La commission de classification des œuvres
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La commission de classification des œuvres
Pierre-Alexis Chevit DESS [email protected] Note de synthèse janvier 2005 La commission de classification des œuvres cinématographiques, ou comment réformes juridiques et pressions conservatrices font pencher la balance du côté de la protection du jeune public au détriment de la défense de la création cinématographique Cours de Production et diffusion audiovisuelle et cinématographique François Campana DESS "Consultant Culturel – Projet culturel et Environnement Social", Paris X, Nanterre SOMMAIRE Introduction I. Les errements juridiques de la commission de classification des films: un pas en avant, deux pas en arrière ? A. "L'affaire Baise-moi" ou la fin de l'apparente stabilité acquise après le décret Lang de 1990. 1. De la censure d'Etat à la commission de classification: rapide historique et spécificités. 2. L'affaire "Baise-moi", révélateur des failles du système? B. Un présumé vide juridique rapidement comblé: réforme hâtive et durcissement de la censure? 1. Le vide juridique de la tranche des 16-18 ans: un vrai-faux problème? 2. Les véritables blocages: des questions qui dépassent les enjeux purement juridiques. II. Une commission sacrifiée sur l'autel de la lutte contre la violence à la télévision et du règne de l'audimat: durcissement de la censure et spectre de l'autocensure. A. De l'influence du rapport Kriegel. 1. Un rapport contestable sur le fond comme sur la forme: la commission de classification pointée du doigt. 2. Modification de la composition de la commission et de ses règles de vote . B. Le dangereux amalgame entre création cinématographique et industrie audiovisuelle. 1. Le projet de structure unique pour les différents mode de diffusion: une grossière erreur. 2. Le CSA, véritable censeur… du cinéma? Ou comment le cinéma est pris en otage par les lois de l'audimat. Conclusion Introduction Récemment, la commission de classification des œuvres cinématographiques émettait un avis demandant une interdiction aux moins de dix-huit ans pour le film 9 Songs, de Michael Winterbottom, dont la sortie est prévue en mars 2005. La commission a motivé sa recommandation en affirmant que "conformément à sa mission de protection des enfants et des adolescents, (elle) a recommandé l'interdiction aux moins de 18 ans pour 9 Songs en raison de très nombreuses scènes de sexe non simulées qui constituent l'essentiel du film et sont associées pour deux d'entre elles à des prises de drogue"1. Symptomatique du durcissement des règles de censure de la commission de classification, cette décision s'inscrit dans la suite logique des réformes restrictives dont à fait l'objet la commission ces dernières années. La commission de classification est l'institution chargée de rendre un avis au ministre de la culture, au regard de la protection de l'enfance et de l'adolescence, pour que ce dernier puisse délivrer un visa d'exploitation aux films avant leur sortie. Le cinéma est en effet l'un des derniers médias à être soumis à un contrôle préalable de son contenu. Cette commission est constituée de quatre-vingt-un membres (27 votants, 27 premiers suppléant et 27 deuxièmes suppléants) répartis en quatre groupes (les représentants des ministères, les professionnels, les experts, les jeunes). Un président choisi au sein du conseil d'Etat possède la décision d'arbitrage en cas de votes ex-aequo. La commission se réunit en séance plénière deux fois par semaine afin de statuer sur les films pour lesquels des sous-commissions, formées de personnes cooptées par le CNC, ont émis un avis d'interdiction. Plusieurs décisions sont du ressort de la commission, notamment l'exportation, l'utilisation de matériel publicitaire, et la restriction de projection à une catégorie particulière. Dès lors, comment faut-il comprendre une telle évolution allant vers moins de permissivité? Quels éléments ont pu motiver des réformes allant dans ce sens? Après avoir tenté d'analyser comment ont été remis en cause les bases mêmes du fonctionnement de la commission à la suite de l'affaire Baise-moi, nous soulignerons dans une deuxième partie les influences néfastes du controversé rapport Kriegel d'une part, et de l'industrie télévisuelle d'autre part. I. Les errements juridiques de la commission de classification des films: un pas en avant, deux pas en arrière ? A. "L'affaire Baise-moi" ou la fin de l'apparente stabilité acquise après le décret Lang de 1990. 1. De la censure d'Etat à la commission de classification: rapide historique et spécificités. C'est par un arrêté ministériel, en 1916, qu'est créée une censure d'Etat qui sera chargée de visualiser les films au préalable de la délivrance d'un visa d'exploitation. Transférée, au fil des années, du ministère de l'Intérieur au ministère de l'Instruction publique et des Beaux-arts (1919), puis au ministère de l'Information en 1945, elle ne passe sous la tutelle du Ministère de la Culture qu'en 1969. Le décret de 1962 vient réglementer le fonctionnement de la commission qui jusque là procédait plus ou moins à sa guise à des interdictions totales et à des coupes sauvages. Les choses évoluent lentement cependant: le décret stipule que la commission n'a pas à juger de l'état artistique du film, mais seulement de ses potentielles atteintes aux bonnes moeurs. Des catégories d'âge sont alors présentes, interdit aux moins de treize ans, aux moins de dix-huit ans. Le décret 90-174 déposé par Jack Lang en février 1990 a permis de ramener de dix-huit à seize ans et de treize à douze ans l'interdiction de certains films aux enfants et aux adolescents, les œuvres classées "pornographiques ou d'incitation à la violence" continuant à faire l'objet d'une interdiction aux 1 http://www.commeaucinema.com/afp.php3?Depeche=041105172248.p6z9l3xd mineurs. La réforme allait aussi modifier la composition de la commission de classification, qui accueille alors plus de jeunes ou d'experts (psychologues ou sociologues). L'avis préalable au tournage donné par son président est supprimé. La réforme prévoit aussi l'obligation d'annoncer aux publics les interdictions éventuelles frappant les films lors de leur passage à la télé. Enfin, il ôte à la commission (dont le nom officiel devient commission de classification des oeuvres cinématographiques à la place de commission de contrôle) tout droit de modification des oeuvres jugée. Il est théoriquement impossible de procéder à des coupures sauvages… même si en pratique des modifications de montage sont "suggérées" aux réalisateurs ou producteurs. La commission de classification française est considérée comme très "libérale" par comparaison avec les structures analogues des pays européens ou nord-américains. Jean-Michel Frodon rappelle comment en Allemagne des films comme Cyrano de Bergerac ou encore Danse avec les loups ont écopé d'une interdiction aux moins de 12 ans. "Les Indiens de Kevin Costner ont aussi été soustraits à la vue des moins de 14 ans au Québec, de 13 ans aux Etats-Unis, et l'avis des parents nord-américains a été sollicité pour les alexandrins de Rostand dits par Depardieu"2. Au Royaume-Uni, le film Sweet Sixteen de Ken Loach s’est vu infliger une interdiction aux moins de 18 ans au prétexte que Liam, l'adolescent protagoniste du film, dit 200 fois "fuck" et environ 20 fois "cunt". Les censeurs britanniques ont par ailleurs interdit des films tels que Amélie Poulain ou Les Visiteurs aux moins de 15 ans. Après la dernière réforme de 1990, la commission de classification semblait avoir trouvé une certaine stabilité sur le fond (pas de polémiques particulières relatives au classement d'un film dans les années 90) comme dans la forme, avec des collèges à peu près équilibrés et des paliers d'interdiction paraissant satisfaisant et fonctionnels eu égard à la protection des mineurs. Pourtant, tout cela va être remis en cause par ce que l'on appelle volontiers "l'affaire Baise-moi", en juillet 2000. 2. L'affaire "Baise-moi", révélateur des failles du système? Le vendredi 30 juin 2000, le Conseil d'Etat annule le visa d'exploitation du film Baise-moi, estimant que le film relevait de "l'inscription sur la liste des films pornographiques ou d'incitation à la violence". Considérant que le film était "composé pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées, sans que les autres séquences traduisent l'intention affichée par le réalisateur de dénoncer la violence faite aux femmes par la société", il invalide ainsi l'avis de Catherine Tasca. La ministre de la culture, suivant l'avis de la commission de classification, avait interdit le film de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi aux moins de seize ans, et l'avait assorti d'un avertissement dans les salles expliquant que "ce film, qui enchaîne sans interruption des scènes de sexe d'une crudité appuyée et des images d'une violence particulière, peut profondément perturber certains spectateurs". Reste à souligner que le Conseil d'Etat avait été saisi par l'association Promouvoir, une "association de défense des valeurs judéo-chrétiennes et de la famille" dont le président est un mégrétiste notoire, à laquelle c'étaient associés trois couples de parents de mineurs de seize à dix-huit ans, au nom de la protection de "tous les mineurs". Celui-ci a ainsi été saisi d'une "demande de sursis à exécution et d'annulation de la décision du ministre d'accorder un visa d'exploitation assorti seulement d'une interdiction de diffusion du film aux mineurs de seize ans et non d'une inscription sur la liste des films pornographiques et d'incitation à la violence, ce qui aurait eu pour effet d'en interdire la diffusion à tous les mineurs". Le Conseil d'Etat a rompu la décision de la commission et de la ministre en interdisant le film aux moins de dix-huit ans, le classant de fait dans la catégorie dite des films X. Face à cette décision de Conseil d'Etat, il apparaît tout à coup que sous la pression d'une association d'extrême droite, des films qui ne sont vraisemblablement pas des films pornographiques peuvent être tout bonnement censurés. Sous couvert de protection des mineurs, on assiste bien à une 2 Frodon Jean-Michel, "Les lubies d'Anastasie", Le Monde, 3/06/1992. atteinte évidente à la liberté d'expression cinématographique, atteinte qui pourrait très bien se reproduire. Dès lors, l'alternative semble clair: abaisser l'âge de la majorité ou réinstituer une interdiction aux moins de dix-huit ans. En réalité, il n'est pas sûr que la situation ce soit résumée à ce simple choix. B. Un présumé vide juridique rapidement comblé: réforme hâtive et durcissement de la censure? 1. Le vide juridique de la tranche des 16-18 ans: un vrai-faux problème? Le conflit autour du film Baise-moi aurait en effet mis à jour les vides juridiques intrinsèques au fonctionnement de la commission de classification. Il n'existe en effet pas à l'époque d'interdiction aux moins de 18 ans qui ne revienne pas purement et simplement à "ixer" le film. Dès lors, en application de la loi de 1975, le film est condamné à ne recevoir aucune subvention, à être soumis à une taxe fiscale (20% sur les bénéfices commerciaux) et à n'être projetés que dans les circuits spécialisés, soit une demi douzaine de salles en France, et sans publicité. Dans les salles, rien ne protège effectivement les mineurs de seize à dix-huit ans. A première vue, ce vide juridique pourrait être comblé logiquement en créant un nouveau palier d'interdiction aux moins de 18 ans détaché des règles du classement X. De fait, un nouveau palier d'interdiction au moins de dix-huit ans, détachée de la catégorisation X et de ses conséquences, est bel et bien créé par décret à l'été 2002, sous l'impulsion de Catherine Tasca. En outre, le texte prévoit une modification du mode de décision de la commission pour les mesures visant l’interdiction totale, l’interdiction moins de 18 ans classée X et moins de 18 ans non classée X : elle est prise à la majorité des deux tiers, au lieu d’une majorité simple. Pourtant, il est fort probable que la polarisation du débat autour de ce vide juridique ait été largement à côté de la plaque. Créer ce nouveau palier n'est-il pas une restriction supplémentaire de l'accès à certaines œuvres? Mesure prise en réaction aux débats autour de Baise-moi, on peut se demander si cette décision relève plus de la réparation d'un vide juridique ou d'une régression par rapport au fonctionnement en vigueur. En effet, si l'on avait considéré en 1990 que l'interdiction aux moins de seize ans était suffisante par rapport au classement X synonyme d'interdiction aux moins de dix-huit ans, pourquoi avoir remis en cause cet acquis? On a plutôt l'impression que cette réforme allait être conduite tôt ou tard de toute façon, et que l'affaire Baise-moi en a été le prétexte: l'occasion fait le larron, en quelques sortes. Catherine Breillat, la réalisatrice de Romance X, se référant à la mobilisation de personnalités au moment de l'affaire Baise-moi, commente: "La sentence du Conseil d'Etat a fonctionné comme un piège sans appel: inaction égale acceptation et jurisprudence; défense égale renforcement et création de nouveaux outils de censure". Et de conclure: "Baise-moi! C'est fait"3. Dès février 2004, le film "Ken Park", de Larry Clark, fera en tous cas les frais (ou bénéficiera, c'est selon) de cette réforme: ayant été attribué lors de sa sortie d'une interdiction aux moins de seize ans selon l'avis de la commission de classification, il a été interdit aux moins de dix-huit ans sur décision du Conseil d'Etat. La juridiction administrative avait été saisie, à nouveau, par l'association Promouvoir, qui demandait un classement dans la catégorie des œuvres "pornographiques ou d'incitation à la violence". Le film avait alors été retiré des deux salles qui le diffusait encore. 2. Les véritables blocages: des questions qui dépassent les enjeux purement juridiques. Quels sont alors les véritables blocages révélés par le cas Baise-moi ? Nous faisons face ici, audelà des aspects juridiques, à des questions relatives à l'évolution de la société, à la représentation du sexe à l'écran, à sa réception par les spectateurs, aux critères de jugement retenus par les censeurs, à l'expression des subjectivités particulières et, en l'occurrence, intégristes, ayant pour ambition de se muer en vérité universelle. Quant au vide juridique que l'on pensait avoir identifié sans équivoque, il est remis en question par un raisonnement pertinent proposé par Catherine Breillat. 3 Breillat Catherine, "Baise-moi! C'est fait", Le Monde, 22/07/2000. Il y a d'abord un problème de critères, totalement obsolètes face à l'évolution de la représentation du sexe au cinéma (Les Idiots, de Lars Von Trier, Romance X, de Catherine Breillat…). En fait, théoriquement, la commission comme les tribunaux se fondent, pour apprécier le caractère pornographique d'un film, sur des critères constants. Il y a un critère principal objectif: est réputé pornographique un film qui montre une activité sexuelle non simulée. Mais, il y a aussi un critère subsidiaire fondé sur l'intention de l'auteur, le sujet traité, la qualité de la réalisation. Sauf que dans les faits, il est impossible d'appliquer ces normes juridiques pour définir le "caractère pornographique" d'un film justifiant un tel classement. Jean-Louis Douin raconte comment certains membres de la commission ont ainsi pu soutenir que dans tel ou tel film, la pénétration n'était pas visible "mais que l'intention y étais"4… Pour Bernard Magniny, conseiller d'Etat anciennement président de la commission, l'absence de critères est positive: "Il est capital que nous puissions continuer à juger chaque film pour lui-même… autant que la différence entre les films le permette"5. Deuxièmement, sur le fond, comment ne pas s’inquiéter d’un Conseil d’État qui valide le discours d’organisations d’obédience judéo-chrétienne d’extrême droite ? "Est-il juste de réglementer la liberté publique de cette façon?", s'interroge Jean-Luc Douin, "Est-il juste qu'un film reste l'otage des fantasmes d'une minorité réactionnaire?"6. Enfin, on peut s'interroger avec Catherine Breillat sur la véritable existence de ce prétendu vide juridique. Elle avance deux principaux arguments. Premièrement, elle soutient que "même pour un film comme Baise-moi, le Conseil d'Etat ne préconise son inscription sur la liste des films pornographiques que par défaut"7. Ajoutant à cela que la "loi X" n'a plus de raison d'être puisque la production pornographique, reposant en immense majorité d'une production vidéo (diffusée par voie de cassettes, à la télévision ou sur Internet), ce classement lui apparaît comme étant totalement obsolète. Dans la mesure où, deuxièmement, il existe une majorité pénale et sexuelle à partir de seize ans, la question de savoir s'il faut créer un nouveau pallier d'interdiction aux moins de 18 ans semble inappropriée et dénuée de logique. Selon un tel raisonnement, il n'y a plus de vide juridique, dont on s'est emparé par facilité plus que par raison. L'abrogation de la loi X et l'harmonisation du code pénal constitueraient donc une option alternative. L'abaissement de la majorité ne semble pourtant avoir été pris au sérieux à aucun moment. Quoi qu'il en soit, le décret est passé, et, comble absolu, très vite cette mesure ne va pas s'avérer suffisante pour répondre aux craintes d’un durcissement général des classifications et repousser le renforcement de la censure. Vécue par beaucoup de professionnels du cinéma comme un mal pour un bien, la décision de créer une interdiction au moins de dix-huit ans n'est que en fait que les prémices de décisions à venir. Entre-temps? Le rapport Kriegel. Et comme si ça ne suffisait pas, les contraintes financières liées à la télévision continuent à limiter toujours un peu plus l'espace de la création cinématographique. II. Une commission sacrifiée sur l'autel de la lutte contre la violence à la télévision et du règne de l'audimat: durcissement de la censure et spectre de l'autocensure. A. De l'influence du rapport Kriegel. 1. Un rapport contestable sur le fond comme sur la forme: la commission de classification pointée du doigt. 4 Douin Jean-Luc, "Protéger la jeunesse ou la création: le débat sur la classification des films", Le Monde, 7/09/2004. 5 cité par Frodon Jean-Michel, "Vices et vertus d'une loi sans critère", Le Monde, 6/06/1998. 6 Douin Jean-Luc, "Cinéma: le retour de la censure", Le Monde, 15/07/2000. 7 Breillat Catherine, "Baise-moi! C'est fait", Le Monde, 22/07/2000. Après les élections de 2002, un des grands chantiers que souhaite mettre en œuvre Jean-Jacques Ailagon, nouveau ministre de la Culture, est la lutte contre la violence à la télévision. C'est dans le cadre de cette mission qu'est commandé un rapport sur "l'impact de la violence à la télévision sur le public et les jeunes" à la philosophe Blandine Kriegel. Au sein de la commission de réflexion qui l'entoure, on trouve des sociologues, des psychiatres, des médecins, des magistrats, des avocats, des éditeurs, des journalistes et professionnels de la télé. On ne compte en revanche aucun représentant du cinéma. JeanJacques Bozonnet, dans Le Monde, rapporte que "Carole Desbarats, la directrice des études de la Femis, [pressentie], a déclaré forfait pour des raisons d'emploi du temps; elle sera auditionnée un quart d'heure et son intervention résumée "en une ligne" dans le rapport final"8. Privé d'un membre maîtrisant véritablement les enjeux économiques des relations entre cinéma et télévision, le travail de la commission passe à côté d'éléments fondamentaux pour comprendre le rôle, notamment, de la commission de classification des œuvres cinématographiques. Remis au ministre fin 2002, les conclusions du rapport portent en germe des directions restrictives dangereuses pour la commission de classification, et, au-delà, une menace sérieuse sur la création cinématographique française. Dans son rapport, Blandine Kriegel a été amené à montrer que la violence à la télévision venait en grande partie des films de cinéma diffusés sur les chaînes hertziennes. Par suite, c'est la législation relative à la classification des œuvres cinématographiques qui va pâtir des conclusions de ce rapport. Le cinéma y est otage de fantasmes qui s'appuient notamment sur le fait que 15 % des films en France sont censurés contre 85 % en Grande-Bretagne. Le rapport gouvernemental stigmatise le "laxisme" de la commission, au sein de laquelle les professionnels seraient surreprésentés. Les conclusions du rapport poussent à une nouvelle réforme de la commission de manière à encadrer encore plus restrictivement l'émission des avis. 2. Modification de la composition de la commission et de ses règles de vote. A la même époque, deux amendements sont déposés par Mmes Christine Boutin, députée UMP des Yvelines, et Henriette Martinez, députée (UMP) des Hautes-Alpes, demandant que la commission de classification des films soit placée sous la tutelle conjointe du ministère de la Culture et du secrétariat d'Etat à la famille. Le ministre délégué à la famille, Christian Jacob, va dans le même sens et souhaiterait au moins un renforcement du rôle de son ministère au sein de la commission. Les amendements ne sont pas votés. Mais ces prises de position convergentes ne vont faire que renfoncer Jean-Jacques Aillagon dans sa conviction d'assurer un contrôle plus étroit des films via la commission de classification. Par décret du 7 décembre 2003, la composition de cette dernière va donc être modifiée. Dans le premier collège, le représentant du ministère des Affaires sociales est remplacé par un représentant du ministère de la Famille. Par ailleurs le ministre délégué à la famille intervient dans la proposition de deux membres du collège des experts de la protection de l'enfance et de l'adolescence, ainsi que dans celle d'un membre du collège des jeunes. Le ministère délégué à la famille était totalement absent de la commission jusqu'à cette réforme, tant directement (absence de représentant) qu'indirectement (pas de pouvoir de proposition). Après la réforme, la représentation des associations familiales est donc accrue sensiblement, alors que dans le même temps, le collège des professionnels n'est ne comprend qu'un membre supplémentaire par rapport aux textes en vigueur jusqu'alors. Par ailleurs, l'attribution de la catégorie "moins de dix huit ans" ne se décide non plus à la majorité qualifiée des deux tiers, qui en garantissait l'exceptionnalité, mais à la majorité simple. Ainsi l'interdiction des films sera décidée à la majorité simple. Représentants des associations familiales et de la justice remplacent ceux de l'Education nationale, de la jeunesse et siègent en force aux côtés des représentants du cinéma. Cette réforme est tout à fait cohérente avec les ambitions de 8 Bozonnet Jean-Jacques, " Il était une fois la commission Kriegel", Le Monde, 27/12/2002. Jean-Jacques Aillagon, qui dès le départ avait souhaité qu'on lui fournisse "des propositions d'actions et de mesures nouvelles qui pourront déboucher sur la mise en œuvre d'une évolution de la législtion"9. Une déclaration récente de Jean-Pierre Quignaux, représentant de l'UNAF (Union nationale des associations familiales), peut se révéler éclairante pour tenter de comprendre l'état d'esprit des représentants des associations familiales: "L'interdit, dans notre société, à besoin d'être réexpliqué. Non, tout n'est pas visible à n'importe quel âge. Nous sommes là pour respecter les étapes de la construction de l'enfant, construire des liens, des repères"10. Mais il y a pire dans les conclusions du rapport. B. Le dangereux amalgame entre création cinématographique et industrie audiovisuelle. 1. Le projet de structure unique pour les différents mode de diffusion: une grossière erreur. Le rapport Kriegel met donc en exergue le "laxisme" de la commission de classification qui accorde plus facilement les visas "tous publics" que les instances équivalentes des pays européens voisins. Suivant cette logique, Blandine Kriegel propose dans ces conclusions qu'à terme la France se dote à son tour d'une autorité unique capable de créer un système cohérent de classification des images, quels que soient leur support de diffusion (télévision, Internet, salles de cinéma, DVD). "Blandine Kriegel a été mandatée pour un rapport sur la violence à la télévision et elle s'en prend au cinéma en sortant une réforme de la censure, tous azimuts, au détriment des créateurs et des spectateurs"11, estime Hervé Bérard, membre de la Société des Réalisateurs de films (SRF) et de la Commission de classification. Or vouloir créer un organisme de contrôle unique pour les différents modes de diffusion est d'une dangerosité évidente: un tel projet porte en germe un véritable retour de la censure pour le cinéma. Comment vouloir homogénéiser des critères d'évaluation quand on fait face à des médias radicalement différents dans leur nature même, et particulièrement dans leur appréhension par le public. Si la classification des œuvres cinématographiques est amenée à suivre les mêmes critères et les mêmes échelles, au sein d'un organisme de ce type, que les produits audiovisuels, elles seront inexorablement rattrapées par les codes de l'audiovisuel: politiquement correct, œuvres "grand public", mercantilisme pur, formatage des contenus, etc. Reste que même sans création d'une telle structure, inutile de se voiler la face: ce phénomène est déjà présent, solidement ancré, à telle point que l'on se dirige de plus en plus vers une autocensure de la part des cinéastes eux-mêmes. 2. Le CSA, véritable censeur… du cinéma? Ou comment le cinéma est pris en otage par les lois de l'audimat. En effet, pousser le raisonnement à son terme débouche sur des conclusions aussi réalistes qu'alarmantes. C'est un syllogisme implacable: les chaînes de télévision restent le principal financeur de la production cinématographique française, or elles ne peuvent diffuser sur leur antenne que des films acceptables "moralement" – c'est-à-dire qui n'ont pas fait l'objet d'interdictions de publics – donc nous sommes bien face à une censure qui ne dit pas son nom, un chantage au financement, en quelque sorte, qui peut tendanciellement pousser les cinéastes a formater leurs propres productions. 9 ibid. cité par Douin Jean-Luc, "Protéger la jeunesse ou la création: le débat sur la classification des films", Le Monde, 7/09/2004. 11 cité par Bouzet Ange-Dominique, "Scénario catastrophe pour les cinéastes", Libération, 15/11/2002. 10 En effet, toute interdiction d'un film par la commission de classification compromet son achat par une chaîne, qui se détermine en fonction des possibilités de le diffuser à des horaires porteurs. La codification des films de cinéma telle que décidée par la commission de classification prévaut lors de leur diffusion à la télévision, à ceci près que le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), compétent en la matière, a créé une réglementation spécifique: un film interdit aux moins de 12 ans ne peut pas être diffusé en prime time. Une interdiction aux moins de 18 ans le condamne quelle que soit l'heure. Pour Hervé Bérard, de la SRF (Société des réalisateurs de films): "la réforme n'a qu'un but, limiter l'accès de certains films sur le petit écran. Elle aboutit à une censure qui frappe la fiction: aux heures de grande écoute, absolument rien ne doit relever de la moindre subversion. (…) Le film doit répondre aux exigences de la dictature de l'audience"12. Le cinéma devient alors l'otage des chaînes de télévision, et est mise à nue une censure " cachée derrière des impératifs économiques et des cahiers des charges télévisuels"13. Quand la censure parvient à se muer en autocensure, à la limite, la commission de classification n'a même plus de raison d'être face aux contraintes liées aux exigences des diffuseurs. En lisant entre les lignes, on peut se demander si même Catherine Tasca n'allait dans ce sens en déclarant: "a un moment où la vidéo et Internet arrosent massivement le monde d'images qui posent problème, les cinéastes doivent peut-être réfléchir aux messages qu'ils transmettent et se souvenir des règles de l'exploitation de leurs films en salles. La violence me paraît être à ce titre le problème le plus important"14. Conclusion Si la commission est ce qu'elle est aujourd'hui, c'est bien parce que les pouvoirs publics l'ont voulu ainsi. En décidant de la composition de la commission, ils contrôlent quasi mécaniquement les avis de classification des films de cinéma (tant les prises de position sont prévisibles et stéréotypées au sein de la commission, dans un camp comme dans l'autre). Tout est donc question ici de choix politique, et le degré de permissivité de ce mesure qu'à l'aune du volontarisme des responsables politiques. Un petit historique s'avère des plus éclairants pour celui qui douterait de la dimension éminemment politique de la constitution de cette commission. D'abord composée de cinq fonctionnaires de police et affectée au ministère de l'Intérieur, la commission se voit transférée au ministère de l'Instruction publique et des Beaux-arts en 1919: elle est alors composée de personnalités du monde du cinéma, qui sont placées là par autorité gouvernementale. Un temps devenue paritaire après 1945, les associations familiales vont vite devenir majoritaires par rapport aux professionnels du cinéma, sans que ce rapport ne soit jamais complètement remis en cause par la suite – bien au contraire. En matière de censure comme ailleurs, il n'y a jamais de hasard. 12 cité par Douin Jean-Luc, "Protéger la jeunesse ou la création: le débat sur la classification des films", Le Monde, 7/09/2004. 13 Douin Jean-Luc, "Cinéma: le retour de la censure", Le Monde, 15/07/2000. 14 citée par Schmitt Olivier, "Catherine Tasca, ministre de la culture et de la communication – entretien", Le Monde, 5/07/2000. BIBLIOGRAPHIE Articles de presse: - Drouhaud Sarah, "Couvre-feu pour les moins de dix-huit ans!", Le Film Français, 20/07/2001. Dacbert Sophie, "Désordre moral", Le Film Français, 7/07/2000. Bouzet Ange-Dominique, "Le cinéma, bouc émissaire", Libération, 12/12/2002. Bouzet Ange-Dominique, "Scénario catastrophe pour les cinéastes", Libération, 15/11/2002. Ryterband Bruno, "Un décret, faute de mieux", Libération, 28/07/2000. Bouzet Ange-Dominique, "Questions sur un imbroglio juridique", Libération, 3/07/2000. Sites Internet: - Douin Jean-Luc, "Protéger la jeunesse ou la création: le débat sur la classification des films", Le Monde, 7/09/2004. Douin Jean-Luc, "Vers un durcissement de la censure", Le Monde, 7/02/2004. Bozonnet Jean-Jacques, " Il était une fois la commission Kriegel", Le Monde, 27/12/2002. Girard Laurence, "Le rapport Kriegel très critiqué par les cinéastes", Le Monde, 16/11/2002. Delahaye Martine, Rossignol Lorraine, "Des écrans criminels?", Le Monde, 15/06/2002. Breillat Catherine, "Baise-moi! C'est fait", Le Monde, 22/07/2000. Douin Jean-Luc, "Cinéma: le retour de la censure", Le Monde, 15/07/2000. Schmitt Olivier, "Baise-moi classé X par le Conseil d'Etat", Le Monde, 3/07/2000. Frodon Jean-Michel, "Vices et vertus d'une loi sans critère", Le Monde, 6/06/1998. Frodon Jean-Michel, "Les lubies d'Anastasie", Le Monde, 3/06/1992. http://www.reseauvoltaire.net/article2227.html http://www.hallucinez.com/article.php?no=317 http://www.lcr-rouge.org/archives/031804/entracte.html http://www.commeaucinema.com/afp.php3?Depeche=041105172248.p6z9l3xd http://www.cineguns.com/divers/dossiers/dossier.php?id=1 Décrets: - Décret n° 2003-1163 du 4 décembre 2003 modifiant le décret n° 90-174 du 23 février 1990 pris pour l'application des articles 19 à 22 du code de l'industrie cinématographique et relatif à la classification des oeuvres cinématographiques. - Décret no 2001-618 du 12 juillet 2001 modifiant le décret no 90-174 du 23 février 1990 pris pour l'application des articles 19 à 22 du code de l'industrie cinématographique et relatif à la classification des oeuvres cinématographiques. Décret no 90-174 du 23 février 1990 pris pour l'application des articles 19 à 22 du code de l'industrie cinématographique et relatif à la classification des oeuvres cinématographiques.