le mythe de la fin du monde

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le mythe de la fin du monde
LE MYTHE
DE LA
FIN DU MONDE
De l’Antiquité à 2012
Du même auteur
Mary Stuart, la reine aux trois couronnes, l’Archipel, 2009.
Ces découvertes qu’on nous cache, Trajectoire, 2008.
Les derniers jours des Romanov, l’Archipel, 2008.
Enquête sur le Graal, Trajectoire, 2008.
Vauban, le maître des forteresses, l’Archipel, 2007.
Les mystères des cathédrales, de Vecchi, 2007.
Les grands assassinats, Trajectoire, 2006.
La Seconde Guerre mondiale, de Vecchi, 2005.
Voyage au bout de la galaxie, JMG éditions, 2004.
3003, la route des étoiles, JMG éditions, 2002.
Le temps manipulé, Fernand Lanore, 1996.
Le futur nous observe, Desforges, 1980.
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Luc Mary
LE MYTHE
DE LA
FIN DU MONDE
De l’Antiquité à 2012
Introduction
La fin du monde a une histoire…
« Si vous voulez avoir une image du futur, imaginez une botte écrasant un visage
humain pour l’éternité. » George Orwell (1984)
S’il existe une permanence dans l’histoire de notre civilisation, c’est
l’assurance qu’elle s’éteindra un jour. Mieux encore, sa disparition probable gouverne ses actions et ses prises de décision. Depuis les invasions
barbares jusqu’à l’agonie du IIIe Reich, on ne compte plus le nombre de
prévisions et autres prédictions qui ont annoncé l’ultime année de l’Humanité. À défaut d’être une réalité, la fin du Monde est devenue un mythe
incontournable de notre longue histoire…
Explorer le mythe de la fin du Monde, c’est se questionner sur les grands
mystères de la vie. En autopsiant l’eschatologie, on s’interroge à la fois sur le
sens de l’Histoire, la direction du temps, le mystère de la mort et les rapports
de l’Homme avec Dieu. Depuis un siècle, le thème de la fin du Monde est
omniprésent dans les médias. Après la folie des hommes, les caprices de la
nature menacent à leur tour l’existence de la planète…
En attendant 2012… (donner un sens à l’Histoire)
En 2009, les arpenteurs de l’avenir agitent d’autres épouvantails. Après
les hommes, c’est au tour de la nature d’être menaçante. Des tsunamis
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Le mythe de la fin du Monde
ravageant les côtes de l’océan Indien aux cyclones dévastateurs s’abattant sur les États-Unis en passant par le tremblement de terre en Chine, la
Terre est soudain prise d’un accès de folie. À en croire les météorologues
et les astrologues en mal de catastrophes, tous les voyants sont au rouge.
Le réchauffement climatique est sur toutes les lèvres. Les plus pessimistes
parlent d’arrêt du jet-stream, de remontée du niveau des océans et de raz
de marée déferlant sur les côtes de l’Atlantique. Pour couronner le tout,
un astéroïde exterminateur foncerait sur nous… À n’en pas douter, nous
sommes dans l’antichambre de la fin du Monde. Et les amateurs de sensations fortes d’annoncer celle-ci pour le vendredi 21 décembre 2012. En se
référant au seul calendrier maya, nous arriverions à la fin d’un cycle long de
vingt-six mille ans. Pour les adeptes de cette nouvelle théorie eschatologique, le champ magnétique s’inverserait et les extraterrestres descendraient
sur Terre. Ils annoncent pêle-mêle des ouragans, des tremblements de terre,
des éruptions volcaniques, des raz de marée et des guerres atomiques au
Proche-Orient. En somme, un vrai hors d’œuvre de fin des temps…
Loin de faire exception, la « date eschatologique » du 21 décembre
2012 n’est que la 183e du nom. Elle s’inscrit dans une très longue série
de catastrophes annoncées depuis l’effondrement de l’Empire romain.
Depuis mille cinq cents ans, pas une décennie ne s’écoule sans que des
prophéties de mauvais augure ne prévoient la disparition prochaine de
l’Homme. À la fin du xxe siècle, nous comptons même des prédictions
tous les ans. L’une des plus célèbres est celle du 11 août 1999. Aux dires
d’un certain Paco Rabane, la sonde Cassini, alors en direction de Saturne,
devait tout bonnement s’écraser sur Paris. Selon le célèbre couturier,
éclipse rime avec cataclysme (ce qui était faire fi de cinq cents ans de
progrès scientifique). Un discours assurément synonyme d’obscurantisme
médiéval que cependant un bon tiers de nos concitoyens sont disposés à
croire. Et Paco Rabane de renchérir sur le mensonge éhonté des scientifiques. Ce jour-là, le 11 août 1999, l’éclipse totale de Soleil a consacré la
défaite de la superstition et le triomphe de la science…
Seul Dieu connaît le jour et l’heure
(Le mythe de la fin du Monde, instrument de propagande des religions
monothéistes)
Incontestablement, le mythe de la fin du Monde fait parti de notre
patrimoine culturel. Il est même intimement lié aux religions du Livre.
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Le mythe de la fin du Monde
L’extinction de l’Humanité présuppose l’existence d’un dieu transcendant tirant les ficelles du Monde. Créateur de l’Univers, il en serait aussi
le destructeur. C’est la raison pour laquelle les contemporains de Périclès ont ignoré ce concept. À la différence des religions monothéistes,
les dieux du panthéon grec font partie intégrante du monde. L’Univers a
engendré les dieux et non l’inverse. En termes clairs, la terre et les cieux
se sont formés bien avant l’arrivée des dieux. Avec les religions monothéistes, le temps devient linéaire et la fin du Monde est inscrite dans
son commencement. Le christianisme baigne complètement dans cette
atmosphère. Depuis le temps des croisades, la fin du Monde est devenue un thème dominant de sa propagande. Comme le souligne Moltmann
dans sa Théologie de l’espérance : « La perspective eschatologique n’est
pas un aspect du christianisme, elle est, à tous égards, le milieu de la foi
chrétienne. Il n’y a assurément qu’un seul problème réel en théologie
chrétienne ; il lui est posé par son objet et, à travers elle, il est posé à
l’Humanité et à la pensée humaine : c’est le problème de l’avenir. » L’islam ne demeure pas en reste. Depuis la fondation de la république islamiste d’Iran (1979), la propagande apocalyptique bat son plein. Là aussi,
la perspective d’un paradis, le jour de la Résurrection et les promesses
de récompense pour les fidèles sont indissociables d’une destruction de
l’ordre impie et de cataclysmes en série. « Tout ce qui se trouve sur Terre
périra mais la face de ton Seigneur demeurera, majestueuse et noble »
peut-on lire sur les tombes musulmanes. La surenchère eschatologique
fait les beaux jours du terrorisme islamique. Dans cette perspective, l’Occident est diabolisé et, par conséquent, voué à une destruction prochaine.
Les ennemis désignés coupables d’avoir corrompu le Monde sont ici les
juifs et les chrétiens. À deux reprises, en 1979 et 2007, des soulèvements
messianiques ont secoué les villes saintes de l’islam. Des mouvements
aussitôt écrasés dans le sang avec le concours des forces occidentales.
Aujourd’hui, Al-Qaïda continue de brandir le drapeau de l’apocalypse.
Aux dernières nouvelles, la fin du Monde (prévue pour 2012) se traduira
par la destruction de l’état d’Israël…
Quand messianisme rime avec millénarisme
(fin du Monde ou fin d’un monde ?)
Loin d’annoncer purement et simplement la fin des temps, les prédicateurs, prophètes et autres oracles se contentent d’annoncer la fin d’un
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Le mythe de la fin du Monde
temps. Avec ses malheurs à répétition, le Moyen Âge est particulièrement fertile en prévisions apocalyptiques. Les guerres, les épidémies et
la famine sont des vecteurs favorables à l’idée que le monde d’ici bas
vit ses dernières heures. Les années 1186, 1229, 1260, 1345, 1395 apparaissent comme autant de dates auxquelles le genre humain ne devait
pas survivre, miné par le péché. Tout en augurant des lendemains noirs,
on prophétise l’avènement d’un monde meilleur bannissant à la fois la
corruption, la luxure, le mensonge et la pauvreté. Un nouveau déluge
qui balaierait la mauvaise graine de la Terre afin de pouvoir entrer de
plain-pied dans l’âge d’or du futur. On annonce pêle-mêle la venue de
l’antéchrist, Gog et Magog1, le retour du Messie et l’avènement d’une
cité des élus. Derrière le mur opaque de « la fin du Monde » se cache
l’empire des Justes. L’Apocalypse de Saint Jean est explicite : « […]
Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison, et
il s’en ira séduire les Nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog
et Magog. Il les rassemblera pour le combat : leur nombre est comme le
sable de la mer. Ils envahirent toute l’étendue de la terre et investirent
le camp des saints et la cité bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel
et les dévora. Et le diable, leur séducteur, fut précipité dans l’étang de
feu et de soufre, auprès de la Bête et du faux prophète. Et ils souffrirent des tourments jour et nuit aux siècles des siècles… » Et le récit de
saint Jean de s’achever sur la découverte de la Jérusalem céleste. Que
cette fin du Monde ait lieu ou non n’est pas l’essentiel ; l’important est
que les gens y croient. Au xiie siècle, sur fond de croisades, l’attente
de cette ère nouvelle hante tous les esprits aiguisés. À commencer par
celui de Joachim de Flore. Moine cistercien, ce Calabrais au tempérament mystique prédit l’avènement d’un troisième âge, celui de l’Esprit.
S’appuyant sur l’étude du passé pour prévoir l’avenir, Joachim de Flore
s’inscrit dans la tradition millénariste. Après la défaite de l’antéchrist,
l’Humanité connaîtra le Jugement dernier et l’éternité. Le futur est ici
synonyme de paix, de prospérité et de progrès. Tout en précisant que
seul Dieu connaît le jour et l’heure de la fin des temps, Joachim de Flore
précise à son tour la date de la fin des temps : l’année 1260. Mais l’année passe sans la moindre catastrophe. Loin de capituler, les adeptes de
1. Gog et Magog, les peuples exterminateurs, ont successivement été assimilés aux
Scythes, aux Goths, aux Huns et aux Mongols. Ils viennent tous de l’Est ; l’endroit
où le Soleil se lève est aussi le lieu où Satan brandit son glaive.
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Le mythe de la fin du Monde
la théorie de Flore prétendent qu’au dernier instant, la Vierge a préservé
les hommes de la destruction finale en obtenant une ultime rémission
auprès du Seigneur Tout-Puissant… À défaut de prévoir la disparition
de l’Humanité, les prophètes nous renseignent sur les tourments de leur
époque. Cette projection dans l’avenir n’est que la traduction des fléaux
d’une période donnée. Chaque malheur génère une recrudescence du
prophétisme apocalyptique…
La grande vague millénariste germanique
(de l’exaltation religieuse à la contestation sociale)
Les pages eschatologiques ne se referment pas avec le Moyen Âge,
bien au contraire. Sous l’impulsion des guerres de religion, celles-ci se
noircissent de nouveaux épisodes. Brandissant l’étendard de la révolte
contre l’Église catholique et apostolique, les protestants nous livrent
à leur tour une grande collection de prophéties apocalyptiques. Tous
affirment sans ambages que le pape est l’antéchrist et Rome « la grande
prostituée de Babylone ». Depuis le Grand Schisme, la papauté n’est
plus en odeur de sainteté. Au xvie siècle, la contestation religieuse
se double d’un mouvement social1. Prêchant la violence extrême, les
révolutionnaires allemands surfent à leur tour sur la vague du millénarisme. La Bohême est leur terrain d’élection. De Thomas Müntzer à
Hans Hut en passant par Jean de Leyde, Jean Willemsen et Jan Matthys,
tous appellent à la destruction de l’ordre social existant et à la révolte
des pauvres. Aux Pays-Bas, le prophète visionnaire Melchior Hoffmann
annonce à son tour la fin du Monde et le début du millenium pour l’année 1533 (une année non prise au hasard, elle marque le quinzième
centenaire de la mort du Christ !). Les plus enclins à détruire l’ordre
catholique sont indéniablement les anabaptistes. Sous leur impulsion, la
question sociale s’invite ici dans le grand théâtre eschatologique. La fin
du Monde prend un arrière goût de communisme. Assurément, le jour
du Jugement dernier se confond avec le grand jour de la Révolution.
« Quand Adam tissait et qu’Ève filait, où était le gentilhomme ? » n’hésite-t-on pas à déclarer…
1. Preuve en est la seule révolte des paysans de 1525.
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Le mythe de la fin du Monde
La fin du Monde, terreau privilégié de l’imaginaire
(nous sommes tous des enfants d’Hiroshima)
Loin d’être associé au malheur, le mythe de la fin du Monde nourrit donc
les utopies et les rêves d’un monde plus juste. Vers la fin du xixe siècle,
les écrivains prennent le relais des prédicateurs religieux. La littérature
de science-fiction a ici la partie belle. Explorant à souhait les contrées
de l’avenir, elle permet de mettre en garde les hommes contre les excès
de la science et explore des mondes post-apocalyptiques où l’Homme a
disparu de la surface de la Terre. La planète des singes de Pierre Boule
imagine ainsi un monde où les hommes, redevenus muets, sont asservis
par une tribu de singes doués d’intelligence. Enfermés dans des cages de
bambou, ils font alors l’objet d’expériences chirurgicales. Généralement,
les auteurs de science-fiction bâtissent des univers où l’homme a disparu
de la surface de la Terre, victime de sa vanité démesurée. Notre planète
est alors livrée à elle-même, de nouvelles espèces hybrides apparaissent
et nos anciennes villes sont gagnées par une végétation à la fois luxuriante et sauvage. C’est le mythe du retour aux temps originels. L’avenir
devient ici le miroir parfait de notre pessimisme. Une vision noire en
partie conditionnée par la peur de l’apocalypse nucléaire…
Le xxe siècle, avec ses deux guerres mondiales, met en effet l’accent
sur la fragilité de notre monde et les dangers d’une technologie utilisée
à mauvais escient. Dès 1918, les hommes prennent conscience de la
possibilité de s’anéantir. Souvenons-nous du mot de Paul Valery : « Nous
autres, civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles. »
Trente-sept ans plus tard, en 1945, cet électrochoc est décuplé. L’explosion atomique d’Hiroshima signifie clairement que la destruction totale
de la planète ne relève plus de l’imaginaire. Pendant la guerre froide, la
confrontation des deux grands blocs idéologiques menace à tout moment
de dégénérer en apocalypse nucléaire. Avec l’explosion des médias, les
images de « fin du monde » entrent dans tous les foyers. Les champignons
atomiques sont devenus les nouveaux chevaux de bataille des prophètes de mauvais augure. En octobre 1962, la crise de Cuba fait figure de
dernier round avant la tempête finale. Le Monde au bord du gouffre titrent
les journaux. À chaque fin d’année, les prophètes et autres voyants nous
prédisent que le grand cataclysme est pour l’année à venir. Aujourd’hui,
avec la chute du mur de Berlin et son corollaire, l’effondrement des régimes communistes, le spectre de la troisième guerre mondiale semble
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Le mythe de la fin du Monde
s’éloigner. Mais c’est sans compter la montée des intégrismes religieux
et l’hydre de Lerne nationaliste. En ce xxie siècle naissant, Téhéran prend
le relais de Moscou en tant que principal détracteur de la civilisation occidentale…
La parole est aux scientifiques
(la prospective se substitue à la prophétie)
Aujourd’hui, la fin du Monde est devenue une possibilité scientifique.
Les grands maîtres de l’eschatologie sont désormais les astrophysiciens.
En auscultant les étoiles, l’astronomie moderne a démontré que les jours
du Soleil sont comptés et, a fortiori, ceux de la Terre. La fin du Monde
est ici indépendante de la volonté humaine. L’homme peut toutefois se
soustraire à la colère du Soleil en s’exilant sur d’autres planètes. Comme
le répète l’astronome soviétique Konstantin Tsiolkovski : « La Terre est le
berceau de l’Humanité, on ne reste pas toute sa vie dans un berceau. » En
prévision d’un prochain choc cosmique, mieux vaut pour l’Humanité de
ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Autrement dit, il nous
faut au plus vite explorer les autres planètes dans l’espoir d’y déceler
d’autres terres habitables…
Du Choc des mondes à Armageddon en passant par Deep Impact, les
films catastrophes ne cessent de mettre en garde l’Humanité contre les
dangers de l’espace. Successivement, des étoiles, des astéroïdes ou encore
des comètes peuvent croiser la route de la Terre et mettre fin à la longue
aventure de l’Humanité. Ce scénario de science-fiction est d’autant plus
crédible qu’il s’est déjà produit. Au cours du dernier milliard d’années de
son existence, notre globe a ainsi croisé à cinq reprises la trajectoire de
bolides exterminateurs venus des confins du système solaire. À chaque
fois, ces collisions ont généré d’importantes extinctions d’espèces.
À commencer par la dernière, celle des dinosaures ; il y a 65 millions
d’années, un astéroïde de la taille du mont Blanc a percuté le nord-est
du Mexique. La violence du choc a généré un écran de poussière et de
terre qui a privé la Terre de la lumière du Soleil pendant plusieurs années.
À quand la prochaine collision cosmique ? « Seul Dieu connaît le jour et
l’heure... »
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Chapitre 1
« Le futur n’est plus ce qu’il était1 »
(l’impossibilité de prévoir le futur)
« L’avenir est ce qu’il y a de pire dans le présent. » Gustave Flaubert
« L’important n’est pas l’exactitude de la prédiction mais son rôle de thérapie
sociale et individuelle. » Georges Minois
Si l’avenir et le passé apparaissent intrinsèquement liés, ils semblent
appartenir à des univers radicalement opposés. L’un est écrit, l’autre reste
éternellement à imaginer et à construire. À l’échelle du tout un chacun, le
passé représente notre jeunesse, notre insouciance, nos souvenirs, l’avenir apparaît au contraire incertain, conflictuel, tourmenté. Il est signe de
dégénérescence, de perte de ses facultés physiques et intellectuelles. C’est
la vieillesse, la maladie et, à plus ou moins long terme, la mort. Nous
appréhendons le futur de l’Humanité à l’image de notre propre devenir.
Loin d’être synonyme de progrès, il est forcément plus noir, plus terrible
et plus catastrophique que notre présent. Tôt ou tard, la Terre et ses habitants disparaîtront dans un cataclysme final à l’image de notre corps et de
1. Expression inventée par Jocelyn de Noblet, en avant-propos du livre intitulé Rêves
de futur traduit en français en 1993.
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Le mythe de la fin du Monde
ses cellules. Si les hommes ne peuvent en rien prédire quand ils disparaîtront de la surface de la Terre, leurs scientifiques affirment sans ambages que notre planète n’est pas éternelle. D’après les astrophysiciens, la
mort de notre globe est en effet programmée. Notre devenir cosmique est
conditionné par les humeurs de notre étoile. D’ici cinq milliards d’années, notre Soleil, devenue une géante rouge emplissant tout notre ciel,
transformera toute la surface de notre planète en un immense champ de
lave. La température superficielle de la Terre excédera alors les deux
mille degrés. Tout ce qui naît doit mourir, c’est la seule certitude cosmique. À l’instar des humains, les étoiles naissent, vivent et meurent. En
attendant cette fin lointaine et certaine de notre planète, d’aucuns imaginent que les hommes disparaîtront bien avant l’inévitable métamorphose
de notre Soleil. Quand et à quoi ressemblera le grand cataclysme ? Les
réponses à cette lancinante question sont aussi variées que leurs auteurs.
Retracer l’histoire des « eschatologies », à savoir les doctrines des fins
dernières, revient à s’interroger sur la place de l’appréhension du futur
dans les sociétés antiques et modernes. Indiscutablement, la fin du Monde
s’inscrit dans le cadre du grand jeu des prédictions…
Le passé a toujours raison…
« Le bon vieux temps », cette expression tirée de notre quotidien est
une permanence de notre longue histoire. Le passé, espace de nostalgie,
rassure, mais le futur, lieu de toutes les incertitudes, inquiète. Au sein du
grand tourbillon des siècles, chaque génération fait preuve d’une incroyable amnésie. Elle se rappelle ses vertes années en éliminant systématiquement les mauvais souvenirs. Avec le recul du temps, notre mémoire
sélective retient les bons moments de notre existence. À seul titre d’exemple, les anciens combattants jettent toujours un regard nostalgique sur
leurs années de guerre. Que regrettent-ils, l’âpreté des combats ou leur
jeunesse à jamais révolue ? Et que dire de l’univers scolaire ? Les professeurs qu’on exécrait tant qu’on chauffait les bancs des écoles deviennent,
dans nos souvenirs, des modèles de savoir et de cordialité. On en admire
la patience et l’esprit d’abnégation. Même chose pour les chanteurs
populaires. Les sociologues des années soixante-dix n’ont absolument
pas mesuré la dimension mythique d’un Claude François ou encore d’un
Mike Brandt. D’aucuns en soulignaient le caractère éphémère en prétendant que les générations futures se gausseraient des goûts musicaux de
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Le mythe de la fin du Monde
leurs aïeux. Regrettable erreur d’analyse. La mort brutale de ces artistes
les a littéralement propulsés au firmament des immortels. Plus de trente
ans après leur disparition, ils continuent à déchaîner les passions sur les
pistes de danse. En vérité, nous devrions édifier une statue à la gloire de
la déesse Nostalgie.
Les contemporains des années quatre-vingts adulaient les années
soixante tout en déplorant vivre la période la plus noire de l’Humanité ; à leurs yeux, leur décennie ne resterait pas dans les annales de
la Grande Histoire. Les évènements d’envergure sont pourtant légion :
comment passer sous silence l’attentat contre le pape, le lancement de
la navette spatiale, l’accident nucléaire de Tchernobyl et, surtout, l’effondrement final du communisme soviétique. La décennie 2000 réhabilite au contraire ces années fustigées mais en occultant les aspects
fondamentaux. Aux dires des chroniqueurs « amnésiques » de notre
époque tourmentée, c’était la décennie du plein emploi, de l’énergie
bon marché, de l’absence de conflits sociaux. Qui se souvient, en
effet, des conséquences du double choc pétrolier, des années Sida, du
million de chômeurs (déjà considéré à l’époque comme explosif), des
soubresauts nationalistes de la Nouvelle-Calédonie et des meurtres
politiques perpétrés par le groupe Action directe ? Vive le président
Reagan, le fossoyeur de l’URSS. Il était pourtant aussi décrié que
George W. Bush après son intervention en Irak. Sa présidence a même
connu un record d’impopularité après l’invasion de l’île de Grenade ;
au contraire, Gorbatchev était adulé et choyé par la presse occidentale.
Aujourd’hui, les avis sur le dernier locataire du Kremlin sont beaucoup
plus nuancés. Au sein même des anciennes démocraties populaires,
d’aucuns en viennent à regretter la chute du mur de Berlin et prônent
le retour au communisme. Oubliés la violation des droits de l’Homme
et l’absence de libertés, le régime hérité de Lénine était synonyme
de sécurité et d’exploits technologiques. On en regrette la grandeur
passée. Au temps de Brejnev, répètent inlassablement les nostalgiques
de la puissance soviétique, notre pays était craint et respecté. Pas plus
tard qu’en 2008, on a reconstitué dans l’ex-Allemagne de l’Est (la
défunte RDA) un véritable camp de prisonniers du temps de la guerre
froide avec de vrais miradors, des faux tortionnaires, des faux détenus
et, surtout, de vrais touristes. Depuis la faillite de plusieurs banques
américaines, en septembre 2008, on dénonce pêle-mêle le libéralisme,
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Le mythe de la fin du Monde
les traders, les parachutes dorés et les salaires astronomiques des
grands patrons. C’est au tour du capitalisme d’être vilipendé après
avoir été porté aux nues après l’implosion du système communiste. Le
bon vieux temps a raison de tous les maux. Au diable l’intervention
soviétique en Afghanistan, la prise d’otages de Téhéran, la catastrophe de Bhopal, notre monde serait bien plus instable. L’Union soviétique n’est pourtant plus de ce monde et les risques de conflagration
générale appartiennent à des temps révolus…
Le futur est forcément catastrophique
L’adulation du passé va bien sûr de pair avec la crainte du futur…
Apocalypse nucléaire, explosion démographique, dérèglements climatiques, bombardements météoritiques, bouleversements sociaux et grandes épidémies apparaissent toujours comme autant d’épées de Damoclès
devant transpercer l’Humanité en raison de ses fautes. Chacun pense vivre
le dernier cycle du temps. Ce sentiment est littéralement exacerbé après
une grande catastrophe. En 216 av. J.-C., suite au désastre de la bataille
de Cannes1 devant les troupes d’Hannibal, les Romains sont persuadés de
vivre leur dernier épisode. Pour juguler la colère divine, ils s’adonnent
à des sacrifices humains. Deux Gaulois sont ainsi enterrés vivants sur le
marché aux bœufs à Rome. Dans la seconde partie du xxe siècle, on vit
dans la hantise de la troisième guerre mondiale. À chaque crise internationale, de la crise de Cuba à la guerre du Kippour, lesdits experts envisagent
le pire. En témoigne la seule obsession d’Edward Teller2. Dans les années
soixante et soixante-dix, l’inventeur de la bombe H américaine ne cesse
d’annoncer tous les deux ans l’imminence d’un conflit atomique total
entre l’Est et l’Ouest. Foi d’expert, il envisage toujours le grand chambardement pour les cinq années à venir. Aussi physicien soit-il, Teller
se montre piètre futurologue. Sa vision de l’avenir est, en fait, profondément altérée par sa haine des Soviétiques. Pendant la Seconde Guerre
mondiale, sa famille a été entièrement massacrée par l’Armée rouge.
L’apocalypse nucléaire répond ici à un souhait personnel, Teller n’aspire
qu’à se venger de la barbarie communiste. Obsédé par le péril rouge, le
physicien projette dans l’avenir son propre désir d’en découdre…
1. Les troupes romaines perdent plus de 40 000 hommes en une seule journée !
2. Décédé en 2003.
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Le mythe de la fin du Monde
Le futur est inextricablement associé au pire. Envisager un avenir
meilleur semble relever de l’aberration ou de la douce utopie. Le temps
est linéaire et l’heure de l’apocalypse est forcément pour bientôt. Sur les
terres hostiles de l’avenir, les sillons desséchés serpenteront entre des
villes calcinées et atomisées par la folie des hommes. Le futur traduit
toutes nos angoisses et toutes nos espérances. Plus que la fin du Monde,
les anciens ont imaginé la fin d’un monde, lequel précède toujours l’avènement d’un nouveau cycle, un univers idyllique où toutes les tares de
l’Humanité auront disparu. L’apocalypse finale est un thème récurrent
des religions monothéistes, elle est inextricablement liée au châtiment
divin. À chaque fléau ou à chaque guerre, des voix s’élèvent pour dénoncer la folie et le péché des hommes en annonçant que la colère de Dieu va
bientôt s’abattre sur le Monde…
Quand les visions d’apocalypse traduisent un refus du futur
Sans risque, nous pouvons parier qu’à l’orée du ive millénaire, d’autres
prédicateurs et prophètes de mauvais augure annonceront la fin imminente de l’Humanité. Les Joachim de Flore et autres Paco Rabane sont
créés en série dans le grand tourbillon des siècles. La mémoire collective
a aussi une incroyable capacité d’oubli. Preuve en sont les parutions de
Jean-Charles de Fontbrune. Tous les dix ans, ce dit spécialiste de Nostradamus nous annonce à grand renfort de publicité de terribles bouleversements géopolitiques pour les années à venir, adaptant son interprétation des psaumes du médecin d’Henri II au gré des derniers évènements.
Étonnamment, la chute du mur de Berlin ou les attentats du 11 septembre
ont été prévus dans des éditions parues après lesdits évènements. Autant
imaginer un journal télévisé qui annoncerait les grandes nouvelles de
notre monde plusieurs années après leur déroulement ! Un vrai tour de
force médiatique.
À défaut de prévoir l’avenir, les prédictions ont un avenir assuré.
Chaque génération pense être la dernière. Dans cette optique, le moindre
tremblement de terre ou autre tsunami d’envergure est considéré comme
un signe précurseur de la fin des temps. L’orgueil démesuré des annonciateurs d’apocalypse n’a d’égal que leur ignorance abyssale des phénomènes naturels. Malgré le progrès des sciences, les astrologues et autres
voyants de seconde zone réagissent en thuriféraires du géocentrisme et
de la terre plate. Ils raisonnent comme si l’Univers entier se préoccupait
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Le mythe de la fin du Monde
du sort des Terriens. Leurs prévisions ont d’autant plus de succès que
tout un chacun dispose de connaissances scientifiques limitées. Pas plus
tard qu’en 1982, une année relativement proche de nous, un sondage paru
dans un grand journal populaire français démontrait que plus d’un tiers
de nos compatriotes considéraient encore que le Soleil tournait autour de
la Terre.
Ces visions d’apocalypse traduisent non une peur mais un refus du
futur. « Après moi, le Déluge » serait-on tenté de commenter. Chronos se
joue de nos certitudes et déjoue les pronostics les plus pessimistes.
Le mythe de la fin du Monde est aussi vieux que l’Humanité. En l’espace de cinq millions d’années, rien n’a changé. Le futur est toujours
aussi impénétrable. Malgré ses outils de prospective et ses connaissances
technologiques, l’homme moderne ne dispose pas de plus d’armes que les
prophètes des premiers temps pour percer les secrets de l’avenir. Quand
il s’aventure au moyen de l’imagination, des oracles, des prophéties, des
prédictions ou des prévisions, il s’y égare et emprunte systématiquement
des sens interdits. Le futur prend un malin plaisir à inventer un scénario
radicalement différend de celui envisagé par les hommes. À seul titre
d’exemple, tous les états-majors de 1914 s’accordaient à penser que le
conflit n’excéderait pas quelques mois. Les plans d’offensive à outrance
empêchaient tout prolongement des combats ! À l’inverse, trois ans plus
tard, en 1917, les mêmes généraux versaient dans le pessimisme. Ceux
qui envisageaient une fin de la Grande Guerre avant l’aube de l’année
1920 étaient considérés comme utopiques. Dans le même ordre d’idée,
les astrologues et autres vendeurs d’illusion des années soixante-dix
regardaient l’avenir avec les lunettes rouges des intellectuels de gauche de
l’époque. Impressionnés par le fiasco américain sur les rives du Mékong,
nombreux étaient ceux qui professaient l’implosion de la première démocratie du Monde et le renversement populaire de tous les régimes de
l’Europe occidentale avant l’aube du xxie siècle. Au contraire, le mur
de Berlin ne présentait aucune fissure et l’Union soviétique franchirait
allégrement le seuil de l’an 2000. Au lendemain de la destruction du
« mur de la honte », on assiste à un renversement complet des pronostics
sur l’avenir. Le Premier ministre français de l’époque, Michel Rocard,
affirme sans sourciller que le temps des guerres est révolu. Moins d’un an
plus tard, la Yougoslavie sombre dans le chaos. Et que dire de ceux qui
annoncent la fin des idéologies. Les colonnes des journaux ne tarissent
18
Le mythe de la fin du Monde
pas d’éloges sur les vertus du libéralisme triomphant. Incontestablement,
le communisme ne renaîtra jamais de ses cendres. Vingt ans plus tard,
le capitalisme financier traverse sa plus grave crise depuis 1929 et les
perspectives d’une prochaine révolution prolétarienne de grande ampleur
refont surface. Le dénommé Olivier Besancenot, trotskiste dans l’âme,
devient l’opposant le plus populaire au régime de Sarkozy. 2017 auraitelle un faux air de 1917 ?...
Des futurologues trop prisonniers du présent…
Cette impossibilité de décrypter les hiéroglyphes du futur est une
constante de l’histoire de l’Homme. À la différence de l’exploration de
l’espace, les scientifiques n’utilisent pas de télescopes pour ausculter les
mondes impénétrables de l’avenir. Pour se préserver du regard des prospectivistes, des devins et autres astrologues, le futur dispose par ailleurs
d’un allié de poids : le présent ! En d’autres termes, les voies de l’avenir
sont toujours construites à l’image de celles du présent. À défaut d’inventer des mondes radicalement différents, on se contente d’extrapoler les
découvertes actuelles. En d’autres termes, jamais les contemporains de
Christophe Colomb n’auraient pu imaginer un supersonique franchissant
l’Atlantique en un peu moins de quatre heures. Tout juste auraient-ils
pu concevoir une super caravelle reliant l’Europe au Nouveau Monde en
quelques jours. Dans le même ordre d’idée, les scientifiques du xixe siècle
seraient sidérés par notre Monde. Loin d’être l’apanage des incultes,
l’aveuglement sur l’avenir frappe même les esprits les plus aiguisés. Lord
Kelvin, l’inventeur du zéro absolu, affirme sur un ton péremptoire que la
radio n’a pas d’avenir. L’atomiste Rutherford pensait, de son côté, que
l’énergie nucléaire pourrait à peine éclairer une classe d’école. Il clame
ainsi à qui veut l’entendre : « Quiconque recherche une source d’énergie
à partir de la transformation d’un atome est un doux rêveur. » Chaque
grande invention est systématiquement ridiculisée, bafouée, dénaturée.
La photographie, la navigation aérienne et le téléphone ont ainsi été tour à
tour vilipendés et considérés comme des nouveautés marginales destinées
tout au plus à émerveiller les enfants et les âmes naïves lors des expositions universelles. La lampe à incandescence d’Edison servirait tout au
plus à organiser des spectacles au milieu de la nuit et l’ordinateur considéré comme une supercalculatrice. La fin du xixe considère par ailleurs
la physique parachevée. Jamais l’automobile ne remplacerait le cheval et
19
Le mythe de la fin du Monde
la machine à vapeur était le nec plus ultra de la modernité, foi d’académicien patenté. Comment oser parler de radioactivité, de relativité ou de
théorie des quanta ? Assurément, leurs concepteurs sont des farfelus en
mal de notoriété. En 1929, le tristement célèbre président des États-Unis
Herbert Hoover envisage ni plus ni moins de supprimer les brevets aux
inventeurs, profondément convaincu qu’il n’existe plus rien à découvrir.
Le futur prend souvent le contrepied des prévisions. Après la conquête de
la Lune, les prospectivistes prêchent par excès d’optimisme. Les premiers
pas sur Mars sont prévus à l’aube de l’année 1984 et les bases lunaires construites à l’orée de l’année 1990, le cancer vaincu en 1990 et les
scooters volants polluant notre atmosphère à l’horizon de l’année 1995 ;
à l’inverse, personne n’a vu l’explosion de l’informatique dans tous les
foyers et le retour en force du fondamentalisme religieux dans le jardin
de la géopolitique. En matière de prévision, les hommes politiques sont
les champions de l’aveuglement. Pas plus tard qu’en janvier 1978, Jimmy
Carter vante la fiabilité du régime du Shah d’Iran. « Un îlot de stabilité »
aux dires du président américain. Moins d’un an plus tard, Reza Pahlavi
quitte son pays en catimini après trois mois de manifestations de rue. Il ne
devait jamais y revenir. Le départ du Shah est le prélude au premier grand
bouleversement géopolitique de la fin du xxe siècle : l’avènement de la
première république islamique de notre Histoire. Et on pourrait multiplier
ces bévues prospectivistes à l’infini…
Le triomphe de l’imprévisible
(un futur à l’image des mondes improbables du Cosmos)
Aujourd’hui, l’état d’esprit des hommes n’a pas changé : raillés sont
les scientifiques qui imaginent un monde sans pétrole, sans électricité ou
sans portables. Parler de téléportation, de temps réversible ou de fusion
froide relève de l’hérésie. En termes clairs, l’avenir ressemble toujours à
un passé recomposé. Quels que soient les efforts pour s’en extirper, on
reste prisonnier du présent.
L’histoire consacre systématiquement le triomphe de l’imprévisible.
La victoire des Grecs face aux Perses pendant l’épisode des guerres médiques ou l’héroïque résistance des Anglais puis des Soviétiques devant
le rouleau compresseur allemand pendant la Seconde Guerre mondiale
étaient inimaginables. Dans le même ordre d’idée, qui aurait pu prédire
20
Le mythe de la fin du Monde
la fin de l’Union soviétique avant même l’an 2000 et cela sans la moindre effusion de sang ? Le temps transforme les loups en agneaux et les
oursons en lions. Il y a un peu plus de cinq cents millions d’années, un
poisson pas plus grand qu’une carpe, un certain Cephalaspis, sillonnait
les eaux des mers de notre globe. Le corps recouvert d’épaisses écailles
et aspirant des algues par sa bouche dépourvue de mâchoire, ce poisson à
l’air inoffensif n’avait rien pour engager la terrible bataille de l’évolution.
Et pourtant, aux dires des paléontologues, ce minuscule être aquatique
n’est autre que le lointain ancêtre de l’Homme !
Le futur surprend, dérange, brise les tabous, se joue des paradoxes
et défie les imaginations les plus débridées. Les signataires du traité
de Versailles n’auraient pas pu concevoir une union européenne articulée autour de l’axe franco-allemand. Aussi fantastiques que paraissent
les œuvres des auteurs de science-fiction, toutes pêchent par excès de
naïveté ou excès de prudence. Quand l’écrivain d’anticipation Alfred
Robida (1848-1926) imagine un monde du xxe siècle sans guerres et sans
moustiques, les spécialistes aéronautiques des années 1990 affirment sans
ambages que le Concorde est l’avion le plus sûr du Monde. Au mois de
juillet 2000, l’accident du supersonique dans la région parisienne impose
une révision déchirante de ses présupposés. « L’anticipation est toujours
un reflet à la fois de l’expérience du moment et des souvenirs du passé.
Construction imaginaire, elle nous en apprend davantage sur l’époque
où elle a été formulée que sur l’avenir lui-même1. » Notre appréhension
du futur reste, en effet, timorée et limitée à l’image de scientifiques qui
découvriraient pour la première fois la molécule d’eau. En imaginant que
les hommes aient évolué sur une planète dépourvue de l’élément aquatique, comment pourrait-il imaginer les pluies diluviennes de la mousson, les cataractes du Nil, les raz de marée, l’eau calme des piscines ou
les tempêtes de neige. La nature est un défi constant à notre imaginaire.
Dans notre seul système solaire, des astres extraordinaires sont tapis à
l’ombre des planètes. Autour de la seule géante Jupiter2, dont les ouragans avaleraient littéralement notre planète, les satellites planétaires rivalisent d’étrangeté. Des volcans d’Io crachant du soufre à plus de trois
cent kilomètres d’altitude à l’océan plus profond que notre Pacifique
1. J.J. Corn dans Rêves du futur, ouvrage cité dans Histoire de l’avenir de Georges
Minois, paru chez Fayard en 1996.
2. Une planète dont la masse dépasse 315 fois celle de notre planète.
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Le mythe de la fin du Monde
se cachant sous la mystérieuse banquise d’Europa, les lunes de Jupiter sont un hymne à l’imagination cosmique. Les systèmes des autres
planètes géantes ne demeurent pas en reste. Sans compter les geysers
de glace d’Encelade ou les lacs d’éthane liquide de Titan (deux satellites de Saturne), un minuscule globe orbitant à plus de trois milliards
de kilomètres de notre terre remporte à lui seul la palme de la création
cosmique. Appelée Miranda, la lune d’Uranus présente une incroyable diversité géologique. Comme en témoigne la région chaotique du
« chevron », des lignes de crevasse se rejoignent et une étonnante falaise
aux pentes abruptes culmine à plus de vingt-cinq kilomètres au-dessus
d’un sol pourvu d’une très faible gravité. Un homme qui tomberait par
mégarde de son sommet effectuerait une chute interminable de près de
neuf minutes avant de s’écraser sur la terre ferme ! Une montagne trois
fois plus haute que l’Everest perchée sur un petit bout de lune pas plus
large que la péninsule ibérique, voici un spectacle cosmique qui justifie
à lui seul l’exploration touristique de l’espace. Et il ne s’agit ici que
des voisines planétaires de la Terre ! Que dire du milieu interstellaire ?
Malgré leur vitesse phénoménale de 80 000 km/h, le train d’enfer de nos
sondes spatiales1 apparaît dérisoire face à l’immense défi cosmique. Si
on réduisait la taille de notre soleil à une simple orange, la plus proche
étoile brillerait à plus de deux mille kilomètres. À cette même échelle,
Pioneer X2, expédiée il y a tout juste trente-sept ans, se situerait seulement à un petit kilomètre de sa terre natale. Autrement dit, il lui faudra
encore pas moins de 70 000 ans pour soulever les jupes des premières
étoiles. Alpha du Centaure, située à quatre années-lumière3, apparaît
encore inaccessible. Quand Pionner X dira bonjour à sa première étoile,
peut-être l’Humanité aura-t-elle disparue depuis longtemps…
1. Les quatre lointains ambassadeurs automatiques de notre civilisation ont pour
nom Pioneer X et XI et Voyager 1 et 2.
2. Partie en 1972, la sonde Pioneer X, porteuse d’une plaque destinée à ses éventuels
récupérateurs extraterrestres, se situe aujourd’hui à environ 14 milliards de kilomètres. C’est l’objet le plus lointain envoyé par l’homme.
3. Soit 40 000 milliards de kilomètres. À titre de comparaison, notre système solaire
affiche un rayon de 5 milliards de kilomètres, soit environ cinq heures-lumière. Le
monde des étoiles se situe à une toute autre échelle.
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Le mythe de la fin du Monde
Le double visage de l’apocalypse
(quand l’attente de la fin des temps illustre l’ultime espoir des Hommes)
Cette petite page cosmique n’est pas anodine. Elle insiste sur le double
caractère de la nature, à la fois singulière et imprévisible. Notre appréhension du futur est du même acabit. L’avenir de l’Humanité est probablement plus riche que son passé mais des esprits rebelles refusent cet optimisme qualifié de naïf. Les prophètes de mauvais augure rêvent le plus
souvent d’un monde meilleur qui ferait table rase de tout ce qui existe. Un
déroulement du temps naturellement régenté par Dieu.
La fin des temps ? D’aucuns la redoutent, d’autres s’impatientent de
la voir arriver. Ce double caractère de crainte et d’espoir résume toute
l’ambiguïté du mythe de la fin du Monde. Il est inhérent à l’histoire de
l’Humanité. Prévoir le cataclysme final traduit le plus souvent un manque
d’imagination mais surtout une angoisse latente face aux tourments du
temps présent. Loin de le craindre, les devins, les voyants et autres prévisionnistes en tout genre le souhaitent. La fin du Monde est ici envisagée
comme un élixir de bienfaits. Libératrice et salvatrice, elle est appréhendée à l’exemple des grands malades qui attendent la mort avec empressement, comme la solution miracle à tous les maux. Inévitablement, les
prophéties vont bon train en période de crise, de catastrophe ou de guerre.
La destruction du temple de Jérusalem, l’épisode des croisades ou encore
la peste noire ont immédiatement été interprétées comme les prémices
inévitables de l’apocalypse annoncée par les Évangiles. Moralité oblige,
les forces du Bien triomphent toujours de l’empire du Mal. Depuis le
iiie siècle avant notre ère, date des premiers récits eschatologiques, les
visions apocalyptiques véhiculent le plus souvent des messages d’espoir.
Elles expriment avant tout une révélation. La fin du Monde est étroitement liée au Jugement dernier, lequel est le préambule à l’avènement
d’un monde meilleur. Les croyances des premiers chrétiens ont même
pris leur essor à partir des traditions eschatologiques. Saint Paul annonce
sans ambages aux Corinthiens que le retour du Christ, qu’il estime imminent, précédera la fin du monde romain1, la résurrection de tous les morts
et l’âge d’or de l’Humanité. L’annonce de la fin du Monde est ici instrumentalisée à des fins politiques. L’apocalypse doit être comprise au sens
1. Au ive siècle de notre ère, la conversion au christianisme de l’empereur romain
Constantin a radicalement changé la vision de l’avenir.
23
Le mythe de la fin du Monde
religieux du terme, c’est la « révélation » du dessein de Dieu. Issu du grec
apokalupsis, ce mot signifie « la mise à nu, le dévoilement ». Dieu, car
Lui seul est omnipotent et omniscient, peut lever le voile sur les incertitudes de l’avenir. Il est le seul à connaître les mystères du Cosmos et le
jour de la fin des temps. À chaque génération, des hommes (à leurs dires
en étroite relation avec les forces divines !) ont annoncé l’imminence
de l’apocalypse, synonyme d’un nouvel âge de l’Humanité où tous les
êtres vivraient en harmonie. Cent quatre-vingt-trois fois pour être précis.
Comme par hasard, les prédicateurs prévoient toujours la fin du Monde
pour demain, comme s’ils voulaient d’ores et déjà réserver une place
d’honneur au théâtre du Grand Chambardement.
L’idée selon laquelle la terre actuelle est au bord du gouffre est une
croyance spécifique aux trois religions monothéistes. Il s’agit de démolir
un monde impie et souillé par le péché des hommes pour mieux le reconstruire sur des bases plus saines. C’est le temps du royaume de Dieu, l’âge
d’or de l’Humanité. Le mythe du Déluge symbolise à lui seul ce couple
inséparable de la destruction-création…
24
Table des matières
Introduction
La fin du monde a une histoire…
5
Chapitre 1
« Le futur n’est plus ce qu’il était »
13
Chapitre 2
La « fin du monde » a-t-elle déjà eu lieu ?
25
Chapitre 3
Les origines du mythe de la fin du monde
41
Chapitre 4
L’âge de la théocratie millénariste
69
Chapitre 5
Nous sommes tous des survivants
93
Chapitre 6
La fin du monde selon les scientifiques
109
Chapitre 7
Vendredi 21 décembre 2012, le jour où la terre devrait s’arrêter… 141
173
Le mythe de la fin du Monde
Appendice 1
L’étrange « soleil dansant » de Fatima
151
Appendice 2
Quand l’intégrisme islamique imagine la fin des temps
157
Appendice 3
L’affaire Cassiopée
163
Appendice 4
En attendant la fin du monde, une histoire sans fin…
167
Bibliographie
169
174

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