Trafic 62 - Eden Livres

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Trafic 62 - Eden Livres
Le classicisme, c’est là qu’excellent les artistes qui n’ont
rien à dire.
WITOLD GOMBROWICZ
Fondateur : Serge Daney
Cofondateur : Jean-Claude Biette
Comité : Raymond Bellour, Sylvie Pierre, Patrice Rollet
Conseil : Leslie Kaplan, Pierre Léon, Jacques Rancière,
Jonathan Rosenbaum, Jean Louis Schefer
Secrétaire de rédaction : Jean-Luc Mengus
Maquette : Paul-Raymond Cohen
Directeur de la publication : Paul Otchakovsky-Laurens
Revue réalisée avec le concours du Centre national du Livre
Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions : Alice de Andrade, José Carlos Avellar,
Ivana Bentes, Jean-Claude Bernardet, Christa Blümlinger, Luciana Sá Leitão Corrêa de
Araujo, Catherine Pierre-Allègre, Georges Ulmann ; la société AMIP, Carlotta Films, Petrobras.
En couverture : Paulo José et Helena Ignez dans O Padre e a Moça (1965) de Joaquim
Pedro de Andrade.
TRAFIC 62
Traversées du visage par Jean-Marie Samocki . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Être au cinéma. Là-bas de Chantal Akerman par Raymond Bellour . . . . . . . . .
Une histoire immortelle par Mathias Lavin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’ordre du jour par Pierre Léon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Parle avec Louis par Emmanuel Burdeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Femme est le montage au cinéma – à partir de Jean Renoir
par Philippe Larollière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Viva Joaquim Pedro ! par Eduardo Escorel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les films d’un maître par Walter Lima Jr. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Joaquim Pedro de Andrade, les films par Sylvie Pierre . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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À la manière de La ricotta par Hervé Gauville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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« I am a camera » : Robert Frank et ses films par Anne Bertrand . . . . . . . . . . .
Sur William Eggleston par Brice Matthieussent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Lettre de Bruxelles par Jean-Luc Outers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Incipit américains (1). La Prisonnière du désert par Pierre Gabaston . . . . . . . .
Deadpan à Lambdaville. Assassin sans visage par Brent Kite et Bill Krohn . .
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Sur un film par Robert Walser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Trafic sur Internet :
sommaire des anciens numéros, agenda, bulletin d’abonnement
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© Chaque auteur pour sa contribution, 2007.
© P.O.L éditeur, pour l’ensemble
ISBN : 978-2-84682-199-5
N° de commission paritaire : 1003 K 78495
Traversées
du visage
par Jean-Marie Samocki
« … Vers où je descends pour te forcer à me suivre
Te remonter vers le jour en ne te quittant pas
Des yeux non pas même retourné vers toi
Mais fixé sur toi malgré toute défense… »
Michel Deguy
Trilogies
Par sa longueur excessive de tournage, son ambition démesurée (grâce à laquelle
David Lynch essaie de se hisser à la hauteur de ses maîtres Bergman et Fellini, mais
aussi du Kubrick de 2001 et peut-être, de façon plus intime, du Polanski de Répulsion),
ses effets sur le spectateur (si certains vivent un merveilleux voyage hallucinatoire,
d’autres s’engluent comme rarement dans une mélasse postmodernisante), le rythme
imprévisible de ses enchâssements narratifs, la brutalité plastique de ses raccords, sa
recherche effrénée de dépassement (résumer et reprendre l’histoire du cinéma pour
inaugurer de nouveaux dispositifs) et enfin par sa typographie inhabituelle, INLAND
EMPIRE est un film monstre. Reste peut-être l’essentiel : de quel monstre s’agit-il ?
Est-ce un film loup-garou, obsédé par la malédiction de ses propres métamorphoses,
convertissant avec orgueil sa peur en une transformation inlassable de la figuration
de la peur ? Ce serait surtout Lost Highway. Un film sphinx, faisant de chaque apparence la surface d’un mystère insondable, sans résolution, puis regardant chaque
mystère comme le signal d’une énigme plus ancienne et inatteignable, l’énigme peutêtre de la naissance du désir et des affects ? Là, c’est plutôt Mulholland Drive. Alors
quoi ? Un film ogre pour son gigantisme immédiat, pour sa terreur de la dévoration,
de la dissolution dans l’organique ? Un film succube ? Si sa volonté d’englobement du
dispositif cinématographique suscite de nombreuses interrogations, il est en revanche
clair qu’avec ce film Lynch englobe au moins son propre cinéma. Et c’est parce que
les liens que ce film tisse avec les précédents sont aussi serrés qu’en réélaboration
perpétuelle, que, si INLAND EMPIRE était un monstre, ce serait une hydre.
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Les métamorphoses seraient incessantes, mais peu à peu on distinguerait plusieurs
séries de visages de peur, à la fois cohérentes dans leur totalité et dissemblables
séparément. Le propre de cette hydre filmique, ce serait le retour lancinant des autres
films de Lynch, mais à chaque fois selon des configurations particulières, et encore
tout ne reviendrait pas, seulement les figures d’angoisse. La série la plus évidente
est constituée par ses derniers films : Lost Highway, Mulholland Drive, INLAND
EMPIRE. Elle correspond à un voyage au centre du fantasme et relie une angoisse
immaîtrisable à la figuration d’un labyrinthe psychique, sauf que le labyrinthe tend
à se ramifier de plus en plus et qu’il est pour le spectateur de plus en plus compliqué
d’en percevoir un dessin général. L’empire intérieur que Lynch décrit semble sans
fond tant les représentations mentales qui le façonnent prolifèrent en se contaminant, parfois même en se rejetant. D’où la présence dans chaque film d’un moment
littéralement aberrant, qui engage l’image tout en défiant les continuités d’espace et
de temps, lorsque l’identité du personnage principal se diffracte avant de se replier
sur elle-même dans un sursaut tragique : il vient vite dans Lost Highway (la condamnation à mort), très tardivement dans Mulholland Drive (quelque chose comme les
souvenirs d’une agonisante) ; INLAND EMPIRE en constitue pour l’instant un point
limite : le partage entre les nombreux personnages incarnés par la même actrice est
presque impossible (ce pourrait être à la toute fin du film, dans ce baiser entre la
blonde et la brune) et leur relation est chaotique et intenable.
Eraserhead, Twin Peaks : Fire Walk with Me, INLAND EMPIRE. Ce second regroupement peut étonner car il associe un film souvent considéré comme son chef-d’œuvre
expérimental à une tentative mal-aimée d’explosion du schéma romanesque. L’évolution des personnages est beaucoup moins assurée par les codes narratifs que par
l’agencement abstrait des sons ou la violence d’éclairages sursaturés. Les décrochages
du récit ne servent plus à surprendre et à ballotter le spectateur. Celui-ci est intégré
à une fiction qui s’efforce de se transformer en une matière organique et dangereuse.
Les corps peuvent alors s’effacer ; les mécanismes de causes et d’effets disparaissent
au profit de scènes dont la liaison les unes aux autres fait problème (cette question
du rattachement impossible travaille en particulier Twin Peaks : Fire Walk with Me) ;
l’enfer mental s’élargit en un agrégat de micro-sensations. On retrouve cette ambition
dans Wild at Heart : les effets de rupture y sont très prononcés (entre hyperréalisme
et romantisme, jour et nuit, angoisse sourde et décharge extatique, entre le conte
cruel et la réflexion conceptuelle, etc.), mais la trame assez serrée du récit (où perce
The Wizard of Oz) rend ici les modulations d’intensité beaucoup trop artificielles. Le
rêve de Lynch serait d’immerger le spectateur dans une fiction aussi hypnotique
qu’inquiétante dans laquelle la représentation de l’angoisse et de l’origine serait
soumise à des variations d’énergie. Le cinéma comme expérience cinétique.
Le troisième réseau est difficile à expliquer sans engager une psychologie du créateur ; le mieux est pourtant de s’en tenir à une évolution formelle. Il a pour centre
une actrice, Laura Dern (on pourrait recentrer cette série sur Harry Dean Stanton
ou Grace Zabriskie). Blue Velvet, Wild at Heart, INLAND EMPIRE. Trois films pour
trois âges : la girl next door de la zone pavillonnaire, fade mais au désir rassurant
car inoffensif ; la femme en fuite, à la sexualité explosive ; et aujourd’hui la femme de
quarante ans, embourgeoisée, mariée, sans enfants, toute à son confort social et qui
doit faire face à la dislocation de son univers intérieur. Le rapport que Lynch entretient avec Laura Dern est incroyablement intime, tant il paraît être le seul à pouvoir
révéler chez elle une ambiguïté, un malaise, une présence, que n’ont vus ni Spielberg
(dans Jurassic Park, elle représente l’archétype d’un certain modèle humain face à
l’horreur du dinosaure), ni Eastwood (dans A Perfect World, elle est un témoin
impuissant, exclu de l’action), ni Altman (pour lequel elle donne une version de la
femme déchue dans le gynécée hystérique de Dr. T. and the Women). De celle qu’on
ne regarde pas, elle devient ici pour Lynch son champ privilégié. Il n’y a pas un plan
qui ne signe leur admiration réciproque. La confiance dévouée du disciple appelle la
dévotion protectrice du maître.
Cela va encore plus loin : Laura Dern semble tellement regardée par David Lynch,
et tellement longtemps, que le film donne souvent l’impression d’une projection privée.
Si l’on compare INLAND EMPIRE à certains films récents également centrés sur
une actrice, le travail de Lynch frappe par son originalité. Alors que Brian De Palma
filme, entre soumission et libération, le corps de Rebecca Romijn-Stamos dans Femme
Fatale ou celui de Mia Kirshner dans Black Dahlia à partir des multiples variations
du fantasme masculin, Lynch met peu en valeur la sensualité de Laura Dern. Il
n’exalte pas non plus l’énergie de son actrice, à la différence d’un Paul Verhoeven qui,
dans Black Book, magnifie Carice van Houten en révélant une puissance d’incarnation hors du commun. INLAND EMPIRE ne poserait alors qu’une seule question :
que devient un visage de femme lorsqu’un homme le regarde ? Dès lors, il y aurait un
récit apparent (une femme a peur de tromper son mari et de regarder un autre
homme ; d’où ce projet esthétique : qu’est-ce qu’un visage angoissé ?) et une trame
clandestine mais capitale (un homme, en l’occurrence le cinéaste, regarde une femme :
qu’est-ce qu’un visage regardé ?). L’important n’est plus que le personnage de Laura
Dern soit la proie de ses tourments, mais que le visage de celle-ci en soit la matière,
ou tout au moins l’aimant.
Le visage fixe la ligne indépassable entre le regard du cinéaste et le don de l’actrice.
Il est l’espace où se négocient en permanence les rapports d’agressivité et d’admiration
entre Lynch et Laura Dern, la maîtrise et l’abandon, le désir de contrôler et la nécessité de fuir, avec à chaque scène cette indécision qui fait qu’il est difficile de savoir qui
contrôle qui, si le regard du cinéaste contraint le visage de l’actrice ou si celui-ci retient
à jamais le regard sur lui attaché. Pendant ces six années d’un tournage sans cesse
interrompu puis repris, il faudrait imaginer ce visage qui oblige Lynch à recentrer son
travail jusqu’à devenir finalement le seul sujet de sa contemplation infinie. Imaginer ce
visage qui ralentit, fige ou provoque le désir de tourner comme il ralentit, fige ou provoque la fiction. Imaginer enfin Lynch, dans la salle de montage, en fixer les états, les
déconnecter de la linéarité narrative, en distinguer chaque moment pour mettre à jour
le système infini de visages que l’actrice détient : de l’incompréhension à la terreur,
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