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Note sur les calendes et les ides: une solidarité
structurale dans le calendrier romain
Le calendrier est une des sources essentielles que nous avons sur les
stades les plus anciens de la religion romaine; aussi les structures qui
peuvent se révéler à l'étude de la manière dont les fêtes s'y articulent
sont-elles susceptibles de jeter une lumière des plus précieuses sur les
divinités qui y sont impliquées. Nous citerons simplement à titre
d'exemple l'étude remarquable consacrée par E. et A. L. Prosdocimi au
dieu Summanus (Summanus e Angerona, una solidarietà strutturale nel
calendario romano, dans Etrennes de septantaine, travaux ... offerts à M.
Lejeune, Paris, 1978, p. 199-208): sa fête tombe le 12ème jour avant les
calendes de juillet, ce qui en fait le symétrique de la déesse Angerona,
dont la fête tombe le 12ème jour avant les calendes de janvier; celle-ci est
la déesse des angustae dies, des jours les plus courts de l'année (G.
Dumézil, Religion romaine archaïque, Paris, p. 329-32); en d'autres
termes, Angerona est la déesse dont la fête tombe au solstice d'hiver;
Summanus est le dieu dont la fête, symétriquement, tombe au solstice
d'été. C'est le dieu du "sommet" de l'année, de son summum, et c'est ainsi
qu'il convient d'expliquer son nom resté jusque là mystérieux.
Nous voudrions examiner un cas comparable dans lequel, à notre avis,
on peut repérer une autre "solidarité structurale" au sein du calendrier,
mais ne concernant pas cette fois des fêtes isolées, de part et d'autre de
l'année, mais ces moments essentiels du comput du temps pour les
Latins que sont le début et le "sommet" du mois que constituent
respectivement les calendes et les ides, c'est-à-dire en principe, dans le
cadre du mois lunaire, le début de la lunaison et la pleine lune.
Mais il convient de faire d'abord une remarque préalable. Toute une
tradition affirme qu'avant le roi Numa l'année romaine ne comptait que
dix mois, et non douze. En réalité cette assertion est inacceptable : le
mois est une notion clairement lunaire, comme le montre le fait que le
terme qui la désigne en latin, mensis, désigne la lune chez d'autres
peuples indo-européens. L'année est en revanche une notion solaire,
fondée sur le cours annuel du soleil : la combinaison des deux ne peut
donner qu'une année de douze mois (avec éventuellement l'adjonction d'un
mois intercalaire, pour corriger l'inadéquation du système des mois
lunaires de 30 jours à l'année solaire de 365 jours 1/4). L'affirmation de
la tradition quant à l'existence d'une année primitive de dix mois est donc
une élaboration érudite et artificielle, fondée sur le fait que la série des
mois "numéraux", qui commence avec mars, mois du début de l'année
pour les Romains, s'arrête en décembre, laissant à part janvier et février.
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En outre février offre une série de tètes qui répètent celles de décembre,
et ont comme elles la valeur de fêtes de rupture de l'ordre, de retour au
chaos, bref de fin d'année, de destruction de la vieille année (comme cela a
été bien vu par A. Brelich, Tre variazioni romane sul tema delle origini,
Rome, 1956). Et, si l'année débute officiellement au 1er mars, le 1er
janvier est aussi un début d'année: c'est le jour où les magistrats entrent
en fonction, et on ne peut pas négliger que ce soit le 1er jour du 1er mois
qui suit le solstice d'hiver (jour de la fête de la déesse Angerona).
Astronomiquement, c'est indéniablement le début de l'année.
Il nous faut donc compter avec l'existence, en fait, de deux débuts et de
deux fins de l'année, autour non seulement du 1er mars, mais aussi du 1er
janvier. Ce qui fait que les deux mois de janvier et de février, entre la fin
de l'année solaire de décembre et le recommencement de l'année officielle
en mars - avec le début de la saison guerrière, clairement impliquée par
le patronage du dieu de la guerre - ont un statut tout à fait à part, en
accord avec leur nom qui rompt la série numérique achevée en décembre.
Cette remarque préalable sur la structure de l'année romaine étant
faite, nous pouvons revenir au problème des jours-clés du mois que sont
les calendes et les ides. Nous noterons d'abord à leur propos deux faits:
- les ides sont indiscutablement sous le patronage de Jupiter (Dumézil, p.
185-6). Les antiquaires l'affirment, et cela est marqué, outre par le fait
que le dies natalis (jour anniversaire de fondation) de plusieurs temples
du dieu est fixé à cette date, par le sacrifice, à toutes les ides, d'un
agneau blanc au Capitole (siège de Jupiter Capitolin) par le flamine de ce
dieu, {lamen dialis.
- en corrélation avec cette liaison entre les ides et Jupiter, la tradition
insiste fréquemment sur l'existence d'un lien parallèle de Janus avec les
calendes, le début du mois. Par exemple Macrobe (Saturnales, 1, 9, 16)
souligne que Janus est considéré comme ouvrant non seulement le mois
de janvier, mais également les autres mois, et se voit de se fait invoqué à
toutes les calendes, sous le nom de Janus Junonius - avec une épithète
sur laquelle nous allons revenir (Dumézil, p. 325).
G. Dumézil (p. 185-6) a remarquablement dégagé la signification de
cette répartition des rôles des deux dieux: Jupiter est le dieu des summa,
celui qui occupe une position dominante, et à ce titre il patronne le
sommet du mois que sont les ides, jour de la pleine lune, alors que Janus
est le dieu des prima, des commencements, et est pour cette raison lié au
début du mois que sont les calendes.
Cette analyse est fondamentalement juste. Mais il nous paraît
nécessaire de la compléter en faisant intervenir d'autres figures du
panthéon, à partir du fait suivant:
- le jour des calendes est également lié à une divinité féminine, Junon,
l'associée de Jupiter. Là aussi la structure existe, et est soulignée par nos
sources: le même Macrobe, se fondant sur l'autorité de Varron et du
rituel qu'est le "livre des pontifes" déclare: "comme toutes les ides sont
attribuées à Jupiter, toutes les calendes le sont à Junon" (1, 15, 18). Le
fait est exprimé par des actes rituels importants: le jour des calendes, le
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"pontife mineur" sacrifie à Junon dans la curie dite Curia Calabra, et
l'épouse du rex sacrorumlui offre une truie ou une agnelle dans la Regia
(Dumézil, p. 291-2). On peut même dire que ce patronage de Junon est
plus affirmé que celui de Janus: outre l'importance de ces offrandes à
Junon (alors que Janus se contente de l'offrande d'un gâteau, cf. Jean le
Lydien, Traité des mois, 4, 2, d'après Varron; Dumézil, p. 325), on
relèvera que Janus est, en tant que dieu des calendes, référé à Junon
comme Janus Junonius, c'est-à-dire "Janus de Junon". Il est donc en
position subordonnée.
La corrélation la plus affirmée est donc celle liant le dieu souverain et
sa parèdre féminine, Jupiter et Junon. Mais cela ne signifie pas que le
rôle de Janus soit négligeable. Précisons- le :
- Janus patronne très clairement une des calendes, et celle du mois qui
lui doit son nom, le mois de janvier (Januarius) : Ovide, au début de ses
Fastes, est parfaitement explicite à ce sujet (Dumézil, p. 179-80). Or cela
est en accord avec le fait que ce mois, et plus précisément ce jour marque
le début de l'année solaire. Janus est ici dans sa fonction de dieu des
commencements (ce que ne remet pas en cause le fait que l'année légale
débute seulement en mars : nous avons souligné que le 1er janvier était
un véritable commencement).
On peut donc entrevoir une structure complexe, faisant intervenir au
moins trois dieux: Jupiter, Junon et Janus:
- la corrélation qu'on pourrait qualifier de normale, puisque intervenant
tous les mois, serait celle existant entre Junon (aux calendes) et Jupiter
(aux ides); elle mettrait en jeu une divinité masculine et une féminine.
- mais parmi tous les jours de calendes, un serait marqué spécialement,
puisqu'il serait mis non seulement, comme de règle, sous le patronage de
Junon, mais aussi sous celui de Janus. Ce serait un jour de calendes
particulièrement important, puisque c'est celui qui marque le début non
seulement d'un mois, mais de l'année (dans son acception astronomique
et solaire).
Ainsi, à la norme habituelle (calendes liées en priorité à Junon)
s'ajouterait une règle spécifique: les calendes primordiales que sont celles
du premier mois de l'année (solaire) seraient liées essentiellement au dieu
des prima, Janus. Le système calendaire aurait donc une articulation
propre.
Il est tentant dès lors de poser la question pour les ides : y décèle-t-on
une articulation comparable ? Or il est tentant de répondre par
l'affirmative, en notant que:
- si les dates d'anniversaire de fondation des temples de Jupiter tombent
généralement le jour des ides d'un mois, il existe un dies natalis
important d'un temple (et même de deux) d'une autre divinité: Diane.
C'est lors des ides du mois d'aoüt (ex-mois sextilis, sixième) que sont
célébrés les anniversaires de ses deux temples principaux, celui de
l'Aventin à Rome, et celui du bois sacré d'Aricie dans le Latium. Il s'agit
même là de la fête principale de la déesse, marquée par exemple par la
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procession des femmes se rendant au nemus d'Aricie en portant des
torches (Dumézil, p. 397-8).
Or cette date est significative: il ne s'agit pas en effet de n'importe
quelles ides, mais de celles qui peuvent être considérées comme
marquant le milieu - et donc le sommet - de l'année (comprise selon le
schéma de l'année légale, par rapport à laquelle le mois d'août-sextilis
occupe une position centrale). On peut donc en tirer comme conclusion
que:
- Jupiter patronne les ides en général, conformément à sa fonction de dieu
des summa; mais la fête des ides qui représente le sommet de l'année
(légale) a une particularité: Diane y joue un rôle essentiel. Et, rappelonsle, Diane, dont le nom est formé sur le nom indo-européen du ciel, est par
là apparentée, dans une certaine mesure, avec Jupiter, dont le nom est
formé sur la même base div- (Dumézil, p. 396-400).
- il existe une certaine polarité entre Janus et Diane. Le premier est lié
spécifiquement à un jour des calendes, occupant une position particulière
dans l'année: celle du début de l'année, cette fois solaire. En revanche,
Diane est liée spécifiquement à un jour des ides, occupant une position
particulière dans l'année: celle du sommet de l'année, mais dans son cas
de l'année légale.
- Diane a indéniablement un aspect lunaire, que suffit à indiquer la
présence du croissant de lune sur ses représentations. Ce qui fait qu'elle
est à sa place un jour d'ides, de la pleine lune. Mais cela implique une
certaine liaison avec Junon, elle aussi en relation avec l'astre de la nuit:
elle apparaît comme déesse des calendes, donc du moment de la nouvelle
lune, c'est-à-dire de la renaissance de l'astre. Cette fonction de
renaissance de la lune, conforme par ailleurs à son rôle de déesse de
l'enfantement, semble exprimé par l'épithète de Covella qui lui est donnée
lors des calendes, et qui paraît la lier à la future croissance de l'astre
(Dumézil, p. 292). Ces deux déesses sont donc des divinités lunaires, et
leur position aux deux jours-clés du rythme lunaire du mois souligne cette
solidarité.
Au total, il semble qu'on puisse parler non d'un système à trois
termes, Jupiter, Junon, Janus (ou à deux, Jupiter et Junon ou Jupiter et
Janus), mais d'une structure à quatre éléments, faisant également
intervenir Diane. Il y aurait deux divinités féminines, à caractère lunaire,
et deux masculines, sans doute plus proprement solaires, mais dont
l'articulation principale serait par rapport à l'ensemble de l'année:
- les calendes normales seraient sous la juridiction de Junon, les ides
normales sous celle de Jupiter.
- mais les calendes essentielles de l'année, celles marquant son début
(solaire), seraient en outre liées à Janus, tandis que les ides essentielles
de l'année, celles marquant le sommet de l'année (légale), le seraient à
Diane.
Dominique BRIQUEL
Université de Dijon
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