QUELLE SOUFFRANCE, QUEL PLAISIR DANS LES STRUCTURES
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QUELLE SOUFFRANCE, QUEL PLAISIR DANS LES STRUCTURES
QUELLE SOUFFRANCE, QUEL PLAISIR DANS LES STRUCTURES DE LA PETITE ENFANCE ? Vers une reconnaissance du travail réel Exposé de Virginie Sadock, psychologue du travail (Université d’Automne de la FNEJE, Tours, octobre 2011) Dans mon exposé qui va durer à peu près 1 h 30, je vais aborder les choses suivantes : Questions que je me pose, hypothèses Repères conceptuels Particularités des métiers de la petite enfance Analyses, illustrations, clinique Certaines dimensions qui sont gardées secrètes, pourtant très prégnantes dans les structures de la petite enfance Débat à la fin Repères sur le travail : la psycho-dynamique du travail est une discipline qui joue un rôle central au travail. Le travail produit des choses, des services mais produit aussi soi-même. On se construit, en plus de construire son identité. Cela ne laisse pas intact. Cela a un impact sur la vie, sur notre rapport à nous-mêmes, sur notre vie affective et même sexuelle. C’est un postulat, un point de départ. En psycho-dynamique on s’interroge comment le travail construit ou non la santé. 2ème point : le travail a des effets côté souffrance et, paradoxalement, c’est aussi une source de plaisir. Travailler, c’est se confronter au réel. Au réel relationnel, professionnel, à l’imprévu…or le réel résiste toujours. Le travail met à l’épreuve nos compétences, notre maîtrise sur le monde. Travailler donc signifie « épreuve », cela déstabilise. Mais ce n’est pas un obstacle indépassable. Le travail peut être aussi l’occasion de découvrir de nouvelles compétences. Face au réel, on est obligé d’agir, de faire, on cherche, on « ruse ». Le travail invite à mobiliser notre intelligence pratique. Cette intelligence est complètement inscrite dans notre corps. C’est quelque chose de subversif mais aussi créatif. C’est une intelligence pragmatique qui est « incorporée ». Cela devance l’intelligence de la tête. Les professionnels sont dans l’engagement de leur corps et cette autre forme d’intelligence est assez peu mise en avant. Il y a un déni de cette intelligence, qui est pourtant très active. Travailler, c’est apporter cette part humaine de « ruse » par rapport à la consigne. Comme les couturiers qui font des ourlets, il faut que ça tombe juste. C’est que quand on travaille, on est obligé de sortir du prescrit. Cela suppose des écarts, des ajustements. On est obligé d’inventer. Car, par définition, le réel nous échappe, nous résiste. Tiens, cet enfant se met à griffer. Tiens, cette collègue, qui ralentit le travail, avec qui je n’arrive pas à m’accorder. Tiens, cette directrice qui ne me comprend pas. C’est donc le quotidien. Les organisations du travail (documents officiels) sous-estiment les problèmes, les ignorent. Paradoxalement cela nous oblige à créer, à être inventif, ce qui peut procurer du plaisir. La psychologie du travail s’intéresse à la manière dont on répond, individuellement et collectivement au travail prescrit. Ce qui est important à retenir, c’est que les personnes se défendent (luttent) même quand les organisations du travail sont très pathogènes. Les métiers de la petite enfance sont, du point de vue de la psycho-dynamique du travail, des métiers féminins, marqués par l’invisibilité. Il y a une surreprésentation des femmes dans ces métiers. C’est que la société attribue aux femmes tous les métiers pour lesquels le souci de l’autre est au cœur du travail, les métiers de « care », soins, éducation… Par opposition aux métiers masculins où une certaine force est requise (travaux publics…). Le contraire existe aussi mais la société établit en quelque sorte une hiérachie des valeurs, comme l’ont d’ailleurs montré les sociologues du travail. Tout cela éclaire les dimensions centrales, parfois mal éclairées de la petite enfance. Ces métiers « care » s’appuient sur l’attention, le détail. Les effets de ces activités sont toujours sousestimés. Car, ce qui caractérise les activités « care », c’est l’invisibilité. Etre attentif à un enfant, à l’écoute, vigilant, ce sont des pratiques qui ne se voient pas. Il n’y a pas de résultat tangible, pas de trace, surtout quand ces activités sont bien faites. Ce n’est visible que quand c’est mal fait (comme le ménage, par exemple). Tous nos efforts pour rendre un groupe d’enfants paisible, cela ne se voit pas. Ce qui se voit, c’est quand les enfants commencent à crier. Alors, on interroge le travail – qu’est ce qui se passe ? Pour aller plus loin, le travail bien fait dans les métiers de « care » exige le savoir-faire discret. Tendre, par exemple une chaise à quelqu’un qui est fatigué. Etre dans le souci de l’autre. Par conséquent les professionnels souvent ne réalisent pas ou minimisent leur travail, tout ce qui est mis en œuvre. La façon de porter un enfant, le rassurer, etc., ces gestes sont souvent considérés même par les professionnels comme des gestes allant de soi. Comme des gestes du quotidien domestique. Les gestes professionnels, on les fait sans y penser. Les mots manquent aussi pour parler du travail. Ces deux dimensions sont maximalisées pour les métiers du « care ». Les compétences mobilisées, l’expérience, les efforts…seront assez peu reconnus, ils prendront l’allure de gestes banalisés. En plus du fait que ces tâches sont souvent dévolues aux femmes. Il suffit qu’on homme s’y mette, il s’ensuit une admiration. S’agissant des métiers de la petite enfance, certains hommes pensent que s’ils ne supportent pas les cris des enfants, c’est parce qu’ ils sont des hommes et pas des femmes. L’idée ne leur vient pas à l’esprit que les femmes non plus ne supportent pas les cris. Mais qu’en général elles font quelque chose pour que ça s’arrête. Les savoirs mobilisés pour effectuer un travail auprès des enfants font débat. Il y a une volonté de faire évoluer le métier mais aussi un déni puissant pour la reconnaissance de ce même métier. Souvent, les savoirs théoriques ne correspondent pas au réel. Il y a une course aux apprentissages mais attention, la créativité demeure très importante pour ne pas donner des réponses stéréotypées. Le travail prescrit, c’est un idéal. Mais il ne dit pas comment les professionnels s’y prennent. Le travail réel, c’est comment on s’entretient le goût du travail, mobilise ses compétences, s’entraide, fait un travail de contenance auprès des enfants au quotidien, etc. En tant que psychologue du travail j’ai passé plusieurs mois en crèche. J’ai été intriguée par le silence. Il y a des discours polis, en contraste avec le fait que certains enfants n’étaient pas forcément bien traités. Rien de tout cela dans les discours, il y a un non-dit collectif. Rien non plus sur les difficultés dans lesquelles le travail quotidien avec les enfants peut plonger l’équipe, sur le plan affectif. J’ai observé un souci constant d’euphémiser (embellir) la réalité, une volonté de prendre sur soi. Sinon, cette réalité, les pulsions des enfants nous débordent. Il faut aussi rassurer les parents afin d’éviter que leur anxiété monte. Surtout, surtout, que les professionnels ne se laissent pas déborder par ce que les enfants, depuis longtemps (pour les plus anciens) peuvent générer. Etre souriant, aimable, cette exigence de disponibilité permanente, ce souci de l’autre présent tout le temps, c’est épuisant. Ne pas dire, se retenir de dire que ça crée de l’agacement, de l’irritation, même de désintérêt. Ne pas exprimer ces dimensions correspond à une fonction psychique, cela fait partie du savoir-faire des professionnels, AP ou EJE. Car, ne pas parler des enfants authentiquement, c’est se protéger des critiques. Or, il est fondamental qu’on s’assure du regard de bienveillance de l’autre. On n’est pas des mauvaises mères, nous. Penser qu’on pourrait avoir des élans agressifs, c’est une idée difficilement supportable. D’où le déni : écarter de la pensée une partie de la réalité. C’est collectif, concerne aussi bien les auxiliaires que les éducateurs et il est important de comprendre, que ce n’est donc pas forcément individuel, que c’est une règle collective, cela réunit le groupe. Ce déni, c’est comme celui des ouvriers de la construction : il y a un déni du danger – donc de la réalité – il y a même des bravades, ne pas porter un casque, par exemple. Ou les infirmières : c’est différent, vis-à-vis de la peur il n’y a pas de bravade, mais quand elles se regroupent, on entend des récits théâtralisés, tragi-comiques pour encercler ce réel fait de mort, de souffrances. Nous, ce sont des discours teintés de positif ce qui prend la forme de ce qui est socialement attendu d’une femme, d’une mère, d’une professionnelle. Il est intéressant de s’interroger pourquoi les professionnels ne s’expriment pas, qui ils cherchent à protéger ? Toutes ces tensions, les adultes s’en plaignent très peu, s’empêchent de parler. L’enfant est un bon objet. C’est l’attendrissement, l’enjolivement de la réalité plutôt que des récits en terme de difficultés, d’épreuves. On s’interroge sur cette fonction du silence. Les discours spontanés portent sur les difficultés des équipes, des adultes, pas sur les enfants. Les effets que cela a sur nous. --------------------------------------------------------------------------------Dans une crèche, les enfants sont au cœur du travail. Mais sans coopération collective entre les adultes pour s’accorder ou non sur les tâches à effectuer, pour articuler les compétences, il n’y a pas de qualité d’accueil. Pour qu’une journée se passe bien, les adultes agissent, interagissent, en n’ayant pas les mêmes fonctions. Les professionnels en crèche sont complètement interdépendants pour réaliser leur tâche. C’est rarement à l’esprit quand on s’engage dans le métier. Certains adultes choisissent précisément ce travail pour ne pas affronter d’autres adultes. Pour ces personnes le travail avec les enfant reste fantasmé. Or, la violence en crèche est très présente. Les professionnels travaillent justement à la contenir. Il y a la conflictualité avec les enfants mais aussi ce que cela résonne en nous. Pour revenir aux adultes, sans le soutien et la complicité des pairs (nos collègues), le travail peut devenir assez anxiogène : est-ce que j’ai bien fait par rapport aux règles du métier, n’ai-je pas été trop loin en parlant à un parent, à un enfant, etc. ? Avec les collègues se construisent des règles collectives. On dit : les collègues sont bien placées pour apprécier la beauté du geste. « Je t’ai vue faire, j’ai vu comment tu as fait avec cet enfant qui tapait, qui hurlait, là tu as fait un bon boulot ». Ce sont des « jugements de beauté ». La hiérarchie a des « jugements d’utilité ». C’est la théorie. En crèche la question du jugement sur le travail est une question épineuse. Le travail se déroule sous le regard des autres. Il y a souvent une complicité, même connivence avec sa collègue et souvent cela se passe de mots. Pas besoin qu’on se parle. D’ailleurs les mots manquent souvent pour dire ce qui se passe entre collègues ou avec la directrice. Souvent les choses changent avec l’arrivée d’une nouvelle collègue. Les nouvelles remettent certaines pratiques en question, elles nomment ces pratiques. Voir sa collègue travailler peut heurter, parfois, sa sensibilité. Quand elle force, par exemple, un enfant à manger. Ou une autre qui tarde à changer un enfant, qui prend son temps. Ou quand un enfant pleure et personne n’intervient. Parfois, ce qu’on voit chez sa collègue, ça fait violence. Comme si le travail mal fait chez l’autre contaminait son propre travail. Cela se déroule sous les yeux des professionnels. Cela nous sollicite sur le plan éthique, affectif, professionnel, personnel. A l’inverse, ce qu’on voit de positif, on peut s’y reconnaître, on s’en sent valorisé. Les travers des collègues ne sont pas vus comme les difficultés du métier mais comme des problèmes personnels, susceptibles d’être sanctionnés. Les professionnels se jugent compulsivement. Le travail de coopération dans une équipe n’est pas naturel. On doit parfois s’effacer pour renoncer à l’expression de sa singularité pour se faire entendre. --------------------------------------------------------------------------------J’ai été sollicitée par un Service des crèches qui m’a dit que dans une crèche une équipe n’était pas assez distante par rapport aux parents. Une auxiliaire de puériculture a eu une relation amoureuse avec un parent. Grosse polémique. Le Service des crèches a lancé une enquête administrative, les membres de l’équipe étaient interrogées une à une. J’ai organisé des réunions de travail en groupes et en sous-groupes. Il y a eu beaucoup de débats, assez rapidement. De quoi les AP étaient coupables ? Car manifestement les limites ont été dépassées. On évoquait les codes vestimentaires, l’habillement de la personne en question : sexy, string, transgressif. L’équipe se demandait : a-t-on fait une faute professionnelle, pour quoi le Service des crèches nous fait une enquête ? Et pourtant, l’équipe se sentait très « tenue » par une Directrice, partie depuis, qui leur parlait beaucoup des limites, des codes vestimentaires. Ces règles semblaient être intériorisées. Cette histoire soulève la question des codes vestimentaires en crèches qui sont implicites. Parle des élans de vie dans un milieu où les corps s’oublient. De la part du corps érotisé qui est mis en sommeil. Vouloir se sentir vivante. Derrière les échanges sur les apparences corporelles, cette équipe a peur d’être ni vue, ni connue. Il y a une invisibilité sociale, les équipes de cette crèche ne demandent rien, ni matériel, ni remplacements. Du côté des Service des crèches on pense que si cette équipe a dépassé les limites, c’est que dans cette équipe le travail n’était pas de qualité. Cette AP a mis les pieds dans le plat. A bousculé des interdits puissants. Car il y a des prescriptions : il ne faut pas rivaliser avec les mères, les mamans, sur le plan de la séduction. Renoncer à se comparer, renoncer à se sentir meilleure mère que la mère. Ces dimensions sont contenues quotidiennement jusqu’à ce qu’une nouvelle personne arrive. D’après mon expérience la question de la tenue vestimentaire est souvent un point de friction, de tension. La tenue vestimentaire sert le travail, l’idéologie du travail. Question : jusqu’où les crèches sont désexualisées, réprimées ? Cette répression ne développe-t-elle pas une inclination à l’effacement, physique et psychique ? Je me souviens d’une EJE qui m’a dit dans une crèche qu’elle ne lâcherait jamais sur sa façon de s’habiller et que pour elle c’était vital. --------------------------------------------------------------------------------Ce qui se vit au quotidien dans une crèche n’est pas facilement accessible ni aux psychologues ni aux personnes qui y travaillent. Renonçons à l’idéalisation de l’enfant, de la femme, de la mère. A l’expression du positif, à l’empêchement de dire vraiment ce qui fait problème. Laissons plus de place à ce qui dérange, agace, épuise. Pour moi, ce sont de nouvelles pistes de travail. Dans les crèches on constate l’inflation de la plainte. Les frontières du dicible reculent. Prendre le risque de parler. Il faut parler du métier de manière authentique. En bousculant les idées, en proposant des choses un peu décalées, en étant un peu subversif. Si les personnes qui ont « de la bouteille » parlaient « vrai » de leur métier aux nouvelles professionnelles, cela pourrait aussi aider. Le réel dirige parfois beaucoup plus que la Directrice. Pour finir, la théorie demande toujours à être revu au regard de ce qui se passe sur le terrain. Il y a peu de choses écrites sur la clinique. Sur les enjeux psychiques au travail. Christophe Dejours était le premier à parler de la souffrance au travail, de ce qui se vit au travail. Notes prises par Barbara, EJE des Yvelines