Things Ain`t What They Used to Be

Transcription

Things Ain`t What They Used to Be
Things Ain't What They Used to Be
Souvenirs du Duke et de quelques autres
Guy de Longevialle – Décembre 2013
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Souvenirs du Duke et de quelques autres
J'avais 13 ans et j'écoutais Caravan
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Le tour du jazz en 78 tours
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14 rue Chaptal
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Pleyel sous haute tension
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Louis et son All-Stars
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Un grand festival, toujours à Pleyel
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Et voici le Duke
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Petits ensembles en club
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Grands orchestres en concert
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Jazz à Juan
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Pour Miles Davis
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Sous le regard d'Auguste
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Jazz in Marciac
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Duke Ellington le plus grand
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I'm Beginning to See the Light
J'avais 13 ans et j'écoutais Caravan
Qu'est-il devenu ce vieux phono à aiguille grâce auquel j'ai découvert la musique de
Duke Ellington ? C'était en 1941, j'avais treize ans, et, comme Yves Montand l'a
chanté, j'écoutais Caravan. J'écoutais Caravan avec Serge, un bon copain du lycée
Janson. Sa tante Rose-Marie lui avait prêté quelques disques de jazz d'avant la
guerre sur lesquels les jeunes dansaient alors le fox-trot. C'était, je me souviens, des
disques du "Hot Five" de Louis Armstrong, et surtout du "Famous Orchestra" de
Duke Ellington.
Ellington quarante et one / Yves Montand (1981)
Pourquoi cette musique, qui datait déjà d'un certain temps, des années 1925/1930,
nous attirait-elle alors autant ? Peut-être bien par ce sentiment de liberté que
représentait alors l'improvisation, improvisation collective pour les musiciens de la
Nouvelle-Orléans et de Chicago, improvisation individuelle pour les solistes du Duke.
La liberté a toujours été un bien précieux, mais c'était encore plus vrai à cette
époque, durant les quatre années de l'occupation allemande à Paris.
On imagine d'ailleurs assez mal aujourd'hui la vigueur de la censure qui régnait alors,
dans la presse et aussi dans les radios existantes, Radio Paris, Radio Cité. Le jazz
américain était totalement banni des ondes de la radio française. Mais il y avait chez
nous d'excellents musiciens auxquels le quintette du "Hot Club de France" de Django
Reinhardt et Stéphane Grappelli avait montré le chemin. Alix Combelle au saxo
ténor, Aimé Barelli à la trompette, Hubert Rostaing à la clarinette et quelques autres
se produisaient d'ailleurs de temps à autre à la radio, interprétant alors les standards
américains sous des titres francisés. On a raconté que le célèbre Saint-Louis Blues
était ainsi devenu La tristesse du roi Saint-Louis !!
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Pour ce qui est du jazz, c'était l'époque du "swing", ce mot magique qui avait traversé
l'océan à la fin des années trente et qui évoquait maintenant non seulement le subtil
balancement propre au jazz, mais aussi un certain comportement de la jeunesse. La
mode de ce qu'on a appelé les "zazous" (les jeunes qui portaient une veste et des
cheveux trop longs) traduisait déjà une sérieuse prise de distance avec l'ordre établi.
Mais le jazz, le swing, étaient en quelque sorte le fruit défendu. A tel point qu'au
lycée les disques de Fats Waller circulaient sous le manteau, entre les initiés...
Ce n'est qu'après la libération de Paris que nous arrivèrent non seulement les films
américains mais aussi cette musique vivante que représentait le jazz. C'est
l'orchestre du Major Glenn Miller qui se tailla le grand succès du moment, avec le
fameux In the Mood, spécialement écrit pour la danse.
De mon côté, je m'efforçais d'écouter le plus souvent possible la radio des troupes
américaines, l'AFN, l'American Forces Network. J'ai en particulier le souvenir d'une
émission à ne pas rater, "Off the record", une heure consacrée aux enregistrements
récents de toutes les formations en vogue. C'est donc là que j'ai vraiment fait
connaissance avec l'orchestre de Duke Ellington, celui de 1945/1946. Ce n'est
évidemment qu'un peu plus tard que j'allais découvrir ce que beaucoup considèrent
comme sa plus grande période, celle de Ben Webster et de Jimmy Blanton, celle des
années 1940/41.
Pour le moment, en 1946, je trouvais cette musique d'une richesse et d'une
somptuosité qui m'enchantaient. Ces disques de 1946 étaient tout à fait
représentatifs car l'orchestre avait alors réenregistré la plupart de ses succès des
années trente. Quant au succès de l'année, c'était incontestablement I'm Beginning
to See the Light :
I'm Beginning to See the Light / Ella Fitzgerald & The Ink Spots (1945)
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Sepia Panorama
Le tour du jazz en 78 tours
Qui connaît Baden Baden, aux portes de la Forêt Noire ? C'était devenu, après la
guerre en 1945, le siège de l'administration de la zone française d'occupation en
Allemagne. Pour des raisons familiales, j'y ai passé plusieurs vacances et cette
charmante ville d'eaux a beaucoup compté dans mon parcours d'amateur de jazz.
Car c'est à la bibliothèque installée dans les locaux du Casino que j'ai dévoré Le
Jazz Hot, livre qu'avait écrit Hugues Panassié, président fondateur du "Hot Club de
France". Grâce à Panassié, que l'on appelait le "Pape de Montauban", j'ai ainsi fait la
connaissance de l'histoire du jazz avant 1940, depuis sa naissance à la NouvelleOrléans jusqu'au règne des grands orchestres noirs, Fletcher Henderson, Jimmy
Lunceford, Count Basie et bien entendu Duke Ellington.
Hugues Panassié, qui n'était pas avare de superlatifs, avait un vrai talent pour faire
partager au lecteur sa passion pour cette musique. II racontait fort bien la vie des
musiciens noirs, si difficile à l'époque de la ségrégation, le rôle joué par les deux
créateurs exceptionnels qu'étaient Louis Armstrong en tant que soliste et Duke
Ellington en tant que compositeur et chef d'orchestre. Il avait également une
émission régulière à la radio, émission dont l'indicatif était le fameux Cornet Chop
Suey du premier Hot Five. C'est alors que je pris deux décisions "majeures !" pour
progresser dans ma connaissance de cette musique.
La première était de me procurer le plus vite possible des disques enregistrés par
ces deux musiciens dont je venais de découvrir l'importance. La seconde était de
chercher où rencontrer d'autres amateurs, où écouter de la musique vivante.
Jusqu'à l'irruption récente de la consommation de musique sur Internet, les bacs des
disquaires étaient pleins à craquer, œuvres originales, rééditions ou compilations, on
ne savait comment faire son choix. Dans les années d'après guerre, le choix était vite
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fait. On était encore en pleine période de restrictions de tous ordres et l'on ne trouvait
que quelques nouveaux disques de jazz chaque mois. Encore fallait-il se rendre
dans de rares magasins spécialisés. Pour ma part, je me souviens d'un magasin
situé à l'étage aux Champs-Elysées, le Broadway, ainsi que du Discobole, dans la
galerie marchande de la gare Saint-Lazare.
C'est là que je venais régulièrement chercher les "78 tours" d'Armstrong ou de Duke
Ellington que je possède encore aujourd'hui. Les jeunes, nés avec les CD, voire les
microsillons, les vinyles, n’ont pas connu ces disques cassables dont la durée était
limitée à trois minutes. On les lisait avec une aiguille, en acier ou en bois, qu'il fallait
changer très souvent. Dans les années d'immédiat après-guerre, on ressortait au
compte-gouttes des disques enregistrés avant le lock-out décidé en 1942 par les
grandes compagnies. Pour l'orchestre d'Ellington, il s'agissait d'abord de la période
"jungle" (Black and Tan Fantasy, The Mooche, Creole Love Call), des succès
populaires tels que Solitude, Mood Indigo ou Caravan.
Puis nous eûmes droit aux enregistrements des années 1940 et 1941. J'avoue que je
fais partie de ceux qui estiment qu'il s'agit là de la période parfaite de l'orchestre.
Quel orchestre que celui où Ben Webster était venu donner un impressionnant
volume à la section de saxophones où brillaient déjà Johnny Hodges, Harry Carney,
Otto Hardwick et Barney Bigard ! Quel orchestre que celui où le très jeune Jimmy
Blanton imposa la contrebasse comme un instrument décisif du swing dans une
grande formation ! Quel orchestre auquel le modeste Billy Strayhorn était venu par
ses arrangements apporter une couleur toute nouvelle ! Je ne vais pas citer des
morceaux en particulier, il y en aurait trop ! Sepia Panorama peut-être ?
On l'écoute, sur mon vieux phono… :
Sepia Panorama / Duke Ellington & his Famous Orchestra (1940)
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Hot House
14 rue Chaptal
1948, j'avais 20 ans, j'étais en deuxième année d'HEC. Dans ma quête d'un lieu
d'échanges sur le jazz, j'ai découvert l'existence du Hot Club de Paris et je m'y suis
présenté un samedi. Au 14 de la rue Chaptal, dans le quartier de la "Nouvelle
Athènes", juste à côté du Musée de la Vie Romantique, se trouvait un joli petit hôtel
particulier. J'y fus accueilli par la cheville ouvrière du club, Charles Delaunay, le fils
du peintre Robert Delaunay. Il me recommanda d'acheter Jazz Hot, la revue qu'il
avait créée en 1935 avec Hugues Panassié et m'invita à rester pour l'audition de
disques qui avait lieu tous les samedis après-midi.
Chaque samedi nous étions une quinzaine à nous réunir, assis par terre dans le
bureau de Charles Delaunay pour découvrir les nouveautés de la semaine ; Il y avait
là, entre autres, les membres du Comité de rédaction de la revue, André Hodeir,
Jacques Souplet, Frank Ténot et Boris Vian, lequel assurait une féroce revue de
presse et dont l'humour décapant était un régal. Charles Delaunay, qui avait une
quarantaine d'années à l'époque, était le plus âgé d'entre nous. Contrairement à
Hugues Panassié qui était un personnage entier, passionné et supportant mal la
contradiction, c'était un homme très doux, curieux de tout et assez diplomate pour
rassembler les tenants de toutes les tendances du jazz. Jamais je ne le vis répliquer
durement aux violentes polémiques lancées par Panassié avec qui, pendant des
années, il avait travaillé au développement du jazz en France. Charles Delaunay
intervenait peu au cours des auditions de disques. Il se contentait, le plus souvent,
d'exprimer ses préférences et leurs raisons de manière très simple. André Hodeir
réagissait en pur théoricien de la musique, Frank Ténot en amateur prêt à tout
apprécier et Boris Vian en pamphlétaire qui "connaissait la musique" puisqu'il jouait
lui-même du cornet au Tabou, un club de la rue Dauphine.
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On écoutait naturellement tous les rares disques récemment parus en France. Mais
Charles Delaunay avait de nombreuses relations aux Etats-Unis, ce qui lui permettait
de recevoir directement les vraies nouveautés, celles qui avaient été enregistrées au
cours des mois précédents. Enregistrées par les grands "anciens", Armstrong,
Ellington, Basie, Hampton, Hawkins, que je commençais à tous bien connaître.
Enregistrées aussi par les nouveaux venus sur la scène du jazz. C'est ainsi qu'en
1946 je découvris la musique que l'on a appelée le "be-bop", une musique en rupture
complète avec les règles traditionnelles de la mélodie et du rythme, avec des
improvisations devenues assez complexes. Il y avait cinq ans déjà que, dans une
boîte de New York, le Minton's Playhouse, à Harlem, le pianiste Thelonious Monk, le
batteur Kenny Clarke et le guitariste Charlie Christian avaient élaboré les bases de
cette nouvelle musique. Mais elle n'était pas parvenue jusqu'à l'Europe en guerre.
Le premier disque qui nous fit prendre conscience, rue Chaptal, du talent
exceptionnel et de l'originalité créatrice de ces musiciens fut Hot House, un morceau
composé sur les harmonies d'un célèbre standard, What Is This Thing Called Love?,
et enregistré en 1945 par le quintet de Charlie Parker et de Dizzy Gillespie. Et peu
après, c'était la révélation de Night in Tunisia et de son fameux break exécuté au
saxo alto par Charlie Parker, puis Ko-Ko, d'après Cherokee, un autre témoignage,
peut-être plus marquant selon moi, du génie si particulier du Bird.
Hot House / Charlie Parker & Dizzy Gillespie (1951)
Au début, nous fûmes surpris par le style et la technique révolutionnaires de ces
musiciens et par la liberté de leur musique. Cette surprise se traduisit chez certains
amateurs de jazz par un refus pur et simple : "Cette musique là, ce n'est pas du
jazz". Déjà, dans le passé, la musique, comme d'autres formes d'art, avait donné lieu
à une telle querelle des anciens et des modernes. Selon les meilleures traditions,
nous eûmes droit à une véritable guerre où le clan des anciens, animé par Hugues
Panassié, excommuniait tous ceux qui osaient considérer le "bop" comme une
évolution naturelle de la musique qu'ils aimaient.
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De leur côté, les modernes, en particulier les activistes du "Hot Club de Paris", ne
juraient que par leurs nouveaux dieux, considérant Charlie Parker et Dizzy Gillespie
comme les plus grands jazzmen de tous les temps. Charles Delaunay ne prenait pas
trop au sérieux ces disputes entre "figues moisies" et "raisins aigres" (mouldy figs et
sour grapes !). Dans Jazz Hot, il s'efforçait de tenir la balance égale entre les deux
camps.
C'est à ce moment que l'on assista au "revival", c'est-à-dire à un nouvel engouement
pour le jazz des débuts, celui que l'on jouait dans les années vingt à la NouvelleOrléans. Un certain nombre d'orchestres "vieux style" se formèrent et acquirent une
très grande popularité, grâce à cette musique plus joyeuse et moins intellectuelle que
le "be-bop".
A Paris, le haut lieu de cette musique était le Lorientais, une minuscule cave de la
rue des Carmes, où chaque fin d'après-midi se produisait la formation du clarinettiste
Claude Luter avec Guy Longnon au cornet, Mowgli Jospin au trombone, Eddie
Bernard au piano et le fameux Moustache à la batterie. J'ai de ces séances
d'excellents souvenirs. Malgré le côté un peu dépassé de cette musique, elle était
toujours très vivante car ces jeunes musiciens la jouaient avec énormément de
ferveur. Dans cette cave du Lorientais se serraient une centaine de personnes,
debout mais enthousiastes, qui laissaient devant l'orchestre une toute petite place
pour qu'un couple, à tour de rôle, puisse danser. Dans son film Rendez-vous de
juillet, sorti en 1949, Jacques Becker a parfaitement restitué l'atmosphère de cet
endroit magique.
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Salt Peanuts
Pleyel sous haute tension
Claude Luter et ses musiciens étaient les premiers que je voyais jouer "en direct".
Mais j'allais éprouver bientôt des émotions encore plus fortes avec la venue à Paris
des géants du jazz. Cela a commencé le vendredi 20 février 1948, jour mémorable
pour moi. Ce soir-là, à la salle Pleyel, le Hot Club de Paris présentait – j'ai encore la
carte postale qui m'avait été adressée – "Un festival de Jazz Be-Bop, avec Dizzy
Gillespie et le plus sensationnel orchestre noir (17 musiciens) depuis Duke Ellington".
Pour un choc ce fut un choc, cette musique d'avant-garde (Things to come) ! Quel
bonheur que cette exceptionnelle section de cinq trompettes ! Cet art consommé de
la scène et cette joie de vivre chez Dizzy ! J'étais au deuxième balcon, là où les
places étaient à 90 francs. A l'orchestre, il en coûtait 500 francs, la moitié de mon
argent de poche mensuel. Le spectacle valait bien la dépense car c'était quand
même autre chose que nos jeunes et sympathiques "lorientais".
Pourtant, les musiciens de Dizzy jouaient ce soir là dans des conditions un peu
difficiles. Mon appartenance au Hot Club m'avait permis d'être au courant de tous les
détails de leur tournée et j'avais appris qu'ils devaient arriver de Bruxelles juste avant
le concert. J'étais donc à la Gare du Nord pour l'arrivée de leur train, vers 20 heures.
Avant de rejoindre Pleyel, ils devaient encore se rendre à la douane pour récupérer
leur gros matériel. Pendant qu'il allait effectuer les formalités, Dizzy m'avait confié le
magnifique étui de cuir rouge dans lequel se trouvait sa trompette.
Le temps passait et j'étais toujours là avec ma trompette. Qu'arrivait-il ? C'était tout
simplement la première fois que les douaniers parisiens avaient à résoudre le
problème posé par le dédouanement d'une grosse caisse et d'une contrebasse. Il
fallait donc un certain temps à ces fonctionnaires zélés pour consulter le règlement et
résoudre ce problème difficile. Il n'était donc pas loin de 22 heures lorsque
l'orchestre, les responsables du Hot Club et moi arrivâmes à la salle Pleyel. Vous
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pouvez imaginer l'atmosphère surchauffée qui régnait dans cette salle impatiente. On
avait frôlé l'émeute. Et pas pour des raisons artistiques car nos adversaires, les
"figues moisies" avaient l'esprit ailleurs.
Salt Peanuts / Dizzy Gillespie & his Big Band (1947)
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Do You Know What It Means to Miss New Orleans?
Louis et son All-Stars
Ce concert de Gillespie se déroulait en effet alors qu'allait s'ouvrir à Nice le premier
Festival de jazz de l'après-guerre, un festival organisé par le Hot Club de France,
donc par les tenants du jazz traditionnel. Je ne pouvais m'y rendre mais j'en garde
tout de même un grand souvenir. Car ce même jour, ce 20 février 1948,
débarquèrent à Paris, en provenance directe des Etats-Unis, par avion, Louis
Armstrong et son All-Stars. J'étais à l'aérogare des Invalides, vers midi, pour
accueillir le grand "Satchmo" et ses glorieux compagnons, Earl Hines, Barney Bigard,
Jack Teagarden, Arvell Shaw et Big Sid Catlett. Quelle journée !
Ce All-Stars, je ne devais l'entendre qu'un peu plus tard car il ne jouait à Paris qu'à la
fin de cette tournée en Europe qui débutait par Nice. Cette musique sans surprise,
jouée par des musiciens qui avaient enregistré leurs chefs-d'œuvre dix ou vint ans
auparavant, dégageait cependant une très forte émotion, due, en partie, à la
présence, en chair et en os, de ces prestigieux anciens. Et Armstrong n'avait rien à
envier à Gillespie pour ce qui est du spectacle. Dès qu'il se mettait à parler pour
annoncer les morceaux, on était conquis. Quel talent dans l'art d'utiliser ses
mouchoirs ! Pour la qualité de la musique, Louis Armstrong et Earl Hines étaient
assez loin de la simplicité et de l'émotion du West End Blues de 1928. Il faut dire que
les disques de cette année-là, de Tight Like This à No One Else But You, ont pour
moi marqué le sommet du génie de Louis.
Mais ce concert de 1948 fut une grande satisfaction. Tous ces musiciens du All-Stars
étaient encore en pleine forme. On avait d'ailleurs pu voir la plupart d'entre eux dans
le film New Orleans, où figurait aussi Billie Holiday. Allez-voir ce film, un vrai régal.
En voici un extrait :
Do You Know What It Means to Miss New Orleans? / Louis Armstrong & Billie
Holiday (1947)
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Parker, Miles et Bechet
Un grand festival, toujours à Pleyel
Je ne vais pas évoquer ici tous les concerts auxquels j'ai eu le bonheur d'assister.
Mais dans mes souvenirs, la série des concerts du printemps 1949, à Pleyel, tient
une belle et grande place. C'est la seule fois, je crois, où Charlie Parker vint jouer à
Paris. "Bird" était déjà affaibli, il ne créait plus de chefs d'œuvre comparables à ceux
qu'il avait enregistrés jusqu'en 1947. La drogue et l'alcool l'avaient conduit à subir
une cure de désintoxication de plusieurs mois à l'hôpital de Camarillo. Mais,
accompagné de Kenny Dorham à la trompette, d'Al Haig au piano, de Tommy Potter
à la basse et de Max Roach à la batterie, il joua une musique de rêve. Cependant il
paraissait bien triste. Triste sans doute de ne pas voir son talent suffisamment
reconnu alors que son compère Dizzy, qui avait mené sa carrière et sa vie avec
beaucoup plus de sagesse, récoltait davantage les faveurs du public. "Bird" sait-il
aujourd'hui que l'histoire lui a rendu justice ? Je l'espère.
Ce festival de 1949 fut également l'occasion de ma première rencontre avec Miles
Davis qui jouait lui aussi en quintet. Il était encore très jeune, 23 ans, mais il jouissait
déjà d'une belle réputation car il avait enregistré, en compagnie de Charlie Parker,
quelques superbes plages, Embraceable You, Scrapple From the Apple, Donna Lee
et d'autres… Son jeu très sobre, avec une absence presque totale de vibrato, attirait
immanquablement l'attention. Quand l'habilité technique et la mobilité de la pensée
permettaient à ses contemporains de réaliser des prouesses, lui cultivait plutôt l'art
du silence. On ne savait pas, lors de ces concerts de Pleyel, que Miles, quelques
semaines plus tôt, venait de créer pour la marque Capitol, dans des séances
d'enregistrement devenues légendaires, une musique et une atmosphère qui lui
étaient propres.
Les grandes figures du jazz ont souvent été des solistes très inspirés, dotés d'une
technique brillante mais peu se sont révélés capables d'innover vraiment. Comment
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imaginer que le jeune homme si sage de 1949 allait nous procurer pendant quarante
ans tant d'émotions diverses et chercher jusqu'à la fin à toujours renouveler son
langage.
En ce printemps béni, nous fîmes aussi la connaissance d'un personnage de
légende que l'on allait bien connaître ensuite car il finit par rester en France, où il
obtint un grand succès populaire en développant sur son saxo soprano de nombreux
thèmes faits pour la danse (Petite fleur, Les oignons, Dans les rues d'Antibes,...). De
nombreux jeunes de ces années-là ne connaissent du jazz que ce cher Sidney
Bechet. Je l'ai entendu très souvent car il jouait pratiquement en permanence au
Vieux Colombier, à Paris ou à Juan-les-Pins, accompagné par l'orchestre de Claude
Luter ou par celui d'André Reweliotty.
That Good Old Sidney / Sidney Bechet & André Reweliotty (1957)
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Take the "A" Train
Et voici le Duke !
En avril 1950, j'allais vivre au Palais de Chaillot un des plus grands moments de ma
vie d'amateur de jazz : mon premier concert avec Duke Ellington et son grand
orchestre. Les premiers disques que j'avais écoutés, l'évolution de sa musique que
les faces enregistrées lors des sessions Musicraft de 1946 laissaient entrevoir, tout
cela faisait pour moi de Duke Ellington un musicien à part dans le monde du jazz.
C'était à la fois un très grand compositeur et le seul à savoir aussi bien utiliser cet
instrument rare qu'est un orchestre comprenant autant de solistes au talent
exceptionnel. Quelques-uns avaient disparu ou avaient quitté l'orchestre en 1950.
Les temps commençaient à être durs pour les grands ensembles et l'orchestre
subissait un relatif passage à vide qui allait durer jusqu'à sa fameuse prestation du
Festival de Newport en 1956.
Parmi les solistes, on pouvait admirer en direct Johnny Hodges qui faisait preuve
d'autant de qualités dans le blues que dans les ballades, Harry Carney, solide
comme un roc, le pilier de la troupe du début à la fin. Ray Nance, lui, savait tout faire:
soliste à la trompette – c'est lui qui avait pris le solo de Take the "A" Train en 1941 –,
jouer du violon, chanter, danser… Je l'ai croisé à New York en 1970 et nous avons
évoqué ces bons moments.
Comme je l'ai dit, ce concert eut lieu dans une période intermédiaire pour l'orchestre,
ce qui a sans doute dérouté quelque peu certains spectateurs qui en étaient restés
aux prestations de 1940 et avaient mal suivi la suite. Quelques mouvements divers
provoqués aussi par les apparitions du chanteur de l'orchestre. Ce chahut là est
devenu par la suite une tradition. Néanmoins, je fus personnellement comblé par ce
concert de Chaillot.
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D'autant plus qu'à la sortie je pus parler à Duke Ellington. Il faut dire que j'étais à
l'époque un bon chasseur d'autographes, j'avais déjà ceux d'Armstrong, Parker et
Miles. Je possédais une excellente technique pour pénétrer dans les coulisses en
esquivant les barrages du service d'ordre. Mais c'est la première fois que je
m'attaquais à tous les membres d'un grand orchestre. Comment les retenir à la sortie
pour n'en manquer aucun ? C'est le Duke lui-même qui me tira d'affaire. Voyant mon
embarras, il me prit des mains ma grande photo et la fit passer lui-même à tous ses
musiciens. Aucun ne put échapper au pensum !
L'indicatif de l'orchestre :
Take the "A" Train / Duke Ellington & his Orchestra & Joya Sherrill (1943)
Take the "A" Train / Duke Ellington & his Orchestra (1962)
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Jammin' the Blues
Petits ensembles en club
Les années cinquante furent une période faste pour les amateurs de jazz. A Paris,
deux clubs furent alors les hauts lieux de cette musique. Le Club Saint-Germain
d'abord, dans la rue Saint-Benoît, à Saint-Germain des Prés, qui vit passer du beau
monde dans ces glorieuses années. Parmi mes souvenirs marquants : Art Blakey et
ses Jazz Messengers (Kenny Dorham, Hank Mobley et Horace Silver, puis Lee
Morgan et Benny Golson, enfin Wayne Shorter et Bobby Timmons). Quelle joie de
jouer, quel punch dans cette atmosphère surchauffée. Art Blakey, batteur à la vitalité
prodigieuse, était un sacré bonhomme et un formidable découvreur de talents.
Un des grands moments du Club Saint-Germain fut la venue, en 1958, d'un trio sans
piano, conduit par quelqu'un qui allait s'affirmer comme un nouveau grand du
saxophone ténor, Sonny Rollins. Sa puissance, sa sonorité et son originalité me
firent une impression énorme que j'ai rarement retrouvée par la suite. Il était
magnifiquement soutenu par Oscar Pettiford à la contrebasse et Max Roach à la
batterie. On ne pouvait rêver mieux.
A la fin des années cinquante, un autre club accueillit de grandes vedettes du jazz, le
Blue Note de la rue d'Artois, près des Champs-Elysées. C'est cet endroit que
Bertrand Tavernier a reconstitué dans son film Autour de minuit qui raconte le séjour
à Paris d'un saxophoniste et qui fut inspiré par la vie de deux musiciens dont la
drogue rendit les dernières années très difficiles : le pianiste Bud Powell et le ténor
Lester Young. J'ai eu la chance de les entendre tous les deux au Blue Note.
Je me souviens, Lester Young, c'était en février 1958. Il était très affaibli par l'abus
d'alcool et la drogue, et ne jouait plus avec l'aisance dont il faisait preuve vingt ans
plus tôt au sein de l'orchestre de Count Basie. Mais sa musique dégageait une
émotion extraordinaire et je n'oublierai jamais cette soirée.
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Lester Young mourut quelque temps plus tard, à peine rentré aux Etats-Unis, d'une
crise cardiaque. Sa mort précédait de peu celle, en juillet 1959, de son amie, la
chanteuse Billie Holiday pour qui il avait éprouvé une si grande affection et à qui le
liait une affinité musicale exceptionnelle. Billie Holiday, souffrant plus que d'autres du
mépris subi par sa race, s'était adonnée dangereusement à la drogue et à l'alcool.
Elle fut emprisonnée plusieurs fois pour trafic de stupéfiants et fut même inculpée
une dernière fois sur son lit de mort. Je l'avais entendu dans un concert à l'Olympia,
l'année précédente, en 1958. Elle était vraiment très mal. Il fallut l'accompagner
jusqu'au micro. Ce ne fut pas un récital comme les autres. Plus qu'un chant, son
corps et sa voix brisés exhalèrent une longue plainte à laquelle on ne pouvait être
sensible que si l'on savait ce que Billie avait enduré tout au long de sa vie. Une partie
de la salle, ignorant tout de cela, se mit à siffler. Billie, plus éprouvée encore, quitta la
scène. On passa au numéro suivant.
Fine and Mellow / Billie Holiday (1957)
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One O'Clock Jump
Grands orchestres en concert
Chacun sait combien l'écoute du jazz en club est différente de celle que l'on peut
avoir dans une salle de concert. La proximité physique des musiciens, le fait de
pouvoir manifester sans être rivé à son fauteuil, le cadre même, font que l'on garde
un souvenir assez précis de chacune de ces soirées. Cela ne signifie pas que l'on
oublie les concerts auxquels on a assisté car ces années furent aussi très riches de
ce côté là. Et d'abord les grands orchestres, celui de Duke Ellington, bien entendu.
J'allais l'écouter pratiquement à chacun de ses passages à Paris. Chez les
trompettes, Clark Terry, Cat Anderson après Rex Stewart, Cootie Williams, Ray
Nance, montraient que Duke Ellington savait attirer ceux qui pouvaient donner leur
meilleur au sein de cette formation. A partir de 1956, c'était un régal de voir combien
avait apporté à cette formation la présence de Paul Gonsalves, parfois quelque peu
somnolant pendant que d'autres solistes intervenaient mais diablement réveillé
lorsque c'était son tour. Et celle de Sam Woodyard, pour moi le prototype du batteur
de grand orchestre. Et par la suite, si l'orchestre avait parfois tendance à devenir un
peu routinier dans son répertoire, une nouvelle section de trombones venait booster
l'ensemble.
De bons moments passés aussi avec l'orchestre de Count Basie, super machine à
swing toujours impulsée par une section rythmique de haut niveau. Basie avait un
certain mérite alors à maintenir en activité, tout au long de l'année, une grande
formation, difficile à entretenir financièrement. De bons ténors : Eddie Davis, puis
Frank Wess et Frank Foster, Joe Newman à la trompette, parvenaient à faire oublier
les anciens d'avant la guerre. Ces concerts n'avaient qu'un grave défaut, ils étaient
bien trop courts. Lorsque l'on entendait l'orchestre entamer le One O'Clock Jump,
l'indicatif de fin, la signature, on trouvait que le temps avait passé trop vite.
One O'Clock Jump / Count Basie (1943)
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L'orchestre de Lionel Hampton vint plusieurs fois à Paris et, à chaque fois, c'était un
spectacle un peu tout fou qui se terminait généralement par une déambulation de
tout l'orchestre à travers la salle ! Quel dynamisme, Hampton, dont il faisait preuve
aussi bien avec son vibraphone que derrière la batterie. Je pense que la première
fois, c'était en 1953 à Chaillot avec une sacrée section de trompettes : Clifford
Brown, Quincy Jones, Art Farmer. A ce propos, s'il est une formation que je regrette
de ne pas avoir vue, c'est celle de Clifford Brown avec Max Roach. Mais la carrière
de Clifford fut bien trop brève puisqu'il mourut en 1956, à 25 ans ! Sans doute seraitil devenu un très grand dans l'histoire du jazz.
Flying Home / Lionel Hampton (1957)
Parmi les concerts les plus réjouissants de ces années-là et des suivantes, il y avait
ceux de la tournée du Jazz at the Philharmonic (le JATP), la troupe de musiciens de
haut vol managée de main de maître par Norman Granz. En les présentant au public,
celui-ci savait les mettre en valeur comme personne. Et il savait aussi, connaissant la
fatigue engendrée par une longue tournée, les protéger en abrégeant les concerts de
façon parfois un peu brutale, malgré les protestations du public. Mais je ne vais pas
énumérer ici tous les musiciens – et Ella Fitzgerald – que j'ai pu écouter au cours de
ces joyeuses et sympathiques jam-sessions, ils sont trop nombreux…
JATP et le blues :
Blues For Greasy / Jazz at the Philharmonic (1950)
C Jam Blues / Jazz at the Philharmonic (1956)
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Duke's Place
Jazz à Juan
Les années soixante furent marquées pour moi par un partage de ma vie entre Paris
et Juan-les-Pins. J'ai donc pu assister à la plupart des concerts organisés chaque
année en juillet dans le cadre de la fameuse pinède, en plein air au bord de la mer.
Là aussi, c'était l'occasion d'écouter et d'admirer toutes les grandes vedettes du jazz.
Un rendez-vous à ne pas manquer. Les amateurs étaient d'ailleurs particulièrement
gâtés puisqu'à quelques pas de là se déroulait un intéressant festival à Nice, sur la
colline de Cimiez, où l'on jouait sur trois scènes simultanément (arènes, Matisse et
jardins), de quoi ne plus savoir où donner de l'oreille…
Revenons à notre pinède. La plupart des grands noms du jazz ont été programmés à
Juan au cours de ces années-là. On pouvait assister librement, dans l'après-midi, à
la "balance", sorte de répétition permettant de mettre au point la sono. L'orchestre de
Duke Ellington s'est produit à Juan plusieurs fois. Je me souviens notamment des
concerts avec Ella Fitzgerald qui n'a jamais été meilleure que mise en valeur par
l'accompagnement d'une grande formation, et là, malgré le grillon intempestif qui lui
fit concurrence un soir et l'amena à improviser son fameux Cricket Song !
Je ne sais pas, au fond, si l'orchestre de Count Basie ne correspondait pas un peu
mieux à son tempérament que celui d'Ellington. Ceci dit, aussi bien les concerts que
les enregistrements avec les deux se sont avérés de véritables réussites.
Ella and the Duke :
Duke's Place (C Jam Blues) / Ella Fitzgerald & Duke Ellington (1966)
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Kind of Blue – So What
Pour Miles Davis
Après Duke Ellington, Miles Davis est sans doute le musicien de jazz que j'ai le plus
apprécié. Sans être un révolutionnaire comme le fut Charlie Parker et plus tard John
Coltrane, Miles, tout au long de sa carrière, a créé un univers musical n'appartenant
qu'à lui. J'ai déjà évoqué à ce propos les séances "Birth of the Cool" de 1949, où ses
qualités de leader – celui qui ouvre un chemin et vous conduit – se sont affirmées
avec détermination. En 1954, ses enregistrements avec Thelonious Monk ont
confirmé cette autorité. On cite toujours cet enregistrement historique du thème de
Gershwin, The Man I Love, où, devant un silence un peu trop prolongé de Monk,
Miles a en quelque sorte sauvé les meubles par son intervention.
Mais je pense que c'est à partir de la constitution de son premier quintet régulier,
avec John Coltrane, et de l'enregistrement de l'album Kind of Blue que Miles Davis
est devenu progressivement une star en France. J'ai eu la chance de pouvoir
assister à chacun des concerts donnés par Miles à Paris ou à Juan, et d'admirer
cette musique alors très originale. Le comportement sur scène de Miles Davis,
toujours impeccable dans sa veste de velours, était d'ailleurs en lui-même assez
surprenant : il tournait en effet carrément le dos au public et à ses musiciens pendant
que jouaient ses compagnons, et notamment pendant les longues interventions de
Coltrane.
J'étais pour ma part assez fasciné, non seulement par le climat musical créé par
Miles Davis mais aussi par la nouveauté apportée par John Coltrane, au ténor et au
soprano. La suite allait prouver, lorsque Coltrane a quitté Miles dans des conditions
un peu difficiles et a constitué son propre quartet, avec McCoy Tyner, Elvin Jones et
Jimmy Garrison, qu'une nouvelle page allait s'ouvrir dans l'histoire du jazz. La
musique de Coltrane, cette liberté et ce déluge de notes, n'était pas toujours
comprise par les amateurs parisiens et j'ai le souvenir d'un concert à l'Olympia
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passablement chahuté. Il faut dire que le public des concerts de jazz n'était guère
tolérant, même à l'égard des plus grands. Monk lui-même, à Pleyel, a été très
contesté. Il avait certes sans doute bu avant le concert deux ou trois whiskies de
trop, mais sa musique était tout de même passionnante.
Pour en revenir à Miles Davis, j'ai naturellement été tout aussi assidu aux prestations
de son nouveau quintet avec Wayne Shorter, le bassiste Ron Carter et un très jeune
batteur de 17 ans, Tony Williams. Wayne Shorter était apparemment le ténor qui
convenait le mieux à Miles, à qui il allait rester fidèle pendant une longue période.
Quelle entente parfaite avec le jeu très dynamique de Tony Williams. Lorsque Chick
Corea a remplacé Herbie Hancock, on est passé au piano électrique et c'était là
l'annonce d'un nouveau changement.
En 1970, je m'étais rendu à San Francisco, la plus européenne des villes
américaines, pour un congrès et pour une étude des méthodes en vigueur dans les
banques de la place. J'ai découvert par hasard en feuilletant la presse locale que
Miles Davis se produisait alors dans un club, le "Both And". Un soir où nous avions
fait un bon dîner dans le petit port de Sausalito, le Saint-Tropez californien, je
décidais quelques-uns de mes confrères banquiers à m'accompagner. J'ai alors
réussi à convaincre un chauffeur de taxi un peu réticent de nous conduire dans cette
lointaine banlieue.
Imaginez alors un peu ces six ou sept messieurs débarquant en costume cravate
dans ce club extrêmement populaire. C'était un loft, genre New Morning, occupé par
un très nombreux public, cent cinquante à deux cents personnes, toutes noires de
peau. On a fait rapidement passer notre petit groupe devant la scène où jouaient les
musiciens, ce qui n'a pas trop plu à Miles, et l'on nous a installés à la mezzanine. De
là, nous avons pu écouter sa nouvelle musique, celle de Bitches Brew. Intéressant,
mais on avait besoin de s'habituer.
A l'occasion de ce séjour à San Francisco, je suis allé un soir au Jazz Workshop, en
plein centre-ville, assister à un set de la formation dirigée par Charles Mingus.
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Terriblement sympathique, mais c'était déjà un peu la fin pour cet autre grand
créateur…
So What – Miles et les siens :
The Sound of Miles Davis / Miles Davis (1959)
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Rockin' in Rhythm
Sous le regard d'Auguste
Juillet 1970 : les Chorégies d'Orange. Tout le monde connaît sans doute le théâtre
antique et son fameux mur dominé par l'empereur Auguste. C'est, je pense, le plus
beau monument romain de la Provence. Mais tout le monde n'a pas eu la chance d'y
assister à ces deux soirées exceptionnelles que furent les concerts donnés en ce
mois de juillet par l'orchestre de Duke Ellington. Quel souvenir, ce vigoureux Rockin'
in Rhythm en ouverture du premier ! C'était la première représentation en public de la
New Orleans Suite que l'orchestre venait d'enregistrer au printemps. Johnny Hodges
était encore là à ce moment. Il a disparu malheureusement très peu de temps après.
Ellington avait dit alors : "It is a great loss, our band will never sound the same". Mais
l'orchestre était encore formidable et Paul Gonsalves s'employa avec bonheur à faire
oublier l'absent.
Le problème, à Orange, c'est le mistral. Et ce soir-là, il était particulièrement violent,
si bien que Duke Ellington était souvent obligé d'aller ramasser les partitions de ses
musiciens, emportées par le vent. Cela ne gâtait nullement le plaisir des 8.000
spectateurs présents qui eurent droit, à minuit et après que l'orchestre se fut retiré, à
un supplément imprévu : Ellington, son bassiste et son drummer, plus Wild Bill Davis
et son orgue. Quel bonus ! Nous étions tous encore là à deux heures du matin.
Le second concert, le dimanche, était annoncé comme "de musique sacrée" mais il
démarrait de la même façon que celui de la veille. J'ai malheureusement été obligé
de partir à l'entracte pour attraper à Avignon le train de nuit qui me ramenait à Paris.
C'était la dernière fois que j'entendais ce fabuleux orchestre. Le Duke nous a quittés
en mai 1974…
Duke Ellington "et son fameux orchestre" :
Rockin' In Rhythm / Duke Ellington & his Famous Orchestra (1958)
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Autumn Leaves
Jazz in Marciac
Ah, le Gers, pays de cocagne où l'on vit centenaire grâce à son foie gras et à son
armagnac ! Il se trouve qu'à la fin des années quatre-vingt, un de mes neveux était
sous-préfet dans cette charmante petite ville de Mirande, alors célèbre par son
équipe féminine de basket. Ce n'est pas le désir d'assister avec lui à un match de
ces demoiselles qui m'a amené à répondre à son invitation de passer quelques jours
dans cette sous-préfecture. Je m'étais rendu compte depuis quelque temps qu'il se
passait chaque année au mois d'août des choses très intéressantes dans un cheflieu de canton voisin, Marciac. Un jeune professeur d'anglais, devenu principal du
collège, puis par la suite maire et vice-président du Conseil régional, Jean-Louis
Guilhaumon, avait réussi grâce à l'aide de Guy Laffitte et de Bill Coleman, installés
dans le coin, à y monter progressivement un festival où venaient, pendant une
semaine, se produire des musiciens de jazz réputés.
Marciac, petite bourgade d'un bon millier d'habitants, est devenue aujourd'hui, la
première quinzaine d'août, la capitale européenne du jazz. Il faut absolument aller à
Marciac pour voir comment une équipe enthousiaste, appuyée par de très nombreux
bénévoles, à réussi à attirer chaque année dans cette bastide gasconne des dizaines
de milliers d'amateurs de jazz. Le festival consiste principalement en une suite de
grands concerts se déroulant en soirée sous un immense chapiteau (6.000 places)
installé sur le terrain de rugby. Et toute la journée se produisent sur la place du
village bordée d'arcades, des petites formations de grande qualité. Sans oublier les
concerts de jazz "traditionnel" qui ont lieu dans les arènes !
Une organisation magistrale de la part de cette équipe qui a su faire évoluer au fil
des années la programmation du festival. Et qui a su développer des produits
dérivés, comme on dit. Il existe maintenant une classe de jazz au collège, un musée
faisant découvrir l'histoire du jazz, musée qui a été inauguré par Wynton Marsalis,
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devenu un habitué de Marciac. En outre, depuis peu une nouvelle salle de concert,
l'Astrada, abrite régulièrement au cours de l'année concerts de jazz et manifestations
culturelles de haut niveau. Quel bel exemple de dynamisme du monde rural.
Ayant été présenté par mon neveu à Jean-Louis Guilhaumon, nous avons
rapidement sympathisé. J'ai pu l'aider un peu à mieux faire connaître "Jazz in
Marciac" et je suis devenu un habitué privilégié et fidèle de cette rencontre annuelle.
Je n'ai pas dû en manquer beaucoup depuis 25 ans. Je ne vais pas ici énumérer
tous les musiciens que j'ai pu entendre à Marciac. Je retiendrai seulement deux
moments qui m'ont particulièrement ému.
Oscar Peterson, ce géant du piano, s'est produit une première fois à Marciac en
1990. Bien que les années commençaient à peser un peu plus lourd, c'était toujours
un virtuose extraordinaire, d'une imagination débordante vous entraînant vers les
sommets du swing. Quelques années plus tard, Oscar Peterson était à nouveau à
l'affiche mais ce n'était plus le même homme. Il avait subi une attaque, il se déplaçait
avec peine et sa main gauche était pratiquement paralysée. Sa main droite
fonctionnait malgré tout encore parfaitement et le bassiste, NHOP, se tenait tout près
de lui, sur sa gauche. Le concert fut tout à fait satisfaisant. Mais quelle émotion !
Une autre très forte émotion fut pour moi la prestation de Stan Getz, toujours en
1990. Il était amaigri et bien fatigué par ce cancer qui devait l'emporter au printemps
suivant. Mais Stan Getz, accompagné par Kenny Baron, n'a jamais mieux joué, à
mon avis, que dans ses dernières années. Ce concert de Marciac était de la même
veine que les enregistrements live effectués à la même époque au Danemark. J'aime
toujours énormément écouter le "son" de Stan Getz. Je l'avais souvent déjà entendu
à Paris au Blue Note, à Nice et à Juan-les-Pins. Mais c'est évidemment cette
dernière prestation qui restera dans mon souvenir.
Pour un moment avec Stan Getz et les feuilles mortes :
Autumn Leaves / Stan Getz (1952)
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Things Ain't What They Used to Be
Duke Ellington le plus grand
Eh oui, les choses ne sont plus ce qu'elles étaient ! Ils ne sont plus là, ils ont presque
tous définitivement rangé leurs instruments, ces musiciens que j'ai pu écouter en
direct. Il nous reste les disques et les DVD,… et YouTube… Si je devais partir dans
une île déserte – ce qui n'est pas prévu pour l'instant ! –, j'emmènerais avec moi
Duke Ellington. Pas tous ses disques, car j'en ai plusieurs mètres, mais ceux de
l'année 1940.
Sans doute aussi l'enregistrement live – bien qu'imparfait techniquement – de la
"performance" de l'orchestre au ball-room de Fargo (North Dakota), le 7 novembre
1940. Il jouait ce soir-là pour la danse et chaque morceau pouvait durer bien au-delà
des fatidiques trois minutes imposées par les disques 78 tours de l'époque. Les
vedettes de l'orchestre, Ben Webster, Johnny Hodges, Harry Carney, Laurence
Brown, Rex Stewart... pouvaient ainsi donner libre cours à leur inspiration. J'ai
entendu par la suite un entretien radio de Duke Ellington avec Willis Conover (Voice
of America) qui montrait bien en quelle estime le chef tenait ses musiciens.
Une des raisons pour lesquelles je place personnellement Duke Ellington tout en
haut de l'échelle, est la façon dont il savait écrire ses compositions afin de mettre en
valeur ses prestigieux solistes. Les subtils arrangements de son compère Billy
Strayhorn y contribuaient largement aussi. Merci à Claude Carrière de nous avoir
aidés, au cours de ses émissions de radio, à devenir nombreux des fanatiques de
cette merveilleuse phalange. Et merci aujourd'hui aux animateurs de la Maison du
Duke, et à Laurent Mignard (Duke Orchestra), pour perpétuer si intelligemment son
souvenir.
Mais je ne voudrais pas terminer cette évocation de ce merveilleux orchestre sans
rendre un hommage tout particulier à celui que je considère comme le plus grand de
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ses solistes, le saxophoniste alto Johnny Hodges, celui que l'on surnommait, je ne
sais plus très bien pourquoi, "the rabbit". Je ne suis sans doute pas le seul à en faire
mon chouchou, car chacun peut être séduit pas sa sonorité à la fois ferme et
voluptueuse et par cette approche si indéfinissable de ce qu'on appelle le swing.
Rarement, à mon avis, l'orchestre de Duke Ellington n'a constitué un écrin aussi
adapté à un tel talent.
Pour Duke Ellington avec Johnny Hodges :
Things Ain't What They Used to Be / Duke Ellington & his Orchestra (1962)
Voilà, ainsi s'achèvent ces souvenirs en forme de récit illustré. Souvenirs à travers
lesquels j'ai essayé de transmettre et de partager toutes les joies que m'ont
apportées les fantastiques créateurs de cette musique. Musique de l'instant où
l'improvisation joue un si grand rôle, musique de la joie aussi. C'est cette joie que
donne le jazz, celui de ces musiciens disparus, qui amènera toujours les générations
à venir à l'apprécier autant que moi.
Et s'il en est un qui savait encore mieux que d'autres communiquer sa joie de jouer,
c'est bien celui que je n'ai pas connu – il est mort en 1943 – le pianiste Thomas
"Fats" Waller. Je vous propose pour finir de regarder avec moi un extrait du film
Stormy Weather où Fats crève littéralement l'écran :
Ain't Misbehavin' (Stormy Weather) / Fats Waller (1943)
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