L`existence de la corrida au XXI e siècle
Transcription
L`existence de la corrida au XXI e siècle
UNIVERSITE LYON 2 Institut d’Etudes Politiques de Lyon L’existence de la corrida au XXI e siècle Analyse et perspectives de l’ « exception culturelle corrida » ANDRIEU Guilhem Politique, Culture, Espace Public Sous la direction de Bernard LAMIZET Soutenu en Septembre 2009 Membre du jury : Francis WOLFF Table des matières Remerciements . . Introduction . . I. La Tauromachie sous un angle anthropologique . . Chapitre Premier : Pourquoi le taureau ? . . A. D’animal déifié à créature diabolique : le taureau comme animal fascinant . . B. L’expression de qualités humaines par le taureau: bravoure, noblesse, caste . . Chapitre Second : Tauromachies et hispanité . . A. La Péninsule Ibérique, espace favorable à l’ancrage de la tauromachie : . . B. Les autres foyers taurophiles . . C. Corrida et jeux de pouvoir . . Chapitre Troisième : Le Torero Et Son Public . . A. Le Torero, entre légende noire et légende rose . . B. Le public des corridas : entre diversité et relativisme culturel aficionado . . II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie . . Chapitre Premier :Voir la corrida comme un rite ou un jeu ? . . A. La Tauromachie présente les éléments constitutifs d’un jeu… . . B. Mais sa symbolique revêt une dimension rituélique : . . Chapitre Second : Symbolique et esthétique de la corrida . . A. La corrida, un « produit hybride et obscur » 97 .. B. La corrida, institutionnalisation esthétique de la mort . . Chapitre troisième : Littéraires, Artistes et corrida. La tauromachie comme objet de fiction .. A. La corrida dans la fiction littéraire : de l’époque pré-romantique à nos jours . . B. La fiction « image et son » . . III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public . . Chapitre Premier : Débat public, médias, tauromachie . . A. L’évolution du débat public . . B. La corrida comme objet de débat . . Chapitre Second– Entre hier et aujourd’hui : typologie des arguments antitaurins et état de e la question à l’aube du XXI siècle . . A. Typologie des arguments antitaurins au cours de l’Histoire . . B. La corrida aujourd’hui : des facteurs sociologiques et politiques favorables à sa révision . . Chapitre Troisième- L’arène politique, lieu d’affrontements cinglants . . A- La structuration progressive d’une mobilisation antitaurine dans l’espace public : quel bilan ? . . B. Une mobilisation aficionada récente mais cohérente . . Conclusion . . Bibliographie . . Ouvrages . . 5 6 10 10 10 15 17 19 23 26 29 29 34 39 39 39 43 46 47 50 53 54 58 66 66 67 70 74 74 77 81 81 90 97 99 99 Revues . . Presse . . Internet . . Vidéo/Documentaire . . 100 100 100 101 Remerciements Remerciements Avant tout développement, je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont encouragé dans la recherche préalable à la rédaction de ce mémoire, puis à sa réalisation concrète. Aussi, je souhaiterais remercier en premier lieu M. Bernard Lamizet, qui m’a prodigué de judicieux conseils dans le cadre du séminaire « Politique, Culture, Espace Public », et s’est toujours montré disponible face à mes sollicitations. Je ne saurais jamais assez remercier M. Francis Wolff, directeur du département de Philosophie de l’Ecole Normale Supérieure d’Ulm, qui a chaleureusement accepté de faire partie de mon jury de soutenance, malgré un calendrier très chargé. Merci aux personnes que j’ai pu interroger, et sans qui ce travail n’aurait jamais pu être fait. Je pense principalement à André Viard, et à toutes les personnes qui m’ont proposé leur aide, souvent spontanément : Olivier Baratchart, directeur des Arènes de Bayonne ; Vincent Bourg (Zocato), journaliste à Sud-Ouest ; Léa Vicens, future torera à Séville ; je pense aussi aux personnes rencontrées de manière imprompue autour des arènes de Barcelone, antitaurins comme taurophiles, grâce auxquels j’ai pu me construire une vision de la tauromachie en Catalogne : les areneros des arènes de la Monumental, l’ex-torero Manuel Maldonado Jimeas, son cousin. Enfin, je souhaiterais particulièrement remercier Christine Baradat-Liro, qui m’a initié dès l’âge de 8 ans à la tauromachie, et qui m’a constamment aiguillé dans mon travail et ma temporaire insertion dans le mundillo taurin. Andrieu Guilhem - 2009 5 L’existence de la corrida au XXI e siècle Introduction Août 2008. L’été se termine, les vacanciers songent au retour. Les médias français profitent de la saison pour égréner leurs marronniers, la sécheresse, les collectionneurs de rabots, etc. Une vive polémique occupe soudain les éditoriaux. En ce mercredi 6 Août Michelito, apprenti torero franco-mexicain de 10 ans, est invité avec son frère André, âgé de 9 ans, à 1 participer à une becerrada dans la localité landaise de Hagetmau. Cette manifestation taurine gratuite a pour but de promouvoir la tauromachie dans le cadre des fêtes votives du village, et permet aux apprentis toreros des diverses écoles taurines de la région de démontrer leurs aptitudes techniques, sans mise à mort des taureaux. Véritable vedette en Amérique Latine, Michelito devient à son arrivée en France la cible des anticorridas, qui saisissent la justice pour infraction au code du travail, estimant que la représentation d’un enfant de dix ans et demi comme la mise en danger d’autrui constituent une activité illégale 2 au titre de l’article 223-1 du Code Pénal . Les précédentes programmations de Michelito en France, en Arles puis à Fontvielle (banlieue de Marseille) ont été annulées par le Préfet des Bouches du Rhône au nom du principe de précaution. Que va-t-il en être du festival taurin d’Hagetmau ? Journaux nationaux, télévisions et radios relaient l’information et affichent leurs positions respectives sur l’affaire. Les chaînes d’information déplacent des équipes de journalistes dans la bourgade gasconne, à la recherche du scoop. Finalement, le parquet de Mont-de-Marsan, saisi par l’Alliance Anti-Corrida, ne constate aucune infraction pénale, après enquête de la gendarmerie pour déterminer dans quelles conditions la démonstration taurine allait se dérouler. Le 5 Août, la Préfecture des Landes annonce dans un communiqué le maintien de la becerrada, « rien n’empêchant la manifestation de se dérouler ». 3 Bien au-delà de la controverse sur l’interprétation du Code Pénal français quant à la possibilité pour Michelito de toréer, le débat médiatique a porté, par extrapolation, sur la corrida en elle-même. La corrida, spectacle tauromachique au cours duquel des 4 taureaux sont mis à mort pour reprendre la définition du Petit Larousse Illustré , serait ainsi menacée, non seulement en France, mais aussi et surtout en Espagne, où la mobilisation pour sa suppression y apparaît encore plus vive.La tauromachie aujourd’hui est l’objet de nombreuses critiques provenant de partis politiques comme d’associations de défense des animaux ; ses détracteurs avancent des arguments d’ordre moral ou éthique, tandis que ses partisans rappellent l’ancrage de cette pratique dans leur culture traditionnelle. Les arguments contre la tauromachie varient selon les contextes. Ici les souffrances de l’animal 1 Cours d’apprentissage organisée avec des becerros, jeunes toros de moins de deux ans, pour toreros débutants, placée sous la direction d’un matador de toros, d’un novillero ou d’un banderillero confirmé. S’il en a les capacités, l’apprenti-torero (ou becerrista) deviendra novillero, puis matador. C’est la première étape dans le cursus de l’apprentissage qui permettra de rendre compte des capacités probables du jeune garçon. (Robert BERARD, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, Robert Laffont, Collection Bouquins, p. 309). 2 http://www.rue89.com/2008/08/10/michelito-lalliance-anticorrida-a-gagne-sur-tous-les-fronts 3 4 6 http://tf1.lci.fr/infos/france/societe/0,,3933535,00-petit-michelito-dans-arene-mercredi-.html 2004, p.265. Andrieu Guilhem - 2009 Introduction seront dénoncées, là on luttera contre la fiesta de los toros (la fête des taureaux, terme espagnol pour désigner la corrida) car elle symboliserait une identité politique particulière. Les jeunes Espagnols semblent peu enclins à défendre la tauromachie, trop assimilée au franquisme. L’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’Union Européenne dans les années 1980 peut aussi avoir contribué à la baisse de l’intérêt pour la tauromachie chez les jeunes.La Catalogne est ainsi en passe de constituer la première région continentale espagnole à abolir la corrida. Elle cherche ses soutiens dans l’entière Union Européenne, devenue le théâtre privilégié des oppositions entre pro et anticorridas. De nombreuses associations et Organisations Non Gouvernementales (ONG) soutiennent activement les personnalités politiques se déclarant contre la tauromachie, et des propositions d’interdiction de spectacles taurins aux mineurs ou de suppressions de subventions sont en cours d’élaboration. Celles-ci ont vu le jour au niveau national en France, mais ont été rejetées par le Parlement. La défense de la tauromachie constitue un enjeu majeur pour certains parlementaires qui ont décidé de créer un groupe parlementaire « Tauromachie » au sein de l’Assemblée Nationale, dirigé par le maire UMP de Bayonne Jean Grenet. La société civile aficionada a elle aussi tenté de se mobiliser en fondant un Observatoire National des Cultures Taurines, qui, nous le verrons, souhaite réaliser des études scientifiques sur la nocivité des spectacles taurins pour les mineurs. La mobilisation des deux bords témoigne de la politisation de la pratique tauromachique, mais aussi de l’extension géographique du débat. Originaire du Sud-Ouest de la France, je m’avoue particulièrement sensible au devenir de la tauromachie. Initié dès mon plus jeune âge à la corrida par mon entourage, je ne suis jamais resté insensible devant les arguments avancés par les anticorridas, et ai décidé de prendre du recul sur cette pratique culturelle. A la manière de la foi religieuse, la foi taurine, l’afición, qui pousse l’individu à se rendre dans l’arène et à assister régulièrement à des spectacles taurins, se construit et se déconstruit, alternant phases de réflexion, moments de doutes sur les finalités de la tauromachie, et émotions uniques. Chaque aficionado a, à un moment de sa vie, réfléchi sur la portée de la corrida, la raison d’être de cette exception culturelle. Car exception culturelle il y a : la tauromachie, art de combattre les taureaux dans 5 l’arène , ne saurait se classer dans une typologie classique des spectacles. La mort du taureau la dramatise ; les risques encourus par le torero ainsi que le rôle du public font de la corrida un type particulier de spectacle, mêlant trois acteurs là où le théâtre moderne n’en comporte que deux. La tauromachie mêle les deux paradigmes de l’événement culturel. Spectacle, elle introduit une rupture entre acteur et spectateurs, dans la mesure où une distanciation existe entre les protagonistes. On ne peut directement s’identifier au torero, car ce dernier est seul habilité à affronter l’animal, et a franchi différentes phases pour atteindre cette fonction, cet office. Le barrage de la langue (la grande majorité des matadors sont espagnols) accentue la distanciation. Pourtant, cette frontière entre acteur et spectateur peut de suite être relativisée tant le public y joue un rôle essentiel en conditionnant la réussite des toreros ; de plus, l’irruption spontanée dans l’arène de courageux individus descendant des gradins pour défier le taureau avec l’aval du matador, était encore récemment une pratique courante. Le jeu d’échange, alternance, correspondance entre le torero et le public s’avère ainsi plus développé que dans d’autres spectacles. La logique participative s’inscrit dans la logique de la fête, et non du spectacle. Or, la corrida ne se déroule qu’au moment de fêtes, votives ou religieuses, contribuant à alimenter son caractère ambigu et ambivalent. Elle représente l’émanation, dans un lieu circonscrit, de la fête du peuple assemblé. 5 Ibid., p.993. Andrieu Guilhem - 2009 7 L’existence de la corrida au XXI e siècle La symbolique que la tauromachie admet constitue une manière, pour les villes organisant des manifestations taurines, de se mettre en scène. L’Animal, incarnant la sauvagerie, fait face aux habitants de la cité repliés dans les gradins, qui ont délégué un représentant, le torero, chargé de les sauver de la menace taurine. L’Institut d’Etudes Politiques de Lyon m’a permis de consacrer mon travail de recherche à un sujet qui m’intéresse, mais qui ne pouvait s’insérer parmi un cursus de cours traditionnels. Désireux de travailler dans la fonction publique, de préférence dans le milieu culturel, j’estime profitable le fait de me pencher sur une pratique contestée jusque dans les régions où elle est censée être populaire. Une étude sur la tauromachie nécessite d’emblée une délimitation précise de son objet. Je centrerai mon analyse sur la perpétuation de cette pratique culturelle en France et en Espagne, bien que des corridas soient organisées au Portugal ainsi que dans sept pays d’Amérique Latine. Les formes dérivées de tauromachie, où le taureau n’est pas tué dans l’arène, ne constitueront pas le cœur du mémoire ; la corrida dérange, et suscite les oppositions les plus vives, essentiellement car elle met en scène la mort d’un animal. Elle heurte les fondements des sociétés occidentales modernes qui ont tendance à cacher la mort, et à introduire un statut plus protecteur envers des animaux qui seraient, selon certains, susceptibles de devenir des sujets de droit à part entière. La vive réprobation que la mort et la souffrance du taureau génèrent a constitué le point de départ de mon interrogation. J’ai en effet tenté, avant même ma recherche sur mon mémoire, de répondre à trois questions introductives : ∙ Pourquoi la corrida existe-t-elle principalement en Espagne ? Comment a-t-elle a été étendue, puis popularisée en France ? ∙ En quoi la mort du taureau marque-t-elle la signification et la symbolique même du spectacle taurin ? Pourquoi choque-t-elle tant, hier comme aujourd’hui ? ∙ Les acteurs du débat (défenseurs et opposants à la corrida) s’accordent-ils sur la suppression de la mort et des souffrances de l’animal ? J’en ai déduit une problématique qui constituera la trame de mon mémoire, et, au-delà, représente l’une des clés du débat entre taurophiles et détracteurs : - La sauvegarde de la corrida en France et en Espagne doit-elle passer par une édulcoration de sa violence, qui la dépossederait de sa symbolique ? Les sources nécessaires à la recherche d’informations sur le sujet, puis à la rédaction du mémoire, témoignent de la pluridisciplinarité de l’étude de l’objet « corrida ». Ainsi l’analyse, et comparaison, d’ouvrages universitaires (historiques, anthropologiques, philosophiques) et spécialisés (livres sur la technique taurine, sur la passion taurophile en France) montre que le fait taurin intéresse les divers domaines des sciences humaines. Désireux de porter un regard d’ensemble sur la tauromachie, mon objet d’étude n’est pas uniquement composé d’ouvrages savants, mais aussi d’articles de presse sur la corrida : presse quotidienne nationale (Le Monde, Libération) ou régionale (La Dépêche du Midi, Sud Ouest, La Provence, Midi Libre). La réalisation d’entretiens, de visu ou en utilisant les nouveaux moyens de communication (Internet) s’inscrivent dans le droit fil d’un corpus souhaité non savant, produit des représentations individuelles ou collectives émanant de l’espace public. Enfin, j’ai souhaité affiner ma perception de cette pratique culturelle en me rendant à plusieurs reprises au plus près du monde taurin, en France (lors des Férias d’Arles, de Nîmes et de Dax, entre Septembre 2008 et Août 2009) comme en Espagne (à Barcelone, en juillet 2009), afin de me construire ma propre opinion, mon propre regard, de par une réflexion construite, et des rencontres fortuites. 8 Andrieu Guilhem - 2009 Introduction La compréhension du fait tauromachique, autorisé en droit français par la reconnaissance d’une tradition localement établie, ne saurait être effective sans une analyse pluriangulaire. Trois lectures de la corrida seront réalisées dans ce mémoire. Tout d’abord, nous procèderons à une approche anthropologique de la tauromachie, qui permettra d’en expliquer l’enracinement dans certaines régions françaises et espagnoles (I). Nous nous pencherons dans une seconde partie sur des questionnements esthétiques : en quoi la corrida est-elle une représentation esthétisée de la mort ? Quelles sont les diverses significations symboliques que cette mort revêt ? L’étude des fictions (littéraires ou autre) ayant trait à la tauromachie sera ici particulièrement utile dans notre démarche, dans la mesure où l’intellectualisation de la corrida résulte des diverses représentations qu’en ont faites les artistes. La symbolique qu’ils ont pu attribuer au spectacle taurin alimente le débat actuel entre opposants à la corrida et partisans taurophiles ; cette fascination, qu’elle soit marque de rejet ou d’adhésion à la tauromachie, est entretenue par les différents acteurs intervenant dans l’espace public (II). Le travail de recherche portant sur le débat actuel entre les protagonistes taurins introduira des questionnements d’ordre politique. L’étude de l’espace public, part de l’espace dans laquelle nous pourrons apprécier la rencontre entre politique et culture taurine, établira un état des lieux de la question tauromachique en France et en Espagne. L’analyse du discours des médias permettra de faire apparaître les représentations collectives de la corrida. Des positions plus singulières émergeront de la réalisation d’entretiens ou de réflexions personnelles. Cette tension entre perception collective et singulière de la tauromachie nous invitera à appréhender la corrida dans une approche plus large : valeurs véhiculées par le spectacle taurin (étant ici vue comme un dispositif politique), rôle, influence des acteurs institutionnels à tous niveaux (local, régional, national, européen). Andrieu Guilhem - 2009 9 L’existence de la corrida au XXI e siècle I. La Tauromachie sous un angle anthropologique La corrida, quelque soit sa forme, représente aujourd’hui un spectacle singulier, dans la mesure où elle engendre diverses problématiques d’ordre éthique, moral, au moment même où les rapports à l’animal tendent à évoluer. Les anthropologues se sont intéressés aux origines de la tauromachie pour mieux en comprendre la symbolique et son implantation géographique. Il est intéressant dans notre démarche de se focaliser dans un premier temps e sur les raisons de cet affrontement millénaire, dont la codification récente (XIX siècle) a abouti à la corrida espagnole que nous pouvons connaître aujourd’hui. Une approche de la tauromachie sous un angle anthropologique, vue comme expression d’une société ibérique aux caractéristiques particulières, constitue un point de départ nécessaire à la bonne compréhension du débat autour de cette pratique culturelle. Ainsi le taureau, animal déifié dans de nombreuses civilisations (A), affronte-t-il dans un monde hispanique propice au développement de la tauromachie (B), un torero (C), dont les vertus morales lui permettront de triompher de la Nature sauvage. Chapitre Premier : Pourquoi le taureau ? Le taureau a toujours nourri l’imaginaire des hommes, comme nous le verrons dans une première partie. Les représentations qui lui ont été attribuées ont varié au cours des époques, mais sa nature fascinante demeure inchangée aujourd’hui. Si parler de divinisation taurine serait désormais usurpé, l’animal alimente encore une admiration certaine, notamment de la part des aficionados qui, au-delà de ses caractéristiques naturelles, tentent de lui définir des qualités humaines par un transfert d’identification de l’homme au taureau. A. D’animal déifié à créature diabolique : le taureau comme animal fascinant De toutes les espèces animales, le taureau représente l’une des plus vénérées comme l’une des plus craintes, et ce depuis la sédentarisation de l’homme. Les grottes de Lascaux font déjà part de la fascination humaine pour les aurochs, ancêtres des taureaux sauvages. Dès l’époque paléolithique le bovin devient symbole de force et de fertilité. 10 Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique Fig. 1. La Salle des Taureaux, Grottes de Lascaux (Source www.tourisme-aquitaine.net ) Aficionados et anticorridas ne s’accordent que sur peu de points, mais il est une vérité indéniable quant au taureau : il a été vénéré et sacré dans de très nombreuses, et diverses, civilisations. a. La sacralisation du taureau dans le pourtour méditérranéen : l’héritage des religions antiques Animal déifié, le mythe qu’il incarnait, appelé communément mythe tauromachique, présentait deux valeurs principales. Une vision du taureau comme animal-dieu apportant force et fécondité, puissance et pérennité constituait la première variante du mythe : les métaphores entre la participation du taureau aux travaux des champs, de par sa forçe utile (la puissance brute) dans la maîtrise d’une parcelle agricole puis sa culture, et la fertilité attendue du terrain (ensemencement de la terre permis par la puissance génésique du taureau) résultent de cette considération. Le mythe tauromachique consiste aussi à prétendre cet animal si puissant que seuls sa domination et son sacrifice par un émissaire désigné par l’ensemble des hommes procureront pour la société un mieux-être, par le biais de l’accaparation populaire de la force exceptionnelle de l’animal. Cette seconde 6 valeur inhérente au mythe peut être qualifiée de « sacrifice d’appropriation » . Diverses civilisations autour du bassin méditérranéen ont accordé une place particulière au taureau. Les Egyptiens pratiquaient ainsi ce dit « sacrifice d’appropriation » dans la mesure où les rois le tuaient puis le mangeaint pour se revitaliser : la puissance du taureau servirait ainsi à la régénérescence du royaume. Le taureau Apis constitue la divinité synonyme de prospérité et fertilité, louée pour remercier des inondations nourricières du Nil. Phéniciens et Hittites reprennent le symbole du taureau dispensateur de force et procréateur ; lui vouant un véritable culte, les Phéniciens lui ont consacré la première lettre de leur alphabet, dont la lettre A de l’alphabet latin est dérivée. 6 Ce ne fut pas cependant au Proche-Orient mais en Crète que la taurolâtrie antique connut ses plus grands développements. Jean-Noël Pelen et Claude Martel, dans L’homme Robert Berard, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, Robert Laffont, Collection Bouquins, p. 883. Andrieu Guilhem - 2009 11 L’existence de la corrida au XXI e siècle et le taureau en Provence et Languedoc : histoire, vécu, représentations le culte minoéen du taureau : 7 , reviennent sur « Pendant longtemps, l’île vécut entièrement sous le règne du soleil et du taureau, tous deux liés à une religion de la fertilité. Plus que partout ailleurs une attention spéciale semble avoir ici été réservée aux cornes de l’animal ; c’est là que se concentrait, pensait-on, la vigueur fertilisante : les toucher ou, mieux, s’en emparer apportait la force et l’abondance. Légendes, textes et documents archéologiques de l’époque minoéenne nous ont transmis le souvenir de nombreux rituels crétois qui avaient pour fonction de transférer aux rois, aux hommes, aux champs et au bétail tout le potentiel vital et fécondant du dieutaureau : sacrifices et banquets, chasses et courses taurines de toutes sortes, coït initiatique entre le roi de l’île déguisé en taureau et la reine déguisée en vache, légendes d’Europe, de Minos, de Pasiphaé et du Minotaure. » Ces légendes se diffusèrent jusqu’à la Grèce, puis l’Empire Romain. La mythologie grecque relate différents exploits face aux taureaux : Thésée, le Minotaure, Jason qui, avant de s’emparer de la toison d’or, imposa le joug aux taureaux d’Hephaistos ; Hercule qui durant son septième travail, s’empara du taureau de Crète et le ramena en Grèce. La Rome Antique fut le théâtre du développement des cultes taurins après l’apparition d’une nouvelle religion, le mithriacisme, héritée de croyances perses. La religion vénérant Mithra, divinité solaire se répandit en Europe à partir du Ier siècle avant J-C. S’appuyant sur des rituels d’initiation et de purification sanglants, le mithriacisme accordait une large place au sacrifice du taureau ; « le sang de l’animal servait au bain purificateur des nouveaux baptisés ; sa chair était consommée pour acquérir force et énergie vitale ; quelques gouttes de sa semence, prélevées dans les testicules, assuraient aux guerriers qui l’absorbaient 8 un courage indomptable » . Le sacrifice du taureau avait pour même fonction de libérer sa puissance et sa fécondité et de les transférer aux fidèles. Ceux-ci, au bout d’un parcours initiatique en sept degrés, recevaient la promesse de la rédemption et de la vie éternelle après la mort. Certains empereurs romains se convertirent à cette religion monothéiste et cherchèrent à la faire fusionner avec le culte d’Isis, déesse égyptienne devenue pour les Romains du Bas-Empire l’image de la mère universelle de la nature. Seul le christianisme devenu religion officielle de l’Empire une première fois sous Constantin (306-337) puis définitivement sous Théodose (379-395), parvint à freiner puis à anéantir le mithriacisme. b. Le Christianisme face au taureau Afin de faire reculer la religion de Mithra, le christianisme diabolisa l’image du taureau, par trop vénéré par la religion rivale. Dans un premier temps, le taureau fut assimilé à une créature diabolique dont le sang serait vénéneux ; c’est ainsi que l’animal devint un des attributs ordinaires de Satan et de l’Antéchrist. Par extension, toutes les formes taurines (têtes, pieds, queues, cornes) furent considérées comme monstrueuses, diaboliques, et 9 entrèrent dans la composition de nombreux êtres hybrides . Les origines d’un diable 7 8 9 Grenoble, Editions Glénat, 1990, p.19. Ibid., p.21. La présentation du taureau dans l’introduction de l’ouvrage L’homme et le taureau en Provence et Languedoc : histoire, vécu, représentations, de Jean-Noël PELEN et Claude MARTEL (Grenoble, Editions Glénat, 1990, p.19-25) est à ce sujet très intéressante. 12 Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique aux cornes et pieds fourchus dans l’iconographie chrétienne peuvent provenir de cette diabolisation du taureau. Pendant près d’un millénaire l’animal fut ainsi honni et satanisé par la symbolique chrétienne. Cette phase de diabolisation du taureau fut intense jusqu’à la fin de la période carolingienne. Par la suite édulcorée, à la stratégie de diabolisation se substitua une politique d’occultation, où le taureau devint progressivement absent des écrits religieux. Le taureau disparut donc presque complètement du discours chrétien. Rares furent désormais les récits hagiographiques le mettant en scène, à l’exception de certains martyres comme celui de Saint Eustache brûlé vif devant un taureau d’airain ou ceux de Sainte Blandine et de saint Sernin, écrasés par des taureaux sauvages. Le christianisme ne pouvait pas, en effet, éliminer totalement de son bestiaire le monde des bovins. Une nette distinction commença donc entre le taureau, animal réprouvé, diabolique, lubrique et sanglant, et le bœuf, animal utile, chaste, patient, christologique. La traduction latine des Ecritures est changée, on remplace par le mot « bœuf » ou « veau » là ou était employé jusqu’ici le mot « taureau ». C’est ainsi également que se transforma en veau d’or le taureau de métal que 10 les Hébreux, désobéissant à Moise et succombant à la tention idolâtrique, construisirent . La déchéance du taureau s’étendit peu à peu au domaine profane. Jean-Noël Pelen 11 et Claude Martel mentionnent ainsi l’exemple de l’héraldique, qui lui réserva dans son bestiaire un rang modeste. L’emploi du taureau fut rare et anodin dans les armoiries, ou fut attribué à des chevaliers félons et des vices personnifiés (sauvagerie, luxure) ; le bœuf, à l’inverse, devenait l’image par excellence du labeur et de la patience. Le taureau retrouva avec la Renaissance sa splendeur d’autrefois. L’intérêt renouvelé pour les mythologies antiques contribua à la relecture des exploits d’Hercule, Jason, Thésée, ou la légende d’Europe enlevée par Zeus transformé en taureau blanc. Le taureau redevint un animal héraldique puissant. Le pape Alexandre VI, de la famille Borgia, le fait représenter en 1492 comme armoiries familiales au Château Saint Ange de Rome. c. Mythologie du taureau contemporain Que reste-t-il de la mythologie du taureau aujourd’hui ? L’animal continue de fasciner, avec toute l’ambivalence du terme : séduisant, inspirant l’admiration, il constitue encore un danger, une crainte. « Le taureau demeure le plus fort, le plus lourd et le plus craint des 12 animaux domestiqués » , affirment ainsi Pelen et Martel. L’imaginaire collectif dans nos sociétés occidentales semble toujours nourrir des présupposés par rapport à l’animal, qui peuvent témoigner de cette fascination. La couleur rouge exciterait ainsi les taureaux ; si les scientifiques s’accordent pour dire que le taureau aurait une mauvaise vue en noir et blanc, il est toujours déconseillé aux enfants qui traversent les champs de se vêtir de rouge ; le taureau, animal sanglant et flamboyant, passe pour devenir furieux à la vue de cette couleur. Un certain nombre de croyances, de symboles et de systèmes de valeurs influencent encore aujourd’hui la perception de l’animal. La différence s’opère toujours entre le taureau et le bœuf, le premier étant le mâle de la vache nourricière et de ce fait le signe de la fertilité. En tant que signe du Zodiaque « le taureau conserve un rôle calendaire important 10 11 12 (Exode, 32, 1-34) Dans l’ouvrage cité précédemment. Ibid., p.24. Andrieu Guilhem - 2009 13 L’existence de la corrida au XXI e siècle et représente dans nos contrées vers la fin avril le moment des dernières semailles et des 13 premières pousses » . Certain nombre de métaphores et proverbes émaillent la langue française, comme « prendre le taureau par les cornes », expressions qui se retrouvent dans la langue castillane. Dire d’un homme qu’il est un taureau, lui reconnaît les qualités que l’on retrouve chez le taureau (fougue, énergie, vigueur), mais aussi les défauts (brutalité, colère, débauche). Ainsi, une mythologie populaire du taureau ne paraît plus être d’actualité, bien qu’il fasse l’objet de diverses références dans nos représentations. La divinisation du taureau, toutefois, semble être partagée par un microcosme, les aficionados d’aujourd’hui qui, 14 rassemblés, forment ce qui est communément appelé le mundillo taurin. Le taureau est par nature à la base même du spectacle taurin, comme le rappelle l’adage espagnol : « Se no hay toros, no hay toreros », dont la traduction littérale serait « S’il n’y a pas de toros, il n’y a pas de toreros ». Si la question de la dimension sacrificielle de la corrida reste à éluder, le taureau demeure par plusieurs aspects dans cette pratique culturelle un 15 « animal intouchable » , sacré. L’animal doit ainsi satisfaire à certaines conditions pour pouvoir être déclaré « taureau de combat », bravo et ainsi revêtir sa dimension sacrée. Ces diverses clauses reposent sur un interdit fondamental : le taureau ne doit pas participer au cycle de vie ordinaire, profane, mais sortir du cyclique. Placé sous la bienveillance de son éleveur, le ganadero, il n’est pas élevé pour les mêmes raisons que les autres espèces animales : il pourrait l’être pour sa viande ou devenir bœuf (après avoir été castré) et être utilisé pour les travaux agricoles. La castration comme la fécondation ont des effets réducteurs sur les pulsions et la puissance du taureau, facilitant l’asservissement à l’homme. La fécondation constitue par définition le fondement du cyclique. Le taureau de combat s’inscrit dans la logique inverse du non-cyclique : il est vierge quand il est combattu. L’immuabilité de son âge lors de son ultime combat, quatre ans, représente aussi un élément 16 déterminé, hors-cyclique. Enfin, à l’inverse des autres animaux domestiques le taureau ne peut avoir expérimenté le moindre rapport avec l’homme avant d’être combattu dans les arènes : élevé par l’homme dans les ganaderias, il n’a jamais vu d’homme à pied, mais seulement à cheval. Robert Bérard explique que « la justification de cet interdit de mémoire 17 repose sur l’expression même de son essence pure exempte de toute acquisition » . Le taureau doit rester préservé de tout cadre qui pourrait différer de son cadre originel, ne bénéficiant d’aucune information sur l’homme. Le combat entre le taureau et le torero doit ainsi représenter un aboutissement, une expérience unique. 13 14 Ibid., p.25. Mundillo : « Ce terme signifiant « monde » dans le sens de société, est appliqué, en Espagne, aussi bien aux gens de la finance, à la gent littéraire qu’aux nombreux protagonistes de la corrida, éleveurs, toreros, empresas, apoderados ; ce milieu qui cultive le secret vis-à-vis des profanes, difficilement pénétrable, préserve jalousement ses coutumes, ses manières d’agir et protège efficacement les arcanes de sa profession. Les aficionados, même ceux qui se croient bien informés, ne peuvent lever qu’un coin du voile : celui que l’on veut bien leur laisser découvrir ». 15 16 R. Berard, op. cit., p. 271. Ibid., p. 330. Le taureau demeure un animal domestique, même si le sens de ce terme n’est ici pas le plus courant. Le taureau ne peut constituer un animal entièrement sauvage : « il a été élevé par l’homme et sélectionné en fonction de nombreux critères en vue d’une utilisation spécifique, tandis qu’un animal sauvage est par définition sans contact avec l’homme, qui ne peut ainsi le modifier ». 17 14 Ibid, p. 272. Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique Cet ensemble de principes défendus par les aficionados constitue le socle de la sacralisation du toro, promu animal exceptionnel, sacré de principe en vue de le devenir de fait lors de l’ultime combat le jour de la corrida. Les anticorridas dénoncent cette vision « sacralisée » du combat, et insistent sur le fait que le taureau ne serait qu’une victime, soumise et vulnérable, réduite aux projections du mundillo taurin. B. L’expression de qualités humaines par le taureau: bravoure, noblesse, caste Percevoir le taureau comme un animal hors de l’emprise cyclique génère des représentations du taureau communes aux aficionados. Celui-ci doit en effet justifier dans l’arène son caractère supposé et attendu : l’animalité bestiale, la forçe brutale, sauvage, violente, avoir des réactions imprévisibles, charger instinctivement. André Viard, ancien 18 torero, revient sur les caractéristiques du taureau de combat : « Les adversaires de la corrida fondent leur argumentation sur une prétendue non agressivité naturelle du toro, tandis que ses défenseurs voient dans l’existence de cette agressivité la source même du combat. L’évidence s’impose. Si le charolais et le parladé sont tous deux issus de l’aurochs préhistorique, la similitude s’arrête là : le bœuf n’a d’autre souci que d’assurer sa vie végétative, alors que le toro sauvage préfère dès sa naissance à cette préoccupation domestique les plaisirs du combat. » « Les adversaires de la corrida fondent leur argumentation sur une prétendue non agressivité naturelle du toro, tandis que ses défenseurs voient dans l’existence de cette agressivité la source même du combat. L’évidence s’impose. Si le charolais et le parladé sont tous deux issus de l’aurochs préhistorique, la similitude s’arrête là : le bœuf n’a d’autre souci que d’assurer sa vie végétative, alors que le toro sauvage préfère dès sa naissance à cette préoccupation domestique les plaisirs du combat. » De même que le torero, le taureau doit être « conforme à son office », pour reprendre les termes utilisés par Francis Wolff dans Philosophie de la Corrida. Les comportements attendus du taureau dans l’arène représentent trois exigences, la bravoure, la noblesse et la caste. Cette promotion morale de l’animal confère ainsi à l’animal des qualités humaines. L’examen sommaire de ces diverses attitudes se heurte cependant à l’inexactitude des traductions entre français et espagnol, certains termes étant difficilement traductibles de manière exhaustive. a. La bravoure La bravoure est la première qualité que le taureau de combat, une fois dans l’arène, est supposé posséder. Le sens de ce terme relativement ambigü diffère selon les ouvrages et les points de vue des spécialistes, mais il est néanmoins possible d’en dresser une première 19 définition ; tout comme la furor latine, « sorte de froide colère homicide » il constitue la spécificité du taureau. Le taureau ne charge pas pour se nourrir, mais seulement lorsqu’il s’estime inquiété, dérangé, importuné. La capacité du taureau à charger malgré la douleur et la fatigue, sa propension à demeurer combatif jusqu’au bout constitue son niveau de bravoure. Dès son plus jeune âge le taureau de combat est difficile à approcher, et nombre 18 19 André Viard, Comprendre la corrida, 2001, Anglet, Editions Atlantica, p. 17. Robert BERARD, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, op.cit., p. 331. Andrieu Guilhem - 2009 15 L’existence de la corrida au XXI e siècle d’entre eux s’entretuent. En effet, dès lors qu’un animal se sent menacé sur son propre territoire (en espagnol querencia) celui-ci attaquera. Les différentes opérations de sélection et de croisement du bétail réalisées depuis deux siècles par les éleveurs ont provoqué le développement d’un fort instinct de défense chez l’espèce. L’éthique du combat dans l’arène doit permettre à la bravoure du taureau de se manifester. Alvaro Domecq, éleveur 20 de taureaux, définit la bravoure dans l’arène de la manière suivante . « Un toro brave est un animal superbe et orgueilleux qui attaque de façon incessante, sans le moindre atome de peur. Il s’élance rapidement, il charge droit devant, en galopant, et non pas en marchant ou trottant. Il va toujours au-delà du coup de corne, calme, sûr de sa force, de son pouvoir, sans appréhension, sans fausse brusquerie, sans craindre l’attaque dans le dos. En outre il n’esquisse pas le moindre geste de douleur. C’est un gladiateur que nous avons préparé et fortifié dans la solitude, durant quatre longues années, pour un combat d’une dizaine de minutes. Il doit accepter la lutte, et s’y livrer sans une once d’hésitation, sans le moindre écart. Il ne se lassera pas de charger, même lorsqu’il sentira l’épée dans son corps. En fin de compte, cet élan vers l’avant, tragique, insatiable, qui ne finit qu’avec la mort, est la caractéristique suprême du toro brave. » b. Noblesse et caste La noblesse est en tauromachie la qualité du taureau bravo lui offrant une charge spontanée, franche, qui suit le déplacement de la cape ou de la muleta sans coup de tête ou de corne désordonné. Elle s’oppose ainsi au caractère du taureau manso, inconstant, refusant le combat, réticent à charger. La noblesse connote la franchise et la sincérité du taureau. Elle s’inscrit comme le prolongement de la bravoure du taureau. En effet la révolution artistique dans la tauromachie moderne nécessite de nouvelles aptitudes du taureau, qui dépassent la simple bravoure. Si l’instinct offensif, attaquant du taureau est déterminant 21 dans la conduite de la lidia , la noblesse va constituer la caractéristique du taureau moderne, mobile, capable de répondre aux sollicitations prolongées du torero, porteur d’une 22 charge « pacifique » qui permettra la fixation de l’animal, la création de séries de passes de manière ordonnée et préconçue. La dernière qualité supposée du taureau bravo lors de son entrée en piste correspond, au même titre que les deux précédentes, à une « connotation morale plus ou moins 23 anthropomorphique » . La caste peut être définie comme l’agressivité ou la puissance du taureau. Elle va influer sur son aptitude pour le combat ; mélangeant bravoure et noblesse, elle se traduit par un orgueil manifesté du début à la fin, celui de vouloir sans relâche attaquer son adversaire. Obtenue de manière génétique, cette agressivité propre aux taureaux de combat est préservée dans les élevages grâce aux diverses sélections opérées dans le bétail. Les races fondatrices du taureau de combat proviennent du Moyen-Âge ; vivant originellement à l’état sauvage dans l’actuelle Espagne, ils furent progressivement rassemblés dans des élevages et croisés entre eux. Les diverses caractéristiques physiques 20 21 22 Ibid., p. 331. Lidia : ensemble des stratégies, tactiques mises en place par le torero dans son combat contre le taureau. Ibid, p.331. 23 16 Francis WOLFF, Philosophie de la Corrida, p. 82. Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique et comportementales obtenues ont permis la délimitation de races historiques, ou encastes 24 , aux différences encore perceptibles aujourd’hui parmi les élevages modernes. La carte suivante présente le nombre d’élevages de taureaux de combat dans les 25 différentes régions d’Espagne . L’Andalousie et la région de Salamanque constituent les principaux foyers d’élevage ; inversement les régions bordant la Méditérranée n’enregistrent que peu de ganaderias sur leur territoire. Ces espaces de production du taureau de combat correspondent en réalité aux zones où la tauromachie y est la plus populaire, où celleci façonne les identités. En effet, expression d’une société, la corrida s’est plus ou moins ancrée dans la société ibérique en fonction de divers facteurs que nous allons à présent étudier. Les élevages des taureaux de combat en Espagne : répartition géographique Chapitre Second : Tauromachies et hispanité On présente aujourd’hui la fiesta de toros espagnole comme la fiesta nacional. Les ouvrages spécialisés sur la tauromachie mentionnent ainsi cette particularité espagnole, comme part de la culture nationale hispanique. De nombreux auteurs ibériques, comme José Marià Moreiro ou Enrique Tierno Galvàn considèrent la corrida comme une manera de ser, une 24 25 En espagnol. Revue Géographie et Cultures, n°30, 1999, page 10 Andrieu Guilhem - 2009 17 L’existence de la corrida au XXI e siècle 26 manière d’être propre à l’Espagne . Jean-Paul Duviols, professeur de littérature et de civilisation latino-américaine à Paris IV Sorbonne, s’est intéressé à cette particularité du peuple espagnol. Dans un article de l’ouvrage Fêtes et Divertissements, il montre comment 27 « la corrida est décrite comme la manifestation emblématique du caractère espagnol » . Cette affirmation est certes loin d’être partagée par tous les hispaniques. Cependant, qu’elle soit défendue ou critiquée, la fiesta de toros ne laisse pas indifférent, et son origine même, l’Espagne, nous invite à nous questionner sur les rapports entre la tauromachie et l’identité politique qu’elle peut représenter. L’étude de l’inscription de la la corrida comme part intégrante de l’hispanité, au-delà des espagnolades d’usage, se révèle intéressante dans notre dessein. La défense contemporaine de la tauromachie se fonde en effet sur les liens que cette pratique culturelle a pu avoir avec les élites gouvernementales espagnoles ; de même, ses rapports étroits, voire son détournement à des fins politiques n’est pas oublié des antitaurins d’aujourd’hui. Les velléités régionalistes de certains territoires ibériques coincident actuellement avec le recul du spectacle taurin dans ces mêmes territoires, la fiesta brava représentant le symbole de l’autorité centrale madrilène. La place de l’Eglise Catholique est aussi à souligner tant les rapports entre l’Espagne et la religion semblent proches. En effet, la péninsule ibérique a toujours constitué un pays très religieux, où politique et spirituel, profane et sacré se sont profondément confondus. La période franquiste représente ainsi un bel exemple de cette non-division des pouvoirs, et de l’immixion de l’Eglise Catholique dans les affaires de l’Etat espagnol. Cette période a ainsi été nommée « national-catholicisme » par l’écrivain Michel Del Castillo 28 ou Bartolomé Bennassar , théologie religieuse qui voudrait s’incarner dans le temporel par son association avec les partisans du Caudillo. Aujourd’hui encore l’Eglise espagnole demeure très conservatrice, et l’une des plus sécularisées d’Europe. Celle-ci disposait d’une grande influence sur le pouvoir politique il y a encore peu de temps. Les conflits latents entre l’Eglise et l’Etat espagnol de Zapatero, relatifs à la proposition de textes sur la légalisation du mariage homosexuel, la facilitation procédurale du divorce et de l’avortement, la suppression de l’enseignement religieux dans le public, semblent à présent remettre en question ce lien privilégié. La société espagnole paraît elle aussi se détacher du catholicisme, bien que cette affirmation demeure à nuancer. Ainsi, si la pratique dominicale 29 diminue (20% des Espagnols assistent à la messe du dimanche) , si les mariages civils sont en hausse, l’attachement ibérique à l’institution religieuse subsiste, plus fortement que chez ses voisins ; seulement 10% des Français se rendent ainsi à la messe du dimanche. C’est pour cette raison que l’étude des rapports entre l’Espagne et la tauromachie, des liens entre identité espagnole et Fiesta Nacional, doit aussi se faire à travers l’examen des rapports entre Eglise Catholique et corrida de toros. Un tel angle d’approche présente un intérêt majeur dans notre démarche : il montre en effet, au-delà de l’unique débat sur le maintien de la tauromachie ou son abolition, la scission entre l’Eglise de Rome et ses prétendus représentants en Espagne, qui atteindra son paroxysme durant le franquisme, qui a toujours été condamné par le Vatican. 26 Enrique TIERNO GALVAN, Escritos (1950-1960), Madrid, Tecnos, 1971, chapitre « Los Toros, acontecimiento nacional », p.63. Cité par Alexandra MERLE dans Des taureaux et des hommes, Tauromachie et Société dans le monde ibérique et ibéro-américain, PUPS, p.37 27 Collection Ibérica, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997, p.91. 28 29 18 BENNASSAR Bartolomé, La guerre d’Espagne et ses lendemains, Perrin, Paris, 2004. http://www.perspectivaciudadana.com/contenido.php?itemid=12686 Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique Nous présenterons ainsi dans une première partie (A) pourquoi l’Espagne s’est révélée être le foyer principal de la tauromachie ; nous étudierons ensuite les foyers périphériques influencés par la culture ibérique, et les diverses formes de tauromachie dérivées (B) ; enfin, les rapports entre corrida et pouvoirs (politique et religieux) seront analysés dans une troisième et dernière partie (C). A. La Péninsule Ibérique, espace favorable à l’ancrage de la tauromachie : La Péninsule Ibérique, interface entre différentes cultures (a) trouve dans la psychologie de son peuple un vivier pour la constitution d’une tradition taurine (b). a. La Péninsule Ibérique comme carrefour de civilisations Le territoire de la péninsule Ibérique, que nous considérerons d’après les frontières actuelles de l’Espagne, a été l’objet de nombreuses conquêtes et incursions jusqu’à son unification par les Rois Catholiques en 1512. Les invasions celtes, romaines, puis barbares (Wisigoths et Vandales) ont précédé l’arrivée des Arabo-Berbères dans la péninsule. Transformé en califat en 929, le pays va s’imprégner d’une culture orientale bien différente de celle véhiculée par les précédents envahisseurs. Les signes de l’occupation espagnole par les Arabes sont encore perceptibles aujourd’hui dans l’architecture de certaines villes d’Andalousie. De même, l’art mudejar ou néo-mudejar a été utilisé dans la construction d’arènes plus ou moins récentes, comme en témoigne la plaza de toros de Las Ventas, à Madrid, inaugurée en 1929. Andrieu Guilhem - 2009 19 L’existence de la corrida au XXI e siècle La plaza de toros de Las Ventas, Madrid Les arcs en fer à cheval (ou outrepassé) qu’elle dessine, et les azulejos (carreaux de faïence peints) sont typiques de ce style architectural. La reprise de l’école néo-mudejar dans la réalisation d’arènes n’est pas anodine, et vient confirmer l’une des principales thèses débattues par les spécialistes taurins : la corrida pourrait avoir été inventée par les Arabes, ou Maures, durant leur califat. Cette hypothèse n’est pas nouvelle ; des intellectuels l’envisageaient déjà au XVIIIème siècle, comme Nicolas Fernandez De Moratin dans Lettre historique sur l’origine et l’évolution des courses de taureaux en Espagne, rédigée en 1777. Celui-ci se base sur la série de spectacles taurins 30 organisés entre 1018 et 1021 à Séville par le calife de Cordoue, devenu roi de Séville . Les récits de voyageurs étrangers en Espagne depuis le XVIIème siècle alimentent cette thèse, et en recherchent les origines. Selon ces auteurs, une telle pratique, rare en Europe, trouverait sa raison d’être dans la psychologie même de ses amateurs. Les tenants, à l’époque, d’une origine musulmane de la corrida dénoncent le plaisir sanguinaire 30 20 Mentionné dans B. BENNASSAR, Histoire de la Tauromachie, op. citatum, p.12. Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique et cruel du peuple espagnol, qui symbolise la contagion païenne et la barbarie. Le peuple, spectateur, se voit autant visé dans ces attaques que les véritables protagonistes que sont les aristocrates dans la corrida à cheval, ou les hommes à pied bravant l’animal. Les Français Antoine de Brunel et Carel de Sainte-Garde, qui voyagent respectivement en 1655 et 1665, attribuent aux Maures la paternité de ce spectacle ; ils y reconnaissent les germes de la culture musulmane qui auraient déteint sur la morale du peuple espagnol dans son 31 intégralité : Antoine de Brunel « En tout ce divertissement on remarque certaine cruauté invétérée qui est venue d’Afrique et qui n’y est pas retournée avec les Sarrazins, car ce n’est pas le grand plaisir du commun des Espagnols que de combattre le taureau ». Carel de Sainte-Garde « L’opinion la plus commune est que les Mores qui conquirent l’Espagne sur les Gots l’y ont introduit ; et ce qui le confirme, ce sont les caractères de leur génie assez galand, que ces Festes conservent encore aujourd’huy (…) D’un autre costé, il y a deux raisons qui pourroient faire croire qu’elles sont effectivement de l’invention des Espagnols. La principale est ce grand attachement qu’ils ont pour leurs coutumes anciennes (…). L’autre raison est l’aversion furieuse qu’ils font paroistre pour admettre chez eux des manières estrangères. D’où l’on peut inférer, aussi bien que de la rudesse de leur naturel, qu’ils ont esté plus capables d’inventer ces Exercices farouches que de les imiter. Mais, au fonds, je croy qu’il n’en faut attribuer l’origine qu’aux vrais Barbares. Et après tout, si le Génie des Espagnols tient un peu de la barbarie, ou s’ils ont beaucoup d’amour pour ce divertissement, cette inclination ny celle qu’ils ont à pratiquer les autres façons de faire des Mores ne procèdent assurément que de l’habitude qu’ils en ont contracté avec eux pendant près de neuf cens ans qu’ils ont vescu ensemble ». Bartolomé Bennassar, spécialiste de l’Espagne et de la tauromachie, affirme que 32 « l’hypothèse musulmane paraît dépourvue de fondement solide » , car certains questionnements ne peuvent faire l’objet de réponse : pourquoi les jeux taurins n’ont-ils pas été étendus à la Sicile, longtemps musulmane, ou à l’Afrique du Nord ? C’est la raison pour laquelle d’autres origines de la tauromachie ont été avancées. André Viard, dans Le Grand Livre de la Corrida, cite d’autres peuples susceptibles d’avoir initié des jeux taurins au sein de leur communauté. Parmi eux figurent les Wisigoths ou les Romains. La tentation d’attribuer les fondements de la tauromachie aux Romains paraît grande tant les références à l’arène, au cirque semblent profondes dans la corrida actuelle ; le taureau ne serait ainsi que le dépassement du gladiateur, une nouvelle forme de combat. Il n’existe pourtant pas de preuve formelle pouvant confirmer ces propos. Ces incertitudes pérennisent la position de la péninsule Ibérique comme carrefour entre les civilisations ; successivement imprégnée des traditions de nature hétéroclite, il s’avère à présent impossible de dissocier les influences respectives de chaque occupation. b. Des facteurs sociologiques propices à l’établissement de la corrida 31 Ces deux citations proviennent de l’article « Tauromachie et identité nationale » d’Alexandra MERLE, dans Des Taureaux et des Hommes, op. citatum, p.39-40. 32 Ibid., p.12. Andrieu Guilhem - 2009 21 L’existence de la corrida au XXI e siècle L’Espagne, de par son territoire comme de par ses habitants, fournit un terrain propice à l’établissement de la tauromachie. 33 Un article de la revue Géographie et Cultures s’est penché sur la culture taurine dans la péninsule ibérique ; point de départ à toute tauromachie, l’animal serait devenu le signe totémique de l’Espagne, premièrement car ce territoire s’est révélé opportun pour l’élevage de taureaux. Les grandes plaines de l’Andalousie abritaient des taureaux sauvages avant même les premiers jeux taurins ; ces bêtes ont ensuite été regroupées dans des élevages qui se sont implantés le long du grand système hydrographique que représente le Guadalquivir au Sud de l’Espagne, ou dans des régions plus humides et tempérées (Province de Salamanque, Navarre,..). La présence pérenne des taureaux dans la péninsule constitue une première tentative d’explication d’ordre géographique. De plus, les diverses occupations de l’Espagne ont modelé, à partir de l’unification de e l’Espagne au XVI siècle (la Reconquista) un peuple espagnol dont les caractéristiques différent des autres peuples européens : au contraire des peuples nordiques ou germaniques, qui ont pourtant occupé la péninsule Ibérique (notamment Wisigoths et Vandales), les Espagnols nourrissent un profond intérêt pour la fête, la célébration, qui se perpétue encore aujourd’hui. La fête, fiesta, semble ainsi le moment destiné à oublier les aléas de la vie, et surtout la mort. La mort revient sempiternellement dans les discussions e à propos de l’Espagne à partir du XVI siècle. Ses peintres les plus célèbres représentent alors des paysages sombres et tourmentés : le tableau d’El Greco (1541-1614) Vue de 34 Tolède sous l’orage peut en constituer l’illustration. L’emprise du catholicisme sur la société e espagnole durant le siècle d’or (XVI siècle) se traduit ainsi dans les œuvres picturales, 35 qui constituent « des manifestations diverses de la « pédagogie de la peur » utilisée par l’Eglise, avec plus d’intensité après le Concile de Trente, et avec plus de vigueur en 36 Espagne, champion de la catholicité, qu’ailleurs » . La religion, bien qu’influente dans tous les pays européens de l’époque, tient donc une place très particulière en Espagne ; processions et pélerinages rythment la vie de chaque commune, qui place ses festivités sous la protection d’un saint. Les premiers jeux taurins auront ainsi lieu dans le cadre de fêtes de village ; de telles démonstrations de courage s’adressaient aux saints protecteurs de la cité en guise de vénération. Les premiers élevages de taureaux sont détenus par des confréries monastiques (Dominicains, Chartreux). Les corridas actuelles, outre la codification et le décorum inhérent au spectacle, peuvent revêtir une signification liturgique, puisque elles ne sont organisées que lors de ces mêmes fêtes de villes ou villages, les férias : ainsi la féria de la San Isidro à Madrid, la Semana Santa à Séville, le Corpus Christi à Tolède, la féria de Pentecôte à Nîmes. D’autres formes de culture espagnole affirment ce rapport intense avec la mort. Le flamenco peut se lire comme une exaltation de la mort et de l’érotisme, comme la tauromachie, de manière immanente mais aussi symbolique : une lecture érotique de la tauromachie a en effet été proposée par des auteurs sur lesquels nous reviendrons ultérieurement. Danse issue des trois mondes musulman, juif et andalou, le flamenco s’est 33 34 35 Le territoire de la « planète des taureaux », in Géographie et Cultures, n°30, printemps 1999, p.3-24. VOIR DOSSIER ANNEXE. L’expression est de Jean DELUMAU, qui l’emploie dans La Peur en Occident, XIVème-XVIIIème siècles, Paris, Fayard, 1978. 36 REDONDO Augustin, La peur de la mort en Espagne au siècle d’or, Littérature et iconographie, Travaux du Centre de e e Recherche sur l’Espagne des XVI et XVII siècles (CRES), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993. 22 Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique e diffusé sur le territoire hispanique au XV siècle, à partir de Séville. Tauromachie et flamenco présentent donc de nombreux points communs, et ont suscité les mêmes polémiques : les 37 recherches de Sandra Alvarez à ce sujet sont d’un intérêt notable . B. Les autres foyers taurophiles Si les dispositions du peuple espagnol ont contribué à développer la tauromachie dans la péninsule ibérique, cette pratique a été étendue à d’autres zones géographiques, dans un processus de mondialisation de la culture hispanique. A la corrida espagnole se sont agrégées dans ces régions des formes dérivées de jeux taurins. a. L’extension à la France et à l’Amérique Latine 37 ALVAREZ Sandra, Tauromachie et flamenco : polémiques et clichés : Espagne fin du XIX e - début XX e siècles, Paris, L’Harmattan, 2007 Andrieu Guilhem - 2009 23 L’existence de la corrida au XXI e siècle L'indépendance de l'Amérique hispanique 38 L’Amérique espagnole, le Portugal ainsi que la France ont hérité de la tauromachie espagnole. L’Amérique latine demeure encore aujourd’hui un important foyer taurophile ; son détachement du joug ibérique au cours du XIXème siècle (voir carte) n’a pas entaché le goût des populations latino-américaines pour ce spectacle. Néanmoins, de nombreuses disparités subsistent dans les rapports qu’entretiennent ces divers pays avec la tauromachie. Dès 1521 apparaissent les premiers jeux taurins au Mexique, à la suite de l’importation de bétail bovin par les Espagnols. Très vite des corridas sont organisées sous des formes diverses. Hernan Cortès lui-même ordonne la célébration de la première corrida, le 13 Août 1529, anniversaire de la reddition de Tenochtitlàn (nom aztèque de Mexico). La tauromachie connaît un développement croissant, plusieurs arènes sont édifiées dans cette province alors appelée Nouvelle-Espagne. La Monumental de Mexico, plus grande arène du monde, n’a été construite qu’en 1946, mais témoigne de l’afición qu’ont pu transmettre les anciens colons espagnols, même après leur départ. Aujourd’hui tout le territoire du Mexique organise des spectacles taurins et dispose d’élevages, y compris Tijuana, qui draine les amateurs venus des Etats-Unis. Les autres régions de l’Amérique hispanique ont aussi vu l’introduction des jeux tauromachiques, toujours au XVIème siècle. Si le « cône Sud » (Argentine, Uruguay, Paraguay, Chili) ne semble pas fervent de ces spectacles, il bénéficie d’une grande popularité au Venezuela (partie ouest, andine du pays), en Colombie, en Equateur, au Pérou, en Bolivie. La Colombie est, avec le Mexique, le pays d’Amérique Latine où la corrida y est le plus populaire. Cali, Bogotà ou Medellin organisent tout au long de l’année des férias agrémentées de spectacles taurins. Le Portugal occupe une place particulière dans l’espace tauromachique. En effet, il serait mal venu de parler d’une extension de la culture ibérique au Portugal, puisque, à l’inverse des colonies sud-américaines, la population lusitanienne ne fut pas soumise à l’arrivée de populations hispanisantes. La dynastie des Habsbourg a régné au Portugal de 1581 à 1665, par le biais du Roi d’Espagne qui occupait au même moment la fonction de Roi du Portugal. Si des défis tauromachiques existaient en terre portugaise préalablement à l’invasion espagnole, la noblesse portugaise a repris les usages de rigueur à la cour e madrilène à partir du XVI siècle, organisant des jeux taurins à cheval ou à pied. La corrida à pied, dont les protagonistes sont issus de classes plus populaires, ne s’est jamais véritablement développée dans le pays. La tauromachie espagnole s’est enfin introduite en France beaucoup plus récemment. En effet, si les jeux taurins dans le Midi de la France remontent à l’Antiquité, la corrida de type hispanique ne s’y est imposée qu’à partir de la seconde moitié du XIXème siècle. La cour impériale d’Eugénie de Montijo (nouvelle épouse de Napoléon III) ayant choisi Biarritz comme résidence d’été, des spectacles taurins y ont été organisés en son hommage, à 39 Bayonne (1853) . L’engouement pour la tauromachie gagna ensuite les Landes, puis tout le quart ouest de la France : Périgueux, Agen, Poitiers, Le Havre invitèrent les meilleurs toreros espagnols pour faire découvrir cette coutume espagnole dans leur région. Le Midi rhodanien 38 39 http://memoonline.com/Media/Amerique-latine_Independanc.jpg Pour de plus amples développements sur l’extension de la tauromachie espagnole à la France, se référer au chapitre « La Tauromachie hors d’Espagne », in La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.93-106 24 Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique (Gard, Bouches-du-Rhône) développa son aficion à la même période, les premières corridas espagnoles remontant à 1860 à Nîmes. Paris organisa des corridas pendant une trentaine d’années. Des spectacles taurins eurent lieu en 1865 et en 1884 à l’Hippodrome, sans mise en mort cependant. La « Gran Plaza de Toros du Bois de Boulogne » fut édifiée en 1889, mais, face aux protestations de la Société Protectrice des Animaux (SPA), ne proposa qu’un petit nombre de spectacles ; un seul taureau fut ainsi mis à mort à Paris, en 1889, avant la liquidation de l’entreprise organisatrice de courses de taureaux dans la capitale. La tradition taurine reste aujourd’hui implantée dans une quarantaine de localités du Sud-Ouest et du Sud-Est de la France, comme en témoigne cette carte des villes taurines 40 de l’Hexagone : Les villes taurines françaises en 2009 b. L’apparition de formes dérivées de tauromachies L’exportation de la tauromachie en Amérique Latine et en France ne s’est pas limitée à une simple transposition de la part des pays « récepteurs » du modèle espagnol de la corrida. Au contraire, des formes dérivées de tauromachie se sont développées dans ces territoires. Il existe aujourd’hui quatre formes de tauromachies, dont nous allons brièvement présenter les caractéristiques. En parallèle à la tauromachie espagnole demeurent : - La corrida portugaise : en portugais tourada, se compose de deux formes de tauromachies, celle à pied, marginale, et la corrida à cheval. Bien que le Portugal n’ait interdit en droit la mise à mort des taureaux dans l’arène qu’en 1928, cette pratique se perpétue en réalité depuis plus de trois siècles. La corrida portugaise sous ses deux formes représente un type de combat entre l’homme et l’animal similaire à la tauromachie espagnole, à l’exception de la mort du taureau qui est donc occultée au Portugal. 40 Cette carte des villes taurines françaises provient du site Internet http://www.villes-taurines.com/ Andrieu Guilhem - 2009 25 L’existence de la corrida au XXI e siècle - La course landaise : cette forme de tauromachie s’est développée dans les Landes à la fin du XIXème siècle, par réaction à l’apparition de la corrida espagnole dans la région. Fondée sur des écarts et des sauts face à l’animal, la course landaise ne se pratique pas avec les taureaux de combat, mais avec les femelles. Aucun châtiment n’est infligé à la bête, qui est reconduite pendant plusieurs années dans ces spectacles. - La course camarguaise : proche de la course landaise, elle consiste en une démonstration d’agilité des participants qui doivent enlever la cocarde que les taureaux portent au front. A la différence de la corrida espagnole, les animaux ne sont pas tués à la fin de l’affrontement et sortent donc à diverses reprises dans l’arène. Frédéric Saumade, anthropologue, a comparé les deux formes françaises de 41 tauromachie avec la corrida espagnole ; il considère la course landaise et la course 42 camarguaise comme un « système dialectique d’inversion de la corrida » , le contre-pied du modèle ibérique, « où la mise à mort n’est pas seulement proscrite mais impensable ». Tauromachie espagnole et formes dérivées de jeux taurins n’entretiennent ainsi pas des rapports concurrentiels, mais témoignent de la cohabitation de diverses formes de tauromachie, et, par extrapolation, de différents publics. Ces formes variées de tauromachie s’interpénètrent constamment, comme le laisse supposer la programmation de spectacles mixtes ou étrangers à la culture locale dans les villes taurines françaises : les localités landaises organisent ainsi des festivals hispano-landais (mêlant tauromachie espagnole et sauts au-dessus des taureaux) et des courses camarguaises tout au long de la saison taurine; la commune des Saintes-Maries de la Mer (Bouches-du-Rhône) a prévu deux corridas portugaises pour le mois d’août. La tauromachie espagnole, à laquelle se consacre exclusivement notre étude, n’a donc pas remplacé des coutumes existantes dans les régions où elle s’est étendue, permettant au contraire leur renforcement. En France, la corrida espagnole demeure un phénomène géographiquement très concentré : si, au vu des spectacles taurins organisés, une tradition locale peut être invoquée dans certaines villes françaises, cette pratique culturelle reste l’apanage de l’Espagne et de son identité culturelle. Véritable fait de société de l’autre côté des Pyrénées, son histoire peut se lire à travers celle de la péninsule. C. Corrida et jeux de pouvoir La corrida en Espagne doit être appréhendée comme une véritable manifestation de l’identité ibérique, façonnant l’espace du pays ; « au niveau européen, la tauromachie 43 participe de la différenciation icônographique de l’Espagne » . Ses rapports avec les pouvoirs religieux (A) et politique (B) témoignent de son ancrage dans la culture espagnole. a. Le pouvoir religieux face à la corrida 41 Professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Provence-IDEMEC Aix-en-Provence, il est l’auteur de deux ouvrages intéressants dans notre démarche, à savoir : Les Tauromachies européennes, la forme et l’histoire, une approche anthropologique, Paris, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), 1998. Des sauvages en Occident : les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1994. 42 Expression tirée du résumé de l’intervention de F. SAUMADE lors du colloque « Toréer sans la mort », au centre Culturel Gulbenkian, Paris / INRA, Versailles, les 4 et 5 Décembre 2008. Résumés disponibles sur le site Internet https://colloque2.inra.fr/ travail_tauromachique 43 26 Revue Géographie et Cultures n°30, op. cit. p.22. Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique Si les spectacles taurins se déroulent, on l’a vu précédemment, en fonction du calendrier des fêtes religieuses, la position de l’Eglise Catholique à l’égard de cette pratique culturelle ne s’avère pas aussi simple ; en effet, Rome s’est longtemps opposée à cette pratique culturelle. Dans un premier temps favorable à leur organisation, leur conférant un certain caractère religieux, l’Eglise était reconnaissante d’une telle religiosité exprimée à travers les exploits d’hommes courageux. L’autorité religieuse organisait elle-même de grandes courses taurines. Roderic Borgia, pape sous le nom d’Alexandre VI célèbre le jubilé de 1500 à Rome par la programmation de courses de taureaux sur la place Saint-Pierre 44 de Rome ; en Espagne les prélats la cautionnent à l’occasion de grands évènements, comme la béatification de Sainte-Thérèse d’Avila (en 1614), lors de la canonisation de Saint Ignace de Loyola (1622), manifestation pour laquelle les liens entre carnaval (aux origines religieuses puisque y est célébré le Carême) et tauromachie sont explicités : taureaux et chevaux y apparaissent fictifs dans cette corrida parodique louant l’« inversion du monde ». Bartolomé Bennassar cite plusieurs exemples de jeux taurins aux aspects carnavalesques à cette période : il évoque des corridas où les hommes sont déguisés en femmes, des 45 costumes de toreros bigarrés pour représenter la folie . Toutefois, le clergé s’avoue de plus en plus circonspect face aux débordements enthousiastes que peuvent entraîner les fêtes patronales : alcool, sexualité et argent deviennent les affres inhérentes à l’univers de la corrida, les signes d’un paganisme envahisseur. En 1567 le pape Pie V, dans la bulle « De Salute Gregi Dominici » condamne les jeux taurins et menace d’excommunication toute personne combattant les taureaux ou qui y assiste. Le pape Clément VIII, sur demande du Roi d’Espagne, lève les sanctions en 1596, face à l’opposition de la majorité de l’Espagne catholique et surtout de ses représentants religieux sur le territoire ibérique, fortement taurophiles. Cette décision suscitera l’ire de nombreux émissaires de l’Eglise Catholique, comme Jeronimo Cortès, qui en 1672 s’exprime ainsi : « C’est le démon, comme ennemi de notre bien, qui a inventé 46 les jeux du taureau » . Les rapports entre autorités religieuses et milieu taurin se sont progressivement normalisés, notamment sous la pression des diverses instances politiques au pouvoir en Espagne. b. L’instrumentalisation de la corrida à des fins politiques La corrida a toujours représenté un enjeu pour toutes les organisations politiques en place en Espagne. En effet, son rétablissement comme son abolition ont résulté tous deux de décisions politiques, relayées par le pouvoir religieux. De même, son instrumentalisation par le pouvoir éxécutif à de nombreuses reprises dans l’histoire de l’Espagne rappelle la place que la tauromachie occupe dans la péninsule Ibérique : véritable moyen de différenciation culturelle en Europe, sa promotion répondait à des motifs divergeant selon les périodes. Ainsi au Moyen-Age, à la fin du XVIème siècle, la pression sociale autour de Philippe II en faveur du rétablissement de la corrida le pousse à implorer la clémence du Pape, qui lève la bulle de 1567 ; sa réautorisation permettait au roi d’asseoir sa légitimité dans une période instable à la suite de la mort de Charles Quint et des débuts de la dislocation de l’Empire Habsbourg en Europe occidentale. 44 45 Information mentionnée dans André VIARD, Le Grand Livre de la Corrida, Paris, Editions Michel Lafon Publishing, 2003, p.30. BENNASSAR Bartolomé, op.cit., p.30. 46 Ibid., p.30. Andrieu Guilhem - 2009 27 L’existence de la corrida au XXI e siècle L’occupation de l’Espagne par Napoléon constitue la seconde période de l’instrumentalisation de la tauromachie par le pouvoir politique. Joseph Bonaparte, frère aîné de Napoléon Bonaparte et trente septième Roi d’Espagne (1808-1813) autorise en effet les spectacles taurins en terre ibère dans l’intérêt bien compris de pouvoir canaliser ses opposants grâce à un fait de société ancré dans la culture espagnole. L’occupant français, mal vu de tous, s’imposait en sauveur des Espagnols en rétablissant la corrida, interdite pendant des années en raison de la faiblesse du cheptel bovin sur le territoire. La guerre d’indépendance espagnole entraîne le départ des Français, et l’arrivée sur le trône de Ferdinand VII, qui accorde une place particulière à la corrida, en promouvant la 47 création d’écoles taurines à travers le pays . La tauromachie doit alors servir de ciment à la reconstruction d’une identité propre à la péninsule ibérique. Ce même désir de se différencier des autres cultures européennes s’est manifesté durant la période dite de l’ « Espagne Noire » franquiste, entre 1939 (fin de la guerre civile espagnole) et 1977 (dissolution des institutions franquistes, processus de transition 48 démocratique). Jean-Baptiste Maudet, dans un article déjà cité précédemment , considère ainsi les rapports entre franquisme et tauromachie : « Si l’on peut considérer que la tauromachie moderne est née d’une évolution sociale populaire et progressiste, elle devient sous Franco une référence contrerévolutionnaire et réactionnaire ; la fête nationale se change alors en fête nationaliste. En effet, après la victoire des phalangistes, la corrida est utilisée par le gouvernement pour distraire et unifier un peuple déchiré par la guerre civile. Elle devient un moyen d’enracinement et de légitimation du régime franquiste. La corrida symbolise alors les valeurs d’une Espagne courageuse, traditionaliste et unie à travers sa Fiesta Nacional. » Les toreros les plus célèbres, comme Manolete, deviennent les symboles du régime grâce au travail de propagande franquiste ; la légende du torero cordouan, qui demeure aussi vive encore aujourd’hui, relate ses exploits et le lie au Caudillo ; de récents livres ont pourtant démontré l’ambiguité de ses relations avec des personnalités socialistes en Espagne mais 49 surtout en Amérique du Sud , portant à croire que « les insinuations qui tendent à faire de 50 lui un partisan dévoué du régime franquiste relèvent de la malveillance » . Les rapports que peuvent entretenir la corrida avec les pouvoirs politiques et religieux s’organisent donc autour du torero, censé défendre ou s’opposer au régime, comme un examen plus approfondi du franquisme, en particulier durant la guerre civile, pourrait le démontrer. De la même manière que des affrontements sportifs légendaires (ainsi le duel Coppi/Bartali dans l’Italie d’après-guerre), la tauromachie peut symboliser un certain rapport au politique. Le torero comme son public doivent ainsi être analysés en tant que principaux protagonistes du spectacle, dans leur qualité respective d’émetteur et de récepteur. Véritables miroirs de la société espagnole, ils expriment des valeurs inhérentes au caractère identitaire de la péninsule. 47 48 49 50 28 Bartolomé BENNASSAR mentionne ainsi la création par Ferdinand VII de l’école taurine de Séville, op.cit., p.54. Revue Géographie et Cultures, n°30, op. cit., p.16. Ainsi l’ouvrage de François ZUMBIEHL, Manolete, Paris, Editions Autrement, 2008. Bartolomé BENNASSAR, op.cit., p.116. Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique Chapitre Troisième : Le Torero Et Son Public Après avoir présenté les caractéristiques propres au taureau de combat, nous allons nous intéresser à présent aux deux autres acteurs nécessaires au spectacle taurin, à savoir le torero et le public se rendant aux arènes. Le torero a toujours été l’objet d’admiration et de fascination. Cette fascination, au même titre que celle portée au taureau, revêt deux dimensions : d’une part, le matador est loué par les aficionados, constituant le sujet d’étude de différents intellectuels ou le héros populaire adulé. Il demeure d’une autre l’incarnation de valeurs dites immorales par les détracteurs de la tauromachie. Cette dichotomie de jugement sur le torero entre partisans et opposants à la corrida est totale, et repose pourtant sur l’observation des mêmes gestes et attitudes, du moins espérons-le (le doute mérite de subsister, les opposants à la corrida avouant parfois eux-même n’avoir jamais assisté à un spectacle taurin). La première sous-partie tentera ainsi de nous éclairer sur les diverses interprétations de la fonction occupée par le torero dans l’arène. Mais le torero n’est rien sans son taureau mais surtout sans son public. La tauromachie d’aujourd’hui, inscrite dans 51 le phénomène général de la professionnalisation des spectacles sportifs , est devenue une activité commerciale et un spectacle de masse. Le développement touristique de l’Espagne a multiplié les spectacles taurins dans des régions où ils étaient peu implantés jusqu’ici ; la corrida se voit réduite dans certaines localités françaises comme ibères à des espagnolades pour touristes de passage. Le public taurin s’est ainsi diversifié et se révèle très hétérogène sous plusieurs angles sur lesquels nous reviendrons dans une seconde sous-partie. Sera également abordé le rapport entre public et torero, et les interactions entre ces deux protagonistes qui rendent la tauromachie singulière. A. Le Torero, entre légende noire et légende rose La fascination pour le matador reste aujourd’hui intacte dans les pays à tradition tauromachique. L’ambivalence du terme permet ainsi de désigner autant les antitaurins que les aficionados, qui tous deux ont façonné le statut accordé au torero. Mythes et anecdotes (a) autour du torero lui ont attribué des valeurs éthiques et morales qui s’opposent selon les points de vue (b et c). a. Le torero dans l’histoire : de l’abattoir à la gloire Le Haut Moyen Age marque le début des premiers affrontements à pied entre hommes et taureaux dans la péninsule ibérique, prémices au développement de la corrida espagnole sous sa forme codifiée comme nous la connaissons aujourd’hui. La fête populaire donne lieu à des débordements de liesse et d’enthousiasme ; les premiers jeux taurins ne constituent ainsi pas le cœur de la fête mais son prolongement. Des encierros sont organisés dans les villages espagnols, consistant à faire courir les taureaux dans les rues selon un itinéraire réglementé, devant des participants voulant prouver leur courage. Cette pratique se perpétue d’ailleurs en Navarre, par exemple à Pampelune lors des fêtes votives de la cité (San Fermines). Les hommes vont peu à peu se prémunir des charges du taureau en utilisant branches d’arbres, puis morceaux de tissu rigide, afin de détourner l’attention de 51 ALVAREZ Sandra, La corrida vue des gradins :afición et réception (1900-1940),p.223. Travail de recherche du Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine (Université de Paris III), disponible sur le site Internet http://crec.univ-paris3.fr Andrieu Guilhem - 2009 29 L’existence de la corrida au XXI e siècle 52 l’animal . Le mot même de corrida, signifiant course en espagnol, peut provenir de ces jeux taurins médiévaux. La mort de l’animal n’est cependant pas la principale motivation de ces encierros. Une autre pratique tauromachique qui se développe au même moment (fin du XVIIème siècle) dans les abattoirs de Séville voit la naissance des premiers toreros. Des employés de la ville courent régulièrement devant les taureaux, puis les tuent. Marine de Tilly explique ainsi 53 l’essor de cette tauromachie : « Les abattoirs sont à l’époque le lieu de convergence des populations rurales et urbaines à l’occasion de la provision de bétail et de viande, et les toitures des bâtiments servent de strapontins aux spectateurs attroupés. Très appréciées des travailleurs des abattoirs et bientôt des curieux et des jeunes toreros, ces corridas clandestines relèvent plus de la cour des Miracles que de l’université permanente de tauromachie. C’est dans ces murs de la Séville picaresque de Riconete et Cortadillo que s’essayent et se forment les premiers toreros. » Ce lieu de rencontre entre populations citadines et rurales permet l’extension de la corrida à un nombre élevé de provinces du pays. Les paysans de Navarre reprennent l’idée née dans les abattoirs andalous, et peu à peu la rendent populaires. Les premiers toreros, d’origine modeste, paysans pour la plupart, affrontent des bêtes qu’ils doivent tuer coûte 54 que coûte, « harcelant le taureau, le transperçant de coups de lance et de harpon » . Les municipalités les inscrivent dans le cadre des fêtes votives, signant la professionnalisation de ces tueurs de taureaux (émerge alors l’expression mata-toros). Ces premiers toreros à pied seront plus tard relayés par de nombreux apprentis-toreros andalous. Vivant dans des quartiers pauvres de Séville, beaucoup sont prêts à risquer les cornes du taureau pour réussir socialement. Ainsi naît le mythe du torero qui, par son courage et sa force mentale, triomphe d’un destin qui semblait déterminé. Ces corridas populaires s’opposent aux nobles valeurs de la tauromachie équestre, réservée aux aristocrates, dans lesquelles le torero et son cheval démontrent, dans un exercice similaire à un entraînement guerrier, leurs facultés belluaires. De nombreux toreros issus de familles modestes sont ainsi devenus de véritables célébrités en Espagne. La mort dans l’arène de Joselito, jeune torero sévillan de vingt ans, le 16 mai 1920 fût un drame national. Bartolomé Bennassar relate cet épisode dans Histoire 55 de la Tauromachie, une société du spectacle : « Dans une Espagne qui avait cessé d’être une grande puissance depuis près de trois siècles, qui avait manqué la révolution industrielle, où les saints eux-mêmes n’étaient plus à la mode, qui attendait encore la révélation des grands écrivains et des grands artistes de la génération surréaliste, le grand torero s’était hissé au rang de héros national. » Le décès de Manolete, lui aussi tué par un taureau, en 1947 signa le point de départ d’une légende le consacrant comme le plus grand torero de l’histoire. Personnages attachants, partis de rien, leur succès représentait aux yeux du peuple espagnol la possibilité de réussite sociale dans des périodes troubles. Cette image colle encore aux matadors de l’époque 52 C’est l’explication que donne Marine DE TILLY, dans Corridas. De sang et d’or, Monaco, Editions du Rocher, 2008, p.32. 53 54 Ibid, p.34. 55 30 Ibid., p.33. P.72. Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique contemporaine, bien que cette thèse soit à nuancer. Les dynasties de toreros, les « fils de » (comme les familles Bienvenida, Ordoñez, Miura..) se perpétuent dans le monde taurin, pour des motivations symboliques plus que financières. La presse continue pourtant, au XXIème siècle, de se passionner pour des destins de toreros hors du commun, comme celui de Mehdi Savalli : de père italien et de mère marocaine, cet Arlésien vivait dans une cité dite sensible de la sous-préfecture des Bouches-du-Rhône. Elève de l’école taurine, il a gravi les échelons dans la profession et est désormais un des toreros français les plus demandés par les organisateurs de spectacles taurins. L’Espagne commence à s’intéresser à lui, suite 56 au phénomène médiatique qu’il suscite : le Time américain lui a consacré une page, les 57 58 59 médias marocains l’encensent, les journaux français et ibériques le remarquent. b. Torero et valeurs morales Le métier de torero fascine donc premièrement de par la réussite sociale qu’il peut engendrer. Néanmoins, celle-ci demeure rare tant les prétendants à la fonction de torero sont rares à y arriver. Le torero est également loué ou critiqué pour les valeurs morales qu’il véhicule. Ainsi deux thèses s’opposent, que nous qualifierons respectivement d’aficionada et d’anticorrida. La thèse aficionada voit dans le torero un héros. Une éthique « torera » se dégagerait de la fonction de matador de toros, qui ferait de celui-ci un être exceptionnel. Tous les toreros ne seraient d’ailleurs pas, selon Francis Wolff, des maestros dignes de cet office. Dans Philosophie de la Corrida 60 , ce dernier argumente ce discours. « Après une grande faena ou à la fin d’une après-midi triomphale, le torero est ovationné, il reçoit les trophées, le public se lève pour applaudir son tour d’honneur et lui envoie fleurs, cadeaux ou mantilles. Il arrive qu’il soit porté en triomphe et sorte ainsi par la grande porte des arènes, honneur rare. Mais au-dessus de toutes ces manifestations de joie, de ces acclamations et récompenses, il y a un cri, un seul, le plus haut dans la hiérarchie du triomphe, comme une clameur scandée par la foule les plus grands soirs. Ce cri c’est tout simplement « torero ! torero ! ». La plus grande gloire pour un torero, c’est d’être appelé torero. Le mieux que puisse être un torero, c’est tout simplement d’être torero. Voilà qui est étrange. On ne sache pas que, du plus grand cuisinier, on dise après un grand repas : « Il a été cuisinier ». On ne connaît pas de cas où l’on acclame un artiste en lui criant : « chanteur ! chanteur ! », « acteur ! acteur ! », ou même « footballeur ! footballeur ! ». Cette remarque constitue le point de départ de sa recherche sur l’éthique inhérente à la fonction « torero », et non à tous les toreros. Etablissant des liens avec les principes des sages antiques, Francis Wolff la considère comme la morale d’un individu d’exception, par opposition à une morale universelle. Les fondements du stoïcisme peuvent ainsi s’appliquer 56 57 En mars 2006. Maroc Hebdo, disponible sur Internet (http://www.maroc-hebdo.press.ma/MHinternet/Archives_695/PDF/Page42.pdf) 58 http://www.lefigaro.fr/france/20060807.FIG000000057_mehdi_savalli_des_cites_arlesiennes_aux_arenes.html http:// www.liberation.fr/guide/0102524162-reaction-sur-mehdi-savalli-dans-l-habit-de-manzanares:sortBy-lastCommented:page-1 59 El Mundo, dans un supplément dominical de mars 2006. 60 Op. cit. p. 137. Andrieu Guilhem - 2009 31 L’existence de la corrida au XXI e siècle 61 à la tauromachie : « éthique de l’être » , la morale du torero insinue toute une série d’attitudes face au taureau. Le maestro doit se montrer détaché, calme, au moment même où les cornes passent le plus près de lui : « la mort peut le frôler, le Sage demeure en sa 62 citadelle intérieure » . Le torero reprendrait le modèle stoïcien en s’affirmant maître de soi, condition préalable à la domination du taureau. Ce paradoxe du détachement vis-à-vis du danger et de sa propre mort revient en effet dans la pensée antique. Le journaliste Jacques Durand soutient la thèse de Francis Wolff. Son article dans 63 Libération du 3 Août 2006 rappelle les peurs des matadors à la morale torera et souligne leur penchant héroïque. Blessés, ils ne daignent pas regarder leur plaie quand bien même toute leur équipe (cuadrilla) accourt ; calmes, comme insensibles, ils tuent d’abord leur adversaire avant de rejoindre l’infirmerie. La comparaison entre éthique du torero et principes stoïciens est ainsi plausible, bien qu’il n’y ait jamais eu de spectacles taurins dans l’Antiquité grecque. Les principaux intéressés, les matadors eux-mêmes, partagent inconsciemment cette morale, qu’ils nomment toreria. Mot intraduisible dans le discours taurin, cette qualité essentielle est considérée par les matadors comme la marque distinctive et suprême du torero digne de ce nom, un 64 « supplément d’âme » . Qualité intrinsèque, ancrée dans la personnalité de l’artiste, elle est indépendante des aléas du combat entre l’homme et son adversaire. Ce serait une attitude à avoir : la capacité du torero à se montrer éloquent, à « sacraliser » aux yeux du public les gestes élémentaires que la technique exige serait ici primordiale. On note une certaine théâtralité dans l’arène à travers la gestuelle, les desplantes (où le torero, par une pose dominatrice, démontre au public sa témérité),.. Qualité diffuse dont l’évocation est souvent elliptique, elle permet de révéler l’authenticité du torero, et se révèlerait perceptible dès le premier instant. Ainsi Curro 65 Romero, ancienne figura du toreo, s’exprime-t-il ainsi en rendant hommage à Antonio Bienvenida, lui aussi illustre torero : « Antonio Bienvenida…évoluait à merveille devant les toros[…] Antonio Bienvenida faisait le paseillo et déjà empoignait la cape d’une manière spéciale[..] Il saluait la marquise…et après il avait le geste torero de saluer le préposé au toril…Avec les banderilles il avait une élégance ! Il allait vers le toro en partant des barrières ; ça, c’est de la toreria ! Il y allait et il faisait comme ça… Poum ! Et pourtant ce n’était pas un grand banderillero… Ce détail, par exemple, de la part d’Antonio, de dédier un toro à un garçon d’épée, à un employé des arènes, c’est un magnifique geste de toreria. C’est le fait de se comporter en torero dans tous les détails… Je l’ai vu, après une corrida, faire taire quelqu’un qui disait du mal du Cordobès…ça c’est un détail ». (p.70). Ces détails dont parle Curro Romero se situent au cœur même de la définition de la toreria. Perceptibles dans comme en dehors de l’arène, ils révèlent le côté torero du torero, son 61 62 Ibid., p.139. Ibid., p.141. 63 64 65 32 Disponible sur Internet : http://www.liberation.fr/sports/010156683-les-toreros-des-stoiciens-dans-l-arene ZUMBIEHL François, Le Discours de la Corrida, Lagrasse, Editions Verdier, 2008, p.68. Célébrité (en espagnol). Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique aptitude à l’office. Cette faculté ne se mesure pas uniquement à la performance réalisée par le matador face au taureau, mais plutôt à travers l’ensemble de la gestuelle et du comportement du maestro, de la sortie de son hôtel et l’arrivée aux arènes, à son départ de la plaza de toros. Alvaro Domecq, éleveur de taureaux de combats, a mis en lumière les 66 trois caractéristiques de la toreria dans un entretien avec François Zumbiehl : personnalité du torero (qui se traduit par une attitude et une posture particulières au quotidien), passion pour les taureaux, et orgueil d’être torero. Les points de vue divergent sur la nature de la toreria. Qualité innée pour certains, elle serait pour d’autres le produit de rencontres, discussions taurines, apprentissages, autant de savoirs comportementaux qui se répercuteraient sur l’art de toréer. La toreria est 67 perçue par certains toreros, non comme une finalité, mais plutôt comme la garniture du combat, une fois le taureau dominé. Elle apparaîtrait seulement après que la bête ait été domestiquée, soumise à la volonté humaine de l’Intelligence et de la Culture. Luis Francisco 68 Espla s’explique : « Je ne peux pas jeter ma cape sur l’épaule si, quand j’ai fait le quite, je n’ai pas été capable de le faire avec lucidité. C’est après tout cela qu’on supporte la crânerie. Non seulement on la supporte, mais elle est quasiment nécessaire, comme pour dire : Eh bien, voilà ! Dans la gastronomie, ca se pratique beaucoup : une table bien servie exige en outre un comportement exceptionnel de la part du maître d’hôtel. Mais ce qu’il ne peut pas faire, c’est parader quand ce qu’il sert est médiocre. Ce serait un rigolo. Dans la corrida c’est pareil : on ne peut faire étalage de rien si auparavant ne s’est pas produit ce quelque chose. Cette toreria se justifie selon l’importance de chaque figure. Autrement, c’est pure fioriture, à la limite de la frivolité. C’est une chose vide, vaine, une pute de bordel ». Une autre version de la toreria est proposée par Angel Luis Bienvenida, qui la lit comme une synthèse de l’éthique, de la technique et de l’esthétique. Cette faculté demeure ainsi relativement difficile à présenter, bien qu’elle soit une notion ressentie par les matadors (de manière innée ou non) et les aficionados (à l’acuité sensible). c. Le torero et ses détracteurs : l’Incarnation du Mal La thèse aficionada se heurte à l’incompréhension, voire souvent à l’opposition des détracteurs de la tauromachie. Les antitaurins ont toujours considéré le torero comme une « icône immorale », pour reprendre l’expression utilisée par Sandra Alvarez dans 69 Tauromachie et Flamenco . Dans sa typologie des arguments antitoreros à la fin du XIXème siècle, l’auteur montre en quoi les matadors représenteraient des valeurs jugées contraires à celles attendues en société : lâcheté, mort, célébrité, fortune, inutilité. Leur fulgurante ascension sociale leur valait mauvaise réputation ; ainsi, encore analphabètes ils étaient considérés comme oisifs ou voleurs. Selon les taurophobes ces toreros devenus 66 ZUMBIEHL François, Le discours de la corrida, op.cit., p.71. 67 Mot utilisé par François ZUMBIEHL pour résumer la perception que le torero Luis Francisco ESPLA peut avoir de la toreria, Le discours de la corrida, op.cit., p.73. 68 69 Ibid, p.73. ALVAREZ Sandra, Tauromachie et flamenco : polémiques et clichés : Espagne fin du XIX e - début XX e siècles,Paris, L’Harmattan, 2007, p. 122. Andrieu Guilhem - 2009 33 L’existence de la corrida au XXI e siècle héros poussaient le reste du peuple ibérique à l’oisiveté : ils encourageaient en effet d’autres Espagnols à devenir torero, donnant ainsi un mauvais exemple de réussite sociale à des travailleurs en quête de richesse rapidement construite. De nos jours les passions antitaurines se centrent majoritairement sur le sort réservé au taureau dans l’arène, et non plus sur les valeurs que pourrait véhiculer le torero. Néanmoins, celui-ci demeurant le principal protagoniste, outre le public, du spectacle taurin, il constitue le premier coupable de cette barbarie. Les accusations de torture, sévices infligés aux taureaux se développent. La perception que les deux thèses à propos des toreros engendrent est ainsi clairement antinomique : l’éthique du héros s’oppose à celle du rejeton sanguinaire. Le torero ne peut pourtant être un « héros » ou un « barbare » qu’à partir du moment où il affronte ses adversaires face à un public, qui conditionne le spectacle taurin. Le public, dont nous allons tenter de faire l’examen, constitue le troisième acteur essentiel de la corrida ; les toreros n’existent que pour lui et grâce à lui tant ces gloires souvent éphémères dépendent de l’appréciation d’aficionados souhaitant retrouver dans leurs idoles leur propre personnalité. Quel est ce public ? C’est la question à laquelle nous allons tenter de répondre. B. Le public des corridas : entre diversité et relativisme culturel aficionado Les spectacles taurins se caractérisent, au même titre que d’autres évènements culturels ou sportifs, par la grande diversité de leur public (A). Les motivations de ses défenseurs inconditionnels, les aficionados, s’avèrent cependant inhabituelles (B). a. La diversité des publics Le public assistant aux corridas ne peut être considéré comme uniforme, et ce pour plusieurs raisons. En raison de plusieurs facteurs ces disparités de public vont influer elles-mêmes sur les performances des toreros, leur propension à risquer leur vie. Tout d’abord les publics ne sont pas identiques dans toutes les arènes et dans toutes les régions. On peut en effet parler d’une géographie des publics. Le développement de la tauromachie comme activité commerciale rentable, l’ouverture de l’Espagne au tourisme après la chute de la dictature et à son entrée dans l’Union Européenne, ont profondément modifié les rapports que pouvaient entretenir la société espagnole et la tauromachie. Autrefois expression d’une liesse populaire, les spectacles taurins étaient organisés, comme nous avons pu le voir précedemment, à des occasions spéciales : fêtes religieuses ou municipales, célébration d’évènements. Pour répondre à des exigences de rentabilité économique mais aussi à une demande accrue de la part des spectateurs potentiels, les spectacles taurins se sont multipliés dans toute l’Espagne, mis à part dans certaines provinces (Galice, Catalogne). Des corridas ont été programmées peu à peu dans des stations balnéaires de la côte méditérranéenne qui jusqu’ici ne disposaient pas d’une forte tradition taurine : Benidorm, Marbella,.. 34 Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique Benidorm, station balnéaire (Source Photo : www.locasun.fr) La France devient l’objet de cette même tendance : ainsi Palavas-les-Flots, station balnéaire de l’Hérault, a-t-elle redynamisé sa tradition taurine, certes ancienne (plus d’un siècle) mais interrompue pendant plusieurs décennies ; la mairie a ainsi décidé depuis 1998 70 de relancer l’organisation de spectacles taurins. Très récemment Charlie Hebdo a révélé la prochaine tenue d’une corrida en août dans la station estivale de Mimizan, dans les Landes, bien qu’il n’y ait jamais eu de tradition taurine dans la cité. Ces nouvelles arènes s’opposent par définition aux places fortes de la tauromachie dans le monde, dont les principales sont Madrid, Mexico, Seville et Nîmes. En France, le règlement taurin distingue trois grandes catégories d’arènes, réparties selon la capacité de chaque plaza de toros, et le poids culturel traditionnel que la tauromachie occupe dans la 71 ville . Sept arènes composent la première catégorie, la plus valorisante : Arles, Bayonne, Dax, Nîmes, Mont-de-Marsan, Vic-Fezensac, Béziers. Des différences de comportements peuvent être évoquées entre arènes françaises et arènes espagnoles : les toreros espagnols ont toujours apprécié de venir combattre en France car le public y serait plus calme et discipliné qu’en Espagne, où la corrida de fin d’après-midi est la prolongation de la fête qui se continue dans les gradins. Les arènes dans lesquels concourent les toreros vont ainsi déterminer leur enthousiasme et leur manière de toréer. Engagés à Madrid ou à Séville, leur motivation de réussir sera grande, incomparable à l’émotion que leur procurera un contrat à Marbella ou à Mimizan. Face à des touristes et des vacanciers le matador privilégiera le spectaculaire au danger, à la domination, faisant mine de risquer sa vie sans jamais se livrer véritablement. L’essor de telles pratiques taurines nuirait donc à l’éthique torera telle que l’a définie Francis Wolff ; le héros ne serait ainsi qu’un « acteur », au sens artistique du terme, ne se jouant pas la vie, arrondissant ses fins de mois de juteux contrats balnéaires. 70 71 Edition du 17 Juin 2009. http://www.uvtf.com/reglement-taurin/RT_titre3.pdf Andrieu Guilhem - 2009 35 L’existence de la corrida au XXI e siècle Le public taurin s’avère également très hétérogène dans une même arène. Sandra 72 Alvarez s’est, dans une de ses publications , intéressée à la stratification sociale interne à l’arène. La répartition des spectateurs lors d’une corrida obéit à un ordre bien précis entre places à l’ombre, au soleil, ou ombre et soleil. Les corridas se déroulant en majeure partie en fin d’après-midi, la place dans l’arène est déterminée par son degré d’ensoleillement. S. Alvarez consacre son étude à la période 1900-1940, et décrit la promiscuité sociale qu’autorisait un tel rassemblement. L’arène constituait le rare lieu où les divisions politiques, religieuses et régionales s’estompaient, où l’ouvrier pouvait se retrouver placé près de la dame aristocratique huppée. Femmes et hommes disposaient d’un instant unique pour se rencontrer ; la plaza de toros « permettait de transgresser tout un monde sensuel et 73 74 interdit » . Une « oasis de démocratie » en quelque sorte. Un tel constat semble pourtant à nuancer, tant les prix se sont envolés avec le développement de la tauromachie comme loisir de masse. Voici par exemple les tarifs pratiqués lors de la Féria de Dax, en août 2009. 75 Les prix varient du simple au double en fonction de l’exposition au soleil . A partir du placement de chacun dans l’arène des interprétations vont être possibles. Les classes populaires s’assiéraient donc au soleil, les classes plus aisées à l’ombre. Les critiques taurins aiment à distinguer le calme et le sérieux des gradins à l’ombre, par opposition au côté supposé bon vivant et plaisantin des zones de l’arène exposées au soleil. Le public de l’ombre, bien que connaisseur, démontrerait moins de facilité à s’emporter et 76 faire triompher le torero. Selon Sandra Alvarez , 72 ALVAREZ Sandra, La corrida vue des gradins :afición et réception (1900-1940),p.223. Travail de recherche du Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine (Université de Paris III), disponible sur le site Internet http://crec.univ-paris3.fr 73 74 75 76 36 Ibid., p.225. Ibid., p.224. Tableau des Tarifs et Réservations de la Ville de Dax, disponible sur www.dax.fr Ibid., p.226. Andrieu Guilhem - 2009 I. La Tauromachie sous un angle anthropologique « Le torero se gagne davantage, et plus vite, la reconnaissance du public du soleil et ce, sans doute parce qu’il est issu de la même couche sociale […] ce qui est indéniable, c’est le rôle du public du soleil dans sa participation au sein du spectacle taurin : il donne souvent le ton en manifestant plus ouvertement et plus visiblement ses émotions, et en réagissant de façon plus spontanée aux gestes du torero » Un élément peut cependant nuancer la stratification sociale que donne l’auteur dans sa publication. La motivation de chacun, l’intérêt qu’il porte pour le spectacle taurin va déterminer sa propension à dépenser dans cet achat. Ainsi un étudiant passionné pourrat-il s’offrir une place à l’ombre en économisant tout au long de l’année ; inversement une personne financièrement aisée mais néophyte découvrira-t-elle la corrida au soleil. Il n’est ainsi pas évident de déterminer une stratification sociale à partir de l’emplacement dans les arènes. Les aficionados les plus fervents de tauromachie sont prêts à traverser la France ou l’Espagne pour assister aux exploits de leur torero préféré, quitte à se placer avec le public du soleil. Quel est le plaisir recherché par les taurophiles ? En quoi constitue-t-il un bonheur singulier aux yeux de ses défenseurs ? b. Le plaisir aficionado comme « alchimie singulière » (Francis Wolff) Nous allons dans cette dernière section de chapitre nous pencher sur un questionnement important, au cœur même de la tauromachie. Si la majeure partie des Français reconnaît être indifférente à ce spectacle, ses défenseurs affirment éprouver un ensemble de sensations uniques en se rendant à la corrida. En effet, les aficionados passionnés ne se lassent pas d’assister aux spectacles taurins, et s’avèrent fiers d’afficher leur goût prononcé pour cette tradition, l’afición, de toutes les manières possibles. Des lignes de vêtements en rapport avec la tauromachie remportent un franc succès dans le Sud de la France, brandissant des noms évocateurs (Tercio, Paseo, soit autant de termes du registre taurin) ; les associations taurines, plus ou moins fermées selon les villes, tissent un large réseau d’aficionados, et permettent discussions, échanges entre les intéressés. La passion taurine se décline donc en plusieurs dimensions. Francis WOLFF, toujours dans Philosophie de la Corrida, s’est penché sur ce mystère de l’afición. L’auteur lie la tauromachie à la fête qui entoure les arènes : les férias, grandes ou petites, permettent de se libérer de la monotonie des jours habituels, laissant l’enthousiasme collectif s’emparer des dernières individualités encore réticentes à se relâcher l’espace de quelques jours. La fête doit être celle de tous, adultes comme enfants. La corrida ne peut se lire que dans la fête, mais elle-même n’est pas fête. L’aficionado souvent s’y rend plutôt comme s’il se rendait à un office religieux ; comme pour rappeler la dimension rituelle que 77 la tauromachie peut symboliser . La tenue doit paraître irréprochable, le pantalon pour les hommes est quasi-obligatoire. S’il est indéniable qu’il puisse exister des différences dans les plaisirs recherchés par les divers aficionados, notamment entre ceux qui se rendent prioritairement aux arènes pour y admirer les taureaux (ils sont qualifiés de toristas) ou voir triompher les toreros (toreristas), la base même de l’afición est identique pour tous. Selon F. WOLFF le plaisir singulier 78 éprouvé par les aficionados est formé de la tension entre la « satisfaction intellectuelle » lorsque le spectateur comprend les gestes effectués par le torero pour leurrer son adversaire (techniques de pique, de cape, exécution de l’estocade,..), et le « saisissement physique » 77 78 Cette idée fera l’objet d’un développement dans la seconde partie du mémoire. Philosophie de la Corrida, op.cit, p.303 Andrieu Guilhem - 2009 37 L’existence de la corrida au XXI e siècle quand l’œil du tiers se focalise sur la charge du taureau, sa faculté à obéir aux sollicitations du matador. Le contraste entre la force de l’animal et l’intelligence, ou la ruse, de l’homme provoque l’admiration des spectateurs : cette fascination ne se réalise pas uniquement à l’égard du torero, mais aussi du taureau dont on loue les qualités athlétiques et de bravoure, et dont on craint le déchaînement de violence. La tension du spectateur, source de plaisir, se retrouve dans chaque passe que le torero va donner à l’animal. Ainsi, « assis sur votre siège, vous oscillez entre la tension physique de la charge et la détente apaisante de son détournement, les deux temps de toute décharge de jouissance. Le plaisir surgit de cette 79 oscillation cadencée entre effroi et admiration.» Le torero a ainsi besoin de plaire au public pour pouvoir continuer à exercer sa profession. Le public demeure ainsi le véritable juge du spectacle, apprécie ou renie les participants au jeu taurin, contrairement à d’autres pratiques culturelles où il n’est que simple spectateur et ne peut agir directement sur la représentation à laquelle il assiste (sport, 80 cinéma, théâtre). François Zumbiehl établit un parallèle entre la corrida et l’opéra : « Dans notre champ culturel il n’existe, à ma connaissance, que deux concentrations où la foule a la faculté d’utiliser toute la gamme des manifestations, y compris les sifflets et la bronca : dans une arène et à l’opéra. Dans ces lieux, en effet, on assiste au paroxysme du triomphe ou de la déception, et le rôle du public est déterminant pour consacrer ce qui vient de se produire dans l’instant. Ce rôle rappelle celui du chœur de la tragédie, d’autant que l’émotion partagée peut aboutir à une authentique communion, qui s’incarne, par exemple, dans ce olé ! que des milliers de voix, sans s’être consultées, lancent à la même seconde face à l’évidence de quelque chose de beau ou de méritoire. C’est l’unanimité de l’enthousiasme qui ne trompe jamais, de même que ne se trompe pas le public de la Scala avec ses cris d’admiration, jaillis du parterre et du poulailler, saluant un aria heureusement parvenu à son terme. » Notre recherche sur les raisons de cette afición nous a permis d’en énoncer les diverses sources de plaisir. En addition au binôme tension/détente inhérent à chaque passe réalisée par le torero se dégagerait une certaine esthétique d’ensemble, magnifiée par le décorum des costumes des matadors. L’intellectualisation du combat, grâce aux soutiens divers dont la corrida a pu bénéficier, a non seulement favorisé l’acception d’une lecture de la corrida comme art éphémère, mais a aussi autorisé l’interprétation de la tauromachie sous divers angles symboliques. Après avoir présenté les trois acteurs du jeu taurin et ses lieux d’implantation dans cette première partie, la seconde propose ainsi de descendre dans l’arène et d’analyser la signification symbolique et esthétique de la corrida. 79 80 38 Ibid., p.305. Revue Planète Corrida, n°10, Mai 2003, p.56. Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie e Un état des lieux de la tauromachie au XXI siècle nécessite, nous l’avons précisé dans l’introduction, la connaissance des clés du débat. Si la première partie du mémoire nous a permis d’en analyser l’enracinement géographique par l’étude du taureau, du torero et du public, il s’avère indispensable à présent d’aborder un aspect de la question tauromachique qui modèle défense et opposition à la tauromachie : l’intellectualisation de la corrida, e perceptible par une recherche, durant le XX siècle, d’une signification du spectacle taurin (A), la multiplication des lectures de l’affrontement entre l’homme et l’animal (B), enfin l’esthétisation constante de la tauromachie, dans (par un renversement des pratiques du torero face au taureau en même temps qu’un bouleversement des attentes du public), comme en dehors de l’arène par l’évocation de la corrida dans des œuvres littéraires ou artistiques (C). Chapitre Premier :Voir la corrida comme un rite ou un jeu ? A. La Tauromachie présente les éléments constitutifs d’un jeu… a. Diverses définitions du jeu La définition de Johan Huizinga 81 Voir la corrida comme un jeu : pour Johan Huizinga , le jeu serait une « action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur, une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité, qui s’accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupe s’entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel ». En outre, l’auteur estime que le jeu contribue au développement de la culture d’une population. Si l’ouvrage de Johan Huizinga n’est pas récent (1938, soit seulement deux ans après les premiers congés payés mis en place par le Front Populaire), la modernisation de la société par les progrès technologiques et l’automatisation de la production a accru le 81 HUIZINGA Johan, Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1988. Andrieu Guilhem - 2009 39 L’existence de la corrida au XXI e siècle nombre d’ homines ludenti dans les sociétés occidentales. Les thèses de Roger Caillois, plus récentes, viennent enrichir les travaux de Huizinga. L’apport de Roger Caillois 82 Dans Les Jeux et les Hommes , l’auteur définit le jeu comme étant une activité indépendante du reste de la vie ordinaire, dont les évolutions ne sont pas ordonnées par les transformations de la société. « Le jeu n’a pas d’autre sens que lui-même » (p.38). Il propose ensuite quatre formes de jeu (p.47) : Combat, compétition : l’agon ∙ Jeux de hasard : l’alea ∙ Mimétisme, le « faire semblant » (carnaval) : mimicry ∙ Vertige et transe : l’ilinx Maintenant que nous avons présenté les divers types de jeu et énoncé leur définition, nous allons tenter d’appliquer ces fondements généraux au champ restreint de la tauromachie. b. La logique de jeu dans la tauromachie La définition donnée par l’auteur Johan Huizinga permet d’inscrire la corrida dans le domaine du jeu. Cette pratique culturelle présente en effet les éléments constitutifs du jeu, en ce qu’elle est : - Une action libre. En effet, les protagonistes taurins y participent parce qu’ils y ont consenti. De même, le public se rend aux arènes de lui-même. Le libre choix du taureau peut être remis en cause ; son penchant naturel pour le combat constitue néanmoins une justification à son entrée dans l’arène. - toujours située en dehors de la vie courante. Temps et lieu y sont clairement circonscrits. Les corridas sont organisées à la même période chaque année, de mars à octobre, selon le calendrier municipal des fêtes religieuses ou publiques. Ainsi Nîmes célèbre-t-il la Pentecôte en proposant des corridas, tout comme Vic-Fézensac dans le Gers. Dax ou Béziers organisent quant à eux leurs spectacles autour de l’Assomption (15 Août). La tenue de spectacles taurins à un autre moment qu’à ces dates prédéterminées d’année en année revêt un caractère exceptionnel. e Les arènes constituent le lieu du combat, et ce depuis le début du XVIII siècle. Jugées préférables à l’utilisation des cirques antiques, elles jouent un grand rôle dans la mise en ordre de la corrida. L’arène permet de séparer public et torero, ce qui n’était auparavant pas le cas lors de la fiesta de toros organisée sur les places publiques. La plaza, de forme circulaire ou légèrement elliptique,est composée d’un ruedo, piste de sable compacté où se déroule la lidia. Le ruedo est entouré de barrières disposant d’ouvertures (burladeros) qui permettront aux toreros de s’y réfugier. Entre la piste et les gradins destinés au spectateur court un couloir, appelé en espagnol callejon, regroupant les professionnels du milieu taurin ainsi que les personnalités invitées. Les arènes délimitent le champ du spectacle, situé au coeur de la fête populaire qui se déroule au même moment dans la ville. -Elle se déroule avec ordre selon des règles données. Le combat se déroule pour chaque taureau en trois tiers, ou tercios. Ils sont régis par la présidence technique de la 82 40 CAILLOIS Roger,Les Jeux et les Hommes, Paris, Folio, Gallimard, 1992. Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie corrida, qui agite un mouchoir blanc à chaque nouveau tiers, déclenchant la sonnerie des clarines. Le premier tercio est celui des piques et débute dès la sortie du taureau dans l’arène. Le président ordonne l’entrée en piste des picadors, qui a pour objectif de diminuer la violence de la charge du taureau et de vérifier son comportement, notamment sa bravoure lorsqu’il est sollicité par le cheval. Autrefois tercio le plus apprécié du public, il est aujourd’hui incompris de nombreux aficionados qui ne jugent plus que de la performance du torero, et non de ses subalternes.Le second tercio représente la pose de banderilles, qui consiste en une série de feintes et d’évitements face à l’animal. Ce tiers peut être réalisé par les peones, manœuvres du torero, ou par le matador en personne. Le troisième et dernier tercio, ou tercio de muerte, comprend la faena à la muleta, qui va consister en une recherche esthétique de la domination de l’homme sur le taureau, ainsi qu’à la mise à mort du taureau. La codification stricte de la tauromachie ne s’arrête pas là. Ainsi les diverses couleurs de mouchoirs correspondent, comme les cartons à disposition de l’arbitre dans un sport, à différentes situations. Le mouchoir rythme le déroulement de la corrida et l’attribution des trophées au matador. Si nous avons précédemment évoqué le mouchoir blanc comme lien entre les tercios successifs, il sert aussi à réguler l’octroi des récompenses par le torero à l’issue de la faena. Pour marquer sa demande les spectateurs agitent en direction de la présidence technique les mouchoirs blancs ; le président accordera alors un trophée (oreille, deux oreilles, ou deux oreilles et la queue) en fonction de son appréciation et de la pétition d’oreilles constatée (si celle-ci est majoritaire dans l’arène ou non). Quatre autres mouchoirs régissent le spectacle taurin et participent à sa codification. 83 Le mouchoir vert peut être sorti par la présidence en cas de « défauts sensibles » (boiterie, manque de combativité, vision défaillante,..). La présidence influe sur le combat du torero en jugeant de la prestation du taureau ; ainsi, si un animal se montre particulièrement couard et refuse la pique lors du premier tercio, celui-ci pourra ordonner par le mouchoir rouge la pose de banderilles noires, plus profondes et censées remplaçer l’action de la pique, 84 qui constituent une « sanction infamante » et mémorable pour l’élevage. Inversement, si le taureau a démontré une bravoure, une combativité, une noblesse exceptionnelle, la présidence technique peut lui accorder, en accord avec le public, la grâce (mouchoir orange) ou un tour de piste d’honneur posthume (mouchoir bleu). -Elle suscite dans la vie des relations de groupe s’entourant volontiers de mystère. Comme nous avons pu l’aborder dans la première partie du mémoire, qui proposait une définition du mundillo taurin, l’univers de la tauromachie demeure relativement cloisonné, même à l’aficionado, et présente une dimension secrète, cachée. Bartolomé 85 Bennassar décrit le mundillo de la manière suivante : « Cet univers étrange, progressivement constitué au cours du XIXème siècle, a ses lois écrites –les divers réglements taurins relatifs à l’organisation et au déroulement du spectacle- et ses lois non-écrites, son code d’honneur, son langage parfaitement incompréhensible aux non-initiés, ses costumes sans rapport avec le monde moderne, ses outils dont la panoplie est réduite, une organisation corporative et syndicale, son système propre d’assurances, sa hiérarchie constamment contestée et renouvelée, ses lieux de culte, son imagerie 83 84 85 Robert BERARD, La Tauromachie, Histoire et Dictionnaire, op.cit., p. 672. Ibid., p.672. Bartolomé BENNASSAR, Histoire de la Tauromachie, Une société du spectacle, repris par Marine DE TILLY dans Corridas, de sang et d’or, op.cit., p. 206. Andrieu Guilhem - 2009 41 L’existence de la corrida au XXI e siècle dont affiches, photographies, gravures, peinture, cinéma assurent la permanence et la variété. » Le mundillo fonctionne comme un vase clos, dans lequel il s’avère difficile de pénétrer. Il est composé des toreros, des éleveurs (ganaderos) et des autorités municipales en charge d’organiser les spectacles taurins. Si nous nous référons à présent à la définition enrichie par Roger Caillois, nous pouvons tenter de catégoriser la corrida dans la typologie du jeu que dresse l’auteur. Consistant en l’affrontement entre un homme et animal, la tauromachie se classerait parmi la première forme de jeu, à savoir l’agon. L’alea peut tout autant être considéré, dans la mesure où le 86 matin de la corrida, la cuadrilla des toreros a choisi durant le tirage au sort (sorteo) les taureaux que leur protégé combattra, et que de ce simple tirage peut dépendre une vie, de façon positive (un excellent taureau, brave et noble, un triomphe dans une grande arène) ou plus incertaine (le coup de corne, la blessure, voire la mort). Les costumes revêtus par les toreros, qui obéissent à une tradition de deux siècles, peuvent rapprocher cette pratique culturelle du troisième type de jeu que Caillois présente, à savoir le mimétisme (mimicry). Enfin, le vertige (ilinx) est parfois invoqué par les toreros qui prétendent avoir bénéficié d’une 87 inspiration divine durant leur faena . Réalisée comme les arts circassiens sur une piste de sable, les protagonistes de la corrida usant eux aussi de l’apparence et des jeux de masque, la tauromachie ne saurait être classifiée de manière pertinente dans une unique catégorie. La corrida transcende, transgresse les frontières des formes de jeu fixées par Caillois ; de plus, la compétition, l’agon, ne se limite pas au combat proprement dit entre l’homme et le taureau, mais peut aussi s’étendre à la concurrence entre deux toreros, lors d’un mano a 88 mano . La nuance qui se doit également d’être apportée vient du fait que le taureau ne joue pas, participe à une activité ludique qui pour lui n’en constitue pas une. Le sang, puis la vie qu’il perd ne sont pas virtuels. D’autres caractéristiques permettent de catégoriser la tauromachie dans le domaine du jeu. Ainsi, comme dans le sport ou d’autres pratiques ludiques, la corrida peut faire l’objet de fraudes et tricheries. Pierre Mialane estime ainsi « qu’il y a toujours eu, [et qu’] il y aura toujours une pègre taurine dont l’aspiration est d’amoindrir le toro pour en diminuer le danger en quelque sorte prendre des garanties contre tout fâcheux accident venant interrompre 89 une fructueuse moisson quand ce sont les vedettes qui officient » . Ces tendances à la tricherie dans le milieu taurin pourraient même se développer avec l’avènement du spectacle taurin comme phénomène de loisir de masse, où les notions de rentabilité et de profit, jusqu’alors inexistantes (être éleveur était une question de prestige social) émergent. 90 L’article de Jacques Durand dans Libération du 23 Avril 2009 montre ainsi l’arrivée dans le mundillo taurin de nouvelles personnalités, ex-fortunes de milieux divers comme les travaux publics ou la finance, qui voient dans la tauromachie une possibilité au même titre que d’autres d’investir. 86 87 En espagnol : l’équipe. Ainsi Javier CONDE, torero andalou, mentionnait-il pour le site Internet espagnol www.burladero.com l’origine divine de son inspiration face à Lanero taureau de Garcigrande, qu’il grâcia à Nîmes le 29 Mai dernier. 88 89 90 42 Manon à mano : course, corrida, ou novillada auxquelles participent deux maestros, et non trois comme de rigueur. Pierre MIALANE in La Tauromachie, histoire et dictionnaire, Robert Laffont, op.cit., p. 494. Jacques DURAND, « Attention, chute de briques », Libération, 23 Avril 2009 Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie La corrida présente les éléments distinctifs du jeu et en dépasse même, par l’existence de toute une symbolique, les fondements. Elle peut, à de nombreux égards, s’inscrire comme une pratique rituélique. B. Mais sa symbolique revêt une dimension rituélique : a. Définition anthropologique du rite : Comme nous l’avons fait dans un premier temps avec le jeu, il sera ici nécessaire de définir dans un premier temps la notion de rite avant de l’appliquer à la tauromachie. 91 Claude Rivière, dans Les rites profanes , propose une définition du rite qui, à première vue, semble relativement proche de la définition que Huizinga donnait du jeu : « ensemble de conduites individuelles ou collectives, relativement codifiées, ayant un support corporel (verbal, gestuel, postural) à caractère plus ou moins répétitif, à forte charge symbolique pour leurs acteurs et habituellement pour leurs témoins, fondées sur une adhésion mentale, éventuellement non conscientisée, à des valeurs relatives à des choix sociaux jugés importants, et dont l’efficacité attendue ne relève pas d’une logique purement empirique qui s’épuiserait dans l’instrumentalité technique du lien cause-effet ». La symbolisation permettrait ainsi le passage du jeu au rite. Déjà présent dans les systèmes de pensée politiques et philosophiques des sociétés primitives, le rite constitue le moyen pour l’ensemble des individus d’une société donnée de réguler les rapports qu’ils peuvent entretenir avec tout ce qui, à leurs yeux, les dépasse : le « numineux ». Le surnaturel, l’imprévisible, la mort sont autant de données sur lesquelles les hommes vont tenter d’agir par le biais du rite. Bruno Etienne, ancien professeur à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-enProvence, s’exprime à ce sujet de la manière suivante : « L’homme est essentiellement un être liturgique, cérémoniel, qui a peur du chaos et qui ordonne donc le monde par sa mise 92 en ordre » . La mise en ordre du monde dont l’auteur parle peut s’effectuer de diverses 93 manières par le biais du rite. Le rite, selon la distinction de Marcel Mauss sera positif ou négatif. Les rites négatifs représentent les diverses interdictions qu’imposera un rite ; ainsi l’abstinence sexuelle, les tabous, le jeûne, la prohibition d’aliments. Une division est aussi opérée entre rites sacrés et rites profanes. b. Le rite dans la tauromachie : L’intellectualisation du combat entre l’homme et l’animal à partir du XIXème siècle correspond à l’évolution de sa perception, son passage du jeu vers le rite. Dans la symbolique qu’universitaires, personnalités puis artistes lui ont rattaché, la proclamation de la célébration mystique entre la Culture et la Nature, réside la justification d’une telle catégorisation. Cette dimension symbolique est défendue par les aficionados. Les détracteurs antitaurins, à l’inverse, refusent d’admettre toute symbolique derrière un jeu cruel et inutile. Ils dénoncent la création pure et simple d’une tradition taurine par la reprise 91 92 93 Claude RIVIERE, Les rites profanes, Presses Universitaires de France, 1995. http://www.torofstf.com/pagesinvites/241108pierobon.html Marcel MAUSS, La fonction sociale du sacré, Paris, Editions de Minuit, 1968 Andrieu Guilhem - 2009 43 L’existence de la corrida au XXI e siècle de concepts anthropologiques antiques (mithriacisme, culte du taureau de Cybèle), et la confection d’une symbolique autour de la fiesta de toros. Si la symbolique de la tauromachie fera l’objet d’un chapitre ultérieur, nous pouvons d’ores et déjà identifier plusieurs rites annexes.La codification de la corrida doit dans cette optique être comprise comme un remède à l’angoisse face à la mort, au danger. La détermination de codes, rites, rassure par son aspect protecteur. Divers rites, de passage ou autres, émaillent le monde de la tauromachie : - L’habillage du torero quelques heures avant la corrida constitue un premier rituel identifiable. En effet, il signe le passage de l’homme ordinaire au héros. Cette opération prend du temps tant le costume de lumières est serré et est collé à la peau pour limiter au maximum les possibilités d’entrée de la corne. André Viard, ancien torero, revient sur cet instant particulier dans Comprendre la corrida 94 : « Si l’héroïsme ne peut vaincre la mort, il dispense au moins de l’attente et emplit d’une euphorie fataliste qui occulte la peur et permet de vivre au présent. Alors, comme si la prière pouvait infléchir la destinée, pour tromper l’attente et distraire sa peur, on s’enferme dans la routine de gestes dérisoires que l’on enrobe de grandeur. Rituel immuable offrant à l’absurde un cadre formel, à l’irrationnel une liturgie méticuleuse, à l’intelligence un échappatoire hypnotique, prélude à l’état de transe […] A mesure qu’il revêt la tunique du héros, pris d’une fureur sacrée et d’une euphorie meurtrière qui le poussent à la conquête, l’homme civilisé régresse et l’humain prostré devient torero […] Habillé de lumière mais habité par la peur, il offre au regard son âme mise à nu. » L’auteur, issu du mundillo taurin, parle ainsi lui aussi de rituel pour définir l’étape de l’habillage. Le torero se coiffe de la montera, chapeau particulier aux deux protubérances latérales affirmées. Couvre-chef symbolique du torero, son port dans l’arène revêt une dimension rituelle. La montera souligne les gestes de courtoisie à l’arrivée des toreros aux arènes, lors du salut à la présidence technique. Le torero lève son chapeau en direction de la présidence quand il désire le changement de tercio, puis à la fin du second tiers quand il demande l’autorisation de tuer le taureau. Il peut aussi dédier la mort du taureau à une personne ou au public, et jette la montera par-dessus son épaule. La manière dont celle-ci tombe augurerait de la réussite ou de l’échec du matador face à son taureau. Le caractère rituel de cette codification débute donc par l’habillage du torero. Coiffé de la montera, le torero doit aussi porter la coleta, mèche de cheveux postiche rappelant les premiers matadors aux longs cheveux retenus par une résille en chignon. La coleta est portée par le torero ainsi que sa cuadrilla ; elle est symboliquement coupée lorsque le torero prend sa retraite (despedida). La dimension rituélique se retrouve ensuite lorsque le torero arrive aux arènes, puis combat. La plupart des toreros une fois arrivés à la plaza de toros se recueillent pendant quelques minutes dans la chapelle des arènes. Les témoignages des matadors confirment la thèse plus rituelle que religieuse de telles prières avant l’affrontement avec le taureau, certains d’entre eux s’avouant non-croyants. En effet, ils trouvent dans le silence du recueillement un instant de tranquillité, propice à la concentration. L’habitude de se rendre à la chapelle les rassure ; on retrouve ici la fonction même du rite, à savoir la réduction de l’angoisse face à l’imprévisible. 94 44 André VIARD, Comprendre la corrida, op.cit. p. 154. Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie Les toreros une fois dans l’arène procèdent à une multitude de rituels qui paraîtraient dérisoires ou insignifiants à tout non-initié, ou qui ne seraient pas remarqués. L’alternative, moment où l’apprenti-torero devient matador, se réalise des mains de deux toreros aînés dans la profession ; l’un sera son parrain, l’autre son témoin. Tout au long de sa vie torera le maestro devra respecter (l’habitude ne le rend-t-il pas instinctif ?) d’autres rites et codes. L’arrivée des matadors sur le sable de l’arène signale le début du paseo, défilé des maestros et de leurs cuadrillas selon un ordre très précis. Ainsi le torero qui a débuté le plus tôt dans la profession (dont la date d’alternative est la plus ancienne) est déclaré chef de lidia et se place à gauche ; le plus jeune se situe au centre, le second à droite. Chaque torero qui s’apprête à toréer dans une arène où il n’est jamais allé doit se présenter en enlevant sa montera lors du paseo, en signe de respect au public et à la présidence technique. Le paseo terminé, les alguazils, cavaliers portant la tenue des officiers de police de l’époque 95 de Philippe IV et qui ont pour mission de faire respecter les décisions de la présidence, se voient remettre par cette même présidence les clés du toril le début de la corrida. 95 96 96 de manière factice : c’est e Milieu du XVII siècle. Lieu où sont enfermés les taureaux avant leur sortie dans l’arène. Andrieu Guilhem - 2009 45 L’existence de la corrida au XXI e siècle Paseo à Dax, France. 17 Août 2008. Source : Crédits Personnels. En conclusion de ce chapitre, nous pouvons nous questionner sur la nature de la tauromachie espagnole. La corrida peut, nous l’avons vu, relever du jeu de par ses diverses caractéristiques et la codification du combat. Cependant, la mort du taureau génère une symbolique propre à cette pratique, et entraîne une ritualisation du jeu. Chapitre Second : Symbolique et esthétique de la corrida e La fascination de plusieurs intellectuels favorables à la corrida depuis le début du XX siècle a modifié le discours inhérent à la corrida : à une quête sempiternelle de la gloire, 46 Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie une exaltation du nationalisme dans un spectacle violent, s’est substituée une symbolique plurielle. Elle permet d’analyser la tauromachie à travers plusieurs grilles de lectures : les approches religieuse, érotique, agonistique constituent autant d’angles de compréhension de la corrida (A). L’esthétisation du combat à partir de la révolution belmontienne nourrit l’admiration des aficionados : la sublimation de la violence et de la mort enrichissent la tauromachie d’une nouvelle lecture artistique (B). A. La corrida, un « produit hybride et obscur » 97 La symbolique rattachée à la tauromachie est le produit de constructions intellectuelles qui ont façonné divers décryptages du fait tauromachique. Ainsi, la mort du taureau, si elle semble représenter la finalité nécessaire à l’affrontement, revêt plusieurs significations selon les lectures : le retour à un ordre structuré (a), l’accomplissement d’un sacrifice ou d’un combat (b), la rencontre érotique entre le torero et l’animal (c). a. Le Triomphe de l’Humanité sur l’Animalité La tauromachie a connu de profondes mutations depuis le milieu du XXème siècle, évoluant vers une forme d’affrontement de plus en plus esthétisée. Son essence propre demeure néanmoins inchangée : la rencontre entre l’homme et le taureau reste un combat entre le réfléchi et l’instinct, l’Humanité et l’Animalité. Le taureau arrive en piste en représentant la sauvagerie. Il est l’Etranger, l’intrus qui souhaiterait envahir la Cité. L’animal risque à tout moment de semer la terreur dans le groupe, les aficionados, le public. Protégés dans les gradins, les spectateurs ont délégué au torero la mission d’affronter la bête. Le matador est donc, au-delà de son propre plaisir à aller défier le taureau de combat, mandaté par les aficionados. C’est avec ses qualités « humaines », à savoir sa force mentale (courage, abnégation) et pratique (technique de toréer, expérience du taureau, connaissances empiriques) qu’il va tenter d’affronter le taureau. Après avoir, dans un premier temps, maîtrisé, contrôlé la fougue de son adversaire, il pourra ensuite le dominer, domestiquant ainsi l’animal sauvage en le réduisant à sa volonté. La notion espagnole de lidia prédomine ici : elle peut se traduire par l’ensemble des actions que le torero réalise pour mener son combat, en mettant en valeur les qualités premières de son opposant. Ce combat est divisé en trois temps, ou tercios, qui régulent le déroulement de l’affrontement. Robert Bérard établit un lien entre ces trois temps de la lidia et les séquences du mythe taurin. Le premier temps serait ainsi caractérisé par l’irruption de la bête, le sauvage faisant son apparition dans le milieu civilisé, l’inorganisé dans l’organisé, le chaos dans le structuré. La foule, bien que rassemblée dans un lieu circonscrit, clos et rassurant, n’est alors plus protégée par la Loi, qui régit l’ensemble des actions dans une société donnée. L’intrusion du sauvage doit être régulée, le peuple doit être sauvé. On retrouve ici le mythe du torero-héros, à la morale exceptionnelle. Elu représentant du peuple, il doit faire revenir le monde au cyclique, à l’ordinaire, l’habituel, en matant l’animal. L’usage délibéré du terme « mater » renvoie au terme générique attribué à cet émissaire chargé de vaincre le taureau : matador, de l’espagnol matar, qui signifie tuer. Cette appellation consacre le principe premier de la corrida : dominer, puis tuer l’animal. Paré de l’habit de lumières, le matador se distingue des peones, les manœuvres, aux costumes moins chatoyants et aux responsabilités moindres. Il est l’unique homme investi 97 Expression de François ZUMBIEHL, Le discours de la corrida, op.cit. Andrieu Guilhem - 2009 47 L’existence de la corrida au XXI e siècle de cette mission salvatrice, et a reçu l’accord des Autorités (la présidence technique des arènes) de combattre. Aficionados comme professionnels le reconnaissent : il constitue le Héros doté d’une maîtrise exceptionnelle, en qui ils ont délégué leur propre volonté de triompher du chaos. Le torero se voit à ce propos appelé maestro, maître, par le public et la cuadrilla. Il est censé représenter celui qui connaît le mieux les taureaux, leur lidia. La mise à mort marque le triomphe de l’Homme (comme de l’homme, le torero) sur l’Animal, la victoire sur les peurs archétypales. Longtemps considérée comme l’unique intérêt du spectacle taurin, le torero s’efforçait une fois le taureau sorti du toril, de placer le taureau de manière convenable pour le tuer loyalement. La tauromachie d’aujourd’hui privilégie la recherche d’esthétique à travers la construction de séries de passes liées ; 98 la mort du taureau constitue toujours pourtant « la minute de vérité » , l’achèvement du combat. Loin de consister en une simple éxécution de la bête l’estocade concentre public 99 comme torero dans un moment charnière, le « prolongement naturel du combat » . Une mauvaise mise à mort, longue et mal placée à la suite d’une faena pleine d’émotions, a de fortes chances de réduire les possibilités de triomphe du torero. Celui-ci pourrait même être sifflé pour n’avoir su être matador, au sens premier du terme, quand bien même il eût su être torero. A l’inverse un torero qui a tué loyalement d’une grande estocade bénéficiera, malgré une faena moyenne, du respect du public pour avoir su exalter ce même respect du taureau en n’ayant pas fui devant les cornes. La loyauté de cette mise à mort repose en effet sur le principe suivant : se présenter au taureau de face, et non plus de côté comme le torero avait pu le réaliser pour leurrer le taureau dans le jeu de passe ; offrant à son adversaire une passe de muleta avec la main gauche le torero devenant matador avance simultanément le bras droit pour estoquer la bête. Le maestro, en plongeant sa main droite, détourne ainsi, pour la première fois du combat, son regard de celui du taureau, au moment même où il se 100 situe le plus près des cornes, « dans le berceau », qui comme l’a souligné Florence Delay de l’Académie Française peut à tout instant devenir le tombeau du matador. b. La corrida, sacrifice ou combat ? Nous avons pu établir l’ambiguité de la tauromachie dans le premier chapitre de cette seconde partie, dans la mesure où des éléments du rite côtoient des constituants du jeu. De même, s’il est admis que la corrida présente les caractéristiques du rite profane, la mort du taureau représente une symbolique particulière, perceptible tout autant comme un sacrifice que comme l’achèvement d’un combat loyal. Francis Wolff analyse ces deux approches dans son ouvrage Philosophie de la Corrida . L’auteur revient premièrement sur la dimension sacrificielle que certains auteurs ont pu rattacher à la corrida : si cette thèse est admise par l’anthropologue Julian Pitt-Rivers qui estime que « les hommes sacrifient le taureau et reçoivent en retour la puissance 102 dont il est le détenteur » , ce dernier hérite des travaux de deux intellectuels français qui ont développé l’interprétation sacrificialiste de la mort du taureau dans les années 1930, à savoir Henry de Montherlant et Michel Leiris. Dans Bestiaires (1926), Montherlant, par 101 98 99 100 Francis WOLFF, Philosophie de la Corrida, op.cit., p.112 Ibid, p.113 Emission Bibliothèque Médicis du 20 Juin 2008, La Chaîne Parlementaire- Public Sénat, disponible sur http:// www.publicsenat.fr/cms/video-a-la-demande/vod.html?idE=57558 101 102 48 Op.cit., Chapitre « Pourquoi le taureau meurt », p.95-133. Cité par Francis WOLFF, op.cit., p.96. Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie l’intermédiaire de son personnage Alban, fait l’apologie de la violence comme vertu virile, en 103 évoquant sa fascination pour le « meurtre bienfaisant…vraiment créateur » . Leiris, comme 104 le rappelle Francis Wolff, reconnaît dans l’estocade l’accomplissement du sacrifice : « La corrida tout entière, telle un sacrifice, tend à son paroxysme : la mise à mort, après laquelle peut se produire la détente, comme après la possession de l’objet désiré, dans l’amour, ou la mort du héros, dans la tragédie… Dans le cas du sacrifice, ce paroxysme ou maximum de tension, c’est le moment même de l’immolation… Toute la mort qui semblait, durant des diverses passes, logiquement réservée au torero, l’estocade la fait passer sur le taureau. Ainsi, le taureau tué, l’ordre se retrouve restitué et toutes choses remises en place… » Francis Wolff admet que trois conditions doivent être réunies pour affirmer que la tauromachie serait un sacrifice profane, parareligieux. La corrida doit premièrement être un rite. Elle l’est assurément, comme le premier chapitre nous a rappelé la codification spatiale et cyclique des événements de l’arène. Tout sacrifice induit ensuite l’attribution d’une certaine valeur à la mort de l’animal ; le taureau est en effet tué dans l’arène car il a toujours alimenté une certaine représentation divinatoire, sacralisée. Enfin, le sacrifice doit permettre un transfert de valeur de l’animal à l’homme. La citation de Pitt-Rivers nous autorise à évoquer un transfert de puissance, force et virilité vers le torero. La corrida disposerait ainsi des éléments fondateurs du sacrifice, non pas religieux puisque, si une certaine religiosité est inhérente dans la tauromachie espagnole (le rite catholique), le sacrifice suppose l’existence d’une divinité à laquelle les hommes sont censés faire offrande de la victime, un être transcendant à qui serait dédié le bétail immolé. Des éléments religieux peuvent être perçus dans la codification taurine : Montherlant comme des auteurs espagnols (Ramón Gomez de la Serna) évoquaient l’analogie de la messe et de la corrida, en soulignant la ressemblance entre temps de la messe et tercios. De la même manière, Pablo Picasso établissait un lien entre la messe et la corrida au nom de la mort et du sang versé : la mort du cheval et du taureau lui rappelaient une métaphore de la Cène et de la Crucifixion. Ces références intellectuelles sont ainsi contrebalancées par l’absence d’instance divine qui recevrait l’offrande sacrificielle. La corrida ne saurait être tout au 105 plus qu’un sacrifice profane, ce qui démontre selon Frederic Saumade une « projection intellectuelle d’un archétype ethnologique sur une réalité rendue ainsi plus suggestive à défaut d’avoir été éclairée de façon convaincante ». La tauromachie espagnole, une fois encore, dépasse les définitions d’usage. En effet, la considérer uniquement comme un sacrifice ferait renoncer à toute lecture du spectacle taurin comme un combat entre le taureau et le torero. Si la part du rite sacrificiel réside dans le decorum, la codification et la mise en scène de l’affrontement, attribuant une valeur cérémonielle à la lutte, l’issue du duel entre les deux acteurs n’est pas prédéterminée. Le risque de l’accident, de la blessure, voire de la mort du torero rappelle l’incertitude qui plane sur les arènes : le déroulement normal du combat voudrait que l’homme triomphe, mais la mort du taureau ne constitue pas un sacrifice à part entière dans la mesure où l’animal peut déjouer l’ordre apparent en blessant ou tuant le maestro, ou en faisant preuve d’une bravoure exceptionnelle qui lui permettra la grâce. 103 104 105 Henry DE MONTHERLANT, Les Bestiaires, Paris, Gallimard, Collection Imaginaire, 1999, p.67. Michel LEIRIS, Miroir de la tauromachie, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1981. Cité par F. WOLFF, op.cit., p.96. Frédéric SAUMADE, Les Tauromachies Européennes, La forme et l’histoire, une approche anthropologique, op.cit., p.10. Andrieu Guilhem - 2009 49 L’existence de la corrida au XXI e siècle Les différentes perceptions de la mort du taureau dans l’arène se superposent ainsi aux diverses interprétations données au spectacle taurin. Si la corrida est considérée comme un rite, la mort de l’animal aura valeur de sacrifice concluant une série de phases liminaires destinées à préparer le taureau. A l’inverse, si on estime qu’elle est plus un jeu, l’affrontement entre l’homme et son adversaire apparaîtra loyal et incertain. c. Lecture érotique de la corrida Nous reprenons ici partiellement le titre d’un chapitre du livre de François Zumbiehl Le 106 discours de la corrida , dans lequel l’auteur énonce la dimension érotique et sacrée du rapport entre taureau, torero et public. Les différentes passes exécutées par l’homme s’inscriraient dans une parade sexuelle entre les protagonistes du jeu taurin. La charge fougueuse et virile du taureau contrasterait avec la douceur féminine des gestes du torero. Les attributs du torero symbolisent, en début de combat, la féminité. L’homme est alors muni d’une grande cape rose, qu’il va céder peu à peu au profit d’outils de mort, dont l’épée. Cette évolution traduirait le transfert progressif de virilité de l’animal vers le torero. Les interprétations divergent cependant à ce sujet, François Zumbiehl estimant que « le torero garde toujours la fonction masculine, tandis que le toro, quand il est métaphoriquement 107 sexué, occupe la place de la femme » . L’auteur s’appuie sur des témoignages de toreros, comme Luis Miguel Dominguin ou Antonio Ordoñez, qui voient dans leur rapport avec le taureau une source d’amour : le travail du torero consisterait en une séduction de l’animal qui, dominé par l’esprit du matador, se relâcherait et épouserait les charges que l’homme lui propose. Le ballet entre la passe du torero et la charge du taureau correspondrait ainsi à une métaphore de l’acte sexuel, conclu par la culmination orgasmique de la mort du taureau, lorsque torero et taureau, par la main de l’homme qui introduit l’épée dans la chair de l’animal, ne font plus qu’un. Robert Bérard décrit cet ultime moment de la manière 108 suivante : « L’estocade finale, cette espèce de pénétration, conclut la parade du désir : rythme de va-et-vient, suite de rapprochements et d’éloignements alternés, comme les mouvements du coït. On ne saurait pousser plus avant l’analogie. Enrobés l’un dans l’autre, les deux adversaires ne se quittent que pour se reprendre. Il ne s’agit plus de bannir ou de masquer l’angoisse du trépas par un appel à quelque au-delà, mais de la braver ici-bas dans une transe. » Cette vision érotique de la tauromachie introduit ainsi le registre esthétique dans l’affrontement entre le taureau et le torero, qui ne doit pas faire oublier la mort de l’animal. La proximité entre Eros et Thanatos, rencontre entre l’amour et la mort, fait partie intégrante du jeu taurin. B. La corrida, institutionnalisation esthétique de la mort La tauromachie espagnole que nous connaissons aujourd’hui a été révolutionnée par le torero Juan Belmonte, le premier à consacrer la primauté de la recherche esthétique sur le triomphe sur l’animal (a). L’arène devient alors le lieu de sublimation esthétisée de la 106 107 108 50 Chapitre « Lecture érotique et religieuse de la corrida », op.cit., p.225. Ibid. Robert BERARD, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.471. Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie 109 mort, où l’ « horriblement beau » répond à des canons artistiques établis : la performance, la construction d’un art éphèmère. La corrida peut alors s’interpréter comme une mise en scène de la mort (b). a. La révolution belmontienne du toreo Juan Belmonte (1892-1962) est considéré comme un torero ayant profondément modifié le rapport que peuvent entretenir les matadors aux taureaux. Il est en effet le premier, à partir de 1910, à se soucier d’une certaine esthétique dans l’affrontement qu’il propose au public. La domination du taureau demeure certes prégnante, et en constitue un préalable. Mais, au lieu d’éviter constamment la charge du taureau de manière désordonnée, Belmonte décide de rester immobile le plus longtemps possible, et d’entamer des séries de passes. La liaison entre chaque passe permet une transmission d’émotions que n’autorisait pas jusqu’ici la manière conventionnelle de toréer. La lenteur des gestes, la douceur de sa cape révolutionnent le toreo : la charge brute et virulente du taureau apparaît comme adoucie par le doigté de l’homme. La multiplication des séries de passes s’inscrit dans une construction générale où tout détail compte, et ne doit en compromettre la beauté. La notion de lidia, que nous avons évoquée précédemment, ne représente plus le cœur du spectacle. Le combat s’efface au profit de la recherche gestuelle, la création de mouvements esthétiques. Le terme toreo souligne cette tendance : il confirme le fait que la corrida se serait policée en donnant une majeure importance à la construction d’une œuvre gestuelle fondée sur les enchaînements de passes, au détriment d’une opposition dure où le matador n’était pas considéré comme le principal acteur taurin, le picador suscitant alors 109 Expression d’Edmund BURKE, reprise par Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe du XVIIIe au XXIe siècle, Paris, Connaissances et Savoirs, 2005, préface. Andrieu Guilhem - 2009 51 L’existence de la corrida au XXI e siècle toute l’attention du public. La définition que donne Robert Berard du toreo, qualifié d’ « art de transformer un combat contre un toro dans une arène en un spectacle construit, agréable 110 et émouvant » , entérine l’évolution de la tauromachie espagnole. b. La corrida, mise en scène de la mort La mention de l’expression « mise en scène » peut à la fois faire référence à la codification et à l’esthétique de la corrida. Nous analyserons ici le second aspect, la codification de la tauromachie espagnole ayant fait l’objet de plusieurs approfondissements dans les chapitres précédents. La mort dans le spectacle taurin est présente partout. Celle de l’animal doit être l’aboutissement d’une mise en scène cyclique, qui se perpétue tout au long de l’après-midi de corrida, et ce, six fois de suite. Celle du torero demeure potentielle, le danger de l’animal étant permanent. Néanmoins, le spectacle taurin se veut, avec l’évolution de l’affrontement taureau/torero, agréable aux yeux du public. Le côté macabre de la mort de l’animal ne doit pas prédominer, mais doit au contraire être effacé par la performance artistique de l’homme. Le taureau n’est plus uniquement considéré comme un adversaire, mais se révèle constituer un partenaire de ballet, jusqu’à la mort d’un des protagonistes. La mort du taureau s’oppose ici à la survie de l’homme, elle représente la chute, l’aboutissement nécessaire à tout art éphèmère. La tension entre singulier et collectif est ici mise en valeur dans un rapport dialectique : le public, qui a mandaté le torero, échappe à la sauvagerie animale et en triomphe. La mort du taureau purifie alors les hommes, comme par catharsis. Si l’animalité est vaincue, elle a aussi permis le dépassement des facultés purement humaines en mêlant le taureau à une recherche esthétique contraire à sa nature qui, à sa manière, a conditionné la réussite ou l’échec du matador. L’imprévisibilité de la corrida alimente le 111 plaisir des aficionados ; la performance artistique d’une faena est tributaire d’un large nombre de facteurs, comme la réception du public, les qualités du taureau, l’inspiration 112 soudaine du torero, l’envoûtement du duende . La construction de séries liées, à l’origine de « Olé ! » dans les gradins, produit une faena toujours unique, susceptible d’être gravée dans les mémoires, ou filmée, mais en aucun cas reproductible. Chaque instant, chaque passe amène inéluctablement le taureau vers son estocade, sans retour en arrière possible. 113 Francis Wolff établit une double origine au toreo : « Il est à la fois un art de la présentation et un art de la représentation. Ce qu’il montre est bien réel, ce n’en est pas une reproduction : le taureau est vivant et le torero n’est pas « en représentation » ; ce qu’il joue, c’est sa vie. Comme tout art contemporain, il est donc « performance », avec sa part de contingence et d’aléatoire ; improvisé, il paraît « sans œuvre » puisque celle-ci s’épuise dans sa réalisation. Le combat réel est parfois sublime, mais le combat sublimé, lui, obéit aux canons de la beauté. Et comme tout art classique, peinture, sculpture, littérature, il doit être aussi un art de la représentation ». 110 111 Robert BERARD, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.908. Faena : ensemble des actes exécutés par le torero durant l’affrontement, et principalement à la muleta lors du troisième et dernier tiers. 112 113 52 Notion difficilement traduisible. Instant de magie qui saisirait le torero par moments et l’envoûterait dans une sorte de transe. Francis WOLFF, Philosophie de la corrida, op.cit., p.298. Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie La corrida est un art violent, puisque le taureau, lui, ne joue pas mais lutte, s’acharne, s’entête, dans un combat qu’il ne sait pas mortel. La transformation de la charge brute de l’animal, une fois modelée, va constituer le support de la performance artistique du couple taureau/torero. Elle est enfin représentation dans la mesure où elle opère une médiation entre la volonté de vivre du torero, symbolisée par le souci esthétique d’un affrontement loyal, et la mort programmée du taureau. Chapitre troisième : Littéraires, Artistes et corrida. La tauromachie comme objet de fiction La tauromachie a nourri l’inspiration de nombreux artistes au fil des siècles, qui en ont modelé une symbolique propre. Le rapport entre corrida et intellectuels doit ainsi être considéré comme réciproque : la corrida inspire les artistes, qui vont la façonner de manière à lui imprimer une symbolique propre ou une image particulière. Deux types de fictions sont à distinguer. Le premier, la fiction littéraire, comprend tous les écrivains qui ont, de diverses manières, un rapport avec la tauromachie. Certains se sont intéressés à la signification qu’elle pourrait détenir, d’autres ont rédigé des fictions inspirées de récits de voyage, réelles corridas, rapports avec des toreros. Le second genre de fiction sera nommé fiction « image et son », dans la mesure où, bien que diffus et diversifié, il entretient une relation privilégiée avec le visuel et l’auditif; la recherche esthétique prime sur le sens véritable des œuvres. Il ne serait pas pleinement objectif d’introduire ce chapitre sur la fascination d’artistes à propos de la tauromachie, sans citer ses adversaires, ou les personnalités artistiques et littéraires qui rejettent les valeurs de la corrida. Le sens du terme « fascination » oscille, comme nous avons déjà pu l’aborder dans la première partie du mémoire, entre la marque d’une admiration et une peur, un rejet implicite de l’objet. C’est ainsi que nous évoquerons dans cette partie les rares fictions tauromachiques réalisées par des antitaurins, qui, principalement, n’occupent que peu le champ artistique d’opposition mais transforment leur lutte contre la corrida en un engagement politique affirmé. Objets de luttes d’influence, de récupération par les protagonistes du débat taurin, certains artistes présentent une position ambigüe avec la tauromachie. Si Victor Hugo, premier adhérent à la Société Protectrice des Animaux en 1845, ou Emile Zola, qui aurait déclaré « la corrida [n’est], ni un art, 114 ni une culture, mais la victime désignée et des badauds, qui regardent » constituent des sommités littéraires antitaurines, l’historiographie fait rage pour déterminer la position d’autres artistes, notamment Goya, et devient une véritable lutte politique. Nous présenterons ici dans une première partie les auteurs littéraires ayant été fascinés par la tauromachie (A), puis nous nous consacrerons aux diverses formes de fiction « image et son » en rapport avec la corrida (B). Cette approche ne saurait se montrer exhaustive, mais a pour but d’analyser les diverses raisons et projections de la passion aficionada de certains des plus grands artistes, ou écrivains, de leur époque. 114 L’exactitude de la phrase reste toutefois à confirmer. La source Internet affirmant ces propos est la suivante : http://tous- citoyens.forumchti.com/les-animaux-et-nous-f39/toro-de-corrida-t3366.htm . Elisabeth HARDOUIN-FUGIER affirme dans Histoire de la corrida en Europe,( op.cit.) que HUGO ou ZOLA étaient bien contre la corrida. Andrieu Guilhem - 2009 53 L’existence de la corrida au XXI e siècle A. La corrida dans la fiction littéraire : de l’époque pré-romantique à nos jours Les écrivains les plus divers ont choisi de composer des publications au sujet de la e corrida, depuis sa codification à partir de la fin du XVIII siècle. Cette fascination pour le spectacle taurin peut s’expliquer grâce au contexte dans lequel ces auteurs ont vécu. Ainsi l’Espagne a, pendant l’époque pré-romantique et romantique, fortement attiré les intellectuels occidentaux, qui ont pu découvrir la corrida et la relater aux lecteurs (a). De même, la période des Années Folles, à la fin de la Première Guerre Mondiale, a été l’objet d’un envoûtement pour des formes violentes de spectacles, parmi lesquels la tauromachie (b). Sa littérature dépasse à présent sa seule description, mais exprime une réelle réflexion personnelle sur les diverses significations, la portée symbolique de la tauromachie. a. La découverte de la tauromachie par l’Europe littéraire romantique e La corrida espagnole se modernise à partir de la fin du XVIII siècle, par la publication de traités de tauromachie qui en codifient la pratique. Elle demeure dans un premier temps un fait de société principalement ibérique, avant de susciter l’intérêt d’écrivains non espagnols. Le britannique Lord Byron est l’un des premiers à s’y intéresser. Entre 1809 et 1811 il parcourt tout un itinéraire entre l’Espagne Occidentale et le Portugal. Constatant que les plaisirs espagnols s’opposent de manière manifeste à la morosité des dimanches 115 britanniques grâce à la corrida, il y consacre huit strophes dans ses poèmes. Byron compare la tauromachie à une lutte des forces civilisées (acteurs, spectateurs, femmes, chevaux) contre le Mal, le taureau. Ce combat se déroule dans une atmosphère grandiose, sublimée. L’emploi de ce terme par l’auteur renvoie à sa définition esthétique et théologique ; la sublimation prend alors le sens d’ « une expulsion de l’univers habituel, un dépassement 116 de soi allant jusqu’à l’extase mais préludant aussi à l’exploration de l’inconscient » . L’interprétation théâtrale qu’il donne de la corrida ouvre la voie aux récits français ultérieurs sur le sujet. Encore troublés par le traumatisme de la Révolution Française, les auteurs de l’Hexagone sont peu enclins aux spectacles violents et sanguinaires. A partir de la seconde moitié du XIXème siècle l’Europe se passionne pour l’Espagne, sa culture, son histoire. L’Espagne martyre, dont les représentations occidentales étaient jusqu’ici modelées par le souvenir des guerres napoléoniennes, devient objet de fascination. La littérature n’est pas le seul domaine à être influencé par la culture ibère ; ainsi le politique s’imprègne-t-il aussi de cette attirance pour l’Espagne. Philippe d’Orléans, fils de LouisPhilippe, épouse en 1846 la sœur de la reine Isabelle II, liant de manière quasi dynastique l’avenir des deux pays. Edgar Quinet par la suite fera part de son admiration et son goût 117 prononcé pour la corrida : [La corrida n’est] « pas un amusement, c’est une institution. Elle tient au fond même de l’esprit de ce peuple. Elle fortifie, elle endurcit, elle ne corrompt pas. Si j’étais espagnol, je me garderais bien de porter, au nom des subtilités nouvelles, la moindre atteinte à ces jeux héroïques. Je voudrais, au contraire, leur rendre tout leur lustre ». 115 116 Strophes 72 à 80 dans Childe Harold, 1812. MERIMEE Prosper, Théâtre, Romans et Nouvelles, Paris, Gallimard, 1978, p.567. 117 Edgar QUINET, Mes vacances en Espagne. Cité par Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op. citatum, p.111. 54 Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie Le courant romantique va alors s’emparer de la tauromachie et en diffuser les principes. Trois célèbres écrivains français l’ont analysée de manière passionnée. Prosper Mérimée « Le seul argument que l’on n’ose présenter, et qui serait pourtant sans réplique, c’est que, cruel ou non, ce spectacle est si intéressant, si attachant, produit des émotions si puissantes qu’on ne peut y renoncer lorsqu’on a résisté à l’effet de la première séance » 118 Mérimée est l’un des premiers auteurs français à faire part de ses impressions sur ce 119 spectacle taurin. La lettre fictivement adressée au directeur de la Revue de Paris , qui se veut une présentation de la tauromachie espagnole, se fonde sur l’expérience (certes fraîche) de Mérimée ainsi que sur les débats qu’il a pu suivre à propos de cette pratique singulière dans les salons des comtes Montijo. Il fait part de son attrait certain pour le combat entre torero et taureau, en tentant néanmoins de s’en décharger : en effet, Mérimée semble éprouver une « espèce de honte à avouer ce goût et […] cherche plusieurs graves raisons 120 pour le justifier » . Il est l’auteur de Carmen, courte nouvelle qui, réadaptée par les librettistes Meilhac et Halévy, constituera la trame de l’opéra du compositeur et musicien Georges Bizet en 1875. Carmen représente les stéréotypes de l’Espagne de l’époque, telle qu’imaginée par les Européens romantiques. Le livret de l’œuvre de Bizet fait du combat entre l’homme et le taureau une métaphore de l’amour. Les gitans y sont présentés comme des apprentistoreros réservés au travail de l’ombre, toréant de nuit à l’abri des regards, orgueilleux de 121 courage. Le courant romantique les institue en « héros des arènes » . Théophile Gautier Gautier, au même titre que Mérimée peut être classé parmi les romantiques français. Feuilletoniste, chroniqueur parisien, il demeure pourtant dans une situation financière critique, et entame son voyage en Espagne en 1840 dans l’espoir d’en revenir riche. L’Espagne est alors à feu et à sang, mise à sac. La guerre carliste vient de s’achever, mais des combats se déroulent toujours en Catalogne pendant le séjour du Français. Des auteurs estiment que Gautier espérait sans vouloir l’avouer « tirer profit de cette brocante géante qui [lui] offrirait des livres rares, des tableaux anciens pour un sou, des collections bradées, des 122 statues en bois polychromes » . Il n’en est rien, et Gautier décide ainsi, pour rembourser ses dettes, de vendre au plus offrant des journaux, ses carnets de voyage. Ses écrits sont 123 un tel succès qu’il les publiera deux ans plus tard, en 1845 . Fasciné par la mort et la violence, il se passionne pour la corrida. Dans ses feuilletons pour La Revue de Paris il se confie : « J’avais le cœur serré comme par une main invisible ; 118 MERIMEE Prosper, Théâtre, Romans et Nouvelles, Paris, Gallimard, 1978, p.567. 119 120 121 122 123 Datée du 25 Octobre 1830. Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida, op.cit., p.112. Ibid, p.115. HARTE Yves, « Don Théophile, critique taurin », in Planète Corrida, n°11, juin 2003, p.55. GAUTIER Théophile, Le Voyage en Espagne, Folio Classique. Andrieu Guilhem - 2009 55 L’existence de la corrida au XXI e siècle les tempes me sifflaient et des sueurs froides et chaudes me passaient dans le dos. C’est 124 une des plus fortes émotions que j’ai jamais éprouvées » . Elisabeth Hardouin-Fugier analyse l’œuvre de Gautier en la présentant comme une 125 version moins savante, plus populaire que la description de la corrida faite par Mérimée . Gautier y propose une lecture charmée de la tauromachie, et par l’expression « atrocités fascinantes » décrit le combat auquel il a pu assister : « le meurtre, le sang, dramatisés, transcendés en cérémonie, dépassent le cadre de la violence pour entrer dans celui de 126 la beauté » . Son argumentation portant sur l’esthétisation d’une violence primitive (le combat entre un homme et un animal) représente l’intérêt majeur de ses œuvres relatives à la corrida. Alexandre Dumas Dans De Paris à Cadix, l’auteur revient sur le voyage qu’il a pu réaliser en Espagne en 1846. Ayant assisté à des corridas à Madrid, il établit à travers son ouvrage un lien entre la tauromachie et le théâtre, dans la mesure où, des spectacles qu’il a pu voir, la corrida 127 « exploite et porte tous les effets possibles à leur paroxysme scénique » . Dumas s’émeut d’une telle mise en scène : costumes, codification du spectacle,etc.. Le combat en lui-même l’impressionne. Il s’avoue passionné par le comportement du torero et sa faculté à dominer le taureau. Ces divers représentants français du courant romantique du XIXème siècle ont constitué pour la tauromachie espagnole des promoteurs incontestables de cette pratique culturelle de l’autre côté des Pyrénées. La reprise de leurs propos par les journaux et revues de l’époque a ensuite été le véhicule à l’origine de la fondation d’un débat subséquent entre les partisans de la tauromachie et ses détracteurs. e b. Littérature du XX et corrida : des Années Folles à nos jours e La corrida devient au XX siècle un véritable objet d’étude, les auteurs ne se limitant pas, comme le courant romantique a pu le faire, à décrire de manière enthousiaste les jeux taurins. Elle est tout d’abord analysée comme particularisme national, l’expression identitaire de l’Espagne. Le récit Arènes sanglantes (1909), de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), séduit de nombreux occidentaux désireux de s’initier à la passion taurine. L’écrivain espagnol y décrit, en utilisant plusieurs stéréotypes relatifs au mundillo taurin, l’histoire d’amour d’un torero et d’une aristocrate hispanique. Certains auteurs européens vont alors tenter de proposer une vision symbolique et philosophique de la corrida, fascinés par la puissance du taureau et son affrontement avec l’homme. Des interprétations différentes de la tauromachie sont ainsi proposées au lendemain de la Première Guerre Mondiale, influencées par la violence des combats. Les mentalités sortent traumatisées par la guerre à peine finie, comme le prouve l’agressivité de plusieurs écrits. Henry de Montherlant (1895-1972), précédemment évoqué, développe l’interprétation sacrificielle de la mort du taureau. Disposant de solides connaissances taurines (il fréquente les arènes depuis l’âge de quinze ans), il affirme dans son ouvrage Les Bestiaires (1926) la nécessité 124 125 126 127 56 HARTE Yves, op.cit., p.56. In Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.115. Citation tirée de L’Artiste de Th. Gautier, mentionnée par Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, op. citatum, p.116. Ibid, p.116. Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie de la mort du taureau en rappelant le culte de Mithra. La corrida espagnole en serait l’héritier lointain, dans la mesure où elle impose le sacrifice du taureau comme finalité. Certaines de ses phrases nourrissent la polémique : « Ce taureau, un bijou, un amour ! Comme on 128 voudrait le tuer » . Montherlant va jusqu’à parler d’une véritable jouissance sexuelle qui dépasserait tout rapport que pourrait avoir l’ensemble des individus, lorsque le matador, dans son ballet avec le taureau, lui inflige des blessures puis le tue. La mort du taureau, par opposition, nourrirait l’instinct vital de l’homme. « Du sang et de la mort, nous en avons à loisir, sang et mort des toros, mort et sang des chevaux. Sang qui ruisselle, brillant et brûlant, sang dont le sable alerté se saoûle ! Mort dans les yeux, mort énergique ou chancelante, mort qui s’attarde et refuse, mort triomphante et triomphale, dans la joie du soleil et des choses ». L’écrivain se retirera progressivement de la corrida, estimant à la fin de sa vie qu’elle ne deviendrait plus qu’un spectacle commercial. 129 Michel Leiris, dans Miroir de la Tauromachie , reprendra l’argumentation d’Henry de Montherlant et parcourra un cheminement identique à celui-ci. Tour à tour passionné puis opposé à la corrida, il considère la corrida comme un mélange d’érotisme et de sacré, tente de l’interpréter et la décrire comme si lui-même risquait sa vie, selon Robert Bérard : « Pour délivrer à son œuvre un gage d’authenticité et accéder à la beauté, l’écrivain doit se mettre 130 lui aussi en danger pour toréer les mots » . La corrida a aussi invité à la douceur durant les Années Folles : des poètes sont à la même période inspirés par la corrida. Federico García Lorca (1899-1936) est intimement lié au torero Ignacio Sánchez Mejias lorsqu’il en apprend la mort dans l’arène, en 1935. Il compose un chant en quatre parties, intitulé Llanto por Ignacio Sànchez Mejias, en hommage à son ami disparu. Ces poèmes se veulent une exaltation de l’héroïsme espagnol symbolisé par le courage du torero jusque dans la mort. La première partie, La Cogida y la muerte (« la Blessure et la mort ») alterne alexandrins et refrain octosyllabique en répétant de façon obsessionnelle l’anaphore « À cinq heures de l’après-midi », heure de la 131 corrida, et de la mort du torero . La deuxième, La Sangre derramada (« le Sang répandu ») exprime l’instant où le matador reçoit le coup de corne fatal. La troisième Cuerpo presente (« Présence du corps ») voit l’auteur se lamenter à la vue du corps inerte du torero sur le sable des arènes. Enfin, la quatrième et dernière Alma ausente (« Absence de l’âme ») médite sur la détermination du poète à vaincre sa peine par ce chant. Le poète français Jean Cocteau (1889-1963) assiste à sa première corrida vers 1910. 132 Ce n’est que bien plus tard, en 1957, qu’il composera La Corrida du Premier Mai , ouvrage dans lequel il développe sa vision de la tauromachie : un rite puissant, symbole de « trouble 133 sexuel archaïque et fertile, [le] surgissement sauvage de la beauté et de l’émotion » . La tauromachie a aussi passionné des écrivains dont rien ne les prédestinait à la découvrir. Ernest Hemingway (1899-1961) apprécie l’Espagne, et la raconte dans plusieurs 128 Henry DE MONTHERLANT,Les Bestiaires (1926) op.cit., p.67. 129 130 131 Op.cit. Robert BERARD, Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.600. Cité par Jack Randolph CONRAD, Le culte du taureau, De la préhistoire aux corridas espagnoles, Paris, Editions Payot, 1978, P.204-205. Disponible en annexe. 132 133 Jean COCTEAU, La Corrida du Premier Mai, Paris, Les Cahiers Rouges, Editions Grasset, 1957 Robert BERARD, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.599. Andrieu Guilhem - 2009 57 L’existence de la corrida au XXI e siècle de ses romans. Le Soleil se lève aussi (1926), il dresse un portrait des fêtes populaires de la San Fermin de Pampelune, qu’il va contribuer à populariser. Il y aborde la question de la corrida, en introduisant le personnage d’un torero à succès, Pedro Romero, qui tombe amoureux de Brett, mariée à un vétéran américain de la Première Guerre Mondiale impuissant. Le matador, capable de tutoyer la mort dans son métier, incarne un être extraordinaire, au-dessus des autres autres personnages. Le second roman tauromachique d’Hemingway se nomme Mort dans l’après-midi (1932), pour lequel l’auteur a assisté à plus de trois cent corridas. Le britannique y dépeint les exploits des plus grands toreros du début du siècle (Juan Belmonte, Joselito,etc..), en s’intéressant aux différents comportements du taureau. Véritable apologie de la tauromachie, cet ouvrage invite à méditer sur la question de la mort et de la peur du torero dans l’arène : « La course de taureaux est le seul art où l’artiste est en danger de mort et où la beauté du spectacle dépend de l’honneur 134 du combattant » . L’ultime livre de l’écrivain en rapport avec la tauromachie s’intitule L’été dangereux (1960), et décrit de manière chronique l’affrontement entre deux des plus grands toreros d’après-guerre, Luis Miguel Dominguin et Antonio Ordoñez. L’œuvre taurine d’Hemingway se partage donc entre récits totalement dénués d’interprétation, et réflexions plus abouties sur la signification de cette pratique culturelle. Français, Espagnols ou autres, plusieurs écrivains ont ainsi tenté de raconter le plaisir taurin qu’ils ont pu découvrir. La fascination de ces auteurs peut être appréhendée de façon ambivalente, étant à la fois admiration, réflexion ou (puis) rejet, comme Montherlant ou Leiris l’ont reconnu. B. La fiction « image et son » Nous allons à présent analyser certaines œuvres d’artistes reconnus ayant trait à la corrida. Non uniquement apologétiques, les fictions proposées dans cette partie entretiennent des rapports variés avec la corrida. La nature de ces travaux s’avère si diversifiée qu’une division par catégories de fictions s’impose : ainsi la fiction purement visuelle (peinture, photographie, haute couture) sera premièrement abordée (a), avant que notre étude ne se consacre (b) à la représentation imagée et auditive de la tauromachie (cinéma, musique, opéra). a. La fiction visuelle et la corrida : peinture, photographie, haute couture. 135 La fiction visuelle, dans ses rapports à la tauromachie, s’articule autour de trois grands pôles que sont la peinture, la photographie et la haute couture. Peinture La peinture constitue la plus ancienne de ces manières d’exprimer son identité, son attachement à une cause, ici la corrida. Moyen d’affirmer son admiration pour cette pratique culturelle comme d’en dénoncer la brutalité, le travail pictural ayant comme objet la tauromachie s’avère diversifié. Le jeu de lumières de l’arène, les couleurs vives des costumes des toreros, du sang du taureau, nourrissent l’intérêt des peintres. 134 135 Cité par Marine DE TILLY, Corridas, de sang et d’or, op.cit., p.97. Dans un souci de clarté et de facilité de lecture, les tableaux ou œuvres présentés dans cette sous-partie sont insérés dans le dossier annexe. 58 Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie Francisco de Goya (1746-1828) a représenté dans plusieurs tableaux les premiers jeux taurins codifiés. Pour lui, ce spectacle s’avère être un drame violent et sanguinaire, à l’origine d’une peinture tourmentée. Comme dans ses peintures plus générales, la mort se révèle omniprésente dans les œuvres taurines du peintre, qui relate les violents affrontements entre taureaux et hommes. La série Tauromaquia (1815) a longtemps été considérée comme l’emblème identitaire de l’hispanité. Composée de trente-trois gravures, elle a pour ambition de brosser une histoire de la tauromachie ; Goya y dépeint l’apparition des Maures, qui utilisent leurs burnous comme capes ; les jeux taurins aristocratiques ; les débuts de la corrida à pied par des Sévillans miséreux. Les ultimes planches de la série relatent les exploits des toreros les plus célèbres de l’époque, ainsi que la mort du 136 matador Pepe Hillo , survenue en 1801 à Madrid. Le gris et le noir dominent l’ensemble des gravures. L’authenticité de ces œuvres demeure toutefois difficile à établir. De plus, l’afición de Goya est sérieusement remise en cause par les déclarations des anticorridas, qui s’appuient sur de récents travaux réalisés à l’occasion d’une exposition au Musée du Prado de Madrid, en 2001. Le peintre, contrairement à l’historiographie qui avait pu entourer ses tableaux taurins, aurait réalisé ces gravures pour dénoncer la violence de l’homme envers l’animal. Les diverses techniques de peinture, l’utilisation du burin ou de la pointe sèche comme le contraste entre bandes sombres et bandes blanches, constitueraient autant de discrets signaux visuels de la souffrance animale. Elisabeth Hardouin-Fugier s’insurge ainsi contre une interprétation pendant trop longtemps réductrice, véhiculée par les grands 137 musées espagnols . Le courant romantique succède aux sombres gravures de Goya. Edouard Manet (1832-1883) est l’un des peintres représentant cette école de peinture. De la même manière que Mérimée, Gautier ou Dumas ont pu exalter l’Espagne au travers de leurs récits, Manet visite la péninsule ibérique en 1865 et loue la dramaturgie du spectacle taurin. Esquissant des croquis pendant l’affrontement de l’homme et du taureau, il s’en inspire pour composer 138 certaines toiles aujourd’hui célèbres. La corrida (1865-1866) est issue d’un ensemble de quatre tableaux décrivant les différentes phases du combat. On peut y apercevoir un taureau chargeant un cheval encorné, tombé au sol ; les toreros tentent d’intervenir, devant les yeux d’une arène pleine. La violence du trait, les teintes vives du tableau sont caractéristiques de la fascination romantique pour la tauromachie. La mise en scène du drame est étudiée par Manet, qui, dans une seconde œuvre, Le Torero mort (1864-1865) loue le courage des matadors, leur héroïsme jusque dans la mort. Il est le fragment principal d’un tableau plus important, intitulé Episode d’un combat de taureaux, qui a été découpé et divisé. La mort du torero, au centre, éclairant de la pâleur de sa peau un décor sombre, y est scénarisée dans la plus pure dramaturgie romantique. La passion de Manet pour la corrida, si brève fut-elle, est donc symbolisée dans ses tableaux par l’attraction pour la mort, la souffrance. La période moderne, puis contemporaine, qui coïncide avec l’esthétisation de la tauromachie, voit évoluer la manière de peindre la tauromachie. La signification, comme dans les courants littéraires des Années Folles, de la corrida prend le pas sur la description des « fascinantes atrocités » narrées par Théophile Gautier. Salvador Dali ou Pablo Picasso constituent ici les chantres de cette nouvelle compréhension du spectacle taurin. Picasso (1881-1973), à l’inverse de Manet, a peint dès son plus jeune âge des représentations de corridas. Son approche de la tauromachie a toutefois profondément évolué en même temps 136 137 138 Gravure disponible en annexe. E. HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.98. Œuvre en annexe. Andrieu Guilhem - 2009 59 L’existence de la corrida au XXI e siècle que le peintre s’adonnait à de nouveaux styles de peintures, tour à tour influencé par le cubisme, le surréalisme, puis revenant à un style plus épuré. Les œuvres taurines du jeune Pablo Picasso mettent en scène de façon classique toreros, taureaux et chevaux, dans des représentations s’apparentant, comme la peinture romantique de Manet, à de pointilleuses descriptions des scènes de corrida. La période cubiste de Picasso ne comporte que très peu de peintures taurines, à l’inverse de l’influence surréaliste qui fascine l’auteur entre 1933 et 1937. Le peintre espagnol compose alors une série de gravures, esquisses et tableaux du Minotaure, figure incarnant le conflit entre l’homme et la femme, la sexualité. 139 La Minotauromachie (1935) unit l’homme et le taureau dans une même figure. Plusieurs 140 interprétations du tableau ont été données : selon Wilhelm Boeck , Picasso y dépeindrait la défaite des forces fragiles, symbolisées par la présence d’une jeune fille et de spectatrices, devant la brutalité et la violence (incarnées par le Minotaure). D’autres y voient, par le rassemblement de l’Homme, de la Femme et de l’Enfant, la métaphore de la briéveté de la vie, la fragilité de l’humanité face au surhumain (le Minotaure). Une vision purement tauromachique de la scène renverrait à une lecture érotique de la corrida, où taureau et torero sont entremêlés comme le Minotaure de Picasso peut le symboliser. De la même manière, Corrida : la mort du torero (1934) entrelace dans une scène apocalyptique un taureau et un cheval éviscéré au milieu desquels le torero, blême voire violet, vient de mourir. Le torero n’est appréhendé par la peinture surréaliste de Picasso que dans son rapport à l’animal, sa complémentarité, sa complicité d’un instant. Les gravures de Salvador Dali (1904-1989) en rapport avec la tauromachie se veulent, comme celles de Picasso, très différentes de la réalité immédiate. Dans une dernière période de sa vie, Picasso à un style beaucoup plus sobre, et réalise une suite de dessins, esquisses, pastels gras, sanguines, ayant pour sujet les diverses phases de la corrida. Le dessin issu de la série Toros y Toreros (1961), disponible en annexe, met en scène un picador à l’encre de Chine noire, le rouge ou d’autres couleurs plus vives étant réservés à l’accident, la blessure. Picasso aura donc été tout au cours de sa vie influencé par le jeu de couleurs de la corrida, et la symbolique portée par le taureau : l’animal sauvage qui fait irruption dans la cité, la relation entre la force brutale et la douceur de la cape, la puissance du combat entre le picador et son adversaire. Parmi les peintres contemporains, le Colombien Fernando Botero (1932- ?), aficionado reconnu dans le mundillo taurin (il a réalisé les affiches de plusieurs férias taurines, dont Dax en 2006), compose des œuvres caractéristiques et singulières, de par le caractère boursouflé des matadors et des picadors qu’il peint, lesquels affrontent des taureaux obèses 141 devant des spectateurs eux aussi extrêmement gonflés . L’écrivain français Jean Cau 142 dépeint ainsi l’œuvre de Botero : « Comme tout ce qu’il peint – qu’il s’agiss d’hommes ou de femmes nus, de généraux, de prélats, de danseuses, de pommes ou de corridas – ce qui l’intéresse, au sens fort, ce qu’il veut parce que sa volonté sensible un jour prit ce chemin, c’est remplir un énorme espace pictural d’énormes choses ou créatures. Remplir jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’air, plus de place pour 139 140 141 142 Œuvre en annexe. Picasso, Paris, Flammarion, 1955 Voir La corrida (2002), de Fernando BOTERO. Jean CAU, Botero aux Champs-Elysées, La corrida au grand palais, Catalogue de l’exposition conçue par la Mairie de Paris et Didier Imbert, 1992, p.9-10. 60 Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie l’impromptu. […] Avec Goya et Picasso éclate le conflit, l’affrontement, la rage de la lutte. La tragédie, en un mot, explose et nous déchire. Des lumières d’orage noir descendent sur l’arène où des machos –hommes et fauves- en décousent. Botero, au contraire, nous apaise et gonfle toute réalité de non-violence. Il se désengage dans l’apesanteur d’une danse, d’une étreinte où l’adversité est absente. Ses combattants pèsent leur poids de paix. Nulle fureur, nul pathétique. La mort, ici, n’est que repos, sommeil angélique des toreros tués auxquels ne manque qu’une sucette dans la bouche et, dans le dos, une paire de petites ailes écrasées sous leur masse étendue ». Photographie La corrida devient l’objet de clichés instantanés dès les origines de la photographie, à la e fin du XIX siècle. Ce n’est toutefois qu’au sortir de la Seconde Guerre Mondiale qu’une distinction s’opère entre reportage photo et art. L’Arlésien Lucien Clergue (1934- ?) peut être considéré comme le fondateur de l’art photographique taurin ; célèbre pour ses nus féminins, il se passionne pour la corrida, qu’il perçoit à travers la vision du combat du taureau, dans un renversement original. La mort de l’animal relève selon lui du sacrifice. Il la photographie, l’attend, immortalise les derniers instants du taureau, et, par l’image, le fait renaître dans la cape d’un grand torero qu’il effleurait encore il y a quelques secondes. L’approche novatrice de Clergue rejoint par moments les tableaux de Picasso dans la position des corps, leur 143 enchevêtrement, comme la photo El Cordobès, Nîmes (1965) l’illustre : homme et animal sont liés, la cape y apparaît comme un flou, voire une frontière entre la vie et la mort. Lucien Clergue s’est récemment mis à la photographie en couleur et privilégie la technique 144 des surimpressions . Elle consiste à la fabrication d’une image par l’impression multiple d’une même pellicule en sélectionnant ses propres photographies de corrida, ainsi que des œuvres d’art (détails de tableaux, sculptures). La rencontre entre toreros et fragments picturaux marie une pratique culturelle séculaire mais contemporaine, et des passages de 145 l’histoire de l’art régénérés. Son témoignage démontre la lecture érotique et religieuse que le photographe fait de l’art tauromachique : Pour la tauromachie, l’idée de départ était les ex-voto déposés dans les églises par les toreros épargnés par la corne meurtrière du taureau où le Christ jette son linge à la tête du taureau pour détourner son attention de l’homme qu’il voulait encorner. Le photographe arlésien expose actuellement dans sa ville, à l’occasion du quarantième anniversaire des « Rencontres d’Arles », de nouveaux clichés autour du sacre d’Eros et de Thanatos. Haute Couture L’évocation des artistes ayant un rapport avec la tauromachie ne saurait être complète sans mentionner Christian Lacroix, haut couturier arlésien. Si la corrida représente pour lui un sujet d’inspiration certain dans ses collections, comme en témoigne plusieurs de ses vêtements qui mêlent taureaux et toreros dans des teintes très vives, Christian Lacroix a 143 144 145 Voir Annexe. La photographie Angéliques clarines, passion de Zaragoza, est à ce propos significative de cette technique. Voir Annexe. http://www.photographie.com/?evtid=118230 Andrieu Guilhem - 2009 61 L’existence de la corrida au XXI e siècle aussi manifesté son afición d’une autre manière. En effet, à l’occasion d’une corrida à Arles en 2005, ce dernier a revisité le sable des arènes en réalisant une fresque éphémère, sur le terrain d’expression même d’une autre performance artistique, le ballet entre taureau et 146 torero . b. La fiction image et son : musique, opéra, cinéma Opéra classique e L’opéra classique s’est, par deux fois, emparé du thème taurin au XIX siècle. La dramaturgie de l’opéra comme de la corrida a favorisé cette rencontre. Le découpage du combat entre l’homme et l’animal, en trois actes, accentue la similitude. Si le théâtre n’a 147 que très peu abordé la corrida , deux opéras font référence à la tauromachie. Carmen (1875), de Bizet, s’inspire de la nouvelle (au titre éponyme) de Prosper Mérimée, et dresse un tableau de l’Espagne et de ses expressions symboliques identitaires, notamment la tauromachie. Le livret conte l’histoire d’une bohémienne andalouse, Carmen, prétendue ensorceleuse, entraînant sur ses pas un brigadier qu’elle quittera pour le torero (Bizet emploie le terme toréador) Escamillo. Tout près de l’arène où triomphe Escamillo, le brigadier Don José tue Carmen. Cet opéra met en scène de manière métaphorique la propre mise à mort de Carmen, une corrida où Carmen incarne, d’un premier acte où elle semble sûre d’elle vers le troisième où elle meurt, le taureau et la fatalité du sort. De manière moins centrale, La Traviata (1853), de Giuseppe Verdi, évoque le mythe du courageux torero séduisant les femmes en affrontant les taureaux. L’aria « Di Madride noi siami mattadori », dans l’acte II (scène 11), raconte les exploits d’un matador prêt à risquer tous les dangers pour sa bien-aimée ; l’anecdote y est chantée par des bohémiennes et les invités du bal chez Flora, amie d’Alfredo et Violetta. Cet épisode glorifiant les toreros constitue cependant le seul moment où la corrida est évoquée par le dramaturge italien. Musique Si la musique est intimement liée à la tauromachie (il existe un genre musical taurin, les pasodobles taurins), elle constitue un moyen d’expression privilégié pour des artistes engagés, en particulier les antitaurins. Pendant longtemps, la musique de variété, la chanson populaire, ont fourni des chansons narrant les exploits des toreros, les comparant à des héros modernes, des personnages séducteurs. Ces créations musicales ne doivent pas être appréhendées comme des engagements personnels, mais plutôt comme l’introduction d’un certain exotisme chez des chanteurs (parfois non compositeurs) populaires. Ainsi, Luis Mariano chante les exploits d’un torero dans une opérette, Andalousie, jouée au Théâtre de la Gaîté-Lyrique à Paris, entre 1947 et 1949. 146 Des images du paseo de cette corrida sont disponibles en annexe. Il faut noter que Lucien CLERGUE a été l’artiste invité pour réaliser le décor des arènes d’Arles en 2007. 147 L’une des seules pièces de théâtre ayant trait à la corrida est la récente œuvre de Philippe CAUBERE, intitulée Recouvre-le de lumière (2003), en hommage au torero français Nimeño II, disparu. 62 Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie 148 Luis Mariano en habit de lumières La synopsis de l’intrigue use des clichés et stéréotypes sur la corrida : Luis Mariano y interprète Juanito, marchand de cruches prêt à tout pour conquérir une jeune fille, Dolorès, en lui offrant un château en gage d’amour. L’homme devient torero en espérant récolter le succès. Le mythe de l’ascension sociale des matadors opère encore dans une France en pleine reconstruction morale comme physique, désireuse de comédies lyriques et heureuses. En 1966, Dalida entretient musicalement la légende du torero El Cordobès, dans une 149 e chanson au titre éponyme . Mais la seconde moitié du XX siècle voit aussi émerger des compositions désenchantant la corrida, et en dénonçant une certaine cruauté. Francis 150 Cabrel, dans La Corrida , reprend l’approche préconisée par Lucien Clergue dans l’art photographique ; il se concentre sur la vision que le taureau peut avoir de l’affrontement, le personnifie en le faisant s’exprimer sur l’inutilité de cette lutte. Les paroles de la chanson, notamment le refrain (« Est-ce que ce monde est sérieux ? ») font part des inquiétudes de l’auteur sur la mainmise de l’homme sur la planète, interrogeant l’auditeur quant aux raisons 148 149 150 Source : http://www.luis-mariano.com/andalousie/ DALIDA, El Cordobès, paroles de Jean-Max RIVIERE et Gérard BOURGEOIS, 1966. Francis CABREL, La corrida, 1994. Paroles en annexe. Andrieu Guilhem - 2009 63 L’existence de la corrida au XXI e siècle 151 d’être du spectacle taurin. Charles Aznavour avait précédemment innové en centrant son approche de la tauromachie sur le seul torero, pour produire un effet similaire : faire réfléchir sur le réel héroïsme de l’homme, la nécessité de mourir ou de tuer un animal dans l’arène. Cinéma Une dernière catégorie de fiction mêlant l’image et le son a fait l’objet de réalisations en rapport avec le monde de la corrida. La tauromachie est même intimement liée aux e débuts du cinéma, les frères Lumière proposant déjà au début du XX siècle de courtes bandes représentant les diverses phases du combat. L’évolution du cinéma correspond à celle de la photographie ; ainsi, après une fascination des artistes qui se cantonnaient à une description détaillée du spectacle taurin, les réalisateurs vont l’aborder sous des angles plus originaux. La corrida va alimenter la veine burlesque entre 1910 et 1950, en Europe comme aux Etats-Unis. Laurel et Hardy sont à l’affiche des Toréadors (de Malcom Saint Clair) en 1945, et succèdent à plusieurs bandes comiques au succès inégal. Les personnages du cinéma d’animation deviennent tous dans l’après-guerre des héros de l’arène : Dingo, Woody Woodpecker, Popeye, Donald Duck,.. Hollywood s’empare aussi du thème tauromachique. Si Orson Welles cultiva une grande passion taurine, il ne réalisa que quelques courts-métrages ou émissions pour la télévision. Cependant, des acteurs hollywoodiens de renom jouèrent dans des films mettant en scène le monde taurin, comme Ava Gardner dans Pandora (1950) d’Albert Lewin. Les clameurs se sont tues (1956), d’Irving Rapper, qui raconte la passion d’un jeune mexicain pour le taureau qu’il a élevé, obtient l’Oscar du meilleur scénario l’année suivante. Des romans à succès, évoqués dans la fiction littéraire, sont adaptés à l’écran : Arènes sanglantes (quatre adaptations), Le soleil se lève aussi (1957, Henry King). Plus récemment, le film Manolete (2007, sortie prochaine en France), avec Pénélope Cruz et Adrien Brody, remmémore l’histoire d’amour qu’a pu connaître le célèbre torero avec Lupe Sino, divorcée, qui scandalisa l’Espagne franquiste jusqu’à la tragique mort de Manolete dans les arènes de Linarès, le 29 Août 1947. Le cinéma européen n’est pas en reste. Los Golfos, de Carlos Saura, présenté au festival de Cannes en 1960, détaille les étapes de l’ascension de jeunes garçons prêts à tout pour devenir toreros ; il « dénonce un mécanisme qui oblige l’individu à se dépouiller du 152 meilleur de lui-même afin de pouvoir accéder à une place dans la société » . En Espagne, Pedro Almodóvar a introduit le thème de la tauromachie dans des films susceptibles de toucher un grand public. Dans Matador (1989), Diego Montes, ex-torero blessé dans l’arène, tue des femmes pour y retrouver cette pulsion qu’il recherchait dans son combat avec le taureau : la rencontre de l’amour et de la mort, d’Eros et de Thanatos. La dimension symbolique de la tauromachie se retrouve aussi dans une autre œuvre du réalisateur castillan, Habla con ella (Parle avec elle), sorti en 2002, dans laquelle il dessine une intrigue mêlant une torera tombée dans le coma et Benigno, infirmier. Amour et mort y sont là aussi intimement liés, par l’alternance de scènes romantiques, lyriques (danses, chants quand la jeune femme torée, effusion de sang du taureau). La diversité des artistes ayant représenté la tauromachie dans leurs œuvres correspond donc aux divergences d’appréciation qu’elle peut susciter. Principalement détaillée avec une fascination brutale, agressive chez les romantiques, son approche a évolué avec le e bouleversement de ses fondamentaux classiques au début du XX siècle. L’esthétisation du combat a influencé une certaine lecture artistique de la corrida mêlant érotisme, mort et 151 152 64 Charles AZNAVOUR, Le toréador, 1965. Paroles en annexe. Robert BERARD, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, op.cit., p.394. Andrieu Guilhem - 2009 II. L’intellectualisation de la corrida : signification, symbolique et esthétique de la tauromachie religion. L’intellectualisation de la portée symbolique du spectacle taurin et la récupération partisane d’artistes est devenue indissociable du débat entre défenseurs de la tauromachie et opposants les plus fervents. Andrieu Guilhem - 2009 65 L’existence de la corrida au XXI e siècle III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public Nous avons pu déjà voir à de nombreuses reprises que le débat sur la corrida porte non seulement sur la mort du taureau, mais également sur la symbolique qui lui est rattachée. L’opposition entre défenseurs et adversaires de la tauromachie s’est longtemps cantonnée à la seule péninsule Ibérique, mais tend désormais à s’étendre en raison de plusieurs facteurs divers, comme l’institutionnalisation de l’Union Européenne, les nouvelles sensibilités inhérentes à la société post-moderne ou l’avènement d’une presse internationale à même de relayer informations et discussions à l’autre bout de la planète. Le débat, bien que sempiternel, est d’actualité tant les attaques contre la corrida se montrent virulentes, au point que la tauromachie espagnole semble vaciller au cœur même du territoire de la Fiesta Nacional. Récemment, le peuple catalan s’est mobilisé pour signer une pétition prônant l’abolition de la corrida en Catalogne ; les signatures ont été soumises au Parlement de la province (Xunta), qui devra déterminer dans l’hémicycle du sort de cette initiative populaire. Les propositions des antitaurins ne restent pas lettres mortes, et la fin de la corrida pourrait ne plus constituer une fiction ; la statue du mythe taurin disposeraitelle de pieds d’argiles ? Les taurophiles veulent croire que non, et, par un effet miroir, tentent de parler d’une même voix. Leur récente organisation en des cercles de défense de la tauromachie témoigne d’une mobilisation réactive, la recherche d’un antidote face au mal antitaurin toujours plus sophistiqué et résistant. Les propositions émises par les deux bords paraissant inconciliables, le débat s’avère de plus en plus violent ; antitaurins et partisans de la corrida n’hésitent pas à asséner des coups bas à leurs adversaires respectifs. L’argumentaire autour de la tauromachie se retrouve dénaturé et appauvri par de telles hostilités qui se révèlent inconstructives et au contraire annihilent toute velléité de dialogue. Après avoir défini dans un chapitre introductif les éléments constitutifs d’un débat public (A), nous reviendrons sur l’évolution des arguments antitaurins à la lumière de celle des représentations de la société occidentale (B). Les deux derniers chapitres proposeront un panorama des divers protagonistes, antitaurins (C) et taurophiles (D), en étudiant leurs modes d’action et revendications. Chapitre Premier : Débat public, médias, tauromachie Un chapitre indiquant les éléments nécessaires à la compréhension du débat public actuel autour de la tauromachie semble indispensable avant de présenter les arguments avancés par les diverses parties. Le débat autour de la corrida espagnole se forme, puis se nourrit de la relation entretenue entre les acteurs et les journalistes. La presse façonne le débat, l’oriente de manière subjective sans pour autant afficher clairement un point de vue défini sur la question. La présence d’intérêts privés dans la conduite des lignes éditoriales conditionne le rapport à l’objet. C’est le constat que faisait dès les années 1960 Jürgen Habermas, 66 Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public philosophe allemand de la seconde Ecole de Francfort, dans L’espace public, Archéologie 153 de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise . La lecture de cet ouvrage permet un décryptage intéressant de l’analyse de la corrida réalisée dans les médias occidentaux, sous ses formes les plus diverses : presse écrite, audiovisuel, nouveaux moyens de communication (Internet). Ainsi, si nous assistons à un déclin des fonctions critiques de la sphère publique dans un cadre général (A), une focalisation sur la tauromachie rendra compte de ce phénomène diffus en le nuançant toutefois (B). A. L’évolution du débat public Nous procéderons dans cette sous-partie à une analyse historique du concept de débat public, qui sous-tend l’émergence d’autres termes que nous définirons : espace public, e sphère publique, opinion publique. Le développement de la presse à partir du XVIII siècle a entraîné la constitution d’un véritable espace public en Europe occidentale (a). Les structures contemporaines de l’espace public ont néanmoins été modifiées, et ont contribué à la collusion d’intérêts privés et publics dans les médias actuels (b). Des commentaires et critiques visant à renouveler, ou réactualiser le point de vue de Jürgen Habermas seront étudiés dans une troisième et dernière sous-partie (c). a. L’émergence du principe de publicité à l’origine de la naissance de l’espace public Jürgen Habermas tente, dans la première partie de son ouvrage, de définir la notion de sphère publique, pour ensuite aborder la naissance d’un véritable espace public. Selon lui, la sphère publique n’est pas uniquement la sphère de l’opinion publique, qui s’opposerait au pouvoir ; il considère au contraire que les organes de l’Etat ou les media comme la presse sont au service de la communication au sein du public. Le terme a été modelé par diverses périodes historiques. Au Moyen Age, la distinction opérée entre public (publicus) et privé (privatus) ne se veut pas contraignante : « la sphère publique ne saurait apparaître au sein de la société féodale du Moyen Age comme un domaine propre, 154 séparé d’une sphère privée » . Néanmoins, on y retrouve les premiers éléments d’une publicité. L’attribution d’insignes, d’attitudes, d’une allure ou d’une rhétorique particulière à la chevalerie et l’aristocratie marque l’émergence d’une sphère publique stratifiée fondée sur la représentation. L’évolution des sociétés occidentales coïncide avec l’apparition d’une nouvelle forme de sphère publique, fondée sur la domination culturelle comme économique de la bourgeoisie. A l’intérieur de celle-ci vont se développer des lieux d’échange et de discussion entre lecteurs, spectateurs et auditeurs, à même d’influencer décisions politiques e et goûts littéraires. Les clubs et les salons représentent à partir du XVII siècle les lieux d’expression de la publicité ; la rapide médiatisation de la littérature puis de la presse amplifie ce phénomène pour aboutir à une institutionnalisation des systèmes de critique. La publicité devient un principe de contrôle sur le pouvoir de l’Etat absolu, jusqu’alors peu soucieux des opinions diffuses du peuple. Habermas s’inspire ici d’Emmanuel Kant, qui voit dans les Lumières le moment où l’homme va se dégager de son état de tutelle, et développer une 153 154 Paris, Editions Payot, 1962. Jürgen HABERMAS, op.cit., p.19. Andrieu Guilhem - 2009 67 L’existence de la corrida au XXI e siècle raison critique qui requiert la publicité, c'est-à-dire la « capacité à se mettre à la place de 155 tout autre, et l’exposition d’une idée à son usage public » . L’émergence du principe de publicité constitue l’origine d’un véritable espace politique, ou espace de médiation entre la société et l’Etat : l’ « opinion publique » peut être considérée comme le produit de cette médiation. L’espace public peut ainsi être défini, en philosophie (car la notion revêt à présent un sens différent en urbanisme ou en sciences humaines) comme « la sphère intermédiaire qui s’est constituée historiquement, au moment des Lumières, entre la société civile et l'État[..], le lieu, accessible à tous les citoyens, où un 156 public s'assemble pour formuler une opinion publique » . Il est la condition première indispensable au développement d’un réel espace politique, non plus seulement lieu de discussion, mais aussi de décision émanant de critiques rationnelles. Cet espace politique, qui a toujours existé, s’étend avec le processus de démocratisation en Europe Occidentale e à partir de la fin du XVIII siècle. Il est le point de rencontre des opinions privées, le produit de divers points de vue d’ordre privé en une seule opinion globale émergeant dans la sphère publique. b. Le déclin de la fonction critique de la sphère publique Les avancées démocratiques influencées par le courant des Lumières seraient aujourd’hui remises en question par la transformation des structures de l’espace public au cours du e 157 XX siècle. En effet, nous assisterions à une « reféodalisation de la sphère publique » , marquée par l’interpénétration des domaines privés et publics. L’Etat mue progressivement vers une structure de type Etat-Providence, et délègue, transfère certaines tâches qui lui incombent vers des entreprises ou des associations soumises à un régime de droit privé ; les frontières entre sphère publique et sphère privée sont ainsi constamment effacées. De même, la légitimité même de l’Etat-Providence, dans les diverses aides ou contributions qu’il est susceptible d’apporter à ses citoyens, redéfinit les limites entre sphères privée et publique en accroissant l’intervention de l’Etat dans la vie quotidienne des individus. Enfin, cette dilution de l’opposition public/privé se retrouve aussi dans les moyens d’expression 158 mêmes de l’opinion publique, comme Habermas le souligne au sujet de la presse : « D’une part, la sphère publique est envahie par la commercialisation, […] si bien que la frontière qui délimitait clairement la sphère publique et la sphère privée s’estompe. Mais, d’autre part, on ne peut absolument plus parler d’une appartenance exclusive de la sphère publique au domaine privé dans la mesure où ce ne sont plus que certaines garanties d’ordre politique qui protègent ses institutions ». La collusion entre intérêts privés et intérêts publics touche donc aussi les medias. La fonction critique de la sphère publique tend à diminuer, tout comme la taille de l’espace politique. Les administrés se dépolitiseraient en conséquence de ce renversement de publicité, aujourd’hui tournée vers des stratégies d’ordre lucratif, managérial, et non plus d’intérêt général et informationnel. Cette « publicité de démonstration et de manipulation » 155 Selon Florence CAEYMAEX, chercheuse au Département de Philosophie de Liège (Belgique), sur http://www.reliures.org/ dossiers/18/b-La%20gen%E8se%20de%20l%27Espace%20public.pdf 156 157 158 68 Dominique WOLTON, sur Internet (http://www.wolton.cnrs.fr/FR/dwcompil/glossaire/esp_public.html) Préface de l’ouvrage de Jürgen HABERMAS, L’espace public, op.cit, par Miguel ABENSOUR. Employé par HABERMAS, p.204. Ibid., p.189. Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public au service d’intérêts privés dévoierait le caractère subversif et politique de l’espace public, en privilégiant une publicité de type acclamative, inféodée au pouvoir politique. Habermas explique ainsi d’autres tendances politiques actuelles, comme la crise de la citoyenneté ou l’abstention. L’analyse de l’auteur se montre intéressante dans notre dessein, car elle permet d’introduire des éléments théoriques argumentés pour mieux comprendre la complexité des rapports entre pouvoir politique, moyens de communication, et protagonistes du débat taurin (anticorridas et aficionados). Cependant, sa thèse doit être objectivée au regard de ses critiques ou ajouts complémentaires. Critiques et dépassements de la pensée d’Habermas Jürgen Habermas a été, comme les autres auteurs issus de la seconde Ecole de Francfort, influencé dans ses écrits par le contexte historique qui était le sien lorsqu’il publia en 1962 L’espace public. Ce livre est en effet dépendant des prises de position critique propres au courant francfortien. Le poids du marxisme, de la Guerre Froide et de l’affrontement idéologique entre les deux blocs s’y avère perceptible. Très influencé par l’école marxiste et les travaux d’Adorno en particulier, l’ouvrage suppose donc une prise de recul nécessaire à sa bonne compréhension. Il doit tout d’abord être analysé comme une « confrontation frontale de la manière dont s’organise la culture politique dans les sociétés capitalistes contemporaines », selon Stéphane Haber, professeur de philosophie à l’Université de 159 Besancon . Les éditions ultérieures de l’ouvrage de Jürgen Habermas indiqueront un fléchissement des positions de l’auteur, qui semble enclin à reconnaître le caractère excessif de certaines de ses affirmations, notamment la critique systématique des médias de masse. Des philosophes actuels, comme Dominique Wolton ou Stéphane Haber précédemment cité, invitent à faire preuve de vigilance face à la propension de Habermas à rendre compte du présent de manière négative. Cette tendance s’explique par « la perspective plus ou moins explicite d’une critique émancipatrice et donc d’une 160 transformation historique de ce présent » . A l’inverse, Habermas encense les penseurs e des Lumières, le XVIII siècle est glorifié comme l’âge d’or pour tout processus de démocratisation. Cette opposition dialectique entre un passé toujours préférable au présent est nuancée par les philosophes d’aujourd’hui, qui reprochent à Habermas d’avoir éludé certaines périodes de l’histoire ne concordant pas avec la vision marxiste qu’il propose. De plus, ils estiment que la démocratie « socialiste » que Habermas prône briderait la libre pensée de l’individu, qui se verrait formatée aux idées édictées par l’appareil du Parti. La 161 pensée de Rawls à ce sujet implique un citoyen plus critique par soi-même, capable de se faire une opinion propre en contrepartie d’un degré d’autonomie préservé. La révolution des nouveaux moyens de communication et d’information depuis une décennie modifie enfin la construction de l’espace public tel que défini par Habermas. La possibilité d’échanger en un temps extrêmement réduit des informations de l’autre côté de la planète a entraîné la constitution de plusieurs espaces publics, non plus spatialement et territorialement structurés, mais l’émergence de réseaux parallèles, imbriqués les uns dans les autres. Les modes d’intervention des acteurs ont été bouleversés par le développement d’Internet. La société civile a pu trouver un mode d’expression libre et direct, là où les médias traditionnels lui donnaient peu la parole. L’accroissement des forums participatifs, 159 http://lamop.univ-paris1.fr/W3/espacepublic/espacepublichabermas.pdf , p.6 160 161 Ibid., p. 5. Libéralisme Politique (1993), Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 1995. Andrieu Guilhem - 2009 69 L’existence de la corrida au XXI e siècle ou hybrides, qui mélangent personnalités politiques et simples citoyens lambda, résulte d’une volonté participative forte des citoyens. La définition de la démocratie chez Rousseau, impliquant directement le corps électoral dans le débat public, peut se rapprocher de cette nouvelle démocratie participative. Le discours formulé par Jürgen Habermas il y a un demi-siècle s’avère donc encore pertinent dans l’explication de la collusion entre intérêts privés et intérêts publics dans la sphère publique, ce qui est plus que jamais d’actualité, en attestent les polémiques à propos de liens privilégies entre le Président de la République Française Nicolas Sarkozy et des actionnaires de presse. Cependant, il doit être réactualisé par la dislocation de l’affrontement Est/Ouest ainsi que l’émergence d’une démocratie impliquant de plus en plus le citoyen. B. La corrida comme objet de débat Nous allons à présent appliquer la thèse de Jürgen Habermas sur la collusion des intérêts dans la sphère publique au domaine particulier de la tauromachie. Après avoir fait l’examen des rapports entre les médias traditionnels et la corrida espagnole (a), nous nous intéresserons à l’extension du débat autorisée par le développement de nouveaux modes de communication et d’information (b). a. Les médias traditionnels : un rapport ambivalent à la tauromachie Les médias d’aujourd’hui, désireux de relayer une information le plus souvent argumentée, accueillent la corrida espagnole dans leurs pages. Cette médiatisation ne se limite pas néanmoins au seul débat « Pour ou contre la tauromachie ? », mais comporte deux volets que nous distinguerons ici : les médias doivent être premièrement vus comme un espace public de débat, analysant la tauromachie comme pratique sociale, mais ils sont aussi 162 producteurs de critiques taurines , comptes-rendus de corridas, ne relevant pas du débat autour de la corrida en la percevant d’emblée comme une représentation. La presse et l’audiovisuel représentent les médias que nous qualifierons dans cette approche de « traditionnels ». La tauromachie y est abordée tout d’abord comme pratique culturelle qui partage, et qui nécessite l’organisation d’une discussion, le plus souvent entre professionnels, afin que le lecteur puisse se former une opinion, soit conforté ou au contraire tourmenté dans son point de vue. La télévision constitue ainsi un lieu privilégié d’expression autour de la tauromachie, comme l’atteste la multiplication des émissions-débat à son sujet : antitaurins et aficionados étaient ainsi conviés sur le même plateau à plusieurs reprises ces dernières années (L’objet du scandale, France 2, le 5 Avril 2009 ; Bibliothèque Médicis, La Chaîne Parlementaire-Public Sénat, le 21 Juin 2008 ; T’empêches tout le monde de dormir, M6, le 10 Avril 2007 ;..). Le choix des personnalités invitées (présidentes de fondations antitaurines, organisateurs taurins, philosophes, célébrités) révèle l’acuité du discours de Jürgen Habermas qui, il y a un demi-siècle, dénonçait la marchandisation de la discussion lors des débats et l’absence de représentation de la société civile. La presse écrite nationale a été traversée par la question de la tauromachie lors de l’épiphénomène Michelito, mentionné dans l’introduction du mémoire. Si peu d’articles ont été par la suite consacrés au débat autour de la corrida espagnole, de grands groupes de presse ont exploité les possibilités offertes par Internet pour améliorer leur communication à ce sujet ; un débat en vidéo, ensuite résumé dans un bref article du Figaro Magazine, 162 70 De la part de chroniqueurs taurins. Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public 163 a été spécialement organisé le 5 Mai 2009 pour le site Internet du Figaro , réunissant 164 en tête à tête Christian Laborde, journaliste antitaurin et Simon Casas, directeur des arènes de Nîmes. L’utilisation d’outils interactifs par la presse écrite peut lui permettre une communication directe avec la société civile, qui réagit par le biais de commentaires sur le site. La presse quotidienne régionale comme les radios programment régulièrement des 165 émissions consacrées au débat taurin. Ainsi La Provence a-t-elle organisé en avril dernier une discussion entre personnalités aux points de vue divergents ; les médias régionaux dans le Grand Sud (La Dépêche, Sud Ouest) ont fait de même, de plusieurs manières : à travers la retranscription de débat, par la rédaction d’articles résumant le débat, ou en rassemblant, en association avec d’autres partenaires (comme la radio France Bleu Hérault dans une opération réalisée par Midi Libre le 17 Octobre 2006) des invités dans un débat public ouvert à tous. La radio a l’avantage de donner plus la parole aux auditeurs, et ainsi d’introduire véritablement la société civile dans le débat, comme a pu le préconiser notamment Sud 166 Radio . Cependant, la tauromachie est aussi appréhendée par les médias traditionnels d’une autre manière. En effet, celle-ci n’est parfois plus considérée dans l’approche uniquement argumentée d’un débat, mais fait l’objet de critiques taurines, comptes-rendus de corridas, appelés reseñas. Les médias deviennent alors commentateurs d’un spectacle, résumant u lecteur la performance du taureau, du torero, l’émotion ressentie, la valeur du triomphe.., sans revenir sur la dimension polémique de cette pratique culturelle. Cette critique taurine prédomine dans la presse quotidienne régionale, soucieuse d’informer avant tout l’aficionado ; le lecteur qui lira la page taurine l’effectuera par envie, la personne indifférente à la corrida ne sera pas forcée de la lire. La Dépêche du Midi, Sud Ouest, Midi Libre et La Provence disposent ainsi de chroniqueurs taurins. La presse nationale propose à un degré moindre les actualités taurines. C’est surtout le cas pour le journal Libération, qui contient une page « Tauromachie » tous les jeudis, sauf dans son édition parisienne. Bien que ponctuellement, Le Monde s’intéresse régulièrement à la corrida. En Espagne, El Pais ou ABC réalisent des comptes rendus techniques de spectacles taurins. Radios comme télévisions promeuvent aussi indirectement la tauromachie en diffusant des images de spectacles taurins ou en retransmettant en direct des corridas. Le réseau France Bleu propose ainsi les corridas importantes, dans le Sud-Est (par le biais de France Bleu Provence et France Bleu Gard lors des férias d’Arles et de Nîmes), et le Sud-Ouest (France Bleu Gascogne pour les férias de Mont-de-Marsan, Dax et Bayonne). Le réseau France Televisions utilise ses antennes régionales pour enregistrer des magazines taurins : France 3 Sud diffuse, avec l’aide de France 3 Aquitaine, une émission bimensuelle, « Signes 167 du Toro », disponible en ligne . Les antitaurins s’indignent devant la programmation de telles émissions, qui selon eux ne correspondraient pas à la réalité de l’audimat, la part d’auditeurs ou de spectateurs aficionados étant réduite. L’hypothèse qu’ils avancent rejoint la thèse de Habermas sur 163 www.lefigaro.fr . Le débat est disponible en vidéo à la page suivante : http://www.lefigaro.fr/ lefigaromagazine/2009/04/30/01006-20090430ARTWWW00511-faut-il-hair-ou-adorer-la-corrida-.php 164 165 166 167 Il est le récent auteur de Corrida, Basta !, aux Editions Robert Laffont (Paris, 2009). Edition du 11 Avril 2009, à l’occasion de la Féria d’Arles. Emission Les Chevaliers du Fiel, 24 Juin 2006. http://signesdutoro.france3.fr Andrieu Guilhem - 2009 71 L’existence de la corrida au XXI e siècle l’interpénétration entre intérêt privé et intérêt public, notamment dans les mass media. L’activité journalistique telle que réalisée dans les grands groupes de presse français nouerait des liens privilégiés avec les milieux aficionados, ce qui les encouragerait, au nom de convergences d’ordre politique et économique, à commenter l’actualité taurine en minimisant la question du débat taurin. Plusieurs associations anticorridas relatent 168 une « omerta qui entourerait la tauromachie » , une collusion entre élus politiques, personnalités de l’économie locale et médias. La censure prononcée par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) et le Bureau de Vérification de la Publicité (BVP) au 169 sujet de la diffusion d’un spot anticorrida en 2007 constituerait à leurs yeux la preuve 170 intangible d’une « toromafia » installée jusque dans les plus hautes sphères politiques et journalistiques. La liberté d’expression y serait partout « bayonnée », pour reprendre le jeu de mots en référence à la cité taurine basque, emprunté aux antitaurins. Les anticorridas, dans ce système hostile, n’auraient comme unique possibilité que le recours à des médias dits alternatifs, se proclamant en dehors des sentiers battus. Les positions de Charlie Hebdo et de Marianne sont à cet égard d’un grand intérêt, dans la mesure où ces deux hebdomadaires ont été les premiers à s’opposer ouvertement à la tauromachie. Charlie Hebdo compte dans ses rangs une fervente antitaurine en la personne de Luce 171 Lapin ; enfin, Philippe Val, directeur de la publication et de la rédaction du journal entre 1992 et mai 2009, a maintes fois fait part de son engagement antitaurin, comme dans la 172 préface de l’ouvrage d’Alain Perret : « Ce livre que vous avez dans les mains est un outil. Ne vous laissez plus embobiner par les discours esthétisants des aficionados. Tous les arguments essentiels sont dans ce livre. C’est un livre de combat, documenté, précis, une mine d’informations indispensables pour réussir un jour à convaincre tout le monde de délaisser ces coutumes qui consistent à se réjouir de la douleur ». Pour sa part, le journal Marianne a été le premier à autoriser la publication dans ses colonnes d’une pétition visant à interdire l’accès des mineurs de moins de quinze ans aux arènes 173 en France . Il s’agit cependant seulement d’un communiqué, et non d’un article de la rédaction : la publicité (payante) de cette pétition est ici instrumentalisée par les antitaurins comme élément d’information cautionné par une rédaction. La présence d’une omerta qui entourerait la tauromachie est très contestable, dans la mesure où les antitaurins sont régulièrement consultés par les grands organes de presse, leurs modes d’action étant relatés par les rédactions. Les manifestations anticorridas 174 réussissent à alerter les médias quand bien même le cortège s’avère clairsemé . La dénonciation d’une mafia taurine autour des médias relève donc plus de la diabolisation de l’adversaire perçue comme utile dans cet affrontement moral, que d’un réel phénomène. Les journalistes des éditions régionales de la presse écrite ou de la télévision expriment certes 168 169 170 171 172 173 http://zone.pazenn.over-blog.com/article-21653162.html http://www.liberation.fr/medias/010119372-un-spot-anti-corrida-censure-la-spa-voit-rouge Expression attribuée à Alain PERRET, dans son ouvrage La mafia tauromaniaque, Paris, Les Ecrits Sauvages, 1993. Luce LAPIN est porte-parole Europe du Comité Radicalement Anticorrida (CRAC) Alain PERRET, La mafia tauromaniaque, op.cit. En août 2006, voir http://www.anticorrida.com/la-presse-dechainee/manifeste-abolitionniste-dans 174 Libération dans son édition du 18 Août 2007 (disponible online http://www.liberation.fr/evenement/0101109167-les- anticorrida-sortent-les-piques ) revient sur la manifestation de Dax qui ne réunissait qu’une cinquantaine de personnes. 72 Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public leur opinion sur la question à travers la réalisation de chroniques ou de magazines taurins, mais l’organisation courante de débats comme l’invitation d’antitaurins sur les plateaux vient minimiser ce parti pris. b. Le développement de nouveaux modes de débat Nous avons pu voir précédemment que l’analyse apportée par Jürgen Habermas souffre aujourd’hui de certaines lacunes ou imprécisions, l’émergence de nouvelles technologies de communication et d’information ayant profondément modifié la nature des espaces publics. Ainsi, Internet est devenu un vaste espace politique, au-dessus des frontières nationales qui jusqu’alors délimitaient communément les espaces publics de discussion. La tauromachie, comme d’autres sujets polémiques, est ainsi devenue un thème transnational, où le débat dépasse le simple cadre des pays présentant une tradition taurine encore vivace. Le maillage de réseaux que permet Internet offre, comme l’européanisation institutionnelle des pays occidentaux, la possibilité d’échanger des informations et des points de vue sur la corrida en Finlande ou en Autriche, et plus uniquement en France ou en Espagne. Mieux encore, elle permet de relier des défenseurs d’une même cause, soit les antitaurins ou les défenseurs de la tauromachie, au sein d’un même espace globalisé, facilitant la transmission d’informations en temps réel. Opposants à la tauromachie comme aficionados présentent ici des particularités similaires, dans la mesure où ces deux groupes semblent avoir rapidement maîtrisé les outils informatiques et avoir cerné les enjeux que peut représenter la diffusion d’une certaine publicité autour de la tauromachie. Les comportements individuels sont en effet susceptibles d’être façonnés par l’information reçue ; les deux catégories d’acteurs tissent une large toile de sites Internet apologétiques ou dénonciateurs, selon les opinions, mais dont le but avoué est le même : convaincre l’internaute. La multiplication des sites Internet amateurs, comme les blogs ou les pages personnelles, s’inscrivent dans le droit fil de cet objectif : donner son avis sur cette question est susceptible de convaincre d’autres personnes, et donc, d’être utile à la cause défendue. La société civile, longtemps ignorée des médias traditionnels, y trouve un moyen novateur de pouvoir s’exprimer librement, sans forcément modérer son opinion. Anticorridas ou taurophiles y recrutent des soutiens potentiels, en annonçant la prochaine manifestation, en appelant à la signature d’une pétition, en implorant de voter pour tel ou tel sondage. Une expérience personnelle vient ainsi conforter cet argument, puisque j’ai pu recevoir moimême de la part d’aficionados (que je ne connais pourtant pas) des messages électroniques 175 comme celui-ci : En pleine temporada, la mobilisation de tous les aficionados est requise pour défendre la tauromachie. Le site du journal catalan La Vanguardia effectue actuellement un sondage pour ou contre la prohibition des corridas en Catalogne. Même si ce genre de sondage est sujet à caution, plusieurs personnalités du monde taurin nous ont demandé de prévenir tous les aficionados français pour que ce sondage soit favorable à la tauromachie en Catalogne. Vous pouvez voter NO plusieurs fois, en laissant un peu de temps entre chaque vote, à cette adresse : http://www.lavanguardia.es/lv24h/20090706/53739168275.html Visiblement les antitaurins se mobilisent car le NO est en train de baisser, à nous de le faire remonter. Merci de ne pas publier cette information sur vos sites ou blogs afin de ne pas alerter les antitaurins. 175 Boîte Mail personnelle, reçu le 18 Juillet 2009. Andrieu Guilhem - 2009 73 L’existence de la corrida au XXI e siècle Si je n’ai pas reçu de mails d’anticorridas, j’ai pu néanmoins constater que la notification 176 de ce sondage dans La Vanguardia est relayée par les sites contre la corrida . La multiplication et l’élargissement des espaces publics permis par le développement d’Internet structurent donc le débat autour de la tauromachie ; pros comme anticorridas vont y trouver le moyen de fédérer la société civile autour de leur cause, et agir de manière soudée. La simultanéité de la diffusion d’Internet auprès du grand public et de la mobilisation concernant la corrida espagnole (fin des années 1990) traduit un certain dépassement de l’approche offerte par les médias traditionnels, vers un engagement de plus en plus individualisé, où chacun doit être en mesure de s’exprimer. Chapitre Second– Entre hier et aujourd’hui : typologie des arguments antitaurins et état de la question à e l’aube du XXI siècle La première partie nous a permis d’aborder les rapports ambigus que peut entretenir la tauromachie avec l’Eglise Catholique, entre rejet et soutien sans faille selon l’époque. La corrida espagnole a ainsi toujours constitué la pomme de discorde de la péninsule ibérique, son peuple, ses institutions comme ses visiteurs se montrant partagés à ce sujet. Les raisons de cette opposition incessante ont toutefois fluctué, et ont évolué en même temps qu’évoluait la société dans son ensemble : nouveaux rapports au religieux, expériences politiques originales, sensibilisation des mœurs ont modelé une nouvelle typologie des arguments antitaurins. Ce chapitre proposera donc d’étudier, dans le temps long, pour reprendre la distinction réalisée par Fernand Braudel, les motivations successives à l’opposition à la tauromachie espagnole, avant de se focaliser, sur une période plus restreinte et récente (le temps court) sur l’impact que peuvent avoir certaines tendances de e notre société actuelle sur la perception de la corrida espagnole au XXI siècle. A. Typologie des arguments antitaurins au cours de l’Histoire L’opposition à la tauromachie diffère selon les époques ; trois grandes phases peuvent être définies si nous reprenons les propos de Jean-Pierre Digard, directeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en sciences naturelles et ethnologie. 177 Dans un texte rédigé à l’occasion du colloque « Préserver la corrida » , l’auteur distingue la phase de condamnation théologique, la phase de contestation rationaliste, et l’« offensive animalitaire ». Nous allons les présenter une à une. a. Les cornes face à la soutane. Tauromachie et salut des âmes 176 http://rescue.forumactif.com/ptitions-actions-et-manifestations-f38/votez-contre-la-corrida-sondage-lanc-par-des-taurins- espagnols-t239652.htm 177 ème ème Colloque « Préserver la Corrida », pour le 20 anniversaire du club taurin La Querencia, lors du 90 congrès de la Fédération des Sociétés Taurines de France (F.S.T.F.), qui s’est tenu à Paris le 28 Octobre 2006. Ce texte a connu une publication dans : Paris Afición, n°101, Décembre 2006, p.5-9, et est actuellement disponible sur le site de la F.S.T.F. ( www.torofstf.com ). 74 Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public e e La première phase d’opposition à la corrida espagnole s’étend entre le XVI et le XVIII siècle, durant l’essor de la tauromachie à pied. Les arguments antitaurins se concentrent principalement sur l’homme, et non sur le taureau. Le torero, en effet, risquerait sa vie dans son combat face à son adversaire, lors d’un spectacle qui n’est pas nécessaire à l’épanouissement de l’homme. La valeur de la vie héritée de Dieu semble ainsi complètement remise en question par ces valeureux protagonistes. « L’homme a-t-il le droit de mettre en péril, dans un but aussi futile qu’un spectacle, la vie qu’il a reçue de Dieu ? », 178 s’exclame ainsi Juan de Torquemada dans Summa de Ecclesis (1489) La dualité de l’homme entre corps et âme se révèle dans le double danger que représente le taureau : le torero « se met en situation de péché mortel à cause du danger encouru sans raison 179 et, en cas de blessure, il a toutes les chances de mourir sans confession » . L’homme s’avilit lorsqu’il combat le taureau, non pas en raison de la mort de l’animal mais du risque de sa propre disparition. La moralité pour un homme de risquer sa vie pour une cause peu utile, au même titre que pouvait être critiqué le théâtre, se voyait donc contestée par l’Eglise Catholique. La condamnation théologique atteint son apogée en 1567, lorsque, nous l’avons évoqué dans la première partie, Pie V menaçe d’éxécution capitale et d’excommunication tout chrétien qui s’adonnerait au jeu taurin ou y assisterait. Le salut des âmes doit passer par la suppression de la corrida, quand bien même celle-ci est organisée en l’honneur de figures religieuses. Cette pratique des vœux faits aux saints et à la Vierge de courir devant les taureaux, dans le cadre de fêtes votives ou en reconnaissance d’un bienfait obtenu (exvoto), fera naître durant le siècle d’Or, avec le développement de la pensée humaniste et du modèle renaissant, de nouveaux arguments antitaurins. Ces coutumes seront en effet 180 perçues comme « un signe d’obscurantisme, de superstition et de réminiscence païens » par les ecclésiastiques. e Les autorités catholiques vont modifier leur argumentation antitaurine au cours du XVII siècle, en considérant la tauromachie comme la source de tous les maux dont souffre l’Espagne de l’époque. Dépassant le cadre individuel selon lequel le salut des âmes ne saurait être préservé dans la corrida espagnole, le pape Innocent XI tente, vers 1680, d’intervenir auprès du roi d’Espagne Charles II afin d’interdire les courses de taureaux pour un motif d’ordre collectif ; Araceli Guillaume-Alonso montre ici comment le spectacle taurin devient le modèle expiatoire de toutes les difficultés que rencontre l’Espagne. Sa suppression proposée par Innocent XI permettrait au pays d’être délivré des fléaux qui s’y abattent. « Ici la corrida, n’est plus dans le contexte religieux, une façon d’honorer la Vierge ou les saints et d’obtenir une aide bienfaitrice, mais bien, au contraire, dans une vision inversée, le déclencheur du courroux divin et de ses conséquences : la peste, les tremblements de terre, les inondations, voire même l’infécondité du souverain. En supprimant la cause, on supprime les effets. » b. La tauromachie perçue comme nocive pour la société: 178 179 Cité par Araceli GUILLAUME-ALONSO, Des taureaux et des hommes, article « Contre la corrida » (p.13-21), op.cit., p.16. Ibid., p.17. 180 Ibid., p.19. Andrieu Guilhem - 2009 75 L’existence de la corrida au XXI e siècle Une seconde condamnation, de nature différente, émerge au même moment dans la e péninsule ibérique, et se développera jusqu’au XVIII siècle. Proche de l’éthique que la morale chrétienne attribue à l’homme, cette forme de contestation défend l’importance du bœuf et du taureau dans la réalisation des travaux agricoles. Ses partisans insistent sur l’inutilité, associée à la dangerosité, d’un tel spectacle. Le bœuf constitue une force de travail qu’il ne faut pas faire combattre par plaisir dans l’arène. Cette préoccupation productiviste est appuyée par des intellectuels espagnols, comme Jovellanos ou Vargas Ponce. A ces arguments de type rationaliste s’ajoutent des questionnements plus subjectifs. La corrida influerait sur les comportements des Espagnols dans leur ensemble, bien qu’ils ne soient pas tous toreros ou même aficionados. Ce discours présente des similitudes avec l’opinion d’Innocent XI concernant les courses de taureaux, dans sa manière de les considérer comme bouc émissaire à tous les maux du pays. Le public taurin serait ainsi la première victime de ce spectacle, en étant imprégné des les valeurs qu’il véhicule. « Dans l’immédiat, au moment où elle se produit, la fête des taureaux aura pour le spectateur toute une série de conséquences nuisibles : elle sera école de cruauté, lieu de promiscuité entre les sexes et espace révélateur de la violence entre les individus. Le rire devant son prochain mis en difficulté ou même en danger de mort par le taureau, tout comme la vue du sang et des morts éveilleront la cruauté du spectateur. Aussi, la promiscuité, la présence des femmes sur les gradins sont perçues comme étant la source de nombreux conflits et comme un regrettable exemple d’immoralité. Certains auteurs vont jusqu’à penser d’ailleurs qu’en interdisant l’accès aux femmes, le spectacle serait condamné à terme, car ce n’est que cette promiscuité qui intéresse le spectateur. Par ailleurs, les rixes et autres bagarres, outre la violence immédiate, laissent une trace dans le corps social, car, affirme-t-on, sur les gradins se produisent souvent des inimitiés et des rancoeurs qui durent toute une vie. » En addition à ces conséquences immédiates sur les comportements des taurophiles, 181 une série d’ « effets retard » va se répercuter sur l’ensemble des couches sociales du territoire hispanique. Les paysans, touchés par le préjudice moral et économique du combat du taureau dans l’arène, seraient tentés par l’oisiveté. La tauromachie est considérée comme une passion trop prenante, qui détournerait les hommes de leur travail. Le clergé, qui assiste en grande majorité aux spectacles taurins en dépit de l’interdiction papale, attire les critiques de l’ensemble de la société. La tauromachie selon cette forme d’arguments doit ainsi être supprimée afin de canaliser un peuple qui pourrait trouver dans cette pratique les origines d’éventuels débordements sociétaux. c. Le renversement de la critique : l’attaque « animaliste » e La fin du XVIII siècle marque un tournant dans l’approche antitaurine. En effet, les arguments émis par les opposants à la tauromachie, jusqu’ici centrés sur l’homme et l’utilité du taureau comme force de travail pour celui-ci, s’orientent pour plusieurs raisons vers le respect de l’animal. Le taureau devient l’objet de toutes les préoccupations, et se voit doté de valeurs humaines, comme la douleur, la souffrance, de la même manière que les 181 76 Expression de Mme GUILLAUME-ALONSO, ibid. Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public partisans de la corrida identifient dans le comportement de l’animal, l’expression de qualités humaines, clairement opposées : bravoure, noblesse, témérité. e Le courant romantique, qui imprègne progressivement l’Europe occidentale du XIX siècle, remet en question les dogmes issus du courant humaniste renaissant. Savants comme intellectuels ne consacrent plus leurs travaux uniquement à l’homme, mais développent leurs recherches vers d’autres objets d’étude. La nature est appréhendée de manière singulière, la supériorité de l’homme sur les animaux contestée. Tous, humains comme animaux, seraient en réalité des « êtres sensibles », méritant la même dignité. 182 Cette thèse se fonde sur une « vue manichéenne du monde » , partagée entre une perception pessimiste, violente de l’homme, et une vision idéalisée de la Nature, e fondamentalement bonne. L’écologisme, et non l’écologie, deviendra le mouvement au XX siècle qui défendra ce point de vue. Ainsi, l’animal, bon par essence, apparaîtrait comme la victime universelle que l’homme doit protéger de ses débordements potentiels. La « bonne 183 nature » s’opposerait à la « mauvaise culture » . La notion de protection des animaux naît à cette époque. En France la Société Protectrice des Animaux est fondée en 1845. Se substituant à la simple dichotomie entre personnes et choses jusqu’ici en vigueur dans le droit français, des statuts juridiques particuliers sont accordés aux animaux, en fonction d’une distinction entre animaux domestiques (élevés par l’homme) et espèces sauvages (hors de la domination de l’homme). La loi Grammont (2 Juillet 1850), qui condamne les mauvais traitements aux animaux domestiques en public, aura diverses incidences sur la pratique de la tauromachie en France. La question réside dans la nature du taureau de combat : est-il un animal domestique ou une espèce sauvage ? Dans un arrêté du 16 Février 1895, la Cour de Cassation estime que le taureau est bien un animal domestique ; la corrida, entrant dans le champ de la Loi Grammont, devient prohibée. La même Cour confirmera cet avis en 1932. La contestation antitaurine dans cette troisième phase s’inscrit dans un regain d’intérêt porté à l’animalité. Cette tendance se réaffirme depuis un demi-siècle, voire se renforce par l’apparition d’autres facteurs propices à une remise en question de la tauromachie actuelle. B. La corrida aujourd’hui : des facteurs sociologiques et politiques favorables à sa révision Des données sociologiques (A) inhérentes au caractère des sociétés française et ibérique prédisposent leurs individus à reconsidérer aujourd’hui leurs rapports à la tauromachie. Une analyse du cadre politique et institutionnel des deux pays (B) vient confirmer ce penchant. e a. Facteurs sociologiques et tauromachie au XXI siècle e La critique de la tauromachie sous un angle animaliste à partir du XIX siècle a été reprise par les antitaurins d’aujourd’hui. De nouveaux rapports entre l’homme et l’animal tendent à s’instaurer depuis deux décennies, et constituent le prolongement des premières actions en faveur de la protection des animaux. La question des frontières entre humanité et animalité doit pour ses défenseurs être repensée, en dépassant ce que préconisait le 182 183 Jean-Pierre DIGARD, sur www.torofstf.com Voir ici Francis WOLFF, Philosophie de la Corrida, op.cit., p. 37-93. Andrieu Guilhem - 2009 77 L’existence de la corrida au XXI e siècle e courant romantique. L’animalité développée au XIX siècle constituait le substrat à partir duquel une spécificité de l’humain, sans supériorité sur l’animal, était affirmée. Désormais, l’homme ne doit plus se considérer comme une espèce particulière, et pour cette raison ne doit en aucun cas nier les aspirations dites naturelles des animaux à jouir de leurs droits inaliénables. Les animaux doivent donc bénéficier d’un nouveau statut juridique et moral dans les législations nationales et européenne. Diverses interprétations rivalisent quant à la forme 184 de cette protection juridique. Des auteurs, comme Elisabeth de Fontenay ou Claude Levi185 Strauss reprennent les travaux de Jean-Jacques Rousseau sur le « principe de pitié », ou compassion, qui désigne la capacité des hommes à s’identifier à l’autre qui souffre, notre 186 répulsion à ce sort , pour proposer un droit naturel des animaux à ne pas être maltraités. D’autre auteurs défendent une position qualifiée d’ « utilitariste » souhaitent la satisfaction et le bien-être de tous les vivants, en incluant les animaux. Une Déclaration Universelle des Droits de l’Animal, de 1978, et révisée en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, associe ces deux postures pour établir des critères de protection des droits des animaux sauvages comme domestiques. La libération animale (de l’emprise de l’homme) est la forme la plus aboutie de cette protection, et s’oppose au 187 spécisme, que le mouvement anti-spéciste définit de la manière suivante : « Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manière qui ne serait pas acceptée si les victimes étaient humaines. Les animaux sont élevés et abattus pour nous fournir de la viande ; ils sont pêchés dans les mers pour notre consommation ; ils sont utilisés comme modèles biologiques pour nos intérêts scientifiques ; ils sont chassés pour notre plaisir sportif. La lutte contre ces pratiques et contre l’idéologie qui les soutient est la tâche que se donne le mouvement de libération animale. » Cette mobilisation en faveur d’un droit aux animaux reste encore minoritaire en France et en Espagne, et la communauté intellectuelle demeure divisée sur le bien-fondé de telles mesures. Le philosophe Luc Ferry, en rappelant la différenciation de l’homme sur les animaux de par sa culture et son Histoire, exclue les animaux de la communauté 188 morale . Néanmoins, des propositions aussi radicales témoignent d’une révolution dans les préoccupations des individus. La tauromachie est pleinement concernée par la montée de ces mouvements, dans la mesure où les sensibilités vis-à-vis des souffrances du taureau, 184 Elisabeth DE FONTENAY, Problèmes politiques et sociaux, n°896, Janvier 2004, article « Entre objet et personne. La pitié au fondement d’un droit des animaux », p. 35-38. 185 Claude LEVI-STRAUSS, in Problèmes politiques et sociaux, op.cit., article « Le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine », p.37-38. 186 187 188 78 Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755. Définition du spécisme, par Florence BURGAT, Problèmes Politiques et sociaux, L’animal dans nos sociétés, op.cit., p.111. Luc FERRY, Le Nouvel Ordre écologique, L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992. Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public qui autrefois auraient été targuées de sensiblerie, sont aujourd’hui au cœur du débat pour son abolition. 189 L’ « exception corrida » marque sa singularité, on l’a vu, par la mort du taureau qui ne constitue pas une nécessité dans d’autres tauromachies, notamment en France. L’estocade portée au taureau, l’institutionnalisation esthétisée de la mort devant le public, représente une particularité au moment où la mort tend à être cachée. Historien des mentalités, Philippe Ariès est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la question de la mort aujourd’hui. 190 Dans Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours , il évoque ce renversement de la place de la mort dans nos sociétés. « Depuis environ un tiers de siècle, nous assistons à une révolution brutale des idées et des sentiments traditionnels. […] La mort, si présente autrefois, tant elle était familière, va s’effaçer et disparaître. Elle 191 devient honteuse et objet d’interdit » . Cette mutation dans le rapport à la mort serait selon l’auteur une caractéristique de la modernité. Comme la vie doit toujours paraître heureuse, 192 la présence de la mort, la laideur de l’agonie nuiraient à cette « necessité du bonheur » . La tauromachie moderne peut être appréhendée à travers la lecture de M. Ariès. La mort cachée, dérangeante n’est, sans faire preuve d’anti-spécisme, pas uniquement celle de l’homme, mais aussi celle des animaux. Il n’apparaît ainsi pas anodin que l’esthétisation e de la corrida espagnole, survenue dans la première moitié du XX siècle puis confirmée par la suite, tente de sublimer la mort et ainsi d’en adoucir la vision. Ce tournant constituait une première étape dans l’adaptation des spectacles taurins à l’évolution des représentations de la société. Mais, face au rejet de la mort parallèle à la montée des revendications antispécistes, la tauromachie actuelle pourrait être l’objet de réformes plus profondes visant à supprimer l’estocade mortelle, qui pourtant, selon les aficionados, donne tout son sens 193 au combat . La programmation de corridas sans mise à mort dans divers pays, comme bientôt à Las Vegas (Etats-Unis), pourrait s’étendre aux territoires à tradition taurine. b. Des facteurs politiques défavorables à la tauromachie L’évolution des rapports de l’homme à l’animal et à la mort dans la société occidentale contemporaine remettent donc en cause la perpétuation de la corrida espagnole. Ce constat ne saurait être complet sans ajouter diverses mutations d’ordre politique depuis un demisiècle. Tout d’abord, la tauromachie s’avère contestable du fait même de la fragilité juridique 194 de sa protection. En Espagne, le Ministère de l’Intérieur indique sur son site Internet que la corrida fait l’objet d’une réglementation particulière ; selon le décret royal n°1449/2000, il procéderait à l’exercice du « secrétariat, l’élaboration de la documentation et l’éxécution nationale des accords de la commission nationale des affaires taurines ». Cependant, les textes appliqués en matière de spectacles taurins sont pour la plupart issus des 189 Expression de Dimitri MIEUSSENS, L’exception corrida : de l’importance majeure d’une entorse mineure : la tauromachie et l’animal en France, Paris, L’Harmattan, 2005. 190 191 192 193 194 Paris, Editions Seuil, Points Histoire, 1975. Ibid., p.61. Ibid., p.66. Voir à ce propos la seconde partie du mémoire, chapitre 2. www.mma.es (Ministerio de Medio Ambiente) Andrieu Guilhem - 2009 79 L’existence de la corrida au XXI e siècle 195 gouvernements provinciaux . La protection juridique de la tauromachie n’est donc pas assurée de manière uniforme sur tout le territoire espagnol. En France, la corrida espagnole 196 bénéficie d’une dérogation mentionnée par un simple alinéa d’un article du Code Civil concernant les actes de cruauté envers les animaux ; l’alinéa 3 y autorise en effet les courses de taureaux lorsqu’une « tradition locale ininterrompue peut être invoquée ». La définition de ces termes laisse une grande marge d’appréciation aux plaignants comme aux juristes : à partir de quelle durée de temps peut-on invoquer l’interruption de cette tradition locale ? De même, le fait que des corridas aient été organisées à Paris au siècle dernier atteste-t-il du caractère traditionnel de la tauromachie dans la capitale ? La fragilité juridique accordée à la tauromachie souligne l’esprit consensuel des rédacteurs de l’alinéa lors de son introduction, 197 en 1951 . Par ailleurs, la structure de l’offre politique a été élargie pour à présent englober des sujets ne touchant plus uniquement aux conditions de travail de la population, mais des considérations plus générales sur la qualité de vie. La prise en compte politique du rapport à l’environnement, et par extrapolation aux animaux, s’intègre dans le processus des nouveaux mouvements sociaux, étudiés par Alain Touraine. La corrida fait partie intégrante de ces questions de société qui aujourd’hui font l’objet de discussions politiques, invitant chaque groupe politique à affirmer une position claire. Le récent succès aux élections européennes de la liste Europe-Ecologie témoigne de cet intérêt partagé par une grande partie des Français pour la préservation de la planète et des espèces, la construction d’un type de société fondé sur le respect de la nature. C’est ainsi que l’émergence de tels courants politiques relance le débat public sur la tauromachie. La modification du schéma institutionnel en Europe participe au renforcement de la prise de conscience populaire de nouveaux enjeux dépassant le cadre strictement politique et national. Les partis politiques représentant les nouveaux mouvements sociaux voient dans l’institutionnalisation de l’Union Européenne une nouvelle opportunité de s’associer avec des partenaires européens, échanger des idées, mais aussi une possibilité supplémentaire de s’opposer à une décision, une pratique culturelle, dans le cas de de la tauromachie. La visibilité d’une cause défendue au niveau national devient accrue par sa discussion lors d’une séance européenne. Le débat sur la corrida n’est plus seulement l’affaire de l’Espagne et de la France, mais concerne à présent les autres pays de l’Union en droit de donner leurs points de vue respectifs sur le sujet. La construction de l’Union Européenne semble également s’accompagner d’un phénomène qui, à terme, peut nuire à l’avenir de la tauromachie espagnole. En effet, si l’idée d’une Europe supranationale ne paraît pas à l’ordre du jour, le rapprochement économique et politique des divers pays composant l’Union laisse entrevoir une certaine dilution des identités nationales, au profit d’une recrudescence de l’affirmation des régions. Les politiques nationales de décentralisation ou de déconcentration doivent être appréhendées à travers le prisme de l’Union Européenne qui, à sa manière, a permis la mise en place d’un système de gouvernance multiniveaux : supranational, national, infranational. La Commission Européenne encourage le développement d’Eurorégions susceptibles 195 La thèse pour obtenir le grade de docteur vétérinaire de Fanny DUPAS, intitulée Le statut juridique de l’animal en France et dans les Etats membres de l’Union Européenne, Historique, bases juridiques actuelles et conséquences pratiques (Ecole Nationale Vétérinaire de Toulouse, 2005) se révèle intéressante (p.90). 196 197 Article 521-1, voir Annexes. Bien que le texte de la loi du 24 Avril 1951 ait été modifié en 1959, et que plusieurs arrêts aient tenté de préciser les termes de « tradition » et de « locale ». 80 Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public de redessiner la cohésion d’une nation. L’Espagne, objet d’étude privilégié dans notre démarche, s’inscrit parfaitement dans cette tendance. Une certaine autonomie est reconnue à quelques provinces, la Galice, la Catalogne et le Pays Basque, en vertu de la Constitution espagnole de 1978. Dans les deux derniers cas, de sérieuses tentations séparationnistes entâchent le sentiment d’appartenir à une même nation. Ces provinces bénéficient des programmes européens pour accentuer les échanges avec leurs voisins français (Pays Basque français, département des Pyrénées Orientales et la Principauté d’Andorre pour la Catalogne). La proximité culturelle entre ces espaces tend à être valorisée, en nuançant toute notion de frontière. Les fondements d’une culture commune, comme la langue (basque, catalan) ou l’histoire sont mis en avant. Dans ces territoires l’appartenance nationale semble ainsi remise en question par cette volonté de différenciation : les PyrénéesOrientales françaises s’autoproclament « Catalunya Nord », les panneaux de signalisation sont traduits dans la langue locale. La tauromachie, expression d’un caractère identitaire espagnol fort, peut ainsi pâtir du renforcement des particularités régionales, et à terme d’une dislocation du territoire espagnol. La Fiesta Nacional, perçue comme le symbole d’une unité culturelle ibérique, se voit contestée dans les régions les plus disposées à l’autonomie. Les récentes propositions d’abolition de la corrida en Catalogne l’attestent. Chapitre Troisième- L’arène politique, lieu d’affrontements cinglants Ce dernier chapitre propose d’analyser la diversité des acteurs du débat actuel sur la tauromachie, avant d’en souligner les propositions respectives. Si tous se présentent comme soudés, il sera intéressant de définir ici le vrai degré de cohésion chez les anticorridas ou les aficionados. L’homogénéité d’un groupe dans la défense d’une cause peut se répercuter sur la défense de la cause elle-même, et donc influer sur l’issue du débat. Chaque camp va se livrer à des attaques contre l’adversaire : c’est à ce moment que la réelle structuration d’un groupe devient perceptible. Le cadre de cet affrontement, l’arène politique, est ici considéré comme l’espace public de débat et de décision, puisque les élus, locaux ou nationaux, détiennent un pouvoir important au sujet de l’avenir taurin. Les propositions et formes d’expression de chaque camp seront étudiées dans un souci de neutralité évident. S’opposer à une pratique semblerait toujours plus simple que la protéger ; l’argumentation des partisans de la tauromachie se heurtera de façon récurrente à l’indéniable (et jugée inutile ou barbare) mort du taureau à la fin du combat. Pourtant, face à une mobilisation anticorrida dont l’apparente structuration dans l’espace public a été la clé de francs succès comme d’actions plus mitigées (A), nous comprendrons comment la pratique singulière qu’est la tauromachie peut encore être défendue de nos jours (B). 198 A- La structuration progressive d’une mobilisation antitaurine dans l’espace public : quel bilan ? 198 12/07/ 2009,Barcelone, arènes : manifestations anticorrida et aficionada. Source : Crédits Personnels. Andrieu Guilhem - 2009 81 L’existence de la corrida au XXI e siècle Après avoir énoncé les phases successives d’amplification du mouvement anticorrida (a), nous reviendrons sur les stratégies de communication employées par le groupe, ses modes d’action (b). L’analyse de l’action anticorrida, au niveau local et national (c), puis plus particulièrement au niveau européen (d) jugera de sa réussite ou de son échec. a. Amplification et politisation du mouvement antitaurin Le mouvement antitaurin ne peut se former de l’ensemble des personnes qui se déclarent indifférentes ou opposées dans l’absolu à la tauromachie ; il regroupe plutôt des individus actifs, désireux d’informer massivement les populations (de pays à tradition taurine ou non), et de remporter des succès qui peu à peu réduiront les zones taurines. Un sondage 199 de l’Institut Gallup de 1990 réalisé à la demande d’antitaurins démontre une baisse de l’aficiòn en Espagne, de 55% de la population ibérique se déclarant aficionada en 1970 à 37% en 1990 ; si le nombre de partisans de la tauromachie semble s’effriter à la lecture de ce sondage, il serait réducteur de considérer que, par un effet contraire, la mobilisation anticorrida se soit développée pour autant. Seules les personnes impliquées activement au sein d’associations, et qui défendent ouvertement leur position, seront ici qualifiées d’antitaurines. Stimulée par un nouveau contexte favorable à une remise en cause de la tauromachie, la mobilisation anticorrida tend à se développer comme l’atteste la prolifération d’associations dénonçant ce que les détracteurs de la corrida nomment « torture » ou « barbarie ». Cette lutte se structure en réalité en deux niveaux distincts : ∙ Une opposition spécifique à la corrida, composée de groupes créés à cet effet. ∙ Le soutien d’importantes associations de protection de l’animal, à l’influence plus ou moins perceptible. Le risque inhérent à une mobilisation à deux niveaux est celui d’une non-coordination des actions entre les groupes, le cloisonnement des décisions, qui nuirait à la portée de l’ensemble de l’action anticorrida. La mobilisation contre la corrida se développe dans la France post-1968, au moment de l’émergence de nouveaux débats en politique. Andrée Valadier fonde la Société Nationale de Défense des Animaux (SNDA) en 1972, et publie des opuscules dénonçant les affres de la tauromachie. La Société Protectrice des Animaux (SPA) se saisit de ce dossier uniquement à partir de 1985, lorsque son représentant du Gard, Jacques Dary, lance un appel à tous les journaux français en faveur de l’abolition de la tauromachie dans l’Hexagone. Plusieurs associations spécifiquement anticorridas vont alors voir le jour, dont les trois plus importantes à l’heure actuelle : le Comité Radicalement Anticorrida, ou CRAC, la Fédération des Luttes pour l’Abolition de la Corrida, ou FLAC, et l’Alliance Anticorrida (AAC). Ces associations sont à but non lucratif, crées dans le cadre de la Loi 1901. Des groupes antitaurins voient le jour au même moment en Espagne et en Amérique Latine. Le mouvement anticorrida tente d’organiser des actions communes, en promouvant le dialogue entre les diverses factions nationales. Les sites Internet de chaque association antitaurine proposent ainsi des liens vers leurs associations-« sœurs » ibériques ou sudaméricaines. Cependant, la cohésion dans la lutte contre la corrida semble demeurer fragile. Le soutien que peuvent apporter dans ce combat de grandes associations pour la protection des droits des animaux (People for the Ethical Treatment of Animals, PETA, Fondation Brigitte Bardot), le végétarisme, ou la défense de l’environnement ne peut constituer un 199 82 Cité par Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.269 Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public véritable engagement de tous les jours ; ces organisations opèrent parfois dans une logique purement managériale ou électoraliste, multipliant les annonces ou les supposées mobilisations. Une lutte plus efficace consisterait, comme le réalisent les associations défendant uniquement la lutte antitaurine, à approfondir les connaissances sur le monde taurin, maîtriser de manière quasi exhaustive cette pratique culturelle pour mieux en contrer les arguments aficionados. A l’inverse, une association s’opposant simultanément aux expérimentations sur les animaux, à la tauromachie et à la consommation de viande ne disposera pas d’une approche complète de chaque lutte. L’hétérogénéité qui prédomine entre ces causes diverses provoque des tensions au sein de chaque association, mais également entre celles-ci. b. Stratégie d’information du mouvement anticorrida La lutte contre la corrida doit, pour être fédératrice, susciter l’attention de l’opinion publique (et de son relais, les médias). Cette stratégie se décline en plusieurs volets que nous allons définir ici. Le « répertoire d’action collective » des antitaurins, pour reprendre l’expression de Charles Tilly, s’y avère très diversifié. L’accroche du grand public est premièrement réalisée par des actions conventionnelles. Le défilé pacifique, plébiscité à partir de 1995 à Nîmes, ou la manifestation plus animée dans les rues de grandes métropoles (Séville, Madrid, Barcelone) constituent un moyen efficace de solliciter l’attention des médias, comme des simples passants. La présence de personnalités cautionnant le mouvement valorise le combat : si des intellectuels (Théodore Monod, Jacques Derrida) figuraient au premier plan des manifestations antitaurines dans les années 1990, les associations d’aujourd’hui invitent essentiellement des célébrités du monde audiovisuel. Voici l’affiche invitant à la manifestation anticorrida de Mont-de-Marsan le 18 Juillet dernier, soulignant la présence du présentateur météo de France Télévisions 200 Patrice Drevet : 200 Source : http://www.flac-anticorrida.org/ Andrieu Guilhem - 2009 83 L’existence de la corrida au XXI e siècle Cette gamme d’action collective ne pèse toutefois que peu sur les aficionados, et ne se démarque pas d’autres cortèges défendant d’autres causes. Le défilé ou la manifestation ne provoquent pas l’intérêt immédiat de l’opinion publique, qui, devant la multiplication des mobilisations, a tendance à s’en désintéresser. C’est la raison pour laquelle la lutte anticorrida a progressivement entrepris des actions choc, susceptibles d’éveiller la curiosité de la société, des médias, voire de faire douter les aficionados des fondements mêmes de leur plaisir taurin. Le 12 Août 1995, une pancarte avec les lettres « T.O.R.T.U.R.E » est déployée par des antitaurins en pleine corrida à Béziers. Trois ans plus tard, la même cité biterroise est le théâtre d’une nouvelle action antitaurine originale, nommée « Les Couloirs de la Honte » : « une haie forme un couloir d’accès à l’entrée de l’arène, hérissé de pancartes « Silence, on torture », 201 tenues par des porteurs aux ponchos ensanglantés » . Elisabeth Hardouin-Fugier souligne que les destinataires de cette action sont plus les aficionados que la société dans son ensemble ; elle note que « les regards fuyants, les visages inexpressifs ou les sourires 201 Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.278. Action organisée par le FLAC, décrit dans ème trimestre, 1998. Le Pavé dans l’Arène, FLAC, n°7, 3 84 Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public crispés révèlent le malaise éprouvé lorsque les spectateurs doivent traverser cette « haie 202 du déshonneur » . L’éveil de l’intérêt de l’opinion publique dans son ensemble constitue la raison majeure pour l’organisation d’un nouveau genre de manifestations pour la dénonciation de la tauromachie, non seulement en Espagne mais dans le monde entier par le biais des associations internationales de protection de l’animal. Les antitaurins n’hésitent pas désormais à s’allonger, intégralement ou à demi-nus, pendant plusieurs heures couverts de peinture rappelant le sang que perd le taureau durant l’affrontement. Des banderilles évocatrices de la souffrance de l’animal sont placées dans le dos des manifestants. Les lieux choisis pour ces campagnes anti-tauromachie se veulent symboliques : grandes arènes espagnoles lors de la saison taurine, monuments célèbres. Ce nouveau genre d’action collective s’inscrit dans un phénomène plus général de dépassement de la manifestation traditionnelle, au profit de nouveaux moyens d’expressions comme les sittings ou le « freeze ». La scénographie choisie par les antitaurins s’apparente à la technique du « freeze », de par l’immobilité des acteurs. Les passants sont de suite surpris par la présence de la nudité et du sang ; de grandes banderoles aux slogans accrocheurs délimitent la manifestation. Ce nouveau genre d’action collective destiné à susciter l’attention de l’opinion publique séduit les médias, audiovisuel comme presse écrite, qui ont récemment relaté la manifestation anticorrida de Pampelune, en Espagne. La diffusion des vidéos de l’évènement sur plusieurs sites Internet d’information entretiennent la curiosité de la société. Ci-dessous la manifestation anticorrida de Madrid est organisée au pied des arènes de Las Ventas, les plus grandes d’Europe. La réalisation d’affiches publicitaires reprenant la même stratégie vient rappeler à l’opinion publique la défense de la cause animale : 202 Ibid., p.278. Andrieu Guilhem - 2009 85 L’existence de la corrida au XXI e siècle Ce travail de publicisation de la lutte ne se limite pas à l’affichage de panneaux publicitaires plaidant la suppression de la tauromachie ; il se compose aussi de la publication d’ouvrages clairement engagés contre la corrida espagnole, destinés à lutter, 203 selon Elisabeth Hardouin-Fugier, contre « la désinformation » du public quant aux conditions de vie du taureau, et le déroulement du combat dans l’arène. Des pétitions aux objectifs divers (interdiction pour les mineurs de moins de quatorze ans de se rendre à une corrida) sont enfin disponibles sur les sites Internet des antitaurins ; elles démontrent l’enjeu que représente la conquête de l’opinion publique. c. L’intervention au niveau politique local et national : actions et propositions des antitaurins La défense du mouvement anticorrida se traduit également au niveau politique, par une intervention de plus en plus nette des antitaurins à tous les niveaux décisionnels, de la commune à l’Union Européenne. 203 86 Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit., p.275. Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public La recherche de résultats probants, de succès susceptibles d’être médiatisés, semble constituer l’angle d’attaque de ces associations, avant l’abolition totale de la tauromachie. Le démantèlement de la tradition taurine doit s’effectuer progressivement, en multipliant les actions au cœur même du territoire taurin. Les actions d’ordre politique sont là aussi diversifiées. Au niveau local, les anticorridas français comme espagnols encouragent des municipalités à se déclarer ouvertement contre la corrida. Les résultats de cette campagne se révèlent visibles en Catalogne espagnole, où une cinquantaine de communes ont affiché leur opposition à la tauromachie. Le Conseil Municipal de Barcelone, cœur économique 204 de l’Espagne, s’est déclaré contraire aux valeurs véhiculées par le spectacle taurin . La capitale du Vénézuela, Caracas, est l’instigatrice de ce mouvement en Amérique Latine, qui s’étend à présent à d’autres métropoles sud-américaines, comme Medellin (Colombie). Le mouvement se limite en France à quatre communes de faible population, qui semblent avoir 205 accepté de se déclarer antitaurines pour produire un effet d’annonce médiatique . La mobilisation antitaurine ne se résume toutefois pas à des déclarations de principe, mais mène parfois à de réelles campagnes juridiques. La justice, on l’a vu précédemment, dispose d’une marge de manœuvre confortable dans la définition de localités où une tradition locale taurine ininterrompue peut être établie. Les associations anticorrida françaises ont, à de nombreuses reprises, contesté l’organisation de spectacles taurins, en invoquant l’absence de tradition dans la commune en question ou en estimant la participation de mineurs contraire à la législation du travail. Elle a obtenu certains succès, comme l’annulation par décision juridique d’une corrida à Rieumes (Haute-Garonne) en 206 2001 ou, plus récemment, l’interdiction de toréer du jeune Michelito en Arles . Les antitaurins agissent également au niveau national. Lors des présidentielles françaises de 2007, l’Alliance Anticorrida a envoyé à tous les candidats une série de 207 questions pour juger de leur position respective par rapport à la corrida espagnole . Cette politisation s’est concrétisée en France et en Espagne par l’irruption de la tauromachie dans l’hémicycle parlementaire: projet de loi visant à abolir la tauromachie en France déposé par 208 la députée UMP Murielle Marland-Militello le 08 Juin 2004 ; fondation d’un parti politique espagnol, le PACMA (Partido Antitaurino contra el Maltrato Animal) ayant pour seul objet 209 la suppression de la tauromachie , vote prochain d’un projet de loi d’initiative populaire concernant l’avenir de la corrida en Catalogne. La pétition pour l’abolition de la corrida en Catalogne, organisée par la plateforme « Prou » a été déposée en juillet 2009 au Parlement de Catalogne. Elle dispose, avec 180 000 signatures validées par l’Institut Statistique de Catalogne, des 50 000 voix récoltées en trois mois, nécessaires pour engager un débat 210 d’initiative populaire dans la province. La discussion parlementaire en elle-même devrait débuter au mois de septembre, un vote sur le futur de la tauromachie en Catalogne sera 204 205 Le 6 Avril 2004, un vote du conseil municipal de Barcelone à bulletin secret établit la ville de Barcelone comme antitaurine. Ces quatres communes sont respectivement : Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes), Montignac (Dordogne), Joucou (Aude), Bully-les-Mines (Pas-de-Calais) 206 207 208 209 En août 2008, par arrêté préfectoral. http://www.allianceanticorrida.fr/Docs_atelecharger/presidentielle_07.pdf Proposition de loi n°15642. Il a récemment obtenu 45 000 voix aux dernières élections européennes, selon Diane Cambon, journaliste au Figaro (« Espagne : controverse autour des fêtes « barbares », 15 Juillet 2009). 210 Site Internet www.burladero.com , « Los antitaurinos presentan las firmas para acabar con los toros en Barcelona », 2 Juillet 2009. Andrieu Guilhem - 2009 87 L’existence de la corrida au XXI e siècle organisé à la fin de l’année ou au début 2010. La position des partis politiques concernant la proposition n’est pas clairement définie, mais il semblerait que deux groupes y soient favorables, Catalunya-Els Verds (IC-V, composé d’ex-communistes et de Verts), ainsi que Esquerra republicana de Catalunya (ERC, centre-gauche). Le Parti Populaire Espagnol (PPE), de droite, s’est déclaré contre la suppression de la corrida en Catalogne. La clé du vote dépendra du parti majoritaire au Parlement catalan, le groupe de centre-droit Convèrgencia i Unió, qui n’a pas encore donné de consigne de vote, tout comme le Parti Socialiste de Catalogne. Quelque soit l’issue de ce vote, la Catalogne semble représenter un tournant dans la lutte anticorrida. Après avoir été la première région d’Espagne à interdire l’accès aux arènes aux moins de quatorze ans, elle pourrait être la première à abolir la corrida. Au-delà de cette simple région, la médiatisation que cette interdiction entraînerait pourrait fragiliser l’avenir taurin dans l’ensemble de la péninsule Ibérique, voire renforcer l’action antitaurine en France. Affiche anticorrida, en Catalogne Nord (Source : Crédits Personnels, juillet 2009) d. Etude de cas : l’Union Européenne et la tauromachie L’Union Européenne devient le lieu de débats entre aficionados et antitaurins, non seulement au sein de ses institutions mais également par le biais des nombreuses associations, défendant la tauromachie ou s’y opposant, qui s’établissent à Bruxelles. L’espace public s’élargit ainsi à toute l’Europe, bien que certains pays ne se sentent que peu concernés par ce débat. Un sondage a été réalisé par TNS-Sofres en octobre 2003 pour 211 la Fondation Franz Weber , selon la méthode des quotas, et la stratification par région et catégorie d’agglomération, dans trois pays, l’Allemagne, la Suisse et la Belgique, résolument peu concernés. Le sondage conclue qu’une forte et écrasante majorité de citoyens de ces trois pays sont opposés à la corrida, bien qu’en des proportions diverses : la plus vive opposition provient d’Allemagne. D’autres sondages ont été réalisés en France ou en 211 88 Fondation crée par le Suisse Franz WEBER, pour la défense et la protection des animaux (http://www.ffw.ch/index.php?L=1). Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public Espagne, démontrant le caractère minoritaire de l’aficion française comme espagnole dans la population du pays. Des enquêtes sociologiques ont eu lieu dans de nombreux pays d’Europe afin de rendre compte des catégories socio-professionnelles intéressées par le spectacle taurin. Cellesci attestent que l’aficion se recruterait en majeure partie parmi l’intelligentsia en France et en Allemagne, ainsi que dans les classes moyennes supérieures (Allemagne, Belgique, Suisse, France). A l’inverse, au Portugal et en Espagne les intellectuels semblent s’opposer clairement à cette pratique. Cette aficion, remarquent les auteurs, serait très mobile, et l’on retrouverait ainsi les mêmes personnes dans les divers pays organisant des corridas. Elizabeth Hardouin-Fugier constate ainsi que 10,25% des personnes s’étant rendues aux corridas lors de la Féria de Nîmes 2004 n’étaient pas françaises. Ce même sondage montre que les femmes sont moins favorables à la corrida que les hommes, soit 55% contre cette pratique en France et en Espagne. Le vieillissement général de l’aficion y est aussi constaté. S’il est difficile de rattacher de manière directe les courses de taureaux à la compétence des institutions de la Communauté comme le rappelle Jean-Michel Lattes, professeur 212 de Droit à l’Université Toulouse 1 , de nombreuses actions sont intentées par les antitaurins sur la scène européenne au travers de leurs députés européens. En 1986, à l’occasion de l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté Economique Europénne, les arguments contre la corrida ont tous été rejetés par le Parlement Européen, bien que certains députés se soient farouchement opposés à la candidature 213 européenne de l’Espagne pour ce motif . Ces antitaurins de tous bords comme de toutes nationalités évoquaient à l’époque la non-conformité de la corrida aux normes de l’abbatage réglementaire ; l’octroi par les éleveurs de taureaux de subventions européennes (prime communautaire de 280 euros par tête) ; ainsi que la prise en compte par la CEE d’autres cruautés (chasse aux phoques,..). La souffrance animale comme le bien-être des animaux ont dès lors été des questions régulièrement débattues au Parlement Européen. La Déclaration n°24 du Traité de Maastricht, relative aux Droits des Animaux (7 Février 214 1992), puis la directive de l’Union Européenne du 22 Décembre 1993 sur la protection de l’animal pendant l’abbatage donnent les outils juridiques pour s’opposer à la tauromachie. La sensibilité de l’animal à la douleur est prise en compte au travers de ces textes, qui traduisent le souci d’épargner aux animaux toute souffrance inutile. La mise à mort du taureau irait clairement contre ces principes. Néanmoins, si ces textes instituent une prise de conscience du bien-être des animaux par le droit communautaire, la mise en application demeure problématique, a fortiori à propos de la tauromachie. Le principe de subsidiarité prévalant encore en matière de protection animale, la législation communautaire en la matière n’a valeur que de déclaration de principe, solennelle. De plus, le représentant permanent de l’Espagne auprès de l’Union Européenne, M. Francisco Javier Elorza a consolidé la sauvegarde de la tauromachie en Europe en obtenant en 1999 la rectification du texte de la Déclaration n°24 du Traité de Maastricht : « L’Union Européenne veillera au bien-être des animaux » (texte initial) « dans le respect des traditions culturelles ». 212 213 214 Elisabeth HARDOUIN-FUGIER, Histoire de la corrida en Europe, op.cit. Le parlementaire anglais Richard COTTREL constitue le cas le plus relaté. Directive n° 93/119/CE (22 Décembre 1993), disponible sur www.europa.eu.int Andrieu Guilhem - 2009 89 L’existence de la corrida au XXI e siècle La suppression de la corrida au niveau européen n’est donc pas encore à l’ordre du jour, et les actions antitaurines privilégient, comme nous avons pu le voir, une attaque au niveau local et régional. B. Une mobilisation aficionada récente mais cohérente La montée de l’opposition à la corrida s’avère de plus en plus concrète chaque jour, et oblige les défenseurs de la tauromachie à réagir. Elle impose en effet une solution adéquate, une réponse argumentée et unitaire du monde taurin. C’est ainsi que nous constatons depuis moins de cinq ans la construction d’une véritable communauté culturelle taurine internationale fondée sur des associations et des groupements politiques (a). Les objectifs des partisans de la fiesta brava, traduits en actions ponctuelles, ne se limitent pas à contrer les arguments antitaurins, mais au contraire nourrissent un discours offensif dont seul l’avenir jugera de la portée (b). a. A la recherche d’une véritable communauté culturelle taurine Le mundillo taurin constitue, comme tout microcosme, un lieu de querelles internes et de jeux de pouvoir. Pourtant, face à la menace anticorrida qui semble planer sur les arènes d’Europe et d’Amérique, les rivalités potentielles au sein du groupe s’effacent pour en crédibiliser la cohérence. Toreros, éleveurs et représentants d’arènes souhaitent s’exprimer d’une voix pour défendre leur tradition. Le public amateur de corridas est lui aussi convié dans cette quête d’unité du discours. Le constat que nous pouvons d’ores et déjà dresser de la mobilisation aficionada sur laquelle nous allons à présent revenir fait état d’un rassemblement des forces taurophiles essentiellement par réaction. La structuration d’une politique antitaurine vive en France et en Espagne, puis la médiatisation de la cause animale dans ces mêmes pays a, par un effet contraire, entraîné la formation d’associations 215 de défense de la tauromachie. André Viard, ancien torero et président de l’une d’elles , 216 rappelle l’origine du mouvement procorrida : « Le véritable problème de l’émergence d’un débat contre la corrida, qui est cyclique (il y a quatre papes et deux rois qui ont voulu interdire la corrida dans l’histoire, ils n’y sont pas arrivés, prouvant bien que c’est quelque chose d’enraciné) est qu’à un moment donné les antitaurins ont réussi à intéresser Renaud le chanteur ; Renaud leur a donné une certaine audience sur des plateaux télés, arborant un tee-shirt « Non à la corrida ». Cela restait une contestation limitée ; c’est devenu problématique lorsque la présidente actuelle de la SPA, qui a des ambitions politiques, s’est dit que ce combat médiatique pourrait être récupéré pour faire de l’image. La SPA a obtenu une audience très importante, l’adhésion de quelques people comme Surya Bonaly, Van Damme (voilà les appuis, enfin bon..), des gens qui se sont permis d’interpeller le Président de la République en disant « Il faut interdire la corrida, aux mineurs d’entrer dans les arènes ». «A partir du moment où un problème est posé il faut une réponse. Si on laisse se développer un discours, et qu’on n’y répond pas, on perd à tous les coups. Or, le monde taurin jusqu’à présent n’avait jamais été 215 216 90 André VIARD préside l’Observatoire National des Cultures Taurines, association fondée en mars 2008. Entretien avec André VIARD réalisé à Dax le 19 Février 2009, disponible intégralement en annexe. Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public organisé de manière collective pour apporter une réponse. Il y avait des individus qui répondaient quelquefois, mais cela ne correspondait jamais à la voix du monde taurin ; ils ne disaient pas nécessairement des choses partagées par tous, mais des opinions sectorielles. Il fallait une vraie réflexion qui prenne en compte le problème dans sa globalité, et qui réponde de manière « professionnelle » à un débat politique. » La stratégie prônée par les défenseurs de la tauromachie est contraire à celle de la lutte anticorrida. En effet, face à l’offensive virulente des antitaurins qui tentent de maximiser l’occupation de l’espace public et leur visibilité par la multiplication d’associations et de soutiens plus ou moins influents qui défendent leur cause, les aficionados ont fait le choix de parler d’une même voix, ou du moins de l’entreprendre. La France ne comprend ainsi qu’une unique association promouvant ce dessein, l’Observatoire National des Cultures Taurines. Fondé en mars 2008 à Arles, il est le fruit de plusieurs années de négociations au sein du milieu taurin, jusqu’ici divisé sur la manière de défendre la corrida. Il regroupe aujourd’hui tous les acteurs professionnels et amateurs du monde de la tauromachie française : syndicats de toreros français, éleveurs de taureaux, directions d’arènes, représentants des 217 villes taurines, ensemble des clubs taurins , bibliophiles taurins, personnalités ayant un rapport avec la corrida,etc…L’association opte pour une structure pyramidale, fondée sur des délégations départementales : celle-ci permet de relayer directement à l’Observatoire les attaques dont les cultures taurines pourraient être victimes. Cette volonté de rassemblement est partagée par les homologues aficionados espagnols, dont la lutte a débuté quelques années avant. Les menaces sans cesse plus insistantes sur le sort de la tauromachie en Catalogne représentent l’élément déclencheur d’un mouvement taurophile organisé, qui, de manière paradoxale, naît en..Catalogne lui aussi. Véritable réponse à l’action contre la corrida, la Plataforma de Defensa de la Fiesta est fondée en 2004, l’année où Barcelone se déclare ville antitaurine. Luis Corrales, son premier président, en étend progressivement l’action à l’ensemble de l’Espagne. Le site 218 Internet de l’association insiste sur la nécessité d’union, de solidarité dans la défense de la tauromachie, l’utilisation des armes de la raison, du pouvoir de la vérité, de la force 219 de conviction ; la plateforme se veut le cœur du regroupement des initiatives et activités pour sauver la fiesta. Une défense de la corrida doit passer par une plus grande visibilité et 220 intégrité du monde taurin, dont il ose dénoncer le mystère et l’opacité . Délaissée par les professionnels taurins, la Plataforma de Defensa de la Fiesta, malgré plus de deux milles membres en 2009, ne répond pas à l’exigence d’une unification de la défense taurophile. Après plusieurs changements de présidence, elle demande dans un communiqué de Juillet 221 2009 son entrée dans un nouveau projet rassembleur, plus récent, la Mesa del Toro. La Mesa del Toro se veut le porte-parole de tous les intervenants du monde taurin. L’incorporation prochaine de la Plataforma de Defensa de la Fiesta en son sein témoigne de 217 Associations à structure très réduite composées d’aficionados, dont le but est la rencontre et la participation des membres à l’occasion de discussions et comptes-rendus taurins. 218 219 220 http://www.plataformapdf.com/ Traduit de l’espagnol. L’article Internet intitulé « Luis Corrales, aficionado militant » , sur http://clubtaurinparis.free.fr/resenacorrales.html , résume le parcours militant de cet homme. 221 Disponible sur Internet, « La plataforma solicita formalmente su ingreso en la Mesa del Toro », http:// www.plataformapdf.com/noticias.php Andrieu Guilhem - 2009 91 L’existence de la corrida au XXI e siècle ce souci d’unification. L’association regroupe déjà, à la manière de l’Observatoire National des Cultures Taurines en France, la majeure partie des associations ou groupements 222 taurins, comme l’atteste cette figure en récapitulant les membres : La composition de la Mesa del Toro . (Source :www.mesadeltoro.es) La particularité de cette structuration réside dans l’incorporation, au sein de la Mesa del Toro, de l’association taurine parlementaire espagnole, l’équivalent d’un groupe d’étude parlementaire en France. Une telle intégration démontre la solidité des liens entre milieux professionnels, associatifs et politiques. Des soutiens politiques en faveur de la tauromachie existent aussi en France, notamment à l’Assemblée Nationale et au Sénat. Le groupe d’étude parlementaire « Tauromachie » à l’Assemblée Nationale se compose d’environ soixante-dix membres, qui 222 92 Voir page suivante. Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public 223 ne sont pas tous issus de régions à tradition taurine . Nommé « Elevage et tradition » à sa création en 1997 par Michel Vauzelle, président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, ce groupe parlementaire a opté pour une meilleure visibilité en 2004, quand Jean Grenet, député des Pyrénées-Atlantiques et maire de Bayonne, en a pris la direction. Il se veut à présent le moteur politique pour une défense de la tauromachie efficace, la réponse aux propositions d’abolition de la tauromachie régulièrement formulées dans 224 le même hémicycle. La récente fondation d’une section « Tauromachie et taureau » au Sénat vient accentuer cette prévention contre les attaques politiques des antitaurins. Travaillant dans la discrétion, les divers parlementaires membres de ces groupes d’étude ne se mobilisent qu’à des occasions ponctuelles, lorsque la menace antitaurine exerce des pressions politiques. Si ces soutiens politiques ne font pas directement partie intégrante de l’Observatoire National des Cultures Taurines, ce dernier en façonne néanmoins la 225 démarche à suivre selon André Viard, son président : Et que fait concrètement ce groupe parlementaire ? « Ce qu’on lui dit. Nous sommes là pour les nourrir ; étant élus, ces députés ont d’autres problèmes à traiter. Néanmoins, si nous les prévenons un jour que telle chose se passe, (une demande d’interdiction de la viande de corrida par exemple), ils interviendront. » Cette proximité entre acteurs politiques et l’Observatoire National des Cultures Taurines traduit, une nouvelle fois, le désir d’unification de la défense taurophile. Il existe certes à l’heure actuelle deux grandes entités défendant la corrida, l’une française, l’autre espagnole. Mais, dans un souci de rapprochement initié par la Fondation El Juli (grande star actuelle de la tauromachie), les parlementaires français et espagnols se réunissent ponctuellement 226 pour exprimer leurs points de vue respectifs, et coordonner leurs actions . Ils invitent leurs homologues du Portugal et des pays sud-américains à les rejoindre dans ce mouvement. La naissance d’un comité de défense de la tauromachie au Parlement Européen s’inscrit dans le droit fil de ce rassemblement autour d’une même voix. La recherche d’une véritable communauté culturelle taurine passe ainsi par la formation préalable d’entités visibles regroupant la plus grande partie du monde taurin. Elle se ressent également dans le répertoire d’actions utilisé, comme nous allons à présent l’analyser. b. Quels objectifs et quelles actions mettre en place pour défendre la fiesta taurine ? Les partisans de la défense de la tauromachie disposent de deux manières d’agir, que nous pourrions différencier selon une approche défensive/offensive. La gamme d’actions défensives consiste en la formulation de réponses aux attaques des antitaurins. Elle paraît constituer la préoccupation première des groupes taurophiles, à l’heure où la Catalogne multiplie ses velléités abolitionnistes. Les arguments proposés pour supprimer la tauromachie sont récupérés par les procorridas, qui tentent de les contrer. L’interdiction pour tout mineur de moins de quatorze ans d’assister à une corrida, déjà en vigueur dans la région catalane, a été proposée en France par la députée Mme Marland-Militello. Elle 223 La composition intégrale de ce groupe d’étude parlementaire est disponible sur http://www.assemblee-nationale.fr/12/tribun/ getude/ge_taur.asp 224 225 226 « La tauromachie rentre au Sénat », Midi Libre, Edition du jeudi 19 Février 2009. Entretien avec André Viard, à Dax, 19 Février 2009. « Des parlementaires taurins joignent leurs forces », Midi Libre, édition du dimanche 23 Novembre 2008. Andrieu Guilhem - 2009 93 L’existence de la corrida au XXI e siècle trouve comme fondement l’affirmation selon laquelle un spectacle mettant en scène la mort du taureau occasionnerait chez l’enfant ou l’adolescent des troubles comportementaux, et 227 alimenterait un certain goût pour la torture et la vue du sang . L’Observatoire National des Cultures Taurines a, dès sa création, souhaité réagir à cet argument antitaurin, que ses membres ne partagent pas, en le contrant de manière scientifique. « Vous dites qu’il faut interdire l’accès aux arènes aux mineurs car cela leur causerait des traumatismes, que cela serait dangereux. Nous avons donc demandé une étude officielle au Ministère de la Santé : faire remonter dans les statistiques tous les cas d’enfants pris en charge par les services pédopsychiatriques, psychologues scolaires, après être allés voir un spectacle taurin. Pour que ce soit visible, on va aussi faire remonter le chiffre des enfants traumatisés par la violence vécue à l’école, vue à la télévision, dans les jeux vidéo, et comparer. » De la même manière, l’association a demandé l’ouverture d’autres études statistiques établissant un lien entre les zones géographiques à tradition taurine et le taux de criminalité, afin de montrer l’incohérence supposée de l’argument antitaurin visant à interdire l’accès aux arènes aux mineurs, qui, en réalité, serait un moyen de couper la naissance d’une jeune afición à la base. Des études de nature différente (sur la santé financière du monde taurin, sur l’enracinement de la tauromachie dans les régions à tradition taurine) sont en cours. L’association refuse la critique animaliste, louant à l’inverse la majesté du taureau, la préservation de l’espèce par la perpétuation des spectacles taurins, la promotion, grâce à l’existence des élevages de taureaux dans plusieurs régions espagnoles, d’un écosystème construit sur un modèle de développement durable, et luttant contre l’urbanisation croissante du pays. L’objectif prononcé de l’association, comme des groupes d’étude parlementaires de l’Assemblée Nationale et du Sénat, consiste en la préservation du statu quo juridique protégeant à l’heure actuelle la tauromachie en France. C’est la raison pour laquelle les acteurs de la défense taurine privilégient des actions ciblées, de contre-attaque : tentatives de déprogrammation de spots antitaurins, rencontres avec les élus, rendez-vous auprès du Premier Ministre. La campagne antitaurine aurait, selon les défenseurs de la tauromachie, comme objectif la victimatisation de l’animal et la stigmatisation sociétale de l’aficionado, quelque soit la culture taurine appréciée. En association avec les groupements taurins espagnols, André Viard a décidé de définir exhaustivement le concept de corrida, afin d’écarter tout spectacle édulcoré ou touristique comme ceux prochainement organisés à 228 Las Vegas . L’Espagne taurophile agit, elle, de manière défensive ou offensive selon les contextes. La Mesa del Toro, aujourd’hui en collaboration avec la Fondation El Juli et la Plataforma para la Defensa de la Fiesta diffuse la promotion et le développement de la corrida, en incitant à la création d’activités artistiques, culturelles, d’aide et de recherche en relation avec le monde de la corrida. Ces diverses associations ont ainsi organisé un week end informatif autour de la tauromachie à la Commission Européenne de Bruxelles l’an dernier, dans le cadre d’une « opération séduction ». A l’inverse, en Catalogne, la mobilisation 227 Accusation de la France devant la cour internationale de justice des droits de l’animal, C.R.A.C., disponible sur www.avatau.com/FR_accusation_CRAC.doc 228 94 Des toreros espagnols sont en effet pressentis pour une initiation au bullfighting dans le Nevada à l’hiver prochain. Andrieu Guilhem - 2009 III. La corrida comme objet de débat dans l’espace public s’avère avant tout défensive, par réaction : des conférences ouvertes à tous sont proposées à Barcelone pour expliquer la tauromachie à des spécialistes comme à des non-initiés. Le monde professionnel taurin barcelonais participe de la même manière à renouveler la base aficionada, par l’organisation de corridas attractives, réunissant les principales célébrités dans le cadre de festivals promotionnels. La plateforme de défense de la corrida met aussi en place des spectacles visant à renouveler l’image de la tauromachie dans une Catalogne soucieuse de se démarquer de l’identité culturelle espagnole : la programmation, par des catalans, de pièces de théâtre en rapport avec la tauromachie participe de cette promotion diversifiée de la corrida. Le théâtre, ou le ballet, constituent des activités où l’entrée des mineurs est autorisée ; c’est un moyen de contourner la législation catalane. Barcelone a accueilli plusieurs spectacles ayant trait à la tauromachie, parmi lesquels celui de Jaume Villanueva mettant en scène (et en musique) le poème de Federico Garcia Lorca Llanto por Ignacio Sanchez Mejias, cité dans la seconde partie de ce mémoire. Les défenseurs de la tauromachie ont compris que le recours aux personnalités artistiques qui ont pu, par le passé, faire l’éloge de la corrida, serait primordial dans leur dessein. La promotion, en Catalogne, de la corrida en rappelant Garcia Lorca ne représente pas une action purement défensive, puisque la même stratégie tend à se développer dans 229 l’ensemble de l’Espagne. A la tradition de corridas « goyesques » à Ronda (Andalousie), e où les toreros sont le temps d’une corrida vêtus des costumes dessinés par Goya au XIX siècle, s’est ajoutée la tenue d’un spectacle « picassien » à Malaga (Andalousie). Les habits de lumière portés par chacun des toreros seraient réalisés par le tailleur selon les esquisses cubistes de Pablo Picasso. La récente campagne des taurophiles en faveur d’une inscription de la tauromachie au patrimoine mondial de l’humanité (UNESCO) symbolise cette démarche. Des spécialistes des cultures taurines ont en effet signé une déclaration à Séville en avril dernier, dans laquelle ils affirment candidater officiellement pour l’inscription des fêtes du taureau au Patrimoine Culturel Immatériel. Les arguments justifiant du caractère patrimonial culturel 230 immatériel de la corrida sont les suivants : « -inscription millénaire du rapport de l’homme au taureau dans les religions, les arts et les mythes - multiplicité des versions de la culture taurine selon les “peuples et les communautés”, mais expression convergente d’un même rapport à la mort et à la vie de l’homme latin. - respect de l’animal de l’élevage au spectacle et entretien d’un écosystème rural et d’un espace économique specifique - adéquation de la définition du PCI selon l’Unesco et des composantes de la culture taurine - sauvegarde de la culture taurine comme résistance à la globalisation, comme promotion de la diversité culturelle et comme système de développement durable. » La réponse des défenseurs de la tauromachie se construit autour de deux volets, l’un défensif qui consiste en une réponse aux menaces antitaurines, et l’autre plus offensif qui rappelle l’ancrage de la corrida dans les régions taurines et en invite à la promotion. Les arguments évoqués divergent, et peuvent respectivement être d’ordre scientifique (recours à des études statistiques) ou culturel. 229 230 Les arènes d’Arles, dans les Bouches-du-Rhône organisent elles aussi une corrida « goyesque » chaque année. http://pciich.hypotheses.org/456 Andrieu Guilhem - 2009 95 L’existence de la corrida au XXI e siècle Le débat entre antitaurins et partisans de la corrida n’est donc pas prêt de se conclure. La longue lutte des défenseurs de la cause animale, si elle semble franchir un palier avec le vote prochain de la Catalogne, devrait toutefois se restructurer efficacement pour affronter une mobilisation taurophile qui a su parfaitement dépasser les querelles internes pour proposer un même et unique discours. Le rassemblement des forces pourrait constituer la clé du combat. 96 Andrieu Guilhem - 2009 Conclusion Conclusion Ce travail pluridisciplinaire sur la tauromachie nous a permis d’étudier une pratique culturelle d’exception, la corrida de mort, dans un contexte politique comme sociétal défavorable. Comme toute pratique sociale, le jeu taurin s’avère sensible aux évolutions de la société dans laquelle il est enraciné : répondant aux aspirations du public, acteur indispensable de ce jeu à trois, le mundillo taurin a su s’adapter à la période post-romantique, aux troubles périodes au sortir de la Première Guerre Mondiale, pour proposer un réel spectacle censé sublimer la mort en l’esthétisant. Ainsi, les chevaux doivent être obligatoirement protégés depuis 1928, correspondant à un désir partagé de moins de violence dans l’arène. Le soutien, ou l’opposition à la tauromachie, modèlent une certaine identité politique : si les valeurs mises en avant chez le taureau et le torero (bravoure, noblesse, caste, détachement..) peuvent rappeler les qualités préconisées chez les aristocrates sous l’Ancien Régime, l’analyse de la mobilisation en faveur de la corrida nous a permis d’en nuancer la politisation : ainsi députés de gauche comme de droite composent le groupe parlementaire « Tauromachie » ; de même, la plus vive opposante à la tauromachie provient du même parti que le président du groupe parlementaire « Tauromachie ». Une étude des couleurs politiques des diverses municipalités françaises organisant des spectacles taurins confirme le dépassement de la division Droite (Bayonne, Nîmes, Arles) / Gauche (Dax, Mont de Marsan). Le choix de ces villes de promouvoir l’activité taurine revêt cependant une véritable affirmation d’une identité singulière : le spectacle taurin, programmé durant les fêtes votives ou religieuses de la cité, constitue l’un des moments importants de la vie de la municipalité. L’arène de la commune, souvent en centre-ville, symbolise tout au long de l’année la défiance locale aux diverses pressions dont peut faire l’objet la corrida. Mais, si forte soit cette résistance locale véhiculée par des organismes puissamment mobilisateurs (Observatoire National des Cultures Taurines, Union des Villes Taurines Françaises), la multiplication des niveaux de décision et de débat sur la tauromachie, l’engouement médiatique en cas de suppression de la corrida en Catalogne, pourraient marquer un tournant pour cette pratique culturelle, non seulement dans la péninsule ibérique mais aussi en France. L’issue du vote dans la province catalane est déterminée par la capacité de mobilisation et de cohésion des diverses parties du débat. L’abrogation de l’alinéa excluant la corrida des pratiques de mauvais traitement envers les animaux, pourrait se répercuter de trois manières possibles dans l’Hexagone. Le pouvoir politique, saisi dans un contexte à présent favorable à une révision de la corrida, recevrait la demande sous une approche différente, et pourrait décider, soit de sa perpétuation (c’est ce que souhaitent les aficionados défendant le status quo juridique), soit de sa suppression pure et simple (ce que désirent les antitaurins). Néanmoins, un compromis pourrait être proposé : la suppression de tout châtiment, blessure, infligé au taureau, l’interdiction de la mise à mort, tout en réaffirmant l’existence de zones à tradition taurine locale. Ce type de manifestations taurines est déjà organisé aux Etats-Unis, à Las Vegas (Nevada), par un producteur autoproclamé Don Bull. Les banderilles comme les piques y sont remplacées par des armes factices en bande Velcro® ou scotch®. Si des spectacles taurins se sont déjà déroulés dans des pays sans aucune tradition taurophile (Egypte, Chine, Corée du Sud,..), les spectacles de Las Vegas, prévus pour l’automne prochain, invitent les plus grandes célébrités du toreo (El Juli, Enrique Ponce,..) à participer à cette simulation de corrida. Le monde taurin se mobilise Andrieu Guilhem - 2009 97 L’existence de la corrida au XXI e siècle d’ores et déjà pour dénoncer le caractère pastiche et ridicule de telles programmations, ainsi que l’implication, bien qu’indirecte, des plus grands toreros dans une entreprise qui nuirait à la préservation de la véritable corrida espagnole. Le risque consiste en effet à ce que cette forme de tauromachie sin sangre (sans sang) se développe aux Etats-Unis, puis en Europe, en dénuant toute sa symbolique. Je partage l’opinion de la majorité des aficionados actuels et d’artistes fascinés par la mort de l’animal. J’estime en effet que la corrida ne peut être que de mort, car elle puise dans la mort du taureau son caractère cyclique et signifiant. Une édulcoration de la violence de la tauromachie, réalisée dans un cadre plus global d’affaiblissement des pratiques culturelles atypiques, la dénaturerait et, paradoxalement, ferait perdre au taureau de combat sa majesté et sa mythification. 98 Andrieu Guilhem - 2009 Bibliographie Bibliographie Ouvrages Alvarez Sandra, Tauromachie et flamenco : polémiques et clichés, Espagne fin du e e XIX - début XX , Paris, L’Harmattan, 2000 Ariès Philippe, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Editions Seuil, Points Histoire, 1975 Bennassar Bartolomé, Histoire de la tauromachie, Une société du spectacle, Paris, Editions Desjonquères, 2002 Bennassar Bartolomé, La guerre d’Espagne et ses lendemains, Paris, Perrin, 2004 Bérard Robert, La Tauromachie, histoire et dictionnaire, Paris, Editions Robert Laffont Collection Bouquins, 2003 Caillois Roger, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard Folio, 1992 Cau Jean, Botero aux Champs-Elysées, La corrida au Grand Palais, Catalogue de l’exposition conçue par la Mairie de Paris et Didier Imbert, 1992 Conrad Jack Randolph, Le culte du taureau. De la Préhistoire aux corridas espagnoles, Paris, Editions Payot, 1978 De Tilly Marine, Corridas. De sang et d’or, Monaco, Editions du Rocher, 2008 Habermas Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Editions Payot, 1962 e e Hardouin-Fugier Elisabeth, Histoire de la corrida en Europe du XVIII au XXI , Paris, EHESS, Connaissances et Savoirs, 2005 Hardouin-Fugier Elisabeth et Baratay Eric, La corrida, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Que sais-je ? », 1995 Huizinga Johan, Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1988 Molinié Bertrand Annie, Duviols Jean-Paul, Guillaume-Alonso Araceli, Des taureaux et des hommes, tauromachie et société dans le monde ibérique et ibéro-américain, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne (PUPS), collection Ibérica, 2000 Molinié Bertrand Annie, Duviols Jean-Paul, Guillaume-Alonso Araceli, Fêtes et divertissements, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne (PUPS), collection Ibérica, 1997 Mieussens Dimitri, L’exception corrida : de l’importance majeure d’une entorse mineure : la tauromachie et l’animal en France, Paris, L’Harmattan, 2005 Pelen Jean-Nöel et Martel Claude, L’homme et le taureau en Provence et Languedoc : histoire, vécu, représentations, Grenoble, Editions Glénat, 1990 Andrieu Guilhem - 2009 99 L’existence de la corrida au XXI e siècle Redondo Augustin, La peur de la mort en Espagne au siècle d’or, Littérature et e e iconographie, Travaux du Centre de Recherche sur l’Espagne des XVI et XVII siècle (CRES), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993 Saumade Frédéric, Des sauvages en Occident : les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1994 Saumade Frédéric, Les Tauromachies européennes, la forme et l’histoire, une approche anthropologique, Paris, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), 1998 Viard André, Comprendre la corrida, Anglet, Editions Atlantica, 2001 Viard André, Le Grand Livre de la Corrida, Paris, Michel Lafon Publishing, 2003 Wolff Francis, Philosophie de la corrida, Paris, Fayard collection « Histoire de la pensée », 2007 Zumbiehl François, Le discours de la corrida, Lagrasse, Editions Verdier, 2008 Revues Géographie et Cultures, n°30, 1999 Planète Corrida, n° 8, 9, 10, Avril-Mai 2003 Presse Presse nationale quotidienne : pages tauromachie de Libération et Le Monde Presse Quotidienne Régionale : pages tauromachie de Midi Libre, La Dépêche du Midi, Sud Ouest, La Provence Internet www.liberation.fr www.lemonde.fr www.burladero.com (Actualité taurine, en espagnol) www.toros2000.com (Actualité taurine, en français) www.echoducallejon.com (Actualité taurine, en français) www.clubtaurinparis.free.fr (Comptes-rendus de conférences) 100 Andrieu Guilhem - 2009 Bibliographie www.terrestaurines.com (Actualité taurine et encyclopédie) www.plataformapdf.com (Plataforma de Defensa de la Fiesta, en espagnol) www.mesadeltoro.es (Mesa del Toro, en espagnol) www.europa.eu.int (Directives et réglements de l’Union Européenne en rapport avec la corrida) Vidéo/Documentaire Braunberger Pierre, et Myriam, La Course de Taureaux, 1951, Panthéon Production Andrieu Guilhem - 2009 101