La commission de classification des œuvres

Transcription

La commission de classification des œuvres
Pierre-Alexis Chevit DESS
[email protected]
Note de synthèse
janvier 2005
La commission de classification des œuvres
cinématographiques,
ou comment réformes juridiques et pressions conservatrices
font pencher la balance du côté de la protection du jeune
public au détriment de la défense de la création
cinématographique
Cours de Production et diffusion audiovisuelle et cinématographique
François Campana
DESS "Consultant Culturel – Projet culturel et Environnement Social", Paris X, Nanterre
SOMMAIRE
Introduction
I.
Les errements juridiques de la commission de classification des films: un pas en avant,
deux pas en arrière ?
A. "L'affaire Baise-moi" ou la fin de l'apparente stabilité acquise après le décret Lang
de 1990.
1. De la censure d'Etat à la commission de classification: rapide historique
et spécificités.
2. L'affaire "Baise-moi", révélateur des failles du système?
B. Un présumé vide juridique rapidement comblé: réforme hâtive et durcissement de la
censure?
1. Le vide juridique de la tranche des 16-18 ans: un vrai-faux problème?
2. Les véritables blocages: des questions qui dépassent les enjeux purement
juridiques.
II.
Une commission sacrifiée sur l'autel de la lutte contre la violence à la télévision et du
règne de l'audimat: durcissement de la censure et spectre de l'autocensure.
A. De l'influence du rapport Kriegel.
1. Un rapport contestable sur le fond comme sur la forme: la commission de
classification pointée du doigt.
2. Modification de la composition de la commission et de ses règles de vote .
B. Le dangereux amalgame entre création cinématographique et industrie
audiovisuelle.
1. Le projet de structure unique pour les différents mode de diffusion: une
grossière erreur.
2. Le CSA, véritable censeur… du cinéma? Ou comment le cinéma est pris
en otage par les lois de l'audimat.
Conclusion
Introduction
Récemment, la commission de classification des œuvres cinématographiques émettait un avis
demandant une interdiction aux moins de dix-huit ans pour le film 9 Songs, de Michael Winterbottom,
dont la sortie est prévue en mars 2005. La commission a motivé sa recommandation en affirmant que
"conformément à sa mission de protection des enfants et des adolescents, (elle) a recommandé
l'interdiction aux moins de 18 ans pour 9 Songs en raison de très nombreuses scènes de sexe non
simulées qui constituent l'essentiel du film et sont associées pour deux d'entre elles à des prises de
drogue"1. Symptomatique du durcissement des règles de censure de la commission de classification,
cette décision s'inscrit dans la suite logique des réformes restrictives dont à fait l'objet la commission
ces dernières années.
La commission de classification est l'institution chargée de rendre un avis au ministre de la
culture, au regard de la protection de l'enfance et de l'adolescence, pour que ce dernier puisse délivrer un
visa d'exploitation aux films avant leur sortie. Le cinéma est en effet l'un des derniers médias à être
soumis à un contrôle préalable de son contenu. Cette commission est constituée de quatre-vingt-un
membres (27 votants, 27 premiers suppléant et 27 deuxièmes suppléants) répartis en quatre groupes (les
représentants des ministères, les professionnels, les experts, les jeunes). Un président choisi au sein du
conseil d'Etat possède la décision d'arbitrage en cas de votes ex-aequo. La commission se réunit en
séance plénière deux fois par semaine afin de statuer sur les films pour lesquels des sous-commissions,
formées de personnes cooptées par le CNC, ont émis un avis d'interdiction. Plusieurs décisions sont du
ressort de la commission, notamment l'exportation, l'utilisation de matériel publicitaire, et la restriction
de projection à une catégorie particulière.
Dès lors, comment faut-il comprendre une telle évolution allant vers moins de permissivité?
Quels éléments ont pu motiver des réformes allant dans ce sens? Après avoir tenté d'analyser comment
ont été remis en cause les bases mêmes du fonctionnement de la commission à la suite de l'affaire
Baise-moi, nous soulignerons dans une deuxième partie les influences néfastes du controversé rapport
Kriegel d'une part, et de l'industrie télévisuelle d'autre part.
I.
Les errements juridiques de la commission de classification des films: un pas en avant,
deux pas en arrière ?
A. "L'affaire Baise-moi" ou la fin de l'apparente stabilité acquise après le décret Lang
de 1990.
1. De la censure d'Etat à la commission de classification: rapide historique et
spécificités.
C'est par un arrêté ministériel, en 1916, qu'est créée une censure d'Etat qui sera chargée de
visualiser les films au préalable de la délivrance d'un visa d'exploitation. Transférée, au fil des années,
du ministère de l'Intérieur au ministère de l'Instruction publique et des Beaux-arts (1919), puis au
ministère de l'Information en 1945, elle ne passe sous la tutelle du Ministère de la Culture qu'en 1969.
Le décret de 1962 vient réglementer le fonctionnement de la commission qui jusque là procédait plus ou
moins à sa guise à des interdictions totales et à des coupes sauvages. Les choses évoluent lentement
cependant: le décret stipule que la commission n'a pas à juger de l'état artistique du film, mais seulement
de ses potentielles atteintes aux bonnes moeurs. Des catégories d'âge sont alors présentes, interdit aux
moins de treize ans, aux moins de dix-huit ans.
Le décret 90-174 déposé par Jack Lang en février 1990 a permis de ramener de dix-huit à seize
ans et de treize à douze ans l'interdiction de certains films aux enfants et aux adolescents, les œuvres
classées "pornographiques ou d'incitation à la violence" continuant à faire l'objet d'une interdiction aux
1
http://www.commeaucinema.com/afp.php3?Depeche=041105172248.p6z9l3xd
mineurs. La réforme allait aussi modifier la composition de la commission de classification, qui
accueille alors plus de jeunes ou d'experts (psychologues ou sociologues). L'avis préalable au tournage
donné par son président est supprimé. La réforme prévoit aussi l'obligation d'annoncer aux publics les
interdictions éventuelles frappant les films lors de leur passage à la télé. Enfin, il ôte à la commission
(dont le nom officiel devient commission de classification des oeuvres cinématographiques à la place de
commission de contrôle) tout droit de modification des oeuvres jugée. Il est théoriquement impossible
de procéder à des coupures sauvages… même si en pratique des modifications de montage sont
"suggérées" aux réalisateurs ou producteurs.
La commission de classification française est considérée comme très "libérale" par comparaison
avec les structures analogues des pays européens ou nord-américains. Jean-Michel Frodon rappelle
comment en Allemagne des films comme Cyrano de Bergerac ou encore Danse avec les loups ont
écopé d'une interdiction aux moins de 12 ans. "Les Indiens de Kevin Costner ont aussi été soustraits à
la vue des moins de 14 ans au Québec, de 13 ans aux Etats-Unis, et l'avis des parents nord-américains
a été sollicité pour les alexandrins de Rostand dits par Depardieu"2. Au Royaume-Uni, le film Sweet
Sixteen de Ken Loach s’est vu infliger une interdiction aux moins de 18 ans au prétexte que Liam,
l'adolescent protagoniste du film, dit 200 fois "fuck" et environ 20 fois "cunt". Les censeurs
britanniques ont par ailleurs interdit des films tels que Amélie Poulain ou Les Visiteurs aux moins de 15
ans.
Après la dernière réforme de 1990, la commission de classification semblait avoir trouvé une
certaine stabilité sur le fond (pas de polémiques particulières relatives au classement d'un film dans les
années 90) comme dans la forme, avec des collèges à peu près équilibrés et des paliers d'interdiction
paraissant satisfaisant et fonctionnels eu égard à la protection des mineurs. Pourtant, tout cela va être
remis en cause par ce que l'on appelle volontiers "l'affaire Baise-moi", en juillet 2000.
2. L'affaire "Baise-moi", révélateur des failles du système?
Le vendredi 30 juin 2000, le Conseil d'Etat annule le visa d'exploitation du film Baise-moi,
estimant que le film relevait de "l'inscription sur la liste des films pornographiques ou d'incitation à la
violence". Considérant que le film était "composé pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande
violence et de scènes de sexe non simulées, sans que les autres séquences traduisent l'intention affichée
par le réalisateur de dénoncer la violence faite aux femmes par la société", il invalide ainsi l'avis de
Catherine Tasca. La ministre de la culture, suivant l'avis de la commission de classification, avait
interdit le film de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi aux moins de seize ans, et l'avait assorti d'un
avertissement dans les salles expliquant que "ce film, qui enchaîne sans interruption des scènes de sexe
d'une crudité appuyée et des images d'une violence particulière, peut profondément perturber certains
spectateurs".
Reste à souligner que le Conseil d'Etat avait été saisi par l'association Promouvoir, une
"association de défense des valeurs judéo-chrétiennes et de la famille" dont le président est un
mégrétiste notoire, à laquelle c'étaient associés trois couples de parents de mineurs de seize à dix-huit
ans, au nom de la protection de "tous les mineurs". Celui-ci a ainsi été saisi d'une "demande de sursis à
exécution et d'annulation de la décision du ministre d'accorder un visa d'exploitation assorti seulement
d'une interdiction de diffusion du film aux mineurs de seize ans et non d'une inscription sur la liste des
films pornographiques et d'incitation à la violence, ce qui aurait eu pour effet d'en interdire la diffusion
à tous les mineurs". Le Conseil d'Etat a rompu la décision de la commission et de la ministre en
interdisant le film aux moins de dix-huit ans, le classant de fait dans la catégorie dite des films X.
Face à cette décision de Conseil d'Etat, il apparaît tout à coup que sous la pression d'une
association d'extrême droite, des films qui ne sont vraisemblablement pas des films pornographiques
peuvent être tout bonnement censurés. Sous couvert de protection des mineurs, on assiste bien à une
2
Frodon Jean-Michel, "Les lubies d'Anastasie", Le Monde, 3/06/1992.
atteinte évidente à la liberté d'expression cinématographique, atteinte qui pourrait très bien se
reproduire. Dès lors, l'alternative semble clair: abaisser l'âge de la majorité ou réinstituer une
interdiction aux moins de dix-huit ans. En réalité, il n'est pas sûr que la situation ce soit résumée à ce
simple choix.
B. Un présumé vide juridique rapidement comblé: réforme hâtive et durcissement de la
censure?
1. Le vide juridique de la tranche des 16-18 ans: un vrai-faux problème?
Le conflit autour du film Baise-moi aurait en effet mis à jour les vides juridiques intrinsèques au
fonctionnement de la commission de classification. Il n'existe en effet pas à l'époque d'interdiction aux
moins de 18 ans qui ne revienne pas purement et simplement à "ixer" le film. Dès lors, en application de
la loi de 1975, le film est condamné à ne recevoir aucune subvention, à être soumis à une taxe fiscale
(20% sur les bénéfices commerciaux) et à n'être projetés que dans les circuits spécialisés, soit une demi
douzaine de salles en France, et sans publicité. Dans les salles, rien ne protège effectivement les
mineurs de seize à dix-huit ans. A première vue, ce vide juridique pourrait être comblé logiquement en
créant un nouveau palier d'interdiction aux moins de 18 ans détaché des règles du classement X.
De fait, un nouveau palier d'interdiction au moins de dix-huit ans, détachée de la catégorisation
X et de ses conséquences, est bel et bien créé par décret à l'été 2002, sous l'impulsion de Catherine
Tasca. En outre, le texte prévoit une modification du mode de décision de la commission pour les
mesures visant l’interdiction totale, l’interdiction moins de 18 ans classée X et moins de 18 ans non
classée X : elle est prise à la majorité des deux tiers, au lieu d’une majorité simple. Pourtant, il est fort
probable que la polarisation du débat autour de ce vide juridique ait été largement à côté de la plaque.
Créer ce nouveau palier n'est-il pas une restriction supplémentaire de l'accès à certaines œuvres?
Mesure prise en réaction aux débats autour de Baise-moi, on peut se demander si cette décision relève
plus de la réparation d'un vide juridique ou d'une régression par rapport au fonctionnement en vigueur.
En effet, si l'on avait considéré en 1990 que l'interdiction aux moins de seize ans était suffisante par
rapport au classement X synonyme d'interdiction aux moins de dix-huit ans, pourquoi avoir remis en
cause cet acquis? On a plutôt l'impression que cette réforme allait être conduite tôt ou tard de toute
façon, et que l'affaire Baise-moi en a été le prétexte: l'occasion fait le larron, en quelques sortes.
Catherine Breillat, la réalisatrice de Romance X, se référant à la mobilisation de personnalités au
moment de l'affaire Baise-moi, commente: "La sentence du Conseil d'Etat a fonctionné comme un piège
sans appel: inaction égale acceptation et jurisprudence; défense égale renforcement et création de
nouveaux outils de censure". Et de conclure: "Baise-moi! C'est fait"3.
Dès février 2004, le film "Ken Park", de Larry Clark, fera en tous cas les frais (ou bénéficiera,
c'est selon) de cette réforme: ayant été attribué lors de sa sortie d'une interdiction aux moins de seize ans
selon l'avis de la commission de classification, il a été interdit aux moins de dix-huit ans sur décision du
Conseil d'Etat. La juridiction administrative avait été saisie, à nouveau, par l'association Promouvoir,
qui demandait un classement dans la catégorie des œuvres "pornographiques ou d'incitation à la
violence". Le film avait alors été retiré des deux salles qui le diffusait encore.
2. Les véritables blocages: des questions qui dépassent les enjeux purement
juridiques.
Quels sont alors les véritables blocages révélés par le cas Baise-moi ? Nous faisons face ici, audelà des aspects juridiques, à des questions relatives à l'évolution de la société, à la représentation du
sexe à l'écran, à sa réception par les spectateurs, aux critères de jugement retenus par les censeurs, à
l'expression des subjectivités particulières et, en l'occurrence, intégristes, ayant pour ambition de se
muer en vérité universelle. Quant au vide juridique que l'on pensait avoir identifié sans équivoque, il est
remis en question par un raisonnement pertinent proposé par Catherine Breillat.
3
Breillat Catherine, "Baise-moi! C'est fait", Le Monde, 22/07/2000.
Il y a d'abord un problème de critères, totalement obsolètes face à l'évolution de la
représentation du sexe au cinéma (Les Idiots, de Lars Von Trier, Romance X, de Catherine Breillat…).
En fait, théoriquement, la commission comme les tribunaux se fondent, pour apprécier le caractère
pornographique d'un film, sur des critères constants. Il y a un critère principal objectif: est réputé
pornographique un film qui montre une activité sexuelle non simulée. Mais, il y a aussi un critère
subsidiaire fondé sur l'intention de l'auteur, le sujet traité, la qualité de la réalisation. Sauf que dans les
faits, il est impossible d'appliquer ces normes juridiques pour définir le "caractère pornographique" d'un
film justifiant un tel classement. Jean-Louis Douin raconte comment certains membres de la
commission ont ainsi pu soutenir que dans tel ou tel film, la pénétration n'était pas visible "mais que
l'intention y étais"4… Pour Bernard Magniny, conseiller d'Etat anciennement président de la
commission, l'absence de critères est positive: "Il est capital que nous puissions continuer à juger
chaque film pour lui-même… autant que la différence entre les films le permette"5.
Deuxièmement, sur le fond, comment ne pas s’inquiéter d’un Conseil d’État qui valide le
discours d’organisations d’obédience judéo-chrétienne d’extrême droite ? "Est-il juste de réglementer la
liberté publique de cette façon?", s'interroge Jean-Luc Douin, "Est-il juste qu'un film reste l'otage des
fantasmes d'une minorité réactionnaire?"6.
Enfin, on peut s'interroger avec Catherine Breillat sur la véritable existence de ce prétendu vide
juridique. Elle avance deux principaux arguments. Premièrement, elle soutient que "même pour un film
comme Baise-moi, le Conseil d'Etat ne préconise son inscription sur la liste des films pornographiques
que par défaut"7. Ajoutant à cela que la "loi X" n'a plus de raison d'être puisque la production
pornographique, reposant en immense majorité d'une production vidéo (diffusée par voie de cassettes, à
la télévision ou sur Internet), ce classement lui apparaît comme étant totalement obsolète. Dans la
mesure où, deuxièmement, il existe une majorité pénale et sexuelle à partir de seize ans, la question de
savoir s'il faut créer un nouveau pallier d'interdiction aux moins de 18 ans semble inappropriée et
dénuée de logique. Selon un tel raisonnement, il n'y a plus de vide juridique, dont on s'est emparé par
facilité plus que par raison. L'abrogation de la loi X et l'harmonisation du code pénal constitueraient
donc une option alternative. L'abaissement de la majorité ne semble pourtant avoir été pris au sérieux à
aucun moment.
Quoi qu'il en soit, le décret est passé, et, comble absolu, très vite cette mesure ne va pas s'avérer
suffisante pour répondre aux craintes d’un durcissement général des classifications et repousser le
renforcement de la censure. Vécue par beaucoup de professionnels du cinéma comme un mal pour un
bien, la décision de créer une interdiction au moins de dix-huit ans n'est que en fait que les prémices de
décisions à venir. Entre-temps? Le rapport Kriegel. Et comme si ça ne suffisait pas, les contraintes
financières liées à la télévision continuent à limiter toujours un peu plus l'espace de la création
cinématographique.
II.
Une commission sacrifiée sur l'autel de la lutte contre la violence à la télévision et du
règne de l'audimat: durcissement de la censure et spectre de l'autocensure.
A. De l'influence du rapport Kriegel.
1. Un rapport contestable sur le fond comme sur la forme: la commission de
classification pointée du doigt.
4
Douin Jean-Luc, "Protéger la jeunesse ou la création: le débat sur la classification des films", Le Monde,
7/09/2004.
5
cité par Frodon Jean-Michel, "Vices et vertus d'une loi sans critère", Le Monde, 6/06/1998.
6
Douin Jean-Luc, "Cinéma: le retour de la censure", Le Monde, 15/07/2000.
7
Breillat Catherine, "Baise-moi! C'est fait", Le Monde, 22/07/2000.
Après les élections de 2002, un des grands chantiers que souhaite mettre en œuvre Jean-Jacques
Ailagon, nouveau ministre de la Culture, est la lutte contre la violence à la télévision. C'est dans le cadre
de cette mission qu'est commandé un rapport sur "l'impact de la violence à la télévision sur le public et
les jeunes" à la philosophe Blandine Kriegel. Au sein de la commission de réflexion qui l'entoure, on
trouve des sociologues, des psychiatres, des médecins, des magistrats, des avocats, des éditeurs, des
journalistes et professionnels de la télé. On ne compte en revanche aucun représentant du cinéma. JeanJacques Bozonnet, dans Le Monde, rapporte que "Carole Desbarats, la directrice des études de la
Femis, [pressentie], a déclaré forfait pour des raisons d'emploi du temps; elle sera auditionnée un
quart d'heure et son intervention résumée "en une ligne" dans le rapport final"8.
Privé d'un membre maîtrisant véritablement les enjeux économiques des relations entre cinéma
et télévision, le travail de la commission passe à côté d'éléments fondamentaux pour comprendre le rôle,
notamment, de la commission de classification des œuvres cinématographiques. Remis au ministre fin
2002, les conclusions du rapport portent en germe des directions restrictives dangereuses pour la
commission de classification, et, au-delà, une menace sérieuse sur la création cinématographique
française.
Dans son rapport, Blandine Kriegel a été amené à montrer que la violence à la télévision venait
en grande partie des films de cinéma diffusés sur les chaînes hertziennes. Par suite, c'est la législation
relative à la classification des œuvres cinématographiques qui va pâtir des conclusions de ce rapport. Le
cinéma y est otage de fantasmes qui s'appuient notamment sur le fait que 15 % des films en France sont
censurés contre 85 % en Grande-Bretagne. Le rapport gouvernemental stigmatise le "laxisme" de la
commission, au sein de laquelle les professionnels seraient surreprésentés. Les conclusions du rapport
poussent à une nouvelle réforme de la commission de manière à encadrer encore plus restrictivement
l'émission des avis.
2. Modification de la composition de la commission et de ses règles de vote.
A la même époque, deux amendements sont déposés par Mmes Christine Boutin, députée UMP
des Yvelines, et Henriette Martinez, députée (UMP) des Hautes-Alpes, demandant que la commission
de classification des films soit placée sous la tutelle conjointe du ministère de la Culture et du secrétariat
d'Etat à la famille. Le ministre délégué à la famille, Christian Jacob, va dans le même sens et
souhaiterait au moins un renforcement du rôle de son ministère au sein de la commission. Les
amendements ne sont pas votés. Mais ces prises de position convergentes ne vont faire que renfoncer
Jean-Jacques Aillagon dans sa conviction d'assurer un contrôle plus étroit des films via la commission
de classification. Par décret du 7 décembre 2003, la composition de cette dernière va donc être
modifiée.
Dans le premier collège, le représentant du ministère des Affaires sociales est remplacé par un
représentant du ministère de la Famille. Par ailleurs le ministre délégué à la famille intervient dans la
proposition de deux membres du collège des experts de la protection de l'enfance et de l'adolescence,
ainsi que dans celle d'un membre du collège des jeunes. Le ministère délégué à la famille était
totalement absent de la commission jusqu'à cette réforme, tant directement (absence de représentant)
qu'indirectement (pas de pouvoir de proposition). Après la réforme, la représentation des associations
familiales est donc accrue sensiblement, alors que dans le même temps, le collège des professionnels
n'est ne comprend qu'un membre supplémentaire par rapport aux textes en vigueur jusqu'alors. Par
ailleurs, l'attribution de la catégorie "moins de dix huit ans" ne se décide non plus à la majorité qualifiée
des deux tiers, qui en garantissait l'exceptionnalité, mais à la majorité simple.
Ainsi l'interdiction des films sera décidée à la majorité simple. Représentants des associations
familiales et de la justice remplacent ceux de l'Education nationale, de la jeunesse et siègent en force
aux côtés des représentants du cinéma. Cette réforme est tout à fait cohérente avec les ambitions de
8
Bozonnet Jean-Jacques, " Il était une fois la commission Kriegel", Le Monde, 27/12/2002.
Jean-Jacques Aillagon, qui dès le départ avait souhaité qu'on lui fournisse "des propositions d'actions et
de mesures nouvelles qui pourront déboucher sur la mise en œuvre d'une évolution de la législtion"9.
Une déclaration récente de Jean-Pierre Quignaux, représentant de l'UNAF (Union nationale des
associations familiales), peut se révéler éclairante pour tenter de comprendre l'état d'esprit des
représentants des associations familiales: "L'interdit, dans notre société, à besoin d'être réexpliqué.
Non, tout n'est pas visible à n'importe quel âge. Nous sommes là pour respecter les étapes de la
construction de l'enfant, construire des liens, des repères"10.
Mais il y a pire dans les conclusions du rapport.
B. Le dangereux amalgame entre création cinématographique et industrie
audiovisuelle.
1. Le projet de structure unique pour les différents mode de diffusion: une
grossière erreur.
Le rapport Kriegel met donc en exergue le "laxisme" de la commission de classification qui
accorde plus facilement les visas "tous publics" que les instances équivalentes des pays européens
voisins. Suivant cette logique, Blandine Kriegel propose dans ces conclusions qu'à terme la France se
dote à son tour d'une autorité unique capable de créer un système cohérent de classification des images,
quels que soient leur support de diffusion (télévision, Internet, salles de cinéma, DVD). "Blandine
Kriegel a été mandatée pour un rapport sur la violence à la télévision et elle s'en prend au cinéma en
sortant une réforme de la censure, tous azimuts, au détriment des créateurs et des spectateurs"11, estime
Hervé Bérard, membre de la Société des Réalisateurs de films (SRF) et de la Commission de
classification.
Or vouloir créer un organisme de contrôle unique pour les différents modes de diffusion est
d'une dangerosité évidente: un tel projet porte en germe un véritable retour de la censure pour le cinéma.
Comment vouloir homogénéiser des critères d'évaluation quand on fait face à des médias radicalement
différents dans leur nature même, et particulièrement dans leur appréhension par le public. Si la
classification des œuvres cinématographiques est amenée à suivre les mêmes critères et les mêmes
échelles, au sein d'un organisme de ce type, que les produits audiovisuels, elles seront inexorablement
rattrapées par les codes de l'audiovisuel: politiquement correct, œuvres "grand public", mercantilisme
pur, formatage des contenus, etc.
Reste que même sans création d'une telle structure, inutile de se voiler la face: ce phénomène est
déjà présent, solidement ancré, à telle point que l'on se dirige de plus en plus vers une autocensure de la
part des cinéastes eux-mêmes.
2. Le CSA, véritable censeur… du cinéma? Ou comment le cinéma est pris en
otage par les lois de l'audimat.
En effet, pousser le raisonnement à son terme débouche sur des conclusions aussi réalistes
qu'alarmantes. C'est un syllogisme implacable: les chaînes de télévision restent le principal financeur de
la production cinématographique française, or elles ne peuvent diffuser sur leur antenne que des films
acceptables "moralement" – c'est-à-dire qui n'ont pas fait l'objet d'interdictions de publics – donc nous
sommes bien face à une censure qui ne dit pas son nom, un chantage au financement, en quelque sorte,
qui peut tendanciellement pousser les cinéastes a formater leurs propres productions.
9
ibid.
cité par Douin Jean-Luc, "Protéger la jeunesse ou la création: le débat sur la classification des films", Le Monde,
7/09/2004.
11
cité par Bouzet Ange-Dominique, "Scénario catastrophe pour les cinéastes", Libération, 15/11/2002.
10
En effet, toute interdiction d'un film par la commission de classification compromet son achat
par une chaîne, qui se détermine en fonction des possibilités de le diffuser à des horaires porteurs. La
codification des films de cinéma telle que décidée par la commission de classification prévaut lors de
leur diffusion à la télévision, à ceci près que le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), compétent en
la matière, a créé une réglementation spécifique: un film interdit aux moins de 12 ans ne peut pas être
diffusé en prime time. Une interdiction aux moins de 18 ans le condamne quelle que soit l'heure. Pour
Hervé Bérard, de la SRF (Société des réalisateurs de films): "la réforme n'a qu'un but, limiter l'accès de
certains films sur le petit écran. Elle aboutit à une censure qui frappe la fiction: aux heures de grande
écoute, absolument rien ne doit relever de la moindre subversion. (…) Le film doit répondre aux
exigences de la dictature de l'audience"12.
Le cinéma devient alors l'otage des chaînes de télévision, et est mise à nue une censure " cachée
derrière des impératifs économiques et des cahiers des charges télévisuels"13. Quand la censure parvient
à se muer en autocensure, à la limite, la commission de classification n'a même plus de raison d'être face
aux contraintes liées aux exigences des diffuseurs. En lisant entre les lignes, on peut se demander si
même Catherine Tasca n'allait dans ce sens en déclarant: "a un moment où la vidéo et Internet arrosent
massivement le monde d'images qui posent problème, les cinéastes doivent peut-être réfléchir aux
messages qu'ils transmettent et se souvenir des règles de l'exploitation de leurs films en salles. La
violence me paraît être à ce titre le problème le plus important"14.
Conclusion
Si la commission est ce qu'elle est aujourd'hui, c'est bien parce que les pouvoirs publics l'ont
voulu ainsi. En décidant de la composition de la commission, ils contrôlent quasi mécaniquement les
avis de classification des films de cinéma (tant les prises de position sont prévisibles et stéréotypées au
sein de la commission, dans un camp comme dans l'autre). Tout est donc question ici de choix politique,
et le degré de permissivité de ce mesure qu'à l'aune du volontarisme des responsables politiques.
Un petit historique s'avère des plus éclairants pour celui qui douterait de la dimension
éminemment politique de la constitution de cette commission. D'abord composée de cinq fonctionnaires
de police et affectée au ministère de l'Intérieur, la commission se voit transférée au ministère de
l'Instruction publique et des Beaux-arts en 1919: elle est alors composée de personnalités du monde du
cinéma, qui sont placées là par autorité gouvernementale. Un temps devenue paritaire après 1945, les
associations familiales vont vite devenir majoritaires par rapport aux professionnels du cinéma, sans que
ce rapport ne soit jamais complètement remis en cause par la suite – bien au contraire.
En matière de censure comme ailleurs, il n'y a jamais de hasard.
12
cité par Douin Jean-Luc, "Protéger la jeunesse ou la création: le débat sur la classification des films", Le Monde,
7/09/2004.
13
Douin Jean-Luc, "Cinéma: le retour de la censure", Le Monde, 15/07/2000.
14
citée par Schmitt Olivier, "Catherine Tasca, ministre de la culture et de la communication – entretien", Le
Monde, 5/07/2000.
BIBLIOGRAPHIE
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Articles de presse:
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Drouhaud Sarah, "Couvre-feu pour les moins de dix-huit ans!", Le Film Français,
20/07/2001.
Dacbert Sophie, "Désordre moral", Le Film Français, 7/07/2000.
Bouzet Ange-Dominique, "Le cinéma, bouc émissaire", Libération, 12/12/2002.
Bouzet Ange-Dominique, "Scénario catastrophe pour les cinéastes", Libération,
15/11/2002.
Ryterband Bruno, "Un décret, faute de mieux", Libération, 28/07/2000.
Bouzet Ange-Dominique, "Questions sur un imbroglio juridique", Libération,
3/07/2000.
Sites Internet:
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Douin Jean-Luc, "Protéger la jeunesse ou la création: le débat sur la classification des
films", Le Monde, 7/09/2004.
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Bozonnet Jean-Jacques, " Il était une fois la commission Kriegel", Le Monde,
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Décrets:
-
Décret n° 2003-1163 du 4 décembre 2003 modifiant le décret n° 90-174 du 23 février
1990 pris pour l'application des articles 19 à 22 du code de l'industrie
cinématographique et relatif à la classification des oeuvres cinématographiques.
-
Décret no 2001-618 du 12 juillet 2001 modifiant le décret no 90-174 du 23 février 1990
pris pour l'application des articles 19 à 22 du code de l'industrie cinématographique et
relatif à la classification des oeuvres cinématographiques.
Décret no 90-174 du 23 février 1990 pris pour l'application des articles 19 à 22 du code
de l'industrie cinématographique et relatif à la classification des oeuvres
cinématographiques.