sur l’arène où des machos –hommes et fauves- en décousent.
Botero, au contraire, nous apaise et gonfle toute réalité de non-violence. Il se
désengage dans l’apesanteur d’une danse, d’une étreinte où l’adversité est
absente. Ses combattants pèsent leur poids de paix. Nulle fureur, nul pathétique.
La mort, ici, n’est que repos, sommeil angélique des toreros tués auxquels ne
manque qu’une sucette dans la bouche et, dans le dos, une paire de petites ailes
écrasées sous leur masse étendue ».
Photographie
La corrida devient l’objet de clichés instantanés dès les origines de la photographie, à la
e
fin du XIX siècle. Ce n’est toutefois qu’au sortir de la Seconde Guerre Mondiale qu’une
distinction s’opère entre reportage photo et art. L’Arlésien Lucien Clergue (1934- ?) peut être
considéré comme le fondateur de l’art photographique taurin ; célèbre pour ses nus féminins,
il se passionne pour la corrida, qu’il perçoit à travers la vision du combat du taureau, dans
un renversement original. La mort de l’animal relève selon lui du sacrifice. Il la photographie,
l’attend, immortalise les derniers instants du taureau, et, par l’image, le fait renaître dans la
cape d’un grand torero qu’il effleurait encore il y a quelques secondes. L’approche novatrice
de Clergue rejoint par moments les tableaux de Picasso dans la position des corps, leur
143
enchevêtrement, comme la photo El Cordobès, Nîmes
(1965) l’illustre : homme et
animal sont liés, la cape y apparaît comme un flou, voire une frontière entre la vie et la mort.
Lucien Clergue s’est récemment mis à la photographie en couleur et privilégie la technique
144
des surimpressions . Elle consiste à la fabrication d’une image par l’impression multiple
d’une même pellicule en sélectionnant ses propres photographies de corrida, ainsi que
des œuvres d’art (détails de tableaux, sculptures). La rencontre entre toreros et fragments
picturaux marie une pratique culturelle séculaire mais contemporaine, et des passages de
145
l’histoire de l’art régénérés. Son témoignage démontre la lecture érotique et religieuse
que le photographe fait de l’art tauromachique :
Pour la tauromachie, l’idée de départ était les ex-voto déposés dans les églises par les
toreros épargnés par la corne meurtrière du taureau où le Christ jette son linge à la tête du
taureau pour détourner son attention de l’homme qu’il voulait encorner.
Le photographe arlésien expose actuellement dans sa ville, à l’occasion du
quarantième anniversaire des « Rencontres d’Arles », de nouveaux clichés autour du sacre
d’Eros et de Thanatos.
Haute Couture
L’évocation des artistes ayant un rapport avec la tauromachie ne saurait être complète
sans mentionner Christian Lacroix, haut couturier arlésien. Si la corrida représente pour lui
un sujet d’inspiration certain dans ses collections, comme en témoigne plusieurs de ses
vêtements qui mêlent taureaux et toreros dans des teintes très vives, Christian Lacroix a
143
144
145
Voir Annexe.
La photographie Angéliques clarines, passion de Zaragoza, est à ce propos significative de cette technique. Voir Annexe.
http://www.photographie.com/?evtid=118230
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61
L’existence de la corrida au XXI e siècle
aussi manifesté son afición d’une autre manière. En effet, à l’occasion d’une corrida à Arles
en 2005, ce dernier a revisité le sable des arènes en réalisant une fresque éphémère, sur
le terrain d’expression même d’une autre performance artistique, le ballet entre taureau et
146
torero .
b. La fiction image et son : musique, opéra, cinéma
Opéra classique
e
L’opéra classique s’est, par deux fois, emparé du thème taurin au XIX siècle. La
dramaturgie de l’opéra comme de la corrida a favorisé cette rencontre. Le découpage du
combat entre l’homme et l’animal, en trois actes, accentue la similitude. Si le théâtre n’a
147
que très peu abordé la corrida , deux opéras font référence à la tauromachie. Carmen
(1875), de Bizet, s’inspire de la nouvelle (au titre éponyme) de Prosper Mérimée, et dresse
un tableau de l’Espagne et de ses expressions symboliques identitaires, notamment la
tauromachie. Le livret conte l’histoire d’une bohémienne andalouse, Carmen, prétendue
ensorceleuse, entraînant sur ses pas un brigadier qu’elle quittera pour le torero (Bizet
emploie le terme toréador) Escamillo. Tout près de l’arène où triomphe Escamillo, le
brigadier Don José tue Carmen. Cet opéra met en scène de manière métaphorique la propre
mise à mort de Carmen, une corrida où Carmen incarne, d’un premier acte où elle semble
sûre d’elle vers le troisième où elle meurt, le taureau et la fatalité du sort.
De manière moins centrale, La Traviata (1853), de Giuseppe Verdi, évoque le mythe du
courageux torero séduisant les femmes en affrontant les taureaux. L’aria « Di Madride noi
siami mattadori », dans l’acte II (scène 11), raconte les exploits d’un matador prêt à risquer
tous les dangers pour sa bien-aimée ; l’anecdote y est chantée par des bohémiennes et
les invités du bal chez Flora, amie d’Alfredo et Violetta. Cet épisode glorifiant les toreros
constitue cependant le seul moment où la corrida est évoquée par le dramaturge italien.
Musique
Si la musique est intimement liée à la tauromachie (il existe un genre musical taurin,
les pasodobles taurins), elle constitue un moyen d’expression privilégié pour des artistes
engagés, en particulier les antitaurins. Pendant longtemps, la musique de variété, la
chanson populaire, ont fourni des chansons narrant les exploits des toreros, les comparant à
des héros modernes, des personnages séducteurs. Ces créations musicales ne doivent pas
être appréhendées comme des engagements personnels, mais plutôt comme l’introduction
d’un certain exotisme chez des chanteurs (parfois non compositeurs) populaires. Ainsi, Luis
Mariano chante les exploits d’un torero dans une opérette, Andalousie, jouée au Théâtre de
la Gaîté-Lyrique à Paris, entre 1947 et 1949.
146
Des images du paseo de cette corrida sont disponibles en annexe. Il faut noter que Lucien CLERGUE a été l’artiste invité pour
réaliser le décor des arènes d’Arles en 2007.
147
L’une des seules pièces de théâtre ayant trait à la corrida est la récente œuvre de Philippe CAUBERE, intitulée Recouvre-le de
lumière (2003), en hommage au torero français Nimeño II, disparu.
62
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II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
148
Luis Mariano en habit de lumières
La synopsis de l’intrigue use des clichés et stéréotypes sur la corrida : Luis Mariano
y interprète Juanito, marchand de cruches prêt à tout pour conquérir une jeune fille,
Dolorès, en lui offrant un château en gage d’amour. L’homme devient torero en espérant
récolter le succès. Le mythe de l’ascension sociale des matadors opère encore dans une
France en pleine reconstruction morale comme physique, désireuse de comédies lyriques
et heureuses.
En 1966, Dalida entretient musicalement la légende du torero El Cordobès, dans une
149
e
chanson au titre éponyme . Mais la seconde moitié du XX siècle voit aussi émerger
des compositions désenchantant la corrida, et en dénonçant une certaine cruauté. Francis
150
Cabrel, dans La Corrida , reprend l’approche préconisée par Lucien Clergue dans l’art
photographique ; il se concentre sur la vision que le taureau peut avoir de l’affrontement, le
personnifie en le faisant s’exprimer sur l’inutilité de cette lutte. Les paroles de la chanson,
notamment le refrain (« Est-ce que ce monde est sérieux ? ») font part des inquiétudes de
l’auteur sur la mainmise de l’homme sur la planète, interrogeant l’auditeur quant aux raisons
148
149
150
Source : http://www.luis-mariano.com/andalousie/
DALIDA, El Cordobès, paroles de Jean-Max RIVIERE et Gérard BOURGEOIS, 1966.
Francis CABREL, La corrida, 1994. Paroles en annexe.
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63
L’existence de la corrida au XXI e siècle
151
d’être du spectacle taurin. Charles Aznavour avait précédemment innové en centrant son
approche de la tauromachie sur le seul torero, pour produire un effet similaire : faire réfléchir
sur le réel héroïsme de l’homme, la nécessité de mourir ou de tuer un animal dans l’arène.
Cinéma
Une dernière catégorie de fiction mêlant l’image et le son a fait l’objet de réalisations
en rapport avec le monde de la corrida. La tauromachie est même intimement liée aux
e
débuts du cinéma, les frères Lumière proposant déjà au début du XX siècle de courtes
bandes représentant les diverses phases du combat. L’évolution du cinéma correspond
à celle de la photographie ; ainsi, après une fascination des artistes qui se cantonnaient
à une description détaillée du spectacle taurin, les réalisateurs vont l’aborder sous des
angles plus originaux. La corrida va alimenter la veine burlesque entre 1910 et 1950, en
Europe comme aux Etats-Unis. Laurel et Hardy sont à l’affiche des Toréadors (de Malcom
Saint Clair) en 1945, et succèdent à plusieurs bandes comiques au succès inégal. Les
personnages du cinéma d’animation deviennent tous dans l’après-guerre des héros de
l’arène : Dingo, Woody Woodpecker, Popeye, Donald Duck,.. Hollywood s’empare aussi
du thème tauromachique. Si Orson Welles cultiva une grande passion taurine, il ne réalisa
que quelques courts-métrages ou émissions pour la télévision. Cependant, des acteurs
hollywoodiens de renom jouèrent dans des films mettant en scène le monde taurin, comme
Ava Gardner dans Pandora (1950) d’Albert Lewin. Les clameurs se sont tues (1956), d’Irving
Rapper, qui raconte la passion d’un jeune mexicain pour le taureau qu’il a élevé, obtient
l’Oscar du meilleur scénario l’année suivante. Des romans à succès, évoqués dans la
fiction littéraire, sont adaptés à l’écran : Arènes sanglantes (quatre adaptations), Le soleil
se lève aussi (1957, Henry King). Plus récemment, le film Manolete (2007, sortie prochaine
en France), avec Pénélope Cruz et Adrien Brody, remmémore l’histoire d’amour qu’a pu
connaître le célèbre torero avec Lupe Sino, divorcée, qui scandalisa l’Espagne franquiste
jusqu’à la tragique mort de Manolete dans les arènes de Linarès, le 29 Août 1947.
Le cinéma européen n’est pas en reste. Los Golfos, de Carlos Saura, présenté au
festival de Cannes en 1960, détaille les étapes de l’ascension de jeunes garçons prêts à
tout pour devenir toreros ; il « dénonce un mécanisme qui oblige l’individu à se dépouiller du
152
meilleur de lui-même afin de pouvoir accéder à une place dans la société » . En Espagne,
Pedro Almodóvar a introduit le thème de la tauromachie dans des films susceptibles de
toucher un grand public. Dans Matador (1989), Diego Montes, ex-torero blessé dans l’arène,
tue des femmes pour y retrouver cette pulsion qu’il recherchait dans son combat avec
le taureau : la rencontre de l’amour et de la mort, d’Eros et de Thanatos. La dimension
symbolique de la tauromachie se retrouve aussi dans une autre œuvre du réalisateur
castillan, Habla con ella (Parle avec elle), sorti en 2002, dans laquelle il dessine une intrigue
mêlant une torera tombée dans le coma et Benigno, infirmier. Amour et mort y sont là aussi
intimement liés, par l’alternance de scènes romantiques, lyriques (danses, chants quand la
jeune femme torée, effusion de sang du taureau).
La diversité des artistes ayant représenté la tauromachie dans leurs œuvres correspond
donc aux divergences d’appréciation qu’elle peut susciter. Principalement détaillée avec
une fascination brutale, agressive chez les romantiques, son approche a évolué avec le
e
bouleversement de ses fondamentaux classiques au début du XX siècle. L’esthétisation
du combat a influencé une certaine lecture artistique de la corrida mêlant érotisme, mort et
151
152
64
Charles AZNAVOUR, Le toréador, 1965. Paroles en annexe.
Robert BERARD, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.394.
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II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie
religion. L’intellectualisation de la portée symbolique du spectacle taurin et la récupération
partisane d’artistes est devenue indissociable du débat entre défenseurs de la tauromachie
et opposants les plus fervents.
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65
L’existence de la corrida au XXI e siècle
III. La corrida comme objet de débat
dans l’espace public
Nous avons pu déjà voir à de nombreuses reprises que le débat sur la corrida porte non
seulement sur la mort du taureau, mais également sur la symbolique qui lui est rattachée.
L’opposition entre défenseurs et adversaires de la tauromachie s’est longtemps cantonnée à
la seule péninsule Ibérique, mais tend désormais à s’étendre en raison de plusieurs facteurs
divers, comme l’institutionnalisation de l’Union Européenne, les nouvelles sensibilités
inhérentes à la société post-moderne ou l’avènement d’une presse internationale à même
de relayer informations et discussions à l’autre bout de la planète.
Le débat, bien que sempiternel, est d’actualité tant les attaques contre la corrida se
montrent virulentes, au point que la tauromachie espagnole semble vaciller au cœur même
du territoire de la Fiesta Nacional. Récemment, le peuple catalan s’est mobilisé pour signer
une pétition prônant l’abolition de la corrida en Catalogne ; les signatures ont été soumises
au Parlement de la province (Xunta), qui devra déterminer dans l’hémicycle du sort de cette
initiative populaire. Les propositions des antitaurins ne restent pas lettres mortes, et la fin
de la corrida pourrait ne plus constituer une fiction ; la statue du mythe taurin disposeraitelle de pieds d’argiles ?
Les taurophiles veulent croire que non, et, par un effet miroir, tentent de parler d’une
même voix. Leur récente organisation en des cercles de défense de la tauromachie
témoigne d’une mobilisation réactive, la recherche d’un antidote face au mal antitaurin
toujours plus sophistiqué et résistant. Les propositions émises par les deux bords paraissant
inconciliables, le débat s’avère de plus en plus violent ; antitaurins et partisans de la corrida
n’hésitent pas à asséner des coups bas à leurs adversaires respectifs. L’argumentaire
autour de la tauromachie se retrouve dénaturé et appauvri par de telles hostilités qui se
révèlent inconstructives et au contraire annihilent toute velléité de dialogue.
Après avoir défini dans un chapitre introductif les éléments constitutifs d’un débat public
(A), nous reviendrons sur l’évolution des arguments antitaurins à la lumière de celle des
représentations de la société occidentale (B). Les deux derniers chapitres proposeront un
panorama des divers protagonistes, antitaurins (C) et taurophiles (D), en étudiant leurs
modes d’action et revendications.
Chapitre Premier : Débat public, médias, tauromachie
Un chapitre indiquant les éléments nécessaires à la compréhension du débat public actuel
autour de la tauromachie semble indispensable avant de présenter les arguments avancés
par les diverses parties. Le débat autour de la corrida espagnole se forme, puis se nourrit
de la relation entretenue entre les acteurs et les journalistes. La presse façonne le débat,
l’oriente de manière subjective sans pour autant afficher clairement un point de vue défini sur
la question. La présence d’intérêts privés dans la conduite des lignes éditoriales conditionne
le rapport à l’objet. C’est le constat que faisait dès les années 1960 Jürgen Habermas,
66
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
philosophe allemand de la seconde Ecole de Francfort, dans L’espace public, Archéologie
153
de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise . La lecture de
cet ouvrage permet un décryptage intéressant de l’analyse de la corrida réalisée dans
les médias occidentaux, sous ses formes les plus diverses : presse écrite, audiovisuel,
nouveaux moyens de communication (Internet). Ainsi, si nous assistons à un déclin des
fonctions critiques de la sphère publique dans un cadre général (A), une focalisation sur la
tauromachie rendra compte de ce phénomène diffus en le nuançant toutefois (B).
A. L’évolution du débat public
Nous procéderons dans cette sous-partie à une analyse historique du concept de débat
public, qui sous-tend l’émergence d’autres termes que nous définirons : espace public,
e
sphère publique, opinion publique. Le développement de la presse à partir du XVIII siècle
a entraîné la constitution d’un véritable espace public en Europe occidentale (a). Les
structures contemporaines de l’espace public ont néanmoins été modifiées, et ont contribué
à la collusion d’intérêts privés et publics dans les médias actuels (b). Des commentaires et
critiques visant à renouveler, ou réactualiser le point de vue de Jürgen Habermas seront
étudiés dans une troisième et dernière sous-partie (c).
a. L’émergence du principe de publicité à l’origine de la naissance de
l’espace public
Jürgen Habermas tente, dans la première partie de son ouvrage, de définir la notion
de sphère publique, pour ensuite aborder la naissance d’un véritable espace public.
Selon lui, la sphère publique n’est pas uniquement la sphère de l’opinion publique, qui
s’opposerait au pouvoir ; il considère au contraire que les organes de l’Etat ou les media
comme la presse sont au service de la communication au sein du public. Le terme a
été modelé par diverses périodes historiques. Au Moyen Age, la distinction opérée entre
public (publicus) et privé (privatus) ne se veut pas contraignante : « la sphère publique ne
saurait apparaître au sein de la société féodale du Moyen Age comme un domaine propre,
154
séparé d’une sphère privée » . Néanmoins, on y retrouve les premiers éléments d’une
publicité. L’attribution d’insignes, d’attitudes, d’une allure ou d’une rhétorique particulière à
la chevalerie et l’aristocratie marque l’émergence d’une sphère publique stratifiée fondée
sur la représentation. L’évolution des sociétés occidentales coïncide avec l’apparition d’une
nouvelle forme de sphère publique, fondée sur la domination culturelle comme économique
de la bourgeoisie. A l’intérieur de celle-ci vont se développer des lieux d’échange et de
discussion entre lecteurs, spectateurs et auditeurs, à même d’influencer décisions politiques
e
et goûts littéraires. Les clubs et les salons représentent à partir du XVII siècle les lieux
d’expression de la publicité ; la rapide médiatisation de la littérature puis de la presse amplifie
ce phénomène pour aboutir à une institutionnalisation des systèmes de critique. La publicité
devient un principe de contrôle sur le pouvoir de l’Etat absolu, jusqu’alors peu soucieux
des opinions diffuses du peuple. Habermas s’inspire ici d’Emmanuel Kant, qui voit dans les
Lumières le moment où l’homme va se dégager de son état de tutelle, et développer une
153
154
Paris, Editions Payot, 1962.
Jürgen HABERMAS, op.cit., p.19.
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67
L’existence de la corrida au XXI e siècle
raison critique qui requiert la publicité, c'est-à-dire la « capacité à se mettre à la place de
155
tout autre, et l’exposition d’une idée à son usage public » .
L’émergence du principe de publicité constitue l’origine d’un véritable espace politique,
ou espace de médiation entre la société et l’Etat : l’ « opinion publique » peut être considérée
comme le produit de cette médiation. L’espace public peut ainsi être défini, en philosophie
(car la notion revêt à présent un sens différent en urbanisme ou en sciences humaines)
comme « la sphère intermédiaire qui s’est constituée historiquement, au moment des
Lumières, entre la société civile et l'État[..], le lieu, accessible à tous les citoyens, où un
156
public s'assemble pour formuler une opinion publique » . Il est la condition première
indispensable au développement d’un réel espace politique, non plus seulement lieu de
discussion, mais aussi de décision émanant de critiques rationnelles. Cet espace politique,
qui a toujours existé, s’étend avec le processus de démocratisation en Europe Occidentale
e
à partir de la fin du XVIII siècle. Il est le point de rencontre des opinions privées, le produit
de divers points de vue d’ordre privé en une seule opinion globale émergeant dans la sphère
publique.
b. Le déclin de la fonction critique de la sphère publique
Les avancées démocratiques influencées par le courant des Lumières seraient aujourd’hui
remises en question par la transformation des structures de l’espace public au cours du
e
157
XX siècle. En effet, nous assisterions à une « reféodalisation de la sphère publique » ,
marquée par l’interpénétration des domaines privés et publics. L’Etat mue progressivement
vers une structure de type Etat-Providence, et délègue, transfère certaines tâches qui lui
incombent vers des entreprises ou des associations soumises à un régime de droit privé ;
les frontières entre sphère publique et sphère privée sont ainsi constamment effacées. De
même, la légitimité même de l’Etat-Providence, dans les diverses aides ou contributions
qu’il est susceptible d’apporter à ses citoyens, redéfinit les limites entre sphères privée et
publique en accroissant l’intervention de l’Etat dans la vie quotidienne des individus. Enfin,
cette dilution de l’opposition public/privé se retrouve aussi dans les moyens d’expression
158
mêmes de l’opinion publique, comme Habermas le souligne au sujet de la presse :
« D’une part, la sphère publique est envahie par la commercialisation, […] si
bien que la frontière qui délimitait clairement la sphère publique et la sphère
privée s’estompe. Mais, d’autre part, on ne peut absolument plus parler d’une
appartenance exclusive de la sphère publique au domaine privé dans la mesure
où ce ne sont plus que certaines garanties d’ordre politique qui protègent ses
institutions ».
La collusion entre intérêts privés et intérêts publics touche donc aussi les medias. La
fonction critique de la sphère publique tend à diminuer, tout comme la taille de l’espace
politique. Les administrés se dépolitiseraient en conséquence de ce renversement de
publicité, aujourd’hui tournée vers des stratégies d’ordre lucratif, managérial, et non plus
d’intérêt général et informationnel. Cette « publicité de démonstration et de manipulation »
155
Selon Florence CAEYMAEX, chercheuse au Département de Philosophie de Liège (Belgique), sur http://www.reliures.org/
dossiers/18/b-La%20gen%E8se%20de%20l%27Espace%20public.pdf
156
157
158
68
Dominique WOLTON, sur Internet (http://www.wolton.cnrs.fr/FR/dwcompil/glossaire/esp_public.html)
Préface de l’ouvrage de Jürgen HABERMAS, L’espace public, op.cit, par Miguel ABENSOUR. Employé par HABERMAS, p.204.
Ibid., p.189.
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
au service d’intérêts privés dévoierait le caractère subversif et politique de l’espace public,
en privilégiant une publicité de type acclamative, inféodée au pouvoir politique. Habermas
explique ainsi d’autres tendances politiques actuelles, comme la crise de la citoyenneté ou
l’abstention.
L’analyse de l’auteur se montre intéressante dans notre dessein, car elle permet
d’introduire des éléments théoriques argumentés pour mieux comprendre la complexité des
rapports entre pouvoir politique, moyens de communication, et protagonistes du débat taurin
(anticorridas et aficionados). Cependant, sa thèse doit être objectivée au regard de ses
critiques ou ajouts complémentaires.
Critiques et dépassements de la pensée d’Habermas
Jürgen Habermas a été, comme les autres auteurs issus de la seconde Ecole de Francfort,
influencé dans ses écrits par le contexte historique qui était le sien lorsqu’il publia en 1962
L’espace public. Ce livre est en effet dépendant des prises de position critique propres
au courant francfortien. Le poids du marxisme, de la Guerre Froide et de l’affrontement
idéologique entre les deux blocs s’y avère perceptible. Très influencé par l’école marxiste et
les travaux d’Adorno en particulier, l’ouvrage suppose donc une prise de recul nécessaire
à sa bonne compréhension. Il doit tout d’abord être analysé comme une « confrontation
frontale de la manière dont s’organise la culture politique dans les sociétés capitalistes
contemporaines », selon Stéphane Haber, professeur de philosophie à l’Université de
159
Besancon . Les éditions ultérieures de l’ouvrage de Jürgen Habermas indiqueront un
fléchissement des positions de l’auteur, qui semble enclin à reconnaître le caractère excessif
de certaines de ses affirmations, notamment la critique systématique des médias de masse.
Des philosophes actuels, comme Dominique Wolton ou Stéphane Haber
précédemment cité, invitent à faire preuve de vigilance face à la propension de Habermas
à rendre compte du présent de manière négative. Cette tendance s’explique par
« la perspective plus ou moins explicite d’une critique émancipatrice et donc d’une
160
transformation historique de ce présent » . A l’inverse, Habermas encense les penseurs
e
des Lumières, le XVIII siècle est glorifié comme l’âge d’or pour tout processus de
démocratisation. Cette opposition dialectique entre un passé toujours préférable au présent
est nuancée par les philosophes d’aujourd’hui, qui reprochent à Habermas d’avoir éludé
certaines périodes de l’histoire ne concordant pas avec la vision marxiste qu’il propose. De
plus, ils estiment que la démocratie « socialiste » que Habermas prône briderait la libre
pensée de l’individu, qui se verrait formatée aux idées édictées par l’appareil du Parti. La
161
pensée de Rawls à ce sujet implique un citoyen plus critique par soi-même, capable de
se faire une opinion propre en contrepartie d’un degré d’autonomie préservé.
La révolution des nouveaux moyens de communication et d’information depuis une
décennie modifie enfin la construction de l’espace public tel que défini par Habermas. La
possibilité d’échanger en un temps extrêmement réduit des informations de l’autre côté de
la planète a entraîné la constitution de plusieurs espaces publics, non plus spatialement et
territorialement structurés, mais l’émergence de réseaux parallèles, imbriqués les uns dans
les autres. Les modes d’intervention des acteurs ont été bouleversés par le développement
d’Internet. La société civile a pu trouver un mode d’expression libre et direct, là où les
médias traditionnels lui donnaient peu la parole. L’accroissement des forums participatifs,
159
http://lamop.univ-paris1.fr/W3/espacepublic/espacepublichabermas.pdf , p.6
160
161
Ibid., p. 5.
Libéralisme Politique (1993), Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 1995.
Andrieu Guilhem - 2009
69
L’existence de la corrida au XXI e siècle
ou hybrides, qui mélangent personnalités politiques et simples citoyens lambda, résulte
d’une volonté participative forte des citoyens. La définition de la démocratie chez Rousseau,
impliquant directement le corps électoral dans le débat public, peut se rapprocher de cette
nouvelle démocratie participative.
Le discours formulé par Jürgen Habermas il y a un demi-siècle s’avère donc encore
pertinent dans l’explication de la collusion entre intérêts privés et intérêts publics dans la
sphère publique, ce qui est plus que jamais d’actualité, en attestent les polémiques à propos
de liens privilégies entre le Président de la République Française Nicolas Sarkozy et des
actionnaires de presse. Cependant, il doit être réactualisé par la dislocation de l’affrontement
Est/Ouest ainsi que l’émergence d’une démocratie impliquant de plus en plus le citoyen.
B. La corrida comme objet de débat
Nous allons à présent appliquer la thèse de Jürgen Habermas sur la collusion des
intérêts dans la sphère publique au domaine particulier de la tauromachie. Après avoir fait
l’examen des rapports entre les médias traditionnels et la corrida espagnole (a), nous nous
intéresserons à l’extension du débat autorisée par le développement de nouveaux modes
de communication et d’information (b).
a. Les médias traditionnels : un rapport ambivalent à la tauromachie
Les médias d’aujourd’hui, désireux de relayer une information le plus souvent argumentée,
accueillent la corrida espagnole dans leurs pages. Cette médiatisation ne se limite pas
néanmoins au seul débat « Pour ou contre la tauromachie ? », mais comporte deux volets
que nous distinguerons ici : les médias doivent être premièrement vus comme un espace
public de débat, analysant la tauromachie comme pratique sociale, mais ils sont aussi
162
producteurs de critiques taurines , comptes-rendus de corridas, ne relevant pas du débat
autour de la corrida en la percevant d’emblée comme une représentation.
La presse et l’audiovisuel représentent les médias que nous qualifierons dans cette
approche de « traditionnels ». La tauromachie y est abordée tout d’abord comme pratique
culturelle qui partage, et qui nécessite l’organisation d’une discussion, le plus souvent entre
professionnels, afin que le lecteur puisse se former une opinion, soit conforté ou au contraire
tourmenté dans son point de vue. La télévision constitue ainsi un lieu privilégié d’expression
autour de la tauromachie, comme l’atteste la multiplication des émissions-débat à son sujet :
antitaurins et aficionados étaient ainsi conviés sur le même plateau à plusieurs reprises ces
dernières années (L’objet du scandale, France 2, le 5 Avril 2009 ; Bibliothèque Médicis, La
Chaîne Parlementaire-Public Sénat, le 21 Juin 2008 ; T’empêches tout le monde de dormir,
M6, le 10 Avril 2007 ;..). Le choix des personnalités invitées (présidentes de fondations
antitaurines, organisateurs taurins, philosophes, célébrités) révèle l’acuité du discours de
Jürgen Habermas qui, il y a un demi-siècle, dénonçait la marchandisation de la discussion
lors des débats et l’absence de représentation de la société civile.
La presse écrite nationale a été traversée par la question de la tauromachie lors de
l’épiphénomène Michelito, mentionné dans l’introduction du mémoire. Si peu d’articles ont
été par la suite consacrés au débat autour de la corrida espagnole, de grands groupes de
presse ont exploité les possibilités offertes par Internet pour améliorer leur communication
à ce sujet ; un débat en vidéo, ensuite résumé dans un bref article du Figaro Magazine,
162
70
De la part de chroniqueurs taurins.
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
163
a été spécialement organisé le 5 Mai 2009 pour le site Internet du Figaro , réunissant
164
en tête à tête Christian Laborde, journaliste antitaurin et Simon Casas, directeur des
arènes de Nîmes. L’utilisation d’outils interactifs par la presse écrite peut lui permettre une
communication directe avec la société civile, qui réagit par le biais de commentaires sur
le site.
La presse quotidienne régionale comme les radios programment régulièrement des
165
émissions consacrées au débat taurin. Ainsi La Provence a-t-elle organisé en avril dernier
une discussion entre personnalités aux points de vue divergents ; les médias régionaux dans
le Grand Sud (La Dépêche, Sud Ouest) ont fait de même, de plusieurs manières : à travers
la retranscription de débat, par la rédaction d’articles résumant le débat, ou en rassemblant,
en association avec d’autres partenaires (comme la radio France Bleu Hérault dans une
opération réalisée par Midi Libre le 17 Octobre 2006) des invités dans un débat public ouvert
à tous. La radio a l’avantage de donner plus la parole aux auditeurs, et ainsi d’introduire
véritablement la société civile dans le débat, comme a pu le préconiser notamment Sud
166
Radio .
Cependant, la tauromachie est aussi appréhendée par les médias traditionnels d’une
autre manière. En effet, celle-ci n’est parfois plus considérée dans l’approche uniquement
argumentée d’un débat, mais fait l’objet de critiques taurines, comptes-rendus de corridas,
appelés reseñas. Les médias deviennent alors commentateurs d’un spectacle, résumant u
lecteur la performance du taureau, du torero, l’émotion ressentie, la valeur du triomphe..,
sans revenir sur la dimension polémique de cette pratique culturelle. Cette critique
taurine prédomine dans la presse quotidienne régionale, soucieuse d’informer avant tout
l’aficionado ; le lecteur qui lira la page taurine l’effectuera par envie, la personne indifférente
à la corrida ne sera pas forcée de la lire. La Dépêche du Midi, Sud Ouest, Midi Libre et
La Provence disposent ainsi de chroniqueurs taurins. La presse nationale propose à un
degré moindre les actualités taurines. C’est surtout le cas pour le journal Libération, qui
contient une page « Tauromachie » tous les jeudis, sauf dans son édition parisienne. Bien
que ponctuellement, Le Monde s’intéresse régulièrement à la corrida. En Espagne, El Pais
ou ABC réalisent des comptes rendus techniques de spectacles taurins.
Radios comme télévisions promeuvent aussi indirectement la tauromachie en diffusant
des images de spectacles taurins ou en retransmettant en direct des corridas. Le réseau
France Bleu propose ainsi les corridas importantes, dans le Sud-Est (par le biais de France
Bleu Provence et France Bleu Gard lors des férias d’Arles et de Nîmes), et le Sud-Ouest
(France Bleu Gascogne pour les férias de Mont-de-Marsan, Dax et Bayonne). Le réseau
France Televisions utilise ses antennes régionales pour enregistrer des magazines taurins :
France 3 Sud diffuse, avec l’aide de France 3 Aquitaine, une émission bimensuelle, « Signes
167
du Toro », disponible en ligne .
Les antitaurins s’indignent devant la programmation de telles émissions, qui selon eux
ne correspondraient pas à la réalité de l’audimat, la part d’auditeurs ou de spectateurs
aficionados étant réduite. L’hypothèse qu’ils avancent rejoint la thèse de Habermas sur
163
www.lefigaro.fr
. Le débat est disponible en vidéo à la page suivante : http://www.lefigaro.fr/
lefigaromagazine/2009/04/30/01006-20090430ARTWWW00511-faut-il-hair-ou-adorer-la-corrida-.php
164
165
166
167
Il est le récent auteur de Corrida, Basta !, aux Editions Robert Laffont (Paris, 2009).
Edition du 11 Avril 2009, à l’occasion de la Féria d’Arles.
Emission Les Chevaliers du Fiel, 24 Juin 2006.
http://signesdutoro.france3.fr
Andrieu Guilhem - 2009
71
L’existence de la corrida au XXI e siècle
l’interpénétration entre intérêt privé et intérêt public, notamment dans les mass media.
L’activité journalistique telle que réalisée dans les grands groupes de presse français
nouerait des liens privilégiés avec les milieux aficionados, ce qui les encouragerait, au
nom de convergences d’ordre politique et économique, à commenter l’actualité taurine
en minimisant la question du débat taurin. Plusieurs associations anticorridas relatent
168
une « omerta qui entourerait la tauromachie » , une collusion entre élus politiques,
personnalités de l’économie locale et médias. La censure prononcée par le Conseil
Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) et le Bureau de Vérification de la Publicité (BVP) au
169
sujet de la diffusion d’un spot anticorrida en 2007 constituerait à leurs yeux la preuve
170
intangible d’une « toromafia » installée jusque dans les plus hautes sphères politiques et
journalistiques. La liberté d’expression y serait partout « bayonnée », pour reprendre le jeu
de mots en référence à la cité taurine basque, emprunté aux antitaurins. Les anticorridas,
dans ce système hostile, n’auraient comme unique possibilité que le recours à des médias
dits alternatifs, se proclamant en dehors des sentiers battus. Les positions de Charlie
Hebdo et de Marianne sont à cet égard d’un grand intérêt, dans la mesure où ces deux
hebdomadaires ont été les premiers à s’opposer ouvertement à la tauromachie.
Charlie Hebdo compte dans ses rangs une fervente antitaurine en la personne de Luce
171
Lapin ; enfin, Philippe Val, directeur de la publication et de la rédaction du journal entre
1992 et mai 2009, a maintes fois fait part de son engagement antitaurin, comme dans la
172
préface de l’ouvrage d’Alain Perret :
« Ce livre que vous avez dans les mains est un outil. Ne vous laissez plus
embobiner par les discours esthétisants des aficionados. Tous les arguments
essentiels sont dans ce livre. C’est un livre de combat, documenté, précis, une
mine d’informations indispensables pour réussir un jour à convaincre tout le
monde de délaisser ces coutumes qui consistent à se réjouir de la douleur ».
Pour sa part, le journal Marianne a été le premier à autoriser la publication dans ses colonnes
d’une pétition visant à interdire l’accès des mineurs de moins de quinze ans aux arènes
173
en France . Il s’agit cependant seulement d’un communiqué, et non d’un article de la
rédaction : la publicité (payante) de cette pétition est ici instrumentalisée par les antitaurins
comme élément d’information cautionné par une rédaction.
La présence d’une omerta qui entourerait la tauromachie est très contestable, dans la
mesure où les antitaurins sont régulièrement consultés par les grands organes de presse,
leurs modes d’action étant relatés par les rédactions. Les manifestations anticorridas
174
réussissent à alerter les médias quand bien même le cortège s’avère clairsemé . La
dénonciation d’une mafia taurine autour des médias relève donc plus de la diabolisation de
l’adversaire perçue comme utile dans cet affrontement moral, que d’un réel phénomène. Les
journalistes des éditions régionales de la presse écrite ou de la télévision expriment certes
168
169
170
171
172
173
http://zone.pazenn.over-blog.com/article-21653162.html
http://www.liberation.fr/medias/010119372-un-spot-anti-corrida-censure-la-spa-voit-rouge
Expression attribuée à Alain PERRET, dans son ouvrage La mafia tauromaniaque, Paris, Les Ecrits Sauvages, 1993.
Luce LAPIN est porte-parole Europe du Comité Radicalement Anticorrida (CRAC)
Alain PERRET, La mafia tauromaniaque, op.cit.
En août 2006, voir http://www.anticorrida.com/la-presse-dechainee/manifeste-abolitionniste-dans
174
Libération dans son édition du 18 Août 2007 (disponible online
http://www.liberation.fr/evenement/0101109167-les-
anticorrida-sortent-les-piques ) revient sur la manifestation de Dax qui ne réunissait qu’une cinquantaine de personnes.
72
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
leur opinion sur la question à travers la réalisation de chroniques ou de magazines taurins,
mais l’organisation courante de débats comme l’invitation d’antitaurins sur les plateaux vient
minimiser ce parti pris.
b. Le développement de nouveaux modes de débat
Nous avons pu voir précédemment que l’analyse apportée par Jürgen Habermas souffre
aujourd’hui de certaines lacunes ou imprécisions, l’émergence de nouvelles technologies
de communication et d’information ayant profondément modifié la nature des espaces
publics. Ainsi, Internet est devenu un vaste espace politique, au-dessus des frontières
nationales qui jusqu’alors délimitaient communément les espaces publics de discussion. La
tauromachie, comme d’autres sujets polémiques, est ainsi devenue un thème transnational,
où le débat dépasse le simple cadre des pays présentant une tradition taurine encore
vivace. Le maillage de réseaux que permet Internet offre, comme l’européanisation
institutionnelle des pays occidentaux, la possibilité d’échanger des informations et des
points de vue sur la corrida en Finlande ou en Autriche, et plus uniquement en France ou
en Espagne. Mieux encore, elle permet de relier des défenseurs d’une même cause, soit
les antitaurins ou les défenseurs de la tauromachie, au sein d’un même espace globalisé,
facilitant la transmission d’informations en temps réel. Opposants à la tauromachie comme
aficionados présentent ici des particularités similaires, dans la mesure où ces deux groupes
semblent avoir rapidement maîtrisé les outils informatiques et avoir cerné les enjeux
que peut représenter la diffusion d’une certaine publicité autour de la tauromachie. Les
comportements individuels sont en effet susceptibles d’être façonnés par l’information
reçue ; les deux catégories d’acteurs tissent une large toile de sites Internet apologétiques
ou dénonciateurs, selon les opinions, mais dont le but avoué est le même : convaincre
l’internaute. La multiplication des sites Internet amateurs, comme les blogs ou les pages
personnelles, s’inscrivent dans le droit fil de cet objectif : donner son avis sur cette question
est susceptible de convaincre d’autres personnes, et donc, d’être utile à la cause défendue.
La société civile, longtemps ignorée des médias traditionnels, y trouve un moyen novateur
de pouvoir s’exprimer librement, sans forcément modérer son opinion. Anticorridas ou
taurophiles y recrutent des soutiens potentiels, en annonçant la prochaine manifestation,
en appelant à la signature d’une pétition, en implorant de voter pour tel ou tel sondage.
Une expérience personnelle vient ainsi conforter cet argument, puisque j’ai pu recevoir moimême de la part d’aficionados (que je ne connais pourtant pas) des messages électroniques
175
comme celui-ci :
En pleine temporada, la mobilisation de tous les aficionados est requise pour défendre
la tauromachie. Le site du journal catalan La Vanguardia effectue actuellement un sondage
pour ou contre la prohibition des corridas en Catalogne. Même si ce genre de sondage est
sujet à caution, plusieurs personnalités du monde taurin nous ont demandé de prévenir tous
les aficionados français pour que ce sondage soit favorable à la tauromachie en Catalogne.
Vous pouvez voter NO plusieurs fois, en laissant un peu de temps entre chaque vote, à cette
adresse : http://www.lavanguardia.es/lv24h/20090706/53739168275.html
Visiblement
les antitaurins se mobilisent car le NO est en train de baisser, à nous de le faire remonter.
Merci de ne pas publier cette information sur vos sites ou blogs afin de ne pas alerter les
antitaurins.
175
Boîte Mail personnelle, reçu le 18 Juillet 2009.
Andrieu Guilhem - 2009
73
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Si je n’ai pas reçu de mails d’anticorridas, j’ai pu néanmoins constater que la notification
176
de ce sondage dans La Vanguardia est relayée par les sites contre la corrida .
La multiplication et l’élargissement des espaces publics permis par le développement
d’Internet structurent donc le débat autour de la tauromachie ; pros comme anticorridas
vont y trouver le moyen de fédérer la société civile autour de leur cause, et agir de manière
soudée. La simultanéité de la diffusion d’Internet auprès du grand public et de la mobilisation
concernant la corrida espagnole (fin des années 1990) traduit un certain dépassement
de l’approche offerte par les médias traditionnels, vers un engagement de plus en plus
individualisé, où chacun doit être en mesure de s’exprimer.
Chapitre Second– Entre hier et aujourd’hui : typologie
des arguments antitaurins et état de la question à
e
l’aube du XXI siècle
La première partie nous a permis d’aborder les rapports ambigus que peut entretenir la
tauromachie avec l’Eglise Catholique, entre rejet et soutien sans faille selon l’époque.
La corrida espagnole a ainsi toujours constitué la pomme de discorde de la péninsule
ibérique, son peuple, ses institutions comme ses visiteurs se montrant partagés à ce
sujet. Les raisons de cette opposition incessante ont toutefois fluctué, et ont évolué en
même temps qu’évoluait la société dans son ensemble : nouveaux rapports au religieux,
expériences politiques originales, sensibilisation des mœurs ont modelé une nouvelle
typologie des arguments antitaurins. Ce chapitre proposera donc d’étudier, dans le temps
long, pour reprendre la distinction réalisée par Fernand Braudel, les motivations successives
à l’opposition à la tauromachie espagnole, avant de se focaliser, sur une période plus
restreinte et récente (le temps court) sur l’impact que peuvent avoir certaines tendances de
e
notre société actuelle sur la perception de la corrida espagnole au XXI siècle.
A. Typologie des arguments antitaurins au cours de l’Histoire
L’opposition à la tauromachie diffère selon les époques ; trois grandes phases peuvent être
définies si nous reprenons les propos de Jean-Pierre Digard, directeur de recherche au
Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en sciences naturelles et ethnologie.
177
Dans un texte rédigé à l’occasion du colloque « Préserver la corrida » , l’auteur distingue
la phase de condamnation théologique, la phase de contestation rationaliste, et l’« offensive
animalitaire ». Nous allons les présenter une à une.
a. Les cornes face à la soutane. Tauromachie et salut des âmes
176
http://rescue.forumactif.com/ptitions-actions-et-manifestations-f38/votez-contre-la-corrida-sondage-lanc-par-des-taurins-
espagnols-t239652.htm
177
ème
ème
Colloque « Préserver la Corrida », pour le 20
anniversaire du club taurin La Querencia, lors du 90
congrès de la Fédération
des Sociétés Taurines de France (F.S.T.F.), qui s’est tenu à Paris le 28 Octobre 2006. Ce texte a connu une publication dans : Paris
Afición, n°101, Décembre 2006, p.5-9, et est actuellement disponible sur le site de la F.S.T.F. ( www.torofstf.com ).
74
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
e
e
La première phase d’opposition à la corrida espagnole s’étend entre le XVI et le XVIII
siècle, durant l’essor de la tauromachie à pied. Les arguments antitaurins se concentrent
principalement sur l’homme, et non sur le taureau. Le torero, en effet, risquerait sa vie
dans son combat face à son adversaire, lors d’un spectacle qui n’est pas nécessaire
à l’épanouissement de l’homme. La valeur de la vie héritée de Dieu semble ainsi
complètement remise en question par ces valeureux protagonistes. « L’homme a-t-il le droit
de mettre en péril, dans un but aussi futile qu’un spectacle, la vie qu’il a reçue de Dieu ? »,
178
s’exclame ainsi Juan de Torquemada dans Summa de Ecclesis (1489) La dualité de
l’homme entre corps et âme se révèle dans le double danger que représente le taureau :
le torero « se met en situation de péché mortel à cause du danger encouru sans raison
179
et, en cas de blessure, il a toutes les chances de mourir sans confession » . L’homme
s’avilit lorsqu’il combat le taureau, non pas en raison de la mort de l’animal mais du risque
de sa propre disparition. La moralité pour un homme de risquer sa vie pour une cause peu
utile, au même titre que pouvait être critiqué le théâtre, se voyait donc contestée par l’Eglise
Catholique.
La condamnation théologique atteint son apogée en 1567, lorsque, nous l’avons
évoqué dans la première partie, Pie V menaçe d’éxécution capitale et d’excommunication
tout chrétien qui s’adonnerait au jeu taurin ou y assisterait. Le salut des âmes doit passer
par la suppression de la corrida, quand bien même celle-ci est organisée en l’honneur de
figures religieuses. Cette pratique des vœux faits aux saints et à la Vierge de courir devant
les taureaux, dans le cadre de fêtes votives ou en reconnaissance d’un bienfait obtenu (exvoto), fera naître durant le siècle d’Or, avec le développement de la pensée humaniste et
du modèle renaissant, de nouveaux arguments antitaurins. Ces coutumes seront en effet
180
perçues comme « un signe d’obscurantisme, de superstition et de réminiscence païens »
par les ecclésiastiques.
e
Les autorités catholiques vont modifier leur argumentation antitaurine au cours du XVII
siècle, en considérant la tauromachie comme la source de tous les maux dont souffre
l’Espagne de l’époque. Dépassant le cadre individuel selon lequel le salut des âmes ne
saurait être préservé dans la corrida espagnole, le pape Innocent XI tente, vers 1680,
d’intervenir auprès du roi d’Espagne Charles II afin d’interdire les courses de taureaux
pour un motif d’ordre collectif ; Araceli Guillaume-Alonso montre ici comment le spectacle
taurin devient le modèle expiatoire de toutes les difficultés que rencontre l’Espagne. Sa
suppression proposée par Innocent XI permettrait au pays d’être délivré des fléaux qui s’y
abattent.
« Ici la corrida, n’est plus dans le contexte religieux, une façon d’honorer
la Vierge ou les saints et d’obtenir une aide bienfaitrice, mais bien, au
contraire, dans une vision inversée, le déclencheur du courroux divin et de ses
conséquences : la peste, les tremblements de terre, les inondations, voire même
l’infécondité du souverain. En supprimant la cause, on supprime les effets. »
b. La tauromachie perçue comme nocive pour la société:
178
179
Cité par Araceli GUILLAUME-ALONSO, Des taureaux et des hommes, article « Contre la corrida » (p.13-21), op.cit., p.16.
Ibid., p.17.
180
Ibid., p.19.
Andrieu Guilhem - 2009
75
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Une seconde condamnation, de nature différente, émerge au même moment dans la
e
péninsule ibérique, et se développera jusqu’au XVIII siècle. Proche de l’éthique que la
morale chrétienne attribue à l’homme, cette forme de contestation défend l’importance du
bœuf et du taureau dans la réalisation des travaux agricoles. Ses partisans insistent sur
l’inutilité, associée à la dangerosité, d’un tel spectacle. Le bœuf constitue une force de travail
qu’il ne faut pas faire combattre par plaisir dans l’arène. Cette préoccupation productiviste
est appuyée par des intellectuels espagnols, comme Jovellanos ou Vargas Ponce.
A ces arguments de type rationaliste s’ajoutent des questionnements plus subjectifs.
La corrida influerait sur les comportements des Espagnols dans leur ensemble, bien qu’ils
ne soient pas tous toreros ou même aficionados. Ce discours présente des similitudes
avec l’opinion d’Innocent XI concernant les courses de taureaux, dans sa manière de les
considérer comme bouc émissaire à tous les maux du pays. Le public taurin serait ainsi la
première victime de ce spectacle, en étant imprégné des les valeurs qu’il véhicule.
« Dans l’immédiat, au moment où elle se produit, la fête des taureaux aura pour
le spectateur toute une série de conséquences nuisibles : elle sera école de
cruauté, lieu de promiscuité entre les sexes et espace révélateur de la violence
entre les individus. Le rire devant son prochain mis en difficulté ou même
en danger de mort par le taureau, tout comme la vue du sang et des morts
éveilleront la cruauté du spectateur. Aussi, la promiscuité, la présence des
femmes sur les gradins sont perçues comme étant la source de nombreux
conflits et comme un regrettable exemple d’immoralité. Certains auteurs vont
jusqu’à penser d’ailleurs qu’en interdisant l’accès aux femmes, le spectacle serait
condamné à terme, car ce n’est que cette promiscuité qui intéresse le spectateur.
Par ailleurs, les rixes et autres bagarres, outre la violence immédiate, laissent
une trace dans le corps social, car, affirme-t-on, sur les gradins se produisent
souvent des inimitiés et des rancoeurs qui durent toute une vie. »
En addition à ces conséquences immédiates sur les comportements des taurophiles,
181
une série d’ « effets retard » va se répercuter sur l’ensemble des couches sociales du
territoire hispanique. Les paysans, touchés par le préjudice moral et économique du combat
du taureau dans l’arène, seraient tentés par l’oisiveté. La tauromachie est considérée
comme une passion trop prenante, qui détournerait les hommes de leur travail. Le clergé,
qui assiste en grande majorité aux spectacles taurins en dépit de l’interdiction papale, attire
les critiques de l’ensemble de la société.
La tauromachie selon cette forme d’arguments doit ainsi être supprimée afin de
canaliser un peuple qui pourrait trouver dans cette pratique les origines d’éventuels
débordements sociétaux.
c. Le renversement de la critique : l’attaque « animaliste »
e
La fin du XVIII siècle marque un tournant dans l’approche antitaurine. En effet, les
arguments émis par les opposants à la tauromachie, jusqu’ici centrés sur l’homme et l’utilité
du taureau comme force de travail pour celui-ci, s’orientent pour plusieurs raisons vers
le respect de l’animal. Le taureau devient l’objet de toutes les préoccupations, et se voit
doté de valeurs humaines, comme la douleur, la souffrance, de la même manière que les
181
76
Expression de Mme GUILLAUME-ALONSO, ibid.
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
partisans de la corrida identifient dans le comportement de l’animal, l’expression de qualités
humaines, clairement opposées : bravoure, noblesse, témérité.
e
Le courant romantique, qui imprègne progressivement l’Europe occidentale du XIX
siècle, remet en question les dogmes issus du courant humaniste renaissant. Savants
comme intellectuels ne consacrent plus leurs travaux uniquement à l’homme, mais
développent leurs recherches vers d’autres objets d’étude. La nature est appréhendée de
manière singulière, la supériorité de l’homme sur les animaux contestée. Tous, humains
comme animaux, seraient en réalité des « êtres sensibles », méritant la même dignité.
182
Cette thèse se fonde sur une « vue manichéenne du monde » , partagée entre
une perception pessimiste, violente de l’homme, et une vision idéalisée de la Nature,
e
fondamentalement bonne. L’écologisme, et non l’écologie, deviendra le mouvement au XX
siècle qui défendra ce point de vue. Ainsi, l’animal, bon par essence, apparaîtrait comme la
victime universelle que l’homme doit protéger de ses débordements potentiels. La « bonne
183
nature » s’opposerait à la « mauvaise culture » .
La notion de protection des animaux naît à cette époque. En France la Société
Protectrice des Animaux est fondée en 1845. Se substituant à la simple dichotomie entre
personnes et choses jusqu’ici en vigueur dans le droit français, des statuts juridiques
particuliers sont accordés aux animaux, en fonction d’une distinction entre animaux
domestiques (élevés par l’homme) et espèces sauvages (hors de la domination de
l’homme). La loi Grammont (2 Juillet 1850), qui condamne les mauvais traitements aux
animaux domestiques en public, aura diverses incidences sur la pratique de la tauromachie
en France. La question réside dans la nature du taureau de combat : est-il un animal
domestique ou une espèce sauvage ? Dans un arrêté du 16 Février 1895, la Cour de
Cassation estime que le taureau est bien un animal domestique ; la corrida, entrant dans le
champ de la Loi Grammont, devient prohibée. La même Cour confirmera cet avis en 1932.
La contestation antitaurine dans cette troisième phase s’inscrit dans un regain d’intérêt
porté à l’animalité. Cette tendance se réaffirme depuis un demi-siècle, voire se renforce par
l’apparition d’autres facteurs propices à une remise en question de la tauromachie actuelle.
B. La corrida aujourd’hui : des facteurs sociologiques et politiques
favorables à sa révision
Des données sociologiques (A) inhérentes au caractère des sociétés française et ibérique
prédisposent leurs individus à reconsidérer aujourd’hui leurs rapports à la tauromachie. Une
analyse du cadre politique et institutionnel des deux pays (B) vient confirmer ce penchant.
e
a. Facteurs sociologiques et tauromachie au XXI siècle
e
La critique de la tauromachie sous un angle animaliste à partir du XIX siècle a été
reprise par les antitaurins d’aujourd’hui. De nouveaux rapports entre l’homme et l’animal
tendent à s’instaurer depuis deux décennies, et constituent le prolongement des premières
actions en faveur de la protection des animaux. La question des frontières entre humanité
et animalité doit pour ses défenseurs être repensée, en dépassant ce que préconisait le
182
183
Jean-Pierre DIGARD, sur www.torofstf.com
Voir ici Francis WOLFF, Philosophie de la Corrida, op.cit., p. 37-93.
Andrieu Guilhem - 2009
77
L’existence de la corrida au XXI e siècle
e
courant romantique. L’animalité développée au XIX siècle constituait le substrat à partir
duquel une spécificité de l’humain, sans supériorité sur l’animal, était affirmée. Désormais,
l’homme ne doit plus se considérer comme une espèce particulière, et pour cette raison ne
doit en aucun cas nier les aspirations dites naturelles des animaux à jouir de leurs droits
inaliénables.
Les animaux doivent donc bénéficier d’un nouveau statut juridique et moral dans les
législations nationales et européenne. Diverses interprétations rivalisent quant à la forme
184
de cette protection juridique. Des auteurs, comme Elisabeth de Fontenay ou Claude Levi185
Strauss reprennent les travaux de Jean-Jacques Rousseau sur le « principe de pitié »,
ou compassion, qui désigne la capacité des hommes à s’identifier à l’autre qui souffre, notre
186
répulsion à ce sort , pour proposer un droit naturel des animaux à ne pas être maltraités.
D’autre auteurs défendent une position qualifiée d’ « utilitariste » souhaitent la satisfaction
et le bien-être de tous les vivants, en incluant les animaux. Une Déclaration Universelle des
Droits de l’Animal, de 1978, et révisée en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la Déclaration
des Droits de l’Homme et du Citoyen, associe ces deux postures pour établir des critères
de protection des droits des animaux sauvages comme domestiques. La libération animale
(de l’emprise de l’homme) est la forme la plus aboutie de cette protection, et s’oppose au
187
spécisme, que le mouvement anti-spéciste définit de la manière suivante :
« Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement
à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins
prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant
des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique
avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie
qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de
manière qui ne serait pas acceptée si les victimes étaient humaines. Les animaux
sont élevés et abattus pour nous fournir de la viande ; ils sont pêchés dans les
mers pour notre consommation ; ils sont utilisés comme modèles biologiques
pour nos intérêts scientifiques ; ils sont chassés pour notre plaisir sportif. La
lutte contre ces pratiques et contre l’idéologie qui les soutient est la tâche que se
donne le mouvement de libération animale. »
Cette mobilisation en faveur d’un droit aux animaux reste encore minoritaire en France
et en Espagne, et la communauté intellectuelle demeure divisée sur le bien-fondé de
telles mesures. Le philosophe Luc Ferry, en rappelant la différenciation de l’homme sur
les animaux de par sa culture et son Histoire, exclue les animaux de la communauté
188
morale . Néanmoins, des propositions aussi radicales témoignent d’une révolution dans
les préoccupations des individus. La tauromachie est pleinement concernée par la montée
de ces mouvements, dans la mesure où les sensibilités vis-à-vis des souffrances du taureau,
184
Elisabeth DE FONTENAY, Problèmes politiques et sociaux, n°896, Janvier 2004, article « Entre objet et personne. La pitié
au fondement d’un droit des animaux », p. 35-38.
185
Claude LEVI-STRAUSS, in Problèmes politiques et sociaux, op.cit., article « Le mythe de la dignité exclusive de la nature
humaine », p.37-38.
186
187
188
78
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
Définition du spécisme, par Florence BURGAT, Problèmes Politiques et sociaux, L’animal dans nos sociétés, op.cit., p.111.
Luc FERRY, Le Nouvel Ordre écologique, L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992.
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
qui autrefois auraient été targuées de sensiblerie, sont aujourd’hui au cœur du débat pour
son abolition.
189
L’ « exception corrida » marque sa singularité, on l’a vu, par la mort du taureau qui ne
constitue pas une nécessité dans d’autres tauromachies, notamment en France. L’estocade
portée au taureau, l’institutionnalisation esthétisée de la mort devant le public, représente
une particularité au moment où la mort tend à être cachée. Historien des mentalités,
Philippe Ariès est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la question de la mort aujourd’hui.
190
Dans Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours , il évoque
ce renversement de la place de la mort dans nos sociétés. « Depuis environ un tiers de
siècle, nous assistons à une révolution brutale des idées et des sentiments traditionnels.
[…] La mort, si présente autrefois, tant elle était familière, va s’effaçer et disparaître. Elle
191
devient honteuse et objet d’interdit » . Cette mutation dans le rapport à la mort serait selon
l’auteur une caractéristique de la modernité. Comme la vie doit toujours paraître heureuse,
192
la présence de la mort, la laideur de l’agonie nuiraient à cette « necessité du bonheur » .
La tauromachie moderne peut être appréhendée à travers la lecture de M. Ariès. La
mort cachée, dérangeante n’est, sans faire preuve d’anti-spécisme, pas uniquement celle
de l’homme, mais aussi celle des animaux. Il n’apparaît ainsi pas anodin que l’esthétisation
e
de la corrida espagnole, survenue dans la première moitié du XX siècle puis confirmée par
la suite, tente de sublimer la mort et ainsi d’en adoucir la vision. Ce tournant constituait une
première étape dans l’adaptation des spectacles taurins à l’évolution des représentations
de la société. Mais, face au rejet de la mort parallèle à la montée des revendications
antispécistes, la tauromachie actuelle pourrait être l’objet de réformes plus profondes visant
à supprimer l’estocade mortelle, qui pourtant, selon les aficionados, donne tout son sens
193
au combat . La programmation de corridas sans mise à mort dans divers pays, comme
bientôt à Las Vegas (Etats-Unis), pourrait s’étendre aux territoires à tradition taurine.
b. Des facteurs politiques défavorables à la tauromachie
L’évolution des rapports de l’homme à l’animal et à la mort dans la société occidentale
contemporaine remettent donc en cause la perpétuation de la corrida espagnole. Ce constat
ne saurait être complet sans ajouter diverses mutations d’ordre politique depuis un demisiècle.
Tout d’abord, la tauromachie s’avère contestable du fait même de la fragilité juridique
194
de sa protection. En Espagne, le Ministère de l’Intérieur indique sur son site Internet que
la corrida fait l’objet d’une réglementation particulière ; selon le décret royal n°1449/2000,
il procéderait à l’exercice du « secrétariat, l’élaboration de la documentation et l’éxécution
nationale des accords de la commission nationale des affaires taurines ». Cependant,
les textes appliqués en matière de spectacles taurins sont pour la plupart issus des
189
Expression de Dimitri MIEUSSENS, L’exception corrida : de l’importance majeure d’une entorse mineure : la tauromachie
et l’animal en France, Paris, L’Harmattan, 2005.
190
191
192
193
194
Paris, Editions Seuil, Points Histoire, 1975.
Ibid., p.61.
Ibid., p.66.
Voir à ce propos la seconde partie du mémoire, chapitre 2.
www.mma.es (Ministerio de Medio Ambiente)
Andrieu Guilhem - 2009
79
L’existence de la corrida au XXI e siècle
195
gouvernements provinciaux . La protection juridique de la tauromachie n’est donc pas
assurée de manière uniforme sur tout le territoire espagnol. En France, la corrida espagnole
196
bénéficie d’une dérogation mentionnée par un simple alinéa d’un article du Code Civil
concernant les actes de cruauté envers les animaux ; l’alinéa 3 y autorise en effet les courses
de taureaux lorsqu’une « tradition locale ininterrompue peut être invoquée ». La définition de
ces termes laisse une grande marge d’appréciation aux plaignants comme aux juristes : à
partir de quelle durée de temps peut-on invoquer l’interruption de cette tradition locale ? De
même, le fait que des corridas aient été organisées à Paris au siècle dernier atteste-t-il du
caractère traditionnel de la tauromachie dans la capitale ? La fragilité juridique accordée à la
tauromachie souligne l’esprit consensuel des rédacteurs de l’alinéa lors de son introduction,
197
en 1951 .
Par ailleurs, la structure de l’offre politique a été élargie pour à présent englober
des sujets ne touchant plus uniquement aux conditions de travail de la population, mais
des considérations plus générales sur la qualité de vie. La prise en compte politique du
rapport à l’environnement, et par extrapolation aux animaux, s’intègre dans le processus des
nouveaux mouvements sociaux, étudiés par Alain Touraine. La corrida fait partie intégrante
de ces questions de société qui aujourd’hui font l’objet de discussions politiques, invitant
chaque groupe politique à affirmer une position claire. Le récent succès aux élections
européennes de la liste Europe-Ecologie témoigne de cet intérêt partagé par une grande
partie des Français pour la préservation de la planète et des espèces, la construction d’un
type de société fondé sur le respect de la nature. C’est ainsi que l’émergence de tels
courants politiques relance le débat public sur la tauromachie.
La modification du schéma institutionnel en Europe participe au renforcement de
la prise de conscience populaire de nouveaux enjeux dépassant le cadre strictement
politique et national. Les partis politiques représentant les nouveaux mouvements sociaux
voient dans l’institutionnalisation de l’Union Européenne une nouvelle opportunité de
s’associer avec des partenaires européens, échanger des idées, mais aussi une possibilité
supplémentaire de s’opposer à une décision, une pratique culturelle, dans le cas de de
la tauromachie. La visibilité d’une cause défendue au niveau national devient accrue par
sa discussion lors d’une séance européenne. Le débat sur la corrida n’est plus seulement
l’affaire de l’Espagne et de la France, mais concerne à présent les autres pays de l’Union
en droit de donner leurs points de vue respectifs sur le sujet.
La construction de l’Union Européenne semble également s’accompagner d’un
phénomène qui, à terme, peut nuire à l’avenir de la tauromachie espagnole. En effet, si l’idée
d’une Europe supranationale ne paraît pas à l’ordre du jour, le rapprochement économique
et politique des divers pays composant l’Union laisse entrevoir une certaine dilution
des identités nationales, au profit d’une recrudescence de l’affirmation des régions. Les
politiques nationales de décentralisation ou de déconcentration doivent être appréhendées
à travers le prisme de l’Union Européenne qui, à sa manière, a permis la mise en
place d’un système de gouvernance multiniveaux : supranational, national, infranational.
La Commission Européenne encourage le développement d’Eurorégions susceptibles
195
La thèse pour obtenir le grade de docteur vétérinaire de Fanny DUPAS, intitulée Le statut juridique de l’animal en France et
dans les Etats membres de l’Union Européenne, Historique, bases juridiques actuelles et conséquences pratiques (Ecole Nationale
Vétérinaire de Toulouse, 2005) se révèle intéressante (p.90).
196
197
Article 521-1, voir Annexes.
Bien que le texte de la loi du 24 Avril 1951 ait été modifié en 1959, et que plusieurs arrêts aient tenté de préciser les termes
de « tradition » et de « locale ».
80
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
de redessiner la cohésion d’une nation. L’Espagne, objet d’étude privilégié dans notre
démarche, s’inscrit parfaitement dans cette tendance. Une certaine autonomie est reconnue
à quelques provinces, la Galice, la Catalogne et le Pays Basque, en vertu de la Constitution
espagnole de 1978. Dans les deux derniers cas, de sérieuses tentations séparationnistes
entâchent le sentiment d’appartenir à une même nation. Ces provinces bénéficient des
programmes européens pour accentuer les échanges avec leurs voisins français (Pays
Basque français, département des Pyrénées Orientales et la Principauté d’Andorre pour la
Catalogne). La proximité culturelle entre ces espaces tend à être valorisée, en nuançant
toute notion de frontière. Les fondements d’une culture commune, comme la langue
(basque, catalan) ou l’histoire sont mis en avant. Dans ces territoires l’appartenance
nationale semble ainsi remise en question par cette volonté de différenciation : les PyrénéesOrientales françaises s’autoproclament « Catalunya Nord », les panneaux de signalisation
sont traduits dans la langue locale.
La tauromachie, expression d’un caractère identitaire espagnol fort, peut ainsi pâtir
du renforcement des particularités régionales, et à terme d’une dislocation du territoire
espagnol. La Fiesta Nacional, perçue comme le symbole d’une unité culturelle ibérique, se
voit contestée dans les régions les plus disposées à l’autonomie. Les récentes propositions
d’abolition de la corrida en Catalogne l’attestent.
Chapitre Troisième- L’arène politique, lieu
d’affrontements cinglants
Ce dernier chapitre propose d’analyser la diversité des acteurs du débat actuel sur la
tauromachie, avant d’en souligner les propositions respectives. Si tous se présentent
comme soudés, il sera intéressant de définir ici le vrai degré de cohésion chez les
anticorridas ou les aficionados. L’homogénéité d’un groupe dans la défense d’une cause
peut se répercuter sur la défense de la cause elle-même, et donc influer sur l’issue du débat.
Chaque camp va se livrer à des attaques contre l’adversaire : c’est à ce moment que la
réelle structuration d’un groupe devient perceptible. Le cadre de cet affrontement, l’arène
politique, est ici considéré comme l’espace public de débat et de décision, puisque les élus,
locaux ou nationaux, détiennent un pouvoir important au sujet de l’avenir taurin.
Les propositions et formes d’expression de chaque camp seront étudiées dans un
souci de neutralité évident. S’opposer à une pratique semblerait toujours plus simple que la
protéger ; l’argumentation des partisans de la tauromachie se heurtera de façon récurrente
à l’indéniable (et jugée inutile ou barbare) mort du taureau à la fin du combat. Pourtant, face
à une mobilisation anticorrida dont l’apparente structuration dans l’espace public a été la
clé de francs succès comme d’actions plus mitigées (A), nous comprendrons comment la
pratique singulière qu’est la tauromachie peut encore être défendue de nos jours (B).
198
A- La structuration progressive d’une mobilisation antitaurine dans
l’espace public : quel bilan ?
198
12/07/ 2009,Barcelone, arènes : manifestations anticorrida et aficionada. Source : Crédits Personnels.
Andrieu Guilhem - 2009
81
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Après avoir énoncé les phases successives d’amplification du mouvement anticorrida (a),
nous reviendrons sur les stratégies de communication employées par le groupe, ses modes
d’action (b). L’analyse de l’action anticorrida, au niveau local et national (c), puis plus
particulièrement au niveau européen (d) jugera de sa réussite ou de son échec.
a. Amplification et politisation du mouvement antitaurin
Le mouvement antitaurin ne peut se former de l’ensemble des personnes qui se déclarent
indifférentes ou opposées dans l’absolu à la tauromachie ; il regroupe plutôt des individus
actifs, désireux d’informer massivement les populations (de pays à tradition taurine ou
non), et de remporter des succès qui peu à peu réduiront les zones taurines. Un sondage
199
de l’Institut Gallup de 1990 réalisé à la demande d’antitaurins démontre une baisse de
l’aficiòn en Espagne, de 55% de la population ibérique se déclarant aficionada en 1970 à
37% en 1990 ; si le nombre de partisans de la tauromachie semble s’effriter à la lecture
de ce sondage, il serait réducteur de considérer que, par un effet contraire, la mobilisation
anticorrida se soit développée pour autant. Seules les personnes impliquées activement
au sein d’associations, et qui défendent ouvertement leur position, seront ici qualifiées
d’antitaurines.
Stimulée par un nouveau contexte favorable à une remise en cause de la
tauromachie, la mobilisation anticorrida tend à se développer comme l’atteste la prolifération
d’associations dénonçant ce que les détracteurs de la corrida nomment « torture » ou
« barbarie ». Cette lutte se structure en réalité en deux niveaux distincts :
∙
Une opposition spécifique à la corrida, composée de groupes créés à cet effet.
∙
Le soutien d’importantes associations de protection de l’animal, à l’influence plus ou
moins perceptible.
Le risque inhérent à une mobilisation à deux niveaux est celui d’une non-coordination
des actions entre les groupes, le cloisonnement des décisions, qui nuirait à la portée de
l’ensemble de l’action anticorrida.
La mobilisation contre la corrida se développe dans la France post-1968, au moment de
l’émergence de nouveaux débats en politique. Andrée Valadier fonde la Société Nationale
de Défense des Animaux (SNDA) en 1972, et publie des opuscules dénonçant les affres
de la tauromachie. La Société Protectrice des Animaux (SPA) se saisit de ce dossier
uniquement à partir de 1985, lorsque son représentant du Gard, Jacques Dary, lance
un appel à tous les journaux français en faveur de l’abolition de la tauromachie dans
l’Hexagone. Plusieurs associations spécifiquement anticorridas vont alors voir le jour, dont
les trois plus importantes à l’heure actuelle : le Comité Radicalement Anticorrida, ou CRAC,
la Fédération des Luttes pour l’Abolition de la Corrida, ou FLAC, et l’Alliance Anticorrida
(AAC). Ces associations sont à but non lucratif, crées dans le cadre de la Loi 1901. Des
groupes antitaurins voient le jour au même moment en Espagne et en Amérique Latine.
Le mouvement anticorrida tente d’organiser des actions communes, en promouvant le
dialogue entre les diverses factions nationales. Les sites Internet de chaque association
antitaurine proposent ainsi des liens vers leurs associations-« sœurs » ibériques ou sudaméricaines. Cependant, la cohésion dans la lutte contre la corrida semble demeurer fragile.
Le soutien que peuvent apporter dans ce combat de grandes associations pour la protection
des droits des animaux (People for the Ethical Treatment of Animals, PETA, Fondation
Brigitte Bardot), le végétarisme, ou la défense de l’environnement ne peut constituer un
199
82
Cité par Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.269
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
véritable engagement de tous les jours ; ces organisations opèrent parfois dans une
logique purement managériale ou électoraliste, multipliant les annonces ou les supposées
mobilisations. Une lutte plus efficace consisterait, comme le réalisent les associations
défendant uniquement la lutte antitaurine, à approfondir les connaissances sur le monde
taurin, maîtriser de manière quasi exhaustive cette pratique culturelle pour mieux en contrer
les arguments aficionados. A l’inverse, une association s’opposant simultanément aux
expérimentations sur les animaux, à la tauromachie et à la consommation de viande ne
disposera pas d’une approche complète de chaque lutte. L’hétérogénéité qui prédomine
entre ces causes diverses provoque des tensions au sein de chaque association, mais
également entre celles-ci.
b. Stratégie d’information du mouvement anticorrida
La lutte contre la corrida doit, pour être fédératrice, susciter l’attention de l’opinion publique
(et de son relais, les médias). Cette stratégie se décline en plusieurs volets que nous allons
définir ici. Le « répertoire d’action collective » des antitaurins, pour reprendre l’expression
de Charles Tilly, s’y avère très diversifié.
L’accroche du grand public est premièrement réalisée par des actions conventionnelles.
Le défilé pacifique, plébiscité à partir de 1995 à Nîmes, ou la manifestation plus animée
dans les rues de grandes métropoles (Séville, Madrid, Barcelone) constituent un moyen
efficace de solliciter l’attention des médias, comme des simples passants. La présence de
personnalités cautionnant le mouvement valorise le combat : si des intellectuels (Théodore
Monod, Jacques Derrida) figuraient au premier plan des manifestations antitaurines dans
les années 1990, les associations d’aujourd’hui invitent essentiellement des célébrités du
monde audiovisuel. Voici l’affiche invitant à la manifestation anticorrida de Mont-de-Marsan
le 18 Juillet dernier, soulignant la présence du présentateur météo de France Télévisions
200
Patrice Drevet :
200
Source : http://www.flac-anticorrida.org/
Andrieu Guilhem - 2009
83
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Cette gamme d’action collective ne pèse toutefois que peu sur les aficionados, et ne se
démarque pas d’autres cortèges défendant d’autres causes. Le défilé ou la manifestation
ne provoquent pas l’intérêt immédiat de l’opinion publique, qui, devant la multiplication des
mobilisations, a tendance à s’en désintéresser.
C’est la raison pour laquelle la lutte anticorrida a progressivement entrepris des actions
choc, susceptibles d’éveiller la curiosité de la société, des médias, voire de faire douter
les aficionados des fondements mêmes de leur plaisir taurin. Le 12 Août 1995, une
pancarte avec les lettres « T.O.R.T.U.R.E » est déployée par des antitaurins en pleine
corrida à Béziers. Trois ans plus tard, la même cité biterroise est le théâtre d’une nouvelle
action antitaurine originale, nommée « Les Couloirs de la Honte » : « une haie forme
un couloir d’accès à l’entrée de l’arène, hérissé de pancartes « Silence, on torture »,
201
tenues par des porteurs aux ponchos ensanglantés » . Elisabeth Hardouin-Fugier souligne
que les destinataires de cette action sont plus les aficionados que la société dans son
ensemble ; elle note que « les regards fuyants, les visages inexpressifs ou les sourires
201
Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.278. Action organisée par le FLAC, décrit dans
ème
trimestre, 1998.
Le Pavé dans l’Arène, FLAC, n°7, 3
84
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
crispés révèlent le malaise éprouvé lorsque les spectateurs doivent traverser cette « haie
202
du déshonneur » .
L’éveil de l’intérêt de l’opinion publique dans son ensemble constitue la raison
majeure pour l’organisation d’un nouveau genre de manifestations pour la dénonciation
de la tauromachie, non seulement en Espagne mais dans le monde entier par le biais
des associations internationales de protection de l’animal. Les antitaurins n’hésitent pas
désormais à s’allonger, intégralement ou à demi-nus, pendant plusieurs heures couverts
de peinture rappelant le sang que perd le taureau durant l’affrontement. Des banderilles
évocatrices de la souffrance de l’animal sont placées dans le dos des manifestants. Les lieux
choisis pour ces campagnes anti-tauromachie se veulent symboliques : grandes arènes
espagnoles lors de la saison taurine, monuments célèbres. Ce nouveau genre d’action
collective s’inscrit dans un phénomène plus général de dépassement de la manifestation
traditionnelle, au profit de nouveaux moyens d’expressions comme les sittings ou le
« freeze ». La scénographie choisie par les antitaurins s’apparente à la technique du
« freeze », de par l’immobilité des acteurs. Les passants sont de suite surpris par la présence
de la nudité et du sang ; de grandes banderoles aux slogans accrocheurs délimitent
la manifestation. Ce nouveau genre d’action collective destiné à susciter l’attention de
l’opinion publique séduit les médias, audiovisuel comme presse écrite, qui ont récemment
relaté la manifestation anticorrida de Pampelune, en Espagne. La diffusion des vidéos de
l’évènement sur plusieurs sites Internet d’information entretiennent la curiosité de la société.
Ci-dessous la manifestation anticorrida de Madrid est organisée au pied des arènes de Las
Ventas, les plus grandes d’Europe.
La réalisation d’affiches publicitaires reprenant la même stratégie vient rappeler à
l’opinion publique la défense de la cause animale :
202
Ibid., p.278.
Andrieu Guilhem - 2009
85
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Ce travail de publicisation de la lutte ne se limite pas à l’affichage de panneaux
publicitaires plaidant la suppression de la tauromachie ; il se compose aussi de la
publication d’ouvrages clairement engagés contre la corrida espagnole, destinés à lutter,
203
selon Elisabeth Hardouin-Fugier, contre « la désinformation »
du public quant aux
conditions de vie du taureau, et le déroulement du combat dans l’arène. Des pétitions aux
objectifs divers (interdiction pour les mineurs de moins de quatorze ans de se rendre à une
corrida) sont enfin disponibles sur les sites Internet des antitaurins ; elles démontrent l’enjeu
que représente la conquête de l’opinion publique.
c. L’intervention au niveau politique local et national : actions et
propositions des antitaurins
La défense du mouvement anticorrida se traduit également au niveau politique, par une
intervention de plus en plus nette des antitaurins à tous les niveaux décisionnels, de la
commune à l’Union Européenne.
203
86
Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.275.
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
La recherche de résultats probants, de succès susceptibles d’être médiatisés, semble
constituer l’angle d’attaque de ces associations, avant l’abolition totale de la tauromachie.
Le démantèlement de la tradition taurine doit s’effectuer progressivement, en multipliant
les actions au cœur même du territoire taurin. Les actions d’ordre politique sont là aussi
diversifiées. Au niveau local, les anticorridas français comme espagnols encouragent des
municipalités à se déclarer ouvertement contre la corrida. Les résultats de cette campagne
se révèlent visibles en Catalogne espagnole, où une cinquantaine de communes ont affiché
leur opposition à la tauromachie. Le Conseil Municipal de Barcelone, cœur économique
204
de l’Espagne, s’est déclaré contraire aux valeurs véhiculées par le spectacle taurin . La
capitale du Vénézuela, Caracas, est l’instigatrice de ce mouvement en Amérique Latine, qui
s’étend à présent à d’autres métropoles sud-américaines, comme Medellin (Colombie). Le
mouvement se limite en France à quatre communes de faible population, qui semblent avoir
205
accepté de se déclarer antitaurines pour produire un effet d’annonce médiatique .
La mobilisation antitaurine ne se résume toutefois pas à des déclarations de principe,
mais mène parfois à de réelles campagnes juridiques. La justice, on l’a vu précédemment,
dispose d’une marge de manœuvre confortable dans la définition de localités où une
tradition locale taurine ininterrompue peut être établie. Les associations anticorrida
françaises ont, à de nombreuses reprises, contesté l’organisation de spectacles taurins,
en invoquant l’absence de tradition dans la commune en question ou en estimant la
participation de mineurs contraire à la législation du travail. Elle a obtenu certains succès,
comme l’annulation par décision juridique d’une corrida à Rieumes (Haute-Garonne) en
206
2001 ou, plus récemment, l’interdiction de toréer du jeune Michelito en Arles .
Les antitaurins agissent également au niveau national. Lors des présidentielles
françaises de 2007, l’Alliance Anticorrida a envoyé à tous les candidats une série de
207
questions pour juger de leur position respective par rapport à la corrida espagnole . Cette
politisation s’est concrétisée en France et en Espagne par l’irruption de la tauromachie dans
l’hémicycle parlementaire: projet de loi visant à abolir la tauromachie en France déposé par
208
la députée UMP Murielle Marland-Militello le 08 Juin 2004 ; fondation d’un parti politique
espagnol, le PACMA (Partido Antitaurino contra el Maltrato Animal) ayant pour seul objet
209
la suppression de la tauromachie , vote prochain d’un projet de loi d’initiative populaire
concernant l’avenir de la corrida en Catalogne. La pétition pour l’abolition de la corrida en
Catalogne, organisée par la plateforme « Prou » a été déposée en juillet 2009 au Parlement
de Catalogne. Elle dispose, avec 180 000 signatures validées par l’Institut Statistique de
Catalogne, des 50 000 voix récoltées en trois mois, nécessaires pour engager un débat
210
d’initiative populaire dans la province. La discussion parlementaire en elle-même devrait
débuter au mois de septembre, un vote sur le futur de la tauromachie en Catalogne sera
204
205
Le 6 Avril 2004, un vote du conseil municipal de Barcelone à bulletin secret établit la ville de Barcelone comme antitaurine.
Ces quatres communes sont respectivement : Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes), Montignac (Dordogne), Joucou (Aude),
Bully-les-Mines (Pas-de-Calais)
206
207
208
209
En août 2008, par arrêté préfectoral.
http://www.allianceanticorrida.fr/Docs_atelecharger/presidentielle_07.pdf
Proposition de loi n°15642.
Il a récemment obtenu 45 000 voix aux dernières élections européennes, selon Diane Cambon, journaliste au Figaro
(« Espagne : controverse autour des fêtes « barbares », 15 Juillet 2009).
210
Site Internet
www.burladero.com , « Los antitaurinos presentan las firmas para acabar con los toros en Barcelona »,
2 Juillet 2009.
Andrieu Guilhem - 2009
87
L’existence de la corrida au XXI e siècle
organisé à la fin de l’année ou au début 2010. La position des partis politiques concernant
la proposition n’est pas clairement définie, mais il semblerait que deux groupes y soient
favorables, Catalunya-Els Verds (IC-V, composé d’ex-communistes et de Verts), ainsi que
Esquerra republicana de Catalunya (ERC, centre-gauche). Le Parti Populaire Espagnol
(PPE), de droite, s’est déclaré contre la suppression de la corrida en Catalogne. La clé
du vote dépendra du parti majoritaire au Parlement catalan, le groupe de centre-droit
Convèrgencia i Unió, qui n’a pas encore donné de consigne de vote, tout comme le Parti
Socialiste de Catalogne. Quelque soit l’issue de ce vote, la Catalogne semble représenter
un tournant dans la lutte anticorrida. Après avoir été la première région d’Espagne à interdire
l’accès aux arènes aux moins de quatorze ans, elle pourrait être la première à abolir la
corrida. Au-delà de cette simple région, la médiatisation que cette interdiction entraînerait
pourrait fragiliser l’avenir taurin dans l’ensemble de la péninsule Ibérique, voire renforcer
l’action antitaurine en France.
Affiche anticorrida, en Catalogne Nord
(Source : Crédits Personnels, juillet 2009)
d. Etude de cas : l’Union Européenne et la tauromachie
L’Union Européenne devient le lieu de débats entre aficionados et antitaurins, non
seulement au sein de ses institutions mais également par le biais des nombreuses
associations, défendant la tauromachie ou s’y opposant, qui s’établissent à Bruxelles.
L’espace public s’élargit ainsi à toute l’Europe, bien que certains pays ne se sentent que peu
concernés par ce débat. Un sondage a été réalisé par TNS-Sofres en octobre 2003 pour
211
la Fondation Franz Weber , selon la méthode des quotas, et la stratification par région et
catégorie d’agglomération, dans trois pays, l’Allemagne, la Suisse et la Belgique, résolument
peu concernés. Le sondage conclue qu’une forte et écrasante majorité de citoyens de
ces trois pays sont opposés à la corrida, bien qu’en des proportions diverses : la plus
vive opposition provient d’Allemagne. D’autres sondages ont été réalisés en France ou en
211
88
Fondation crée par le Suisse Franz WEBER, pour la défense et la protection des animaux (http://www.ffw.ch/index.php?L=1).
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
Espagne, démontrant le caractère minoritaire de l’aficion française comme espagnole dans
la population du pays.
Des enquêtes sociologiques ont eu lieu dans de nombreux pays d’Europe afin de rendre
compte des catégories socio-professionnelles intéressées par le spectacle taurin. Cellesci attestent que l’aficion se recruterait en majeure partie parmi l’intelligentsia en France et
en Allemagne, ainsi que dans les classes moyennes supérieures (Allemagne, Belgique,
Suisse, France). A l’inverse, au Portugal et en Espagne les intellectuels semblent s’opposer
clairement à cette pratique.
Cette aficion, remarquent les auteurs, serait très mobile, et l’on retrouverait ainsi les
mêmes personnes dans les divers pays organisant des corridas. Elizabeth Hardouin-Fugier
constate ainsi que 10,25% des personnes s’étant rendues aux corridas lors de la Féria de
Nîmes 2004 n’étaient pas françaises.
Ce même sondage montre que les femmes sont moins favorables à la corrida que les
hommes, soit 55% contre cette pratique en France et en Espagne. Le vieillissement général
de l’aficion y est aussi constaté.
S’il est difficile de rattacher de manière directe les courses de taureaux à la compétence
des institutions de la Communauté comme le rappelle Jean-Michel Lattes, professeur
212
de Droit à l’Université Toulouse 1 , de nombreuses actions sont intentées par les
antitaurins sur la scène européenne au travers de leurs députés européens. En 1986,
à l’occasion de l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté Economique
Europénne, les arguments contre la corrida ont tous été rejetés par le Parlement
Européen, bien que certains députés se soient farouchement opposés à la candidature
213
européenne de l’Espagne pour ce motif . Ces antitaurins de tous bords comme de toutes
nationalités évoquaient à l’époque la non-conformité de la corrida aux normes de l’abbatage
réglementaire ; l’octroi par les éleveurs de taureaux de subventions européennes (prime
communautaire de 280 euros par tête) ; ainsi que la prise en compte par la CEE d’autres
cruautés (chasse aux phoques,..). La souffrance animale comme le bien-être des animaux
ont dès lors été des questions régulièrement débattues au Parlement Européen.
La Déclaration n°24 du Traité de Maastricht, relative aux Droits des Animaux (7 Février
214
1992), puis la directive de l’Union Européenne du 22 Décembre 1993 sur la protection de
l’animal pendant l’abbatage donnent les outils juridiques pour s’opposer à la tauromachie. La
sensibilité de l’animal à la douleur est prise en compte au travers de ces textes, qui traduisent
le souci d’épargner aux animaux toute souffrance inutile. La mise à mort du taureau irait
clairement contre ces principes. Néanmoins, si ces textes instituent une prise de conscience
du bien-être des animaux par le droit communautaire, la mise en application demeure
problématique, a fortiori à propos de la tauromachie. Le principe de subsidiarité prévalant
encore en matière de protection animale, la législation communautaire en la matière n’a
valeur que de déclaration de principe, solennelle. De plus, le représentant permanent
de l’Espagne auprès de l’Union Européenne, M. Francisco Javier Elorza a consolidé la
sauvegarde de la tauromachie en Europe en obtenant en 1999 la rectification du texte de
la Déclaration n°24 du Traité de Maastricht :
« L’Union Européenne veillera au bien-être des animaux » (texte initial) « dans le
respect des traditions culturelles ».
212
213
214
Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit.
Le parlementaire anglais Richard COTTREL constitue le cas le plus relaté.
Directive n° 93/119/CE (22 Décembre 1993), disponible sur www.europa.eu.int
Andrieu Guilhem - 2009
89
L’existence de la corrida au XXI e siècle
La suppression de la corrida au niveau européen n’est donc pas encore à l’ordre du jour,
et les actions antitaurines privilégient, comme nous avons pu le voir, une attaque au niveau
local et régional.
B. Une mobilisation aficionada récente mais cohérente
La montée de l’opposition à la corrida s’avère de plus en plus concrète chaque jour, et oblige
les défenseurs de la tauromachie à réagir. Elle impose en effet une solution adéquate, une
réponse argumentée et unitaire du monde taurin.
C’est ainsi que nous constatons depuis moins de cinq ans la construction d’une
véritable communauté culturelle taurine internationale fondée sur des associations et des
groupements politiques (a). Les objectifs des partisans de la fiesta brava, traduits en
actions ponctuelles, ne se limitent pas à contrer les arguments antitaurins, mais au contraire
nourrissent un discours offensif dont seul l’avenir jugera de la portée (b).
a. A la recherche d’une véritable communauté culturelle taurine
Le mundillo taurin constitue, comme tout microcosme, un lieu de querelles internes et
de jeux de pouvoir. Pourtant, face à la menace anticorrida qui semble planer sur les
arènes d’Europe et d’Amérique, les rivalités potentielles au sein du groupe s’effacent
pour en crédibiliser la cohérence. Toreros, éleveurs et représentants d’arènes souhaitent
s’exprimer d’une voix pour défendre leur tradition. Le public amateur de corridas est lui
aussi convié dans cette quête d’unité du discours. Le constat que nous pouvons d’ores et
déjà dresser de la mobilisation aficionada sur laquelle nous allons à présent revenir fait état
d’un rassemblement des forces taurophiles essentiellement par réaction. La structuration
d’une politique antitaurine vive en France et en Espagne, puis la médiatisation de la cause
animale dans ces mêmes pays a, par un effet contraire, entraîné la formation d’associations
215
de défense de la tauromachie. André Viard, ancien torero et président de l’une d’elles ,
216
rappelle l’origine du mouvement procorrida :
« Le véritable problème de l’émergence d’un débat contre la corrida, qui est
cyclique (il y a quatre papes et deux rois qui ont voulu interdire la corrida
dans l’histoire, ils n’y sont pas arrivés, prouvant bien que c’est quelque chose
d’enraciné) est qu’à un moment donné les antitaurins ont réussi à intéresser
Renaud le chanteur ; Renaud leur a donné une certaine audience sur des
plateaux télés, arborant un tee-shirt « Non à la corrida ». Cela restait une
contestation limitée ; c’est devenu problématique lorsque la présidente actuelle
de la SPA, qui a des ambitions politiques, s’est dit que ce combat médiatique
pourrait être récupéré pour faire de l’image. La SPA a obtenu une audience
très importante, l’adhésion de quelques people comme Surya Bonaly, Van
Damme (voilà les appuis, enfin bon..), des gens qui se sont permis d’interpeller
le Président de la République en disant « Il faut interdire la corrida, aux mineurs
d’entrer dans les arènes ». «A partir du moment où un problème est posé il faut
une réponse. Si on laisse se développer un discours, et qu’on n’y répond pas,
on perd à tous les coups. Or, le monde taurin jusqu’à présent n’avait jamais été
215
216
90
André VIARD préside l’Observatoire National des Cultures Taurines, association fondée en mars 2008.
Entretien avec André VIARD réalisé à Dax le 19 Février 2009, disponible intégralement en annexe.
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
organisé de manière collective pour apporter une réponse. Il y avait des individus
qui répondaient quelquefois, mais cela ne correspondait jamais à la voix du
monde taurin ; ils ne disaient pas nécessairement des choses partagées par tous,
mais des opinions sectorielles. Il fallait une vraie réflexion qui prenne en compte
le problème dans sa globalité, et qui réponde de manière « professionnelle » à un
débat politique. »
La stratégie prônée par les défenseurs de la tauromachie est contraire à celle de la lutte
anticorrida. En effet, face à l’offensive virulente des antitaurins qui tentent de maximiser
l’occupation de l’espace public et leur visibilité par la multiplication d’associations et de
soutiens plus ou moins influents qui défendent leur cause, les aficionados ont fait le choix de
parler d’une même voix, ou du moins de l’entreprendre. La France ne comprend ainsi qu’une
unique association promouvant ce dessein, l’Observatoire National des Cultures Taurines.
Fondé en mars 2008 à Arles, il est le fruit de plusieurs années de négociations au sein du
milieu taurin, jusqu’ici divisé sur la manière de défendre la corrida. Il regroupe aujourd’hui
tous les acteurs professionnels et amateurs du monde de la tauromachie française :
syndicats de toreros français, éleveurs de taureaux, directions d’arènes, représentants des
217
villes taurines, ensemble des clubs taurins , bibliophiles taurins, personnalités ayant un
rapport avec la corrida,etc…L’association opte pour une structure pyramidale, fondée sur
des délégations départementales : celle-ci permet de relayer directement à l’Observatoire
les attaques dont les cultures taurines pourraient être victimes.
Cette volonté de rassemblement est partagée par les homologues aficionados
espagnols, dont la lutte a débuté quelques années avant. Les menaces sans cesse plus
insistantes sur le sort de la tauromachie en Catalogne représentent l’élément déclencheur
d’un mouvement taurophile organisé, qui, de manière paradoxale, naît en..Catalogne lui
aussi. Véritable réponse à l’action contre la corrida, la Plataforma de Defensa de la Fiesta
est fondée en 2004, l’année où Barcelone se déclare ville antitaurine. Luis Corrales, son
premier président, en étend progressivement l’action à l’ensemble de l’Espagne. Le site
218
Internet de l’association insiste sur la nécessité d’union, de solidarité dans la défense
de la tauromachie, l’utilisation des armes de la raison, du pouvoir de la vérité, de la force
219
de conviction ; la plateforme se veut le cœur du regroupement des initiatives et activités
pour sauver la fiesta. Une défense de la corrida doit passer par une plus grande visibilité et
220
intégrité du monde taurin, dont il ose dénoncer le mystère et l’opacité . Délaissée par les
professionnels taurins, la Plataforma de Defensa de la Fiesta, malgré plus de deux milles
membres en 2009, ne répond pas à l’exigence d’une unification de la défense taurophile.
Après plusieurs changements de présidence, elle demande dans un communiqué de Juillet
221
2009 son entrée dans un nouveau projet rassembleur, plus récent, la Mesa del Toro.
La Mesa del Toro se veut le porte-parole de tous les intervenants du monde taurin.
L’incorporation prochaine de la Plataforma de Defensa de la Fiesta en son sein témoigne de
217
Associations à structure très réduite composées d’aficionados, dont le but est la rencontre et la participation des membres à
l’occasion de discussions et comptes-rendus taurins.
218
219
220
http://www.plataformapdf.com/
Traduit de l’espagnol.
L’article Internet intitulé « Luis Corrales, aficionado militant » , sur
http://clubtaurinparis.free.fr/resenacorrales.html ,
résume le parcours militant de cet homme.
221
Disponible sur Internet, « La plataforma solicita formalmente su ingreso en la Mesa del Toro », http://
www.plataformapdf.com/noticias.php
Andrieu Guilhem - 2009
91
L’existence de la corrida au XXI e siècle
ce souci d’unification. L’association regroupe déjà, à la manière de l’Observatoire National
des Cultures Taurines en France, la majeure partie des associations ou groupements
222
taurins, comme l’atteste cette figure en récapitulant les membres :
La composition de la Mesa del Toro .
(Source :www.mesadeltoro.es)
La particularité de cette structuration réside dans l’incorporation, au sein de la Mesa
del Toro, de l’association taurine parlementaire espagnole, l’équivalent d’un groupe d’étude
parlementaire en France. Une telle intégration démontre la solidité des liens entre milieux
professionnels, associatifs et politiques.
Des soutiens politiques en faveur de la tauromachie existent aussi en France,
notamment à l’Assemblée Nationale et au Sénat. Le groupe d’étude parlementaire
« Tauromachie » à l’Assemblée Nationale se compose d’environ soixante-dix membres, qui
222
92
Voir page suivante.
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
223
ne sont pas tous issus de régions à tradition taurine . Nommé « Elevage et tradition »
à sa création en 1997 par Michel Vauzelle, président de la région Provence-Alpes-Côte
d’Azur, ce groupe parlementaire a opté pour une meilleure visibilité en 2004, quand Jean
Grenet, député des Pyrénées-Atlantiques et maire de Bayonne, en a pris la direction.
Il se veut à présent le moteur politique pour une défense de la tauromachie efficace,
la réponse aux propositions d’abolition de la tauromachie régulièrement formulées dans
224
le même hémicycle. La récente fondation d’une section « Tauromachie et taureau »
au Sénat vient accentuer cette prévention contre les attaques politiques des antitaurins.
Travaillant dans la discrétion, les divers parlementaires membres de ces groupes d’étude
ne se mobilisent qu’à des occasions ponctuelles, lorsque la menace antitaurine exerce des
pressions politiques. Si ces soutiens politiques ne font pas directement partie intégrante
de l’Observatoire National des Cultures Taurines, ce dernier en façonne néanmoins la
225
démarche à suivre selon André Viard, son président :
Et que fait concrètement ce groupe parlementaire ?
« Ce qu’on lui dit. Nous sommes là pour les nourrir ; étant élus, ces députés
ont d’autres problèmes à traiter. Néanmoins, si nous les prévenons un jour que
telle chose se passe, (une demande d’interdiction de la viande de corrida par
exemple), ils interviendront. »
Cette proximité entre acteurs politiques et l’Observatoire National des Cultures Taurines
traduit, une nouvelle fois, le désir d’unification de la défense taurophile. Il existe certes à
l’heure actuelle deux grandes entités défendant la corrida, l’une française, l’autre espagnole.
Mais, dans un souci de rapprochement initié par la Fondation El Juli (grande star actuelle
de la tauromachie), les parlementaires français et espagnols se réunissent ponctuellement
226
pour exprimer leurs points de vue respectifs, et coordonner leurs actions . Ils invitent leurs
homologues du Portugal et des pays sud-américains à les rejoindre dans ce mouvement.
La naissance d’un comité de défense de la tauromachie au Parlement Européen s’inscrit
dans le droit fil de ce rassemblement autour d’une même voix.
La recherche d’une véritable communauté culturelle taurine passe ainsi par la formation
préalable d’entités visibles regroupant la plus grande partie du monde taurin. Elle se ressent
également dans le répertoire d’actions utilisé, comme nous allons à présent l’analyser.
b. Quels objectifs et quelles actions mettre en place pour défendre la fiesta
taurine ?
Les partisans de la défense de la tauromachie disposent de deux manières d’agir, que
nous pourrions différencier selon une approche défensive/offensive. La gamme d’actions
défensives consiste en la formulation de réponses aux attaques des antitaurins. Elle
paraît constituer la préoccupation première des groupes taurophiles, à l’heure où la
Catalogne multiplie ses velléités abolitionnistes. Les arguments proposés pour supprimer
la tauromachie sont récupérés par les procorridas, qui tentent de les contrer. L’interdiction
pour tout mineur de moins de quatorze ans d’assister à une corrida, déjà en vigueur dans
la région catalane, a été proposée en France par la députée Mme Marland-Militello. Elle
223
La composition intégrale de ce groupe d’étude parlementaire est disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr/12/tribun/
getude/ge_taur.asp
224
225
226
« La tauromachie rentre au Sénat », Midi Libre, Edition du jeudi 19 Février 2009.
Entretien avec André Viard, à Dax, 19 Février 2009.
« Des parlementaires taurins joignent leurs forces », Midi Libre, édition du dimanche 23 Novembre 2008.
Andrieu Guilhem - 2009
93
L’existence de la corrida au XXI e siècle
trouve comme fondement l’affirmation selon laquelle un spectacle mettant en scène la mort
du taureau occasionnerait chez l’enfant ou l’adolescent des troubles comportementaux, et
227
alimenterait un certain goût pour la torture et la vue du sang .
L’Observatoire National des Cultures Taurines a, dès sa création, souhaité réagir à
cet argument antitaurin, que ses membres ne partagent pas, en le contrant de manière
scientifique.
« Vous dites qu’il faut interdire l’accès aux arènes aux mineurs car cela leur
causerait des traumatismes, que cela serait dangereux. Nous avons donc
demandé une étude officielle au Ministère de la Santé : faire remonter dans
les statistiques tous les cas d’enfants pris en charge par les services pédopsychiatriques, psychologues scolaires, après être allés voir un spectacle
taurin. Pour que ce soit visible, on va aussi faire remonter le chiffre des enfants
traumatisés par la violence vécue à l’école, vue à la télévision, dans les jeux
vidéo, et comparer. »
De la même manière, l’association a demandé l’ouverture d’autres études statistiques
établissant un lien entre les zones géographiques à tradition taurine et le taux de criminalité,
afin de montrer l’incohérence supposée de l’argument antitaurin visant à interdire l’accès
aux arènes aux mineurs, qui, en réalité, serait un moyen de couper la naissance d’une
jeune afición à la base. Des études de nature différente (sur la santé financière du monde
taurin, sur l’enracinement de la tauromachie dans les régions à tradition taurine) sont en
cours. L’association refuse la critique animaliste, louant à l’inverse la majesté du taureau, la
préservation de l’espèce par la perpétuation des spectacles taurins, la promotion, grâce à
l’existence des élevages de taureaux dans plusieurs régions espagnoles, d’un écosystème
construit sur un modèle de développement durable, et luttant contre l’urbanisation croissante
du pays.
L’objectif prononcé de l’association, comme des groupes d’étude parlementaires de
l’Assemblée Nationale et du Sénat, consiste en la préservation du statu quo juridique
protégeant à l’heure actuelle la tauromachie en France. C’est la raison pour laquelle les
acteurs de la défense taurine privilégient des actions ciblées, de contre-attaque : tentatives
de déprogrammation de spots antitaurins, rencontres avec les élus, rendez-vous auprès du
Premier Ministre. La campagne antitaurine aurait, selon les défenseurs de la tauromachie,
comme objectif la victimatisation de l’animal et la stigmatisation sociétale de l’aficionado,
quelque soit la culture taurine appréciée. En association avec les groupements taurins
espagnols, André Viard a décidé de définir exhaustivement le concept de corrida, afin
d’écarter tout spectacle édulcoré ou touristique comme ceux prochainement organisés à
228
Las Vegas .
L’Espagne taurophile agit, elle, de manière défensive ou offensive selon les contextes.
La Mesa del Toro, aujourd’hui en collaboration avec la Fondation El Juli et la Plataforma
para la Defensa de la Fiesta diffuse la promotion et le développement de la corrida, en
incitant à la création d’activités artistiques, culturelles, d’aide et de recherche en relation
avec le monde de la corrida. Ces diverses associations ont ainsi organisé un week end
informatif autour de la tauromachie à la Commission Européenne de Bruxelles l’an dernier,
dans le cadre d’une « opération séduction ». A l’inverse, en Catalogne, la mobilisation
227
Accusation de la France devant la cour internationale de justice des droits de l’animal, C.R.A.C., disponible sur
www.avatau.com/FR_accusation_CRAC.doc
228
94
Des toreros espagnols sont en effet pressentis pour une initiation au bullfighting dans le Nevada à l’hiver prochain.
Andrieu Guilhem - 2009
III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public
s’avère avant tout défensive, par réaction : des conférences ouvertes à tous sont proposées
à Barcelone pour expliquer la tauromachie à des spécialistes comme à des non-initiés. Le
monde professionnel taurin barcelonais participe de la même manière à renouveler la base
aficionada, par l’organisation de corridas attractives, réunissant les principales célébrités
dans le cadre de festivals promotionnels. La plateforme de défense de la corrida met aussi
en place des spectacles visant à renouveler l’image de la tauromachie dans une Catalogne
soucieuse de se démarquer de l’identité culturelle espagnole : la programmation, par des
catalans, de pièces de théâtre en rapport avec la tauromachie participe de cette promotion
diversifiée de la corrida. Le théâtre, ou le ballet, constituent des activités où l’entrée des
mineurs est autorisée ; c’est un moyen de contourner la législation catalane. Barcelone a
accueilli plusieurs spectacles ayant trait à la tauromachie, parmi lesquels celui de Jaume
Villanueva mettant en scène (et en musique) le poème de Federico Garcia Lorca Llanto por
Ignacio Sanchez Mejias, cité dans la seconde partie de ce mémoire.
Les défenseurs de la tauromachie ont compris que le recours aux personnalités
artistiques qui ont pu, par le passé, faire l’éloge de la corrida, serait primordial dans leur
dessein. La promotion, en Catalogne, de la corrida en rappelant Garcia Lorca ne représente
pas une action purement défensive, puisque la même stratégie tend à se développer dans
229
l’ensemble de l’Espagne. A la tradition de corridas « goyesques » à Ronda (Andalousie),
e
où les toreros sont le temps d’une corrida vêtus des costumes dessinés par Goya au XIX
siècle, s’est ajoutée la tenue d’un spectacle « picassien » à Malaga (Andalousie). Les habits
de lumière portés par chacun des toreros seraient réalisés par le tailleur selon les esquisses
cubistes de Pablo Picasso.
La récente campagne des taurophiles en faveur d’une inscription de la tauromachie au
patrimoine mondial de l’humanité (UNESCO) symbolise cette démarche. Des spécialistes
des cultures taurines ont en effet signé une déclaration à Séville en avril dernier, dans
laquelle ils affirment candidater officiellement pour l’inscription des fêtes du taureau au
Patrimoine Culturel Immatériel. Les arguments justifiant du caractère patrimonial culturel
230
immatériel de la corrida sont les suivants :
« -inscription millénaire du rapport de l’homme au taureau dans les religions,
les arts et les mythes - multiplicité des versions de la culture taurine selon
les “peuples et les communautés”, mais expression convergente d’un
même rapport à la mort et à la vie de l’homme latin. - respect de l’animal de
l’élevage au spectacle et entretien d’un écosystème rural et d’un espace
économique specifique - adéquation de la définition du PCI selon l’Unesco et
des composantes de la culture taurine - sauvegarde de la culture taurine comme
résistance à la globalisation, comme promotion de la diversité culturelle et
comme système de développement durable. »
La réponse des défenseurs de la tauromachie se construit autour de deux volets, l’un
défensif qui consiste en une réponse aux menaces antitaurines, et l’autre plus offensif qui
rappelle l’ancrage de la corrida dans les régions taurines et en invite à la promotion. Les
arguments évoqués divergent, et peuvent respectivement être d’ordre scientifique (recours
à des études statistiques) ou culturel.
229
230
Les arènes d’Arles, dans les Bouches-du-Rhône organisent elles aussi une corrida « goyesque » chaque année.
http://pciich.hypotheses.org/456
Andrieu Guilhem - 2009
95
L’existence de la corrida au XXI e siècle
Le débat entre antitaurins et partisans de la corrida n’est donc pas prêt de se conclure.
La longue lutte des défenseurs de la cause animale, si elle semble franchir un palier avec le
vote prochain de la Catalogne, devrait toutefois se restructurer efficacement pour affronter
une mobilisation taurophile qui a su parfaitement dépasser les querelles internes pour
proposer un même et unique discours. Le rassemblement des forces pourrait constituer la
clé du combat.
96
Andrieu Guilhem - 2009
Conclusion
Conclusion
Ce travail pluridisciplinaire sur la tauromachie nous a permis d’étudier une pratique culturelle
d’exception, la corrida de mort, dans un contexte politique comme sociétal défavorable.
Comme toute pratique sociale, le jeu taurin s’avère sensible aux évolutions de la société
dans laquelle il est enraciné : répondant aux aspirations du public, acteur indispensable de
ce jeu à trois, le mundillo taurin a su s’adapter à la période post-romantique, aux troubles
périodes au sortir de la Première Guerre Mondiale, pour proposer un réel spectacle censé
sublimer la mort en l’esthétisant. Ainsi, les chevaux doivent être obligatoirement protégés
depuis 1928, correspondant à un désir partagé de moins de violence dans l’arène.
Le soutien, ou l’opposition à la tauromachie, modèlent une certaine identité politique :
si les valeurs mises en avant chez le taureau et le torero (bravoure, noblesse, caste,
détachement..) peuvent rappeler les qualités préconisées chez les aristocrates sous
l’Ancien Régime, l’analyse de la mobilisation en faveur de la corrida nous a permis d’en
nuancer la politisation : ainsi députés de gauche comme de droite composent le groupe
parlementaire « Tauromachie » ; de même, la plus vive opposante à la tauromachie provient
du même parti que le président du groupe parlementaire « Tauromachie ». Une étude des
couleurs politiques des diverses municipalités françaises organisant des spectacles taurins
confirme le dépassement de la division Droite (Bayonne, Nîmes, Arles) / Gauche (Dax,
Mont de Marsan). Le choix de ces villes de promouvoir l’activité taurine revêt cependant
une véritable affirmation d’une identité singulière : le spectacle taurin, programmé durant
les fêtes votives ou religieuses de la cité, constitue l’un des moments importants de la vie
de la municipalité. L’arène de la commune, souvent en centre-ville, symbolise tout au long
de l’année la défiance locale aux diverses pressions dont peut faire l’objet la corrida.
Mais, si forte soit cette résistance locale véhiculée par des organismes puissamment
mobilisateurs (Observatoire National des Cultures Taurines, Union des Villes Taurines
Françaises), la multiplication des niveaux de décision et de débat sur la tauromachie,
l’engouement médiatique en cas de suppression de la corrida en Catalogne, pourraient
marquer un tournant pour cette pratique culturelle, non seulement dans la péninsule ibérique
mais aussi en France. L’issue du vote dans la province catalane est déterminée par la
capacité de mobilisation et de cohésion des diverses parties du débat. L’abrogation de
l’alinéa excluant la corrida des pratiques de mauvais traitement envers les animaux, pourrait
se répercuter de trois manières possibles dans l’Hexagone. Le pouvoir politique, saisi dans
un contexte à présent favorable à une révision de la corrida, recevrait la demande sous une
approche différente, et pourrait décider, soit de sa perpétuation (c’est ce que souhaitent les
aficionados défendant le status quo juridique), soit de sa suppression pure et simple (ce que
désirent les antitaurins). Néanmoins, un compromis pourrait être proposé : la suppression
de tout châtiment, blessure, infligé au taureau, l’interdiction de la mise à mort, tout en
réaffirmant l’existence de zones à tradition taurine locale. Ce type de manifestations taurines
est déjà organisé aux Etats-Unis, à Las Vegas (Nevada), par un producteur autoproclamé
Don Bull. Les banderilles comme les piques y sont remplacées par des armes factices en
bande Velcro® ou scotch®. Si des spectacles taurins se sont déjà déroulés dans des pays
sans aucune tradition taurophile (Egypte, Chine, Corée du Sud,..), les spectacles de Las
Vegas, prévus pour l’automne prochain, invitent les plus grandes célébrités du toreo (El Juli,
Enrique Ponce,..) à participer à cette simulation de corrida. Le monde taurin se mobilise
Andrieu Guilhem - 2009
97
L’existence de la corrida au XXI e siècle
d’ores et déjà pour dénoncer le caractère pastiche et ridicule de telles programmations,
ainsi que l’implication, bien qu’indirecte, des plus grands toreros dans une entreprise qui
nuirait à la préservation de la véritable corrida espagnole. Le risque consiste en effet à ce
que cette forme de tauromachie sin sangre (sans sang) se développe aux Etats-Unis, puis
en Europe, en dénuant toute sa symbolique.
Je partage l’opinion de la majorité des aficionados actuels et d’artistes fascinés par
la mort de l’animal. J’estime en effet que la corrida ne peut être que de mort, car elle
puise dans la mort du taureau son caractère cyclique et signifiant. Une édulcoration de
la violence de la tauromachie, réalisée dans un cadre plus global d’affaiblissement des
pratiques culturelles atypiques, la dénaturerait et, paradoxalement, ferait perdre au taureau
de combat sa majesté et sa mythification.
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Bibliographie
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Ouvrages
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