rencontres entre peintres et écrivains en belgique francophone

Transcription

rencontres entre peintres et écrivains en belgique francophone
REN CO NTRES E N TR E PEIN TRES E T ÉCRIVAINS
PAUL ARON
Quelques propositions pour mieux comprendre les
RENCONTRES ENTRE PEINTRES
ET ÉCRIVAINS EN BELGIQUE
FRANCOPHONE
Depuis la fin du XVIIIe siècle, les écrivains français se sont intéressés
à la peinture. Les Salons constituaient la principale activité artistique mon­
daine, suscitant des débats d ’autant plus vifs q u ’ils étaient suivis de com­
mandes privées et publiques. La critique d ’art n ’était donc pas une acti­
vité marginale. Au contraire, elle participait directement à l’élaboration du,
goût public et constituait sans doute un des rares relais vers une large
audience qui fut à la disposition des écrivains. Nombre de «couples» célè­
bres procèdent de ce rapprochement: Diderot et Chardin, Baudelaire et
Delacroix, Zola et Manet1.
En tant que pratique dominante dans le champ culturel (sans doute
avec la musique), la peinture offrait un terrain d ’affrontement aux divers
courants artistiques. Nulle part, une instance centralisée, l’Académie, ne
présentait un profil aussi accusé. Chaque bataille, chaque querelle de
mode pouvait donc cristalliser l’ensemble des oppositions du monde cul­
turel. De la même manière, la découverte et l’appréciation des écoles de
peinture «modernes», qui s’éloignaient du modèle classique (c’est-à-dire
italien), constituaient un débat auquel les écrivains pouvaient pren­
dre part. La peinture flamande, en particulier, connaît une légitimité
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considérable au temps du romantisme et son influence perdure chez
les artistes les plus audacieux jusqu’à ce que l'évolution de la peinture
en France ne rejette ses défenseurs parmi les adversaires de
1’impressionnisme2.
Par ailleurs, le XIXe siècle devait revitaliser la pratique ancienne de
Yekphrasis, la transposition d ’une image ou d ’un thème pictural dans
l’œuvre littéraire. On la voit envahir la poésie descriptive (Gautier), mais
aussi le roman, la fiction en général, où se développent les formes visant
à «naturaliser» cette irruption du pictural par V étude approfondie des pro­
cédés de la description. Particulièrement vive au tournant du siècle, cette
mode connaît son apogée dans l’œuvre de Proust, puis semble disparaî­
tre jusqu’à ce que le projet antifictionnel du nouveau roman ne s’en
saisisse à son tour3.
Trop rapidement esquissée, la relation étroite reliant peintres et écri­
vains en France permet d ’interroger la situation belge. Dans les principa­
les villes du pays, des expositions annuelles présentent des réalisations
comparables à celles que l’on voit à Paris. Les goûts ne sont guère diffé­
rents, pas plus d ’ailleurs que les courants artistiques. Et c ’est avec le
même enthousiasme que les auteurs «font le Salon». Toutefois, malgré ces
ressemblances, le contexte littéraire et institutionnel engendre une rela­
tion spécifique. Les propositions que je voudrais défendre dans cet article
visent à cerner les modalités de cette différence.
Si l’on considère l’ensemble des écrits poétiques, fictionnels ou théâ­
traux produits en Belgique depuis 1850, on peut constituer un corpus
interprétable, de manière théorique, comme un texte unique. Ce que l’on
pourrait désigner comme le texte littéraire belge présente un trait notoire :
il mobilise largement les peintres et la peinture et en particulier la peinture
flamande. Le pictural, conçu comme code de lecture ou comme recueil
thématique, s’y impose avec une telle régularité que son usage doit répon­
dre à des nécessités précises.
En principe, le texte est largement ouvert à la liste infinie des peintres
et des tableaux. Mais la diversité des approches individuelles ne s ’y
retrouve pas. Il ne livre en fait passage q u ’à un corpus fini et relativement
sommaire : en bref, les deux grandes écoles de la peinture flamande, les
Primitifs et le Baroque, avec leurs connotations bien connues, la sensua­
lité et le mysticisme, la truculence populaire et la matière épaisse, la
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minutie des détails et le chatoiement des couleurs. Il est beaucoup plus
rare que des références contemporaines échappant à l’influence directe
de ces écoles figurent dans les écrits de nos auteurs.
La majorité des textes où apparaissent des éléments inspirés par la
peinture désignent d ’abord des artistes ou des tableaux précis. Compa­
rons la Tentation de Saint Antoine chez Flaubert et chez Ghelderode: le
premier puise indifféremment dans les diverses figurations d ’un thème au
goût du jour, sans souci que le lecteur puisse identifier la source de son
inspiration, tandis que le second cite explicitement le tableau de Jérôme
Bosch, même si son imagination déborde ce que le regard peut y
découvrir4.
La peinture est donc d ’abord l’objet d ’un réfèrent nominal, la dési­
gnation d ’une période et d ’un nom d ’artiste auquel l’œuvre littéraire ren­
voie explicitement. Une dizaine de noms célèbres suffisent pour cerner
la plupart des allusions picturales, même si, dans le cas des «petits mai-:
très» de la peinture hollandaise, c ’est un climat général, une atmosphère,
qui se voit désignée par une appellation générique.
Cette insistance sur la peinture «flamande et hollandaise» se fait à con­
tre-courant de l’usage français. Là, la référence picturale est multiple; elle
s’adresse à l’art allemand, japonais ou national, avec des développements
plus ou moins nourris selon les périodes, mais sans qu’une école ne béné­
ficie d ’un traitement exceptionnel. En Belgique, au contraire, on privilé­
gie les courants représentés dans le pays ou à proximité immédiate, malgré
quelques ouvertures en sens contraire5. Il est, par exemple, caractéristi­
que qu’Eugène Demolder ne découvre les peintres français q u ’à la fin de
sa vie, lorsqu’il séjourne en permanence dans la région parisienne: aupa­
ravant, seuls les Flamands apparaissaient sous sa plume.
En Belgique, la peinture se présente donc avant tout comme un signe-:
identitaire, correspondant à un ancrage géographique et culturel. Cette
dimension se voit d ’ailleurs soulignée dans nombre de textes par les for­
mules marquant la familiarité et l’appartenance: «notre Breughel», «les
vieux peintres flamands» etc. On notera ici que cette identité n ’obéit pas
à on ne sait quel «appel de la race» flamande. En dépit des tentatives de
certains Wallons.(Mockel) de construire un mythe musical analogue au
mythe pictural afin d ’instaurer une symétrie différenciée, des auteurs de
pure souche francophone ont, tout autant que les Flamands de langue
française, participé à l’établissement de la référence (Destrée).
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En fait, ce signe identitaire est d ’abord un vecteur de légitimité artisti­
que. «En Belgique, [...] nous n ’avions pas de traditions littéraires. Nous
étions devant un prodigieux passé artistique» écrit Henri Davignon6.
L’intérêt pour le m onde pictural, ou la «picturalisation» du texte écrit, ces
deux axes de la relation entre écrivains et peintres, obéit sans doute à des
motivations fort diverses. Mais il apparaît clairement qu ’en correspon­
dant ainsi à l’image que les Français ont de la culture des plats pays, nos
écrivains bénéficient de la réputation acquise par les tableaux de l’école
flamande depuis que l’Empire les a exposés à Paris7. Comme la plupart
des critiques parisiens, ils acceptent de faire des peintres flamands et hol­
landais, du XVe comme du XVIIe siècle, un tout homogène. Ils participent
ainsi à l’image accordée à leur secteur de la périphérie, image à la fois clai­
rement identifiable par le centre, et sans danger pour lui.
Par ailleurs, en Belgique même, l’opération est également rentable. Les
écrivains peuvent ainsi s’imposer comme de vrais artistes, puisqu’ils se
relient directement à la part la plus reconnue de la tradition nationale. En
ce sens, le pictural (ou, plus simplement, l’intérêt manifesté pour la pein­
ture) devient un moyen privilégié par l’écrivain qui veut afficher son
ambition culturelle dans un pays qui distingue plus aisément les valeurs
plastiques que verbales. Dans le texte littéraire belge, la peinture vient
ainsi confirmer que l’écrivain fait bien de l’art. Elle s’offre comme un
argument majeur de qualification artistique dans une nation dépourvue
d ’autonomie de jugement littéraire. C’est pourquoi, ici encore, des «cou­
ples» se sont formés: Lemonnier - Claus, Verhaeren - Van Rysselberghe,
Nougé - Magritte...
Ce fait pèse si fortement sur le m onde littéraire q u ’il affecte directe­
ment la forme des rassemblements entre les auteurs. Il est en effet frap­
pant que la plupart des lieux institutionnels de leurs rencontres (revues,
manifestes, organes de presse, groupes politico-littéraires, sociétés diver­
ses, voire certaines académies) soient restés «mixtes» : fut-ce par la critique
d ’art, le m onde de la peinture y a toujours été mêlé. Tel est le cas des jour­
naux et des groupes du XIXe siècle : de la Société libre des Beaux-Arts
(Pirmez, Smits), à Y Uylenspiegel (De Coster, Leclercq, Rops), au Groupe
des X X et à la Libre Esthétique (dans lesquels Verhaeren joue un grand
rôle). Même La feu n e Belgique, que l ’on présente généralement comme
la revue la plus rigoureusement littéraire, livre ses commentaires sur les
Salons. Au XXe siècle, le phénomène se poursuit, bien qu ’il soit moins
connu. L ’A rt libre de Paul Colin, les groupes surréalistes, Cobra, le
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Daily-Bûl sont autant de points de contact entre les deux arts. Ce phéno­
mène systématique n ’existe pas en France. Il est à l ’origine d ’une série de
rencontres ponctuelles, dans le domaine de la critique d ’art8, des trans­
positions littéraires, de la stratégie de reconnaissance des écrivains9 et
d ’une communauté de thématiques. On pourrait aussi prendre en
compte les écrits de peintres10 et les oeuvres où peinture et littérature
entrent en dialogue (Michaux, Dotremont). Tous ces aspects mérite­
raient d ’être étudiés en profondeur. Je me contenterai ici de deux
suggestions.
L’inspiration picturale des écrivains belges se manifeste à divers
niveaux de leur pratique d ’écriture. Certains se bornent à la citation de
couleurs ou à l’évocation de personnages connotés comme «flamands»
ou régionaux. Ils autorisent ainsi le critique à chercher des comparaisons
avec une «couleur locale» que refléterait aussi la peinture. D ’autres ont
poursuivi, avec plus ou moins de bonheur, la tradition de Y ekphrasis, se
rangeant au modèle de la poésie de Gautier ou des œuvres des Goncourt.
Au départ d ’un tableau, ou des impressions suggérées par un style pictu­
ral, le texte littéraire s’efforce de «rendre» l’œuvre^ Elle)le traduit, comme
d ’ailleurs, dans un premier temps, le tableau du peintre primitif tentait de
suivre au plus près le texte, souvent biblique, q u ’il illustrait. Ainsi se cons­
tituent de véritables filières, passant du texte religieux à la peinture, puis
de celle-ci à une série de textes, voire à d ’autres médias encore.
L’exemple du Massacre des Innocents de Breughel, tiré de saint
Mathieu, illustre bien ce type de filiation. Le peintre flamand offrait déjà
une version actualisée du texte initial en rendant compte des terreurs et
des massacres de son temps. Le thème sera repris par Maeterlinck dans un
texte de jeunesse, fort proche encore de son modèle, mais qui n ’est pas
sans annoncer les thèmes qui apparaîtront lors de sa lecture des Aveugles.
A la suite du futur dramaturge, Eugène Demolder {La Mort a u x berceaux,
1897), Franz Hellens {Massacrons les Innocents, 1911), Maurice Kunel
{Treize petits contes d ’après Maître Breughel, 1921) et Hubert Dubois
{Massacre des Innocents, 1942) assureront la survie d ’une thématique
ajustée à leurs obsessions ou au contexte de leur écriture.
De la Dulle Griet du même peintre, admirablement réinvestie par
Dominique Rolin dans un roman homonyme (1967) où l’anamnèse de la
narratrice la conduit à «revoir [sa] démarche dans l’espace du tableau»,
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jusqu’aux Aveugles chers à Maeterlinck, Ghelderode, Hellens (mais aussi
à Baudelaire, Elémir Bourges ou Gert Hoffmann), l’œuvre de Breughel
assure ainsi à la fois une réalimentation permanente de l’imaginaire et un
appel identitaire fort productif.
Mais cette rencontre de l’écrivain avec le peintre ne va pas sans l’obli­
ger à affronter de délicats problèmes techniques. La peinture dans le texte
n ’est pas simple description. Cette formule serait contraire à la règle du
code littéraire. Elle s’opposerait à la «naturalisation» des scènes, donc au
principe de vraisemblance qui demeure la règle d ’or des textes «réalistesnaturalistes» du XIXe siècle. Tout le problème de l’écrivain sera donc
celui de l’intégration à la fois discrète et visible de la référence dans la
fiction.
Bien entendu, d ’autres genres littéraires, le roman ou le théâtre par
exemple, peuvent opérer cette intégration par des moyens différents. Le
théâtre dispose des didascalies et du texte prononcé; il peut aussi
confier la référence au décor, à la mise en scène ou au langage paraverbal. L’œuvre de Ghelderode présente un large éventail de cette distri­
bution.
Dans le texte narratif, les moyens utilisés sont variables eux aussi, mais
il me semble que les techniques les plus employées peuvent être plus rapi­
dement cernées. Voici deux exemples tirés d ’un roman véritablement
saturé de transpositions: La Route d ’Emeraude d ’Eugène Demolder.
L’arrivée des dindes, portées par les servantes à bras triomphants,
débridait les convives. L’oncle de Kobus, avant q u ’on les découpât,
levait en leur honneur son verre de Bohême, et tous, même les
enfants, l’imitaient. Bientôt on s’empiffrait, Des cruches circulaient et
sans cesse les pintes s ’empanachaient d ’écume. Les mâchoires beso­
gnaient, les estomacs se gonflaient; l’esprit du vin et la force des mets
montaient aux fronts, le cabaretier levait le coude à chaque minute,
avec la régularité d ’un balancier, et les femmes aussi n ’épargnaient pas
à leurs lèvres le baiser des liquides. Les dindes n ’étaient bientôt q u ’un
monceau d ’os; il ne restait des jambons que trois manches, pareils à
trois gourdins brisés. Des écales de noix, des coquilles d ’œufs jon­
chaient le sol. Le dessert s’entamait bruyamment; le sang des fruits
coulait aux commissures des lèvres. Un des garçons du cousin Smits
avait ôté une flûte de sa poche et en tirait des sons qui émerveillaient
Kobus; un autre s’essayait sous la table à faire danser le chat. De
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gros rires éclataient. Le cabaretier soudain blême se pencha une fois
à la fenêtre: il lança au jardin, à pleine bouche, comme un triton de
fontaine publique, des jets éclaboussants, tandis que des haut-le-corps
douloureux ébranlaient sa carcasse; cependant, sans lâcher son gar­
çonnet, dont ce geste leva la robe et montra le ventre, Anna bourrait
à mains blanches et paresseuses une pipe à son mari. Mais le petit,
d ’un coup, mouillait sa jupe et l’hilarité redoubla à la vue de la source
tendre, et des chairs ballottées du pisseur ingénu. Anne rit en frottant
son jupon souillé, et pour remplacer dans le corps du mioche le
liquide épandu, elle fit sortir de son corsage un sein très blanc dont
le bout en forme de poire disparut dans une bouche goulue.11
Dans ce premier passage, Demolder s’inspire d ’un tableau bien connu
de Jordaens: Le Roi Boit. Il ne mentionne ni le nom de l’artiste, ni le titre
de son œuvre. C’est donc à la compétence culturelle du lecteur q u ’il fait
appel, en sachant cependant que celle-ci est stimulée par le contexte d ’un
roman où les noms de peintres apparaissent fréquemment. La fin de la
scène permet de séparer l’œuvre précise à laquelle il est fait allusion de
quelque autre tableau festif. Le «pisseur ingénu» empêche toute confu­
sion. Mais cette allusion référentielle amorce une lecture-reconnaissance,
procédant à rebours, qui met en évidence les objets chers à la peinture
flamande, les nourritures et les boissons qui y sont consommées. Toute
l’activité bachique, l’atmosphère sensuelle, musicale et gastronomique
participent du même esprit. Le texte fait donc image, sans q u ’un seul mot
ne l’indexe sur une isotopie picturale.
Je rêvais, dit Rembrandt, d ’un tableau représentant les disciples
d ’Emmaüs. Depuis longtemps m ’obsédait ce récit de l’Evangile.
J ’avais tenté de le peindre, mais je ne parvenais pas à le représenter
à m on entière satisfaction. Il y a cinq ans, par un jour d ’automne, je
me trouvais dans une vieille auberge aux environs d ’Amsterdam. Le
soir tombait, et par une haute fenêtre, une lueur jaune dans laquelle
on pressentait la nuit, éclairait les murs de la salle et frôlait une petite
table entourée de trois chaises, et où étaient posées sur une nappe
trop courte trois assiettes d ’étain. J ’étais sorti de chez moi après un
travail prolongé, et la campagne avait versé à m on cerveau brûlant sa
grande poésie. Je me reposais dans l’antique hôtellerie, quand trois
hommes entrèrent et sans rien dire allèrent s’asseoir à la petite
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table. Je n ’ai jamais su qui ils étaient; leur accent accusait des Fla­
mands de Bruges. L’un d ’eux, un être pâle et maigre, à la barbe d ’un
roux appâli — comme de l’or souffrant —- aux grands yeux vitreux
de pauvre hère s’assit le dos au mur, me faisant face. Les deux autres,
un vieux chenu, pêcheur halé, de poil hirsute et blanc, et un petit
homme trapu, portant sur de larges épaules une tête brune et carrée:
un type de laboureur aux mains calleuses et au regard fixé sur le sol
comme s’il y cherchait un sillon — se placèrent à ses côtés. Silencieu­
sement ils firent le signe de la croix. Puis celui qui était malingre mur­
mura un patenôtre, les regards au plafond, et les deux autres, l’un, le
laboureur, joignit les mains et baissa le tête, et l’autre, le pêcheur, les
poings sur le genou, le front incliné regarda la prière tomber des
lèvres de son compagnon...
Ici, Demolder présente d ’abord le nom de l’artiste et le titre de son
tableau. Il est donc clair que le texte veut imiter, égaler ou au moins ren­
contrer une œuvre précise. De surcroît, il ajoute une allusion aux sources
bibliques de Rembrandt, soit donc au texte antérieur. Ce procédé permet
de suivre un double objectif, à la fois l’actualisation et la transposition
opérées par le peintre, et la description littérale de l’écrivain. Celui-ci
insiste sur les couleurs, les mouvements des personnages, il re-produit
l’œuvre. Mais en même temps, l’exercice de virtuosité s’attache aussi à
restituer ce que le tableau suggère sans le montrer: les sons, les paroles,
l ’avant et l’après de la scène. Cet exercice soulève donc des problèmes
d ’écriture, On peut imaginer que les techniques mises en œuvre à ce pro­
pos aient été plus développées en Belgique q u ’en France et q u ’en les
approfondissant, on trouverait sans doute des traits relativement spécifi­
ques d ’un mode de description particulier.
Par ailleurs, les écrivains peuvent aussi rencontrer les peintres par la
mobilisation de motifs qui sont communs aux deux formes artistiques.
Dans un pays marqué par le catholicisme, il n ’est par exemple pas surpre­
nant de rencontrer la figure du Christ dans les contextes les plus divers,
en ce compris chez des auteurs laïques. Dans le domaine des œuvres d ’art
«sociales», c ’est-à-dire sensibles à la vie quotidienne ou aux détresses con­
temporaines, cette figure christique a pris une importance considérable.
Chez Charles De Coster déjà, la torture subie par Soetkin et son fils Ulenspiegel est décrite de manière évocatrice. La mère reçoit le corps meurtri
de son fils sur les genoux, et elle lui dit: «Fils, pauvre martyr!»12.
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Cette piétà se retrouve avec de nettes connotations politiques dans
l’œuvre de Constantin Meunier, dans le Martyre de Saint-Etienne, un
tableau à l’huile, et surtout dans la célèbre sculpture représentant
l’ouvrier mort, issue de la même pose. Anto-Carte illustrera, lui-aussi, la
scène, dans un grand tableau. Et si, plus généralement, nous recherchons
les figurations d ’un Christ sauveur, c’est une part importante des œuvres
picturales et littéraires belges qui mériterait d ’être convoquée. Le Christ,
mobilisateur des foules populaires et incarnation de leur révolte, travaille
tout autant l’univers de Wiertz, de Verhaeren, poésie et théâtre confon­
dus, les tableaux d ’Ensor, d ’Eugène Smits, ou les textes de Charles
Plisnier, les gravures de Masereel et le théâtre de Jean Louvet.
Le paysage, la vie quotidienne, les guerres, les événements historiques
suscitent ainsi des rencontres ou des croisements que les motivations que
nous avons suggérées rendent sans doute plus fréquentes q u ’ailleurs.
Conclure une aussi brève introduction n ’aurait guère de sens, Je me
contenterai d ’observer que cette voie de recherche, quasi absente de
l’historiographie des lettres belges de langue française13, pourrait bien se
révéler extrêmement stimulante par les questions q u ’elle amène à se
poser. Il y a-t-il une écriture belge de la peinture ? Quelle est la place de
la critique d ’art dans les stratégies de reconnaissance des écrivains? Com­
ment se forment les groupes d ’artistes? Comment se forge une identité
de l’imaginaire? Ou encore, interrogation qui résume toutes les autres:
peut-on faire l’hypothèse que le champ culturel belge se structure autour
de thèmes et d ’un mode de relations spécifiques ? A l’heure où les recher­
ches en littérature comparée abordent précisément la question des liens
entre les différents genres artistiques, la Belgique francophone se doit de
présenter son histoire en objet d ’étude.
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transposition s ’atténue, cf. A. Henry, «Quand une peinture métaphysique sert de
propédeutique à l ’écriture: les métaphores d ’Elstir dans A la recherche du temps
perdue, in La critique artistique. Un genre littéraire, Paris, Presses Universitaires
de Rouen-PUF, 1983.
4. L. Hourticq, L ’A rt et la littérature, Paris, Flammarion, 1946, p. 195: «Saint
Antoine, auprès de sa Bible, avait un catalogue des Artistes français».
5. Voyez l ’art japonais, notamment, chez Destrée et Elskamp.
6. H. Davignon, Les Relations entre p ein tres et écrivains d 'im agin ation au
X IX e siècle en Belgique, Bruxelles, MRBAB, Conférences 1942-43, N° 5.
7. H. Van der Tuin, Les Vieux Peintres des Pays-Bas et la critique artistiqu e
en France dan s la prem ière m o itié du X IX e siècle, Paris, Vrin, 1948.
8. Pour mesurer l ’importance de cette critique d ’art, voici une première
liste, rapidement établie, de peintres et d ’écrivains: Lemonnier: Claus, Courbet,
Mellery, Rops, Meunier, les peintres de la vie; Goffin: Bouts, les Préraphaélites;
Destrée: De Groux, Redon, De le Pasture (Van der Weyden); Fontainas: Hais;
Demolder: Meunier, Rops, Ensor; Fierens-Gevaert: nombreuses études; Verhae­
ren: Khnopff, Ensor, Rembrandt, Rubens; Bernard: Breughel; Van Zype:
Vermeer, Leys, Rubens; de Rudder: Pieter de Hoogh; Pierron: Mostaert;
Gilbart: peintres wallons; Eekhoud: peintres animaliers... Le tout, exclusive­
ment, au tournant du siècle !
9. P. Aron, «Camille Lemonnier: critique d ’art et stratégie littéraire», Revue
de l ’Université de Bruxelles, 1984, 4-5.
10. Je pense à Wiertz, à Rops (épistolier), Ensor (polémiste), Somville...
11. Cet extrait et le suivant sont tirés de H. Davignon, op. cit.
12. Ch. D e Coster, La Légende et les aventures héroïques, joyeu ses et g lo ­
rieuses d ’Ulenspiegel et de Lamme G oedzak au p a y s de Flandres et d'ailleurs,
Lausanne, Rencontre, 1964, p. 212.
13. A l’exception de Davignon et de quelques articles ou livres m ono­
graphiques.
1. Voyez, e. a., E. Caramaschi, Arts visuels et littérature. D e Stendhal à
l ’impressionnisme, Paris, Nizet, 1985.
2. J.-P, Guillerm, Les Peintures invisibles, Lille, Atelier de reproduction des
thèses, 1982, p. 1187.
3. Anne Henry explique que la transcription iconique disparaît au XXe
siècle parce que la peinture s ’émancipe de la figuration. Ceci n ’em pêche pas le
roman de continuer à intégrer des signes picturaux, m êm e si la m ode de la
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ECRITURE 36
LETTRES BELGES D’EXPRESSION FRANÇAISE
PAUL ARON ERIC CLEMENS FRANCIS DANNEMARK
PHILIPPE DEWOLF GUY GOFFETTE JEAN-MARIE KLINKENBERG
FRANÇOISE LALANDE DANIEL LAROCHE JEAN LOUVET NICOLE MALINCONI
MARC QUAGHEBFUR ANNE ROTHSCHILD GUY VAES
JACQUES VANDENSCHRICK JEAN-PIERRE VERHEGGEN
Un c a h ie r d e p h o to g ra p h ie s
LA DESTINATION
Claude Darbellay et Pablo Fernandez
ET
HERVÉ BAUER SANDRA BORNAND SYLVIANE CHATELAIN
SUZANNE DERIEX
JEAN ROMAIN PIERRE VUILLEMIN-SALDUCCI
JOËL VERNET JEAN-BERNARD VUILLÈME
Le P o n t d e s A r ts
Bernard Bajon Nicolaï Dufour Claude Roy et Gilberte Favre
Wilfred Schiitknecht Ludwig Hohl Gabriel Mützenberg Daniel Maggetti
ü
C h ro n iq u e d e s liv re s
Imprimé en Suisse
Revue littéraire