Sports - Education Physique et Sportive

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Sports - Education Physique et Sportive
Sports
Tu t'entraîneras dans la douleur
LE MONDE | 12.05.07 | 15h28 • Mis à jour le 12.05.07 | 15h28
Philippe Lucas en est convaincu. Si son ancienne protégée, Laure Manaudou, quitte son club de
Canet-en-Roussillon pour aller s'entraîner en Italie, c'est "parce qu'elle a envie de moins
travailler : elle fuit le travail". La meilleure nageuse française de tous les temps avance une autre
explication pour justifier sa décision d'aller se préparer à Turin, près de son amoureux, le nageur
italien Luca Marin. "Je ne supportais plus physiquement les entraînements de Lucas, a-t-elle
confié au quotidien La Stampa, jeudi 10 mai. Je nage avec lui depuis 2001, j'avais déjà dit à ma
copine Esther Baron (une autre nageuse du club de Canet) qu'à ce rythme-là, j'allais exploser."
La progression de Laure Manaudou, 20 ans, vers les sommets de la natation - un titre olympique
à Athènes, en 2004, trois titres de championne du monde et deux records du monde, sur 200 et
400 m nage libre - n'est pas le résultat de son seul talent. En quelques années, sa charge de travail
quotidienne a connu une croissance spectaculaire, passant de cinq à dix-sept kilomètres de nage
chaque matin.
"A ce rythme-là", des tensions sont vite apparues dans le couple entraîneur-entraînée. Philippe
Lucas ne s'est jamais embarrassé de scrupules pour "motiver" sa championne. A la télévision, on
l'a vu sermonner la jeune femme, tête baissée, et l'enjoindre fermement de rentrer chez elle plutôt
que de gâcher une séance d'entraînement.
Philippe Lucas a-t-il abusé de son ascendant sur sa protégée ? Pas si sûr. A plusieurs reprises,
Laure Manaudou a concédé qu'il lui faudrait travailler davantage en vue des JO de Pékin, en août
2008. "Je ne suis pas un exemple, je ne fais pas tout pour réussir, j'ai dit à Philippe : "Le jour où
je fais tout pour être première, ce sera autre chose, je n'ai pas une vie de sportive normale"",
avait-elle reconnu, fin mars, peu après son doublé aux championnats du monde, à Melbourne.
De tout temps, la question s'est posée de savoir jusqu'où un coach pouvait aller pour motiver ses
"troupes". Ce n'est sans doute pas un hasard si le sport a toujours fait sien le langage militaire et si
les termes de "combat", "stratégie", "engagement" et autres "offensives" appartiennent au
langage des vestiaires.
Certains entraîneurs usent d'ailleurs de méthodes qui prennent à la lettre ces emprunts guerriers.
Fin 2005, Rohan Taylor, un préparateur physique de la marine royale australienne, avait pris en
charge la préparation des quinze nageurs sélectionnés pour les Jeux du Commonwealth. Dans son
programme, les athlètes - dont certains n'avaient que 16 ans - étaient notamment soumis à un
simulacre d'exécution, pistolet contre la tempe, en même temps qu'à l'obligation de ramper à
terre.
L'affaire n'avait pas ému les responsables de cette préparation jugée "positive", et dont un seul
aspect a été "amplifié", déplorait Alan Thompson, l'entraîneur australien. "Les athlètes impliqués
ont aimé y avoir participé", affirmait-il. Les photographies des nageurs en larmes publiées dans
la presse australienne avaient pourtant donné une image moins "positive" à cet épisode.
Autre exemple de dérive au nom de la motivation : en novembre 2006, la voix de Joseph Goebbels
a résonné dans un stade de Charlotte (Caroline du Nord). Afin de motiver l'équipe du lycée de
Forestview avant une rencontre de football américain contre leurs homologues du lycée
catholique, un passage de 90 secondes d'un discours du numéro deux du régime nazi et ministre
de la propagande d'Adolf Hitler a été diffusé. "Des étudiants zélés ont cherché à récupérer le
slogan "Vers la victoire" (le slogan du lycée) en allemand et l'ont diffusé", s'est contenté
d'expliquer, embarrassé, Robert Carpenter, le principal de l'établissement.
Plus récemment, Le Monde a reçu un courriel teinté d'inquiétude et de révolte : "Dans l'exercice
de ma profession, j'ai été amené à rencontrer deux jeunes filles issues du pôle espoirs de judo
féminin de Poitiers. Toutes deux l'avaient volontairement quitté suite à ce qu'il est convenu
d'appeler des mauvais traitements, expliquait le conseiller d'orientation d'un lycée professionnel
lyonnais. La première m'a parlé de "pompes" jusqu'à épuisement dans la boue. Plus grave, la
seconde, après un échauffement jugé trop peu dynamique par l'entraîneur, a été prise par celuici en étranglements répétés. Chaque fois qu'elle perdait conscience, elle était fermement ranimée
et la séance reprenait, les autres membres du groupe étant réunis en cercle pour assister à la
punition. "J'ai cru que je mourais", m'a-t-elle dit. (...) Pour pouvoir continuer à pratiquer le judo
de haut niveau et dans l'espoir pour l'une d'intégrer l'Insep (Institut national d'éducation
physique et sportive), elles gardent le silence. Aucune course à la médaille ne peut justifier de
tels agissements", concluait le courriel. Contactées par Le Monde, les jeunes filles n'ont pas
souhaité s'exprimer sur le sujet.
L'efficacité d'un entraîneur est évaluée "à l'aune des résultats qu'obtiendront les athlètes dont il a
la responsabilité, explique Marc Lévêque, auteur de Psychologie du métier d'entraîneur ou l'art
d'entraîner les sportifs (Vuibert). Entretenant avec eux une relation complexe, il sait qu'il lui faut
les contraindre à un effort parfois... inhumain".
Pour Jean-Pierre Famose, professeur de sciences et techniques des activités physiques et
sportives (Staps) à l'université de Pau, certains exemples "sont des abus personnels qui n'ont plus
rien à voir avec la motivation", tout en reconnaissant qu'"il y a énormément de comportements
autoritaires dans l'encadrement des sports".
L'universitaire, notamment auteur d'une étude sur "la motivation en éducation physique et en
sport", souligne, toutefois, les conditions particulières du judo, un sport où les sportifs sont
soumis à un "stress physique et à une nécessaire capacité de résistance à la douleur".
Il y a au sein de l'Insep des codes déontologiques "qui rendent ces pratiques inacceptables,
d'autant qu'il s'agit de mineurs. De tels comportements déviants doivent être sanctionnés",
explique Alain Fournier, chercheur au laboratoire de psychologie et d'ergonomie du sport à
l'Insep.
Manière d'en souligner l'ambiguïté, Jean-Pierre Famose souligne que les méthodes du type de
celles employées au pôle de judo sont "logiques sans être justifiables. Les coureurs cyclistes qui
consomment des produits dopants sont dans la même logique". Pour résister aux lourdes charges
d'entraînement, les sportifs ont selon lui peu de choix : "Soient ils recourent à des substances
dopantes, soient ils ont une vie extrêmement réglée."
Guy Roux, lorsqu'il entraînait l'équipe de football d'Auxerre, s'était rendu célèbre par ses
incursions dans la vie privée de ses joueurs. Ces pratiques ont même été utilisées comme
argument comique dans une publicité.
D'autres approches existent, notamment au sein de l'Insep, où sont menés des programmes de
préparation destinés à surmonter le stress. "Nous travaillons sur l'aptitude à la concentration, à
la relaxation, sur la gestion des émotions. On s'en sert pour préparer les compétitions dans les
moments qui précèdent le match", explique Alain Fournier. "Le problème est que beaucoup
d'entraîneurs les jugent inefficaces", déplore Jean-Pierre Famose.
Il y a deux manières de démontrer sa compétence, expliquent les psychologues du sport. Par le
progrès ou par la supériorité. Dans ce dernier cas, le conditionnement à la victoire implique une
forme de truisme : si l'on veut être supérieur, il faut à tout prix éviter de paraître inférieur. Par
crainte de perdre, car, comme le constate Jean-Pierre Famose : "Perdre, c'est être ridicule."
Jean-Jacques Larrochelle
Article paru dans l'édition du 13.05.07.