Transmission de sens et management interculturel

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Transmission de sens et management interculturel
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États généraux du management « Nouvelles Frontières du Management »
11-12 octobre 2012, Strasbourg
Transmission de sens et management interculturel : pour
des managers traducteurs « passeurs de culture »
Louis-Marie Clouet, Responsable de la recherche en management interculturel, ISIT
[email protected]
L’enjeu de la transmission du sens devrait être au cœur des réflexions actuelles sur l’évolution
du management, du rôle de l’entreprise et de la relation du salarié au travail, en particulier
pour susciter (ou ressusciter) l’engagement et la motivation des collaborateurs. Dans un
contexte de fortes contraintes et de changement permanent, la demande de sens des
collaborateurs n’en est que plus grande quant à la raison d’être et à la stratégie de l’entreprise,
et à leur mise en œuvre (Vassel, 2011).
Cette communication vise à analyser le phénomène de transmission de sens, ou, pour être plus
précis, d’acculturation de sens, et son intérêt dans le cadre du management et de la
communication interculturels. L’étude de ce phénomène doit permettre de mesurer comment
l’introduction de concepts, de stratégies ou de méthodes de management d’une culture à une
autre peut entraîner un phénomène de rejet, une pleine et entière acceptation, voire déboucher
sur une autre issue, une acculturation du sens. Le cas échéant, cette étude doit permettre de
mesurer le rôle crucial que joue le manager dans ce passage d’une culture à une autre. La
maîtrise des processus de transmission de sens, compétence clé du traducteur, peut offrir des
compétences rares au manager immergé dans les nécessités d’un management interculturel.
Le management et la communication interculturels : donner du
sens aux mots (maux ?) de l’entreprise
Les problématiques interculturelles s’incarnent immédiatement dans les entreprises
internationalisées. La firme multinationale, ayant acquis une taille critique et présente dans
plusieurs pays, est confrontée au tiraillement entre des politiques et processus définis au
niveau d’une direction générale, avec pour objectif une plus grande cohérence et une plus
grande efficacité, et la réalité locale des filiales, que les managers doivent prendre en compte
pour adapter la norme aux cas imprévus et imprévisibles, et aux spécificités locales et
culturelles.
Des notions telles que la responsabilité sociale d’entreprise, le développement durable, la
gestion de la diversité, voire des concepts fondamentaux comme la relation client ou
fournisseurs, placent les dirigeants d’entreprise face à un dilemme : comment mettre en œuvre
des concepts conçus selon différentes représentations du monde et des relations entre les
hommes, dans des contextes locaux profondément différents, sans en altérer le sens ?
Louis-Marie Clouet / ISIT / 30 janvier 2012
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Inversement, l’injonction de mise en œuvre de telles notions peut poser problème pour les
acteurs d’une autre culture qu’occidentale, face à des concepts définis dans des termes, dans
une langue différente de la leur, et faisant référence à des conceptions définies et issues d’un
contexte très différent.
Or nous sommes confrontés précisément à une « présomption d’intraduisibilité » : les
stratégies, méthodes de management recèlent des maîtres-mots1, « eux-mêmes condensés de
contextualité longue où des contextes entiers se reflètent, pour ne rien dire des phénomènes
d’intertextualité dissimulés dans la frappe même du mot » (Ricœur, 2004, p. 12). À titre
d’exemple, l’importation de la « Responsabilité sociale de l’entreprise » en Chine ne peut se
concevoir et s’appliquer concrètement qu’en comprenant le sens de la « responsabilité », du
jeu des acteurs « sociaux » et de la forme même de l’ « entreprise » dans les représentations
qu’en ont les Chinois à travers leur histoire et leur réalité vécue en Chine en 2012… Cette
acculturation chinoise s’inscrit bien loin de la réalité et des représentations de ces mêmes
maîtres-mots Corporate Social Responsability, qui ont présidé à l’émergence du concept aux
Etats-Unis dans la seconde moitié du XXIe siècle et dont le signifiant n’est pas stabilisé.
Ces difficultés de transmission de sens se déclinent aussi concrètement dans les politiques
menées par l’entreprise dans les différents pays où elle agit. Comment transposer des
méthodes de management conçues dans un pays ou dans une autre culture ? Comment unifier
une politique de Gestion Prévisionnelle des Emplois et Carrières (GPEC) si les notions
d’évaluation de la performance, de compétence, de responsabilité ou encore de détection du
potentiel, sont interprétées de manière très différente par les collaborateurs de cultures
fondamentalement différentes ? Dans son ouvrage L’épreuve des différences, Philippe
d’Iribarne (2009) illustre ainsi les difficultés de traduction des valeurs du groupe Lafarge, à la
fois entre les documents de références rédigés simultanément en français et en américain,
mais aussi de leur interprétation lorsque ces valeurs d’entreprise ont dû être mises en œuvre et
adaptées au contexte local chinois ou jordanien.
Cette tension qui se noue dans la transmission du sens s’exprime donc concrètement au sein
de l’entreprise : comment agréger autour d’un même sens des personnes qui ne parlent pas la
même langue, et utilisent une lingua franca – souvent l’anglais ou, pour être plus juste, le
globish –, avec leur propre bagage culturel ? Ce qui est vrai pour la traduction entre deux
langues l’est aussi dans un processus intellectuel d’interprétation au sein d’une même langue :
comment arriver à transmettre le sens entre des individus qui peuvent parler la même langue,
sans partager le même langage ou la même culture au sein d’entreprises franco-françaises :
entre dirigeants, cadres et ouvriers ; entre ingénieurs, commerciaux, juristes… ; entre services
du marketing, du développement, de la production, des ressources humaines… L’impact
d’une incompréhension ou d’une mauvaise interprétation peut avoir des conséquences
importantes lorsque le sens d’un mot est au cœur de la définition de stratégies parfois vitales
pour l’entreprise vis-à-vis de ses parties prenantes (clients, fournisseurs, actionnaires,
syndicats, autorités publiques, société civile).
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Littéralement, des Grundwörter.
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L’entreprise, à son insu sans doute, est donc traversée à tous les niveaux par des enjeux très
concrets de traduction et d’interprétation et ce d’autant plus dans un contexte mondialisé. Elle
a donc tout à gagner à internaliser ces compétences clés et rares en intégrant des « managers
traducteurs » au cœur de ses équipes multinationales, au centre de ce processus
d’internationalisation.
Cas d’étude : les « managers traducteurs » au cœur de la
création d’un référentiel de compétences managériales et
l’harmonisation des processus d’évaluation de la performance
L’harmonisation des pratiques RH dans un groupe globalisé : un
enjeu crucial et sensible
Dans le cadre d’un Projet de recherche appliquée en Master 2 « Management interculturel »2,
un groupe de cinq étudiantes de l’ISIT ont participé à un projet de création d’un socle de
compétences managériales et l’harmonisation de l’évaluation de la performance pour un
groupe international Y. Le groupe Y compte environ 7000 collaborateurs dans une
quarantaine de filiales et intervient dans plus de 200 pays ; ce groupe Y s’est internationalisé
par une démarche de croissance externe à travers le rachat d’entités auparavant indépendantes.
De ce fait, le holding gérait jusque récemment de manière très décentralisées ses filiales
situées dans des environnements culturels très divers : jusqu’en 2010, les filiales les plus
importantes disposaient ainsi de leurs propres processus et outils de ressources humaines
(RH), mais les filiales de petite taille n’en disposaient pas.
La Direction des Ressources Humaines du holding a lancé un programme visant à structurer
et renforcer l’organisation du groupe en matière de RH et de fournir des outils aux filiales qui
en étaient dénuées. Les responsables RH ont souhaité privilégier une démarche « glocale » et
collaborative avec les filiales, en vue de créer un consensus autour de deux documents de
références :
1- Un « Référentiel de compétences managériales »,
2- Une fiche d’entretien annuel type pour la « revue annuelle de performance » des
collaborateurs réalisée par leurs managers,
Dans une visée de communication pédagogique, ces deux documents devaient être
accompagnés de guides pratiques, des outils très opérationnels afin que les filiales appliquent
rapidement et efficacement les nouvelles pratiques RH. Ces outils devaient également donner
des informations supplémentaires sur la démarche du holding et les délais de mise en place de
ces nouveaux concepts. Ces documents devaient articuler de manière à la fois commune et
discriminante une communication adressée à plusieurs types de collaborateurs : les Directeurs
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Ce cas d’étude s’appuie sur le Projet de recherche appliqué réalisé par Mathilde Aureau, Hortense Demonchy,
Danièle Rauscher, Clémence Sardin et tutoré par Frédérique de Graeve, Comment gérer le transfert de pratiques
RH à l’international ? Exemples avec la création d’un socle de compétences managériales et l’harmonisation de
l’évaluation de la performance, Projet de recherche appliquée, ISIT, Master Management Interculturel, 20112012, 36 p. et annexes.
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des ressources humaines et responsables RH, les Directeurs généraux ou commerciaux (en
l’absence de DRH), les managers et les collaborateurs du groupe.
Le processus de communication associé à la création de ces documents cruciaux pour la
politique RH du groupe était une condition essentielle de succès. Il fallait à la fois faire
adhérer les filiales au projet, pour que les outils soient réellement adoptés et utilisés, éviter
l’écueil d’une communication ressentie comme descendante de la part du holding, qui serait
contre-productive, et inciter les filiales disposant déjà d’outils RH à basculer sur la
méthodologie définie pour l’ensemble du groupe.
Les contraintes et subtilités d’une communication interculturelle
Mener un tel projet de déploiement multilingue impose d’importantes contraintes inhérentes à
la réalisation de documents touchant de près à la sensibilité des collaborateurs, de nationalités
et de langues hétérogènes, et impliquant des rapports de pouvoir entre filiales et holding.
Pour souligner la difficulté de l’exercice, le groupe de travail regroupant des membres de la
RH holding, des filiales et d’un cabinet de conseil se réunissait autour de « réunions
téléphoniques » (conference calls) ; ce groupe de travail était composé de responsables RH ou
de Directeurs généraux ou commerciaux, travaillant dans diverses filiales en Allemagne,
Argentine, Brésil, Chine, Etats-Unis, Italie, Portugal.
Comme dans de nombreux groupes internationaux, l’anglais était la langue de communication
entre les participants – imposer cette langue de travail était d’ailleurs un des objectifs du
programme général de la DRH du holding. Pour autant, et c’est le paradoxe de cette politique
de lingua franca, l’usage systématique de l’anglais imposait une nécessité contraignante à
deux titres. D’une part, les conférences durant trois heures, la concentration dans une langue
autre que maternelle demandait un effort important pour tous les participants.
D’autre part, la maîtrise de l’anglais demeurait très inégale entre les participants avec des
conséquences non-négligeables :
-
Des incompréhensions se sont fait jour, dues à cette insuffisante maîtrise de la langue :
contresens, mauvaises interprétations ;
-
La maîtrise d’un jargon technique RH était un préalable crucial pour pouvoir
participer activement au projet et comprendre le fond des échanges entre les membres
du groupe de travail : l’objet même de ces échanges était la recherche d’un consensus
sur l’emploi de termes précis, la recherche de définitions communes... Chaque
participant devait comprendre pourquoi un mot plutôt qu’un autre serait plus ou moins
clair, bien ou mal perçu selon la culture des participants au groupe de travail
rassemblées et des collaborateurs amenés par la suite à utiliser ces documents ;
-
En définitive, ce sont les personnes qui maîtrisaient le mieux l’anglais qui faisaient
prévaloir leur point de vue.
Les difficultés créées par cette situation de communication à distance ont été amplifiées par
la dimension culturelle, qui ralentissait parfois les échanges. Chaque participant souhaitait
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exprimer sa vision des choses, sans pour autant forcément vouloir l’imposer pour que tous
puissent en prendre connaissance et juger si elle ne permettait pas de résoudre tel problème ou
répondre à telle question.
La DRH du holding a donc fait le choix stratégique de procéder à un déploiement
multilangue3 appliqué à l’ensemble du processus de création des documents, afin de disposer
des documents-clés et des guides pratiques dans plusieurs langues, et ainsi faciliter leur
appropriation par les managers des filiales sur le terrain. La mission des étudiants de l’ISIT
s’est concentrée sur trois missions clés pour le succès de la création et du déploiement ultime
de cette politique RHI :
-
Contribuer à conseiller et accompagner l’ensemble du processus d’élaboration des
documents en matière de traduction ;
Élaborer un support de communication associé à chaque document technique pour en
faciliter le déploiement ;
Traduire l’ensemble de ces documents en français, anglais, allemand espagnol, et
trouver les ressources pour les traduire dans d’autres langues (italien, portugais).
La plus-value des « managers traducteurs »4
Les « managers traducteurs » formés par l’ISIT ont tout d’abord eu un rôle de conseil. Ils ont
présenté des recommandations sur l’intérêt de traduire les documents vers les langues des
différentes filiales : ils ont formulé des préconisations sur l’importance stratégique de réaliser
les traductions dans certaines langues en fonction de la taille et donc du poids économique de
chacune des filiales, et de leur maîtrise de l’anglais. Les documents ont ainsi été rédigés en
anglais, puis traduits vers le français, langue-source des traducteurs, avant d’être traduits enfin
en espagnol, italien et portugais. Le portugais s’est avéré une langue-cible incontournable,
puisque les filiales du Brésil et du Portugal étaient de taille relativement importante et qu’elles
ne maîtrisaient pas forcément bien l’anglais. Compte tenu de la taille des filiales
germanophones et de leur maîtrise de l’anglais, il avait été estimé inutile de traduire les
documents en allemand. Mais ces filiales ont vivement souhaité disposer les documents dans
leur langue maternelle; ceci reflète clairement l’importance pour un manager de disposer de
documents dans sa langue maternelle, quoi qu’en dise la doxa sur la prééminence et le
caractère incontournables de l’anglais au sein de l’entreprise.
Autre apport essentiel du travail de traduction, les « managers traducteurs » ont su questionner
et saisir les nuances des termes employés afin de créer des guides pratiques conçus de façon
claire, concise, et cependant exhaustive, démontrant aux managers et responsables RH des
quatre coins du monde la teneur et l’utilité de ce document. Ce souci de clarté était fortement
corrélé à un souci de pédagogie appliqué à chaque langue et à chaque culture.
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Et donc en partie en contradiction avec le principe d’une langue de travail unique – l’anglais – pour la
communication entre le siège et le filiales.
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Ce cas d’étude se focalise sur la dimension écrite de la traduction considérée dans son acception la plus large.
Le rôle d’interprète – à l’oral - est lui aussi crucial : à titre d’exemple, lors de négociations commerciales. Le
vocable « manager traducteur » est entendu comme recouvrant ces deux compétences : traduction écrite et
interprétation orale.
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À titre d’exemple, le terme « employee » avait été traduit initialement par le mot français
« employé ». Or, en français, ce mot n’a pas la même connotation qu’en anglais, puisqu’il
introduit une distance hiérarchique plus forte que dans la version originale du document ; le
mot a été finalement remplacé par le terme plus égalitaire et inclusif de « collaborateur ».
D’une part, « Employé » est une catégorie socio-professionnelle de l’INSEE, différente de
« cadre » ou « cadre supérieur » et présente donc un sens fortement marqué par cette
classification franco-française. D’autre part, la nuance entre employé et collaborateur rejoint
les traits caractéristiques de la culture française du management décrits par Philippe d’Iribarne
(1989) : un manager français n’acceptera une règle que s’il sent qu’il peut engager librement
sa responsabilité (de « collaborateur ») et qu’il n’y sera pas contraint de manière « servile »
(comme un simple « employé »). A contrario, le terme « employee » est beaucoup moins
connoté en anglais et s’insère parfaitement à une culture américaine du contrat, où le statut
d’« employee » renvoie à des aires de compétences clairement définies par contrat, sans jeu
et représentation de pouvoir.
Les « managers traducteurs » ont été confrontés au dilemme bien connu des praticiens de la
traduction : devaient-ils être des traducteurs « sourciers » privilégiant le respect du textesource, ou « ciblistes », accordant la primauté à la compréhension du sens par le public-cible
de la traduction (Ladmiral, 1986) ? Les deux approches coexistent, même si la priorité à été
donnée à juste titre au sens du texte-cible dans les différentes langues-cibles.
Dans une approche de « sourcier », la technicité des termes et concepts en anglais ont
nécessité une analyse fine de leur traduction en français, avant d’être eux-mêmes traduits dans
les autres langues. Ainsi, pour un terme anglais en particulier, plusieurs termes français
étaient possibles et faisaient l’objet de débats au sein du groupe de travail. Ce travail de
traduction a demandé de nombreux efforts de reformulation et d’identification des termes RH
exacts. Pour autant, dans une optique « cibliste », les traducteurs devaient aussi tenir
l’exigence de fournir un document français « fluide et agréable à lire », qui fasse sens pour les
professionnels RH mais également pour les managers et collaborateurs. Pour reprendre leurs
propres termes, « il n’aurait en effet servi à rien que nous fassions preuve d’une précision
presque chirurgicale lors de la traduction vers le français des éléments RH les plus importants,
s’il s’avérait au final que le produit de nos efforts n’était qu’une succession de termes
techniques juxtaposés les uns derrière les autres, sans aucune cohérence sémantique. »5
Cette préoccupation rejoignait l’objectif défini par la DRH du holding : viser d’efficacité du
déploiement des outils RH auprès de tous les collaborateurs, quelles que soient leur
nationalité et leur culture. Ainsi, la première version de la traduction en français avait
tendance à insister tout particulièrement sur les efforts que devait fournir le collaborateur
devait fournir pour atteindre les objectifs fixés, la façon dont il allait pouvoir mener à bien ses
missions… Bien que le document « Revue annuelle de performance » soit un formulaire
servant à l’évaluation de la performance et des compétences du collaborateur, il fallait insister
5
On soulignera ici une limite intrinsèque à l’exercice : même en tenant en compte de l’interculturel et en ayant
souci d’un déploiement multilangue, les documents produits sont en définitive le produit d’une culture française,
qui se reflète dans l’interface même et la structuration de l’information qu’ils contiennent, car l’équipe de
rédaction était en définitive uniquement composé de Français.
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sur le fait que ces entretiens constituaient une étape vitale dans le développement du
collaborateur et qu’il devait donc s’agir d’un échange entre ce dernier et son responsable N+1.
C’est la raison pour laquelle la version finale en français comporte les termes « échangez »,
« commun[e] », « même[s] », etc.
L’impérieuse nécessité de managers « transmetteurs de sens »
Donner du sens consiste à éclairer le fondement de toute action, comme le souligne Olivier
Vassal (2011, p. 103), « un acte, une décision ont du sens dès lors qu’il nous est possible de
les justifier, les évaluer et les comprendre ». Cela suppose la satisfaction de trois besoins
fondamentaux (Ibid.) : la possibilité de se référer à un « tout » ; l'existence d'un cadre de
référence ; la capacité à comprendre et à expliquer. C’est dans la cohérence à ces trois
éléments que la stratégie d’une entreprise et les politiques qui en découlent trouveront
l’adhésion des collaborateurs : celle-ci répond à l’articulation du discours et des actes, du
discours incarné dans un contexte particulier.
Si l’on considère comme Ladmiral et Lipianski (1989) que « le langage n’est pas seulement
un instrument de communication », mais aussi « un ordre symbolique où les représentations,
les valeurs et les pratiques sociales trouvent leur fondement », la transmission du sens au sein
de l’entreprise ne peut se penser comme la simple transposition d’un concept dans la langue
du siège dans la langue d’une filiale. Cette transmission induit la confrontation avec l’ordre
symbolique autre de la culture d’arrivée, précisément pour en fonder le sens : « grandeur de la
traduction, risque de la traduction : trahison créatrice de l’original, appropriation également
créatrice par la langue d’accueil ; construction du comparable » (Ricœur, 2004, p. 66). Tel a
été le travail mené par les « managers traducteurs de l’ISIT » pour le groupe Y : construire un
sens comparable au cœur de la création de ce socle de compétences managériales et de
l’harmonisation de l’évaluation de la performance.
Au sein des firmes multinationales ou des entreprises insérées dans la mondialisation des
échanges, les managers sont désormais de plus en plus dans cette position d’intermédiaire
entre plusieurs cultures. Ce qui était et demeure une réalité particulièrement sensible pour les
collaborateurs en mobilité internationale qu’ils soient impatriés (de la filiale à l’étranger vers
le siège), expatrié (du siège vers les filiales à l’étranger), ou encore Third Country Nationals6
(TCN) l’est aussi désormais de manière prégnante pour les managers devant travailler dans
des équipes multiculturelles. Le groupe Y a bien identifié ce facteur-clé de la réussite de son
programme RH : que tous les managers soient la courroie de transmission du sens donné à ces
documents, clé pour l’harmonisation des pratiques à l’ensemble du groupe. Il n’est que plus
nécessaire que les managers maîtrisent les compétences connexes tirées de l’exercice
intellectuel et technique de traduction : l’appréhension d’un double mouvement, pour
reprendre le paradoxe de la traduction formulé par Schleiermacher et repris par Ricœur
(2004). Un premier mouvement (« amener l’auteur au lecteur ») est une nécessaire condition
d’efficacité dans la mise en œuvre des stratégies et méthodes de management, en cherchant ce
sens « comparable » dans la culture d’arrivée. Mais l’acculturation des stratégies et méthodes
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Managers internationaux affectés de filiales en filiales (et donc d’une culture différente du siège et de la filiale
locale) au sein d’un même groupe internationalisé.
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de management s’inscrit aussi dans un autre mouvement, « amener le lecteur à l’auteur » :
amener les représentations et réalités locales à intégrer un concept qui leur est initialement
extérieur, ce qui peut et doit entraîner des évolutions positives (normalisation, gain
d’efficacité, amélioration des résultats et conditions de travail). L’exemple de Lafarge montre
ainsi qu’en donnant sens à des valeurs énoncées en Occident, on pouvait aussi les mettre en
œuvre dans un esprit « comparable » quoique acculturé à la culture chinoise, tout en
améliorant le management chinois dans un esprit occidental (Iribarne, 2009, op. cit).
Et de ce point de vue, la compétence de la transmission du sens devient essentielle pour les
entreprises multiculturelles. Un « manager traducteur » est précisément cette ressource rare
capable de combiner les compétences du manager et du traducteur : c’est ainsi que les
étudiants de l’ISIT en Master « Management interculturel » disposent du socle solide de
compétences techniques en langues et en traduction, et bénéficient d’une formation
professionnalisante focalisée sur les métiers du management. Ils peuvent ainsi jouer ce rôle de
« passeur de culture » si intimement lié à l’exercice de la traduction : être capable de
« comprendre, gérer, maîtriser et diffuser l’information, le sens, l’effet de sens, l’acte inscrit
dans le langage et ce, non seulement dans sa propre culture, mais aussi d’une culture vers une
autre » (Gormezano, 2008). Les managers qui maîtriseront les compétences tirées de la
traduction et de l’interprétation seront parfaitement à l’aise pour passer d’une culture à l’autre,
travailler dans des environnements multiculturels, et surtout assumer ce rôle de transmission
du sens d’une culture à l’autre. Le management interculturel a cet idéal en vue : tendre vers
« l’hospitalité langagière » chère au traducteur (Ricœur, 2004). Les managers du XXIe siècle
ne pourront donc qu’être des managers de la transmission du sens, capables de donner sens à
l’action internationalisée et interculturelle des entreprises.
Note de synthèse :
Cette communication vise à analyser le phénomène de transmission de sens, ou, pour être plus
précis, d’acculturation de sens. Au sein des firmes multinationales, insérées dans la
mondialisation des échanges, les managers sont désormais de plus en plus dans cette position
d’intermédiaire entre plusieurs cultures. La compétence de la transmission du sens devient
essentielle pour les entreprises multiculturelles. Un « manager traducteur » est précisément
cette ressource rare capable de combiner les compétences du manager et du traducteur, et
ainsi peut jouer ce rôle de « passeur de culture » si intimement lié à l’exercice de la
traduction : savoir comprendre, gérer, maîtriser et diffuser l’information, le sens, l’effet de
sens, l’acte inscrit dans le langage et ce, non seulement dans sa propre culture, mais aussi
d’une culture vers une autre. Les managers qui maîtriseront ces compétences seront
parfaitement à l’aise pour passer d’une culture à l’autre, travailler dans des environnements
multiculturels, et surtout assumer ce rôle de transmission de sens d’une culture à l’autre.
Références bibliographiques
CLOUET Louis-Marie, Communication interculturelle et transmission du sens : traduire la
Responsabilité sociale de l’entreprise en Chine, 6e séminaire d’études du groupe GEM - La
Louis-Marie Clouet / ISIT / 30 janvier 2012
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question du langage et de la communication dans le management international, 28 - 30 mars
2012, Essec, Cergy-Pontoise.
GORMEZANO Nathalie, La traduction aujourd’hui et ses implications politico-économiques,
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IRIBARNE, Philippe (d’), La logique de l'honneur. Seuil, 1989, (coll. Sociologie), 279 p.
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