Kevin Lynch, 1999 [1969], L`image de la Cité, trad

Transcription

Kevin Lynch, 1999 [1969], L`image de la Cité, trad
Par Francis Ducharme
Kevin Lynch, 1999, L'image de la Cité, trad. par Marie-Françoise Vénard et Jean-Louis
Vénard de The Image of the City (1960), Paris, Dunod, 221 p.
Résumé
S’appuyant sur des études d’anthropologie et de psychologie, Kevin Lynch postule que la
capacité des citadins à se former une image mentale partagée relativement forte de leur ville
(« imagibilité » ou « imageability ») devrait être un critère fondamental de l’urbanisme. Une
image forte permet à la fois aux gens de s’orienter facilement, d’apprécier l'esthétique des lieux,
de forger un sentiment d’appartenance et même de consolider des croyances ou une vision du
monde. Pour comprendre ce langage de la forme des villes, Lynch a analysé en détail les forces et
les faiblesses de Boston, Jersey City et Los Angeles au moyen d’entrevues avec des citadins à qui
on demandait de dessiner des plans de leur ville, de s’exprimer sur ce qu’ils en ressentent et de
transmettre des descriptions de leurs itinéraires quotidiens.
La qualité des images dépend de trois critères : l’identité (l’individualité, l’unicité), la structure
(spatiale et paradigmatique) et la signification (émotive ou pratique). Il s’agit de principes
minimaux, c’est-à-dire qu’un élément de la ville doit pouvoir être perçu à la fois comme distinct
des autres et en relation avec les autres, en plus de pouvoir se voir attribuer une fonction. On doit
pouvoir reconnaître où on se trouve, mais aussi situer cet endroit par rapport au reste de
l’ensemble. Ces critères renvoient aussi à des intentions et à des usages souvent contradictoires,
notamment l’opposition entre la régularité et la singularité, ou encore entre le beau et le
fonctionnel. Néanmoins, Lynch insiste sur l’importance des contrastes à l’intérieur d’une ville
pour mettre en valeur un élément qui fait sa beauté et sa richesse, que ce soit une voie
commerciale, une pièce d’architecture ancienne, un espace vert, un édifice important. Selon sa
thèse, l’urbanisme peut interférer dans la transformation de l’image d’une ville, mais celle-ci
dépend d’abord du comportement et des perceptions d’une multitude d’individus.
La principale contribution de Lynch est d’avoir classé la forme des villes en cinq types
d’éléments minimaux, auxquels le chapitre 3 est consacré : les voies (« paths »), les limites
(« edges »), les quartiers (« districts »), les nœuds (« nodes ») et les points de repère
(« landmarks »)1. Ces types permettent de mieux décrire comment les images de la ville se
construisent, même si tous les éléments sont interdépendants les uns des autres, liés entre eux
sous la forme de complexes ou de localités intermédiaires. Un même élément peut appartenir à
plus d’un type, parfois selon le citadin interrogé. Par exemple, les autoroutes sont des voies pour
la plupart des automobilistes, mais deviennent des limites pour les piétons. De même, ce qui est
un quartier commercial à une échelle rapprochée peut devenir, à une échelle plus large, un nœud.
Les villes sont d’ailleurs des ensembles si vastes qu’il est essentiel de se former plusieurs images
d’elles à différentes échelles; la nécessité des images mentales découle précisément de cette
impossibilité de saisir tout l’espace d’une ville en un seul coup d’œil.
1
Pour plus de précision, leurs définitions sont transcrites intégralement dans la section des
citations.
La plupart des gens dessinent mentalement la ville en commençant par des voies, de manière à
former une structure axiale, ou de manière à tracer leurs itinéraires personnels les plus fréquents.
Pour des raisons structurelles, certaines voies sont difficiles à dessiner : elles sont discontinues,
elles se croisent en des carrefours compliqués, leurs angles ne sont pas droits, ou encore elles ont
des courbes difficiles à percevoir en chemin, mais qui changent radicalement la direction. Les
voies importantes, mais similaires aux autres, peu différenciées, peuvent aussi causer des
problèmes de mémorisation. Toutefois, les rues secondaires toutes parallèles servent souvent de
simple moyen de mesure le long d’un axe, et n’ont pas besoin d’être identifiées clairement. Les
quartiers peuvent être distingués par l’apparence physique des lieux, parfois par l’atmosphère et
le bruit, mais aussi par les gens qu’on y rencontre (classe sociale ou critères ethniques). Les
points de repère, quant à eux, fonctionnent le mieux lorsqu’ils sont associés à des nœuds,
regroupés en grappes ou reliés en séquences. L'île de Manhattan, à New York, est donnée comme
exemple de ville où l’on peut s’orienter facilement, ce qui signale une forte imagibilité. En effet,
la structure quadrillée des rues et des avenues numérotées est très ordonnée, encadrée par des
limites évidentes (des cours d’eau de chaque côté), et, contrairement à Los Angeles qui est aussi
un quadrillage de voies, les quartiers et les nœuds sont hautement différenciés par leurs points de
repère.
Citations importantes
« Comme un morceau d’architecture la ville est une construction dans l’espace, mais sur une
vaste échelle et il faut de longues périodes de temps pour la percevoir. La composition urbaine est
donc un art utilisant le temps, mais il est rare qu’on puisse y employer les séquences contrôlées et
limitées des autres arts basés sur le temps, telle la musique. » (p. 1)
« Dans une ville les éléments qui bougent, en particulier les habitants et leurs activités, ont autant
d’importance que les éléments matériels statiques. Nous ne faisons pas qu’observer ce spectacle,
mais nous y participons, nous sommes sur la scène avec les autres acteurs. Le plus souvent notre
perception de la ville n’est pas soutenue, mais plutôt partielle, fragmentaire, mêlée d’autres
préoccupations. » (p. 2)
« Entre autres choses, les tests montrent clairement l’importance de l’espace et de l’étendue de la
vue. […] Une vue étendue mettra parfois en évidence un chaos, ou une solitude sans caractère,
mais un panorama bien arrangé semble constituer un besoin fondamental du bien-être urbain. »
(p. 50)
« les descriptions étaient souvent faites comme des répliques au contraste dans le décor urbain :
contraste spatial, contraste des statuts, contraste des utilisations, ancienneté relative, ou
comparaisons des propretés ou des arrangements paysagers. On remarquait les éléments et leurs
attributs en fonction de leur situation par rapport à l’ensemble. » (p. 52)
« Les voies sont les chenaux le long desquels l’observateur se déplace habituellement,
occasionnellement, ou potentiellement. Ce peut être des rues, des allées piétonnières, des voies de
métropolitain, des canaux, des voies de chemin de fer. » (p. 54)
2
« Les limites sont les éléments linéaires que l’observateur n’emploie pas ou ne considère pas
comme des voies. Ce sont les frontières entre deux phases, les solutions de continuité linéaires :
rivages, tranchées de voies ferrées, limites d’extension, murs. Elles servent de références latérales
plutôt que d’axes de coordonnées. De telles limites peuvent être des barrières, plus ou moins
franchissables, qui isolent une région de l’autre; ou bien elles peuvent être des coutures, lignes le
long desquelles deux régions se relient et se joignent l’une à l’autre. » (p. 54)
« Les quartiers sont des parties de la ville, d’une taille assez grande, qu’on se représente comme
un espace à deux dimensions, où un observateur peut pénétrer par la pensée, et qui se
reconnaissent parce qu’elles ont un caractère général qui permet des les identifier. » (p. 55)
« Les nœuds sont des points, les lieux stratégiques d’une ville, pénétrables par un observateur, et
points focaux intenses vers et à partir desquels il voyage. Cela peut être essentiellement des
points de jonction, endroits où on change de système de transport, croisements ou points de
convergence de voies, lieux de passage d’une structure à une autre. […] Certains nœuds de
concentration sont le foyer et le résumé d’un quartier, sur lequel rayonne leur influence, et où ils
se dressent comme un symbole : on peut les appeler centres. » (p. 55)
« Les points de repère sont un autre type de référence ponctuelle, mais dans ce cas l’observateur
n’y pénétrant pas, ils sont externes. Ce sont habituellement des objets physiques définis assez
simplement : immeuble, enseigne, boutique ou montagne. […] Certains points de repère sont des
objets éloignés, dont la nature est d’être vus sous de nombreux angles et à des distances variées,
dépassant les sommets des éléments plus petits, et servant de points de référence radiale. […]
D’autres points de repère ont surtout une utilité locale, quand on ne peut les voir que d’un
nombre limité d’endroits, ou sous certains angles. Ce sont les signaux innombrables, vitrines de
boutiques, arbres, poignées de portes, ou autres détails du paysage urbain. » (p. 55-56)
« C’est une nécessité fonctionnelle évidente que les voies, une fois qu’elles sont identifiables,
aient aussi de la continuité. Les gens se fient régulièrement à cette qualité. » (p. 60)
« Quelques-unes des limites les plus désagréables, comme par exemple la berge de la Hackensack
River [à Jersey City] avec ses zones de décharges fumantes, semblaient mentalement effacées. »
(p. 75)
« La “jonction” [“junction”] ou “point de rencontre” [“a break in transportation”] a de
l’importance pour celui qui observe la ville parce que contraignant. Dans ces points de rencontre,
parce qu’on doit y prendre des décisions, les gens font beaucoup plus attention et ont une
perception des objets proches supérieure à la normale. » (p. 85)
« Une ville est une organisation à buts multiples, toujours changeante, un abri pour de
nombreuses fonctions, construite à une vitesse relative par un grand nombre de mains. Une
spécialisation absolue, où tout finirait par être engrené, est improbable et indésirable. » (p. 106)
« Par-dessus tout, si l’environnement urbain est organisé de manière visible et nettement
identifiée, alors le citadin peut lui insuffler ses propres significations, ses propres connexions. Il
deviendra alors un véritable lieu [en italique dans le texte, trad. de « place »], remarquable et
distinctif […] Vivre dans ce cadre, quels que soient les problèmes économiques ou sociaux que
3
l’on rencontre, ajoute, semble-t-il, à l’expérience une profondeur supplémentaire, qu’elle soit
faite de joie, de mélancolie ou d’un sentiment d’appartenance. » (p. 107)
« Les nœuds sont les points d’ancrage abstraits de nos villes. Cependant, il est rare, aux ÉtatsUnis, qu’ils prennent une forme apte à servir de support à cette attention, sinon une certaine
concentration d’activités. » (p. 119)
« Les qualités de la forme [:] 1. La singularité ou la clarté de la silhouette : netteté […]; clôture
[…]; contraste […] 2. La simplicité de la forme […] 3. La continuité : persistance […];
proximité […]; répétition […]; similitude, ressemblance ou harmonie […] 4. La dominance :
existence d’un élément dominant les autres […] 5. La clarté des liaisons […] 6. La différenciation
directionnelle : asymétries, gradients, références radiales […] 7. Le champ visuel […] Ceci
comprend les transparences […]; les chevauchements […]; les échappées et les panoramas […];
la concavité […]; les indications […] 8. La conscience du mouvement […] 9. Les séries
temporelles […] 10. Dénominations et significations : […] les noms sont importants car ils
cristallisent l’identité. Ils donnent parfois des indications sur la localisation (North Station). »
(p. 123-126)
Réflexions personnelles
Cet ouvrage contribue à la compréhension des représentations imaginaires de la ville, du moins
en Occident, surtout en Amérique du Nord, depuis les années 1960. Lynch parvient à une
excellente synthèse des résultats de ses études de terrain avec les populations locales. On
reconnaît la qualité de cette synthèse à la clarté de la théorie taxinomique qu’elle lui permet de
développer comme outil d’analyse. Lynch jette des ponts remarquables entre les recherches
d’anthropologie, de psychologie et d’urbanisme. Ce texte a d’ailleurs servi d’inspiration
fondatrice pour la géographie de la perception et la linguistique praxématique. Son vocabulaire
s’inspire visiblement de la sémiologie structuraliste — les concepts récurrents d’images, de
langage, de lisibilité, de structure le montrent bien — ce qui la rend facilement compatible avec
les études littéraires.
Toutefois, la réflexion sur l’esthétique est parfois éclipsée par les visées urbanistiques de Lynch.
Plusieurs passages sous-entendent qu’une imagibilité forte n’est ni nécessairement synonyme de
beauté, ni d’agrément, sans que cette idée soit véritablement discutée. On s’en rend compte
surtout avec certains décalages de mentalités. Par exemple, Lynch défend à plusieurs reprises les
mérites des autoroutes surélevées, plus récentes en 1960 qu’aujourd’hui — elles sont d’ailleurs
parfois évoquées comme des projets d’avenir —, puisqu’elles permettent un panorama à ceux qui
l’empruntent, qu’elles peuvent être franchies par-dessous et qu’elles peuvent servir de points de
repère visibles de loin. Or, nombreux sont les citadins d’aujourd’hui qui considèrent, certes, ces
produits d’architecture des années 1960, et bien d’autres constructions massives de béton, comme
des signes fortement imagés de la ville, mais surtout comme des signes de sa laideur. Une nuance
s’impose tout de même : le fait de reconnaître et de vouloir respecter l’importance d’une variété
de goûts, d’usages et d’interprétations chez les citadins et la nécessité d’un équilibre dans la
composition formelle des villes semble symptomatique d’une conscience environnementale en
germe en 1960. Néanmoins, plusieurs projets de réconciliation de ces oppositions proposés par
Lynch, comme celui répété plusieurs fois de l’élaboration d’une « musicalité » des séquences
4
d’éléments d’architecture, ou encore la sensibilisation des citadins à un regard différent sur leur
ville (p. 137), semblent plutôt insuffisants et utopiques.
Par ailleurs, vouloir privilégier une personnalité distincte à chaque ville, qui serait facile à
illustrer sous forme d’image mentale, correspond à une spécialisation des villes. Selon cette
vision de la société de consommation contemporaine caractérisée par sa grande mobilité — « le
citadin change de lieu de résidence beaucoup plus souvent aujourd’hui qu’il ne l’a jamais fait
dans le passé » (Lynch, p. 131) —, chacun peut choisir sa ville de résidence aisément, comme on
choisit une destination touristique, en fonction d’une certaine image collective. Bien sûr,
l’imagibilité consiste aussi à laisser un certain éventail d’interprétations et de fonctions possibles,
de même qu’à permettre à ces nouveaux arrivants de se repérer avec plus d’aisance. Néanmoins,
cette conception de la ville à l’image malléable par un « urbanisme volontaire », qui serait de plus
en plus indispensable avec le rythme contemporain très rapide de la construction (Lynch, p. 136),
ne met-elle pas en péril une certaine authenticité de l’image des villes ?
5