La politique d`art public à Johannesburg
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La politique d`art public à Johannesburg
Pauline Guinard Sous la direction de Philippe Gervais-Lambony et Marianne Morange Master 2 Recherche, Dynamiques Urbaines Comparées, option Villes du Sud La politique d’art public à Johannesburg : Quand l’art (dé)fait la ville ? Université Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense Année universitaire 2008-2009 Remerciements Merci à Philippe Gervais-Lambony et Marianne Morange, mes directeurs de mémoire, pour m’avoir encadrée, soutenue, relue et stimulée par leurs idées et leurs conseils. Merci à toute l’équipe IFAS (Institut français d’Afrique du Sud) pour m’avoir accueillie, financée et m’avoir fait découvrir la ville sous de nombreuses facettes. Une pensée spéciale à Sophie pour sa disponibilité malgré sa charge de travail ; à Christian pour avoir été mon grand frère ; à Nkoko pour nos fous rires. Merci à la famille Mabin, Alan, Cynthia, William et Linda pour m’avoir hébergée, conduite à de nombreuses reprises aux quatre coins de la ville, fait connaître le tout Johannesburg et fourni les clefs de Wits comme du Cap. Merci à Mag qui a toujours su faire ressortir le meilleur de moi-même. Merci à Kadu pour nos journées bibliothèques sans fin. Merci aux Més pour leur visite et leur amour. Merci à Marc pour sa patience et son soutien sans faille. Mon amour ? Mon cœur ! -1- Sommaire SOMMAIRE ............................................................................................................................................ 1 LISTE DES SIGLES UTILISES ............................................................................................................ 3 INTRODUCTION .................................................................................................................................. 4 I.LA POLITIQUE D’ART PUBLIC : UN OUTIL DE REDEFINITION POUR UNE VILLE EN QUETE D’ELLE-MEME ? ................................................................................................................................ 20 1) 2) Naissance de la politique d’art public à Johannesburg : le fruit d’une occasion et d’un projet .. 21 a) Un événement déclencheur : le sommet de New-York… .......................................................... 21 b) …qui rencontre un projet de ville ............................................................................................... 22 Faire l’unité de la ville après cinquante ans de divisions et de ségrégations ......................... 22 Construire une nouvelle image de ville : ‘‘A World Class African City’’ .................................. 25 Quel modèle pour quelle politique ? ......................................................................................... 27 Le contre-modèle : l’art public de l’apartheid ............................................................................ 27 Un modèle international plaqué ? .............................................................................................. 30 Le modèle de Tampa : un hasard ? ......................................................................................... 30 La question de la transposition et de l’adaptation de ce modèle au contexte local .............. 31 c) Les objectifs de la politique d’art public par rapport au projet de ville ...................................... 34 a) b) 3) Les modalités de mise en œuvre de la politique : texte et pratique........................................... 36 Le dispositif institutionnel… ........................................................................................................ 36 Le mode de financement, un nécessaire compromis : « un certain pourcentage » .............. 38 Les acteurs et les processus décisionnels prévus par le texte ................................................ 39 b) A l’épreuve des faits : procédures et acteurs effectifs ............................................................... 40 c) Une ou des politiques ? .............................................................................................................. 43 Les motivations des différents acteurs identifiés : des visions divergentes de l’art public ? . 44 Les rapports de force entre acteurs ....................................................................................... 53 a) II.LA POLITIQUE D’ART PUBLIC A L’EPREUVE DE LA VILLE ............................................. 58 1) La politique d’art public en actes : les œuvres d’art public dans la ville ..................................... 58 Quel art public produit par la Ville? ............................................................................................ 59 Les choix de la municipalité : des objets d’art public « traditionnels » à défaut de performances ? ............................................................................................................................................ 59 Les autres formes d’art public contemporaines : points communs et différences avec l’art public municipal ........................................................................................................................................... 60 b) Où sont les œuvres d’art public réalisées par la Ville ? .............................................................. 63 La place privilégiée du centre-ville : le centre-ville, une métonymie de la ville ? .................. 63 Inégalité de répartition des œuvres d’art public dans le centre-ville..................................... 71 a) 2) La réception des œuvres d’art public : de la mésinterprétation à l’indifférence, en passant par le détournement ................................................................................................................................................ 78 a) L’Eland : une icône mal comprise ?............................................................................................. 80 1 Projet et processus décisionnel : le choix d’une œuvre d’art public iconique ....................... 80 Des pratiques spatiales inchangées par la présence de l’Eland ? ........................................... 87 Les représentations associées à la statue : quel éland ? ........................................................ 90 b) La statue de Carl von Brandis : l’œuvre détournée .................................................................... 95 Les pratiques : exemple d’un détournement d’usage d’une œuvre d’art public ................... 99 Performance publique au secours de l’art public : du détournement d’usage au détournement de sens d’une œuvre d’art public ...................................................................................... 102 c) Les murals : de l’art public sans public ? ................................................................................... 105 Un projet participatif sans participants : quel impact sur la réception du message ? ......... 109 - III.L’ART PUBLIC PEUT-IL FAIRE VILLE ? ..............................................................................116 1) Une ville inclusive ? ................................................................................................................. 116 a) L’art public, révélateur d’un défaut d’urbanité ........................................................................ 117 Un déficit d’« interactions sociales » dans l’espace public : le refus du projet de J. Wafer . 117 Un manque de dialogue : le besoin de médiateurs .............................................................. 118 La sécurisation des œuvres, indice de la faiblesse de la notion de bien commun ? ............ 119 b) L’accès à l’espace public : une exclusion déplacée par l’art public mais non abolie ................ 121 c) Une inclusion symbolique illusoire ?......................................................................................... 122 Comment ? Proximité ou rupture par rapport à l’art public de l’apartheid. ........................ 128 2) Politique d'art public et identité urbaine : l'art public catalyseur d'identité ? ......................... 130 a) Une image de ville créatrice d’identité… et inversement ? ...................................................... 131 L’image peut-elle créer de l’identité? Le cas de l’Eland. ...................................................... 131 Identité instrument de l’image ? Positionnement anti-apartheid comme élément promotionnel. ............................................................................................................................................ 133 b) Les limites de l'art comme outil identitaire : vers une fragmentation de l'identité ?............... 133 L’art public, enjeu de réappropriations conflictuelles .......................................................... 134 L’identité de la ville, somme ou synthèse des identités de lieux ? ....................................... 135 c) L'identité en formation peut-elle créer un modèle transposable ailleurs ? ............................. 136 La diffusion du modèle en Afrique du Sud ? Au-delà ? ........................................................ 136 3) La politique d'art public, laboratoire de la gouvernance urbaine ? .......................................... 137 a) La territorialisation de la politique d’art public : facteur d’équité territoriale ou injustice spatiale ?....... .................................................................................................................................................. 138 Les modalités de territorialisation de la politique d’art public : une opposition centrepériphérie ?...... .......................................................................................................................................... 138 La territorialisation de la politique d’art public est-elle juste ? ............................................ 145 b) L’affirmation de l’autorité municipale : la construction d’un territoire métropolitain aux dépens des populations locales ? ................................................................................................................................ 147 Des populations locales négligées, oubliées ou niées ? ....................................................... 148 CONCLUSION ...................................................................................................................................151 TABLE DES ILLUSTRATIONS......................................................................................................158 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................................160 ANNEXES...........................................................................................................................................165 2 Liste des sigles utilisés AAW Art At Work ASM Albonico Sack Mzumara BID Business Improvement District BMD Braamfontein Management District BRT Bus Rapid Transport CBD Central Business District CID City Improvement District ICO Inner City Office JDA Johannesburg Development Agency JPP Joubert Park Project KUM Kagiso Urban Management RID Residential Improvement District UDZ Urban Development Zone 3 La forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel. Julien Gracq, La forme d’une ville. Introduction • Genèse d’un sujet Lorsque j’ai commencé à travailler sur Johannesburg, comme je n’étais encore jamais allée dans cette ville, ni plus généralement en Afrique du Sud, j’ai cherché des informations et des images sur Internet, afin de me familiariser avec le terrain. Le site internet de la Ville1 de Johannesburg2 propose ainsi une série de photographies donnant un aperçu de la ville. Etonnamment, sur ces photographies, et plus particulièrement sur celles du centre-ville, il y avait des immeubles, des paysages urbains, des œuvres d’art, mais peu, voire pas de gens. Mon questionnement initial est né de cette surprise : que signifie pour une ville le fait de mettre en avant, dans les représentations proposées, les bâtiments, le mobilier ou l’art urbains au détriment de l’élément humain, c’est-à-dire des habitants, des touristes, des passants, etc. ? Qu’en déduire quant à l’image que la Ville de Johannesburg veut donner d’elle-même et quant à sa manière de construire son identité en vue de dépasser les héritages de l’apartheid ? Sur ces photographies, c’est plus particulièrement la place accordée à l’art qui m’a intriguée, Johannesburg étant loin d’être connue ou reconnue, du moins à l’échelle internationale, pour ses œuvres d’art, mais bien plus pour son taux de criminalité. Je me suis alors intéressée avec attention à ces formes d’art dans la ville, et j’ai découvert sur le site internet de Johannesburg qu’il existait une politique municipale intitulée « Politique d’art public » (Public Art Policy) 3 qui visait justement à favoriser le développement de l’art public, entendu non seulement au sens large comme art exposé 1 J’emploierai, tout au long de mon étude, le terme de Ville avec une majuscule pour me référer à la municipalité de Johannesburg. La Ville renvoie ainsi à la ville en tant qu’acteur urbain. 2 Cf. http://www.joburg.org.za/ 3 Cf. http://www.joburg-archive.co.za/2006/pdfs/public_art_policy.pdf 4 dans l’espace public, mais aussi présenté comme élément de promotion d’une plus grande cohésion sociale, comme instrument permettant le passage d’une ville ségréguée, exclusive, à une ville inclusive. Mais, dès lors, n’y avait-il pas une contradiction évidente entre cet objectif déclaré de la « Politique d’art public » et les photographies proposées par la Ville elle-même, sur lesquelles l’art semble remplacer, voire exclure, les gens ? Puisque cet art se dit « public », à quel public s’adresse-til : à l’usager de la ville ou bien au spectateur anonyme des photographies ? L’« art public » tel qu’il est mis en œuvre ne répond-il qu’à cette définition a minima d’un art figurant dans l’espace public ? Mais qu’en est-il alors de la portée politique ou sociale qu’on lui assigne dans les discours ? Peut-il être réellement un élément de « publicisation » de l’espace ? En quoi et comment l’art public peut-il créer du lien social dans la ville? Il semblait donc y avoir un malentendu originel sur la fonction même de l’art public, utilisé comme simple élément du décor urbain, et non comme élément constitutif de la ville, participant à sa construction et à sa définition. De fait, comme l’a montré H. Lefebvre dans le Droit à la Ville en 1968, « mettre l’art au service de l’urbain, cela ne signifie pas du tout enjoliver l’espace urbain avec des objets d’art »4. Comprendre et concevoir l’art public comme tel risquerait de conduire, toujours selon H. Lefebvre, à une « parodie du possible se dénon[çant] elle-même comme caricaturale »5. C’est ce contresens initial que je propose d’interroger. • Eléments de définition - Art public Il existe plusieurs définitions de l’art public, selon le sens donné au mot « public ». Au sens le plus large, l’art public désigne l’art dans l’espace public (Miles, 1997). Mais, certains auteurs ont jugé cette définition insatisfaisante, voire incorrecte. Ainsi pour Christian Ruby, l’art public se définit « par son rapport à sa source financière (le financement public), et non par le fait qu’il est placé en public » (Ruby, 2001). Mais alors comment qualifier les œuvres d’art exposées dans l’espace public et financées par le privé ? On peut à cet égard penser à la statue de Nelson Mandela installée dans le square de Sandton, au nord de Johannesburg, financée par un donateur privé anonyme. Ne serait-ce pas aussi de l’art public ? De ce fait, pour distinguer cet art public financé par les autorités publiques d’un art public qui a d’autres sources de financement, privées ou mixtes, je préférerai parler d’art 4 H. Lefebvre, 1968, Le droit à la Ville, Paris, Anthropos, p. 139. 5 Ibid. 5 public public, pour insister sur le caractère doublement public de cet art, à la fois figurant dans l’espace public et financé par le public. De manière plus nuancée, J. Sharp, V. Pollock et R. Paddison affirment que l’art public n’est « pas seulement de l’art placé à l’extérieur »6, mais que l’art public est un « art qui a comme but une aspiration à interagir avec son public et à créer des espaces – qu’ils soient matériels, virtuels ou imaginaires – dans lesquels les gens puissent se reconnaître »7 (Sharp, Pollock, Paddison, 2005). Cependant, comme ces auteurs le soulignent eux-mêmes, il s’agit d’une « aspiration » de l’art public à être plus que de l’art dans l’espace public, c’est-à-dire à être de l’art qui interpelle le public, qui transforme l’espace public, pas seulement matériellement mais aussi socialement ou politiquement. Ceci ne signifie donc pas que l’art public soit nécessairement plus que de l’art dans l’espace public, mais qu’il aspire à l’être. Et de fait, c’est bien la capacité de cette « aspiration » à devenir réalité qu’il me faudra interroger. Dès lors, je définirai l’art public au sens le plus large d’art dans l’espace public, afin justement de saisir dans quelle mesure l’art public peut, ou non, être plus que cela. Par ailleurs, je différencierai deux formes d’art public en fonction de leur emprise spatiale et surtout temporelle sur l’espace public, le but étant de me demander si la forme peut influencer la nature de l’art public et les potentialités de celui-ci à agir sur cet espace public. Je distinguerai donc : - l’objet d’art public en tant qu’art conçu pour être installé durablement dans l’espace public. Une statue ou une sculpture, par exemple, appartiennent à cette catégorie. - et la performance d’art public, art éphémère et temporaire, destiné à disparaître et donc ne laissant aucune trace matérielle dans l’espace public. Un carnaval, une représentation de théâtre dans la rue ou l’emballage du Pont Neuf à Paris par Christo en 1985, par exemple, peuvent être qualifiés de performances. Cette distinction est également utile parce qu’elle est souvent utilisée aussi bien par les autorités publiques que par les artistes. 6 “[…] is not simply art placed outside […]”, in J. Sharp, V. Pollock et R. Paddison, 2005, “Just Art for a Just City: Public Art and Social Inclusion in Urban Regeneration”, in Urban Studies, vol. 42 (5/6), p. 1003. 7 “[…] art which has as it goal a desire to engage with its audiences and to create spaces – whether material, virtual or imagined - within which people can identify themselves […]”, ibid., p. 1004. 6 - Espace public La notion d’espace public est une notion polysémique. En effet, la définition juridique de l’espace public, en tant que « catégorie d’espaces non détenus par des propriétaires privés » (Ghorra-Gobin, 2001), est vite insatisfaisante si l’on veut rendre compte des processus sociaux, politiques ou culturels qui peuvent se produire dans l’espace public, qui en font partie et qui finalement contribuent à le définir. Ce qui intéresse le géographe, c’est donc non seulement l’espace public dans sa matérialité, comme espace physique urbain, mais aussi dans son immatérialité, c’est-à-dire dans les représentations et les symboles qu’il engendre et qui lui sont associés (Berdoulay, 2001 ; GhorraGobin, 2001). De manière quelque peu schématique, mais utile à la compréhension du concept, on pourrait ainsi distinguer trois dimensions de l’espace public : - l’espace public comme espace physique et comme catégorie juridique qui s’oppose à l’espace privé. C’est la définition couramment utilisée par les pouvoirs publics. - l’espace public comme espace social, c’est-à-dire comme espace de rencontres mais aussi de conflits potentiels entre des individus divers qui ne se connaissent pas. C’est l’espace des pratiques et des codes sociaux permettant la vie en société. - enfin, l’espace public comme espace politique, renvoyant à la définition de J. Habermas8 de l’espace public en tant qu’espace de débat sur le modèle de l’agora grecque. Ces dimensions de l’espace public ne s’excluent pas nécessairement l’une l’autre, la question étant justement de savoir, suivant les contextes, comment ces différentes acceptions s’articulent ou non. S’intéresser à l’art public comme art dans l’espace public implique alors de se demander comment l’art public peut interagir avec ces différentes dimensions de l’espace public, voire les transformer. • Eléments bibliographiques S’intéresser à la politique d’art public à Johannesburg suppose de recouper trois corpus bibliographiques concernant : l’espace public, puisque l’art public est de l’art dans l’espace public ; la ville post-apartheid, pour laquelle Johannesburg fait fréquemment figure d’archétype ; et l’art public en ville et dans les politiques publiques, corpus sur lequel je m’attarderai plus spécifiquement ici parce qu’il est central dans mon étude. 8 J. Habermas, 1963, L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot. 7 - Sur l’espace public Comme l’a montré C. Ghorra-Gobin, la mondialisation et la métropolisation affectant les grandes villes du monde ont transformé les espaces publics en espaces de mobilité, de services, soumis à un processus de privatisation (Ghorra-Gobin, 2001), mais aussi de sécurisation croissant qui conduit à faire de ces espaces des espaces d’exclusion plus que de rencontre (Low et alii, 2005), à tel point que certains auteurs se sont même interrogés sur la validité du concept dans les sociétés contemporaines (Tomas, 2001). L’idée générale est donc celle d’une perte de sens, d’une crise des espaces publics. Mais, cette crise est à relativiser (Capron, Haschar-Noé, 2007), parce que l’espace public est en construction constante, et s’il connaît des « régressions », il peut aussi être l’objet de réinventions parce que l’espace public est aussi un « produit culturel » constitué par l’imaginaire et les représentations de ses usagers (Berdoulay, et alii, 2001). Dès lors, il s’agira de comprendre si l’art public est un moyen supplémentaire de contrôler l’espace public ou si, au contraire, il peut être un moyen de recréer de l’espace public aussi bien au sens matériel, que social, symbolique ou politique. - Sur la ville post-apartheid Depuis la fin de l’apartheid, les publications portant sur la question de la « transition démocratique » en Afrique du Sud, et plus particulièrement dans les villes, se sont multipliées, célébrant souvent le « miracle » sud-africain. Mais, comme l’ont montré de nombreux auteurs (Guillaume, et alii, 2004 ; Bénit, 2001 ; Guillaume, 2001 ; Gervais-Lambony, 1999), cette vision est à nuancer, car la transition à l’œuvre, si transition il y a, est faite aussi bien de ruptures que de continuités. Penser la ville post-apartheid suppose donc de penser les changements, les recompositions, les inerties de la ville en rupture et en lien avec l’apartheid (Murray, et alii, 2007) en vue de comprendre en quoi la ville post-apartheid est une réinvention, comme l’analyse notamment L. Bremner à propos du centre-ville de Johannesburg (Bremner, 2000). En ce sens, pour sortir des stéréotypes associés à la ville africaine et plus particulièrement à Johannesburg, A. Mbembe et S. Nutall plaident pour une approche renouvelée de Johannesburg, qui 8 ne prendrait pas seulement en compte son aspect économique mais également son aspect culturel, en vue de mieux saisir en quoi Johannesburg est une métropole en constante évolution (Mbembe, Nutall, 2004). L’idée est alors de comprendre quel rôle l’art public peut jouer dans cette réinvention, cette reconstruction continuelle de la Ville de Johannesburg. De fait, comme l’a montré Z. Minty à propos du Cap (Zinty, 2006), l’art public dans un contexte post-apartheid peut être un élément de transformation des espaces publics, et donc de la ville, en tant qu’instrument de réparation symbolique des discriminations et des injustices de l’apartheid. L’art public, parce qu’il permet de représenter dans l’espace public des populations et des histoires jusque-là marginalisées, serait ainsi un moyen de recréer du lien, du dialogue entre les populations en vue de dépasser les divisions passées. La question est alors de comprendre en quoi ceci est valable ou non à Johannesburg, et selon quelles modalités. - Sur l’art public L’art public n’est pas une forme nouvelle d’art. Si l’on pense à la Grèce antique, des statues étaient déjà érigées dans l’espace public, généralement à la gloire des dieux du Panthéon, pour les remercier de leurs bienfaits ou s’attirer leur protection. Par ailleurs, l’art public a également très précocement été utilisé par les autorités publiques à des fins politiques, patriotiques, voire idéologiques. On peut à cet égard penser aux statues des empereurs de la Rome Antique placées dans les lieux de rassemblement public afin de célébrer le culte impérial ; aux statues et mémoriaux produits sous la Troisième République en France et installés sur les places publiques afin de créer un sentiment d’appartenance à la République et à la Nation (Nora, 1984-1992); ou encore aux affiches diffusées pendant la Deuxième Guerre Mondiale par les différents Etats belligérants à des fins de propagande. L’art public n’est donc pas un instrument récent des politiques publiques. Pour autant, dans les années 1980, il s’est produit un véritable changement concernant la fonction attribuée à l’art public par les autorités publiques, changement qui s’est traduit par l’adoption par certaines municipalités urbaines de politiques publiques entièrement consacrées à l’art public. De fait, ce type de politiques d’art public municipales est apparu dans les années 1980, principalement dans les villes du Nord, au nom d’une certaine idée de l’art public comme élément de réponse au constat, ou du moins à la perception, d’une perte de cohésion socio-spatiale dans les villes. Cette idée que l’art public peut être un élément de réponse à une crise urbaine s’inscrit dans un cadre plus vaste, consistant à attribuer à la culture en général un rôle économique nouveau, 9 permettant le passage d’une économie urbaine industrielle fordiste à une « économie symbolique » selon l’expression de Sharon Zukin dans The Cultures of Cities (1995), c’est-à-dire une économie qui a pour moteur principal la culture, et non plus l’industrie. Dans ce contexte, se met en place un discours convenu sur le rôle positif de l’art dans la ville en tant que créateur de lien social, instrument de lutte contre l’exclusion et les inégalités spatiales, pour justifier l’adoption d’une politique d’art public en ville (Sharp, Pollock, Paddison, 2004 ; Hall, Robertson, 2001). Or, cette fonction attribuée à l’art public ne va pas de soi. La confrontation de différentes études portant sur ces politiques d’art public montre bien qu’il n’y a pas de réponse simple et univoque concernant les conséquences de l’art public en ville, et ce d’autant plus qu’il n’existe pas de réel outil méthodologique pour en mesurer les effets (Hall, Robertson, 2001). Ainsi, Malcom Miles dans Art, Space and the City: public art and urban futures (1997), ouvrage fondateur sur la question, montre à partir de plusieurs études de cas (Londres, Cardiff, Birmingham ou encore New-York), que l’art public n’est pas en soi un facteur d’inclusion ou d’exclusion socio-spatiale, mais qu’au-delà des discours, l’art public peut, dans certains cas, être instrumentalisé par la classe dominante pour asseoir ses propres intérêts. Par exemple, dans le cas du quartier de Battery Park à New-York, l’art a été un élément d’une politique d’ensemble qui, sous prétexte d’embellir le quartier à des fins locales et surtout internationales, a conduit à l’exclusion des plus pauvres au profit des classes moyennes et aisées, du fait de la valorisation foncière induite par la présence même de l’art, c’est-à-dire à un processus de gentrification9. L’art, dans ce cas, est donc bien un outil d’exclusion socio-spatiale. Pour autant, M. Miles envisage aussi dans son étude certaines situations dans lesquelles l’art public n’a pas enclenché de processus d’exclusion spatiale. Ainsi, à Sunderland, ville du Nord-Est de l’Angleterre confrontée à un problème de reconversion depuis le départ de l’industrie navale, l’art a été intégré à un projet de rénovation urbaine en vue de promouvoir des identités locales. Ce cas diffère des autres cas étudiés, à la fois parce que l’artiste en charge du projet était un artiste local qui a travaillé en collaboration avec les populations de la ville en mettant en place des ateliers de consultation et de création, et parce que les œuvres d’art exposées ont été conçues en fonction des sites d’implantation choisis et de l’histoire du lieu. Par exemple, les œuvres ont été réalisées avec du grès récupéré sur les bâtiments industriels abandonnés. A Sunderland, l’art public a donc contribué à créer un sentiment d’appartenance au sein de la population. Selon M. Miles, cela a été possible non seulement du fait de la mise en place de procédures de consultation et de participation locale, mais 9 Le terme de gentrification est un mot anglais, forgé par des géographes anglo-saxons (Ruth Glasse, en 1963) dans les années 1970, pour décrire un phénomène de retour de populations aisées des banlieues (suburbs) vers les centres-villes dans un contexte de revalorisation et de rénovation des centres-villes dégradés. 10 aussi parce que le site du projet n’était pas un centre. De ce fait, ne se posait pas la question de la compatibilité entre des objectifs locaux, en termes de construction d’une identité partagée, et des objectifs internationaux, visant à promouvoir une certaine image de la ville en vue de son insertion dans le jeu de la concurrence mondiale des villes. Parce que la ville n’avait pas de telles prétentions internationales, la priorité était donnée aux objectifs de développement local. Est-ce à dire qu’objectifs locaux et internationaux, dont le rapport semble chez M. Miles implicitement renvoyer terme à terme à celui entre identité et image, seraient toujours contradictoires ? Les centres seraient-ils alors nécessairement des espaces d’exclusion ? En quelle mesure cette analyse s’appliquerait-elle à Johannesburg et à son centre-ville ? John McCarthy, dans un article de 200610, s’interroge également sur cette question de l’adéquation possible, via les politiques d’art public, entre l’image d’une ville, définie comme « la somme des impressions que les gens ont d’une ville »11, et l’identité d’une ville qui renvoie à « l’histoire d’une ville et sa situation, qui lui confèrent une certaine spécificité »12. Pour lui, il s’agit de comprendre si une politique d’art public visant à construire une certaine image de lieu, correspondant à une stratégie de promotion urbaine généralement imposée par les pouvoirs publics, est compatible avec une politique d’art public cherchant à saisir et refléter l’identité d’un lieu à un moment donné (les identités étant des constructions multiples et susceptibles d’évoluer dans le temps), ce qui suppose de prendre en compte les populations locales. Prenant le contre-pied des hypothèses avancées par M. Miles, J. McCarthy montre à partir de l’étude de deux villes, qui font figure de centres au moins à l’échelle régionale, à savoir Manchester au Nord-Ouest de l’Angleterre, et Belfast en Irlande du Nord, que l’image et l’identité du lieu peuvent être conciliées et valorisées par une politique d’art public. Pour lui, la réussite des projets dans ces deux villes réside dans la définition claire des objectifs des politiques d’art public et dans leur intégration dans le cadre de l’ensemble des opérations culturelles de rénovation urbaine ; dans la prise en compte du contexte et des identités locales, notamment du point de vue historique ; et, enfin, dans les mécanismes de mise en place des politiques, valorisant la participation locale. L’auteur en conclut que non seulement la promotion de l’image d’un lieu et de l’identité d’un lieu sont compatibles dans une politique d’art public, mais qu’en plus ces deux logiques peuvent se renforcer l’une l’autre, à partir du moment où l’image du lieu est construite à partir de l’identité du 10 J. McCarthy, 2006, “Regeneration of Cultural Quarters: Public Art for Place Image or Place Identity?”, in Journal of Urban Design, vol. 11, n°2, p. 243-262. 11 “[…] the summation of the impressions that people have of a city […]”, ibid., p.245 12 “[…] a city’s history and circumstances, which imbue it with a degree of distinctiveness […]”,ibid., p.245 11 lieu, l’image construite contribuant en retour à renforcer l’identité du lieu, et avec elle la cohésion spatiale du lieu en question. L’art public, s’il parvient à valoriser conjointement identité et image de lieu, peut donc être un instrument de construction d’une ville cohérente et unie. Ces études de cas confirment donc que l’art public n’est pas en soi un élément positif ou négatif dans et pour la ville, mais que ce sont bien les politiques en elles-mêmes et la manière dont celles-ci sont menées, qui en font ou non un facteur de lutte contre les inégalités, d’inclusion spatiale ou de construction d’une identité de ville. Dès lors, il faudra s’interroger sur la nature de la politique d’art public à Johannesburg et ses modalités d’application afin de comprendre dans quelle mesure les analyses précédentes correspondent au contexte particulier de l’art public dans le centre-ville de Johannesburg. • Formulation d’une problématique Depuis 2006, la Ville de Johannesburg a donc mis en place une politique d’art public. Par cette politique, la Ville entend se réinventer, se redéfinir. De fait, la Ville cherche par le biais de cette politique à (re)construire son identité et son image, au-delà des héritages de l’apartheid. La Ville dit donc quelque chose d’elle-même par la politique d’art public. Pour autant, l’art public une fois produit, une fois installé dans l’espace public, peut échapper à la politique qui l’a créé (Miles, 1997). En effet, l’art public parce qu’il est l’objet de réappropriations et de représentations, parce qu’il suscite des pratiques et des usages, a une existence propre au-delà des objectifs et des fonctions qui lui sont assignés par ses concepteurs. L’art public semble donc capable de s’autonomiser par rapport à la politique d’art public qui l’a créé. Dès lors, ne serait-ce pas l’art public qui, en retour, produit de la ville, et non pas seulement la Ville qui produit de l’art public ? L’art peut-il faire œuvre de ville, comme la Ville fait œuvre d’art ? A partir de là, il faudra donc me demander : - ce que cherche à dire la Ville d’elle-même par l’art public, que ce soit volontairement, effectivement ou inconsciemment. - comment la Ville utilise l’art public pour cela : quelle politique est mise en place ? Quels en sont les dispositifs et les modalités d’application ? Quel type d’art est choisi ? Quels sont les résultats ? 12 - comment l’art public peut ou non produire de la ville en retour ? Ceci suppose de s’interroger sur la capacité de l’art public à transformer les espaces publics dans lesquels il est implanté, à générer des pratiques et des représentations, à créer des lieux et des territoires dans et de la ville. Au final, il s’agit donc de saisir le statut de l’art public dans la ville et dans la production de celleci en vue de déterminer si l’art public est un enjeu pour la Ville, source de conflit potentiel entre différents acteurs et différentes réappropriations ; ou s’il est un outil pour faire autre chose, qui reste à déterminer ; ou une fin en soi, simple élément d’esthétisation de la ville ; ou bien encore un argument d’opportunité utilisé par la Ville pour revendiquer l’espace public, et peut-être même pour le contrôler. Pour répondre à cette question, il s’agira tout au long de mon étude de m’interroger sur la dimension spatiale de l’art public. Cela pose le problème de savoir comment la politique d’art public est spatialisée, territorialisée dans la ville ; comment l’espace public peut être transformé, ou non, par l’installation d’une œuvre d’art public ; et comment l’art public peut, ou non, créer des dynamiques spatiales, comme par exemple des processus d’inclusion ou d’exclusion spatiale. Par ailleurs, je tenterai de saisir dans quelle mesure il peut y avoir une dissociation entre les objectifs qui sous-tendent la production de l’art public, l’œuvre d’art public elle-même et la réception qui en est faite par le public, et en quoi cette dissociation est en elle-même une possibilité pour l’art public de créer de la ville. Enfin, dans le cadre d’une ville post-apartheid, dans laquelle la question de la justice occupe une place particulière, je chercherai à montrer en quoi la politique d’art public peut être une clef de lecture pour comprendre ce que peuvent être, dans ce contexte, une politique et une ville justes. • Présentation du terrain et justification de l’espace d’étude La quasi-totalité des études portant sur les politiques d’art public s’appuie sur des cas choisis dans les villes du Nord13, essentiellement parce que très peu de villes du Sud sont dotées de telles politiques. Ainsi, travailler sur une ville du Sud comme Johannesburg exige de s’interroger sur les modalités de transposition des modèles d’art public urbains du Nord vers le Sud, et sur les adaptations ou distorsions induites par ce transfert. 13 Je reprends ici, pour faciliter la compréhension, la distinction communément utilisée en géographie, même si discutée, qui oppose villes du Nord et villes du Sud, selon leur degré de développement. Je montrerai par la suite que cette distinction est loin d’être évidente, notamment dans le cas de Johannesburg. 13 A cet égard, E. Vivant (2007)14 a posé la question de la possible transposition, dans les villes du Sud, des modèles de politiques publiques du Nord utilisant la culture comme élément de rénovation urbaine. Elle a ainsi montré à partir de la rénovation du quartier de Newtown à Johannesburg, ex-quartier industriel transformé en quartier culturel, comment la politique culturelle, en devenant un élément décisif des politiques urbaines, pouvait changer de nature et de cible, négligeant les pratiques et les attentes locales au profit de la promotion internationale de la ville. On retrouve donc ici la question de la conciliation possible entre enjeux locaux et internationaux posée par M. Miles. A Newtown, en effet, le manque de prise en compte du contexte local ainsi que le manque de moyens mis au service du projet culturel ont conduit à faire de la culture un simple élément d’esthétisation de l’espace public urbain. Cette constatation est-elle valable pour l’ensemble du centre-ville de Johannesburg en ce qui concerne l’application des politiques d’art public ? Selon quelles modalités s’est faite la transposition des politiques d’art public à Johannesburg ? Quels ont été les modèles ? Quelle place a été accordée à la prise en compte du contexte local ? De fait, le contexte local est primordial dans toute étude géographique et particulièrement dans le cas de Johannesburg, non seulement parce que Johannesburg est une ville du Sud, mais aussi parce que c’est une ville sud-africaine, c’est-à-dire une ville marquée par presque cinquante ans d’apartheid (1948-1991). Ainsi, pour de nombreux géographes15, Johannesburg a été pendant longtemps la figure archétypale de la ville ségréguée, voire fragmentée. De fait, dès 1923, le Natives Urban Areas Act assigne aux Noirs des espaces de résidence spécifiques en ville. Cette première mesure de séparation raciale particulière aux villes sera renforcée et généralisée en 1950 avec le Group Area Act voté par le gouvernement d’apartheid en place depuis 1948, loi qui définit quatre groupes raciaux différents (Blanc, Noir, Coloured, Indien) et leur assigne des espaces de résidences séparés. A Johannesburg, cela se traduit concrètement par la création de quartiers racialement ségrégués. La Ville de Johannesburg, correspondant à l’actuel centre-ville de la métropole, était alors un quartier réservé aux Blancs. Les populations autres que blanches n’accédaient à la ville qu’à condition d’avoir un laissez-passer (pass), accordé uniquement à ceux qui pouvaient justifier d’un emploi dans celle-ci. La fin de l’apartheid en 1991 a aboli en droit de telles ségrégations. Mais, comme l’a montré Philippe Guillaume dans sa thèse en 200116, cela ne s’est pas traduit par la fin des ségrégations de fait, même s’il s’est produit des réorganisations spatiales majeures qui ont pu faire 14 E. Vivant, 2007, « L’instrumentalisation de la culture dans les politiques urbaines : un modèle transposable ? », in Espaces et sociétés, vol. 4, n°131. 15 Voir la définition d’« urbain » dans J. Lévy, M. Lussault, 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin. 16 P. Guillaume, 2001, Johannesburg : Géographies de l’exclusion, Karthala. 14 croire un temps à une possible déségrégation, notamment dans le centre-ville. En effet, le centreville est passé en une dizaine d’années du statut de quartier blanc de droit à un quartier noir de fait. Plus de dix ans après la fin officielle de l’apartheid, Johannesburg reste donc organisée par des logiques d’exclusion et d’entre-soi qui, au lieu de s’atténuer au fil du temps, ont plutôt tendance à se renforcer dans un contexte de peur et de fort taux de criminalité. Et cela se traduit dans l’espace public. En effet, comme l’ont démontré M. HoussayHolzschuch17 à partir de l’exemple du Cap (Houssay-Holzschuch, 2004) et T. Dirsuweit à partir de celui de Johannesburg (Dirsuweit, 2008), l’existence même de l’espace public en Afrique du Sud fait question. De fait, le régime d’apartheid, en imposant une ségrégation généralisée des espaces selon la « race », a aussi interdit la constitution d’espaces publics au sens plein du terme, puisque suivant l’espace considéré le public devait être blanc, noir, Coloured ou indien. Dès lors, les rencontres entre individus de « races » différentes, telles que définies et imposées par l’apartheid, étaient limitées, restreignant donc la dimension sociale de l’espace public. La fin de l’apartheid a certes mis fin à cette ségrégation de droit de l’espace public au sens juridique, mais comme je l’ai déjà souligné, une ségrégation de fait persiste. L’art public peut-il dès lors être un moyen de déségréguer de fait l’espace public social, comme le voudrait la municipalité ? L’art public peut-il être un facteur de « publicisation » de cet espace public, en tant qu’il permettrait effectivement un accès de tous les public à cet espace ? L’art public peut-il (re)créer de l’espace public, et avec lui la ville? Par ailleurs, le choix du centre-ville comme espace d’étude privilégié résulte à la fois de choix pratiques et théoriques. En effet, sur le plan pratique, dans le cadre d’un travail de master 2 d’un an dont deux mois et demi sur le terrain, il m’a semblé prudent de restreindre ma recherche à l’étude d’un quartier spécifique, plutôt que de considérer l’agglomération de Johannesburg dans son ensemble, celle-ci étant particulièrement étendue (plus de 1600 km2, soit quelque seize fois la superficie de Paris) et très mal desservie par les transports en commun. A cet égard, le centre-ville est d’ailleurs un des rares quartiers à être aisément accessible en transport en commun à partir de n’importe quel autre quartier de la ville. Enfin, le centre-ville accueille l’Institut français d’Afrique du Sud (IFAS) et l’université du Witwatersrand, deux lieux pouvant servir de base à l’enquête de terrain. En outre, sur le plan théorique, le centre-ville est intéressant pour plusieurs raisons. D’une part, l’échec de la déségrégation du centre-ville depuis la fin de l’apartheid pose la question de la possibilité même d’en faire un espace inclusif, alors que l’art public prétend pouvoir enclencher une telle dynamique. D’autre part, le centre-ville est la cible privilégiée de la politique d’art public de la Ville de Johannesburg, depuis sa mise en place en 2006. Cette place prioritaire accordée au centre 15 n’est sans doute pas un hasard, et peut être en ce sens une invitation à réfléchir, avec M. Miles et J. McCarthy, à l’articulation possible entre objectifs locaux et internationaux d’une part, et entre image et identité d’autre part, dans un espace central tel que le centre-ville de Johannesburg. • Méthodologie Mon étude portant essentiellement sur une analyse des discours, des pratiques et des représentations, selon une approche relevant à la fois de la géographie urbaine et culturelle, j’ai privilégié les techniques d’enquête qualitatives, que ce soit l’observation, l’entretien ou le questionnaire, plus à même de répondre à mon questionnement. Pour autant, je n’ai pas négligé les méthodes quantitatives, comme la cartographie ou le traitement statistique des données, pour traiter les informations recueillies. Ainsi en vue de saisir le pourquoi de la mise en place d’une politique d’art public à Johannesburg et de me livrer à une analyse des discours associés à cette politique, j’ai effectué une série d’entretiens, quatorze au total, de type semi-directif auprès des différents acteurs de cette politique publique, d’une durée moyenne de quarante-cinq minutes à chaque fois. Pour chaque groupe d’acteurs, en fonction de leur rôle dans la politique d’art public de la Ville, j’ai établi des grilles d’entretien (cf. annexes) autour de quatre grandes thématiques : leur définition de l’art public ; leur mode de participation à la politique d’art public ; les raisons de cette participation ; leur appréciation globale de la politique. Dans l’ensemble, il m’a été assez facile d’obtenir des rendez-vous avec les différents intervenants de cette politique. De fait, même si ce sont des personnes très occupées, j’ai senti un véritable intérêt pour mon projet, et surtout une envie de ces personnes de parler de leur travail et de leur implication dans une politique qui est somme toute très récente et en constante évolution. Le seul groupe d’acteurs avec qui il m’a été beaucoup plus difficile de rentrer en contact est le secteur privé. En effet, à chaque tentative, j’étais renvoyée auprès des autres groupes d’acteurs, ceux du secteur privé ne se disant pas compétents pour répondre à mes questions, ce qui est pour le moins surprenant quand on sait que ces acteurs participent à la sélection des artistes et des œuvres d’art créées au nom de la politique d’art public. Quoi qu’il en soit, c’est sur ces entretiens que je m’appuierai tout au long de cette étude. Ils ont été menés en anglais et enregistrés, à l’exception des entretiens téléphoniques, toujours avec l’accord des personnes interrogées. Par souci 16 d’homogénéité, n’ayant pas pour tous les entretiens la transcription en langue originale, j’ai choisi de faire figurer dans le corps du texte uniquement la version française des propos recueillis. Par ailleurs, j’ai aussi eu recours à l’observation à plusieurs niveaux de mon travail de terrain. Tout d’abord, l’observation a été un élément de repérage, en vue de réaliser une cartographie précise des œuvres d’art public dans le centre-ville. L’objectif de ce relevé était de cerner la géographie des œuvres d’art dans le centre-ville de Johannesburg afin de m’interroger sur la répartition des œuvres d’art public dans le centre-ville. Ensuite, l’observation a aussi été pour moi un outil d’analyse en tant que tel en vue d’étudier les pratiques des usagers des espaces publics dans lesquels avait été implantée une œuvre d’art public. Il s’agissait alors de comprendre l’impact des œuvres d’art public à l’échelle locale, voire micro-locale, en tentant d’identifier des pratiques particulières impliquées par la présence de ces œuvre (contemplation, évitement, dégradation), et entre les passants autour d’elles ou à leur propos (échanges verbaux ou visuels, discussions). Enfin, afin d’affiner mes observations, il m’a semblé intéressant de compléter mon étude par la réalisation de questionnaires auprès des passants. Etant donné le caractère spécifique des espaces publics en Afrique du Sud, et particulièrement ceux du centre-ville de Johannesburg qui restent marqués par un taux de criminalité élevé et un fort sentiment d’insécurité, je n’étais pas sûre de pouvoir réaliser ce type d’enquête sans susciter la méfiance voire le rejet des passants. En ce sens, les questionnaires effectués ont aussi une dimension exploratoire. Et de fait, je n’ai pas pu réaliser des questionnaires partout, mais contrairement à mes attentes, plus du fait de mes propres peurs que de celles des personnes interrogées. • Annonce du plan L’ensemble de ce mémoire est conçu comme un projet de thèse, non comme un travail de recherche abouti. L’idée est donc de confronter mes hypothèses de départ à un travail de terrain préparatoire, en vue de valider ou de récuser des pistes et des méthodes de recherche possibles. Dans un premier temps, je me demanderai en quoi la politique d’art public de Johannesburg peut être un outil de redéfinition de la ville, ce qui suppose de se livrer à une analyse détaillée du texte de la politique en elle-même, afin de comprendre pourquoi et au nom de quoi une telle politique a été mise en place, et d’examiner les discours associés à la mise en place de cette 17 politique. Pour ce faire, je commencerai par une mise en contexte de la naissance de la politique d’art public de Johannesburg par rapport à l’histoire de la ville en vue de saisir en quoi les objectifs de cette politique s’inscrivent dans un projet de ville. Ensuite, j’étudierai le texte de la politique en lui-même, en le mettant en regard avec les contre-modèles et les modèles de politiques d’art public qui ont servi à l’élaboration de cette politique, en m’interrogeant sur les modalités de transposition de celle-ci. L’idée sera alors de saisir dans quelle mesure le contexte local urbain a été pris en compte, ce qui est sans doute un premier élément pour comprendre la réussite ou l’échec de cette politique. Enfin, après avoir identifié les différents acteurs en charge de la mise en œuvre concrète de cette politique, j’analyserai avec précision les arguments utilisés par chacun d’entre eux pour justifier leur implication et leur participation à une telle politique. Je me demanderai ainsi si les discours sont identiques quels que soient les acteurs interrogés, ce qui impliquerait que l’art public soit un élément de consensus urbain, ou si à l’inverse les discours diffèrent selon les conceptions de l’art public et les intérêts de chacun, l’art public étant alors un enjeu pour les acteurs de cette politique, chacun essayant d’imposer sa propre vision de l’art public. Dans un deuxième temps, je m’intéresserai à la mise en œuvre et en espace de la politique d’art public de Johannesburg afin de saisir concrètement comment cette politique se traduit dans la ville. Dans cette perspective, je dresserai un bilan des réalisations de cette politique après deux ans d’application, en me demandant s’il est possible d’identifier un type d’art public spécifique à cette politique et si ces œuvres répondent à une répartition spatiale spécifique qu’il s’agira de mettre en évidence. A partir de là, en concentrant mon étude sur le centre-ville de Johannesburg, j’examinerai les modalités de réception des œuvres d’art public une fois installées dans l’espace public, en étudiant plus particulièrement trois œuvres d’art public. Le but de cette démarche est de mesurer l’éventuel décalage entre objectifs de production de l’art public et modes de réception de cet art, à partir de l’observation des pratiques des usagers de l’espace considéré, ainsi que de l’analyse de leurs représentations, via la réalisation de questionnaires quand cela est possible. Cette partie me servira aussi à faire un point méthodologique sur ce qu’il est possible de faire ou non en termes de recherche dans l’espace public du centre-ville de Johannesburg. Enfin, dans un troisième temps, à partir du constat de la distorsion entre objectifs et résultats de la politique d’art public de Johannesburg, je me demanderai si cette distorsion est révélatrice d’une faiblesse de la politique d’art public ou si au contraire elle est une condition de possibilité de la création même de la ville, que cette ville corresponde ou non à la vision que la municipalité entend promouvoir. Je verrai alors en quoi l’art public, contrairement aux attentes de la Ville, déplace les exclusions plus qu’elle ne les dépasse. Puis je montrerai dans quelle mesure l’art public peut être un vecteur d’identité territoriale par les réappropriations, parfois conflictuelles, qu’il suscite, à tel point 18 que l’on peut se demander si la politique d’art public de Johannesburg ne s’impose pas progressivement comme un exemple, voire comme un modèle, à l’échelle de l’Afrique du Sud. Enfin, j’envisagerai en quoi la politique d’art public peut être une clef de lecture pour comprendre les mécanismes de la gouvernance urbaine qui se mettent progressivement en place et qui contribuent aussi à construire la métropole de Johannesburg. 19 I. La politique d’art public : un outil de redéfinition pour une ville en quête d’elle-même ? La politique d’art public de Johannesburg naît dans un contexte bien précis, celui d’une ville post-apartheid qui tente de se redéfinir en tant que ville unique, unifiée et unifiante, c’est-à-dire une ville qui accepte et qui célèbre la diversité des populations et des influences qui la composent, alors que celles-ci ont été pendant longtemps niées, exclues, discriminées. Comprendre pourquoi et comment naît la politique d’art public à Johannesburg, c’est donc se donner la possibilité de saisir quels en sont les objectifs, non seulement dans le cadre de cette politique, mais aussi par rapport à un projet de ville spécifique, tout en cherchant à déterminer les moyens mis en place pour que cette politique soit effective. Pour ce faire, il s’agit donc ici d’envisager en fonction de quels paramètres a été défini l’art public produit au nom de cette politique, à savoir : - le contexte historique et politique, notamment par rapport au régime d’apartheid qui a profondément marqué l’Afrique du Sud et Johannesburg : en quoi l’art public produit par la politique d’art public contemporaine se distingue-t-il de l’art public de l’apartheid ? En quoi l’art public de la politique d’art public de Johannesburg est-il un genre d’art public post-apartheid ? - la ville : l’art public de Johannesburg est-il différent de l’art public des autres villes d’Afrique du Sud et du monde ? Ceci renvoie à la question des modèles, aussi bien qu’à celle des contre-modèles dont s’est servie Johannesburg pour élaborer sa propre politique d’art public. - les acteurs à l’initiative de cet art : en quoi l’art public peut-il être influencé par les acteurs qui le financent, le conçoivent ou le réalisent ? Bien évidemment, tous ces critères ne s’excluent pas nécessairement l’un l’autre, un des buts de cette étude étant justement de comprendre comment ils peuvent s’articuler, se compléter ou se contredire. J’examinerai donc ici dans quel contexte précis a eu lieu l’élaboration de la politique d’art public ; puis j’envisagerai les modèles et les contre-modèles qui ont servi à l’élaboration de celle-ci ; enfin j’examinerai les modalités de sa mise en œuvre. 20 1) Naissance de la politique d’art public à Johannesburg : le fruit d’une occasion et d’un projet a) Un événement déclencheur : le sommet de New-York… L’idée même de mettre en place une politique d’art public à Johannesburg est récente. Elle fait suite à un sommet organisé par la Ville de New-York sur la question de l’art public à l’attention des villes jumelées à cette dernière, comme me l’a expliqué Steven Sack, directeur du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine de la Ville de Johannesburg : « […] Il y a de cela environ trois ans, la Ville de New York a organisé une réunion, en vue de renforcer ses relations de jumelage avec un certain nombre de villes pour parler d’art public. A cette occasion, il y a eu une installation de Christo à Central Park, des sortes de rideaux géants. A cette époque, Johannesburg n’avait pas encore de politique d’art public. Cette réunion a été pour nous l’occasion de débuter une réflexion en vue de l’établissement d’une telle politique, notamment en discutant avec d’autres villes comme Tokyo, Jérusalem ou Londres. Donc, c’était non seulement une occasion pour nous de voir ce que les autres villes avaient fait en la matière, mais aussi de comprendre comment elles géraient leur programme d’art public. […] » (Entretien du 2 février 2009) De fait, les 17 et 18 février 2005, s’est tenue à New-York une rencontre intitulée « Sommet du programme des villes jumelles sur les stratégies d’art public » (Sister City Program Summit on “Strategies for Public Art”), quatrième rencontre de ce type, réunissant les Villes de Pékin, Budapest, Le Caire, Jérusalem, Londres, Madrid, Rome, Tokyo et Johannesburg, soit des villes du Nord et du Sud ayant déjà, ou non, une politique d’art public. Le but de cette réunion était de partager et de confronter des expériences urbaines en matière d’art public afin d’aider les municipalités à créer ou à gérer ce type de politiques. L’organisation même de cette manifestation est d’ailleurs révélatrice du rôle nouveau attribué à l’art dans les politiques urbaines que j’évoquais en introduction, lesquelles conçoivent l'art comme partie intégrante des stratégies de développement des villes dans un contexte de passage d’une économie industrielle à une économie « symbolique » (Zukin, 1995) dans laquelle la culture occupe une place à part entière, sinon dominante. De même, le fait que New-York soit la ville organisatrice du sommet est significatif, puisque New-York a été une des premières villes à mener ce genre de politique, le conseil municipal de la ville ayant adopté en 1982 la loi des « un pourcent d’art » (Percent for Art Law) pour financer cette politique. Cette loi consiste en effet à attribuer au moins un pourcent du budget des constructions publiques à la réalisation d’œuvres d’art. New-York, de par la précocité et l’ampleur de son expérience, apparaît ainsi comme un véritable modèle en matière d’art public à l’échelle internationale. L’ouvrage d’Eleanor Heartney de 21 2005 consacré à cette politique, « Art urbain : la politique des ‘‘un pourcent d’art’’ de la Ville de NewYork » (City Art: New York's Percent For Art Program18), fait d’ailleurs partie des livres de référence d’Eric Itzkin, directeur adjoint du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine de Johannesburg et rédacteur de la politique d’art public de la Ville. Ce sommet a donc marqué le point de départ pour Johannesburg d’une réflexion en vue d’adopter une politique d’art public, en s’inspirant d’expériences d’autres villes tout en s’efforçant d’adapter ces expériences au contexte particulier de la ville, comme me l’a précisé S. Sack le 2 février 2009 : « […] A partir de là, nous avons commencé à réfléchir à notre propre histoire, notre propre héritage en vue de préparer cette politique. De manière évidente, l’histoire de notre ville est celle d’une ville d’apartheid, d’une ville ségréguée, d’une ville dans laquelle l’espace public exclut beaucoup de gens, dans laquelle l’art public et les monuments publics existant célébraient soit des figures de l’apartheid, soit des Afrikaners. […] » De fait, Johannesburg est une ville singulière, marquée par près de cinquante ans de politiques ségrégatives, à tel point que Johannesburg, pour de nombreux géographes19, est elle-même un modèle de ville : celle d’une ville ségrégée, divisée, voire fragmentée. La politique d’art public est donc née de cette rencontre entre un événement contingent, le Sommet de New-York, et un projet de ville consistant à dépasser ce modèle de ville hérité d’apartheid. b) …qui rencontre un projet de ville - Faire l’unité de la ville après cinquante ans de divisions et de ségrégations La fin de l’apartheid a conduit à une redéfinition de la Ville de Johannesburg qui visait à transformer cette ville alors divisée et ségrégée, en une métropole unique. En effet, pendant l’apartheid, la ville se divisait administrativement en onze autorités locales dont sept blanches et quatre noires, coloured et indiennes. L’unification de la métropole s’est faite en plusieurs étapes. En 1995, quatre municipalités mixtes destinées à être des structures transitoires et regroupant d’anciennes autorités locales blanches, noires, coloured ou indiennes, ont été créées, chacune avec une autonomie territoriale et une autorité locale, sous le contrôle d'un conseil central métropolitain. 18 E. Heartney, 2005, City Art: New York's Percent For Art Program, Merrel, New-York, Londres. 19 Voir la définition d’« urbain » dans J. Lévy, M. Lussault, 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin. 22 Mais dès 1997, ces municipalités ont été confrontées à une grave crise financière, révélant le faible degré de viabilité de cette organisation, et conduisant à la mise en place d’un plan de restructuration financière et institutionnelle défini à l’échelle de la métropole (Parnell, Robinson, 2006). Ceci a débouché, en décembre 2000, sur la constitution d’une structure métropolitaine unique, symboliquement dénommée « Unité » (Unicity). Cette structure, toujours en place aujourd’hui, se compose d’un gouvernement métropolitain unique, de sous-structures dirigées par les élus des circonscriptions correspondantes, à fonction administrative, et enfin, de comités de circonscription (ward committes) à vocation administrative (voir carte 1.1). A l’heure actuelle, la Ville de Johannesburg est ainsi une « autorité métropolitaine », c’est-à-dire une des trois formes d’autorités locales définies par la Constitution de 1996 et reconnues à l’échelle nationale (cf. encadré 1.1). C’est à l’échelle métropolitaine que sont définies les politiques publiques municipales. Encadré 1.1 : Les « autorités métropolitaines » en Afrique du Sud Depuis 2000, l’Afrique du Sud compte six « autorités métropolitaines », correspondant aux six plus grandes agglomérations du pays, à savoir Johannesburg, Le Cap, Durban, Pretoria, Port Elizabeth et l’East Rand. Selon la définition donnée par Philippe Gervais-Lambony, les « autorités métropolitaines » sont : « […] un des trois types possibles d’autorités locales définies par la constitution de 1996 et surtout par le Livre Blanc sur le Gouvernement Local (Ministry for Provincial Affairs and Constitutional Development, 1998). Les Metros ont l’exclusivité du pouvoir exécutif et réglementaire sur leur juridiction. Les Districts englobent plusieurs municipalités avec lesquelles ils partagent les pouvoirs. Les Municipalities sont englobées dans des Districts et partagent avec eux pouvoirs et responsabilités. Pour définir les nouveaux types d’autorités locales et leurs limites, le gouvernement a établi une commission, le Demarcation Board (régie par le Municipal Demarcation Act de 1998) mise en place à partir du premier février 1999. » P. Gervais-Lambony, 2004, « Mondialisation, métropolisation et changement urbain en Afrique du Sud », in Vingtième siècle, n°84. 23 Carte 1.1 : Centre-ville Sandton Soweto Source : Pauline Guinard La politique d’art public de Johannesburg est donc une politique métropolitaine, conçue pour et à l’échelle de la métropole, et en vue de contribuer à cette unité. De fait, l’histoire de la ville faite de divisions, de ségrégations et d’exclusions spatiales rend difficile la construction de cette unité. L’institution d’une politique d’art public métropolitaine n’est donc pas un hasard. Elle correspond à une volonté de la municipalité de renforcer l’unité fonctionnelle et symbolique de la métropole. Sur 24 le plan fonctionnel, l’art public est en effet conçu comme un élément pouvant favoriser la réappropriation des espaces publics, délaissés du fait d’un fort sentiment d’insécurité, et donc comme un moyen de (re)créer du lien social dans la ville, facteur d’unité urbaine. Sur le plan symbolique, l’art public peut être un procédé pour créer des symboles communs, potentiellement partagés par tous, favorisant ainsi la diffusion d’un sentiment d’appartenance à une seule et même ville, celle de Johannesburg. En même temps, par ces symboles, la Ville entend aussi changer son image à l’échelle locale, mais aussi nationale et surtout internationale. - Construire une nouvelle image de ville : ‘‘A World Class African City’’ L’image de Johannesburg à travers le monde est celle d’une ville dangereuse, peu attractive. Et ceci affecte particulièrement le centre-ville qui, de fait, est entré dans une logique de déclin dès les années 1970, accentuée dans les années 1980-1990. Ceci s’est traduit sur le plan économique par le départ des entreprises et des investisseurs vers les banlieues nord de la ville, et notamment vers Sandton qui fait aujourd’hui figure de nouveau centre économique (cf. carte 1.1), augmentant ainsi le taux de vacances dans le centre-ville ; sur le plan social par une hausse du chômage et de la criminalité ; sur le plan racial par l’arrivée des populations noires et le départ des populations blanches (Beavon, 2004). Dans ce cadre, l’art public est conçu comme un élément qui peut contribuer à changer positivement l’image du centre-ville, et avec lui de la ville tout entière, en vue d’attirer des touristes et des investisseurs. Cette volonté de redorer l’image de la ville n’apparaît pas avec la politique d’art public. Elle s’inscrit depuis la fin de l’apartheid dans le projet de la nouvelle municipalité de repenser la ville, de la réinventer. L. Bremner et C. Wiser20 ont ainsi montré comment cette volonté de changement d’image s’est traduite par différentes stratégies de rénovation urbaine, chaque fois incarnées dans un slogan de ville (cf. encadré 1.2). Le slogan de la métropole depuis 2000 est « Joburg21, une ville mondiale africaine » (Joburg, a World Class African City). L’image qu’il s’agit de promouvoir est donc celle d’une ville mondiale – c’est-à-dire d’une ville capable d’avoir une influence à l’échelle mondiale et donc d’attirer les touristes et les investisseurs internationaux – et d’une ville africaine, leader sur le continent et consciente de son identité africaine alors que celle-ci a longtemps été niée, voire refusée, notamment par la population blanche sud-africaine. L’art public, en tant qu’il doit contribuer à changer l’image de la ville, se doit donc de représenter cette nouvelle Johannesburg, mondiale et 20 L. Bremner, C. Wiser, 2000, “Reinventing the Johannesburg Inner City”, in Cities, vol. 17 (3), p. 185-193. 21 Joburg est un des diminutifs utilisés le plus fréquemment pour parler de Johannesburg. 25 africaine. Mais, ceci conduit à se demander ce que la municipalité entend par « ville mondiale » et « ville africaine » et quelles valeurs elle entend promouvoir par ces termes. La ville mondiale seraitelle synonyme de ville néolibérale, compétitive, accentuant les inégalités ? L’expression de « ville africaine » a-t-elle un sens ou n’est-elle qu’une simple figure rhétorique (Sihlongonyane, 2009) ? Comment l’art public peut-il symboliser cette « ville mondiale africaine » ? La question est alors de savoir si, par cette expression, la Ville revendique son « identité africaine », notion qui resterait à définir, ou bien s’il s’agit pour elle de se positionner comme la ville mondiale en Afrique, seule capable de peser sur la scène internationale. Ceci suppose donc de se demander si ce positionnement est identitaire et/ou géographique. Encadré 1.2 : Les réinventions successives de Johannesburg à travers ses slogans depuis la fin de l’apartheid 1991 : adoption du slogan « Porte de l’Afrique » (Gateway to Africa) parallèlement à la promotion d’un modèle de rénovation urbaine de type entrepreneurial, valorisant les partenariats public-privé. Aspiration de la ville à devenir une ville mondiale qui servirait d’interface entre l’Afrique et le reste du monde. 1997 : redéfinition de la ville comme étant au cœur de l’Afrique avec le slogan « Le battement de cœur en or » (Golden Heartbeat). Recentrage de Johannesburg sur le local sans pour autant renoncer à l’international. 2000 : dans le cadre de l’institution de la métropole de Johannesburg, tentative de concilier un positionnement de la ville en tant que ville compétitive sur la scène internationale et une revendication d’une appartenance au continent africain avec le slogan « Une ville mondiale africaine » (A World Class African City). Quoi qu’il en soit, l’art public est vu comme une opportunité pour donner corps à cette vision de la ville. Et en ce sens, étudier l’art public peut être un moyen pour comprendre concrètement ce que « ville africaine mondiale » sous-entend. En outre, une telle redéfinition de la ville par l’art public paraît d’autant plus réalisable à Johannesburg que l’art public était peu associé à l’apartheid, peu d’œuvres d’art public de cette époque y étant exposées. Cette faiblesse de l’art public dans la ville pourrait apparaître comme un handicap, en tant qu’elle traduirait le manque d’expérience de la ville en la matière, mais elle peut aussi être interprétée comme une chance, du fait de la difficulté à gérer l’héritage de l’apartheid, porteur de discriminations et d’inégalités. Ainsi, selon Neil Fraser, consultant incontournable de la Ville de Johannesburg sur les questions de revitalisation urbaine et directeur non-exécutif de l’agence de développement de la Ville, le Johannesburg development 26 agency (JDA) de 2001 à 2008, cette faiblesse de l’art public d’apartheid a été une véritable aubaine pour la ville: « […] Mais, ils [les dirigeants de l’apartheid] ne s’intéressaient pas vraiment à Johannesburg, parce que ce n’était pas une capitale. Johannesburg est devenue capitale seulement en 1994. Donc, on a échappé au pire de l’art de l’apartheid. De ce fait, il n’y avait que très peu d’art public dans notre ville. Il y avait donc une statue dédiée à celui qui est supposé avoir découvert les mines d’or, à Eastgate ; le monument des mineurs, dans le centre… […] C’était donc surtout des statues de personnages historiques de la ville, mais sans réelle vocation politique, à la différence de la statue de Paul Kruger de Pretoria par exemple. On a eu de la chance. On a donc échappé au pire de l’art public initié par le Parti National (National Party)22. […] » (Entretien du 6 février 2009) Le peu d’art public réalisé pendant l’apartheid serait ainsi un atout pour Johannesburg, en tant que cela permettrait à la nouvelle municipalité démocratique de construire une politique d’art public inédite, sans avoir à gérer un patrimoine symbolisant les valeurs de l’apartheid, contraire à l’image que la ville veut donner d’elle-même en tant que ville célébrant sa diversité culturelle. Ceci explique peut-être que Johannesburg soit à l’heure actuelle la seule métropole sud-africaine à avoir adopté une politique d’art public. Malgré tout, l’art public de l’apartheid reste une référence pour construire la politique d’art public de la Ville en tant qu’il est un repoussoir, un contre-modèle pour cette politique. C’est justement le rôle des modèles et des contre-modèles dans l’élaboration de la politique d’art public que je vais à présent examiner. 2) Quel modèle pour quelle politique ? a) Le contre-modèle : l’art public de l’apartheid La Ville de Johannesburg est en effet moins bien dotée en art public réalisé pendant l’apartheid que d’autres villes sud-africaines, parce que Johannesburg n’était pas à l’époque une ville-capitale, à l’inverse de Pretoria, capitale administrative, du Cap, capitale législative, et de Bloemfontein, capitale judiciaire. Ces villes, en tant que vitrines du pouvoir, étaient alors des lieux privilégiés d’implantation d’œuvres d’art public à la gloire du régime, comme Johannesburg peut l’être aujourd’hui pour le pouvoir actuel en tant que capitale de l’Afrique du Sud post-apartheid. Or, 22 Le Parti national (National Party) est le parti politique à l’origine du régime d’apartheid. Il a été au pouvoir de 1948 à 1994. 27 comme le sous-entend S. Sack, l’art public réalisé pendant l’apartheid est assez aisément identifiable, et peut en cela constituer un contre-modèle. En effet, ce type d’art public est essentiellement composé d’œuvres d’art monumentales, généralement des statues en bronze, réalisées en l’honneur de personnalités Afrikaners23, précurseurs ou figures du régime de l’apartheid. Ainsi à Pretoria, on trouve par exemple la statue de Paul Kruger (1825-1904), président afrikaner de la république du Transvaal de 1883 à 1902 ; celle d’André Pretorius (1798-1853), général boer ayant participé au Grand Trek24 ; ou encore celle de Louis Botha (1862-1919), premier Premier ministre afrikaner de l’Union d’Afrique du Sud de 1910 à 1919. A Johannesburg, on compte seulement une demi-douzaine d’œuvres de ce type dont la plus célèbre est le « monument des mineurs » (Miners’ Monument), destiné à glorifier le passé minier de la ville, et représentant conformément à l’idéologie raciale du régime d’apartheid et à la réalité sociale qui en découlait, deux travailleurs noirs au service d’un contremaître blanc, tel que le montre la photographie ci-dessous : 23 ème Les Afrikaners sont les premiers colons hollandais, allemands ou français arrivés au XVII siècle en Afrique du Sud. Certains Afrikaners, au nom de l’identité afrikaner, sont à l’origine de la constitution du régime d’apartheid, destiné à maintenir la suprématie blanche en Afrique du Sud. 24 Le “Grand Trek” est un épisode fondateur de l’histoire Afrikaner, correspondant à l’exode des Boers, ancien nom des Afrikaners à connotation rurale et historique, de la province du Cap à partir de 1936, pour fuir la tutelle anglaise. 28 Photo 1.1 : Le « monument des mineurs » de Johannesburg, exemple-type de l’art public de l’apartheid Source : site internet recensant les cimetières et les mémoriaux sud-africains, http://www.allatsea.co.za/cems2/minersstatue.htm L’art public issu de l’apartheid est ainsi nettement identifiable par ce qu’il représente et par la manière dont il le représente, s’intégrant de fait pleinement dans le projet idéologique du régime et dans le style esthétique de son époque, privilégiant les statues de bronze monumentales. Mais si cette forme d’art public à connotation raciste n’est pas absente de la Ville de Johannesburg, elle est néanmoins beaucoup moins présente que dans d’autres villes, comme les anciennes villes-capitales. L’art public de l’apartheid est donc suffisamment présent pour constituer un contre-modèle, et suffisamment absent pour pouvoir être dépassé. Si cet art public de l’apartheid est un contremodèle, reste à comprendre quel a été le modèle servant de base à la rédaction de la politique d’art public. 29 b) Un modèle international plaqué ? - Le modèle de Tampa : un hasard ? Suite au sommet international organisé à New-York en 2005, le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine de Johannesburg s’est donc mis à réfléchir aux moyens de concevoir sa propre politique d’art public. Si S. Sack apparaît comme le concepteur et le promoteur de cette politique, c’est néanmoins E. Itzkin qui a eu pour mission de la rédiger. Pour ce faire, comme il me l’a expliqué lors d’un entretien téléphonique informel, E. Itzkin a mené des recherches sur internet pour étudier la manière dont les autres villes de par le monde avaient mis en forme leur propre politique d’art public. Son but était de s’inspirer de ces politiques pour Johannesburg. Cette démarche qui consiste à emprunter une politique conçue au départ pour un autre contexte en vue de l’appliquer à un contexte particulier, en l’occurrence celui de la Ville de Johannesburg, renvoie à la question de la transposition des modèles, à savoir la possibilité d’adapter une politique définie dans une ville dans un autre contexte urbain où elle est interprétée comme un modèle transposable (Vivant, 2007). C’est donc en surfant sur internet qu’E. Itzkin a découvert la politique d’art public de Tampa, politique de 1998 dont il a décidé de s’inspirer parce qu’elle était téléchargeable en ligne25 et très détaillée. Le choix du modèle est donc ici le fruit du hasard, et non le résultat d’un processus de sélection selon des critères déterminés au préalable. De ce fait, la transposition du modèle peut poser problème, parce qu’il n’est pas évident que les objectifs de la politique d’art public de Tampa, visant à répondre à un contexte local spécifique, soient transposables à Johannesburg. Et ceci est certainement d’autant plus compliqué si l’on ne connaît pas le contexte initial en question. Or, sauf mécompréhension de ma part, E. Itzkin pensait que Tampa était une ville du Canada, alors que c’est une ville américaine du sud de la Floride. Dans ces conditions, on peut s’interroger sur les contresens possibles, dus à cette méconnaissance de la ville qui sert de modèle. Par ailleurs, le choix d’un modèle extérieur à l’Afrique du Sud traduit la volonté de la Ville de Johannesburg de se détacher du modèle urbain de ville ségréguée auquel les villes sud-africaines en général et Johannesburg en particulier sont souvent associées, pour s’ériger, par sa politique d’art public, en un nouveau modèle de ville, unifiée et inclusive. Pour cela, la Ville prend appui sur un modèle de politique publique emprunté à une ville du Nord. Dès lors, la question est de savoir dans quelle mesure la transposition d’une politique publique d’une ville du Nord vers une ville du Sud qui prétend s’imposer comme un modèle de ville peut être effective et efficace. On ne saurait y 25 Voir : http://www.tampagov.net/dept_art_programs/programs_and_services/Public_art_guidelines/ 30 répondre sans s’interroger sur les procédures d’adaptation, de déclinaison de cette politique par rapport au contexte local. - La question de la transposition et de l’adaptation de ce modèle au contexte local C’est donc le texte de la politique d’art public de Tampa qui a servi de référence à la rédaction de la politique d’art public de Johannesburg. La similitude dans la forme et la présentation des deux politiques est frappante. Le tableau ci-dessus reprend les différentes rubriques de la politique d’art public de Tampa et de celle de Johannesburg pour montrer les correspondances entre elles : 31 Tableau 1.1 : Comparaison de la forme des politiques d’art public de Tampa et de Johannesburg Politique d’art public de Tampa Politique d’art public de Johannesburg Introduction 1- Préambule But, Mission, Objectifs 2- Mission 3- But Financement 11- Le pourcent d’art 12- Le fonds d’art public de Johannesburg Identification des projets 4- Plan d’action Mode d’administration 6- Le personnel 7- Composition du comité de sélection des œuvres Mode de sélection 5- Sélection des œuvres 8- Sélection des artistes Gestion de l’après-sélection 13- Signalisation et information du public Participation locale Aucune équivalence Collection des œuvres « amovibles »26 Aucune équivalence Gestion des collections 9- Responsabilités des artistes 14- Entretien 15- Dégradation, relocalisation, déplacement, retrait des œuvres de la collection d’art public 16- Retrait des graffitis indésirables Le développement du centre-ville Aucune équivalence Dons, prêts et mémoriaux 10- Cadeaux et donations La structure générale de la politique d’art public de Johannesburg semble très nettement calquée sur celle de Tampa. De ce fait, les distorsions n’en apparaissent que plus clairement, et sont en elles-mêmes révélatrices. Ainsi, la politique d’art public de Johannesburg ne comporte pas de volet « participation locale ». Or, si l’on se réfère à la définition de la justice procédurale, telle qu’elle a pu être définie par I. M. Young (Young, 1990), la participation est une condition nécessaire, 26 Les œuvres « amovibles » (Portable Works) désignent des œuvres d’art situées à l’intérieur de certains bâtiments publics, souvent en mauvais état et peu mises en valeur, que la municipalité de Tampa envisage d’exposer dans l’espace public. 32 quoique non suffisante, pour qualifier une politique de juste. Seules des mesures de « signalisation » des œuvres et d’information du public sont prévues, mais à aucun moment dans la politique il n’est envisagé d’encourager la participation des populations locales au processus créatif. En ce sens, cette politique peut être qualifiée de politique top-down, c’est-à-dire une politique décidée par les instances dirigeantes sans consultation des populations auxquelles elle est censée s’appliquer. Se distingue-t-elle en cela des autres politiques publiques, qu’elles soient métropolitaines, provinciales ou nationales ? Si oui, pourquoi ? L’approfondissement de cette question aurait sa place dans le cadre d’un travail de thèse. Autre élément de la politique de Tampa non-repris par Johannesburg, sans doute moins significatif, la question des œuvres « amovibles ». Cela semble en effet correspondre à un contexte très spécifique à la Ville de Tampa, à savoir l’existence d’œuvres d’art à l’intérieur des bâtiments publics, qui ne correspond sans doute pas au cas de Johannesburg. Enfin, l’absence d’une rubrique sur le centre-ville dans la politique d’art public de Johannesburg peut surprendre, étant donnée la place privilégiée qu’occupe le centre-ville dans la ville. Cela révèle sans doute la volonté du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine d’appliquer de manière spatialement indifférenciée cette politique à l’ensemble de la métropole, selon une logique métropolitaine unitaire, ce qui tend à renforcer l’idée d’une politique top-down. Dès lors, on peut interpréter l’absence de la mention du centre-ville comme le signe d’une volonté de diminuer l’importance du centre-ville. Pourtant, dans les discours et en pratique, celui-ci apparait comme la cible privilégiée d’application de la politique d’art public. Mais ce décalage est aussi peutêtre dû à la taille de la métropole elle-même s’étendant sur plus de 1 600 km², soit plus de seize fois la superficie de la Ville de Paris, ce qui justifierait une répartition implicite des rôles des différents acteurs de la métropole, l’autorité métropolitaine s’occupant avant tout de l’échelle métropolitaine, alors que d’autres acteurs, comme le JDA par exemple, géreraient préférentiellement le centre-ville. Si l’on s’intéresse désormais à une comparaison des deux politiques dans leur contenu, on s’aperçoit une nouvelle fois de la similitude des deux politiques, concernant non seulement les procédures choisies, mais aussi les objectifs. Ainsi en matière de procédures, on retrouve par exemple les mêmes modes de sélection des artistes (appels à projets plus ou moins ouverts ou choix direct du comité de sélection) et le même mode de financement de la politique, à savoir la loi des « un pourcent temps » diffusée à partir du modèle de New-York et progressivement imposée comme un véritable modèle international en matière de financement de l’art public. Mais, de façon plus étonnante, les objectifs des deux politiques se font écho jusque dans leur formulation. Cela est 33 particulièrement remarquable dans le paragraphe consacré à la « mission » des politiques. Ainsi celle de Tampa entend : « Promouvoir l’implication des artistes dans des projets qui améliorent l’environnement physique de toute la ville et célèbre l’identité et le caractère unique de Tampa. »27 Et celle de Johannesburg vise à : « Célébrer l’identité et le caractère unique de Johannesburg et améliorer l’environnement physique de la ville à travers un programme d’art public stimulant et divers à l’échelle de toute la ville. »28 La ressemblance est pour le moins frappante : les mots utilisés sont identiques, seul l’ordre diffère. Dès lors, on peut s’interroger sur la réelle prise en compte du contexte local pour transposer la politique d’art public de Tampa à Johannesburg. La politique d’art public de Johannesburg semble donc davantage calquée que résultant d’un véritable effort de transposition. De manière symptomatique, aucune référence explicite n’est faite à l’apartheid ou à ses conséquences spatiales dans le corps de la politique de Johannesburg. Seuls certains mots-clefs, symboles des valeurs promues dans l’Afrique du Sud démocratique notamment par la Constitution de 1996, apparaissent à plusieurs reprises dans le texte, comme celui de « diversité » (diversity) utilisé à cinq reprises. Finalement, Johannesburg utilise, ou même copie un modèle de politique d’art public international, plus qu’elle ne se le réapproprie. Dès lors, la capacité d’une telle politique à répondre aux besoins locaux, voire même à s’appliquer dans un contexte local bien spécifique, fait question. c) Les objectifs de la politique d’art public par rapport au projet de ville L’enjeu est ici de comprendre en quoi les objectifs de la politique d’art public peuvent, ou non, correspondre et répondre au projet de Ville de Johannesburg, à savoir construire une ville unie, inclusive et attractive. Or, parmi les raisons invoquées pour justifier et légitimer l’adoption de cette politique, il est possible d’identifier des arguments économiques et des arguments sociaux, ces derniers étant plus tournés vers les populations locales et destinés à dépasser le modèle urbain 27 “To promote the involvement of artists in projects throughout the city that enhance the physical environment and celebrate Tampa’s unique character and identity.”, Politique d’art public de Tampa, 1998. 28 “To celebrate Johannesburg’s unique character and identity and enhance the physical urban environment through a vibrant, diverse city-wide programme of public art.”, Politique d’art public de Johannesburg, 2007. 34 hérité de l’apartheid. Ces arguments consistent, en effet, à dire que l’art public est un élément qui peut : - favoriser la « cohésion sociale » (social cohesion), notamment en faisant des espaces publics des espaces attractifs et agréables à vivre qui permettent la rencontre et l’échange ; - créer un sentiment de « fierté civique » (civic pride) des habitants vis-à-vis de leur ville ; - faciliter l’intégration de la diversité sous toutes ces formes, qu’elle soit raciale, sociale ou culturelle, notamment en permettant la représentation de tous ; - créer une « identité collective » (collective identity) à travers le partage de symboles communs. Ces arguments peuvent ainsi faire écho au contexte urbain local post-apartheid, notamment celui qui porte sur la question de l’acceptation et de l’inclusion de la différence dans la ville, alors que la Ville de Johannesburg, pendant l’apartheid, était une ville qui excluait des populations selon un critère racial, ce qui rend effectivement difficile la définition d’une « identité collective », commune à tous les habitants de la ville. L’art public est ainsi présenté comme un facteur d’inclusion et d’unification sociale et spatiale, et ceci particulièrement à l’échelle des espaces publics. De fait, le problème de l’accès aux espaces publics et de la création du lien social dans ces espaces est particulièrement crucial à Johannesburg, non seulement parce que les espaces publics ont longtemps été ségrégués, mais aussi du fait du fort sentiment d’insécurité qui règne en ville, lié à un taux de criminalité parmi les importants au monde, et faisant des espaces publics des espaces évités. En définitive, ces objectifs de la politique d’art public répondent donc aux intentions plus globales de la ville. Néanmoins, ces arguments sont aussi des arguments modèles, figurant parmi les plus invoqués internationalement pour justifier l’adoption d’une politique d’art public dans le cadre d’une politique de rénovation urbaine, comme l’ont montré T. Hall et I. Robinson (Hall, Robinson, 2001). Ces derniers identifient en effet sept critères de ce type, à savoir la capacité de l’art à créer un sentiment d’appartenance communautaire ; à développer la citoyenneté ; à lutter contre l’exclusion sociale ; à créer une identité de lieu ; à répondre à des besoins locaux ; à éduquer ; à promouvoir le changement social par un art provocateur. Les arguments que j’ai relevés dans la politique d’art public de Johannesburg correspondent parfaitement aux quatre premiers arguments relevés par T. Hall et I. Robinson, alors que manquent de manière significative les arguments portant sur l’éducation, les besoins des populations locales ou le rôle provocateur de l’art, c’est-à-dire les arguments qui supposeraient d’impliquer davantage les populations. Dans l’ensemble, il s’agit donc 35 d’un discours formaté, préconçu, indépendant du contexte local, qui fait de l’art public un simple outil de rénovation urbaine, voire une fin en soi. Or, ce rôle positif de l’art n’a rien d’une évidence. Au contraire, son invocation semble reposer sur une vision théorique, abstraite, voire mythique de l’art, les impacts de cette politique étant en réalité très difficiles à mesurer (Hall, Robinson, 2001). Les autres types d’arguments utilisés en faveur de l’art public sont de nature économique. L’art public serait ainsi un « catalyseur de développement et de croissance économique »29. L’idée est en effet de dire que l’art public, en tant qu’il permettrait de changer positivement l’image de la ville, peut rendre celle-ci à nouveau attractive pour les investisseurs et les touristes, et être ainsi un facteur de croissance. Cet argument correspond donc bien lui aussi à un projet de ville, celui de transformer positivement l’image de la ville. Au final, on voit que la politique d’art public de Johannesburg a été largement conçue en référence à des modèles internationaux, en s’inscrivant toutefois dans le projet global de la ville puisque cette politique est compatible avec les stratégies urbaines existantes, que ce soit sur le plan promotionnel, social ou économique. Néanmoins, les références explicites et précises au contexte local sont minimes, quasiment inexistantes. La question est alors de savoir comment et dans quelle mesure cette politique peut répondre concrètement aux besoins spécifiques de la ville. Une fois dégagé l’esprit de cette politique, il s’agit donc de comprendre quels sont les moyens mis en place pour rendre cette politique effective. 3) Les modalités de mise en œuvre de la politique : texte et pratique a) Le dispositif institutionnel… - L’adoption de la « politique d’art public » (Public Art Policy) La politique d’art public est bien une « politique » (policy) au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire un texte qui se présente comme un plan d’actions destiné à faciliter la prise de décision. Cette politique n’a donc pas force de loi. Elle n’est pas contraignante. Néanmoins, pour entrer en application, elle doit être adoptée par le conseil métropolitain de la Ville, composé du maire et des élus des différentes circonscriptions électorales. C’est ainsi que le texte a été présenté au conseil municipal de la métropole en 2006 pour approbation. Mais, s’il a été globalement bien accepté par le 29 “[…] a catalyst for development and economic growth […]”, Politique d’art public de Johannesburg, 2007. 36 conseil, certaines modifications, notamment concernant le mode de financement de cette politique, ont dues être apportées avant l’adoption finale du texte en 2007. Par ailleurs, le texte peut être l’objet de révisions qui nécessitent à chaque fois la validation du conseil. Ainsi en décembre 2008, une version révisée de la politique d’art public (cf. annexes) a été proposée et adoptée par le conseil. Les changements apportés sont peu nombreux, mais intéressants. Par exemple, une dernière rubrique a été ajoutée en vue de mettre en place un compte-rendu régulier de la politique d’art public, ce qui témoigne d’un certain souci de suivi, voire d’évaluation, de la politique. Et surtout, un argument supplémentaire a été inclus en préambule de la politique qui consiste à faire de l’art public un moyen de lutte contre le sentiment d’insécurité en ville. Cet argument peut être compris comme une référence explicite au contexte et à l’image de Johannesburg comme ville du crime, et donc comme signe d’une adaptation progressive de la politique au contexte local, quoique de manière très limitée. Par ailleurs, j’ai aussi découvert lors de mes recherches qu’un avant-projet de politique de performance publique, construit sur le modèle de la politique d’art public et devant la compléter, avait été réalisé en février 2007, mais jamais adopté. Lorsque j’ai interrogé E. Itzkin, le directeur adjoint, à ce sujet, ce dernier m’a répondu que le département avait en effet renoncé à ce projet parce qu’il posait des problèmes d’ordre législatif, concernant par exemple le respect des normes de sécurité dans l’espace public lors de ces performances. Mais la raison principale, évoquée par le directeur du département S. Sack, est sans doute la difficulté à convaincre les élus de la nécessité de financer quelque chose de temporaire et d’éphémère. Pour autant, S. Sack entend développer cette forme d’art public, même sans politique publique spécifique. En effet, pour lui : « […] Un des défis autour de la politique d’art public, c’est qu’elle doit aussi s’accompagner d’une politique de performance publique, c’est-à-dire une politique qui s’intéresse à la manière d’animer l’espace public par le biais de performances, d’événements. Et de fait, beaucoup d’artistes du XXIème siècle ne sont pas vraiment intéressés par le fait de fabriquer un objet, mais s’intéressent au processus social qui entoure chaque projet. Mais, mener ce type de politique est beaucoup plus compliqué, notamment en termes de financement. Vous voyez, c’est facile de financer l’art public parce qu’au final, vous donnez à la ville une œuvre, un objet duquel elle peut dire : c’est ce que j’ai payé, c’est ce dans quoi j’ai investi, ça m’appartient. Mais quand vous payez pour une performance publique, c’est différent parce que ce qui est produit aujourd’hui disparaît demain. C’est temporaire par nature. C’est donc plus difficile de financer les performances publiques. Il faut avoir recours à des sponsors ou à des opérations de marketing. […] » (Entretien du 2 février 2009) 37 Pour mener à bien ce projet, S. Sack envisage donc d’avoir recours à des partenariats public-privé. De fait, le privé est sans doute plus enclin à financer des opérations temporaires puisque la plupart des entreprises réalisent des campagnes publicitaires pour se faire connaître, lesquelles prennent presque toutes la forme d’une démarche temporaire. Apparaît donc ici une limite de la politique d’art public révélant des réticences au sujet des possibilités de son financement. - Le mode de financement, un nécessaire compromis : « un certain pourcentage » Lors de la première présentation du texte au conseil, le seul point qui posait vraiment problème concernait en effet le mode de financement prévu, à savoir le principe des « un pourcent d’art ». Ainsi, comme me l’a indiqué S. Sack : « […] Nous avons alors fait une première ébauche de politique d’art public, en commençant par dire qu’1% des dépenses en capital devait être investi dans l’art public. Lorsque nous avons soumis cette politique au conseil municipal pour approbation, nous avons eu un soutien sans faille concernant le contenu de la politique d’art public, mais l’idée des 1% pour l’art public posait problème. En un sens, cette réaction était parfaitement compréhensible, parce que la ville peut dépenser jusqu’à deux milliards de rands par an. Or, 1% de cette somme, cela représente 200 millions de rands [soit environ 20 millions d’euros30], ce qui est une très grosse somme. Nous avons donc renoncé à l’idée du 1%, tout en maintenant l’idée d’un certain pourcentage quel qu’il soit. Ce que nous avons ainsi obtenu c’est que pour tout projet de plus de 10 millions de rands [soit environ 1 million d’euros], un financement soit consacré à l’art public. C’est ainsi que cette politique a été approuvée […] » (Entretien du 2 février 2009) Cet incident est révélateur d’une difficulté de transposition, non prévue par le rédacteur de la politique, qui peut s’expliquer par deux raisons principales. D’une part, comme je l’ai précédemment indiqué, il n’existe pas de forte tradition d’art public à Johannesburg, ce qui explique une certaine réticence des élus à attribuer un budget conséquent à quelque chose qui leur est relativement étranger et qui ne fait pas partie de leurs pratiques. D’autre part, et de manière plus essentielle, Johannesburg est une ville du Sud, dans laquelle l’ensemble des besoins de première 30 Le cours du rand variant sensiblement ces dernières années autour de 1 euro = 10 rands, j’adopterai ce taux de change tout au long de mon étude afin de donner un ordre de grandeur et de comparaison possible. 38 nécessité de la population ne sont pas couverts. Par exemple, selon le dernier recensement31, 20% de la population de Johannesburg était au chômage en 2001 et moins de 30% des habitants avaient accès à l’eau potable à moins de deux cents mètres de chez eux. Dans ces conditions, l’art public apparaît comme secondaire. Ceci renvoie à la question de la possibilité même de transposer une politique d’une ville du Nord vers une ville du Sud, alors que le niveau de développement diffère. Le compromis trouvé par le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine est à cet égard ingénieux. En effet, en disant qu’il s’agit d’attribuer à l’art public « un certain pourcentage » (a percent) et non pas obligatoirement 1% (one percent) du budget des projets de construction de plus de dix millions de rands (soit près d’un million d’euros) de la Ville, le Département obtient un moyen de financer l’art public, mais sans contraindre la Ville. Ainsi, suivant les projets ou le contexte économique, la Ville peut donc décider d’investir plus ou moins d’argent dans la politique d’art public. Et, il est intéressant de remarquer qu’au fil des ans, la Ville semble de plus en plus encline à financer l’art public, le principe du « un pourcent d’art » rentrant ainsi progressivement dans les mœurs, mais sans avoir été imposé de force. - Les acteurs et les processus décisionnels prévus par le texte A la lecture de la politique d’art public, le processus décisionnel concernant le choix de l’artiste et de l’œuvre ainsi que les acteurs impliqués pour un projet donné apparaît comme relativement simple, quoique parfois assez vague, ce qui est déjà une difficulté en vue de sa mise en application concrète. Ainsi, chaque année le « responsable de l’art public » (Manager of Public Art) est chargé d’« identifier les nouveaux projets d’art public à venir »32 , sans plus de précision concernant la question de savoir qui est ce responsable, comment il est choisi, et ce que signifie « identifier » ; et pour chaque projet, le « Comité de sélection d’art public » (Public Art Approvals Committee) composés de neuf membres, tous habitants de Johannesburg, représentant de groupes d’intérêts différents et nommés par le directeur du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine pour une durée de trois ans, choisit le site, l’artiste et l’œuvre retenus. 31 Le recensement de 2001 est le dernier recensement en date effectué à l’échelle nationale par Stats SA (Statistics South Africa), agence d’Etat créée en 1999 en vue de produire des statistiques officielles. Cet organisme met l’accent sur la qualité et la transparence de ses données, en se soumettant à un strict cahier des charges et à des évaluations régulières de la qualité des statistiques produites. Cet organisme peut donc être considéré comme fiable. Les données du recensement de 2001 sont accessibles en ligne : http://www.statssa.gov.za. 32 "[…] identifies prospective new projects […]", Politique d’art public de Johannesburg, décembre 2008. 39 Mais, une fois sur place, je me suis rendu compte que les choses étaient non seulement vagues mais aussi beaucoup plus complexes et beaucoup plus floues qu’il n’y paraissait, indice d’un décalage entre le texte et la pratique qui s’explique notamment par le fait que ce texte n’a pas force de loi, puisqu’il n’est qu’un guide pour l’action. b) A l’épreuve des faits : procédures et acteurs effectifs C’est lors de mes premiers entretiens avec les dirigeants du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, que je me suis rendu compte qu’en pratique la mise en actes de la politique d’art public ne se faisait pas exactement telle qu’elle était prévue par la politique. Comme me l’a expliqué S. Sack, pour chaque projet d’art public : « […] nous [Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine] ou le JDA, engageons une entreprise qui est chargée de conduire le projet en notre nom. Cette entreprise doit nous fournir la structure générale du projet. Quand je dis nous, c’est généralement un comité composé de notre département, du JDA, … voire de personnes ou d’organismes qui ont des intérêts particuliers dans le projet. » (Entretien du 2 février 2009) Tout d’abord, il est intéressant de noter que tous les projets d’art public auxquels le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine participe, et qui entrent dans le cadre de la politique d’art public, ne sont pas nécessairement à son initiative, mais peuvent résulter d’une proposition du JDA, ou encore d’acteurs privés. Ces projets, comme j’en donnerai un exemple par la suite, sont néanmoins réalisés au nom de la politique d’art public de la Ville. Ensuite, il existe une catégorie d’intermédiaires non évoqués dans le texte de la politique. Ces intermédiaires sont des sortes de médiateurs (facilitators), généralement des artistes, parfois des architectes ou des urbanistes, choisis pour leur capacité d’expertise artistique et leur expérience, et qui sont en charge de définir l’organisation générale du projet. Ils doivent ainsi déterminer le site d’implantation de l’œuvre, le mode de sélection de l’artiste, et même le calendrier et le budget prévisionnels, leurs propositions restant soumises à l’appréciation du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine. Depuis le lancement de la politique d’art public, des collectifs d’artistes se sont progressivement spécialisés, plus ou moins exclusivement, dans cette fonction de médiateur artistique au service de la Ville. Aujourd’hui, la ville compte ainsi quatre compagnies de ce type, ayant développé un savoir-faire particulier leur permettant de répondre aux attentes de la Ville en matière d’art public, même s’ils réalisent aussi d’autres projets indépendamment de la Ville. Il s’agit de : 40 - Trinity Session dirigée par Marcus Neustetter et Stephen Hobbs ; - la Spaza Gallery d’Andrew Lindsay ; - Art At Work! (« Art en Action ! ») créée par Lesley Perkes et Monna Mokoena ; - la Johannesburg Art Bank (« Banque d’art de Johannesburg ») sous la responsabilité d’Antoinette Murdoch. Ces compagnies exercent donc une sorte de monopole de fait en matière d’art public municipal, puisque tout projet initié par la Ville passe à un moment ou à un autre par l’une de ces compagnies. Par ailleurs, les dirigeants de ces compagnies étant pour la plupart eux-mêmes artistes, ils peuvent aussi être individuellement candidats à la réalisation d’une œuvre d’art public. Bien qu’ils ne se présentent pas quand leur compagnie est le médiateur du projet, il n’en reste pas moins que le fait que ceux qui sélectionnent les artistes peuvent aussi être des candidats crée une sorte de confusion sur le rôle et la place de chacun. Cette confusion est un fait qui mérite d’être souligné même si cela n’est pas propre à la politique d’art public ni à Johannesburg, mais correspond à un problème plus général qui concerne nombre de marchés publics. Selon les responsables de ces compagnies, ce phénomène tient au faible nombre d’artistes présents à Johannesburg, ou plus exactement au faible nombre d’artistes capables de répondre à une commande publique. Cela nécessite en effet des compétences bien spécifiques qui n’ont plus rien à avoir avec le talent artistique, comme par exemple le fait de pouvoir présenter un budget. Dès lors, est posée la question de la formation des artistes, notamment lorsque ceux-ci sont issus de milieux défavorisés ou précédemment discriminés. A cet égard, il est intéressant de remarquer que parmi les six dirigeants de ces compagnies, on compte trois hommes blancs, deux femmes blanches et un homme noir. La sous-représentation des personnes de couleurs, et dans une moindre mesure des femmes, peut ainsi être interprétée comme révélatrice d’une certaine inégalité d’accès à la création artistique. C’est cette inégalité qu’il me faudra interroger par la suite, en me demandant si cela est spécifique, voire accentué, quand il s’agit de commandes publiques d’art public ou si cela traduit une tendance générale commune à l’ensemble du domaine de la création artistique. Quant au « Comité de sélection d’art public » chargé de la sélection finale des sites, des artistes et des œuvres, il n’existe pas, du moins pas de manière permanente. En effet, pour chaque projet, une fois les propositions des médiateurs faites et à partir de celles-ci, un comité de sélection est constitué afin de procéder au choix définitif. Ce comité regroupe des membres du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine ; des membres de JDA ; ainsi que, selon l’expression de S. Sack, des « personnes ou des organismes qui ont des intérêts particuliers dans le projet », soit 41 généralement des entreprises ou des institutions privées, souvent localisées dans le quartier du projet d’art public en question et qui contribuent financièrement à la réalisation de ce projet. Ces entreprises privées sont par ailleurs fréquemment regroupées en City Improvement District (CID)33, partenariat public-privé constitué en vue de mener des actions de rénovation urbaine dans un quartier bien délimité. La participation des CID à ce genre de projet est particulièrement intéressante parce qu’elle confirme que l’art public est considéré, par le secteur public comme par le secteur privé, comme faisant partie intégrante des stratégies de rénovation urbaine. De ce fait, les projets réalisés au nom de la politique d’art public de la Ville sont souvent des partenariats public-privé, et non des projets uniquement publics. Au final, l’organisation de l’ensemble des acteurs participant à la politique d’art public de Johannesburg peut être schématisée de la manière suivante : 33 Les CID sont des formes de partenariats public-privé qui ont été conçus sur le modèle américain des Business Improvement District (BID) puis transposés en Afrique du Sud comme outils du renouvellement urbain. Initiés par les propriétaires privés, ces CID consistent à prélever une taxe supplémentaire, avec l’accord des autorités publiques, dans un périmètre délimité, en vue d’assurer un ensemble de services en plus de ceux assurés par la municipalité mais jugés insuffisants par les propriétaires privés (Didier, Morange, 2009). 42 Schéma 1.1 : Les acteurs intervenant dans la politique d’art public de la Ville Réalisation : Pauline Guinard On s’aperçoit donc que le jeu d’acteurs et les processus décisionnels sont plus complexes que ceux présentés dans la politique d’art public. Dans ces conditions, il s’agit de comprendre en quoi chacun de ces acteurs peut, ou non, influer sur cette politique, en fonction de ses intérêts et de ses propres conceptions de l’art public. c) Une ou des politiques ? Parce qu’une politique publique dépend aussi et surtout des acteurs qui la font vivre, je me propose d’étudier les motivations et les objectifs des différents acteurs en charge de cette politique. La question est ici de comprendre pour quoi et pour qui ces acteurs font de l’art public, et de déterminer s’il est possible d’identifier différentes visions de l’art public suivant les acteurs en présence, ce qui pourrait conduire à des interprétations et à des mises en application si diverses de 43 cette politique, que l’on pourrait se demander s’il existe une ou des politiques d’art public. De fait, si la politique d’art public semble n’être pour certains acteurs qu'un outil marketing dans le cadre d’opérations de rénovations urbaines, pour d’autres acteurs l’art public a une fonction différente, plus sociale ou esthétique. Dès lors, il s’agit de comprendre quel est le rapport de force entre ces différents acteurs afin de déterminer quels peuvent être ceux capables d’infléchir la politique d’art public à leur profit. Par ailleurs, si ce sont des acteurs particuliers qui font exister cette politique, on peut aussi se demander dans quelle mesure cette politique peut perdurer au-delà des changements d’acteurs individuels. - Les motivations des différents acteurs identifiés : des visions divergentes de l’art public ? Une fois les acteurs de cette politique identifiés, il s’agit de s’intéresser aux raisons invoquées par chacun de ces types d’acteurs pour justifier leur participation. Le but est de déterminer si tous recourent aux mêmes arguments que ceux utilisés dans la politique d’art publique, créant ainsi une sorte de consensus autour du pourquoi de l’ art public ; ou si au contraire, il est possible de discerner des discours propres à chaque catégorie d’acteurs, traduisant différentes visions et approches de l’art public. Pour ce faire, j’ai rencontré les dirigeants ou des représentants de tous les groupes d’acteurs identifiés, avec qui j’ai mené des entretiens en vue de déterminer leur propre définition de l’art public, leur mode de participation à la politique d’art public et les raisons de cette participation et leur appréciation globale de cette politique. Entrer en contact avec le secteur privé a été difficile. A cet égard, le parcours suivi par un de mes mails envoyé le 19 janvier 2009 à un des CID du centre-ville, le Central Johannesburg Partnership (CPJ), pour une demande de rendez-vous est très révélateur puisqu’il a été directement transféré au Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, et plus précisément à E. Itzkin qui lui m’a accordé un entretien. En définitive, je n’ai pu obtenir qu’un bref entretien téléphonique avec Kate Shand, directrice marketing de Kagiso Urban Management (KUM), société privée qui gère un certain nombre de CID à Johannesburg, notamment dans le centre-ville. De manière assez significative, cette dernière définit le rôle de KUM en matière d’art public comme celui d’un médiateur (facilitator), mais cette fois, à la différence des médiateurs artistiques recrutés par le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, non pas entre la Ville et les artistes, mais entre les propriétaires privés pour lesquels KUM travaille et la Ville. Si K. Shand reconnaît que l’art public fait partie de la stratégie de KUM dans le cadre de sa mission d’aménagement urbain, celui-ci reste néanmoins secondaire par rapport à la sécurité et la propreté qui sont les objectifs prioritaires de la société. Pour autant, K. Shand considère que : 44 « […] l’art public permet de donner une identité à un lieu, voire d’attirer des gens vers ce lieu. […] » (Entretien téléphonique du 4 avril 2009) On retrouve donc ici deux des arguments utilisés dans la politique d’art public : un de type social lié à la question de la construction d’une identité à travers l’art, mais conduisant à un argument de type économique consistant à concevoir l’art comme un moyen d’accroître l’attractivité d’un lieu. L’argument économique semble donc primer sur l’argument social, ce qui est somme toute logique étant donné la fonction de KUM, soit selon les mots de K. Shand : « […] d’aménager l’espace public en vue de sécuriser les investissements de nos clients. […] » (Entretien téléphonique du 4 avril 2009) La participation d’acteurs privés au projet d’art public de la Ville semble donc peser dans le sens d’une priorité donnée aux objectifs économiques par rapport aux objectifs sociaux, ce qui resterait à confirmer en interrogeant d’autres acteurs privés. Quoi qu’il en soit, à partir de ce premier constat, la question qui se pose est de savoir si cette tendance est contrebalancée, ou au contraire renforcée, par la participation des autres groupes d’acteurs de la politique d’art public dont les intérêts sont a priori différents. Si l’on s’intéresse tout d’abord au Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, on devrait logiquement avoir affaire à un discours relativement unifié de la part des membres du département, s’appuyant essentiellement sur les arguments utilisés dans la politique d’art public dont ils sont les initiateurs, les concepteurs et les promoteurs. Pourtant, pour avoir rencontré les deux principaux dirigeants du département, S. Sack, le directeur, et E. Itzkin, le directeur-adjoint, j’ai pu constater que chacun avait une vision personnelle de ce qu’était la politique d’art publique de la Ville, de sa raison d’être et de son importance. Chacun met l’accent sur certains arguments utilisés dans la politique d’art public plus que sur d’autres, les sensibilités des deux hommes ayant tendance à se compléter plus qu’à se recouper, comme tend à le montrer le tableau ci-dessous réalisé à partir du texte de la politique d’art public et des deux entretiens effectués auprès de S. Sack et d’E. Itzkin le 2 février 2009 : 45 Tableau 1.2 : Confrontation des arguments utilisés par les dirigeants du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, S. Sack et E. Itzkin, en faveur de l’art public par rapport à ceux utilisés dans le texte de la politique d’art public Arguments de la Arguments de Steven Sack, Arguments d’Eric Itzkin, politique d’art public directeur adjoint directeur Promouvoir la « […] peut lier les gens « […] promouvoir les espaces publics, de les « cohésion sociale » […] » rendre plus attractifs […] » Diffuser un sentiment « […] crée un sentiment de fierté civique chez les de « fierté civique » populations locales […] » Faciliter l’intégration de la diversité « […] démocratisation des lieux publics […] », au sens de : « […] dire que notre ville est diverse […] » et « […] permettre à plus de voix de se faire entendre […] » Arguments sociaux Créer une « identité « […] c’est vraiment « […] créer un sentiment important pour les gens, d’intérêt et collective » cette reconnaissance d’appartenance […] » d’événements, ces rassemblements chaque année, autour de personnes qui ont souffert ou qui ont contribué à l’histoire […] » Renforcer sentiment « sécurité » le « […] capacité de l’art de public à faire que les gens, les familles et les enfants, se sentent maintenant en sécurité dans les espaces publics […] » Eduquer : « […] apprendre à connaître sa ville, c’est ce que l’art public peut faire. […] » 46 Arguments de la Arguments de Steven Sack, Arguments d’Eric Itzkin, politique d’art public directeur adjoint directeur « […] rendre la ville plus belle […] » Argument esthétique Arguments économiques Etre un « catalyseur de développement et de croissance économique » « […] l’art public peut aussi créer des emplois. » « […] peut améliorer l’image de la ville ou de certains quartiers de la ville, peut-être en vue d’attirer des investissements […]» La complémentarité des deux argumentations est évidente. Néanmoins, il faudrait se demander si cela est uniquement dû à une divergence de vues des deux hommes ou s’il n’y a pas aussi un biais méthodologique résultant de la manière dont s’est déroulé l’entretien dans les deux cas. Pour confirmer cette hypothèse, il pourrait être intéressant d’interroger à nouveau S. Sack et E. Itzkin à propos de ces divergences. Quoi qu’il en soit, même si cela reste à valider, on peut remarquer qu’en réunissant les arguments utilisés par S. Sack et E. Itzkin, on retrouve tous les arguments utilisés dans la politique d’art public. En revanche, seuls deux arguments sont communs aux deux hommes : celui concernant la promotion de la « cohésion sociale » et celui visant à créer une « identité collective ». Ceci renvoie certainement à la volonté de la nouvelle municipalité de la ville de se constituer en tant que métropole unifiée, capable de fédérer par-delà les divisions héritées de l’apartheid. La volonté de faire de Johannesburg une ville inclusive est donc une nouvelle fois mise en avant. Par ailleurs, on peut remarquer que chacun des deux dirigeants a recours à un argument supplémentaire qui n’apparaît pas dans la politique d’art public. S. Sack évoque ainsi la mission éducative de l’art public qui est d’ailleurs un des arguments modèles identifiés par T. Hall et I. Robinson, et qui suppose une implication plus grande des populations locales par rapport aux projets d’art public. A l’inverse, E. Itzkin mentionne la fonction d’embellissement de l’art public. Cet argument purement esthétique pointe vers ma question initiale : l’art public ne serait-il qu’un outil de décoration de la ville ? Ne serait-il qu’un outil de marketing urbain servant à faire de l’espace public une vitrine destinée à attirer les touristes et les investisseurs, quitte à négliger les populations locales ? 47 Au final, les dirigeants du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine sont relativement fidèles à la politique d’art public qu’ils ont eux-mêmes institués, les entretiens m’ayant permis, en ce sens, de comprendre comment la politique d’art public est aussi le reflet de l’association de la sensibilité personnelle de ces deux hommes, initiateurs de cette politique. Ceci est d’autant plus intéressant que d’autres acteurs intervenant dans la politique d’art public m’ont indiqué l’importance des personnes dans la réussite de la politique, certains s’interrogeant même sur la possible poursuite de cette politique une fois parties les personnes actuellement en place. Par exemple, Marcus Neustetter, co-directeur de Trinity Session, un des principaux collectifs artistiques auxquels la Ville fait appel en tant que médiateur artistique, fait le constat suivant : « […] On a de la chance d’avoir des personnes comme S. Sack en charge de la politique d’art public. Mais après ? […] » (Entretien du 11 février 2009) L’application même de la politique d’art public semble ainsi dépendante de la disposition du personnel dirigeant du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine en la matière. De même, la manière dont Kate Harrison, directrice du Département aménagement et stratégie du JDA, se réfère par exemple au Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine est révélatrice de cette tendance à la personnalisation puisqu’elle en parle comme du « département de Steven [Sack] ». Ceci pose donc la question de la pérennité de cette politique, au-delà des changements de personnel administratif, même si l’existence d’un document programmatique, comme l’est la politique d’art public, est déjà un élément de réponse en faveur de la continuité de celle-ci. Néanmoins, on peut se demander dans quelle mesure la politique d’art public de Johannesburg est une question de personnes. Cette question est d’autant plus problématique que le nombre de personnes en charge de cette politique est pour le moins restreint, même si le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine n’est pas le seul à mettre en place cette politique. En effet, l’agence de développement de la Ville, le JDA, peut aussi être à l’initiative de projets d’art public, et l’a d’ailleurs été avant même l’instauration de la politique d’art public de la Ville. Depuis l’instauration de celle-ci, le JDA est devenu le principal partenaire du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine. Pour autant, on peut s’interroger sur les motivations du JDA à contribuer aux projets d’art public, sachant que, comme le nom même de l’agence l’indique, l’objectif prioritaire du JDA est d’ordre économique. De fait, selon le site internet du JDA34, la mission de celui-ci est de : 34 Voir : http://www.jda.org.za/ 48 « […] favoriser et soutenir les initiatives de développement économique dans toute l’aire métropolitaine de Johannesburg […] »35 Etant donné cet objectif, les motivations du JDA pour faire de l’art public sont donc vraisemblablement avant tout d’ordre économique. Cela m’a d’ailleurs été confirmé par Zanele Mamba, responsable marketing et communication du JDA : « […] Pour être honnête, c’est [l’art public] plus une question d’embellissement de la ville. En termes de bénéfices économiques, on aide effectivement le monde artistique en finançant les artistes qui font généralement de jolies choses mais qui ont besoin de reconnaissance par le biais de ces projets. En termes d’implication sociale, je vois cette politique uniquement comme quelque chose qui peut avoir un impact sur l’éducation des enfants. Au final, l’art public n’a pas tant des implications sociales qu’économiques. […] » (Entretien du 20 février 2009) L’aspect social de la politique d’art public est donc ici évacué. Le seul impact social reconnu par Z. Mamba est la capacité éducative de l’art public, argument mentionné par S. Sack mais pas dans la politique d’art public en tant que telle. A l’inverse, l’accent est mis sur les objectifs économiques liés de manière significative à la question de l’embellissement de la ville. On retrouve donc ici l’idée que l’art public est un élément d’esthétisation de la ville, visant à la rendre plus attractive, la question étant alors de savoir pour qui. Cette vision de l’art public ne semble d’ailleurs pas propre à Z. Mamba, mais elle est partagée par d’autres personnes en charge de l’art public au JDA. Ainsi, par exemple, Kate Harrison, directrice du Département aménagement et stratégie du JDA, et actuellement en charge d’un vaste projet d’art public à Hillbrow, Berea et Yeoville, quartiers du nord-est du centreville (cf. cartes 1.1 et 2.1), m’a expliqué que : « […] mon principal objectif qui n’est sans doute pas très académique et qui correspond aussi à ce que j’aimerais voir, est que je veux que les gens qui se trouvent dans un environnement difficile voient quelque chose de beau (beautiful). […] » (Entretien du 4 avril 2009) La perspective de K. Harrison semble ici plus tournée vers les populations locales puisqu’elle envisage l’art public comme un moyen d’améliorer l’environnement quotidien des habitants. Toutefois, on peut se demander si cette différence tient à une vision propre de K. Harisson qui serait quelque peu différente du discours dominant parmi les membres du JDA, ou si cela tient à la spécificité même du 35 “[…] stimulates and supports area-based economic development initiatives throughout the Johannesburg metropolitan area […]”, Site internet JDA, http://www.jda.org.za, avril 2009. 49 cas dont elle parle, le centre-ville présentant différents sous-ensembles avec une problématique et des enjeux propres. Néanmoins, pour elle, l’art public doit d’être quelque chose de beau, qui doit plaire. L’argument esthétique est donc central. Dès lors, on peut se demander dans quelle mesure cet objectif esthétique peut s’articuler aux autres objectifs de la politique d’art public. Il est assez aisé de voir le lien entre objectif esthétique et économique : embellir l’espace public par de l’art public permet de rendre cet espace plus attractif et donc d’y attirer des visiteurs, des touristes ou des investisseurs. Cette corrélation est d’autant plus probable si une telle opération est couplée à une action de sécurisation de l’espace en question, la question de la sécurité restant une des raisons principales en Afrique du Sud pour éviter l’espace public. Or, c’est souvent le cas, comme me l’a fait remarquer S. Sack, directeur du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine : « […] C’est assez étonnant. Mais quand vous investissez dans l’art public, vous devez aussi investir dans la sécurité pour protéger les œuvres d’art. Et de cette façon, vous augmentez le sentiment de sécurité dans ce lieu. Donc vous avez une interaction entre les deux choses. […] » (Entretien du 2 février 2009) En revanche, le lien entre l’objectif esthétique et les autres objectifs de la politique d’art public, notamment ceux visant à faire de Johannesburg une ville inclusive, est moins évident. En effet, cela suppose de se demander si l’art public doit nécessairement être beau pour (re)créer du lien social ou pour lutter contre les divisions et les discriminations héritées. Mais, ces objectifs ne se situent-ils pas sur un autre plan que les questions esthétiques qui, s’ils n’excluent pas le beau, ne le nécessitent pas non plus ? Cela implique aussi, justement, de s’interroger sur qui définit le beau et pour qui. De fait, si seulement ce qui est beau à le droit d’être (exposé) en ville, alors celui qui a le pouvoir de définir le beau a aussi le pouvoir d’exclure. L’idée de beauté serait-elle instrumentalisée en tant que nouveau facteur d’exclusion ? Finalement, la vision de l’art public du JDA est assez proche de celle des acteurs privés en ce qu’elle tend à renforcer l’aspect économique de la politique d’art public, ce qui n’est pas surprenant étant donné la fonction même du JDA qui est et qui reste l’agence de développement de la Ville. En ce sens, l’art public est donc un élément supplémentaire pour le JDA, dans le cadre des opérations de rénovation urbaine qu’il mène dans la ville, pour promouvoir le développement économique de celle-ci, en faisant de l’art public un outil d’esthétisation de la ville en vue de changer son image et d’attirer touristes et investisseurs. 50 Il nous reste enfin à nous interroger sur les motivations du dernier groupe d’acteurs intervenant dans la politique d’art public, les médiateurs artistiques, afin de savoir si leurs motivations tendent aussi à renforcer les objectifs économiques de la politique d’art public, ou si au contraire elles tendent à contrebalancer cette tendance. Les médiateurs, comme leur nom l’indique, occupent une position intermédiaire entre les artistes qu’ils ont à sélectionner et la Ville qui est leur commanditaire, bien que la majorité d’entre eux soient eux-mêmes des artistes. Leur rôle de médiateur consiste donc à trouver un terrain d’entente entre les directives municipales, les propositions d’autres artistes et leur vision personnelle. Est-il pour autant possible de discerner des motivations communes à ces médiateurs qui les conduisent à participer à la politique d’art public de la Ville et à se spécialiser dans cette fonction d’intermédiaires? Pour tenter de répondre à cette question, j’ai interrogé des représentants de toutes les compagnies spécialisées dans cette fonction de médiateur : Stephen Hobbs et Marcus Neustetter pour Trinity Session ; Lesley Perkes pour Art At Work ! ; Andrew Lindsay pour la Spaza Gallery ; et Antoinette Murdoch pour la Johannesburg Art Bank. Le tableau ci-dessous dresse un récapitulatif des raisons invoquées par ces acteurs en faveur de l’art public lors de ces entretiens, tous réalisés au cours du mois du février 2009. 51 Tableau 1.3 : Les motivations des médiateurs pour faire de l’art public Compagnie Représentant Raisons invoquées pour faire de l’art public Stephen Hobbs - provoquer de l’inattendu qui puisse changer la perception du passant Trinity Session Marcus Neustetter - intérêt pour le processus de création, vu comme un processus social, plus que pour le résultat - favoriser la réappropriation de l’espace public par le public Art At Work ! Lesley Perkes - donner accès au plus grand nombre à l’art parce que l’art public est à la vue de tous et gratuit - permettre le rêve - éduquer Spaza Gallery Andrew Lindsay - impliquer la communauté locale, pour lui permettre de s’approprier son espace - donner accès au plus grand nombre à l’art Art Bank Antoinette Murdoch - permettre à des artistes peu connus ou anciennement discriminés (pour leur couleur de peau ou leur sexe) d’avoir accès à la création artistique Ce tableau permet de montrer que même si chaque artiste a des motivations qui lui sont propres, et qui révèlent la spécificité de la démarche personnelle et artistique de chacun, il n’en reste pas moins que l’ensemble des raisons invoquées par les médiateurs artistiques concerne essentiellement la question de l’accès à l’art, qu’il s’agisse de l’accès à la création artistique ou de l’accès à la production artistique, que cet accès soit physique par la mise à disposition de l’art dans l’espace public, ou bien mental, par la mise en place de démarches participatives ou éducatives. L’art public pour la majorité de ces acteurs est donc conçu, ou du moins présenté, comme un processus et un engagement sociaux qui peuvent, voire qui doivent transformer le rapport du public à l’art et à l’espace public. Pour autant, il s’agit bien là de discours, c’est-à-dire de propos destinés à être entendus, en l’occurrence par moi, mes interlocuteurs ne me disant que ce qu’ils veulent me dire ou ce qu’ils croient que je veux entendre. Dès lors, on peut se demander si au-delà de ces motivations, les médiateurs n’ont pas d’autres objectifs sans doute moins altruistes, dont un indice est par exemple le fait que l’art public constitue aujourd’hui à Johannesburg un véritable marché. 52 Pour autant, on retrouve des arguments qui sont identiques, ou du moins compatibles, avec certains des arguments de la politique d’art public et qui ne sont pas mis en avant par les autres catégories d’acteurs. Dès lors, ces médiateurs artistiques pourraient favoriser la mise en application de ces objectifs, et ainsi faire contrepoids à l’approche plus économique du JDA et des acteurs privés. Pourtant, comme tous me l’ont fait remarquer, la politique d’art public de la Ville n’a généralement pas les moyens de ses ambitions sociales. En effet, tous les projets de la municipalité se doivent d’être réalisés dans un temps limité – généralement quelques mois – et avec un budget impartis, qui sont bien souvent insuffisants pour mettre en place des processus qui prendraient en compte ou qui impliqueraient les populations locales dans la démarche artistique. Le manque de temps et d’argent alloués à ces projets ne permet donc pas aux artistes, par exemple, de réaliser des recherches concernant l’espace d’implantation du projet ou d’organiser des ateliers de création avec les populations locales. Le risque est donc bien que l’art public ne soit plus qu’un art dans l’espace public, simple objet de décoration, installé là sans prendre en compte les populations locales, ni même l’espace en question. M. Neustetter de Trinity Session résume ainsi la situation : « […] pour les artistes, ce qui compte c’est souvent plus le processus que le résultat. Mais cela demande du temps et de l’argent qui manquent généralement. C’est ce qui différencie l’art public de l’art dans l’espace public. Pour moi, l’art public tel qu’il est conçu par la Ville n’est pas critique, ne fait pas question. […] » (Entretien du 11 février 2009) L’art public initié par la Ville serait donc incapable, surtout par manque de moyens, d’agir sur la dimension sociale ou politique des espaces publics. Néanmoins, malgré cette insuffisance de la politique d’art public, mise en avant par les médiateurs eux-mêmes, ces derniers choisissent quand même de participer à cette politique. Ceci s’explique certainement d’une part parce qu’il y a une véritable demande de la part de la Ville, et donc un marché à saisir ; et d’autre part, sans doute, parce que les médiateurs espèrent pouvoir influer sur cette politique d’une manière ou d’une autre. Dès lors, on peut se demander comment ces médiateurs, de même que les autres acteurs, parviennent ou non à peser sur cette politique en vue d’imposer leur propre vision de l’art public. - Les rapports de force entre acteurs Comme on s’en aperçoit, chaque catégorie d’acteurs semble avoir une vision et des motivations bien distinctes de l’art public. Or, l’ensemble de ces visions et de ces motivations ne sont pas forcément compatibles entre elles ni avec les objectifs de la politique d’art public, tels qu’ils peuvent être incarnés par les dirigeants du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine. 53 Dès lors, il s’agit de comprendre quels sont les rapports de force entre les acteurs, et notamment visà-vis du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, pour comprendre quels sont les acteurs qui sont capables d’infléchir la politique afin qu’elle corresponde au mieux à leurs intérêts. Le JDA n’est pas seulement le partenaire privilégié du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, il est aussi le véritable bras armé financier de ce dernier. De fait, le budget annuel du JDA est beaucoup plus important que celui du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine. A titre d’exemple, le budget du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine pour l’année 2008-2009 était de 61 536 000 rands, soit près de 6 millions d’euros, contre 1,2 milliard de rands, soit près de 100 millions d’euros pour le JDA, presque dix-sept fois plus. Or, le JDA entend, depuis sa création en 2001, consacrer une partie de son budget à l’art public, sans nécessairement respecter le principe des « 1% d’art », pouvant donc attribuer plus ou moins d’un pourcent du budget à l’art public suivant les projets. Néanmoins, il est important de préciser que ces dépenses ne peuvent être que des dépenses d’investissement, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent concerner que des objets d’art public et non des performances publiques. En ce sens, le JDA ne peut pas venir en aide au Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, en matière de performance publique, tandis que le Département aimerait développer cet aspect, mais n’en a pas les moyens. Pour le reste, le JDA est un acteur incontournable et influent du fait même de l’importance de son budget. En ce sens, sa capacité à infléchir la politique d’art public selon sa vision de l’art public, c’est-à-dire en tant qu’outil des opérations de rénovation urbaine, est importante. Pour les acteurs privés, la question de leur influence par rapport à la politique d’art public se pose sans doute également en fonction de leur participation financière, sachant que leur objectif premier est de favoriser le développement économique de la ville par l’art public. Or, ces derniers n’ont a priori pas les mêmes limitations que le JDA en matière d’investissement, ce qui signifie qu’ils peuvent probablement financer des performances publiques. Dans ce domaine, ils peuvent sans doute être très influents puisque ni le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, ni le JDA n’ont la possibilité de financer de telles opérations. Mais là encore ces hypothèses seraient à confirmer par des entretiens avec ces acteurs. Enfin, les médiateurs artistiques, dans le cadre de la politique d’art public, adoptent le plus souvent une stratégie de compromis entre les attentes du commanditaire, les propositions des artistes en compétition et leurs propres desseins. Mais, ce compromis est perçu et vécu différemment par les différents intermédiaires. Ainsi, pour l’équipe de Trinity Session, cela fait partie du jeu. Dès lors, leur stratégie consiste à satisfaire au mieux leur commanditaire, en l’occurrence la Ville, afin de pouvoir à la marge mener les projets comme ils l’entendent et amener progressivement 54 la Ville à adopter leurs vues. Prenant l’exemple du projet à l’initiative de Trinity Session actuellement en cours de négociation, qui consiste à réaliser une œuvre d’art public pour la ville signée William Kentridge, artiste sud-africain à l’heure actuelle le plus en vue internationalement, S. Hobbs m’a en effet expliqué que ce genre de projet permettait : « […] d’influencer les politiciens et de leur faire comprendre, même s’ils le savent déjà, que leurs procédures sont trop lentes. Vous ne pouvez pas toujours prendre le chemin officiel pour obtenir les meilleures choses. Mais, en même temps, il ne s’agit pas non plus d’aller contre les politiques en place. Vous devez trouvez une façon de faire entre les deux. […] » (Entretien du 18 février 2009). Le but de Trinity Session est donc bien d’influencer les politiques publiques dans la perspective, à terme, de parvenir à les rallier à leurs conceptions. On retrouve ici un discours dominant chez les acteurs privés qui consiste à dire que le privé est toujours plus efficace que le public, parce que moins bureaucratique et plus flexible. Mais tous les médiateurs n’ont pas cette ambition, et ne sont d’ailleurs pas forcément en situation de le faire. En effet, Trinity Session est la première compagnie à s’être spécialisée dans l’art public au service de la Ville et connaît depuis lors un vaste succès. Son expérience et sa réussite en font donc aujourd’hui un acteur majeur de l’art public à Johannesburg, ce qui lui permet de prétendre à influencer la façon dont la politique d’art public est conduite. Pour les autres médiateurs, la question se pose quelque peu différemment, parce qu’ils ne sont pas toujours en position de force pour imposer leurs choix. Ainsi, A. Murdoch, directrice de la Johannesburg Art Bank, dernier médiateur entré au service de la Ville, a évoqué le poids du commanditaire dans la réalisation des œuvres d’art public. Par exemple, dans le cadre du projet de l’œuvre d’art public en l’honneur de Bram Fischer, militant afrikaner anti-apartheid, pour le centre culturel du même nom, et pour la réalisation de laquelle la Johannesburg Art Bank a été choisie par le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, A. Murdoch m’a expliqué que : « […] Depuis le départ, nous étions d’accord pour faire des murals36 et des mosaïques sur le sol, selon une approche très contemporaine. […] ils [les commanditaires] insistent pour qu’il y ait une sorte de buste de Bram Fischer. C’est très classique, très traditionnel. […] » (Entretien du 5 février 2009) 36 Un mural désigne une sorte peinture murale. J’ai choisi de conserver le terme anglais parce que le terme de mural correspond en anglais à un véritable genre artistique, sans véritable équivalent en français. 55 On voit donc bien ici en quoi l’approche artistique du médiateur peut être en décalage par rapport aux attentes du ou des commanditaires, ici en l’occurrence Capital Projects37, service de la Ville de Johannesburg en charge du centre Bram Fischer, et le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine. Pour faire face à cette situation, A. Murdoch a proposé un compromis consistant à peindre le buste de Bram Fischer sur un des murals, tout en prévoyant de réaliser un buste si le commanditaire refusait cette solution. C’est donc bien le commanditaire qui a le dernier mot. L. Perkes, co-directrice d’Art At Work !, fait d’ailleurs le même constat : « […] nous devons toujours avoir l’approbation du directeur des Arts et de la Culture de la Ville. Sans comité d’art public, si quelqu’un dit non, c’est non. […] » (Entretien du 18 février 2009) Pour L. Perkes, cette situation de dépendance par rapport au Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine est renforcée par l’application partielle de la politique d’art public, le « Comité de sélection d’art public » prévu par la politique d’art public n’existant pas en tant que tel. Dès lors, le mode de prise de décision est moins transparent et plus dépendant du bon vouloir des personnes en charge de la mise en œuvre de la politique d’art public, c’est-à-dire le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, voire le JDA. Au contraire, L. Perkes considère que c’est la politique d’art public qui devrait être aux services des artistes et non l’inverse. Pourtant, comme elle me l’a dit ellemême lors de ce même entretien, elle n’est « pas en position de dire non », parce qu’elle a besoin de travail et que la Ville est, aujourd’hui, un des principaux commanditaires en matière d’art public. Le rapport de force est donc nettement en faveur des commanditaires, qu’il s’agisse de la Ville, du JDA ou des investisseurs privés. Les médiateurs doivent donc trouver des compromis pour satisfaire leurs commanditaires, voire se compromettre, selon les déclarations d’A. Lindsay, directeur de la Spaza Gallery : « […] C’est une limite quand vous acceptez un travail […], vous devez vous demander comment satisfaire les gens qui paient. […] Dès qu’il y a un sponsor, […] on est compromis. […] » (Entretien du 10 février 2009) Dès lors, il est aussi aisé de comprendre que certains artistes refusent de participer à la politique d’art public, puisqu’y participer impliquerait de compromettre leur propre vision de l’art public. En définitive, le pouvoir d’influence des médiateurs artistiques semble donc restreint. Seule la compagnie Trinity Session se distingue quelque peu des autres à cet égard, de par son expérience 37 Capital Projects est un service municipal s’occupant de la maintenance des équipements gérés par le Département pour le développement communautaire de la ville. 56 et son ancienneté, même si sa marge de manœuvre reste limitée. Dès lors, on peut douter de la capacité de ce groupe d’acteurs à pouvoir véritablement contrebalancer le poids des autres acteurs, en faveur de leur propre vision de l’art public. Le mieux qu’ils puissent faire est sans doute d’infléchir cette politique par une stratégie de compromis. La politique d’art public de la Ville de Johannesburg ne se résume donc pas seulement à un texte, elle dépend aussi de la manière dont les acteurs en charge de sa mise en œuvre l’interprètent et l’appliquent, ainsi que des moyens dont ils disposent pour cela. Les discours des différents acteurs m’ont ainsi permis de cerner les intentions de chacun ainsi que les rapports de force existant entre eux. Cette première approche tend donc à montrer que la politique d’art public, même si elle est inspirée de modèles internationaux, est le reflet des aspirations des membres dirigeants du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine qui conçoivent cette politique comme une politique économique et sociale destinée à faire de Johannesburg une ville plus inclusive. Néanmoins, l’aspect social de cette politique est largement remis en cause par la présence d’autres acteurs, à savoir le JDA et le secteur privé non artistique, plus puissants sur le plan financier et pour qui l’art public est avant tout un outil de développement économique. Par rapport à cette tendance, les médiateurs artistiques dont l’approche moins économique pourrait servir de contrepoids ne sont généralement pas en position de force pour imposer leurs conceptions. Dès lors, la capacité de la politique d’art public à avoir un impact autre qu’esthétique sur la ville est compromise. Reste à savoir comment cela se traduit aussi bien dans la pratique, lorsque la politique d’art public est concrètement mise en place, que dans l’espace, une fois l’œuvre d’art public installée dans l’espace public. Le contexte d’apparition de la politique d’art public est en lui-même révélateur du pourquoi de cette politique. La politique d’art public est conçue par les autorités municipales comme un outil de redéfinition de la ville à toutes les échelles. Pourtant, les modalités d’application elles-mêmes semblent limiter, voire compromettre ces objectifs premiers. Dès lors, on peut se demander quels peuvent être les résultats effectifs de cette politique afin d’envisager dans quelle mesure ils correspondent à ces objectifs. 57 II. La politique d’art public à l’épreuve de la ville Une fois définies les motivations qui ont conduit à l’institution d’une politique d’art public à Johannesburg, et une fois cernés les dispositifs mis en place pour y parvenir, il s’agit de s’interroger sur les résultats concrets de cette politique dans la ville en vue de déterminer en quoi ils concordent avec les objectifs affichés de la politique. Pour ce faire, je dresserai un panorama des œuvres produites au nom de cette politique, après quelque deux ans d’application de cette politique, afin de définir s’il existe un type d’œuvre spécifique à cette politique qui rendrait les œuvres d’art public produites par la Ville nettement identifiables par rapport à d’autres formes d’art public existantes, tout en m’interrogeant sur la répartition spatiale de ces œuvres dans la ville. A partir de là, je m’intéresserai aux modalités de réception de ces œuvres par le public à travers l’étude de trois cas particuliers. 1) La politique d’art public en actes : les œuvres d’art public dans la ville Après environ deux ans de mise en œuvre, la politique d’art public de la Ville de Johannesburg a produit un certain nombre d’œuvres d’art public installées dans la ville. Malheureusement, il n’existe pas de recensement systématique de ces œuvres. Le seul inventaire que j’ai pu consulter au Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine consiste en un recensement de toutes les œuvres d’art public existant à Johannesburg en juin 2006, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la politique d’art public. Cet inventaire m’a ainsi servi de base de référence, en négatif, pour identifier sur le terrain les œuvres d’art public réalisées depuis, au nom de la politique d’art public. Du fait de l’étendue de la métropole, et n’ayant que deux mois et demi sur place, je n’ai pas pu effectuer un recensement exhaustif de toutes les œuvres d’art public produites dans le cadre de la politique d’art public à l’échelle de la métropole. Pour des questions de faisabilité et parce que le centre-ville est un espace privilégié d’application de la politique d’art public de la Ville depuis sa mise en place, je me suis concentrée sur le centre-ville. C’est donc essentiellement à partir des œuvres d’art public du centre-ville que je m’apprête à analyser le style d’œuvres d’art public produit par la Ville, en vue de déterminer en quoi ces œuvres peuvent être spécifiques par rapport à d’autres formes d’œuvres d’art public, et donc constituer un genre en soi nettement identifiable dans la ville ; et c’est également à partir d’elles que je vais m’interroger sur les modalités de répartition spatiale de ces œuvres. 58 a) Quel art public produit par la Ville? - Les choix de la municipalité : des objets d’art public « traditionnels » à défaut de performances ? Il s’agit de s’interroger ici sur le type d’œuvres d’art public produites par la Ville afin de déterminer dans quelle mesure elles sont particulières et répondent à une certaine conception de l’art public qu’il me faudra dégager. L’échec de l’adoption d’une politique de performance publique est en elle-même l’indice d’une limite et d’une orientation de la politique d’art public, en ce qu’elle indique que la politique d’art public de la Ville est en réalité essentiellement une politique d’objets d’art public. Et de fait, c’est le constat que font la plupart des artistes qui ont participé à cette politique d’art public. Par exemple, Clive van der Berg, artiste sud-africain ayant participé à plusieurs reprises à la politique d’art public de la Ville, m’a expliqué que : « […] Je pense qu’au fur et à mesure qu’on développera cette tradition [d’art public], il y aura un besoin croissant de faire de cet art public un art provocateur, et d’utiliser un langage qui ne soit pas nécessairement figuratif. Nous [la Ville de Johannesburg] avons aussi besoin d’interventions qui ne soient pas permanentes : des sculptures, des événements, des performances, …, d’autres formes d’interventions artistiques qui ne soient pas permanentes. Pour l’instant, la définition de l’art public est très traditionnelle (traditional). […] Mais à un moment, on aura besoin de concevoir la culture publique, et l’art public, de manière différente, plus fluide, plus flexible, temporaire. […] » (Entretien du 13 février 2009) La politique d’art public contemporaine est ainsi qualifiée par C. van der Berg de « traditionnelle ». Cet adjectif renvoie ici à une forme d’art non seulement usuelle, déjà vue, mais aussi conventionnelle et convenue, par opposition à un « art provocateur » que l’artiste appelle de ses vœux. De ce fait, par ce caractère « traditionnel », la capacité de l’art public à surprendre le public, à l’interpeller, à l’amener précisément à s’interroger sur le sens de l’espace public est compromise. Dès lors, l’efficacité même d’une telle politique en tant que susceptible de concerner les dimensions sociales et politiques de l’espace public est remise en cause. Et ceci à tel point que l’on peut se demander dans quelle mesure l’art public, du moins tel qu’il est institué par la Ville à l’heure actuelle, peut avoir un impact, autre qu’esthétique, sur l’espace public. Cette limite est d’ailleurs reconnue par les concepteurs de la politique d’art public, notamment S. Sack, directeur du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine qui aimerait justement pouvoir développer les performances d’art public. Cet aspect de la politique d’art public 59 est d’autant plus crucial que, selon les dires mêmes de S. Sack, les performances publiques ont une dimension sociale, une capacité d’« anim[ation de] l’espace public » que n’ont pas les objets d’art. L’idée consiste à dire, en effet, que les performances publiques, contrairement aux objets d’art public, peuvent créer du lien social dans les espaces publics parce qu’elles peuvent permettre, le temps d’une manifestation, la rencontre des populations, hypothèse qu’il me faudra confirmer par la suite. Néanmoins, si les performances sont de fait exclues de la politique d’art public, la mise en œuvre d’une partie des objectifs de cette politique d’art public est compromise. Dans ces conditions, l’art public promu par la Ville de Johannesburg ne s’apparenterait-il pas davantage à une forme d’art public esthétisante, outil de marketing urbain, qu’à un art public social et contestataire ? S’intéresser aux autres formes d’art public existant à Johannesburg, permet sans doute de mieux comprendre l’art public de la Ville et d’apporter des éléments de réponse à cette question. - Les autres formes d’art public contemporaines : points communs et différences avec l’art public municipal L’art public produit au nom de la politique d’art public n’est pas la seule forme d’art public ayant existé – que l’on songe à l’art public de l’apartheid précédemment évoqué et érigé en contremodèle – ou existant à Johannesburg à l’heure actuelle. Dès lors, comprendre en quoi cet art public diffère ou non d’autres formes d’art public, notamment d’autres formes post-apartheid, est aussi un moyen de mieux saisir ce qu’est cet art public et dans quel but il est réalisé. De fait, l’art public peut être utilisé par des acteurs publics et/ou privés à des fins très diverses, allant de la contestation sociale à la campagne promotionnelle. A cet égard, le projet « Johannesburg Ville d’Art » (Johannesburg Art City) lancé en 2002, soit avant même l’adoption de la politique d’art public, par la Ville de Johannesburg en vue de la tenue du Sommet mondial sur le Développement durable, est caractéristique d’une forme d’art public de type promotionnel résultant d’un partenariat public-privé. En effet, Cell C, premier opérateur de téléphonie mobile d’Afrique du Sud, était alors le principal sponsor de cette campagne qui consistait à reproduire des murals sur des affiches gigantesques installées par la suite sur les façades des immeubles de la ville. Ces murals avaient été réalisés pour cette occasion et se devaient de contenir non seulement le logo de la Ville mais aussi celui du sponsor. Dès lors, comme l’a montré Sabine Marschall dans un article de 200838, on peut s’interroger sur la nature même d’un tel projet : est-ce 38 S. Marschall, 2008, “Transforming Symbolic Identity : Wall Art and the South African City” (« Transformer l’identité symbolique: l’art mural et la ville sud-africaine »), in African Arts, numéro d’été. 60 encore de l’art ou est-ce une simple campagne de publicité ? La Ville de Johannesburg est ainsi capable d’utiliser l’art public à des fins promotionnelles voire publicitaires. La question est alors de savoir si la politique d’art public adoptée depuis cette campagne permet de s’affranchir de cet aspect publicitaire de l’art public, le principe des « 1% d’art public » donnant à la Ville une plus grande autonomie financière par rapport à d’éventuels sponsors, ou si, au contraire, elle tend à le renforcer dans une perspective de promotion de la ville et de développement économique. Pour certains artistes, notamment ceux qui réalisent des projets d’art public alternatifs, voire contestataires, la seconde hypothèse est clairement la bonne. Et c’est d’ailleurs pourquoi ces artistes refusent de participer à la politique d’art public de la Ville : ils la jugent contraire à leurs objectifs artistiques, à leur vision de ce que devrait être l’art public. Ismail Farouk, artiste et géographe sudafricain, est représentatif de cette catégorie d’artistes. En effet, il entend réaliser des projets artistiques à vocation sociale. Mais selon lui l’approche de la Ville est une approche néolibérale qui conduit dans le centre-ville à un processus de gentrification39, c’est-à-dire à un processus de réinvestissement de quartiers urbains par des populations aisées aux dépens des populations pauvres jusque-là résidantes et des usagers de ces espaces centraux. Ainsi, pour lui, la politique d’art public : « […] est associée au vaste programme de régénération urbaine qui dans son schéma général vise à promouvoir la gentrification. Tout simplement. En d’autres termes, [elle] fait partie d’un programme plus vaste de régénération urbaine qui soutient la gentrification, processus qui suppose toujours de s’interroger sur le potentiel d’un quartier et sur les moyens de maximiser le profit. Donc elle tient compte de ces objectifs, contrairement à une conception différente qui consiste à dire… Par exemple, si vous voulez rénover un espace, il y a plusieurs façon de s’y prendre. L’approche actuellement utilisée est néolibérale, elle ne s’occupe pas des besoins des populations locales. De cette façon, l’art public soutient actuellement le processus de gentrification, parce que l’art public est considéré comme faisant partie d’une stratégie de régénération urbaine, d’un processus d’embellissement. Actuellement la rénovation urbaine signifie donc : comment produire du ‘grand art’ (super art), comment créer des changements superficiels dans l’environnement public. […] 39 Le terme de gentrification est un mot anglais, forgé par des géographes anglo-saxons dans les années 1970 à la suite du sociologue anglais Ruth Glass ayant créé ce terme en 1963 à propos Londres, pour décrire un phénomène de (ré)investissement des centres-villes par des populations aisées venant des banlieues (suburbs), dans un contexte de revalorisation et de rénovation des centres-villes dégradés. 61 Et c’est exactement mon problème avec l’art public. Il fait partie de la stratégie globale de régénération de la ville. Or cette stratégie est implacable. Elle promeut l’inégalité, un environnement inégal. C’est ça le problème. […] » (Entretien du 19 février 2009). L’art public initié par la Ville ne serait ainsi qu’un instrument d’embellissement de la ville, un simple élément de décoration au service d’une image de ville, censée attirée les investisseurs et non tournée vers les populations résidantes. A l’inverse, I. Farouk conçoit ses projets artistiques en fonction des populations locales les plus en difficulté. Par exemple, un de ses projets consiste à concevoir un caddy pour les transporteurs informels du centre-ville, surnommés « pousseurs de caddys » (trolley pushers), qui avaient jusque-là recours à des caddys de supermarchés volés. Le but de l’artiste ici est de légaliser une activité qui répond à une véritable demande dans le centre-ville, alors que la municipalité se bat pour supprimer ce type d’activités. On voit donc ici à quel point la logique artistique d’I. Farouk est contraire aux objectifs municipaux et donc incompatible avec une politique publique. Dès lors, pour comprendre cette opposition, il est intéressant de reprendre la distinction faite par T. Hall dans un article de 200840 entre deux catégories d’art public : d’un côté un art public institutionnel et des projets iconiques qui correspondent à une vision officielle, voire commerciale, de la Ville et qui sont menés dans l’intérêt propre des investisseurs, qu‘il s’agisse de la Ville ou des acteurs privés ; d’un autre côté, des projets d’art public de quartier ou communautaires qui ont un but plus identitaire ou social. Mais, si ces deux types de projets sont effectivement différents, voire opposés, sont-ils pour autant nécessairement contradictoires ? La Ville de Johannesburg peut-elle alors concilier ces deux objectifs comme elle prétend le faire ? Il s’agirait alors de se demander s’il existe des projets d’art public communautaires municipaux. Au final, on s’aperçoit que l’art public promu par la Ville est une forme d’art public spécifique, en ce qu’il privilégie les objets d’art public « traditionnels », ce qui est en soi une limite à la portée de ce que peut être l’art public. Et de fait, en comparant l’art public municipal avec d’autres formes d’art public, on constate que celui-ci s’apparente plus, à l’heure actuelle du moins, à de l’art public de type publicitaire qu’à de l’art public contestataire. Reste à savoir si cela peut évoluer sur le long terme comme semble le sous-entendre C. van der Berg. 40 T. Hall, 2004, “Opening Public Art’s Spaces: Art, Regeneration and Audience”, in The City Cultures Reader, M. Miles et T. Hall (ed.), Routledge, New-York. 62 b) Où sont les œuvres d’art public réalisées par la Ville ? Ayant cerné le type d’art public auquel pouvait appartenir les œuvres d’art public produit au nom de la politique d’art public, il s’agit désormais de comprendre où se trouvent ces œuvres dans la ville et de voir à quelle logique répond cette répartition spatiale, et ceci à toutes les échelles. - La place privilégiée du centre-ville : le centre-ville, une métonymie de la ville ? Mes entretiens et mes observations de terrain m’ont permis de dégager une spécificité du centre-ville qui en fait un espace privilégié d’application de la politique d’art public de la Ville. Mon but est ici de comprendre en quoi et pourquoi le centre-ville occupe une place privilégiée dans cette politique, alors que la politique est une politique métropolitaine, donc a priori applicable à l’ensemble de la métropole sans aucune distinction. Cette question de la place du centre-ville renvoie à celle des modalités d’application de cette politique publique métropolitaine aux différentes échelles urbaines. En effet, si la politique d’art public est appliquée de manière spatialement différenciée dans la ville, selon les quartiers et les échelles, cela ne risque-t-il pas de compromettre l’objectif d’unification métropolitaine pourtant fondateur de cette politique ? On peut alors se demander si une application spatialement différenciée de cette politique par quartier, sans action efficace et effective à l’échelle métropolitaine, ne conduit pas à favoriser une construction de la ville comme somme, voire simple juxtaposition de quartiers, et non comme un tout, une unité. Je m’interrogerai tout d’abord sur ce qu’est le centre-ville de Johannesburg, en vue de mieux comprendre les enjeux qui l’animent et qui en font un espace privilégié d’application de la politique d’art public, ainsi que d’analyser les raisons explicitement évoquées par les différents acteurs pour justifier cela. Le centre-ville de Johannesburg est, en effet, un espace difficile à définir parce que multiple et changeant, comme tente de le montrer la carte ci-dessous : 63 Carte 2.1 : Source : Pauline Guinard Le centre-ville désigne tout d’abord le cœur historique de la ville, c’est-à-dire l’endroit où se sont installés les premiers occupants de la ville en 1886, suite à la découverte de mines d’or dans la région (Beavon, 2004). Le centre-ville de Johannesburg était donc initialement un simple camp de mineurs, délimité à l’ouest par Diagonal et Harrison Streets, au nord par de Noord Street, à l’est par End Street et au sud par Commissionner Street (cf. carte 2.1). Autour du Market Square, la place du marché, la ville s’organisait en quatre sous-ensembles fonctionnels distincts : le sud-ouest dédié à la finance ; le nord-ouest industriel ; le sud-est minier ; et le nord-est résidentiel. Dès les années 1890, avec l’arrivée du train et la mise en place d’un réseau de transport interne, le centre-ville de Johannesburg a connu un développement rapide, marqué par une forte augmentation de population, un boom de la construction et un fort investissement commercial, industriel et résidentiel. Ce phénomène a été particulièrement marqué dans les années 1930 et 1940, se traduisant par une expansion spatiale du centre vers le nord avec les quartiers d’Hillbrow et de 64 Braamfontein. A la même période, la ville et son centre sont aussi progressivement transformés par la mise en application du Natives Urban Areas Act de 1923 et du Slums Act de 1934, loi qui sous couvert de lutte contre les bidonvilles aboutissent, comme le Natives Urban Areas Act, à une ségrégation raciale croissante dans Johannesburg. Le centre-ville apparaît, au fil des expulsions de populations noires, Coloured et indiennes, comme un espace de plus en plus réservé aux Blancs, et ceci avant même l’application des lois de l’apartheid. Dans ces conditions, le centre-ville continue de croître mais de manière limitée, et dès les années 1950, s’amorcent les premiers signes de décentralisation vers les banlieues nord, avant que ne s’enclenche un véritable déclin à la fin des années 1970. Dans le même temps, le centre-ville connaît le début d’un changement racial qui se marque par l’arrivée de populations noires et le départ de populations blanches, changement qui a pu faire croire un temps à une possible déségrégation du centre-ville (Guillaume, 2001 ; Morris, 1996). Ce phénomène s’accélère dans les années 1980-1990, conduisant à une véritable re-ségrégation de fait, alors que le centre-ville s’enfonce dans une dynamique de crise économique et sociale qui se traduit notamment par un fort taux de vacance et la hausse de la criminalité. Avec la fin de l’apartheid, le gouvernement sudafricain et la Ville de Johannesburg s’engagent dans une logique de revitalisation du centre-ville en vue de changer à travers lui l’image de Johannesburg sur la scène internationale, mais aussi à l’échelle nationale et locale. La métropole de Johannesburg, sous la responsabilité d’un conseil municipal unique depuis 2000, a ainsi adopté en 2001 un « plan de développement spatial » (Spatial Development Framework) pour l’ensemble de l’agglomération urbaine, qui sert de cadre à toutes les opérations de rénovation urbaines, et dans lequel le centre-ville de Johannesburg occupe une place privilégiée (Beavon, 2004 ; Beall et alii, 2002). Or, depuis 2004, dans le cadre de cette stratégie de rénovation, le centre-ville de Johannesburg a été institué, avec l’accord du gouvernement national, en « zone de développement urbain » (Urban Development Zone –UDZ), c’est-à-dire en une zone qui bénéficie d’une prime à l’investissement. Le but d’une telle mesure est d’inciter les investisseurs à réinvestir dans le centreville. Pour que cette mesure soit effective, le centre-ville a donc dû être délimité de manière très précise (cf. carte 2.1). Cette définition administrative et économique du centre-ville étant utilisée par tous les départements de la Ville, y compris le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, et le JDA, les deux acteurs publics principaux de la politique d’art public de la Ville, c’est donc aussi à elle que je me référerai pour la suite de mon étude. Néanmoins, il est possible de définir des sous-ensembles dans ce centre-ville, selon leur place dans le centre-ville et dans la métropole. De par leur fonction et les représentations auxquelles ils 65 sont associés, ces sous-ensembles sont des espaces plus ou moins attractifs, plus ou moins centraux. Mais il faut observer que la centralité peut évoluer très vite à Johannesburg. Par exemple, Newtown, ancien quartier industriel en déclin aux débuts des années 1990, a fait l’objet d’une opération de rénovation urbaine, menée à partir de 1993 et destinée à faire de ce quartier un véritable district culturel (Vivant 2007 ; Dirsuweit 1999). Si le projet est plus ou moins une réussite, il n’en reste pas moins que Newtown est aujourd’hui un des principaux quartiers touristiques et culturels du centreville, voire de la ville, passant en quelques années du statut de périphérie urbaine à celui de centre. A l’inverse Hillbrow, Berea et Yeoville peuvent être considérés comme des périphéries du centre-ville, à la fois géographiques et fonctionnelles, puisque ce sont des quartiers résidentiels aujourd’hui dépendants des services offerts dans le centre du centre-ville et réputés pour être des quartiers dangereux, ce qui en fait des espaces évités, des marges urbaines en plein cœur de la ville. Pourtant, ces quartiers n’ont pas toujours été des périphéries ou des marges, bien au contraire. De fait, ces quartiers ont été les premiers espaces de desserrement dans les années 1950 à partir du CBD (Beavon, 2004), devenant ainsi des centres secondaires de la ville. Puis, à la fin de l’apartheid, dans un contexte de déségrégation résidentielle, ces quartiers sont devenus des quartiers cosmopolites qui concentraient des services aux populations rares pour répondre aux besoins des populations étrangères, ce qui contribuait à renforcer leur attractivité (Morris, 1996 ; Guillaume, 2001). Mais, à partir du milieu des années 1990, la hausse des taux de criminalité, de pauvreté, de chômage et de vacance dans les parcs de logements, en a fait de nouvelles périphéries du centre-ville. Ces exemples caractéristiques des évolutions à l’œuvre dans le centre-ville de Johannesburg mettent en évidence à quel point le centre-ville est un espace mouvant et pluriel. La question sera alors pour moi de savoir en quoi l’art public peut être un facteur de définition ou de redéfinition de ces différents espaces, et à travers eux du centre-ville en général. Le centre-ville occupe donc une place à part dans la ville en tant que centre historique et fonctionnel en déclin. Pourtant, la politique d’art public de Johannesburg, contrairement à celle de la ville de Tampa qui lui a servi de modèle, ne comporte aucune référence explicite au centre-ville en tant que quartier qui mériterait une attention particulière de la politique, alors même que ce centre occupe une place privilégiée dans les politiques de rénovation urbaine. Le centre-ville aurait-il néanmoins implicitement une place à part dans la politique d’art public ? Ceci est d’autant plus probable que l’art public est souvent utilisé, par le secteur public comme le secteur privé, comme instrument de la rénovation urbaine. 66 De fait, E. Itzkin, directeur adjoint du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, reconnaît que : « […] Beaucoup d’œuvres d’art public récentes ont été installées dans les espaces du centreville qui sont en train d’être rénovés. Il y a plusieurs raisons à cela. Le centre-ville a une importance particulière parce qu’il a une identité historique spécifique, en tant que point de départ pour la construction de la ville. D’une certaine manière, il a une identité qui va au-delà de lui. Il représente la métropole de Johannesburg tout entière […]. Une autre raison d’ordre pratique est que là où des investissements sont faits, il est plus facile d’obtenir de l’argent pour l’art public. […] » (Entretien du 2 février 2009) E. Itzkin admet donc non seulement la place particulière occupée par le centre-ville dans la politique d’art public, mais il met aussi une nouvelle fois en évidence le lien entre art public et rénovation urbaine : l’art public est préférentiellement installé dans les quartiers du centre-ville en cours de rénovation, parce que cela permet de capter une partie des investissements faits à cette occasion, au profit de l’art public. En outre, E. Itzkin souligne également les caractères propres au centre-ville qui contribuent à en faire un espace privilégié d’implantation de l’art public, à savoir notamment le fait qu’il soit le cœur historique, ce qui en fait un symbole de la ville toute entière. Les raisons évoquées par E. Itzkin concernant la place particulière du centre-ville dans la ville sont donc à la fois économiques, en lien avec les opérations de rénovation urbaine, et symboliques, le centre-ville incarnant l’image de la ville. Ce dernier aspect est d’autant plus important que, comme je l’ai indiqué, la Ville essaie de réinventer l’image de la ville (cf. encadré 1.2). Dès lors, le centre-ville représentant la ville elle-même, il est la cible principale des politiques visant à transformer l’image de la ville, l’art public pouvant être un élément de cette stratégie. Quant au JDA, conformément à la fonction initiale de l’agence, d’ailleurs d’abord créée sous le nom de « Bureau du centre-ville » (Inner City Office - ICO) pour mener à bien des opérations de rénovation dans le centre-ville, il accorde également une attention spécifique à celui-ci. Les raisons évoquées par K. Harrison, directrice du Département aménagement et stratégie du JDA, à ce sujet sont les suivantes : « […] Je pense que c’est [le centre-ville], important tout d’abord parce que c’est un nœud de transport de première importance. […] C’est aussi une aire résidentielle importante, et de plus en plus à l’heure actuelle parce que le nombre de gens qui y vivent augmente. Ca [le centre-ville] a aussi une fonction économique importante. Il y a eu une étude, il y a plusieurs années de cela, qui a montré que les habitants de Soweto, qui ont un pouvoir économique important dans la Ville de Johannesburg, venaient en majorité faire leurs 67 courses dans le centre-ville, et pas à Soweto […] Ca [le centre-ville] a aussi une fonction commerciale, au sens où beaucoup des grandes banques y sont implantées. C’est le quartier du gouvernement. Les fonctions du centre-ville sont donc multidimensionnelles. Et c’est pour cela que c’est important. Et ce sera toujours important parce que c’est un carrefour pour Johannesburg. […] » (Entretien du 2 avril 2009) La réponse de K. Harrison est particulièrement intéressante parce qu’elle insiste sur la dimension fonctionnelle du centre-ville à la fois en tant qu’espace résidentiel, nœud de transport, centre économique, centre commercial et centre politique. Dans cette définition, on retrouve un ensemble de critères qui font du centre-ville de Johannesburg un véritable lieu de centralité, que ce soit en tant que lieu de concentration de biens et de services qui polarise l’espace environnant, ou en termes d’accessibilité en tant que principal nœud du réseau de transport métropolitain. Le centre-ville de Johannesburg est donc bien un centre de la ville, non pas tant par sa position géographique que par sa situation dans la ville et par son rayonnement sur le territoire de la métropole (Ciattoni, 2005). Néanmoins, ce centre est de plus en plus concurrencé par le développement de nouveaux centres – le plus puissant étant celui de Sandton au nord de la ville (cf. carte 1.1) – qui tendent à capter certaines des fonctions centrales du centre-ville, notamment économiques et commerciales. Ainsi voit-on que le centre-ville de Johannesburg est entré dans une logique de déclin depuis les années 1980 (Beavon, 2004), contre laquelle les autorités municipales tentent de lutter depuis la fin de l’apartheid par la mise en place de stratégies de développement, la création de l’ICO devenu JDA s’intégrant dans cette logique. L’intérêt de la Ville, et donc du JDA, pour le centre-ville s’explique donc par cette volonté de sauvegarder la centralité fonctionnelle du centre-ville alors que celui-ci reste un nœud de transport primordial à l’échelle de la ville. L’attention du secteur privé pour le centre-ville découle de la même logique, et donc concerne avant tout les entreprises historiquement installées dans le centre-ville (cf. carte 2 .1), particulièrement dans le CBD (Central Business District ou centre d’affaires), entreprises dont les intérêts sont menacés par le déclin de celui-ci. C’est ainsi qu’on peut comprendre, par exemple, l’opération réalisée en 2004 à l’initiative des compagnies minières de Main Street (cf. carte 2.2) consistant à financer conjointement le réaménagement de leur rue en y installant des œuvres d’art public autour du thème de la mine, en vue de revaloriser l’espace en question. L’art public est donc là encore utilisé comme un outil de rénovation urbaine, de (re)développement urbain, alors que sa concentration spécifique dans le centre-ville s’explique par la localisation des sièges sociaux des entreprises qui financent le projet. Le centre-ville, même s’il n’est plus le centre unique de la 68 métropole, reste donc un centre économique important qui justifie qu’il occupe encore une place à part dans la ville. Ainsi l’intérêt du JDA et des acteurs privés pour le centre-ville semble avant tout s’expliquer par des raisons économiques, et l’art public y est valorisé en tant qu’instrument de revalorisation urbaine, en tant que créateur d’une image positive qui peut attirer à nouveau les investisseurs. A cet argument, K. Harrison du JDA ajoute également un aspect symbolique du centre-ville : « […] C’est [le centre-ville] symbolique en partie du fait de son histoire et de son patrimoine. De fait, on ne trouve de bâtiments historiques que dans très peu d’endroits de la ville, à l’exception du centre-ville, parce que Johannesburg est une ville jeune. C’est ce qui rend le centre-ville unique. […] » (Entretien du 2 avril 2009) On retrouve ici l’argument utilisé par E. Itzkin, concernant la dimension historique, voire patrimoniale, du centre-ville qui est, en effet, le quartier le plus ancien de la ville, alors que celle-ci est une ville jeune, fondée en 1886. Le centre-ville est donc aussi un espace particulier parce qu’unique à l’échelle de la métropole, ce qui légitime sans doute un traitement particulier en termes d’application des politiques publiques, notamment lorsqu’il s’agit de l’art public qui à terme peut lui aussi devenir un élément du patrimoine de la ville, lequel peut à son tour faire l’objet d’une valorisation économique par les acteurs de la rénovation urbaine, que ce soit le JDA ou le secteur privé. En revanche, aucune spécificité du centre-ville n’est ressortie de manière spontanée de mes entretiens avec les médiateurs artistiques. Aussi, pour approfondir cette question, il me faudra sans doute les interroger à nouveau en veillant à les questionner de façon systématique sur leur rapport au centre-ville. Ainsi, si certains de ces médiateurs semblent plus attachés à certains quartiers de la ville qu’à d’autres, cela tient essentiellement à leur histoire personnelle ou professionnelle. Par exemple, L. Perkes d’Art At Work ! travaille préférentiellement à Sandton, parce que sa société et son principal client y sont basés. Les interventions des médiateurs dans le centre-ville apparaissent donc davantage liées aux commandes de la Ville qu’à un attachement propre de ces médiateurs au centreville. De manière assez significative, la seule artiste que j’ai interrogée qui ait évoqué la place particulière qu’occupait le centre-ville dans son travail est une artiste qui est elle-même basée dans le centre-ville, dans le quartier de Joubert Park (cf. carte 2.1), et qui réalise des œuvres d’art public le plus souvent sous la forme de performances, mais qui ne participe qu’occasionnellement à la politique d’art public de la Ville. Dorothee Kreutzfeldt, membre-fondatrice du Joubert Park Project (JPP), collectif d’artistes indépendant, m’a ainsi expliqué que : 69 « […] C’est [le centre-ville] un étrange mélange d’inattendus, de chaos, d’ingéniosités, de réalités, qui fait de cet espace la Ville de Johannesburg. Cet espace n’est pas sous contrôle, il a ses propres règles, des règles étranges. Tous les efforts de la Ville pour redévelopper, pour gentrifier cet espace, commencent seulement à se faire sentir maintenant. Jusque-là, ç’a toujours été l’endroit le plus chaotique de la ville. […] » (Entretien du 5 avril 2009) A nouveau le centre-ville est présenté comme un concentré de la ville toute entière. Mais à l’inverse des arguments d’ordre économique ou symbolique mentionnés jusque-là pour expliquer la spécificité et l’importance du centre-ville, l’intérêt de l’artiste pour celui-ci concerne son caractère désordonné, incontrôlé, « chaotique », soit tout ce qui est assimilé par la municipalité ou les investisseurs privés à un révélateur du déclin du centre-ville. Au contraire, pour D. Kreutzfeldt, tout ceci est une richesse, une source d’inspiration artistique, que les opérations de rénovation du centre-ville tendent justement à faire disparaître. Deux visions du centre-ville s’opposent donc ici, chacune reconnaissant pour des raisons différentes, voire contradictoires, la place privilégiée du centre-ville dans la ville. La question est alors de savoir dans quelle mesure ces visions et cette opposition se traduisent par des formes d’art public différentes. A côté des raisons économiques ou symboliques, il existe donc d’autres types d’attachement au centre-ville, comme le prouvent les propos de D. Kreutzfeldt, ces raisons pouvant se renforcer ou se contredire. Par ailleurs, j’ai personnellement ressenti, au-delà de toutes les raisons explicitement formulées par les différents acteurs, un lien au centre-ville d’un autre ordre, plus irrationnel, plus émotionnel, quelque chose qui fait que le centre-ville n’est pas un espace neutre. Les gens semblent aimer ou détester le centre-ville, mais n’y sont jamais indifférents. Cette impression resterait à confirmer, par exemple en organisant des questionnaires auprès des usagers de la ville et du centreville. Parce qu’il apparaît un espace privilégié dans la ville, le centre-ville l’est aussi en matière d’application de la politique d’art public. Il y a donc une différenciation spatiale en matière de répartition des œuvres d’art public municipales dans la métropole, le centre-ville présentant une surreprésentation de ces œuvres par rapport aux autres quartiers. Cette différenciation est-elle valable à plus grande échelle, notamment à l’échelle du quartier ? Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur le cas du centre-ville. 70 - Inégalité de répartition des œuvres d’art public dans le centre-ville Les œuvres d’art public ne sont pas présentes partout et uniformément dans le centre-ville, qu’il s’agisse des œuvres d’art public produites à l’initiative de la municipalité ou à l’initiative d’acteurs privés. Au contraire, certains espaces semblent privilégiés tandis que d’autres semblent évités, signe d’une inégale répartition de ces œuvres à l’échelle du centre-ville. Après avoir mis en évidence cette inégalité spatiale, je m’interrogerai sur les logiques qui président aux choix des sites selon les acteurs afin de saisir en quoi la démarche de la Ville en matière d’art public est ou non spécifique, et de tenter d’expliquer cette répartition de l’« art public public » dans le centre-ville. A partir de mes recherches faites dans les archives du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, et de mes observations de terrain, effectuées du 28 janvier au 10 avril 2009, j’ai dressé un inventaire, le plus exhaustif possible, des « œuvres d’art public » dans le centre-ville de Johannesburg. C’est cet inventaire qui m’a permis de réaliser la carte ci-dessous (le changement d’échelle par rapport à la carte 2.1 vise à une localisation plus précise des œuvres d’art, aucune œuvre d’art public n’étant recensée dans les parties du centre-ville hors carte 2.2) : 71 Carte 2.2 : Source : Pauline Guinard Sur cette carte, j’ai aussi représenté, en plus des œuvres d’art public réalisées à l’initiative de la Ville, certaines œuvres d’art exposées dans l’espace public mais résultant d’initiatives privées. Ce choix se justifie pour deux raisons : d’une part, parce que les œuvres en question, une fois réalisées, ont été données à la Ville, et sont donc désormais sous la responsabilité du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, et gérées au nom de la politique d’art public ; d’autre part, parce que je voulais mettre en regard les choix des sites d’implantation des œuvres, selon les acteurs à l’initiative de celles-ci. Et effectivement, le choix des sites d’installation des « œuvres d’art public » n’est évidemment pas fait au hasard, mais répond bien à une véritable stratégie d’acteurs, la question étant alors de savoir si ces choix diffèrent selon la nature de ces acteurs (publics ou privés). Concernant la stratégie des acteurs publics, Steven Sack, directeur du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine de la Ville de Johannesburg, est très explicite quant aux modalités de 72 choix des sites. Il m’a ainsi expliqué que la sélection des sites se faisait généralement en deux étapes, notamment quand le JDA était en charge du projet. Tout d’abord, est choisi le quartier d’intervention, souvent un quartier à redévelopper, le centre-ville étant, comme je l’ai précédemment montré, un espace privilégié en la matière. Puis, au sein de ce quartier, sont déterminés des sites spécifiques selon différents critères, présentés par S. Sack de la manière suivante : « […] Premièrement, nous nous intéressons aux parcs, nous faisons beaucoup de choses dans les parcs ; dans les centres de transport, là où se trouvent les taxis, les bus. Nous nous intéressons aussi aux entrées de ville (gateways)… Q) Comme dans le cas de l’Eland ? R) Oui, exactement. On y installe des repères visuels (visual markers), des points d’entrée dans la ville, des portes. Et, le dernier type de chose que nous faisons, ce sont des sortes d’itinéraires, comme celui pour 2010, sur la route vers le stade d’Ellis Park,… Il y aura de l’art public. Enfin, l’autre façon de choisir des sites (place makers) se fait en fonction du nouveau système de transport public, le BRT [Bus Rapid Transport system], de ses itinéraires. On installe des choses sur les itinéraires des bus et dans les stations. Et même chose pour le train du Gauteng. Donc tout ceci forme une sorte de géographie de l’art public [c’est moi qui souligne], un cadre particulier dans lequel mettre de l’art public. Enfin, la dernière chose concerne les œuvres qui sont une forme d’hommage rendu à une personnalité importante : un homme politique, un membre de la communauté ou encore un artiste important. Dans ce cas, l’emplacement sera choisi en fonction du lieu où vivait cette personne, des endroits qui ont marqué sa vie. Par exemple, dans le cas de Brenda Fassie, nous avons mis sa statue en face du Centre de Musique […]. Il y a donc une sorte de logique thématique qui justifie le fait que vous mettez quelque chose quelque part. » (Entretien du 2 février 2009) On peut donc identifier à mon sens deux logiques de choix de sites : - soit en fonction du type de lieu: un parc, une gare, une station de bus, un point d’entrée dans la ville, une route, etc. 73 - soit en fonction d’un thème associé à un lieu : la route d’accès au stade, les routes du BRT, le club de jazz d’un chanteur, la rue de la mine, etc. Et pour l’une comme pour l’autre de ces logiques, les sites choisis sont de deux types : des lieux précis ou des axes. L’ensemble de ces sites forme selon l’expression même de S. Sack une « géographie de l’art public ». Et en effet, sur la carte, certains espaces se détachent nettement du fait de leur forte concentration en œuvres d’art public financées par la Ville : les entrées et les sorties d’autoroutes, les entrées et les sorties de ponts, ainsi que certains quartiers comme Newtown, le CBD et de manière plus récente Hillbrow. A l’inverse, d’autres quartiers semblent peu, voire pas du tout affectés par la politique d’art public, que ce soit les quartiers périphériques de Yeoville, Dornfontein, Troyeville ou encore Forsdburg, mais aussi autour de Joubert Park, en plein cœur du centre-ville. Le centre-ville apparaît ainsi inégalement touché par la politique d’art public. A partir de ce constat, je me suis demandée si cette inégale répartition des œuvres d’art public réalisées par la Ville s’expliquait uniquement du fait des logiques de choix des sites telles qu’elles m’ont été explicitées par S. Sack, ou bien s’il y avait une autre explication. Ce qui a particulièrement attiré mon attention, c’est la correspondance entre la géographie des œuvres d’art public et celles des CID. Or, on constate bien que le seul sous-ensemble du centre-ville non constitué en CID, à savoir Joubert Park comme me l’avait fait remarquer Ismail Farouk, artiste mais aussi géographe sud-africain, est aussi celui où l’art public fait défaut. Les autres quartiers périphériques sans art public évoqués plus haut ont en effet été institués en CID plus récemment, ou sont en passe de l’être, des projets d’art public se mettant en place de manière concomitante. Par exemple, à Fordsburg, alors que les négociations pour la création d’un CID se sont achevées en décembre 2008, un appel à projet était lancé en février 2009 pour réaliser une œuvre d’art public célébrant le passé du quartier au niveau du tunnel souterrain marquant l’entrée dans le centre-ville par Fordsburg. Simple coïncidence ou lien de cause à effet entre institution d’un CID et mise en place d’art public ? Pour tenter de mesurer en quoi cette corrélation pouvait être significative, j’ai demandé à Neil Fraser, qui a milité pour l’introduction à Johannesburg à la fois des CID et de l’art public, s’il voyait une relation de cause à effet entre les deux phénomènes. Voici sa réponse : « […] Je pense qu’il n’est pas à 100% exact de dire qu’art public et CID coïncident – il y a des nouvelles œuvres d’art public dans certains des parcs publics rénovés, dans le marché/station de taxis de Faraday, et à Hillbrow, tous des espaces dans lesquels il n’y a pas de CID. Néanmoins, l’investissement dans l’art public est souvent fait là où il y a un CID, 74 parce qu’il garantit un environnement sûr dans lequel il est moins probable qu’il y ait des dégradations ou du vandalisme, du fait que la présence d’un service de sécurité est connue. […]»41 (Mail reçu le 30 mars 2009) Cette réponse est intéressante, parce qu’elle permet de nuancer mon observation initiale : la corrélation entre CID et art public n’est pas totale puisqu’il existe des quartiers sans CID mais où il y a de l’art public. Néanmoins, malgré ce que dit N. Fraser, ce n’est pas le cas dans le centre-ville, étant donné que Hillbrow depuis fin 2008 a été institué en RID (Residential Improvement District), autre forme du CID mais uniquement pour les quartiers résidentiels. N. Fraser reconnaît, d’ailleurs, qu’il existe bien un lien potentiel entre CID et art public, l’institution d’un CID pouvant être un catalyseur qui favorise la mise en place de l’art public. Intérêts publics et intérêts privés peuvent donc converger en faveur de l’art public. Pour autant, les stratégies des acteurs privés concernant l’art public sontelles identiques à celles des acteurs publics ? Se renforcent-elles, ou bien se contredisent-elles ? Est-il d’ailleurs possible d’identifier une stratégie commune à tous les acteurs privés ? Si l’on regarde à nouveau la carte 2.2 et que l’on compare les deux projets d’art public initiés par le secteur privé, celui du journal du Sunday Times et celui réalisé dans Main Street, on s’aperçoit que ces deux projets répondent de manière assez évidente à des logiques spatiales différentes. En effet, dans le cas de Main Street, il s’agit d’une opération initiée en 2004 par un certain nombre de compagnies, majoritairement minières, ayant leur siège social dans Main Street, et consistant à réaménager cette rue, notamment en y installant des œuvres d’art public, en vue de la rendre à nouveau attractive dans un contexte de déclin du centre-ville. La géographie des œuvres réalisées dans ce cadre répond donc à la géographie des entreprises qui ont investi dans le projet, ce qui explique que toute la rue ne soit pas concernée par ce projet, mais seulement la portion de Main Street entre Miriam Makeba Street et Gandhi Square. Le thème choisi, la mine, est aussi en accord avec les intérêts des investisseurs. De même, comme l’a montré P. S. van Straaten42, le mode de représentation adopté tend à célébrer le passé minier de la ville, quitte à omettre les souffrances des travailleurs, pour la plupart noirs. L’art public met donc ici en scène une version du passé de la ville qui n’est pas partagée par tous, étant dès lors plus exclusif qu’inclusif, contraire en ce sens aux stratégies des autorités publiques. 41 “[…] I don’t think it is 100% correct to say that public art and CIDs coincide – there is new public art in some of the upgraded public parks, in the Faraday multi market/taxi rank and in Hillbrow all of which are in areas where there isn’t a CID. However, funding for public art is often made because the CID provides a safe environment where there is less likelihood of defacing or vandalism because of the known security presence. […]” 42 P. S. van Straaten, 2008, “A tale of Two Cities? An Examination of the Re-imagining of Gold Mining History at Gold Reef City and in Johannesburg’s Main Street”, master 2 d’art, Université du Witwatersrand. 75 Le projet mis en place par le Sunday Times en 2006 à l’occasion du centenaire du journal, et intitulé de manière significative « Projet patrimonial du Sunday Times »43, a lui des ambitions très différentes. En effet, comme l’a montré E. Itzkin44, au-delà de l’aspect promotionnel du projet, celuici se présente comme un projet à visée sociale, devant contribuer à la construction de la nation sudafricaine, autour des notions de réconciliation, d’identité multiculturelle et d’inclusion. On retrouve là des objectifs partagés par la Ville, mais la stratégie spatiale adoptée par le Sunday Times est quelque peu différente de celle de la Ville, non pas tant dans la logique de choix des sites d’installation des œuvres, que par le mode de représentation de celles-ci. De fait, les sites des œuvres d’art réalisées à l’initiative du Sunday Times sont choisis selon une logique thématique telle qu’elle peut être utilisée par la municipalité. Par exemple, l’œuvre dédiée à Raymond Dart, paléontologue australien ayant découvert en 1924 en Afrique du Sud le premier fossile d’australopithèque alors considéré comme le « chaînon manquant » entre l’homme et le singe, est placée à l’entrée de l’Origins Center, musée consacré aux origines de l’humanité (cf. carte 2.2). Par contre, le mode de représentation choisi est délibérément minimaliste : l’œuvre dédiée à Raymond Dart est une sculpture en béton de faible hauteur, placée dans la pelouse du musée, à peine visible à première vue, comme le montre la photographie ci-dessous : 43 Sunday Times Heritage Project 44 E. Itzkin, 2006, “Sunday Times Centenary Heritage Project”, Term Paper, Université du Witwatersrand. 76 Photo 2.1 : La sculpture dédiée à Raymond Dart par le Sunday Times, une œuvre d’art public minimaliste Source : http://www.flickr.com/photos/ L’idée est, en effet, de rompre avec un art public monumental, en valorisant des œuvres à petite échelle, non nécessairement figuratives, qui sont censées être découvertes par le public, et non s’imposer à lui (Marschall, 2009). A l’inverse, la municipalité cherche plus à réaliser des œuvres d’art public immédiatement identifiables comme telles, plus imposantes, voire iconiques. Les stratégies des acteurs publics et privés ne sont donc pas systématiquement opposées, ni, à l’inverse, nécessairement compatibles ou complémentaires. En outre, s’il est possible d’identifier une stratégie publique, les stratégies privées semblent quant à elles différer selon les acteurs et leurs intérêts. Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, l’idée derrière la réalisation d’œuvres d’art public est, d’une manière ou d’une autre, de marquer l’espace en vue de le transformer. Selon l’expression de S. Sack, les sites d’implantation des œuvres d’art public sont ainsi appelés à devenir des ‘‘place makers’’, c’est-à-dire littéralement des créateurs de lieux. Pour autant, une fois l’œuvre d’art installée dans l’espace public, celle-ci échappe en quelque sorte à ses concepteurs. Elle est offerte au public, libre à lui de s’en saisir ou non, de se la réapproprier ou de l’ignorer. Par conséquent, il y a 77 toujours un décalage possible entre intentions des concepteurs et modalités de réception par le public. C’est cette distorsion potentielle que je me propose d’analyser en vue de saisir dans quelle mesure les objectifs fixés par la politique d’art public, puis incarnés par les artistes, correspondent aux perceptions, représentations et pratiques du public, à partir du moment où ces œuvres sont installées dans l’espace public. 2) La réception des œuvres d’art public : de la mésinterprétation à l’indifférence, en passant par le détournement Pour comprendre les modalités de réception des œuvres d’art public par le public et leur adéquation avec les objectifs de la politique d’art public, j’ai étudié plus précisément trois projets d’art public réalisés au nom de la politique d’art public. N’ayant que deux mois et demi sur place, j’ai limité ma recherche à l’étude de trois cas du centre-ville que j’ai choisis de manière à ce qu’ils soient les plus divers et les plus représentatifs possibles. Un certain nombre d’œuvres d’art public du centre-ville avait déjà fait l’objet d’études réalisées par des étudiants de l’école d’art de l’université du Witwatersrand (Wits), études qui sont facilement accessibles à la bibliothèque. Parmi elles, le mémoire de P. S. van Straaten sur Main Street ou encore les travaux d’E. Itzkin sur le projet du Sunday Times et sur la statue de Gandhi installée sur la place désormais éponyme. Pour mener à bien ma propre étude, j’ai choisi de m’appuyer sur ces recherches – même si ce ne sont pas des études à proprement parler géographiques – et de m’intéresser plus particulièrement à des œuvres qui n’avaient pas encore fait l’objet d’études spécifiques. J’ai ensuite cherché à isoler des cas selon : − leur localisation dans le centre-ville − le type de lieu d’implantation de l’œuvre − le médium utilisé pour réaliser l’œuvre (sculpture, statue45, mural, …) − le mode de représentation (figuratif ou abstrait) − le sujet traité − la date de réalisation Mon idée était en effet d’étudier des cas avec des caractéristiques variées pour pouvoir déterminer en quoi chacun des critères énoncés pouvait avoir une influence en termes d’impacts socio-spatiaux et donc de réception. 45 Par statue, j’entends un type de sculpture particulière, à savoir, selon la définition du Petit Robert de 1997, un « ouvrage de sculpture en ronde-bosse [en relief, qui se détache du fond] représentant en entier un être vivant ». 78 C’est ainsi que j’ai choisi trois œuvres d’art public particulières : l’Eland par Clive van der Berg dans Bertha Street au nord de Braamfontein ; la statue de Carl von Brandis par David MacGregor face à la haute cour de justice, dans Pritchard Street ; cinq murals situés à cinq endroits différents, généralement à des points d’entrée du centre-ville, et réalisés dans le cadre d’une campagne de sensibilisation à la propreté intitulée « campagne d’éducation à l’environnement » (Environmental Education Campaign) (cf. carte 2.2). Un récapitulatif des critères de sélection pour chacune des œuvres est présenté dans le tableau suivant : Tableau 2.1 : Les critères de sélection pour chacune des études de cas Quartier Eland Braamfontein Statue de Carl Von Brandis Murals de la campagne d’éducation à l’environnement Type de représentation Sujet Date de lieu Médium utilisé Entrée de ville Statue en béton Figuratif Animal 2007 Place Statue en bronze Type Nom de l’œuvre 1965 CBD Figuratif Entrées de ville Dispersion dans le centre-ville Entrées de pont Personnalité Rénovée en 2008 Fleurs, Figuratif personnages, et abstrait mots, 2008 Mural Station de taxis … En outre, le fait que ces œuvres soient très différentes les unes des autres supposait aussi d’envisager pour chacune une méthode d’enquête adaptée en vue, de cerner les pratiques, les perceptions ou les représentations induites par la présence d’une œuvre d’art dans un espace public donné. Cela m’a ainsi permis de tester la faisabilité et la pertinence de ces méthodes dans le contexte du centre-ville de Johannesburg. Par exemple, le centre-ville étant réputé dangereux, je n’étais pas sûre de pouvoir aisément réaliser des questionnaires dans la rue, sans susciter la méfiance, voire l’hostilité des passants. Les études de cas qui suivent ont donc aussi une dimension exploratoire, et visent à valider ou à invalider les différentes méthodes d’enquête. 79 a) L’Eland : une icône mal comprise ? Il s’agit de montrer par cette étude de cas que le décalage pouvant exister entre objectifs de production d’une œuvre d’art public et modalités de réception de celle-ci ne remet pas forcément en cause la réussite du projet. Paradoxalement, l’incompréhension peut être un facteur de succès. - Projet et processus décisionnel : le choix d’une œuvre d’art public iconique La statue de l’Eland résulte d’une initiative conjointe du JDA, du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine et du Braamfontein Management District (BMD)46, CID de Braamfontein constitué en 2004 notamment à l’initiative de deux grandes firmes sud-africaines ayant leur siège social dans le quartier, à savoir SAPPI fabriquant de papier, et Liberty Life compagnie d’assurances. Ancien quartier administratif, commercial et d’affaires, Braamfontein a en effet été soumis au même processus de déclin que les autres quartiers du centre-ville à partir des années 1980. Aujourd’hui, du fait des opérations de rénovation urbaines menées conjointement par le privé et le public, le quartier tend de plus en plus à se définir à nouveau comme un quartier d’affaires mais aussi comme un quartier universitaire, jouant en cela de la proximité de l’université de Wits. Le projet d’art public s’inscrit donc dans le cadre de cette rénovation urbaine du quartier de Braamfontein conduit en collaboration par des acteurs publics et privés, le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine apportant sa caution d’expert dans ce domaine. Le site choisi pour l’implantation de cette œuvre est de manière caractéristique un site d’entrée de ville, répondant ainsi à l’une des deux logiques du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine telles que je les ai dégagées précédemment. Ceci est d’ailleurs clairement explicité dans le rapport de la Ville concernant la réalisation de l’œuvre (cf. annexes): « […] Cette entrée est une voie d’accès principale vers le centre-ville en venant de Braamfontein […] »47 Le site a donc été choisi en fonction de sa position stratégique dans le centre-ville, mais aussi par rapport aux autres projets d’art public qui y sont menés. En effet, le rapport de la Ville précise que : 46 Pour plus d’informations, se reporter au site internet du BMD : http://www.braamfontein.org.za. 47 “[…] This gateway site is a key point of entry to the Inner City from Braamfontein […]”, Rapport du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine 2 août 2007. 80 « […] Le site renforce « l’arc culturel » (Cultural Arc)48, en liant Braamfontein au quartier culturel de Newtown. […] »49 Enfin, à l’échelle micro-locale, le site choisi est un lieu de passage et de convergence, du fait à la fois de la proximité de l’université de Wits qui draine chaque jour des milliers d’étudiants de tous les quartiers de la ville, et de la présence d’un arrêt de bus majeur en termes de correspondances intraurbaines. En outre, dans le cadre des opérations de rénovation de Braamfontein, la place en question avait été dès le départ conçue par le cabinet d’architectes ASM (Albonico Sack Mzumara) en charge de son réaménagement, pour accueillir une œuvre d’art. Mais, comme Monica Albonico qui était à la tête du programme de rénovation de Braamfontein me l’a expliqué, l’ampleur du projet a conduit à en faire une opération à part : « […] Nous avons travaillé pendant quatre ans à Braamfontein, en impliquant des étudiants de Wits qui pouvaient être des journalistes, des aménageurs, des architectes. Et avec eux, nous avons réfléchi à la manière de rénover le quartier. […] L’Eland devait être une œuvre d’art majeure. On a donc décidé d’en faire un projet à part. […] » (Entretien du 9 mars 2009) Dès lors, le choix du site apparaît comme résultant tout autant d’une proposition faite par des acteurs privés que d’une logique propre au Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine de la Ville. Dans ce cas, les deux logiques, privée et publique, convergent et se complètent, l’idée implicite étant que l’impact visuel soit maximal pour que l’œuvre soit vue par le plus de personnes possibles. Une fois le site choisi, la procédure adoptée pour sélectionner l’artiste et l’œuvre à réaliser a correspondu à la procédure habituelle suivie par les autorités publiques, telle que je l’ai présentée en première partie, à savoir la nomination d’une équipe de médiateurs artistiques chargée de déterminer l’organisation générale du projet. Dans ce cas, en effet, Trinity Session, qui avait déjà collaboré à la réalisation d’un projet d’art public à Braamfontein dans Juta Street, a été recrutée pour mener à bien la procédure de sélection de l’artiste pour ce nouveau projet. Trinity Session a ainsi recommandé de mettre en place un appel à projet auprès d’un nombre limité d’artistes (cinq), justifiant son choix, dans un rapport adressé à la Ville le 25 septembre 2006, à la fois par le nombre 48 La notion de ‘’Cultural Arc’’ ou arc culturel a été définie par Carolyn Hamilton, professeur d’histoire à l’université de Wits, puis repris par le JDA en 2003 afin de désigner un secteur privilégié d’intervention culturelle allant de Newtown à Constitution Hill, en passant par Braamfontein, le campus de l’université de Wits et le pont Mandela. 49 “[…] The site feeds into the Cultural Arc linking Braamfontein to the Newtown Cultural District. […]”, Rapport du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine 2 août 2007. 81 restreint d’artistes locaux disposant des compétences requises pour mener à bien un projet de cette envergure – ce qui excluait d’emblée de lancer un appel à projet ouvert à tous, procédure par ailleurs coûteuse – et par l’aspect plus participatif de ce type d’appel par rapport à la nomination d’un seul et même artiste. Le rapport (cf. annexes) précise que : « […] Ces dernières années, il y a eu des débats concernant le nombre d’artistes suffisamment spécialisés et expérimentés pour réaliser des œuvres d’art public de moyenne et de grande échelle. […] Trinity Session recommande qu’il soit proposé à la commission une liste d’artistes à partir de laquelle un nombre limité d’artistes (5 de préférence) soit retenu. […] Bien qu’il soit certain que plusieurs des artistes retenus seront déjà des artistes réputés, cette approche est en quelque sorte plus inclusive [c’est moi qui souligne] que de faire appel à un seul individu, et plus pratique d’un point de vue logistique et budgétaire qu’un appel à projet ouvert à tous. […] »50 Il est intéressant de remarquer l’emploi de l’adjectif « inclusive » qui renvoie à certains des objectifs de la politique d’art public de la Ville, notamment en matière de cohésion sociale et de participation, révélant la stratégie argumentaire utilisée par Trinity Session pour convaincre son commanditaire de la pertinence de ses propositions. Par ailleurs, même s’il est en quelque sorte regretté qu’une telle procédure favorise la sélection d’artistes déjà connus (« Bien que »), cela peut en réalité être un argument supplémentaire en faveur de cette procédure, puisque le rapport de la Ville (cf. annexes) visait explicitement à la réalisation d’« une nouvelle œuvre iconique »51, c’est-à-dire d’une œuvre qui devienne un véritable symbole. Or, faire appel à un artiste connu pour réaliser une « œuvre d’art public » peut contribuer à la rendre iconique. Et c’est bien cette procédure qui a finalement été retenue. Pour ce faire, a été constituée une commission de sélection spécifique à ce projet, le Braamfontein Art Committee, composée du directeur du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, S. Sack, d’un membre du JDA, Paul Arnot-Job, et « de personnes ou d’organismes [ayant] des intérêts particuliers dans le projet », selon l’expression de S. Sack, soit des représentants de 50 “In recent years there has been some debate as to the number of artists sufficiently specialized and experienced in the process and implementation of medium to large scale public artworks. […] The Trinity Session recommends that the committee is presented with a list of artists from which a shortlist (recommended 5) is determined. […]. While it is anticipated that several of the artists in the shortlist will already have reputations that precede them, this approach is somewhat more inclusive than an invitation to an individual and more practical from a logistics and budget point of view than an open call for submission.”, Rapport de Trinity Session du 25 septembre 2006. 51 ‘‘An iconic new artwork’’, Rapport du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine 2 août 2007. 82 SAPPI et de Liberty Life, des membres des différents CID du centre-ville, notamment celui de Braamfontein, des professeurs de l’école d’art de l’université de Wits et un membre de Trinity Session, auxquels il faut ajouter le directeur de la Johannesburg Art Gallery, certainement invité en tant qu’expert artistique. La participation du JDA et du BMD se justifie d’autant plus qu’ils étaient les deux organismes assurant le financement du projet, pour un budget total de 760 000 rands, soit environ 76 000 euros, comme le précise le rapport de la Ville du 2 août 2007 (cf. annexes). La commission était donc une commission mixte, mêlant acteurs publics et privés, investisseurs et experts. C’est cette commission qui a présélectionné cinq artistes, à savoir Churchill Madikida, Clive van der Berg, Jeremy Wafer, Usha Seejarim et Retha Erasmus. Soit cinq artistes avec une réputation déjà plus ou moins établie en Afrique du Sud et dans le monde, parmi lesquels figuraient deux femmes et deux personnes de couleur, dont une femme de couleur, afin d’ « assurer une représentativité des femmes et des artistes auparavant discriminés »52. Une telle contrainte s’inscrit dans les politiques de quotas adoptées en Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid dans le but de lutter contre les séquelles des discriminations passées. Ces cinq artistes ont proposé et présenté au Braamfontein Art Committee cinq projets très différents comme le montre le rapport de Trinity Session de mars 2007. N’ayant pas pu rencontrer tous les artistes présélectionnés, je me contenterai de présenter et de commenter les projets des deux artistes avec qui j’ai eu un entretien, Clive van der Berg qui a remporté le projet, et Jeremy Wafer, artiste et professeur à l’université de Wits. En outre, les deux projets étant les plus opposés parmi ceux proposés, tant dans leur esthétique que dans leur démarche artistique, leur comparaison permet de mieux saisir le pourquoi du choix final de la commission. En effet, le projet proposé par J. Wafer était un projet assez minimaliste qui consistait à installer des chaises sur la place en question, face aux devantures des boutiques dans lesquelles auraient été installés des écrans de télévision, diffusant en permanence des séquences artistiques. Voici la photographie de la maquette de son projet, tel qu’il a été présenté à la commission de sélection : 52 ‘‘to ensure representation of women and previously disavantaged artists’’, Rapport du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine 2 août 2007. 83 Photo 2.2 : Le projet de J. Wafer, une œuvre d’art public participative ? Source : rapport de Trinity Session du 27 mars 2007 Le projet de J. Wafer ne se présentait donc pas comme une œuvre spectaculaire. Au contraire, son projet était une invitation discrète à l’échange ou au partage dans l’espace public, par l’installation d’objets du quotidien, banals, dans cet espace, devant conduire à une réflexion sur le sens même de l’espace public. Mais, comme me l’a fait remarquer J. Wafer lui-même cela ne correspondait vraisemblablement pas aux attentes de la Ville : « […] Ce projet [celui de Braamfontein] supposait un processus à plus long terme et plus large, sur la pratique même de l’espace. Le choix de la municipalité s’est porté sur l’installation d’un objet, une sculpture, approche plus conventionnelle et plus simple. » (Entretien du 2 février 2009) On retrouve ici la conception de l’art public comme un art « traditionnel » qui privilégie les objets d’art public consensuels, « conventionnels », tout en sachant que, dans ce cas précis, il ne s’agissait pas de réaliser seulement un objet d’art qui serait « traditionnel », mais que cet objet devait aussi être « iconique », c’est-à-dire qu’il devait créer l’événement, marquer les esprits de manière immédiate, et non supposer un processus à plus long terme. Dès lors, on comprend que le projet de J. Wafer n’ait pas été retenu. A l’inverse, le projet de Clive van der Berg répondait beaucoup mieux à ces exigences. La proposition de C. van der Berg consistait, en effet, à réaliser une statue en béton représentant un élan de 5,5 mètres de haut pour un poids total de 20 tonnes. Voici la photographie de la maquette du projet : 84 Photo 2.3 : Le projet de C. van der Berg, un œuvre d’art public iconique ? Plantes Source : rapport de Trinity Session du 27 mars 2007 Cette proposition répondait, en effet, aux exigences de la Ville en étant à la fois un objet d’art et une icône potentielle, de par sa taille. En effet, les dimensions de cette statue en font une œuvre exceptionnelle, pouvant être utilisée comme un élément promotionnel de la ville à l’échelle locale, nationale voire internationale ; alors que dans le même temps, sa taille permet d’espérer en faire un marqueur spatial local, incontournable pour les passants. Par ailleurs, ce projet répondait aussi à un autre impératif, beaucoup plus officieux, imposé par la Ville et que j’ai découvert par la suite. En effet, la statue devant être placée sur une route présentant un trafic dense de bus, celle-ci devait être assez solide pour résister à un bus qui viendrait la percuter ! Même si cette condition peut paraître quelque peu extravagante, elle n’en renvoie pas moins à un véritable questionnement en termes de contraintes techniques et matérielles lorsqu’il s’agit de produire une œuvre d’art destinée à être exposée en extérieur, c’est-à-dire soumise aux intempéries, aux malveillances ou aux accidents. De ce fait, certains choix artistiques sont conditionnés par des contraintes extérieures de durabilité ou d’entretien, ce que m’a confirmé C. van der Berg, lui-même, à propos de ce projet : « […] De toute évidence, quand la Ville passe commande, elle veut des choses durables, qui restent en place un certain nombre d’années. Pour l’Eland, par exemple, j’ai eu à garantir que la sculpture résisterait, même si un bus rentrait dedans. Parce qu’ils font un investissement, ils veulent que leur investissement dure au moins une vingtaine d’années. […]» (Entretien du 13 février 2009) Pour autant, le projet de C. van der Berg n’a pas été uniquement conçu par rapport aux attentes de la Ville. S’il les a prises en compte, son projet ne s’en inscrit pas moins dans une démarche artistique 85 qui lui est propre et qui consiste essentiellement à réactiver le lien entre présent et passé, entre l’homme et son environnement. Pour lui, en effet, une œuvre d’art public se doit avant tout de répondre au contexte local. Aussi tous ses projets sont précédés de recherches en vue de saisir le sens historique, social ou économique d’un lieu. Ainsi, dans le cas qui nous intéresse, l’éland53 est censé évoquer l’environnement « originel », « naturel » de ce lieu qui a depuis longtemps disparu au profit de la ville. Les plantes installées entre les deux pans de bétons (cf. photo 2.3) symbolisent ce lien entre nature et culture. Selon les explications présentées par C. van der Berg à la commission de sélection et présentées dans le rapport final de Trinity Session de mars 2007 : « […] L’Eland permet d’installer une grande représentation d’un éland à un carrefour d’où il a depuis longtemps disparu. Cette image quelque peu désolée d’un animal majestueux permettra, j’imagine, d’apporter de la beauté et de la grandeur à un lieu très animé. J’espère qu’il sera aussi un emblème qui nous incitera à réfléchir à notre relation au passé, et aux interactions entre les destinées environnementales, culturelles et spirituelles. […] »54 Dans cette déclaration, on peut noter l’utilisation des termes d’« image » et d’« emblème » qui s’accordent avec la directive de la Ville de réaliser une œuvre « iconique ». Mais, le but de C. van der Berg avec ce projet n’est pas seulement esthétique, puisqu’il espère à la fois « apporter de la beauté » et aussi amener le public, dans lequel il s’inclut par l’emploi de la première personne du pluriel, « à réfléchir ». Quoi qu’il en soit, c’est bien le projet de C. van der Berg qui a été choisi à l’unanimité par le Braamfontein Art Committee, indice que le projet de l’Eland était sans doute celui qui correspondait le mieux aux attentes de tous les acteurs (même si je n’ai pas pu avoir avec chacun d’entre eux un entretien me permettant de déterminer précisément leurs attentes respectives). Je suppose aussi que le nom même de C. van der Berg a également pesé sur la décision finale, ce dernier étant en effet le plus connu des artistes en compétition, son nom pouvant, à lui seul, être un instrument promotionnel permettant de faire parler de l’événement à l’échelle locale, nationale ou 53 L'éland est une espèce de ruminant de la famille des bovidés qui constitue la plus grande des antilopes d'Afrique. Il ne doit pas être confondu avec l’élan qui lui est une espèce de cervidé d’Amérique du Nord, parfois appelé orignal. 54 “[…] Eland places a large representation of an eland on a corner where it has long since disappeared. This slightly forlorn image of a majestic animal would I imagine bring beauty and grandeur to a busy place. I hope it would also be an emblem that prompts reflection on our relationship to the past, and to the interconnectedness of environmental, cultural and spiritual destinies. […]”, Rapport de Trinity Session du 27 mars 2007. 86 internationale. Une fois la décision de la commission entérinée en août 2007, la mise en œuvre du projet pouvait être entreprise. C’est ainsi qu’a été inaugurée, le 18 octobre 2007, par le maire de Johannesburg, Amos Masondo, la statue de l’Eland. Le site internet de la Ville a d’ailleurs relayé l’événement : Page Internet 2.1 : Entête de l’article consacré à l’inauguration de l’Eland, le 22 octobre 2007 ou quand l’Eland devient un outil promotionnel “Eland adds beauty to Braamfontein” (“L’Eland embellit Braamfontein”) par M. K. Monday Source : site internet de la Ville de Johannesburg, http://www.joburg.org.za Cet article montre en quoi l’art public peut être un outil promotionnel. De fait, l’inauguration de l’Eland a été l’occasion de parler de Braamfontein sous un angle inédit, comme un quartier porteur de « beauté ». L’art public est donc utilisé pour véhiculer une nouvelle image de Braamfontein, et donc du centre-ville. Reste à savoir si ce message a été reçu tel quel par la population de Johannesburg, et dans quelle mesure cela se traduit dans les pratiques spatiales ou les représentations des populations, notamment celles fréquentant l’espace public en question. - Des pratiques spatiales inchangées par la présence de l’Eland ? Comme je l’ai évoqué précédemment, la place choisie pour l’implantation de cette œuvre, au croisement de Bertha et Ameshoff Streets (cf. carte 2.2), avait été au préalable réaménagée par le cabinet d’architectes ASM. En vue de (re)créer un espace public, des bancs, des espaces verts, du mobilier urbain y avaient été implantés, ainsi qu’un espace laissé libre pour une future « œuvre d’art public », selon le schéma suivant : 87 Schéma 2.1 : L’espace public après réaménagement au croisement de Bertha et Ameshoff Streets 1) 2) Réalisation : Pauline Guinard L’idée des architectes était, selon leur propres termes cités dans le rapport de Trinity Session du 25 septembre 2006 (cf. annexes), de «donner plus de sens aux espaces publics à travers des opérations de design innovantes et stratégiques »55, la réalisation d’une œuvre d’art public devant s’inscrire dans cette logique. Afin de saisir les pratiques spatiales des usagers de cet espace et de tenter de mesurer en quoi celles-ci pouvaient être influencées par la présence d’une œuvre d’art, j’ai effectué une série d’observations entre février et avril 2009, à plusieurs heures de la journée et de la nuit. A partir de ces observations, en fonction du taux de fréquentation, des activités et de la localisation des personnes présentes, j’ai distingué plusieurs temporalités correspondant à différentes pratiques spatiales dans l’espace en question : 55 “Empowering public spaces through innovative and strategic design interventions’’, Rapport de Trinity Session du 25 septembre 2006. 88 - la nuit, de 18h à 6h, c’est-à-dire du coucher au lever du soleil, alors que l’Eland reste visible grâce à des spots qui l’éclairent, l’espace est complètement déserté par les piétons. Seules quelques voitures circulent. Ceci correspond à ce qui se passe la nuit partout ailleurs dans le centre-ville. En effet, le centre-ville étant réputé pour être dangereux, l’espace public est littéralement abandonné après la fermeture des bureaux et des magasins. La présence de l’Eland ne modifie pas le phénomène. L’éclairage de la statue est d’ailleurs sans doute davantage destiné à éviter que des véhicules ne la percutent, qu’à attirer des visiteurs improbables. - les heures de pointe, à savoir de 7h à 9h et de 16h à 18h, c’est-à-dire les heures d’ouverture et de fermeture des bureaux, des magasins et de l’université, sont les heures de forte fréquentation. L’espace est alors soumis à un va-et-vient permanent de gens concentrés autour de l’arrêt de bus (espace 1) sur le schéma 2.1). L’espace autour de l’Eland (espace 2) sur le schéma 2.1) est lui quasiment vide, le vigile du BMD en charge de la surveillance de la statue étant généralement la seule personne présente sur la place. Aux heures de pointe, c’est donc l’arrêt de bus, et non la statue, qui polarise l’activité dans cet espace. - l’heure du déjeuner, entre 12h et 14h, est un temps de pause pour la majorité des travailleurs et des étudiants, y compris pour le vigile de BMD qui s’absente alors de son poste pendant une heure. L’espace est alors moins fréquenté qu’aux heures de pointe, mais plus qu’aux heures creuses. Les gens viennent s’asseoir et se reposer sur les bancs, de manière préférentielle sur ceux en face de l’arrêt de bus ou sur celui de la place, et plus rarement sur la pelouse. Le choix du lieu et le taux de fréquentation à cette heure semblent très liés aux conditions climatiques. Plus il fait beau, plus il y a de monde. S’il pleut, l’espace est déserté. S’il fait chaud, les espaces à l’ombre sont recherchés, à savoir la pelouse et certains des bancs en face de l’arrêt de bus, mais non le banc de la place ni l’estrade de la statue sur laquelle les gens pourraient également s’asseoir, mais qui n’en font rien parce que ces endroits sont alors en plein soleil. - les heures creuses, entre 9h et 12h puis 14h et 16h, sont les heures de travail. L’espace est alors peu fréquenté : quelques personnes de manière ponctuelle à l’arrêt de bus ; le vigile de BMD à proximité de l’Eland ; des personnes seules qui passent le temps, en lisant le journal par exemple, sur la place ; et à deux reprises (le 4 mars à 10h20 et le 16 mars à 14h10) un groupe d’ouvriers prenant une pause sur la pelouse, sans doute du fait d’un chantier à proximité. 89 Quelle que soit la période considérée, mes observations laissent supposer que les pratiques spatiales dans cet espace sont a priori peu, voire pas du tout influencées par la présence de la statue. L’heure de la journée, les conditions climatiques semblent en effet plus déterminantes pour expliquer la présence et la localisation des individus. Est-ce à dire que l’Eland, contrairement aux attentes de la Ville, des investisseurs et de l’artiste, n’aurait aucun effet sur l’espace public et les populations fréquentant cet espace ? Si les pratiques semblent peu affectées par l’installation de cette œuvre d’art public, en est-il de même des représentations des usagers de cet espace ? - Les représentations associées à la statue : quel éland ? Afin d’apprécier les représentations associées à cet espace et d’estimer en quoi la présence de l’Eland pouvait les influencer, j’ai décidé de réaliser une série de questionnaires auprès des passants fréquentant cet espace. Comme je l’ai indiqué précédemment, l’espace public sud-africain, et particulièrement l’espace public du centre-ville de Johannesburg, est généralement un espace véhiculant des représentations négatives, associé à la criminalité et à la violence, et suscitant des réactions de peur plus que d’échange. Dans ces conditions, même si l’espace public en question semblait se distinguer d’autres espaces du centre-ville par son taux de fréquentation et son caractère mixte, je n’étais pas sûre de pouvoir mener à bien ce genre d’enquête qui suppose d’aborder les passants pour leur poser des questions. Aussi, pour rassurer les gens et les mettre en confiance, je me présentais comme une étudiante ayant besoin d’aide pour mes recherches, et j’utilisais mon badge de l’université de Wits pour attester mon identité. De plus, en vue d’essuyer le moins de refus possible, j’ai construit un questionnaire très court. Je l’ai testé auprès d’une dizaine de personnes, ce qui m’a permis de vérifier son intelligibilité et de le rendre plus clair lorsque c’était nécessaire. Le questionnaire que j’ai utilisé, par la suite, est donc le suivant : 90 Estimation par moi-même du sexe, de l’âge, et de la « race » de la personne interrogée. 1) Provenance : étranger, Sud-Africain, de Johannesburg ? 2) Raison de la présence sur la place : loisirs, courses, travail, étude, lieu de résidence ? 3) Appréciez-vous cet endroit ? Pourquoi ? Vous y sentez-vous en sécurité ? 4) Avez-vous remarqué la présence d’une œuvre d’art ? 5) Qu’est-ce que vous en pensez-vous ? - vous aimez ? - est-ce que cela représente quelque chose pour vous ? quoi ? - pensez-vous que cela change quelque chose quant au lieu ? Le but de ce questionnaire était somme toute assez modeste : je voulais savoir si les passants remarquaient la présence de la statue, s’ils lui attribuaient une valeur positive, si elle évoquait quelque chose pour eux, et enfin si elle contribuait à changer leur appréciation du lieu, questions qui me permettaient d’apprécier le degré et les modalités de réception de cette œuvre par les usagers de cet espace public. Les critères sociaux très généraux comme le sexe, l’âge, la « race »56 et la nationalité, devaient me servir à déterminer si ces perceptions et représentations variaient selon ces critères. En termes de représentativité des personnes interrogées, tout en menant des questionnaires aléatoires, j’ai essayé d’avoir un échantillon représentatif de la population observée dans cet espace, tout en prenant en compte les différentes temporalités que j’ai dégagées ci-dessus. A cet égard, je tiens à préciser que pour une raison pratique, je n’ai réalisé de questionnaires ni auprès des automobilistes, ni la nuit. Au total, j’ai ainsi réalisé 50 questionnaires entre le 2 et le 16 mars 2009. Le nombre de questionnaires réalisés peut apparaître comme insuffisant, et c’est pourquoi ce travail ne doit pas être pris comme un produit final, mais bien comme une étude exploratoire, aussi bien en termes de méthode que de résultats. Par ailleurs, malgré mes craintes, il m’a été assez facile de réaliser ces questionnaires, notamment grâce à la présence de l’arrêt de bus. En effet, les bus de Johannesburg n’étant pas très fréquents ni très ponctuels, les gens attendant leurs bus, soit la majorité des personnes présentes dans cet espace, répondaient facilement et cordialement à mes questions parce 56 Par race, je me réfère, sans y souscrire, aux catégories de Blanc, Noir, Coloured et Indien, utilisées pendant l’apartheid parce que se sont aujourd’hui des catégories du recensement et qu’elles continuent d’être employées par les Sud-Africains eux-mêmes. 91 que je leur permettais bien souvent de tromper leur attente. Par contre, il m’était plus difficile d’obtenir des réponses des personnes présentes sur la place, ce qui bien évidemment introduit un biais dans l’étude, même si, comme je l’ai dit précédemment, la place est généralement moins fréquentée que l’espace en face de l’arrêt de bus. Les résultats (cf. annexes) sont les suivants : Concernant la population interrogée dans cet espace, j’ai découvert qu’elle était assez représentative de la population totale de Johannesburg sur le plan « racial », puisque 8% des personnes interrogées étaient des Coloured, 12% des Indiens, 16% des Blancs et 64 % des Noirs, contre 6% de Coloured, 4% d’Indiens, 16% de Blancs, 74% de Noirs à l’échelle de la ville selon le recensement de 200157. On peut néanmoins remarquer une nette surreprésentation des Indiens, une légère surreprésentation des Coloured et la sous-représentation des Noirs. Je n’ai pas vraiment réussi à expliquer ce phénomène (proximité de l’université ? profil spécifique du quartier ?), ni pu en tirer de réelles informations. Ceci confirme donc seulement mon impression initiale d’un espace relativement racialement mixte. Dès lors, la pertinence d’une catégorie « race » dans de tels questionnaires est certainement à remettre en cause puisqu’elle n’apporte finalement que peu d’informations supplémentaires. En outre, on peut également observer une très nette surreprésentation des jeunes, les 15-30 ans représentant 70% des personnes interrogées, pour 32% à l’échelle de la ville. Ceci est bien évidemment à mettre en relation avec la proximité de l’université de Wits et de plusieurs écoles secondaires, ce qui est confirmé par le fait que 64% des personnes interrogées déclarent se trouver dans le quartier pour leurs études. En matière d’appréciation du lieu, 64% des personnes interrogées disent aimer ce lieu, les raisons spontanément et principalement évoquées pour justifier cela étant le caractère sûr de l’endroit, sa propreté et son accessibilité. Par ailleurs, 68% des personnes jugeaient également cet endroit sûr. La corrélation entre le fait d’aimer le lieu et de le trouver sûr, et au contraire de ne pas l’aimer et de le trouver dangereux, est forte puisque sur 32 personnes aimant cet endroit, 31 l’estiment sûr, alors que sur 16 personnes ne l’aimant pas, 15 le jugent dangereux. 57 Voir: http://www.statssa.gov.za. 92 Si l’on s’intéresse désormais à la statue de l’Eland, sa visibilité ne fait aucun doute puisque toutes les personnes interrogées avaient remarqué sa présence, ce qui correspond à un des objectifs de la Ville. Par contre, les avis sur celle-ci sont plus partagés : 54% des personnes interrogées apprécient cette statue, 30% ne l’aiment pas et 16% sont indifférents. La corrélation entre le fait d’apprécier le lieu et la statue, ou le contraire, est moins évident puisque seules 18 personnes sur 32 aimant le lieu aiment aussi la statue, et 4 sur 15 n’aimant pas le lieu n’aiment pas la statue. La présence de la statue est donc beaucoup moins déterminante dans l’appréciation du lieu que le fait qu’il soit considéré comme sûr. Par ailleurs, la majorité des gens, 28 personnes sur 50, déclarent dans un premier temps ne pas savoir ce que représente la statue. A cet égard, je pense que la volonté de bien faire des personnes interrogées et la crainte de donner une mauvaise réponse, jouent en faveur d’une autocensure. En insistant un peu, la réponse la plus fréquemment donnée, par 17 personnes sur 50, à propos de ce que pouvait représenter la statue, était que c’était un animal : soit un animal non-identifié, soit un springbok58, une vache, un taureau, un ‘‘kudu’’59, une chèvre ou bien encore un éléphant, mais jamais un éland ! Il est aussi intéressant de remarquer que quatre personnes ont utilisé l’adjectif « africain » (African) pour me décrire la statue. Or, à chaque fois, ces personnes étaient blanches et sud-africaines. L’utilisation du mot « africain » est intéressante ici parce que si « africain » signifiait « noir » pendant l’apartheid et renvoyait donc à une catégorie de population discriminée, l’adjectif est aujourd’hui réemployé par la municipalité sous un autre sens, plus positif, en tant qu’élément de définition de l’identité de la ville à travers le slogan « Joburg, une ville mondiale africaine». Dès lors, on peut se demander dans quel sens le terme « africain » est employé ici. Renvoie-t-il à l’acception de l’apartheid ou est-il employé au sens contemporain ? Dans ce dernier cas, pourquoi seuls les Blancs sud-africains utilisent-ils cet adjectif ? Ne sont-ils pas eux aussi « africains » ? Enfin, s’agissant de la question de l’effet éventuel de l’installation de l’Eland sur le lieu, 30 personnes sur 50 perçoivent un changement, majoritairement dû à un 58 Le springbok est une antilope d’Afrique australe. 59 Le “kudu’’ désigne aussi une espèce d’antilope ; le mot vient du Xhosa iqudu, devenu en Afrikaans koedoe puis kudu en anglais. 93 embellissement du lieu (9 fois évoqué), à une attractivité accrue du lieu (7 fois évoqué) et à une nouvelle dimension symbolique du lieu (6 fois évoqué), mais sans que ce symbole soit identifié. Les changements perçus et évoqués sont ainsi tous de nature positive. Donc, soit les personnes interrogées perçoivent un changement et celui-ci est positif, soit elles ne perçoivent pas de changement. Par ailleurs, ces changements correspondent tous à un objectif évoqué ou par au moins un des acteurs ayant participé au projet : la beauté par la ville et l’artiste ; l’attractivité par la Ville et les acteurs privés ; l’aspect symbolique par l’artiste. Au final, la réalisation de ce questionnaire m’a appris d’apprendre un certain nombre de choses. Tout d’abord, en termes de méthode, il est possible, dans certaines conditions, de faire passer des questionnaires dans l’espace public du centre-ville de Johannesburg. La présence d’un arrêt de bus est ainsi un véritable atout, mais en même temps cela introduit un biais puisque l’essentiel des personnes interrogées sont des personnes qui prennent le bus, ou le minibus60 si le bus tarde trop, alors qu’à l’échelle de la ville, seuls 2,5% de la population utilise le bus et 12,8% le minibus, contre 17,4% la voiture selon le recensement de 2001. Il serait peut-être intéressant de trouver une méthode d’enquête qui permette aussi de saisir les perceptions et les représentations des automobilistes pour voir si celles-ci varient en fonction du mode de transport et donc, concrètement, de l’angle de vue sur l’objet en question. Ceci serait d’autant plus pertinent que l’existence d’un feu tricolore en face de la statue suppose à cet endroit un arrêt qui peut être l’occasion de regarder la statue sous un angle différent de celui des personnes attendant le bus. Par ailleurs, le fait que les personnes interrogées prennent le bus est aussi l’indice d’une appartenance à une certaine catégorie sociale qui induit sans doute un biais supplémentaire. De même, la proximité de l’université implique également une surreprésentation des étudiants, autre biais social à prendre en compte. Pour expliciter cela de manière systématique, les questionnaires, avant d’être conduits à une plus vaste échelle, devraient inclure une question sur la catégorie socio-professionnelle de la personne interrogée. En termes de résultats, les questionnaires m’ont permis de dresser un premier portrait de la population fréquentant cet espace. Il s’agit d’une population assez mixte sur le plan « racial », ce qui contraste avec beaucoup d’espaces publics plus centraux du centre-ville à majorité noire. On constate également une surreprésentation de jeunes et d’étudiants, confirmant la fonction de quartier universitaire de Braamfontein. Ceci est déjà un indicateur du degré de « publicisation » de cet espace qui apparaît comme ouvert à tous les publics sur le plan « racial », mais présentant une 60 Les mini-bus ou taxis collectifs sont des moyens de transports collectifs informels qui desservent l’ensemble de la ville de Johannesburg et qui sont localement appelés combi. 94 certaine spécialisation sociale qu’il s’agirait de confirmer. Concernant la manière dont ce public appréhende cet espace, la sécurité, ou du moins la représentation de l’espace comme sûr, est le facteur déterminant dans le fait d’aimer un lieu ou non, ce qui est révélateur du contexte sud-africain dans lequel le thème de l’insécurité est récurrent. La présence de la statue est dès lors très secondaire dans l’appréciation du lieu. Pourtant, l’installation de la statue contribue sans doute de manière indirecte à lutter contre le sentiment d’insécurité, puisqu’un vigile est chargé de la surveiller en permanence. Sa présence renforce certainement la perception de cet espace comme sûr et contribue de ce fait indirectement à une acceptation de la statue. Enfin concernant la réception à proprement parler, il existe un décalage incontestable entre ce qu’a voulu représenter l’artiste, un éland, et ce que voient les passants, tout sauf un éland. Pour autant, cette statue est vue de tous et elle génère l’impression – diffuse parmi le public – de changer quelque chose, d’apporter quelque chose en plus, ce quelque chose correspondant le plus souvent à un des objectifs des différents acteurs. Il y a donc bien mésinterprétation sur ce qu’est l’objet, mais l’effet produit semble plutôt correspondre aux objectifs escomptés par les acteurs en charge du projet. En ce sens, le décalage effectif entre production et réception ne conduit pas à une remise en cause des buts des concepteurs du projet. Pour autant, on peut se demander dans quelle mesure ce décalage n’est pas l’indice qu’il peut exister des incompréhensions plus grandes qui compromettraient plus profondément les objectifs initiaux des acteurs du projet. b) La statue de Carl von Brandis : l’œuvre détournée L’intérêt de cette étude de cas est de comprendre comment un trop grand décalage entre objectifs de production et modalités de réception en matière d’œuvre d’art public peut conduire à un détournement de l’œuvre par les usagers de l’espace public. Par détournement, j’entends un acte qui consiste à modifier le sens (et/ou l’usage) déjà attribué (Hossard, Janin, 2005). L’idée est donc de dire que la distorsion entre le sens donné à l’œuvre par ceux qui initient et produisent l’œuvre d’un côté, et ceux qui la reçoivent de l’autre, peut être telle que ces deux sens deviennent incompatibles, le sens conféré à l’œuvre par les usagers de l’espace public finissant par l’emporter sur celui attribué par les concepteurs. 95 - Projet et processus décisionnel : la difficile gestion d’une œuvre d’art public héritée de l’apartheid La statue de Carl von Brandis est une des rares statues d’art public de Johannesburg héritées de l’apartheid, et correspond parfaitement à l’art public d’apartheid tel que je l’ai décrit, puisqu’il s’agit d’une statue de bronze en pied, dédiée à la mémoire du capitaine Carl von Brandis (18271903), premier magistrat de la Ville de Johannesburg de 1886 à 1900. Cette statue a été réalisée par David MacGregor à la demande de la chambre des mines du Transvaal et de l’Etat libre d’Orange (Orange Free State), deux provinces de l’Afrique du Sud pendant l’apartheid. Puis elle a été donnée à la Ville qui l’a inaugurée en 1965. Cette statue a dès l’origine été installée dans le square de la Cour suprême de l’époque, aujourd’hui devenue Haute-Cour (High Court) du sud de la province du Gauteng, sur Pritchard Street (cf. carte 2.2), selon une logique de choix de site thématique. Depuis la fin de l’apartheid en 1991 et l’instauration d’une municipalité unique de l’agglomération de Johannesburg en 2000 (Beavon, 2004), la responsabilité de cette statue, comme de l’ensemble des « œuvres d’art public » héritées, revient au Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine de la Ville. La lutte contre les discriminations passées et la célébration de la diversité culturelle figurant parmi les principaux objectifs de la politique d’art public (cf. annexes), l’existence et le devenir de ces œuvres héritées de l’apartheid ont rapidement posé problème et suscité le débat : fallait-il les déboulonner en vue de tenter de gommer l’apartheid ou au contraire les conserver comme faisant aussi partie du patrimoine de la ville ? Les dirigeants du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine ont opté pour la seconde solution, tout en adoptant une stratégie de conservation active, c’est-à-dire une stratégie qui ne se contente pas de protéger les œuvres, mais qui tend à les réinventer afin que le public se les réapproprie. Ainsi, en ce qui concerne la statue de Carl von Brandis, il a été décidé non seulement de la garder, mais aussi de la rénover et de réaménager l’ensemble de l’espace environnant. En effet, comme je l’ai mentionné ci-dessus, la statue avait été installée dans le square de la Cour Suprême. Or ce square, et donc la statue, étaient séparés de l’espace public par une grille, ainsi qu’on peut le voir sur la photographie suivante : 96 Photo 2.4 : Statue de Carl von Brandis à son emplacement initial, une œuvre d’art public hors de l’espace public ? Statue Grille Cour de justice Source : Lewis Levin architecte en charge du projet L’idée du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, particulièrement défendue par E. Itzkin, directeur du service du patrimoine, était de rendre cette œuvre d’art public à l’espace public. La première solution envisagée pour cela consistait à enlever la grille. Mais, le personnel de la cour de justice, et notamment des juges, se sont opposés à cette mesure par peur de se faire agresser, ce qui s’explique sans doute par un fort taux d’agressions envers les juges mais qui est aussi symptomatique des représentations associées à l’espace public dans le centre-ville. Finalement, un compromis a été trouvé, consistant à déplacer la grille, de façon à ce que seulement la statue, et non l’ensemble du parc, fasse partie de l’espace public. Voici le plan du projet : 97 Schéma 2.2 : Projet de déplacement de la grille de la High Court, rendre la statue de Carl von Brandis à l’espace public Grille en projet Grille existante Source : Lewis Levin, architecte en charge du projet La rénovation de la statue a donc été incluse dans un projet global plus vaste, visant à repenser et à agrandir l’espace public environnant en réaffirmant le caractère public de cet espace et de cette œuvre d’art qui, à proprement parler, n’était pas dans l’espace public. Le projet consistait donc à repositionner la statue pour permettre aux passants de la (re)découvrir, voire de se la réapproprier, tout en réaménageant l’espace public en y installant des bancs, des lampadaires, une horloge, l’ensemble de ce mobilier urbain tendant à réactiver la fonction d’accueil, la dimension publique de l’espace en question. Concernant plus précisément la statue, l’idée de Lewis Levin, l’architecte en charge du projet, était de la surélever en vue, selon ses propres mots : « […] de la cacher et de la montrer dans le même temps. […]» (Entretien du 20 février 2009) De cette manière, L. Levin répondait aux hésitations et aux interrogations de la Ville à propos du maintien de cette œuvre, héritage controversé de l’apartheid. En outre, cette opération de surélévation permettait aussi d’installer des bancs aux pieds de la statue et de les protéger de la 98 pluie comme du soleil par une sorte d’auvent afin, selon le rapport du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine (cf. annexes) de « rendre cet espace plus fonctionnel et plus accueillant ». Pourtant, si cet espace se devait d’être « accueillant », il ne devait pas l’être trop, puisque comme me l’a expliqué E. Itzkin et confirmé L. Levin, le but de la Ville était de permettre aux passants de s’asseoir mais non de s’allonger, pour éviter que des sans-abris ne s’emparent de cet espace. La forme des bancs, incurvés, est révélatrice de cet objectif. A la différence du cas de l’Eland, ici, c’est bien la Ville, et plus spécifiquement le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, qui a eu l’entière responsabilité de mener à bien la partie du projet concernant la statue, déléguant à L. Levin la réalisation concrète du projet, au nom de la politique d’art public et de la « politique du patrimoine » (Heritage Policy) de la Ville, comme le prouve le rapport du département sur cette opération (cf. annexes). Néanmoins, comme je l’ai mentionné, ce projet s’inscrit, là encore, dans le cadre d’un programme urbain plus vaste, concernant le renouvellement du quartier de la Haute-Cour mené par le JDA et KUM, la société gérant un certain nombre de CID à Johannesburg, et particulièrement dans le centre-ville. Le financement de l’ensemble de ce programme de quinze millions de rands (1,5 million d’euros), dont 326 000 rands (32 600 euros) alloués au projet concernant l’espace autour de la statue de Carl von Brandis, soit plus de 2% du budget, a été essentiellement assuré par le JDA, et complété par des contributions du secteur privé et de la Haute-Cour. Symboliquement, c’est d’ailleurs Laël Bethlehem, directrice de JDA, qui a inauguré la statue le 1er juillet 2008, comme l’a rapporté une nouvelle fois le site internet de la Ville. Le projet autour de la statue de Carl von Brandis est particulièrement intéressant parce que c’est un projet d’art public qui intègre à sa conception une réflexion sur l’espace public et sur le patrimoine. Pour autant, au-delà des intentions, on peut se demander quel impact peut avoir ce projet sur l’espace public et comment les usagers répondent aux aménagements proposés. C’est une nouvelle fois par l’étude des pratiques et des représentations que je me propose de répondre à ces questions. - Les pratiques : exemple d’un détournement d’usage d’une œuvre d’art public De la même manière que pour l’Eland, j’ai effectué une série d’observations dans cet espace de février à avril 2009. Néanmoins, les conditions d’observation étaient ici très différentes. En effet, la place sur laquelle se trouve la statue de Carl von Brandis est située en plein cœur du centre-ville, dans un endroit où peu de Blancs s’aventurent. La première fois que je me suis rendue dans cet 99 espace, le 4 février 2009 à 12h30, j’étais ainsi la seule Blanche. Il y avait pourtant beaucoup de monde. Les bancs étaient tous occupés, mais uniquement par des Noirs, et majoritairement par des hommes, lisant le journal, se reposant ou discutant les uns avec les autres. Cet espace apparaissait donc comme un espace de sociabilité, d’échange, mais « racialement » homogène, voire spatialement gendré. Tout au long du mois de février, je me suis rendue à cet endroit à différentes heures de la journée, et j’ai fait le même constat. Seul le taux de fréquentation pouvait varier selon les conditions climatiques et les heures de la journée. Mais à partir de fin février-début mars, la population et l’ambiance dans cet espace ont commencé à changer sans que je puisse, au départ, clairement identifier ce qui se passait. Ainsi, le 18 février à 11h30, je remarque un attroupement d’hommes noirs assis sur les bancs autour de la statue et sur les marches. Certains parlent fort, de manière virulente ; d’autres semblent exténués, la tête dans les bras. Pour la première fois, je me sens mal à l’aise, sans parvenir à comprendre ce qui se passe et qui sont ces gens. Je prends alors la photographie ci-dessous : Photo 2.5 : La statue de Carl von Brandis, objet de détournement ? Auvent Regroupement inhabituel de personnes Source : Pauline Guinard 100 Le 3 mars à 12h, le nombre de personnes présentes sur la place est encore plus important, et cette fois, il y a aussi des familles avec des enfants et des valises. Tout me laisse penser que cette population est sans domicile. Les bancs ne sont pas tous occupés, mais beaucoup de personnes sont assises ou allongées par terre, la tête sous un banc pour avoir de l’ombre, ce qui confirme le fait que ces gens sont là depuis longtemps, puisque les bancs, selon un directive municipale, ne sont confortables que pour une durée limitée et non pour s’allonger. L’auvent, quant à lui, est désormais utilisé par ces populations pour mettre leurs affaires personnelles en sécurité. Encore une fois, je me sens mal à l’aise et je n’ose pas demander à ces gens qui ils sont ni pourquoi ils sont là. Néanmoins, je commence à faire des recherches, et je découvre qu’un centre d’accueil de réfugiés zimbabwéens vient de fermer au Limpopo, province sud-africaine du Nord. Certaines personnes ont pu être accueillies par d’autres centres d’accueil, parmi lesquels l’« Eglise méthodiste centrale » (Central Methodist Church) de Johannesburg, qui se situe justement à proximité de la Haute-cour, mais toutes les personnes n’ont pas pu être relogées. Mais, si ces personnes sont bien des réfugiés zimbabwéens, pourquoi s’installent-ils précisément à cet endroit ? Est-ce lié à la proximité de l’« Eglise méthodiste centrale », qui sans doute les nourrit à défaut de pouvoir les loger ? Est-ce dû à la proximité de la Haute-Cour de justice qui leur assurerait une sorte de protection ? Est-ce dû à la présence de bancs et de toilettes publics, rares dans le centre-ville ? Sans doute, un peu des trois. Dans ces conditions, la statue et l’espace public environnant étaient donc détournés de leur usage premier de lieu d’accueil temporaire invitant à une réflexion sur le passé de la ville, comme le définissaient les autorités publiques, pour devenir un espace de résidence par défaut mais à part entière, pour des populations sans abri et sans ressources dont la présence même questionnait, au présent, la faculté des pouvoirs publics à faire face à cet afflux de réfugiés. Dès lors, il semblait s’opérer une véritable déconnexion entre le sens de la statue conçu par la Ville et l’utilisation concrète que les populations présentes en faisaient, notamment parce que ces populations n’étaient pas le public attendu ou visé lors de la conception de la rénovation de cette œuvre d’art. Le sens de cette œuvre était alors inopérant, obsolète pour les populations présentes. La statue ne pouvait plus « entrer en résonance » avec le public selon l’expression utilisée par E. Pieterse, professeur à l’université du Cap et directeur du « Centre africain de recherche sur les villes » (African Center For Cities), lors de notre entretien du 26 février 2009, pour m’expliquer ce qui, selon lui, était la cause première du succès ou de l’échec de l’art public. Dans ces conditions, l’auvent entre la statue et les personnes présentes sur la place n’était plus seulement un élément de protection contre le soleil ou 101 la pluie, mais devenait une véritable barrière entre art et public. La statue de Carl von Brandis ne semblait alors plus à même d’avoir un quelconque sens dans cet espace, au-delà de son utilisation pratique. Etait-il alors possible de réactiver le sens de cette statue, de manière à ce qu’elle fasse écho à la situation contemporaine ? Etait-il possible de rendre à nouveau cette œuvre d’art publique ? - Performance publique au secours de l’art public : du détournement d’usage au détournement de sens d’une œuvre d’art public Le 12 mars 2009 à 15h30, dans le cadre d’un festival intitulé « Scénographies urbaines » (Urban Scenographies) et accueilli par le Joubert Park Project, collectif artistique du centre-ville basé au Drill Hall (cf. carte 2 .2), une vingtaine de personnes, artistes ou non, à l’initiative du couple d’artistes Ingrid-Mwangi, se sont regroupées sur la place, face à la statue de Carl von Brandis, ont formé un cercle, puis se sont allongés par terre pendant plus d’une demi-heure, en vue d’attirer l’attention du public sur les conditions de vie des réfugiés zimbabwéens en plein cœur de Johannesburg. La photographie ci-dessous a été prise à cette occasion : 102 Photo 2.6 : Performance d’art public en face de la statue de Carl von Brandis, ou comment redonner sens à un objet d’art public Spectateurs, pour l’essentiel des refugiés zimbabwéens ainsi que des passants Participants de la performance, artistes ou non T-shirt détournant l’image de la statue Source : Site Internet ArtThrob, http://www.artthrob.co.za/ Tous les participants portaient un même T-shirt vert sur lequel avait été scannée la statue de Carl von Brandis, transformée en « homme-arbre », et sur laquelle était écrit « Arbre urbain dédié aux personnes ayant besoin d’un lieu de repos et d’ombre »61. L’image de la statue était donc reprise, mais détournée en vue de servir le message de la performance, et de reprendre sens. Au détournement d’usage de la statue s’ajoutait ainsi un détournement de sens celle-ci. Un groupe de spectateurs, composé de réfugiés mais aussi de passants, s’est immédiatement formé autour du cercle des participants à cette performance publique. Les gens se regardaient, se demandaient ce qui se passait. Certains se sont même allongés au milieu du cercle, d’autres se sont mis à danser. Au bout d’une demi-heure, les participants ont commencé à se relever, un à un. 61 “Urban Tree Monument for People needing a place of rest and shade” 103 Il s’est alors produit quelque chose d’inattendu : les réfugiés, les artistes, les passants se sont mis à discuter, chacun expliquant son histoire, son projet, ses peurs. L’espace public devenait alors un espace public au plein sens du mot : juridique, mais aussi social, en tant qu’espace de rencontres, et politique, en tant qu’espace de débats et de controverses, la présence des réfugiés zimbabwéens en Afrique du Sud étant un enjeu politique qui suscite de nombreuses polémiques au sein de la population sud-africaine dans un contexte de xénophobie latente. Cette performance publique a donc été l’occasion de susciter le dialogue dans l’espace public, réactivant ainsi le caractère public de cet espace, tout en permettant d’attirer l’attention, notamment des médias, sur les conditions de vie des réfugiés, et offrant ainsi un nouveau regard sur ces populations, en tant que victimes et non en tant que menaces. The Times, quotidien sud-africain, a d’ailleurs consacré le lendemain un encadré à l’événement au titre évocateur : « Un regard créatif sur les tragédies zimbabwéennes »62. La performance a donc aussi permis de proposer une vision différente de l’autre. Par ailleurs, cet événement permet donc de comprendre le rôle complémentaire que peuvent avoir objet d’art public et performance d’art public. En effet, si un objet d’art peut marquer un espace public sur le long terme, la performance elle, parce qu’elle est éphémère et immédiate, permet d’interagir avec le contexte, de répondre à une situation particulière. Cette articulation entre objet d’art et performance dans l’espace public est sans doute un axe de recherche qu’il me faudra développer, et ceci d’autant plus que, selon les déclarations précédemment citées de S. Sack, les performances publiques sont le nouvel objectif prioritaire du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine. En quoi objet et performance d’art public marquent-ils différemment l’espace public ? Ces deux formes d’art public sont-elles nécessairement complémentaires ? La différence de forme implique-t-elle par nature un contenu différent de l’art public ? En définitive, cette performance a donc permis de redonner un sens à la statue de Carl von Brandis, en la faisant entrer en résonance avec le contexte, alors que le sens assigné initialement par les concepteurs du projet était devenu inopérant. Cette performance a donc bien modifié un sens déjà attribué. Il y a eu détournement de sens en plus du détournement d’usage. Mais sans cet événement, on peut se demander si l’œuvre d’art public en question aurait pu à nouveau faire sens dans l’espace public. Que se passe-t-il en effet quand le sens d’une œuvre n’est pas perçu, reçu, réapproprié d’une manière ou d’une autre par le public, quel qu’il soit? 62 “A Creative Look at Zim Tragedies” in The Times, 13 mars 2009, Johannesburg. 104 c) Les murals : de l’art public sans public ? Par ce projet, il s’agit de s’interroger sur les modalités de réception d’œuvres d’art public à qui les concepteurs ont assigné non seulement un sens mais aussi un message à faire passer. Dans ce cas, le risque de décalage entre production et réception de l’œuvre est d’autant plus crucial qu’une partie de la réussite du projet tient justement dans la capacité de l’œuvre à délivrer ledit message. La distorsion, voire la non-réception du message, compromet ainsi la fonction de l’œuvre telle qu’elle est conçue par les initiateurs du projet. Pour autant, ces œuvres d’art public peuvent-elles se réduire au message qu’elles véhiculent ? Ces œuvres peuvent-elles avoir un sens au-delà du message, même si ou surtout si ce message n’est pas reçu ? - Projet et processus décisionnel : un projet à message ? Le projet des cinq murals a été réalisé dans le cadre de la « campagne d’éducation à l’environnement » (Environmental Education Campaign) menée d’octobre 2007 à juin 2008 par la région F de la Ville de Johannesburg, une des sept régions de la ville, située au centre-sud et incluant le centre-ville (cf. carte 1.1). Ce projet de 100 000 rands, soit près de 10 000 euros, a été initié et financé par la Ville. Il impliquait différents départements municipaux, principalement celui des Arts, de la Culture et du Patrimoine, mais aussi le Département de l’Environnement, celui de l’Education, celui de la Santé et celui des Transports. Une entreprise de conseils en marketing, Z.A. ZEN, a été recrutée par la Ville afin d’établir une stratégie et un cadre d’action adaptés à chaque cas, alors que la réalisation artistique du projet a été confiée à Andrew Lindsay, directeur de la Spaza Gallery. Cet artiste, basé à Troyeville (cf. carte 2.1), réalise depuis les années 1980 des murals, généralement porteurs d’un message, selon une approche communautaire et participative qui consiste à impliquer le plus souvent possible les populations locales, que ce soit dans la conception ou dans la réalisation des projets, afin justement de s’assurer de la bonne réception du message transmis. La Ville a donc fait appel à lui directement, sans organiser un appel à projets, sans doute parce qu’il paraissait de par son expérience comme le plus à même de réaliser ce projet, sachant qu’il avait déjà travaillé avec la Ville à de nombreuses reprises sur des projets similaires. Néanmoins, on peut s’interroger sur le caractère juste d’une telle procédure de sélection qui choisit un artiste de façon pour le moins arbitraire. En termes de contenu, ce projet répond à deux objectifs. D’une part, un objectif éducatif, comme l’indique le nom de la campagne elle-même et le slogan associé à celle-ci « C’est ma 105 ville(-centre). Laissons-là propre. »63. Il s’agit, en effet, de sensibiliser et d’informer l’opinion publique quant aux questions de la propreté en ville, en vue de faire changer les comportements des usagers de Johannesburg. Et plus particulièrement, le rapport de la Région F sur les projets artistiques de cette campagne (cf. annexes) identifie comme « cible prioritaire : les habitants du centre-ville, les migrants et les migrants-pendulaires »64. Ce projet est intéressant parce que non seulement le message à véhiculer par ce projet est clairement défini – faire de Johannesburg une ville propre –, mais aussi les personnes visées par ce message. A cet égard, le choix des personnes concernées est révélateur des propres a priori de la Ville en matière de propreté en ville, puisqu’elle considère que les personnes qui ont le plus besoin d’être sensibilisées à cette question sont les habitants du centreville et les migrants de toute sorte, soit en majorité des populations pauvres ou des étrangers au centre-ville, à la ville, voire au pays. Serait-ce à dire que ces populations sont plus responsables de la saleté en ville que les autres ? Au nom de quoi ? Le danger d’une telle approche est alors de légitimer ou de renforcer des stéréotypes. Dans ce cas, le décalage entre production et réception du message est alors potentiellement double, voire triple, puisque le message peut ne pas être compris, et même s’il l’est, il ne l’est pas forcément par les personnes prévues, qui ne sont d’ailleurs pas elles-mêmes nécessairement les plus concernées par ce message, malgré les a priori de la municipalité. D’autre part, l’objectif de cette campagne est aussi esthétique, puisqu’elle vise à réhabiliter les murals comme un genre artistique à part entière, avec la volonté de le distinguer clairement du vandalisme. Ainsi, le sous-titre du document du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine de 2007 proposant la mise en place de ce projet (cf. annexes) est : « Le vandalisme, ce n’est pas des graffitis et les graffitis, ce ne sont pas du vandalisme »65. Dans ce même document, les murals sont en effet présentés comme un élément d’embellissement de la ville, et du centre-ville, permettant de susciter l’intérêt des investisseurs et des touristes : 63 “It’s my (inner) city. Let’s keep it clean.” 64 “PRIMARY TARGET MARKET : Inner City Residents, Migrants, Commuters”, Rapport de la Région F sur les projets artistiques de la campagne d’éducation à l’environnement. 65 ‘‘Vandalism is not graffiti and graffiti is not vandalism’’, Proposition du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine pour une campagne de réhabilitation des murals. 106 « […] En même temps qu’il donne à la ville un aspect plus positif, ce projet permet aussi potentiellement d’attirer à nouveau des touristes et des visiteurs dans le centre-ville […] »66 On retrouve ici la question de l’image du centre-ville qui est, comme nous l’avons vu, au cœur des préoccupations de la Ville, la Coupe du Monde de football en 2010 apparaissant à cet égard comme un enjeu et une opportunité à saisir pour montrer au reste du monde une image renouvelée de Johannesburg : « […] Avec la Coupe du Monde de football de 2010 dans moins de trois ans, Jozi67, beauté du continent africain, sera enviée par les autres villes […] »68 Johannesburg cherche ainsi à se positionner comme modèle à l’échelle du pays, du continent et du monde, cherchant à incarner son propre slogan de « ville africaine mondiale ». Le sens de la campagne est donc ici aussi symbolique et médiatique. L’objectif de ce projet est donc double : faire passer un message éducatif par les murals ; redonner une place et un sens à un genre artistique, et par lui à la Ville de Johannesburg. Or, pour répondre au mieux à ce double objectif, la Ville avait conscience que le choix des sites était capital, les murs choisis devant être positionnés à des endroits offrant une visibilité maximale pour toucher le plus de personnes possibles, et donc avoir le plus d’impact possible. Ainsi, dans le document préalablement cité du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine (cf. annexes), une des directives est : « […] Ces murs devraient idéalement être situés à des carrefours stratégiques, à des lieux de passages ou dans des parcs […] »69 De ce fait, il a été décidé que les sites choisis, limités à cinq du fait du budget, devraient être des sites d’« entrées de ville » (entry points to the City), comme le mentionne le rapport de la région F et l’étude de Z.A. ZEN. Pourtant, même une fois le site et le mur présélectionnés parmi les espaces publics au sens juridique de la ville, le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine devait 66 “[…] While enhancing the positive outlook of the city, the project also has the potentiality of attracting tourists and visitors back to the inner city […]”, Proposition du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine pour une campagne de réhabilitation des murals. 67 Jozi est un autre surnom donné à Johannesburg, le plus amical. 68 “ […] With the 2010 Soccer World Cup less than three years away, Jozi the beauty of the African continent, will be the envy of others cities […]”, Ibid. 69 “[…] These walls should ideally be situated in strategic corners, passages or parks […]”, Ibid. 107 obtenir l’autorisation du département municipal chargé de la gestion du mur en question. Or, même s’il s’agissait d’une demande d’un organisme de la Ville à un autre organisme de la Ville, ceci n’allait pas sans poser des difficultés. Par exemple, comme me l’a expliqué A. Lindsay lors de notre second entretien, concernant le projet de Market Street (cf. carte 2.2), le mur initialement choisi, sur proposition de Z.A. ZEN, ne lui convenait pas, mais il n’a jamais pu obtenir à temps l’autorisation du Département des Transports lui permettant de réaliser un mural sur les piliers de l’autoroute numéro 2 comme il l’aurait souhaité, alors que, selon lui, l’impact visuel aurait été plus important à cet endroit : « […] Par contre, pour le projet de Market Street, je n’étais pas d’accord avec le site choisi. Je voulais faire quelque chose sur les piliers du pont de l’autoroute. Je voulais faire quelque chose de grand, de gros. J’ai attendu la réponse pendant un mois, voire six semaines. Mais, le projet devait être fini pour fin juin. […] Nous avons attendu jusqu’au dernier moment parce que je voulais utiliser l’autoroute. Je pensais que c’était mieux pour marquer l’entrée dans la ville. […] On doit parfois couper court au projet pour avancer, sinon… Par exemple, pour ce projet, je suis sûr qu’on pourrait toujours être en train d’attendre l’autorisation pour peindre sur le mur ! […] » (Entretien du 23 mars 2009) Ainsi, les sites finalement choisis sont le fruit d’un compromis entre stratégie marketing, projet artistique et décision administrative. On le voit, le positionnement des murals aux « entrées de ville » n’est pas toujours évident (cf. carte 2.2), et peut même compromettre la visibilité de ces murals, et donc leur capacité à diffuser le message qu’ils incarnent. Au final, si l’on se reporte à la carte du centre-ville de Johannesburg (carte 2.1), les sites choisis sont pour l’essentiel aux entrées de ponts – Mandela Bridge pour le mur 3, Queen Elysabeth Bridge pour le mur 1 –, ou d’autoroutes – autoroute numéro 1 pour le mur 2 ; autoroute numéro 2 pour le mur 5 –, soit préférentiellement des axes routiers. Dès lors, on peut se demander quel impact ces murals peuvent avoir sur la population non-motorisée par rapport à celle motorisée, plus à même de passer devant ces murals et donc de les voir. Cette localisation des murals a aussi été un vrai problème pour mes enquêtes. En effet, n’ayant pas de voiture, il m’a tout d’abord été difficile ne serait-ce que de voir sur le terrain l’ensemble des murals, premier indice d’un certain manque de visibilité de ces œuvres. Ensuite, en termes méthodologiques, toutes les techniques d’enquête que j’avais expérimentées jusque-là étaient inutilisables dans ce cas. En effet, ces murals étant situés sur des axes de passage, 108 généralement routiers, les pratiques induites localement par ces murals ne pouvaient être que restreintes (regard, ralentissement…), et donc mes observations, limitées. De même, la réalisation de questionnaires sur sites était impossible à moins d’arrêter les automobilistes pour les interroger et de courir le risque de causer un accident. D’autres méthodes sont donc nécessaires dans ce cas pour tenter de saisir les pratiques et les représentations potentiellement induites par ces murals, ceci étant d’autant plus intéressant que le but même de ceux-ci est de changer les comportements et les conceptions des usagers de la ville en matière d’environnement. Pour ce projet, il me semble qu’il serait pertinent d’adopter une démarche inverse de celle suivie dans les autres cas : non pas partir du lieu d’implantation des œuvres d’art public étudiées, mais chercher à recueillir des témoignages d’usagers du centre-ville en leur montrant des photographies des murals en question afin de savoir s’ils les ont déjà vus, s’ils se souviennent à quel endroit, s’ils comprennent le message véhiculé, ce que ce message veut dire pour eux, si ce message peut influencer leur manière d’agir, etc. De cette manière, on pourrait tenter de déterminer les modalités de réception effective de ces œuvres. Si cet aspect me reste à explorer, j’ai néanmoins étudié un autre versant de ce projet, à savoir sa dimension participative telle qu’elle est affichée par les autorités publiques, puisque de fait cet aspect est valorisé en tant qu’il peut favoriser la diffusion du message, mais aussi sa compréhension. J’ai ainsi cherché à comprendre qui avait participé à ces projets, de quelle manière et comment, afin de saisir quelles conséquences pouvait avoir cette participation sur la réception et la diffusion du message de ces murals. - Un projet participatif sans participants : quel impact sur la réception du message ? Les objectifs participatifs de la « campagne d’éducation à l’environnement » sont clairement évoqués dans le document de présentation du projet pour la région F en tant que pré-requis à la réussite du projet (cf. annexes), et sont repris pour le projet spécifique des murals comme le prouve le plan marketing réalisé par Z.A.ZEN : « Stratégie pour les murals : impliquer les communautés locales dans la conception artistique et l’exécution des murs peints […] »70 A partir de là, j’ai voulu savoir comment cela se traduisait dans la pratique. J’ai ainsi interrogé A. Lindsay, chargé de l’exécution de tous les murals, à ce sujet. Ce dernier m’a expliqué que chaque 70 “Mural Strategy: To involve the local communities in the development of artistic concepts and execution of painted mural […]”, Plan marketing Z.A. ZEN. 109 mural était un projet en soi, correspondant à une démarche particulière, avec en effet à chaque fois une visée participative. Mais le manque d’argent et de temps a été une contrainte et une limite à la réalisation de ces objectifs. Ainsi, seuls deux projets ont eu une véritable dimension participative – les projets 1 et 2 –, les autres projets étant réalisés par l’équipe d’artistes travaillant habituellement avec A. Lindsay. Le projet 1, situé sur un des murs de la station principale de taxis collectifs du centre-ville, le Metro Mall (cf. carte 2.2), a en effet impliqué des habitants du quartier, des artistes et des artisans du centre-ville qui ont travaillé à partir de matériaux recyclés qu’ils ont eux-mêmes récupérés, en vue de produire un mural d’un genre nouveau, en relief. Voici le résultat : Photo 2.7 et 2.8 : Le mural du Metro Mall, quel message? Affiche publicitaire Slogan de la campagne d’éducation à l’environnement Source : ZA ZEN Source : G. Guinard, le 2 avril 2009, en entrant sur le pont Ce projet, le premier qui ait été réalisé, est celui à qui a été attribué le plus d’argent (30 000 rands soit près de 3 000 euros et un tiers du budget total) et de temps (trois semaines sur trois mois), ce qui sans doute explique en partie pourquoi un processus participatif, lequel nécessite un minimum de temps pour parvenir à informer, à intéresser, et à former les participants, a pu être mis en place ici. Au final, selon A. Lindsay, c’est le mural qui a eu le plus de succès, et c’est d’ailleurs le seul pour lequel il a eu un retour, en l’occurrence positif, de la part de la Ville. Quant à la réception du projet auprès des usagers de la ville et plus spécifiquement auprès des « cibles prioritaires » définies par la région F, seule une enquête conçue comme je l’ai évoquée plus haut permettrait d’apporter des éléments de réponse. Pourtant, d’ores et déjà, indépendamment d’une éventuelle réussite du mural 110 sur le plan esthétique, on peut se demander quelle est la portée du message censé être diffusé par le projet, puisque comme le prouvent les deux photographies ci-dessus le slogan de la campagne est à peine visible, contrairement à celui de l’affiche publicitaire, alors même que le lien entre ce qui est représenté sur le mural et le but de la campagne n’est pas évident. Dès lors, c’est bien la portée du message et donc sa réception, sa compréhension et sa capacité à changer effectivement les comportements des usagers de la ville qui sont compromises. Le projet 2, à la sortie de l’autoroute numéro 1, sur Carr Street (cf. carte 2.2), est lui aussi un projet participatif, mais cette fois réalisé en collaboration avec un groupe d’étudiants de l’école d’architecture de l’université de Wits, et non avec des habitants du quartier. L’idée de réaliser un de ces projets avec des étudiants de Wits résulte d’une collaboration antérieure entre ce même groupe d’étudiants et l’équipe d’A. Lindsay autour d’un projet de mobilier urbain. Ici, le projet consistait une nouvelle fois à travailler avec des matériaux recyclés en vue de produire un mural en trois dimensions : Photo 2.9 : Le mural du Carr Street, un mural apprécié ou ignoré ? Slogan de la campagne d’éducation à l’environnement Source : Pauline Guinard, le 9 avril 2009 Là encore l’exécution du projet a été largement limitée par le manque d’argent et de temps, l’achèvement du projet dépendant pour beaucoup de l’investissement des étudiants bénévoles. Ici, c’est donc la participation des étudiants qui a en elle-même permis la concrétisation du projet. Pour autant, on pourrait s’interroger sur l’effet de cette participation qui implique des étudiants – dont certes l’université est située dans les environs –, mais non les habitants ou les autres usagers du 111 quartier. Dès lors, quel impact cette participation peut-elle avoir sur la sensibilisation des « habitants du centre-ville, les migrants et les migrants-pendulaires », pourtant cibles privilégiées du projet ? Néanmoins, on peut remarquer qu’un an après la réalisation de ce mural, ce dernier est toujours intact, non-vandalisé, les couvercles de poubelles peints facilement amovibles étant toujours là. Ceci est-il l’indice d’une indifférence des populations locales ou, au contraire, la preuve d’un certain succès du mural auprès de celles-ci ? M. Neustetter, co-directeur de Trinity Session, penche pour cette dernière option puisque pour lui : « […] Finalement, quand l’œuvre n’est pas vandalisée, on peut dire que c’est un succès ! […] » (Entretien du 11 février 2009). Pour M. Neustetter l’absence de vandalisme serait ainsi quasiment un critère de réussite ou d’échec d’un projet d’« art public ». Mais, ceci serait là encore à confirmer par une enquête approfondie. Et même si ce mural est de fait apprécié par les populations locales, cela ne veut pas dire pour autant que le message du mural est compris ni même perçu, bien que le slogan soit ici beaucoup plus visible que dans le cas du projet 1 comme le prouve la photographie ci-dessus. La comparaison des modalités de réception des projets 1 et 2 serait d’ailleurs intéressante, en ce qu’elle permettrait de mesurer en quoi deux formes distinctes de participation et de représentation peuvent, ou non, avoir des conséquences différentes sur la réception du mural par les populations locales, que ce soit sur le plan esthétique ou en termes de message. Les projets 3, 4 et 5 (cf. carte 2.2), par contre, ne sont pas vraiment des projets de type participatif. En effet, toujours par manque de temps et d’argent, ils ont été exécutés par des artistes travaillant déjà pour A. Lindsay comme ce dernier me l’a indiqué : « […] Q) Donc c’étaient des gens que vous connaissiez déjà ? R) Oui. Oui. Vous savez, sans avoir recours à des gens qu’on connaissait, on n’y serait jamais arrivés. On n’avait que trois mois, c’est peu de temps pour tout organiser. Et d’autant plus qu’on avait peu d’argent. […] » (Entretien du 23 mars 2009) Les artistes en question sont généralement des artistes locaux, habitant eux-mêmes le centre-ville, mais aucun des projets à proprement parler n’a impliqué des populations locales non issues du monde artistique. L’absence de cette dimension participative est particulièrement frappante pour le projet 3, situé à la sortie du Mandela Bridge (cf. carte 2.2). En effet, ce projet est quelque peu différent des autres, parce que non seulement il faisait partie de la « campagne d’éducation à l’environnement », 112 mais parce qu’en outre, il devait être un élément de célébration de la « journée africaine » (Africa Day), journée fêtée partout en Afrique le 25 mai. Le mural prévu pour cette occasion a été conçu comme un panneau de bienvenue, disant bonjour dans quelques-unes des langues parlées en Afrique : Photo 2.10 : Le mural de la « journée africaine », exemple-type d’une irrecevabilité du message ? Célébration de la diversité culturelle africaine Slogan de la campagne d’éducation à l’environnement Quel lien ? Source : Pauline Guinard, le 17 mars 2009 Ce mural est donc porteur de deux messages bien différents : l’un sur la propreté en ville et l’autre qui invite à célébrer la diversité des langues africaines, bien qu’aucun lien explicite ne soit fait entre les deux, ce qui compromet la lisibilité de chacun des deux messages, le message sur la propreté en ville apparaissant d’ailleurs ici comme très secondaire. En outre, concernant le message sur la diversité culturelle, il est intéressant de noter qu’au moment même où cette œuvre était mise en place, en mai 2008, il y avait des attaques xénophobes dans toutes les grandes villes sud-africaines, y compris à Johannesburg. La réalisation de ce mural aurait pu être l’occasion d’organiser des groupes de rencontres, d’échanges, de réflexion autour de ces questions, en vue d’inviter les populations d’origines diverses à renouer le dialogue. Mais, au contraire, comme me l’a raconté A. Lindsay, ce projet a été mené comme si rien ne se passait, la contrainte de temps primant sur le reste : 113 « […] Ce projet-là [projet 3] devait être fini pour la « journée africaine ». Je ne me souviens plus quelle est la date exacte de la « journée africaine», mai ou fin mars. Donc, pour ce projet, on était sous pression et on devait aussi inclure un message qui corresponde avec la «journée africaine ». C’était un projet assez inhabituel parce qu’à l’époque, il y avait beaucoup d’attaques xénophobes. Cette période était vraiment intéressante. Et nous, on peignait : « Hello », « Welcome »… dans tous les dialectes symbolisant la culture africaine, alors qu’au même moment, les gens s’entretuaient dans la gare de taxis. C’était une sorte de farce. […] Même pour celui-ci [projet 3], on n’a pas passé assez de temps dans la rue, alors que c’était une période difficile, du fait de la xénophobie ambiante. Ç’a été la chose la plus étrange que j’ai jamais faite. Je veux dire, il y avait la police pendant que nous étions là. Des gens étaient arrêtés. C’était terrible. Comment peut-on faire quelque chose comme cela à cette période ? C’était étrange. C’était comme faire semblant : disons « Bonjour », « Hello »… alors que dans le même temps, des gens veulent vous tuer parce que vous êtes étranger. […] » (Entretien du 23 mars 2009) Ici il n’y a donc pas seulement décalage entre le message produit et la réception, mais véritable rupture. Le contexte xénophobe rend difficile, voire impossible, la réception d’un message qui vante la diversité culturelle, surtout si ce message est délivré sans aucune mesure d’accompagnement permettant de dépasser la xénophobie ambiante. Cet exemple est révélateur des priorités de la Ville. Certes, les objectifs affichés pour cette campagne sont de type participatif, l’idée étant de favoriser l’implication des populations locales dans les projets artistiques et éducatifs en vue d’assurer une meilleure diffusion et réception du message. Mais la Ville ne donne ni l’argent, ni le temps nécessaires aux artistes pour mettre en place de tels processus. Dès lors, la portée du message est en elle-même compromise. En va-t-il de même pour l’objectif esthétique du projet ? Pour A. Lindsay, la réponse à cette question est négative : « […] Les muraux restent. Et c’est toujours là qu’est le défi. Ces muraux vont probablement être là pendant une dizaine d’années, alors que les affiches sur les bus [aussi réalisées dans le cadre de la campagne d’éducation à l’environnement], etc., vont changer. […] » (Entretien du 23 mars 2009) Selon A. Lindsay, la campagne d’éducation à l’environnement, ainsi que son message, sont appelés à disparaître, alors que les murals perdureront au-delà de cette campagne. Et de fait, ce qui a intéressé 114 A. Lindsay dans ce projet en tant qu’artiste, c’était de concevoir un nouveau type de murals, plutôt que de diffuser un message qu’il qualifie lui-même d’« ennuyeux » (boring). Cette approche est en elle-même une limite à l’efficacité de la campagne et à la portée du message, ce qui explique aussi sans doute le faible lien entre ce qui est représenté sur les murals et le slogan de la campagne. Dans ces conditions, l’aspect artistique étant détaché du message, il est possible de concevoir que portée esthétique et portée éducative de la campagne ne soient pas corrélées : la non-réception du message éducatif n’implique pas ici la non-réception du message artistique. L’étude des murals montre donc à quel point le risque de distorsion entre production d’un projet à message et réception de celui-ci est important, surtout si les démarches participatives censées favoriser sa compréhension et sa réappropriation par les populations auxquelles il est destiné sont négligées et que l’artiste qui réalise effectivement les œuvres se désintéresse du message. Dès lors, la capacité du message à faire sens, à trouver son public, s’en trouve fortement réduite. Demeure la question de la portée esthétique des œuvres, mais celle-ci reste encore à démontrer. En définitive, ces trois études de cas m’ont permis de mettre en évidence, selon trois modalités différentes, le décalage qui pouvait exister entre l’intention qui préside à l’élaboration d’une œuvre d’art public, le dessein de l’artiste qui est en charge de la réalisation concrète de l’œuvre, et la réception qui en est faite par le public une fois l’œuvre exposée dans l’espace public. A partir de là, on peut se demander si la distorsion entre objectifs et résultats, entre production, réalisation et réception, est le signe d’un échec de la politique d’art public, ou si, au contraire, elle est la condition de possibilité même de la (re)définition de la ville par l’art public. En effet, l’œuvre d’art une fois installée dans l’espace public semble s’autonomiser par rapport à la politique qui l’a produite, contredisant, détournant ou renforçant les intentions de cette politique. Si ce hiatus peut être interprété comme l’indice d’une défaillance de la politique d’art public, il est également susceptible d’être vu comme une potentialité, comme un interstice de possibles qui en lui-même serait créateur de ville. 115 III. L’art public peut-il faire ville ? En réalisant de l’art public, la municipalité de Johannesburg entend changer la ville, la transformer et la redéfinir. Toutefois les effets produits par ces œuvres d’art public sont le plus souvent en décalage, voire en contradiction directe avec les objectifs escomptés. L’art public serait-il alors incapable de changer la ville, ou la changerait-il, mais d’une manière inattendue ? Ainsi, non seulement la Ville se définirait par la politique d’art public, mais en retour l’art public contribuerait aussi à définir la ville au-delà des objectifs de la politique. Je m’interrogerai donc ici sur la ville que peut produire l’art public, par rapport aux intentions initiales de la municipalité. Je me demanderai ainsi dans quelle mesure l’art public peut produire une ville inclusive, unifiée et réappropriée, qui deviendrait un exemple, voire un modèle, tout en cherchant à savoir comment la ville se construit en tant que territoire métropolitain, laboratoire de la gouvernance urbaine. 1) Une ville inclusive ? Il s’agit ici d’envisager en quoi l’art public parvient ou non à être un outil de construction d’une ville inclusive, un facteur d’inclusion spatiale, selon un des objectifs de la politique d’art public qui a notamment en vue de surmonter les divisions, les exclusions et les ségrégations héritées de l’apartheid. L’inclusion spatiale peut être comprise par opposition à l’exclusion spatiale, comme un processus qui permettrait à chaque citadin de se voir reconnaître le droit d’être de et dans la ville. En ce sens, l’inclusion spatiale peut être de plusieurs ordres : matérielle – chaque citadin ayant le droit d’être dans la ville, et donc d’avoir accès aux espaces publics – ou symbolique – chaque citadin ayant la possibilité d’être de la ville, c’est-à-dire de se reconnaître dans la ville et de la revendiquer comme sienne. Je montrerai ainsi que si l’art public permet bien de mettre en évidence un défaut d’urbanité, au sens d’un manque de lien social dans les espaces publics de la ville en partie hérité de l’apartheid, il ne permet qu’incomplètement de dépasser les exclusions passées, qu’elles soient matérielles ou symboliques, l’art public déplaçant celles-ci plus qu’il ne les abolit. 116 a) L’art public, révélateur d’un défaut d’urbanité Selon la politique d’art public, celui-ci serait un outil pour créer de la « cohésion sociale » (social cohesion), pour construire du lien social dans l’espace public. L’art public serait ainsi un facteur d’urbanité, si l’on comprend l’urbanité en tant que ce qui renvoie à l’espace et au collectif en ville (Dorier-Apprill, 2001), au savoir-vivre ensemble. Or, l’étude d’œuvres d’art public particulières tend à montrer que l’art public, avant d’être un créateur d’urbanité, est avant tout le révélateur d’un défaut d’urbanité dans les espaces publics de Johannesburg. - Un déficit d’« interactions sociales » dans l’espace public : le refus du projet de J. Wafer Dans le cadre du projet de l’Eland, la proposition de J. Wafer et les raisons de son refus sont particulièrement éclairantes concernant les carences en termes de pratiques collectives dans l’espace public de Johannesburg. En effet, on le rappelle, l’idée de J. Wafer consistait à installer des chaises devant les vitrines des boutiques de la place en question qui auraient été équipées d’écrans diffusant en permanence des séquences artistiques, ceci en vue d’inviter les passants à s’asseoir, à occuper l’espace public, à échanger leur point de vue à propos de ce qu’ils voyaient. Ce projet s’intégrait donc dans la démarche artistique globale de l’artiste, qui définit l’art public comme : « Un art qui opère dans la sphère publique, qui suscite des interactions sociales (social interactions). » (Entretien du 2 février 2009) Cette conception de l’art public est particulièrement intéressante en ce qu’elle implique d’interroger la dimension sociale et politique de l’espace public, et non pas seulement sa dimension matérielle. Par ce projet, il s’agissait pour J. Wafer de redonner une fonction et un sens collectifs à l’espace public, en en faisant un espace de partage et d’échange, en y créant des « interactions sociales » et donc du lien social. Or, c’est bien parce que cette dimension fait défaut dans l’espace public sudafricain et dans celui de Johannesburg, et plus spécifiquement de son centre-ville, que ce projet posait problème et a été refusé par la municipalité. En effet, l’échange, le partage, l’interaction ne semblent pas être des pratiques courantes, habituelles, de l’espace public du centre-ville de Johannesburg. Cela résulte sans doute de la conjonction de plusieurs facteurs. D’une part, le caractère racialement ségrégué de l’espace public sud-africain pendant l’apartheid a empêché la constitution d’espaces communs à l’ensemble des populations, quelle que soit leur race (Bonerandi, Houssay-Holzschuch, 2004). Historiquement, les espaces publics ne sont donc pas des espaces de rencontre dans la différence, d’échange avec 117 l’autre. D’autre part, depuis la fin de l’apartheid, le sentiment d’insécurité qui règne à Johannesburg, en lien avec un fort taux de criminalité, a entravé la constitution d’espaces publics en tant qu’espaces d’échange et de rencontre, pour en faire des espaces évités parce que réputés comme dangereux. Ce sentiment de peur et de méfiance des usagers de la ville vis-à-vis de l’espace public conduit dans bien des cas à la privatisation de ces derniers, la privatisation juridique des espaces publics étant paradoxalement un moyen de reconstituer des espaces publics au sens social, et même politique, à l’image des centres commerciaux qui apparaissent à l’heure actuelle comme les principaux lieux de sociabilité de la société sud-africaine. Dès lors, mettre en place un projet comme celui de J. Wafer aurait nécessité d’engager un processus de réflexion à plus long terme sur ce qu’est et peut être l’espace public à Johannesburg, qui aurait permis de prétendre en faire un espace de rencontres et de débats, et non pas seulement un espace de peur. Le refus du projet de J. Wafer révèle donc une caractéristique de l’espace public de Johannesburg en tant qu’espace où le lien social est faible et les pratiques collectives rares, donc un espace où l’urbanité, où le savoir-vivre ensemble, font défaut. Mais en même temps, ce refus est aussi l’indice d’un choix délibéré de la municipalité de ne pas s’attaquer à ce problème. De fait, en sélectionnant le projet de l’Eland, la Ville a fait le choix d’une œuvre iconique qui, si elle peut marquer le lieu et les esprits, voire changer les représentations, n’en modifie pas les pratiques spatiales qui restent largement influencées par des questions de sécurité, comme l’ont montré les questionnaires. Dans ces conditions, le fait d’être dans l’espace public est plus souvent le résultat d’une contrainte – prendre son bus par exemple – que l’effet d’un choix délibéré. Dans ce cas, l’œuvre d’art public est choisie par la Ville et ses partenaires en fonction de la perception d’un défaut d’urbanité, mais non de façon à ce que l’œuvre puisse agir sur cette carence, ce qui est contradictoire avec les objectifs de la politique d’art public. Est-ce à dire que l’art public municipal ne se donnerait pas les moyens de réaliser ses objectifs ? D’autres formes d’art public peuvent-elles alors suppléer aux lacunes de cet art public municipal ? - Un manque de dialogue : le besoin de médiateurs La performance d’art public organisée par un collectif d’artistes indépendants de la Ville autour de la statue de Carl von Brandis le 12 mars 2009 est elle aussi révélatrice d’une carence en urbanité, en même temps qu’elle parvient à créer du lien social. De fait, cette performance m’a permis de saisir à quel point le dialogue dans l’espace public était possible mais difficile. 118 En effet, une fois la performance en elle-même achevée, la conversation s’est engagée entre les participants et les spectateurs, soit en majorité des refugiés zimbabwéens. A ce moment-là, une passante sud-africaine m’a prise à partie, me demandant si, en tant que ressortissante d’un pays du « monde développé » (first world) selon ses termes, j’avais une solution à ce « problème », sousentendu celui des réfugiés, tout en m’expliquant que les Sud-Africains ne pouvaient pas aider ces gens, parce qu’ils n’avaient déjà pas de quoi nourrir leur propre population. Ce qui est intéressant, au-delà des propos en eux-mêmes, c’est que cette femme ait choisi de s’adresser à moi, et non pas directement aux réfugiés. Ma présence semblait constituer pour elle une condition de possibilité à sa propre parole, une nécessaire interface qui lui permettait de surmonter sa méfiance, voire sa peur à l’encontre des réfugiés, pour exprimer son opinion à leur égard. Cet incident est, en lui-même, symptomatique de la faiblesse de la pratique du dialogue dans l’espace public, puisque l’échange ne semble possible que du fait de la présence d’intermédiaires, qu’il s’agisse de moi ou des participants à la performance. En ce sens, l’organisation de performances dans l’espace public, en tant qu’elles peuvent introduire des interlocuteurs et des médiateurs dans ces espaces, apparaît plus à même de créer du lien social que l’installation d’un objet d’art public. Or, si le directeur du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine aspire à développer cette forme d’art public que sont les performances, celui-ci ne parvient pas jusqu’à présent à faire financer ce genre d’opérations par la Ville. Mais alors, la capacité de la politique d’art public à créer du lien social s’en trouve limitée. Au contraire, les objets d’art public réalisés par la Ville semblent non seulement difficilement aptes à remplir cette fonction, mais semblent même devoir être protégés du public. - La sécurisation des œuvres, indice de la faiblesse de la notion de bien commun ? A l’image de l’Eland, nombre d’œuvres d’art public, une fois installées dans l’espace public, sont protégées par des vigiles entièrement affectés à cette surveillance. Mais de quoi et de qui ces œuvres sont-elles protégées ? Pour quoi et pour qui ? Cette mesure peut être interprétée de diverses façons qui ne s’excluent pas nécessairement l’une l’autre. Tout d’abord, il est intéressant de remarquer que les vigiles qui assurent cette mission ne sont pas des employés municipaux, mais des agents des différents CID nettement identifiables par leur uniforme. Ainsi, l’Eland est gardé par un vigile du Braamfontein Management District (BMD) alors que Brenda Fassie est surveillée par un vigile du Newtown Management District (NMD). En ce sens, les opérations de sécurisation des œuvres d’art public peuvent être vues comme un moyen, 119 pour les investisseurs privés qui sont membres des CID et contributeurs financiers à la réalisation de ces œuvres, de « sécuriser leurs investissements » selon une expression de K. Shand, directrice marketing de Kagiso Urban Management, société qui gère plusieurs CID de Johannesburg dont le BMD et le NMD. Les œuvres sont donc protégées au nom des investisseurs privés. Pour autant, ces mesures peuvent aussi contribuer à renforcer le sentiment de sécurité dans les espaces publics, comme je l’ai montré dans les cas de l’Eland, ce qui correspond cette fois à un des objectifs de la Ville et de la politique d’art public, donc d’acteurs publics, même si ce ne sont pas eux qui assurent effectivement cette sécurisation. Les œuvres d’art public sont donc protégées par le privé au nom d’intérêts privés et publics. Mais contre quoi ces œuvres sont-elles protégées et pourquoi ont-elles besoin de l’être? La réponse la plus évidente à cette question est bien sûr que ces œuvres doivent être protégées du vandalisme ou de dégradations éventuelles, volontaires ou involontaires. Mais ce problème n’est pas propre à Johannesburg. Il existe partout, sans pour autant impliquer à chaque fois de telles mesures de sécurisation des œuvres d’art public. A Paris, par exemple, les colonnes de Buren ne sont pas protégées, alors même qu’elles sont l’objet d’utilisations répétées, et parfois dommageables, de la part des passants. Dès lors, la sécurisation des œuvres d’art public ne peut pas être interprétée comme une contrainte liée à la nature même de l’art public. Elle ne peut procéder que d’une démarche volontaire des acteurs à l’initiative de cette sécurisation, en lien avec la spécificité des espaces publics de Johannesburg. De fait, les espaces publics sud-africains, parce qu’ils ont été des espaces ségrégués, ne sont pas historiquement des espaces communs, reconnus et partagés par toutes les populations. On peut par conséquent se demander si cette stratégie ne révèle pas l’absence d’un sentiment de ce qu’est le bien commun, au sens d’un bien qui appartient à tous et qui de ce fait est aussi sous la responsabilité de tous. Or, si une telle notion n’est pas partagée par l’ensemble de la population, ceci expliquerait que les individus ne soient pas enclins à faire attention à ces œuvres, à les préserver individuellement au nom de tous. Dans ces conditions, ceci peut sans doute justifier que les œuvres d’art public aient besoin d’être protégées par quelques-uns, en l’occurrence des vigiles, dans l’intérêt de tous. Reste à savoir si ce type de mesure peut contribuer à diffuser le sentiment de bien commun auprès des usagers de la ville. Le fait que les œuvres d’art public soient protégées par des vigiles des CID et non par des agents municipaux semble déjà compromettre une telle perspective : les œuvres apparaissent protégées au nom d’intérêts uniquement privés, et non au nom de l’autorité publique, et donc du bien commun de la ville et de ses habitants. La sécurisation des œuvres d’art public révèle ainsi non seulement une faiblesse de la notion de bien commun, mais peut aussi, de par la manière dont elle est mise en place, brouiller, voire altérer cette notion, à tel point qu’il faudrait se demander 120 dans quelle mesure cette sécurisation des œuvres d’art ne nuit pas aussi au caractère public et commun de l’espace en question. En définitive, l’art public apparaît bien comme un révélateur d’un défaut d’urbanité affectant les espaces publics de Johannesburg, que ce soit en tant qu’espace d’échange, de partage, de dialogue ou en tant qu’espace commun. L’art public met ainsi davantage en lumière la faiblesse du lien social dans les espaces publics qu’il ne paraît pouvoir lutter contre elle. Dès lors, en quoi l’art public tel qu’il est promu par la politique d’art public peut-il être un vecteur effectif de cohésion sociale, un facteur d’inclusion spatiale, que celle-ci soit matérielle ou symbolique ? b) L’accès à l’espace public : une exclusion déplacée par l’art public mais non abolie Je m’intéresserai ici à la capacité de l’art public à être un facteur d’inclusion spatial sur le plan matériel, c’est-à-dire à la capacité de l’art public produit au nom de la politique d’art public à garantir à tous un accès physique à l’espace public. Mon but est de montrer que faute de dépasser les exclusions historiques, l’art public ne parvient qu’à les déplacer. Comme je viens de le mettre en évidence, l’installation d’une œuvre d’art dans l’espace public s’accompagne le plus souvent d’une sécurisation de celle-ci qui se traduit par la mise en place de vigiles. Néanmoins, la sécurisation des œuvres d’art public ne se limite généralement pas aux seules œuvres d’art, elle touche aussi les espaces publics dans lesquels ces œuvres sont implantées. Ainsi, dans le cas de l’Eland, la mise en place de l’œuvre n’a pas seulement entraîné la présence de vigiles autour d’elle, mais elle s’est aussi accompagnée de l’introduction de nouveaux panneaux sur la place, y interdisant l’accès aux vendeurs de rue. De même, dans le cas de la statue de Carl von Brandis, outre la présence d’un vigile, a été installé un mobilier urbain d’un genre bien particulier, que l’on pourrait qualifier de dissuasif, à l’image des bancs incurvés destinés à empêcher les sansabris d’y dormir. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Les opérations d’art public semblent donc s’accompagner d’une mise en ordre et en sécurité de l’espace public, qui conduit à restreindre l’accès physique de cet espace à certaines catégories de populations jugées indésirables par les promoteurs de l’art public, comme les vendeurs de rue, exerçant généralement leur activité de manière informelle, ou les sans-abris. Or, ces populations sont déjà généralement des populations marginalisées, les aménagements urbains tendant à 121 renforcer leur marginalisation jusqu’à l’exclusion. On retrouve ici un processus proche de celui analysé par M. Davis à propos du centre-ville de Los Angeles : il montre comment mobilier et art urbains y ont été utilisés par la municipalité pour contrôler voire militariser l’espace public aux dépens des plus faibles (Davis, 1997). L’art public est donc bien ici un moyen d’exclure certaines catégories de population, en l’occurrence les pauvres, alors même que le but affiché de la politique d’art public est d’« inclure la diversité dans tous ses aspects »71, qu’il s’agisse de la diversité raciale, sociale, culturelle ou économique. Mais apparemment la diversité sociale n’inclut pas le bas de l’échelle. L’art public, au final, semble redéfinir les critères d’exclusion spatiale dans l’espace public plutôt qu’il ne les supprime. A l’exclusion raciale de l’apartheid semble succéder un nouveau type d’exclusion, cette fois d’ordre social, à l’encontre des populations les plus pauvres. En ce sens, l’espace public à Johannesburg reste un espace d’exclusion, mais les exclus d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui. En quoi cette exclusion est-elle plus inclusive ? Peut-on établir des degrés quand on parle d’inclusion ? Si tel était le cas, quels seraient alors les critères pour mesurer cette plus ou moins grande inclusion spatiale : le nombre d’inclus par rapport au nombre d’exclus ? Une telle vision de l’inclusion est dangereuse en tant qu’elle justifie les exclusions au nom d’une ville plus inclusive. Or si les exclusions persistent, comment une ville pourrait-elle être qualifiée d’inclusive ? Dès lors, parce que les exclusions de l’espace public perdurent, quoique sous d’autres formes, la capacité de la Ville de Johannesburg à devenir une ville inclusive est compromise. Dans ces conditions, on peut se demander dans quelle mesure l’inclusion symbolique n’est pas alors un leurre, camouflant les exclusions matérielles effectives. c) Une inclusion symbolique illusoire ? Il s’agit ici de m’interroger sur la faculté de l’art public à être un facteur d’inclusion spatiale sur le plan symbolique, c’est-à-dire à être un instrument permettant à toutes les populations de la ville d’être représentées en elle et de s’y reconnaître, favorisant ainsi le sentiment d’appartenance de tous à une même ville, alors même que la capacité de l’art public à être un facteur d’inclusion spatiale sur le plan matériel paraît compromise. Pour cela, je me demanderai qui représente qui par l’art public, et je m’interrogerai donc sur les conditions d’accès à la création d’art public et sur la 71 “[…] incorporate diversity in all aspects […]”, Politique d’art public de Johannesburg, décembre 2008. 122 manière dont est mise en œuvre cette représentation, afin de saisir dans quelle mesure les populations concernées ont la possibilité de se reconnaître dans cet art. Enfin, je chercherai à comprendre à quoi sert cette inclusion symbolique, si elle existe, alors même que perdurent des exclusions physiques dans l’espace public. - Qui représente qui ? La question de l’accès à la création de l’art public. Selon la politique d’art public elle-même, l’art public ne doit pas seulement permettre de représenter la diversité, il doit aussi autoriser les différents groupes de populations à exprimer euxmêmes leurs différences : « A travers cet art, […] les individus et les groupes communautaires dans les quartiers ont plus la chance d’exprimer eux aussi leur identités spécifiques. »72 Or, malgré cet objectif, le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine et le JDA, principaux initiateurs des projets d’art public, font appel à un nombre limité de compagnies artistiques – quatre au total – pour réaliser leurs projets. Tous les projets d’art public dans lesquels la Ville est impliquée passent ainsi à un moment où à un autre par une de ces compagnies, que ce soit Trinity Session, la Spaza Gallery, Art At Work ou la Johannesburg Art Bank. Ces compagnies exercent donc un véritable monopole quant aux commandes publiques d’art public. Ces médiateurs artistiques sont les seuls à être autorisés par la municipalité à inscrire leur vision de la ville dans l’espace public, ce qui restreint considérablement le nombre d’acteurs pouvant avoir accès à la création d’art public, et pouvant donc s’exprimer légitimement dans l’espace public. Ce monopole est d’autant plus problématique que ces médiateurs sont principalement des hommes blancs, ce qui ne va pas dans le sens d’un rééquilibrage au profit des populations discriminées pendant l’apartheid, bien au contraire. A cet égard, l’exemple de Trinity Session, première et principale compagnie artistique à s’être spécialisée dans cette fonction de médiateur artistique au service de la Ville, est symptomatique puisqu’elle est dirigée par deux hommes blancs, Marcus Neustetter et Stephen Hobbs. Dans ces conditions, il est à craindre que l’art public ne promeuve dans l’espace public qu’une vision univoque, partielle, voire partiale de la ville, qui si elle célèbre certes la diversité, notamment raciale, de la ville, n’offre pas pour autant à chacun la possibilité de participer activement à son élaboration. 72 “Through this art, […] individuals and community groups in neighbourhoods are also empowered to also express their unique identities”, Politique d’art public, décembre 2008. 123 Le cas de l’Eland de C. van der Berg semble à cet égard éclairant en tant qu’œuvre d’art public produite par un artiste blanc de sexe masculin. Or, l’étude de cette œuvre est particulièrement révélatrice du décalage qui peut exister entre ce que veut représenter l’artiste, à savoir ici un éland censé évoquer le passé naturel de l’espace d’implantation de l’œuvre, et les perceptions et représentations des populations qui fréquentent cet espace, aux yeux desquelles cette œuvre représente à peu près tout sauf un éland, les populations blanches étant les seules à voir dans cet Eland un symbole africain. Cet exemple montre bien la possible inadéquation entre intention artistique et réception de l’œuvre d’art par le public. Mais dans quelle mesure cette inadéquation peut-elle être mise sur le compte d’une différence de couleur entre l’artiste et le public ? Cela voudrait-il dire qu’un artiste ne pourrait représenter que le groupe auquel il appartient ? L’artiste doit-il nécessairement appartenir au groupe qu’il représente pour pouvoir le représenter et parvenir à ce que ce groupe en question se reconnaisse dans l’œuvre produite ? Cela tendrait à restreindre les potentialités de l’artiste et de l’art public, lequel a pourtant une vocation à l’universel, à être compris de tous. Le danger d’une telle vision est de tomber dans un communautarisme simpliste qui consisterait à considérer que chaque groupe ne peut parler que de lui-même, par conséquent à enfermer chacun dans sa spécificité et sa différence, et à empêcher tout dialogue entre les groupes. Or, au contraire, le fait que chacun puisse parler d’un autre que lui-même, et le représenter, est sans doute une richesse et un signe d’ouverture. Précisément, l’art est ce qui permet de mieux saisir le monde et de mieux se comprendre soi-même par le regard de l’autre73. Ce qui pose problème dans l’inégalité d’accès à la création d’art public, ce n’est donc pas seulement le fait que les artistes blancs masculins puissent représenter d’autres groupes de populations tandis que ces groupes ne peuvent se représenter eux-mêmes, mais bien plutôt que ceux-ci ne puissent pas représenter d’autres groupes qu’eux-mêmes, notamment le groupe des artistes masculins blancs. Mais comment expliquer cette persistance d’inégalité d’accès à la création artistique alors même que la politique d’art public prétend lutter contre ce phénomène ? Pour Bronwyn Lace, artiste 73 Qu’on me permette de citer ici ce passage, très juste à notre sens, de Proust sur l’art. « [Le style] est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous voyons le monde se démultiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent à l’infini et, bien des siècles après que s’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial. » Marcel Proust, Recherche du temps perdu, Tome III, Pléiade, p. 895 124 chargée du service éducation à la Bag Factory74, résidence d’artistes indépendante installée à Forsdburg (cf. carte 2.1) et basée sur la collaboration entre artistes expérimentés et débutants, cela est avant tout une question de formation : « […] De fait, peu d’artistes sont capables d’élaborer un dossier de candidature pour répondre à un appel à projet. C’est pourquoi à la Bag Factory, nous avons monté des ateliers de création pour amener les artistes à travailler ensemble et à apprendre ensemble. Le problème est avant tout un problème de formation. […] » (Entretien du 11 février 2009) De fait, le problème de la formation des artistes est double. Premièrement, beaucoup d’artistes, surtout ceux appartenant aux populations discriminées pendant l’apartheid, n’ont reçu aucune formation artistique, les écoles d’art étant réservées aux Blancs pendant l’apartheid. Deuxièmement, même pour ceux qui ont eu l’opportunité de recevoir une formation artistique, cette formation était, et est encore essentiellement axée sur l’apprentissage des techniques artistiques ou de l’histoire de l’art, alors que la formation pratique, comme par exemple le fait d’apprendre à répondre à un appel à projet, est insuffisante, voire inexistante. C’est pourquoi la Bag Factory organise des ateliers pour apprendre aux jeunes artistes à rédiger une proposition, présenter un budget ou passer un entretien. La Bag Factory essaie donc de donner une formation minimale à un maximum d’artistes émergents, afin de leur donner l’opportunité de pouvoir répondre aux appels d’offre de la Ville en matière d’art public quand ceux-ci sont ouverts à tous. La Ville elle-même est d’ailleurs consciente de ce biais. Et, comme me l’a confié E. Itzkin, directeur-adjoint du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, le recrutement de nouveaux médiateurs artistiques, comme la Johannesburg Art Bank, a justement pour but d’ouvrir le champ des acteurs de l’art public. En effet, non seulement l’équipe de la Johannesburg Art Bank est mixte, puisqu’elle est dirigée par une femme blanche à sa tête, assistée de deux femmes noires et d’un homme d’origine indienne, mais en plus, un des objectifs prioritaires de la compagnie consiste à favoriser l’accès d’artistes encore peu connus, souvent issus de milieux défavorisés, au marché de la création artistique. Pour ce faire, de nouvelles méthodes de recrutement des artistes sont mises en place pour tenter d’accompagner encore un peu plus les jeunes artistes. La méthode de sélection des artistes pour le projet Bram Fischer est à cet égard significative. Ce projet d’art public lancé en janvier 2009 avait pour but de réaliser une œuvre dédiée à Bram Fischer, militant afrikaner anti-apartheid, pour le centre culturel du même nom, récemment construit à Bram Fischerville, au nord de Soweto. Pour ce projet, la Johannesburg Art Bank a mis en 74 Pour en savoir plus, consulter le site internet de la Bag Factory, http://www.bagfactoryart.org.za/ 125 place une procédure de sélection qui consistait à organiser un atelier de travail entre un artiste renommé et cinq artistes émergents, l’un d’entre eux devant être définitivement sélectionné par la suite. L’idée de cette procédure était donc de permettre à un artiste peu connu de participer à un projet d’art public, tout en lui donnant l’opportunité de se former auprès d’un artiste plus expérimenté ayant déjà participé à ce genre de projet. Il s’agissait donc d’un projet à la fois artistique et éducatif. Par ailleurs, la présence de cet artiste aguerri permettait aussi de rassurer le commanditaire quant à la faisabilité et à la qualité du projet. Pour autant, la procédure de sélection de l’artiste expérimenté et celle de la présélection des cinq autres artistes restent obscures. Je n’ai en effet pas réussi à comprendre sur quels critères et comment ces artistes avaient été sélectionnés par la Johannesburg Art Bank. On peut en effet se demander si une telle sélection ne révèle pas purement et simplement de l’arbitraire. Quoi qu’il en soit, c’est Niebuhr Hermann, artiste blanc de sexe masculin, qui a été choisi pour être l’artiste de référence, alors que les cinq autres artistes étaient Jabukane Zwane, Raymond Schoeman, Mahanlah Danny, Landi Raubenheimer et Nhlapo Senzo, soit quatre hommes noirs et une femme blanche, ayant chacun le plus souvent déjà réalisé des œuvres d’art public et venant de milieux plus ou moins défavorisés, mais vivant généralement encore difficilement de leur art. L’atelier de travail, organisé le 13 février 2009, consistait en une visite du site d’implantation de la future œuvre d’art public, et dans le visionnage d’un film documentaire consacré à la vie de Bram Fischer, suivi d’un brainstorming devant aboutir à des propositions artistiques. Pour avoir assisté à cette dernière partie de l’atelier, je dois dire que la relation entre N. Hermann et les autres artistes était pour le moins à sens unique. En effet, N. Hermann a d’abord présenté sa manière de voir les choses et a ensuite demandé aux autres artistes de réfléchir à la manière dont ils pourraient travailler à partir de son idée. Par la suite, c’est d’ailleurs N. Hermann, seul, qui a sélectionné l’artiste avec qui il allait travailler, en l’occurrence J. Zwane. Dès lors, on peut s’interroger sur ce que cette procédure a concrètement changé par rapport aux procédures habituelles. Certes, elle a permis à un artiste peu connu et issu d’un groupe de population discriminé par le passé de participer à un projet d’art public, mais le rapport de force est resté le même, l’artiste blanc expérimenté ayant l’ascendant sur l’artiste noir en devenir. Toutefois, si ce type de procédure a des effets limités à court terme, il peut peut-être à plus long terme avoir une incidence plus importante. En effet, d’une part, cette procédure permet de banaliser le fait que des artistes émergents, pas nécessairement blancs ni masculins, puissent avoir leur place dans ce genre de projet, ce qui contribue à ouvrir le marché de l’art public à de nouveaux acteurs et donc à lutter contre le monopole de quelques-uns. D’autre part, cette procédure est sans doute aussi un moyen pour les artistes débutants, comme J. Zwane, d’acquérir un savoir-faire qui leur permettra à l’avenir 126 de mener seuls un projet d’art public. Et de fait, si le problème est bien celui de la formation des artistes, alors cela suppose de mettre en place des dispositifs d’éducation artistique qui ne peuvent avoir d’effet qu’à moyen ou à long terme. Les autres médiateurs artistiques sont eux aussi conscients de ce problème de formation, non seulement sur le plan qualitatif, mais aussi sur le plan quantitatif. Les artistes en charge des projets d’art public se plaignent en effet de ne pas être assez nombreux pour répondre aux demandes de plus en plus importantes en matière d’art public. C’est d’ailleurs un des arguments qui avait été utilisé par Trinity Session dans le cadre du projet de l’Eland pour organiser une compétition entre un nombre limité d’artistes et non une compétition ouverte à tous les artistes, puisque selon eux, seul un nombre limité d’artistes étaient capables de réaliser un tel projet. Cette idée m’a d’ailleurs été confirmée par L. Perkes, co-directrice d’Art At Work : « […] Le secteur [de l’art public] est trop petit. Il y a la possibilité de faire beaucoup plus de choses. Je pense que nous devons tous contribuer à faire croître ce secteur. Trinity sait cela. Nous le savons. […] » (Entretien du 18 février 2009) La situation de monopole des quatre compagnies artistiques servant d’intermédiaires à la Ville semble donc atteindre un seuil critique du fait que ces compagnies ne sont plus en mesure de répondre à toutes les demandes d’art public. Si cette situation de monopole a sans doute été pendant un temps voulu, voire recherchée par les médiateurs, elle semble à l’heure actuelle de plus en plus subie, ce qui les incite d’ailleurs à travailler toujours davantage ensemble et non plus les uns contre les autres. L. Perkes continue ainsi : « […] Le seul moyen pour qu’on y arrive c’est de partager ce que nous apprenons […] » (Entretien du 18 février 2009) Une logique de partenariat se met donc peu à peu en place. Mais, comme A. Murdoch, directrice de l’Art Bank, me l’a indiqué, ce phénomène est très récent et cette logique reste difficile à mettre en œuvre, parce que : « […] les gens sont très territoriaux (territorial). "C’est mon projet. Je le fais. Ne marche pas sur mes pieds." C’est absurde qu’une organisation dépense dix mille rands [soit près de mille euros] pour un projet, une autre dix mille pour autre chose… Si l’on mettait tout cet argent en commun et si l’on faisait le travail d’expertise ensemble, on pourrait faire des choses fantastiques. Cela commence lentement à se faire. […] » 127 L’emploi de l’adjectif « territorial » est particulièrement intéressant dans ce contexte, parce qu’il souligne non seulement les rapports concurrentiels entre les différents médiateurs, mais il ancre également cette concurrence dans une réalité spatiale. Et de fait, sur le marché de l’art public, obtenir un contrat signifie avoir accès à l’espace public. Par la réalisation de leur projet, les compagnies artistiques s’emparent ainsi de l’espace public de la ville, elles marquent implicitement leur territoire dans l’espace urbain, au nom et à la demande de la Ville de Johannesburg. Le monopole de ces compagnies comporte donc une dimension spatiale indéniable. Ce monopole, même si celui-ci semble appelé à évoluer, est finalement préjudiciable pour deux raisons : d’une part, parce que l’art public est susceptible de devenir un outil de domination symbolique et spatial aux mains d’un groupe minoritaire, celui des médiateurs ; d’autre part, parce que cela pourrait conduire à une non-appropriation, voire à un rejet, de ces œuvres par les populations qu’elles sont supposées représenter alors que ces populations sont privées d’un accès à l’espace public en tant qu’artistes et qu’elles ne sont pas autorisées à s’auto-représenter dans cet espace. Dès lors, il faudrait se demander dans quelle mesure cette diversité que tente d’incarner l’art public s’adresse véritablement aux usagers et aux habitants de la ville, ou si elle n’est pas plutôt dirigée vers l’extérieur en vue de construire une image de ville qui se revendique en rupture avec celle de l’apartheid. C’est d’ailleurs cette question de la reconnaissance de soi et des autres dans les œuvres produites qu’il s’agit désormais d’examiner, en s’interrogeant sur la manière dont la diversité prônée est représentée. - Comment ? Proximité ou rupture par rapport à l’art public de l’apartheid. Pour la Ville, intégrer la diversité dans la ville suppose aussi d’y représenter cette diversité pour l’intégrer de manière symbolique, l’art public devant être un outil privilégié de cette représentation. Mais lorsque l’on parle de représentation, ne compte pas seulement ce qui est représenté, mais aussi comment il l’est, les modalités de représentation pouvant elles aussi être signifiantes et déterminer la manière dont l’œuvre sera reçue ou non par le public. C’est donc ces deux aspects qu’il me faut à présent envisager. La Ville de Johannesburg par sa politique d’art public poursuit le but de représenter des personnages ou des objets qui étaient jusque-là exclus des représentations publiques parce qu’ils n’appartenaient pas à la culture dominante, celle de l’apartheid. A cet égard, l’édification de la statue de Gandhi en 2003 sur la place aujourd’hui éponyme est révélatrice de cette volonté de la municipalité de représenter des populations discriminées par le passé : la statue de Gandhi est en 128 effet la première statue d’un homme non-blanc érigée dans l’espace public. De cette manière, la Ville entend favoriser l’intégration, du moins symbolique, de populations jusque-là défavorisées. Pour autant, le mode de représentation choisi pour cette statue pose problème, au sens où il recourt exactement aux mêmes codes artistiques que ceux utilisés pendant l’apartheid, à savoir une statue de bronze en pied installée sur un piédestal. A cet égard, la similitude entre cette statue de Gandhi, censée rompre avec l’art public de l’apartheid, et celle de Carl von Brandis avant sa rénovation, qui est une statue emblématique de l’art public de l’apartheid, est frappante, comme le montre les photographies ci-dessous : Photos 3.1 et 3.2: Les statues de Gandhi (à gauche) et de Carl von Brandis avant rénovation (à droite), une ressemblance troublante Source : site internet de la ville de Johannesburg, http://www.joburg.org.za/content/view/394/144/ Source : site internet Beeldenstad, http://beeldenstad.net/index2.asp?item =1469 Du fait du mode de représentation, la différenciation entre art public de l’apartheid et post-apartheid est brouillée. La question est alors de savoir si cela compromet la capacité des populations discriminées pendant l’apartheid à se reconnaître dans ces œuvres post-apartheid, et plus largement si cela nuit à la faculté de l’ensemble de la population fréquentant la ville de prendre conscience de cette représentation de la diversité. L’enjeu de la reconnaissance de soi et des autres dans les œuvres d’art public est un domaine qui me reste à explorer. Pour cela, mener une série de questionnaires ou d’entretiens à partir de ces deux photographies en vue d’établir ce qu’évoquent ces deux statues auprès des différentes populations de la ville permettrait sans doute d’obtenir des résultats intéressants. 129 S’il semble que la Ville a donc bien contribué à diversifier les représentations publiques en ville, notamment sur le plan racial, reste à savoir si le mode de représentation choisi permet aux populations de reconnaître cette célébration de la diversité, voire de se reconnaître dans ces œuvres. - Pour quoi ? Une légitimation symbolique d’une exclusion de fait ? En définitive, le décalage entre exclusion effective de l’espace public de certaines catégories de populations et inclusion symbolique d’autres catégories anciennement discriminées est tel qu’on peut se demander dans quelle mesure l’inclusion symbolique ne sert pas à masquer une exclusion matérielle de fait de l’espace public de populations considérées comme indésirables. On retrouve ici l’idée développée par G. Capron et N. Haschar-Noé (Capron, Haschar-Noé, 2007), à savoir que la diversification peut être instrumentalisée à des fins sécuritaires et de contrôle qui impliquent d’autres formes d’exclusion. A l’exclusion raciale de l’apartheid aurait ainsi succédé un autre type d’exclusion, plus sociale et économique, mais qui n’en reste pas moins une forme d’exclusion. Au final, l’art public déplace l’exclusion plus qu’il ne l’abolit. Dans ces conditions, comment l’art public peut-il alors prétendre faire de Johannesburg une ville unie, unique, autour d’une identité commune, si celle-ci n’est pas unifiante ? 2) Politique d'art public et identité urbaine : l'art public catalyseur d'identité ? La Ville de Johannesburg envisage par la politique d’art public de « projet[er] son identité collective et sa vision »75 de la ville. Un des objectifs assigné à l’art public est donc identitaire. L’idée consiste à dire que l’art public, en tant qu’il permet de donner à la ville des symboles qu’elle s’est elle-même choisie, peut favoriser l’identification de tous à la ville à travers la reconnaissance de ces symboles communs, processus d’autant plus important que la ville entend se redéfinir. Il s’agit donc ici d’examiner dans quelle mesure l’art public parvient effectivement à doter la ville d’une identité commune qui serait reconnue par tous, facilitant ainsi la réinvention de Johannesburg comme métropole unique et unie, dans l’espoir de dépasser les divisions de l’apartheid. Pour ce faire, je me 75 “[…] projects its collective identity and vision […]”, Politique d’art public, décembre 2008. 130 demanderai, avec J. McCarthy, en quoi identité et image de ville peuvent ou non être compatibles dans le cadre d’une politique d’art public, afin de saisir selon quels critères la politique d’art public peut être un instrument de construction d’une identité de la ville. Puis j’envisagerai les limites à cette instrumentalisation de l’art en tant qu’outil identitaire en cherchant à comprendre en quoi l’art public, parce qu’il peut être l’objet de réappropriations parfois conflictuelles et contradictoires, peut aussi être davantage un facteur de divisions que d’unification. Enfin, j’examinerai dans quelle mesure le processus identitaire à l’œuvre à Johannesburg par l’art public peut servir de modèle. a) Une image de ville créatrice d’identité… et inversement ? La politique d’art public de la Ville de Johannesburg est essentiellement une politique de type top-down, c’est-à-dire une politique dans laquelle les décisions sont prises par les pouvoirs publics sans réelle consultation des populations auxquelles cette politique est destinée. Dès lors, si l’on reprend la distinction entre image et identité de J. McCarthy à propos des politiques d’art public, la politique d’art public de Johannesburg peut être qualifiée de politique d’image, en tant qu’imposée d’en haut, alors qu’une politique d’art public identitaire consisterait à prendre en compte les populations locales (McCarthy, 2006). Pour autant, on peut se demander, comme le fait d’ailleurs J. McCarthy, dans quelle mesure image et identité de ville sont compatibles, et même en quoi elles peuvent s’influencer l’une l’autre. J’examinerai donc si et comment l’image qui semble imposée par la municipalité par l’art public peut enclencher des processus identitaires ; puis je verrai, en retour, dans quelle mesure l’identité de la ville est mise au service de l’image de la ville. - L’image peut-elle créer de l’identité? Le cas de l’Eland. Le cas de l’Eland est représentatif d’une œuvre d’art public conçue comme une œuvre d’art iconique censée changer urbi et orbi l’image du quartier de Braamfontein, voire du centre-ville et avec lui de la ville, et plus particulièrement à l’extérieur, en vue d’attirer à nouveau des touristes et des investisseurs. De ce fait, l’Eland correspond parfaitement à ce que J. McCarthy définit comme étant constitutif d’une image de ville, instrument de la promotion urbaine, et non comme créateur d’une identité de ville, reflétant les identités locales et pouvant faire émerger un sentiment d’appartenance. Pour autant, cette image ne pourrait-elle pas être réappropriée par les populations locales et contribuer par là à l’élaboration d’une identité locale ? 131 De fait, l’Eland a avant tout été conçu à des fins promotionnelles, afin de changer l’image du quartier. Le fait que la statue ait été choisie pour apparaître sur la page d’accueil du site internet du Braamfontein Management District (BMD), CID du quartier, est révélateur de cette volonté de faire de l’Eland un outil du marketing urbain, une image et un symbole de la rénovation du quartier, souhaitée et promue par les sociétés privées du quartier : Page Internet 3.1 : Page d’accueil du BMD, l’Eland emblème de Braamfontein ? Source : http://www.braamfontein.org.za/, le 28 avril 2009 Pour autant, l’étude des pratiques et des représentations associées à l’Eland permet de montrer que cette image n’est pas seulement imposée aux populations locales : elle est aussi réappropriée par elles. En effet, l’Eland semble devenir un élément permettant de définir le lieu, un marqueur spatial : les gens se donnent rendez-vous à la grande statue, tournent à droite après l’animal, etc., les différents noms et surnoms donnés à l’Eland étant révélateurs d’une certaine réappropriation de la statue par les usagers de cet espace. Ceci nous amène donc à repenser la relation entre image et identité du lieu. De fait, l’œuvre produite a été imposée d’en haut, sans tenir compte des populations locales, en vue d’imposer une nouvelle image du quartier comme le prouve l’utilisation promotionnelle de l’image de l’Eland faite par le BMD. Néanmoins, cette œuvre est réappropriée par les populations locales, et en cela, l’Eland 132 ne change pas seulement l’image du lieu vis-à-vis de l’extérieur, il contribue aussi à redéfinir l’identité du lieu pour les populations locales. L’image est donc bien ici un élément qui permet de définir ou de redéfinir l’identité du lieu, même si au départ l’image à été construite sans tenir compte des identités locales. Mais parce que l’identité est un construit en constante élaboration, l’image a permis de nourrir cette identité. Le processus inverse est-il envisageable ? - Identité instrument de l’image ? Positionnement anti-apartheid comme élément promotionnel. L’image que la Ville veut se donner d’elle-même par la politique d’art public est celle d’une ville post-apartheid, voire anti-apartheid, c’est-à-dire d’une ville qui se positionne comme étant en rupture par rapport à l’apartheid et à ses conséquences en termes d’organisation socio-spatiale. C’est donc bien l’histoire du pays et de la ville, élément constitutif de leur identité, qui est utilisée en vue de construire une nouvelle image de ville. A cet égard, L. Bremner a montré à travers l’exemple du musée de l’apartheid de Johannesburg comment la mémoire de l’apartheid devenait un argument de vente, un outil de promotion urbaine de Johannesburg auprès des touristes et des investisseurs (Bremner, 2007). Le rapport entre identité et image est dans ce cas inversé par rapport au cas de l’Eland : l’identité est utilisée pour construire l’image. Mais cette image peut-elle agir en retour sur l’identité ? Image et identité semblent en constante interaction. Dès lors, le fait que la politique d’art public soit avant tout menée comme une politique d’image n’empêche pas qu’indirectement elle participe aussi à la construction de l’identité des lieux, comme dans le cas de l’Eland. La question est alors de comprendre si cette construction identitaire participe à l’unification de la ville autour d’une identité commune comme le proclame la politique d’art public, ou si, au contraire, cette construction identitaire est source de conflits qui iraient dans le sens d’une fragmentation identitaire au sein de la métropole. b) Les limites de l'art comme outil identitaire : vers une fragmentation de l'identité ? Mon but est à présent de comprendre dans quelle mesure le processus – que je viens de mettre en évidence – de construction identitaire en œuvre dans l’art public est porteur d’unité ou de divisions dans la ville. Pour cela, je montrerai que l’art public peut être l’objet de réappropriations 133 conflictuelles qui peuvent aller à l’encontre de l’élaboration d’une identité de ville unique et unie ; puis je me demanderai en quoi, même si ces réappropriations locales ne sont pas conflictuelles, l’identité de la ville peut être une somme d’identités construites à l’échelle du lieu ou du quartier. - L’art public, enjeu de réappropriations conflictuelles Une fois l’œuvre d’art public installée dans l’espace public, celle-ci échappe en quelque sorte à ceux qui l’ont conçue ou créée. Elle s’autonomise. Dès lors, l’œuvre peut être ou non l’objet de réappropriations par les populations locales, réappropriations qui, si elles se produisent, peuvent être contradictoires, voire conflictuelles, aussi bien entre elles et que par rapport aux objectifs initiaux des producteurs de l’œuvre. A cet égard, il est intéressant de revenir sur le cas de la statue de Carl von Brandis. De fait, la rénovation de la statue a d’abord été conçue par la Ville comme un moyen de se réapproprier son patrimoine, même si celui-ci était hérité à l’apartheid, en vue de le réinventer, de lui donner un sens nouveau dans un contexte post-apartheid. L’œuvre était ainsi censée représenter l’intégration de tous dans la nouvelle nation sud-africaine, y compris de ceux qui avaient pu soutenir le régime de l’apartheid, et ceci au nom de la réconciliation, thème majeur de la construction de la nation sudafricaine post-apartheid. Pourtant, le contexte social et politique a conduit à un détournement de cette œuvre dans son usage et dans son sens par les réfugiés zimbabwéens et les artistes qui ont organisé un sitting en face de l’œuvre le 12 mars 2009, faisant de la statue l’emblème d’une revendication consistant à proclamer le droit de tous à avoir un abri. Dès lors, la statue était bien l’objet de deux réappropriations, non pas seulement différentes, mais contradictoires et conflictuelles : d’un côté, une réappropriation de la statue par la Ville, entendant faire de celle-ci le symbole positif de l’acception et du dépassement de l’apartheid ; de l’autre, les Zimbabwéens et les artistes faisant de cette statue le symbole négatif d’une ville incapable de couvrir les besoins fondamentaux des populations qui se trouvent sur son territoire. Ces deux figures correspondent sans doute à deux des facettes de la ville, au sens où la Ville de Johannesburg est à la fois une ville en pleine transition démocratique qui tente de faire respecter les droits de chacun dans la ville, mais aussi une ville du Sud qui est confrontée à d’importants problèmes de pauvreté, de chômage et de violence. Néanmoins, on peut se demander en quoi et comment ces deux visages de la ville sont conciliables en vue de construire une identité de ville commune à tous les usagers de la ville, y compris aux réfugiés zimbabwéens. Dans ces conditions, l’art public est aussi un enjeu identitaire et politique, porteur de conflits. 134 Ainsi l’art public, parce qu’il est l’objet de réappropriations diverses et multiples, peut être un facteur de conflits et de divisions dans la ville lorsque ces réappropriations sont incompatibles. Pour autant, même lorsque ces réappropriations sont conciliables, il n’est pas vain de se demander dans quelle mesure ces réappropriations multiples peuvent conduire à l’élaboration d’une identité commune à l’échelle de la ville. - L’identité de la ville, somme ou synthèse des identités de lieux ? Il s’agit ici de s’interroger sur la possible synthèse à l’échelle métropolitaine des identités créées par l’art public à l’échelle locale. Que ce soit dans le cas de l’Eland ou de la statue de Carl von Brandis, on se rend compte que l’image de ville conçue par la municipalité est réappropriée à l’échelle locale par les usagers de l’espace public, l’œuvre d’art devenant alors porteuse d’identités individuelles et collectives, diverses, multiples, parfois contradictoires. La question est alors de savoir si ces identités locales sont capables de construire en retour une identité de ville, synthèse de ces identités locales, ou si, au contraire, ces identités locales sont condamnées à être simplement juxtaposées dans l’espace métropolitain, l’identité de la ville n’étant alors que la somme de ces identités locales. Dans ce dernier cas, il est à craindre que cela ne conduise à une forme de fragmentation sociale, si l’on comprend la fragmentation sociale comme « la disparition de la ville comme référent identitaire commun »76. Pour répondre à cette question, il s’agirait donc de comprendre si la métropole de Johannesburg est ou non un référent identitaire pour les populations de la ville. Ceci nécessiterait une étude plus approfondie à l’échelle de la ville, afin de tenter de savoir si la métropole de Johannesburg occupe une place dans les représentations des habitants de la ville, quelle est cette place, et si celle-ci diffère selon les quartiers de la ville, même s’il est clair qu’une telle évaluation est difficile. Malgré les questions que pose cette construction identitaire de la ville par l’art public, tant en termes de divisions que de fragmentation potentielles, il n’en reste pas moins que la politique 76 C. Bénit et alii, 2007, « Fragmentations », in E. Dorier-Apprill, P. Gervais-Lambony (coord.), Vies Citadines, Belin, p.31. 135 d’art public de Johannesburg s’affirme de plus en plus comme un exemple, voire un modèle pour d’autres villes. c) L'identité en formation peut-elle créer un modèle transposable ailleurs ? Johannesburg est aujourd’hui la seule ville d’Afrique du Sud à s’être dotée d’une politique d’art public. Par cette politique, la Ville ambitionnait de transformer son image et son identité afin de dépasser le modèle urbain ségrégué de l’apartheid, pour s’ériger en une « ville mondiale africaine ». La Ville de Johannesburg qui servait jusque là de repoussoir en matière de politiques urbaines, voire de contre-modèle urbain, serait-elle en passe de devenir par sa politique d’art public un modèle pour d’autres villes ? - La diffusion du modèle en Afrique du Sud ? Au-delà ? Au cours de mes recherches, j’ai effectivement appris qu’un projet de transposition de la politique anti-graffiti menée à Johannesburg dans le cadre de la politique d’art public afin de revaloriser et de promouvoir le développement des murals, était en cours au Cap. Serait-ce le signe avant-coureur d’une diffusion et d’une transposition de la politique d’art public de Johannesburg au Cap ? Selon les propos de Zayd Minty, consultant culturel au Cap, la politique d’art public de Johannesburg serait en effet actuellement utilisée « comme un exemple de bonne gouvernance » (‘‘as an example of good practice’’) par la Ville du Cap. Johannesburg semble donc aujourd’hui s’ériger en exemple, sinon en modèle, pour les autres villes sud-africaines, et notamment pour le Cap, alors que cette dernière, tout comme les autres villes-capitales de l’apartheid, avait justement servi de contre-modèle à Johannesburg pour définir sa propre politique d’art public. Cette diffusion est d’autant plus intéressante que les deux villes font figures de sœurs ennemies à l’échelle du pays, ayant plutôt tendance à se construire l’une par opposition à l’autre, que l’une sur le modèle de l’autre. La politique d’art public pourrait-elle faire exception ? Il serait donc intéressant de suivre cette évolution afin de voir si la politique d’art public de Johannesburg sera effectivement transposée au Cap, et si oui, selon quelles modalités. Au-delà du Cap, on peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure cette politique est aussi susceptible de se diffuser à d’autres villes sud-africaines, à d’autres villes africaines ou même à d’autres villes du Sud. 136 Johannesburg serait-elle en train de devenir un modèle en matière d’art public pour les villes sudafricaines, africaines, voire pour les villes du Sud, comme New-York l’a été pour les villes du Nord? La politique d’art public de Johannesburg pose aujourd’hui plus de questions qu’elle ne semble en résoudre en matière de construction identitaire, sans doute parce que sa mise en place est récente, appelant ainsi une étude à plus long terme afin de confirmer ou d’infirmer les tendances observées, notamment à propos de la dialectique entre image et identité, et de l’articulation des identités aux différentes échelles. Quoi qu’il en soit, il apparaît déjà que la Ville par sa politique d’art public se dessine en tant qu’exemple, non seulement de construction d’une image et d’une identité de ville, mais aussi « de bonne gouvernance » pour reprendre l’expression de Z. Minty. Etant donné que l’art public semble être un enjeu pour différents acteurs à différentes échelles, la politique d’art public apparaît comme un objet d’étude privilégié pour comprendre les mécanismes de gouvernance urbaine qui se mettent en place à l’échelle d’une métropole. C’est cette dimension que je me propose à présent d’étudier. 3) La politique d'art public, laboratoire de la gouvernance urbaine ? La politique d’art public est une politique métropolitaine récente qui s’inscrit dans une métropole qui est elle aussi en construction. Or, cette politique fait intervenir de nombreux acteurs, publics comme privés, et ceci à différentes échelles. Aussi, la mise en place de cette politique nécessite de créer de nouveaux mécanismes institutionnels, décisionnels et budgétaires ainsi que de nouveaux modes de négociation et d’arbitrage entre acteurs. Cela suppose donc d’inventer une nouvelle gouvernance urbaine, à supposer que l’on définisse la gouvernance urbaine « à la fois comme dispositif de coordination d’actions collectives coopératives (acteurs, outils, processus) et comme son résultat (conduites des actions collectives) » (Dubresson, Jaglin, 2008, p.18). En ce sens, je me demanderai en quoi la politique d’art publique peut être lue comme un laboratoire de la gouvernance urbaine à l’œuvre dans la métropole de Johannesburg. Pour cela, j’examinerai les modalités de territorialisation de la politique d’art public, c’est-à-dire la modalité concrète selon laquelle la politique d’art publique est appliquée aux différentes échelles, tout en cherchant à déterminer en quoi cette territorialisation peut ou non contribuer à l’élaboration d’une ville juste que la Ville aspire à mettre en œuvre. Puis, j’envisagerai dans quelle mesure cette politique peut être l’occasion pour l’autorité métropolitaine d’affirmer son autorité sur le territoire métropolitain, et 137 contribuerait ainsi à construire ce territoire, même si cela se fait parfois aux dépens des populations locales. a) La territorialisation de la politique d’art public : facteur d’équité territoriale ou injustice spatiale ? S’interroger sur la territorialisation des politiques publiques, et plus particulièrement sur celle de l’art public, revient à se demander quelles sont les modalités de mise en œuvre et de mise en espace de cette politique. Ceci revient ainsi à examiner comment cette politique définie à l’échelle métropolitaine est concrètement mise en place à plus grande échelle, et donc à déterminer si cette politique est appliquée uniformément sur l’ensemble du territoire métropolitain ; si elle est appliquée de manière différenciée selon les espaces dans lesquels elle s’applique en fonction des besoins de ces espaces (spatialisation) ; ou bien si elle conduit à la mise en place d’un système d’acteurs collectif et autonome dans ces espaces d’application (territorialisation au sens fort) (Dubresson, Jaglin, 2005). L’enjeu qui sous-tend cette question est de savoir si les différenciations éventuelles en matière d’application de la politique d’art public aux différentes échelles constituent ou non des inégalités, voire des injustices. - Les modalités de territorialisation de la politique d’art public : une opposition centre-périphérie ? Il s’agit ici de déterminer dans quelle mesure la politique d’art public fait l’objet d’applications spatiales différenciées à Johannesburg, et ceci à différentes échelles, que ce soit sur le plan qualitatif, certains espaces concentrant plus d’œuvres d’art public que d’autres, ou sur le plan qualitatif, les modalités de mise en application de la politique pouvant varier d’un espace à l’autre. A l’échelle métropolitaine tout d’abord, j’ai montré que certains espaces de la ville font l’objet d’une attention particulière de la politique d’art public, en particulier le centre-ville. Il semble donc y avoir ici une différenciation intra-urbaine en matière de politique d’art public qui n’est pas seulement quantitative mais également qualitative. Sur le plan quantitatif, le centre-ville concentre en effet l’essentiel des œuvres d’art public produites au nom de la politique d’art public, ce qui constitue non seulement une différenciation mais aussi une inégalité spatiale au profit du centreville. Sur le plan qualitatif, il est apparu au cours de mes entretiens et de mes études de cas que la dimension participative était quasi inexistante dans les projets d’art public du centre-ville, bien que 138 cela ne semble pas le cas ailleurs, notamment à Soweto (South-Western Township), plus grand township77 de la ville (cf. carte 1.1), où des démarches participatives sont mises en place. Par exemple, dans le cas du projet de rénovation de la gare de taxis de Baralink de Soweto, initié par le JDA et achevé en octobre 2008, certaines œuvres d’art public produites dans ce cadre ont été réalisées à partir de dessins d’enfants accomplis dans le cadre d’ateliers organisés par les artistes dans les écoles du quartier, à l’image de la sculpture ci-dessous : Photo 3.3 : Sculpture de main en béton de C. van der Berg à Baralink (Soweto), une œuvre d’art public participative Source : Site Internet de la Ville de Johannesburg, http://www.joburg.org.za/content/view/3720/253/ Cet exemple est d’autant plus symptomatique d’une application spatialement différenciée de la politique d’art public à l’échelle de la ville que la compagnie artistique et l’artiste en charge de ce projet, à savoir Trinity Session et C. Van der Berg, sont les mêmes qui ont réalisé l’Eland à Braamfontein, au nord du centre-ville (cf. cartes 1.1 et 2.2), projet qui, comme je l’ai montré, n’a fait l’objet d’aucune démarche participative. La politique d’art public de la Ville n’est donc pas mise en 77 En Afrique du Sud, on appelle townships les espaces urbains construits pendant l’apartheid, généralement en périphérie éloignée de la ville-centre et séparés de celle-ci par de vastes espaces-tampons (buffer zones), en vue d’accueillir les populations noires, Coloured ou indiennes. 139 place de la même façon, quantitativement et qualitativement selon les quartiers. Comment expliquer le traitement différencié de ces espaces ? Si l’on suit l’analyse de M. Miles concernant le rôle de l’art public dans les politiques publiques, cette différence tient à la centralité même du centre-ville qui rend incompatible, selon lui, objectifs internationaux en termes de promotion d’une image de la ville destinée à positionner celleci sur la scène mondiale, et objectifs locaux visant à la construction d’une identité partagée, lesquels s’accompagnent alors généralement de démarches participatives (Miles, 1997). Quand il s’agit d’un centre, comme dans le cas du centre-ville, les objectifs internationaux prendraient ainsi généralement le pas sur les objectifs locaux, et conduiraient par là à négliger les populations locales, ce qui ne serait pas le cas à Soweto. Et, de fait, la différenciation d’application de la politique d’art public semble pouvoir se lire selon le modèle centre-périphérie78. En effet, de même que le centre-ville de Johannesburg est un centre au sens géographique et fonctionnel du terme, les townships sont à la fois des périphéries géographiques de la métropole et des périphéries fonctionnelles, en tant qu’espaces subordonnés et dépendants du centre. Si les townships ont certes été créés par le régime d’apartheid pour être des villes à part entière, ils ont en réalité toujours été des marges urbaines, des espaces d’exclusion et de relégation, fortement dépendants du centre, notamment en termes d’emploi (Guillaume, 2001). Ainsi, dans cette logique centre-périphérie, c’est d’abord le centre qui a bénéficié de la politique d’art public, ce qui explique le nombre important d’œuvres par rapport au reste de la ville avant que cette politique ne se diffuse aux périphéries, ce que confirme K. Harisson, directrice du département Aménagement et Stratégie du JDA : « […] Ce n’est que depuis deux ou trois ans qu’on a commencé à travailler dans les townships, à faire des opérations de renouvellement urbain dans les townships des projets à part entière du JDA : par exemple, les projets de Kliptown (suscitant des opinions divergentes), de Baralink, de Vilakazi Street, ou d’Orlando Est où de nouveaux travaux sont prévus pour l’année prochaine. Ce sont de nouveaux projets pour nous. Les townships sont donc une nouvelle priorité, alors qu’historiquement c’était le centre-ville. […] » (Entretien du 2 avril 2009) La rénovation des townships, après celle du centre-ville, semble donc le nouvel objectif du JDA, l’art public étant appelé là encore à être un instrument à part entière de ces opérations de rénovation 78 Le modèle centre/périphérie en géographie renvoie à une opposition dans un système spatial entre deux types de lieux : celui qui commande, qui est un centre et aussi souvent au centre ; et celui ou ceux qui sont sous ce commandement, la ou les périphéries, généralement en position périphérique (Reynaud, 1981). 140 urbaine, à l’exemple de la sculpture de main de C. Van der Berg installée à Baralink (cf. photo 3.1). Ceci peut être interprété comme le signe d’une redistribution effective de la politique d’art public du centre vers les périphéries. Pour autant, tous les townships et toutes les périphéries n’apparaissent pas également touchés par ces opérations. En effet, de manière significative, les projets évoqués par K. Harisson ne concernent que Soweto, et non les autres townships ou périphéries de la ville. Et on constate en effet que les projets du JDA pour les townships sont essentiellement concentrés à Soweto. Ceci tend à indiquer que Soweto occupe une place particulière parmi les townships dans les politiques publiques de la Ville, et plus particulièrement dans la politique d’art public. A la logique centrepériphérie semble ici s’ajouter d’autres enjeux. Il est clair que Soweto occupe une place à part dans l’histoire de la métropole de Johannesburg. Soweto est, en effet, le plus grand township noir de Johannesburg : il s’étend sur une superficie de 120 km2, soit un peu plus que la superficie de la Ville de Paris, et regroupe un peu moins de 900 000 personnes selon le recensement de 200179, soit près d’un tiers de la population totale de la métropole (cf. carte 1.1). Mais surtout, Soweto est associé à certains événements emblématiques de la lutte contre l’apartheid, et fondateurs de la nouvelle Afrique du Sud démocratique, notamment les émeutes de 1976. Ces émeutes ont pour origine le soulèvement d’écoliers du township, suite à la décision du régime d’apartheid d’imposer l’Afrikaans80 comme seconde langue d’enseignement dans les écoles, au même titre que l’anglais. La violence de la répression a marqué les esprits à l’échelle locale, nationale et internationale. Ces émeutes ont ainsi été un véritable tournant dans la lutte contre l’apartheid et ont fait de Soweto le symbole même de la résistance anti-apartheid. Soweto est donc un espace constitutif de l’identité même de la nouvelle Nation sud-africaine, ainsi que de la métropole de Johannesburg. Cette place particulière de Soweto dans l’histoire de la ville explique sans doute que Soweto fasse l’objet d’une mise en œuvre spécifique de la politique d’art public, aussi bien sur le plan quantitatif – puisque Soweto concentre plus de projets d’art public que les autres townships – que sur le plan qualitatif – Soweto profitant de démarches participatives quasi inexistantes dans le centre-ville. 79 Ce chiffre est contesté parce qu’il ne prendrait pas en compte les populations vivant à Soweto de manière informelle. Selon certaines estimations, la population actuelle de Soweto pourrait facilement atteindre deux millions d’habitants. 80 L’Afrikaans est la langue parlée par les Afrikaners, descendants des colons hollandais, et qui s’impose comme langue d’administration pendant l’apartheid. 141 Le centre-ville et Soweto pourraient alors être pensés comme des exemples types, caractéristiques d’une dialectique entre image et identité à l’échelle de la ville en matière d’art public, au sens de J. McCarthy. Le centre-ville serait le lieu privilégié d’une politique d’art public conçue comme une politique d’image, destinée à promouvoir la ville à l’extérieur, ce qui, comme je l’ai montré, n’empêche pas en retour la création de processus identitaires. Soweto serait le lieu préférentiel d’une politique d’art public mettant l’accent sur l’identité du lieu, au sens de ce qui renvoie à « l’histoire d’une ville et [à] sa situation, qui lui confèrent une certaine spécificité »81. Pour confirmer cette hypothèse, cela demanderait bien évidemment de mener une étude plus approfondie de la mise en place de la politique d’art public à Soweto. Mais, d’ores et déjà, en s’appuyant sur l’étude de cas du centre-ville que j’ai étudié, on peut s’interroger sur les différenciations de la politique d’art public au sein d’un quartier. A l’échelle du quartier, si je me fonde une nouvelle fois sur l’exemple du centre-ville, les mêmes logiques centre-périphérie observées à l’échelle métropolitaine semblent se dégager aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif. D’une part sur le plan quantitatif, on observe en effet une surreprésentation des œuvres d’art public dans les espaces centraux, à savoir le CBD, Newtown et Braamfontein, qui sont des centres non seulement sur le plan géographique, mais aussi sur le plan fonctionnel puisque ce sont les espaces les mieux desservis et les plus accessibles du centre-ville, du fait de la forte concentration d’infrastructures de transports, et ceux qui concentrent emplois et services (cf. cartes 2.1 et 2.2). A l’inverse, l’art public est sous-représenté dans les espaces périphériques. Néanmoins, il s’opère là encore une diffusion de la politique d’art public du centre vers la périphérie, les quartiers périphériques d’Hillbrow, Berea et Yeoville, étant devenus, dans le cadre d’opérations de rénovation urbaine lancées par le JDA en 2007, les nouveaux espaces privilégiés d’implantation de l’art public. Pour autant, cette logique est contrariée ponctuellement, comme dans le cas du Joubert Park, centre géographique mais périphérie fonctionnelle, pour lequel la Ville ne semble pas avoir de projet d’art public à court ni à moyen terme. Ici, il semble bien y avoir une autre logique qui infléchit celle centre-périphérie en matière de répartition spatiale de l’art public, et qui est sans doute corrélée à la répartition spatiale des CID dans le centre-ville. Dans les espaces constitués en CID, l’art public est valorisé en tant qu’outil de rénovation urbaine à part entière, alors que dans les espaces 81 “[…] a city’s history and circumstances, which imbue it with a degree of distinctiveness […]”, J. McCarthy, 2006, “Regeneration of Cultural Quarters: Public Art for Place Image or Place Identity?”, in Journal of Urban Design, vol. 11, n°2, p.245. 142 non-institués en CID, l’art public, du moins celui réalisé au nom de la politique d’art public, est le plus souvent absent. Cette hypothèse d’une corrélation entre répartition spatiale des œuvres d’art public et répartition spatiale des CID, celle de l’art public suivant celle des CID, reste néanmoins à confirmer. D’autre part, sur le plan qualitatif, il semble également y avoir une différenciation centrepériphéries : les projets d’art public des espaces centraux du centre-ville, comme l’ont montré mes études de cas, sont non-participatifs, alors que ce n’est pas forcément le cas dans les espaces périphériques. Ainsi, en juin 2008, dans les parcs de Hillbrow, Berea et Yeoville, des processus de type participatif impliquant les enfants du quartier ont été mis en place par Trinity Session, en collaboration avec les artistes choisis pour ce projet, Mpho Molikeng et Brenden Gray. Les photographies ci-dessous montrent un de ces ateliers organisé à Hillbrow avec les enfants des écoles du quartier (à gauche) et la réalisation artistique finale réalisée par les deux artistes à partir de ces ateliers (à droite): Photos 3.4 et 3.5 : Participation en acte, atelier préparatoire avec des enfants du quartier dans le parc Donald Mackay à Hillbrow (à gauche) en vue de la réalisation d’œuvres d’art public (à droite) Source : Trinity Session, novembre 2007-juin 2008 Ce projet peut en effet être qualifié de participatif, puisqu’il entend prendre en compte les populations locales et plus particulièrement les usagers des espaces concernés par le projet, en l’occurrence les enfants du quartier, principaux utilisateurs des aires de jeux des parcs. Ce sont ainsi 143 les ombres des dessins des enfants qui sont reproduits au sol par les artistes. La similitude entre ce projet et celui de Baralink à Soweto est frappante. Certes, le fait que, dans les deux cas, la compagnie en charge du projet soit la même, à savoir Trinity Session, y est sans doute pour quelque chose. Mais, cela semble insuffisant pour expliquer ce phénomène, puisque cette compagnie était aussi en charge du projet de l’Eland qui, lui, était non participatif. Dès lors, on peut s’interroger sur les raisons de cette géographie de la participation qui semble privilégier les périphéries à toutes les échelles. Tout d’abord, on peut se demander s’il n’y a pas un facteur temporel qui expliquerait ce phénomène. En effet, qu’il s’agisse du projet de Baralink ou de celui d’Hillbrow, Berea et Yeoville, ce sont tous des projets de 2008, alors que celui de l’Eland à Braamfontein par exemple, qui est un projet explicitement non-participatif, date de 2007. Cela serait-il l’indice d’une inflexion progressive de la politique d’art public en faveur d’une application plus participative de la politique ? Car en effet, le projet des murals de la « campagne d’éducation à l’environnement » réalisé à la même période que les projets d’art public d’Hillbrow, Berea et Yeoville mais dans des espaces centraux du centreville, comprenait lui aussi initialement une dimension participative. Mais le manque de temps et d’argent a compromis l’aspect participatif de ce projet. Est-ce à dire que la participation est appelée à se développer aussi dans les espaces centraux du centre-ville ? Ou y a-t-il une incompatibilité plus profonde entre participation et centralité, comme le suggère M. Miles (Miles 1997), la centralité étant un facteur limitant de la participation ? Répondre à cette question supposerait d’étudier l’évolution de la politique d’art public de Johannesburg à moyen et à long terme afin de pouvoir vérifier ou non cette tendance. En définitive, que ce soit à l’échelle de la métropole ou des quartiers, il semble bien y avoir une différenciation centre-périphérie quant à la façon dont la politique d’art public est appliquée : les centres sont les espaces privilégiés d’implantation de la politique d’art public, ce qui se traduit par une surreprésentation des œuvres d’art public dans ces espaces, alors même que la politique d’art public y est appliquée de manière non participative ; les périphéries sont des espaces présentant actuellement une sous-représentation d’œuvres d’art public, qui est sans doute appelée à évoluer du fait d’une diffusion de la politique d’art public hors du centre, suivant une logique qui favorise les démarches participatives. En ce sens, l’application de la politique d’art public est bien spatialement différenciée puisqu’elle ne s’applique pas uniformément sur l’ensemble du territoire métropolitain. Pour autant, on peut se demander si elle est véritablement spatialisée, au sens où elle tiendrait compte des spécificités des espaces dans lesquels elle s’applique en vue de s’y adapter au mieux. L’absence de démarche participative dans les centres semble une limite à ce processus. Dès lors, on 144 peut se demander s’il n’y a pas des degrés de territorialisation de la politique d’art public, là encore selon une logique centre-périphérie, la politique d’art public étant plus spatialisée, voire territorialisée, dans les périphéries que dans les centres. Cette hypothèse reste aussi à confirmer par une étude comparative à différentes échelles et diachronique. Quoi qu’il en soit, on peut d’ores et déjà constater une différenciation spatiale en matière d’application de la politique d’art public. Est-ce juste ? Au nom de quoi la politique d’art public ne devrait-elle pas s’appliquer uniformément à tous les espaces de la métropole, alors même que cette politique est définie à et pour l’échelle métropolitaine ? - La territorialisation de la politique d’art public est-elle juste ? Se poser la question du caractère juste de la territorialisation des politiques publiques revient à se demander s’il est juste d’appliquer uniformément une politique publique sur l’ensemble des espaces du territoire concerné par cette politique, même si ceux-ci sont différents, ou s’il faut, au contraire, prendre en compte ces différences au vue d’appliquer le plus équitablement possible cette politique publique sur l’ensemble du territoire concerné ? Selon L. Vodoz, si le but d’une politique publique consiste à la fois à valoriser les territoires et à lutter contre les inégalités spatiales, ce qui semble être l’objectif de la politique d’art public de Johannesburg, alors la justice spatiale « correspond à une logique d'équité bien davantage que purement égalitariste »82. Ce qui serait spatialement juste consisterait donc à appliquer les politiques publiques en fonction des besoins des espaces, et non de la même façon à tous, dans la perspective d’une réduction des inégalités entre eux. Ceci correspond à la logique redistributive prônée par J. Rawls dans sa Théorie de la justice (Rawls, 1961), où il justifie les inégalités dans la mesure où celles-ci conduisent à une amélioration du sort de tous, donc nécessairement aussi au profit des plus faibles. Les inégalités sont justes en tant qu’elles permettent de parvenir à une plus grande équité (fairness). Ainsi le fait que la politique d’art public de Johannesburg ne soit pas appliquée uniformément sur l’ensemble du territoire de la métropole n’est pas en soi l’indice d’une politique spatialement injuste. Mais elle ne saurait être juste qu’à condition que l’application de cette politique conduise à une plus grande équité territoriale. Or, certes l’application de la politique d’art public, en privilégiant les centres, semble renforcer les inégalités territoriales existantes au lieu de les atténuer, ce qui apparaît contraire à la 82 L. Vodoz, 2008, « Territorialisation des politiques publiques et équité spatiale », Communication présentée au colloque « Justice et injustices spatiales », Université Paris-Nanterre, 12-14 mars, p. 3. 145 notion même d’équité territoriale. Mais si l’on suit l’analyse de B. Bret qui tente d’appliquer les théories rawlsiennes aux inégalités territoriales, la question du caractère injuste d’une inégalité est plus complexe qu’il n’y paraît lorsqu’il s’agit d’espaces organisés sur le modèle centre-périphérie (Bret, 2009). Dans ces conditions, il s’agit en effet non seulement de savoir si les politiques publiques contribuent ou non à renforcer les inégalités territoriales, mais aussi de déterminer si la mise en valeur du centre par l’art public peut être profitable à la périphérie. Si tel est le cas, alors favoriser le développement du centre ne nuit pas forcément à la périphérie, mais peut au contraire permettre son développement. Dès lors, l’inégalité d’application de la politique d’art public en faveur du centre pourrait être juste. Et en effet, la politique d’art public semble progressivement se diffuser du centre vers la périphérie à toutes les échelles. Si cette tendance se confirme et se généralise à toutes les périphéries, y compris celles qui semblent délaissées aujourd’hui, comme Joubert Park, alors structurellement, la politique d’art public pourrait être juste. Reste que même si cette politique est juste sur le plan structurel, elle ne l’est pas nécessairement sur le plan procédural. En effet, si l’on se réfère à la théorie de la justice d’I. M. Young (Young, 1990) qui récuse celle de J. Rawls, notamment en considérant que toutes les inégalités ne sont pas quantitatives et donc non redistribuables, c’est en fonction des procédures que l’on peut qualifier une politique de juste ou d’injuste selon qu’elle permet ou non aux différents groupes sociaux d’exprimer leur différence. Dès lors, les politiques non-participatives, c’est-à-dire celles qui ne prennent pas en compte les opinions des populations locales, comme dans le cas politiques appliquées aux centres, sont injustes. La politique publique de Johannesburg pourrait ainsi être qualifiée de juste sur le plan structurel. En revanche, sur le plan procédural, tandis qu’elle serait juste dans les périphéries, il faudrait la qualifier d’injuste dans les centres. Comment dès lors qualifier globalement une telle politique ? Une politique peut-elle être en même temps juste et injuste ? Au final, j’ai donc dégagé des tendances en matière de territorialisation de la politique d’art public, tendances qui resteraient à confirmer afin de pouvoir répondre à la question concernant le caractère juste ou injuste de cette politique, et donc concernant sa capacité à construire une métropole juste. Néanmoins, le simple fait que cette politique soit appliquée par la municipalité n’est-il pas déjà le signe que la Ville, en tant qu’autorité commune qui s’affirme comme légitime à agir sur le territoire métropolitain, crée par là même un territoire métropolitain, uni et unique ? 146 b) L’affirmation de l’autorité municipale : la construction d’un territoire métropolitain aux dépens des populations locales ? Il s’agit ici d’envisager dans quelle mesure la municipalité, en intervenant dans l’espace public par l’art public, parvient à s’affirmer en tant qu’autorité légitime à agir sur cet espace, se réappropriant ainsi l’espace public de la ville pour en faire son territoire. Ce problème conduit à se poser la question de la réappropriation politique de l’espace public par la Ville au moyen de l’art public, bien que ce processus semble se faire aux dépens des populations locales que la Ville est censée représenter et servir, et non pas avec elles. Je chercherai donc en quoi la politique d’art public est une manière pour la Ville de construire le territoire métropolitain, avant de m’interroger sur l’absence des populations locales dans ce processus. - Une réappropriation politique de l’espace public par la municipalité Le seul fait d’intervenir dans l’espace public est un moyen pour la Ville de réaffirmer sa compétence à agir sur lui. Or le statut même des espaces publics à Johannesburg est particulièrement flou. A Johannesburg, les processus de privatisation des espaces publics qui affectent d’autres grandes villes du monde dans un contexte de mondialisation et de métropolisation (Ghorra-Gobin, 2001) se trouvent accentués notamment en raison du contexte historique de cette ville, où la notion d’espace public a été tronquée du fait de la ségrégation. Dès lors, le fait que la Ville soit légitimée à intervenir dans ces espaces est aussi brouillé. Dans ces conditions, l’art public en tant qu’intervention de la puissance publique dans les espaces publics, permet à la municipalité de réaffirmer sa légitimité et son autorité. En effet, grâce à l’art public, la municipalité se réapproprie les espaces publics dans toutes leurs dimensions : physiquement, en y installant un objet d’art ; juridiquement, en se posant comme propriétaire de cet espace ; symboliquement, en assignant à cet espace sa propre vision de la ville ; et enfin politiquement, en se revendiquant comme autorité légitimée à agir dans cet espace. En ce sens, l’art public contribue à ce que la Ville (re)prenne possession des espaces publics, à ce qu’elle en fasse son territoire, celui de la métropole et de l’autorité métropolitaine. La mise en œuvre concrète de la politique d’art public contribue de cette manière à construire le territoire métropolitain, à lui donner matérialité et sens, alors même que son existence est récente et encore incertaine. 147 Ainsi, comme l’a montré C. Ruby pour qui l’art public se définit avant tout par son mode de financement, c’est-à-dire un financement public, et non par le fait qu’il se trouve dans l’espace public, « les arts publics réalisent une forme d’inscription de la collectivité dans l’espace de la ville »83. L’art public initié et financé par les autorités publiques est donc un acte politique, une réaffirmation de l’autorité publique dans l’espace au nom de la collectivité. Or, paradoxalement, dans le cas de Johannesburg, cette réappropriation politique de l’espace public semble se faire sans cette « collectivité », sans la population locale, voire aux dépens de celle-ci, en particulier dans le centre-ville. Comment peut-on expliquer ce phénomène ? - Des populations locales négligées, oubliées ou niées ? Comme je l’ai précédemment mis en évidence, la participation des populations locales dans le cadre de la politique d’art public est souvent secondaire, sinon absente, notamment dans les espaces centraux, alors que cette politique est conduite en leur nom. Les entretiens que m’ont accordés les acteurs de la politique d’art public ont montré que tous sont conscients du peu de participation présent dans cette politique. Mais cela peut être plus ou moins assumé, et même revendiqué, selon les acteurs publics. Ainsi, S. Sack, directeur du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine m’a expliqué que : « […] on n’a jamais demandé aux gens de voter pour un projet ou quoi que ce soit de ce type, principalement parce que nous n’avons ni l’argent, ni le temps pour cela. Vous savez, à chaque fois que vous faites quelque chose en plus, il y a un coût supplémentaire. Nous essayons toujours de consacrer le maximum d’argent à l’artiste et à la production de l’œuvre d’art. […] » (Entretien du 2 février 2009) Le faible degré de participation de la politique d’art public de la Ville semble ici parfaitement assumé par S. Sack au nom d’arbitrages financiers. L’idée est en effet que puisque la Ville n’a pas beaucoup d’argent pour l’art public, il est nécessaire de faire des choix afin d’utiliser au mieux le budget. En la matière, le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine privilégie le financement de l’artiste et de l’œuvre d’art, au détriment de la participation. 83 C. Ruby, 2002, « L’art public dans http://espacestemps.net/document282.html, p .1 la ville », in EspacesTemps.net, Actuel, 148 Mais si S. Sack semble assumer la faiblesse de participation comme un choix délibéré, la position d’E. Itzkin, directeur-adjoint du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, est quant à elle moins claire : « […] C’est [la participation] un domaine que nous avons encore à explorer. […] C’est quelque chose auquel nous commençons à réfléchir, mais ce n’est pas encore une de nos activités principales. Il faut bien un point de départ. Q) Donc c’est une de vos nouvelles priorités ? R) Je pense que oui… après vous avoir parlé. » (Entretien du 2 février 2009) La réponse d’E. Itzkin est intéressante non seulement parce qu’elle confirme la faible place de la participation des populations locales dans cette politique, mais aussi parce qu’elle laisse à penser, par sa dernière réplique, que ce n’est pas forcément quelque chose que le Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine avait véritablement envisagé. D’ailleurs, de manière assez révélatrice, lorsque je posais la question de la place de la participation dans les projets d’art public, notamment dans le cas de l’Eland, la réponse que j’obtenais le plus fréquemment était qu’il y avait bien une participation locale, en la personne des représentants des entreprises privées participant aux comités de sélection des œuvres. Quand il s’agit du centre, les acteurs locaux sont donc le plus souvent identifiés aux entreprises privées locales, les populations locales restant les grandes oubliées de cette démarche participative. A ce titre, certains de mes interlocuteurs m’ont même dit, de manière confidentielle (off-record), que de toute façon il n’y avait pas vraiment de populations locales dans le centre, donc personne à qui demander son avis. Pourtant, quand on se promène dans le centre, ce n’est pas l’impression que l’on en retire. Au contraire, le centre, dans la journée du moins, est un espace très animé, très fréquenté. Populations locales voudrait-il alors dire populations résidantes ? Mais là encore, cette assertion semble fausse, le linge suspendu aux fenêtres de certains immeubles du centre-ville par exemple attestant que le centre est un espace habité. On peut alors se demander si cette affirmation ne fait pas allusion au fait que les populations résidantes du centre-ville sont souvent des occupants informels de logements laissés vacants, n’ayant pas forcément la nationalité sud-africaine, et résidant parfois illégalement sur le territoire sud-africain. Ce sont donc des populations qui ne sont pas reconnues officiellement par la municipalité. Dès lors, la faiblesse du processus participatif dans le centre-ville peut aussi se comprendre comme un refus des autorités publiques de reconnaître l’existence même de certaines populations. 149 L’art public est donc bien un instrument politique pour la Ville. Par l’art public, la Ville construit le territoire métropolitain, et dit implicitement qui en fait partie ou non, qui a le droit d’y participer ou non. Les raisons de la faiblesse, voire de l’absence de la participation des populations locales dans le cadre de la politique d’art public, et plus spécifiquement dans le centre-ville, sont donc multiples, à la fois financières, stratégiques et politiques. Quelles que soient ces raisons, il n’en reste pas moins que la politique d’art public est un outil d’affirmation de l’autorité métropolitaine sur le territoire de la ville, allant parfois contre les populations qu’elle est censée servir. Finalement, la politique d’art public, par les mécanismes qu’elle met en place et les acteurs qu’elle mobilise, apparaît bien comme une clef de lecture pertinente pour penser la Ville de Johannesburg comme métropole en définition qui construit son territoire. Dans cette perspective, l’art public est promu par la Ville en tant qu’outil de sa redéfinition. Par l’art public la Ville entend dire quelque chose d’elle-même. Mais l’art public, parce qu’il a une existence propre au-delà des objectifs et des fonctions que les différents acteurs lui assignent, échappe souvent à ses créateurs. L’art public, créé pour dire la ville, la révèle et la crée en retour. L’art fait œuvre de ville. 150 Conclusion Au cours de cette étude, qui a été conçue comme une recherche exploratoire en vue d’un travail de thèse, certaines de mes hypothèses initiales ont été confirmées, d’autres ont été infirmées, et enfin quelques unes sont restées en suspens, tandis que de nouvelles pistes de recherche sont apparues. Je me propose donc de faire un bilan de mon travail, avant d’en dresser les apports et les limites théoriques aussi bien que méthodologiques, puis d’en dégager un projet de thèse. • Bilan Par cette étude sur la politique d’art public à Johannesburg, j’ai mis en évidence le contexte de naissance de cette politique, ce qui m’a permis de saisir le pourquoi de sa création, fruit d’une opportunité mais aussi réponse à un projet de ville, consistant à changer l’image et l’identité de Johannesburg pour dépasser les héritages de l’apartheid. Pour ce faire, l’art public issu de cette politique a été conçu en prenant pour contre-modèle l’art public de la période de l’apartheid. De plus, on a vu que la rédaction de la politique d’art public s’appuyait quant à elle sur un modèle de politique d’art public d’une ville du Nord, en l’occurrence Tampa. Mais quoique le texte de la politique d’art public de Johannesburg ait été largement calqué sur celui de Tampa, j’ai pu montrer que dans la pratique, cette politique s’écarte parfois fortement du texte du fait des acteurs et des processus mis en œuvre, écartement qui peut être interprété comme une certaine réappropriation de la politique par les acteurs de la ville, ainsi que comme le fruit d’un ajustement aux contraintes locales. Concrètement cette politique se traduit par l’installation d’un certain nombre d’œuvres d’art dans l’espace public de la ville. Ses œuvres sont essentiellement des objets d’art public assez 151 conventionnels dont la répartition spatiale actuelle révèle une surreprésentation dans les espaces centraux à toutes les échelles. Par ailleurs, j’ai mis en évidence qu’il existait un décalage entre les objectifs de production de ces œuvres et la réception effective de ces œuvres par le public, allant de l’indifférence au détournement, en passant par la mésinterprétation. Pourtant, ce décalage ne doit pas être vu comme la simple preuve d’un échec de la politique d’art public de Johannesburg puisque, comme je l’ai souligné, ce décalage est aussi porteur de potentialités en matière de création de la ville, que ce soit par les réappropriations – parfois conflictuelles – dont il fait l’objet, ou par les mécanismes de gouvernance urbaine qu’il suppose. L’art public participe en effet à l’élaboration d’identités locales et à la construction d’un territoire métropolitain. Dès lors, si la Ville crée de l’art public, l’art public crée aussi en retour de la ville. • Apports et limites - Théoriques En termes de contenu, il est donc apparu au cours de cette étude sur la politique d’art public à Johannesburg qu’il existait un véritable décalage entre les objectifs de la politique et les résultats. Et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord si la politique d’art public de la Ville a bien été conçue dans le cadre d’un projet de ville en vue de dépasser les héritages de l’apartheid, notamment en matière d’exclusion et d’inégalités spatiales, le texte de la politique en lui-même reflète peu ce contexte local puisqu’il est calqué sur un modèle international de politique d’art public d’une ville du Nord, en l’occurrence Tampa. Cette faiblesse d’adaptation et de transposition est une première limite à l’efficacité de cette politique. Par ailleurs, les rapports de force entre acteurs qui font vivre cette politique sont tels que sa dimension économique visant à faire de Johannesburg une ville mondiale, attractive pour les touristes et les investisseurs, prend souvent le pas sur ses objectifs sociaux. Cela se traduit : - dans les formes mêmes de l’art public produit qui est essentiellement composé d’objets d’art « traditionnels », consensuels et convenus, qui n’ont apparemment pas d’autres fonctions que d’embellir l’espace public, mais qui visent peut-être plus profondément à le contrôler ; 152 - dans la géographie de cet art public qui est surreprésenté dans les espaces centraux, comme dans le centre-ville, et ceci à toutes les échelles. Dès lors, l’art public tel qu’il est promu par la ville est avant tout un art dans l’espace public, incapable d’agir sur les dimensions sociales ou politiques de cet espace. Enfin, l’œuvre d’art public une fois exposée dans l’espace public échappe aux motifs initiaux de sa conception et de sa production. Elle est alors l’objet d’usages, de pratiques, de réappropriations ou de réinterprétations qui peuvent ou non être conformes avec les objectifs de sa réalisation. Ainsi, les trois cas d’œuvres d’art public que j’ai étudiés ont permis de mettre en évidence différents degrés de distorsion entre production et réception de l’œuvre : indifférence, mésinterprétation, détournement. Est-ce à dire que la politique d’art public est incapable de changer la ville, de la redéfinir et de la réinventer comme elle prétend le faire ? En fait, ce décalage n’est pas nécessairement le signe d’une défaillance de la politique d’art public, il est aussi et surtout une condition de possibilité à la construction même de la ville, que ce soit sur le plan identitaire, social ou politique. C’est finalement ce décalage, en tant qu’interstice de possibles, qui est créateur. Si la Ville fait bien œuvre d’art par la politique d’art public ; l’art fait donc en retour œuvre de ville. Pour autant quelques questions restent à aborder ou à approfondir à l’issue de cette étude. Premièrement, la question de l’articulation des échelles concernant les modalités d’application et les effets de la politique d’art public est un enjeu crucial que je n’ai fait qu’évoquer jusqu’à présent. Il me faudra réfléchir plus avant aux interactions possibles entre ces échelles, aux complémentarités ou aux contradictions qu’elles engendrent. Par exemple, il s’agirait de comprendre quels effets peuvent avoir les opérations d’art public menées dans le centre-ville à l’échelle de la ville ; ou bien encore de s’interroger de façon plus approfondie sur la territorialisation, c’est-à-dire sur la mise en application de la politique d’art public métropolitaine à plus grande échelle, afin de déterminer dans quelle mesure celle-ci est une spatialisation ou une territorialisation au sens fort. Ceci nécessitera de conduire des études comparatives dans différents quartiers de la ville et sur le temps long. Deuxièmement, le problème de la corrélation éventuelle entre répartition et diffusion spatiales des CID d’un côté, et des œuvres d’art public de l’autre, est à approfondir. Pour cela, il sera 153 nécessaire de s’intéresser plus directement aux CID afin de saisir à quelle logique spatiale ils correspondent et de comprendre en quoi et comment l’art public peut être lié à cette logique. Troisièmement, le questionnement concernant le rôle des modèles dans la diffusion et l’élaboration des politiques d’art public mériterait également d’être poursuivi. Il faudrait alors se demander non seulement de quels modèles et contre-modèles Johannesburg s’est servie pour élaborer sa propre politique, mais aussi en quoi la politique d’art public de Johannesburg peut à son tour devenir un modèle ou un contre-modèle à l’échelle de l’Afrique du Sud, de l’Afrique, des villes du Sud, voire des villes du Nord, selon un effet retour. Dans cette perspective, il serait intéressant de comparer Johannesburg avec d’autres villes, par exemple Le Cap, qui semble à son tour vouloir adopter une politique d’art public. Quatrièmement et dernièrement, certaines des thèses et des notions auxquelles j’ai eu recours tout au long de mon étude mériteraient d’être approfondies. Je pense ici à la thèse de la compatibilité entre identité et image d’un lieu dans le cadre d’une politique d’art public, telle qu’elle est développée par J. McCarthy. Cette thèse, en particulier dans le cas des centres, mériterait d’être confrontée à celle de M. Miles, pour qui la centralité peut nuire à la conciliation de tels objectifs. L’étude du centre-ville a montré que la réponse était sans doute complexe puisque si, dans le centre du centre-ville, la politique d’art public semble bien avant tout une politique d’image qui donne la priorité aux objectifs internationaux par rapport aux objectifs locaux, cela n’empêche pas que cette image crée en retour une identité de lieu, voire de quartier, comme dans le cas de l’Eland. Dès lors, pour clarifier ce problème, il serait souhaitable de mener des études dans d’autres centres de la ville, et ceci à différentes échelles, par exemple dans un centre à l’échelle de la ville comme Sandton, et même dans le centre d’un quartier qui est en lui-même un centre, comme le centre de Sandton, ainsi que dans le centre d’un quartier qui est une périphérie à l’échelle de la ville, comme Soweto. Sur le plan des notions, il serait certainement pertinent de s’interroger plus avant sur la notion de fragmentation identitaire afin de déterminer ci celle-ci peut faire sens et être éclairante par rapport au cas étudié. Pour cela, il me faudra trouver une méthode d’enquête qui permette de mesurer, ou du moins d’appréhender, une telle fragmentation. En définitive, les pistes de recherche qui se dégagent ici sont donc essentiellement comparatives et diachroniques. Le but est de comprendre en quoi la politique d’art public de Johannesburg est spécifique et/ou exemplaire, tout en s’interrogeant sur ses modalités d’évolution et d’adaptations au cours du temps. 154 - Méthodologiques Concernant les entretiens effectués, j’ai pu constater qu’il est assez aisé d’obtenir des rendez-vous avec les acteurs publics, les médiateurs et les artistes en charge de la politique d’art public. La plupart d’entre eux m’ont d’ailleurs parlé très librement de leur travail, n’hésitant pas à me faire part de leurs projets, de leurs difficultés, et même de leurs erreurs. J’ai ainsi eu accès à un grand nombre de documents, plus ou moins confidentiels, dans une mesure qui est allée bien au-delà de mes espérances. Néanmoins, certaines de mes hypothèses faites à partir de l’analyse de ces entretiens, comme par exemple la complémentarité des conceptions de l’art public entre les deux dirigeants du Département des Arts, de la Culture ou du Patrimoine, ou encore l’absence d’une place particulière du centre-ville dans les discours des médiateurs et des artistes, seraient à confirmer par d’autres entretiens avec ces mêmes acteurs, afin de s’assurer que ces conclusions ne découlent pas d’un biais méthodologique dû à la façon dont j’ai mené chaque fois les entretiens. Parmi ces types d’acteurs, la seule personne que je n’ai finalement pas pu rencontrer est Laël Bethlehem, directrice actuelle du JDA, plus par manque de temps qu’autre chose. Par contre, il a été beaucoup moins évident, voire impossible, de rencontrer les acteurs privés contribuant financièrement à cette politique, ce qui introduit nécessairement une lacune importante dans l’analyse. Dès lors, il me faudra réfléchir à un moyen d’intéresser ces acteurs pour entendre également leur point de vue sur la politique d’art public de la Ville à laquelle ils contribuent. En matière d’observations et de questionnaires, les trois études de cas que j’ai conduites ont été particulièrement fructueuses. En effet, j’ai tout d’abord pu constater qu’il était possible de réaliser des observations et des questionnaires dans l’espace public du centre-ville de Johannesburg, même si cela est plus ou moins difficile selon les lieux, les horaires et les circonstances, la limite principale étant d’ailleurs plus souvent mes propres peurs et appréhensions que le refus des passants. Ces observations et ces questionnaires m’ont permis d’avoir une première approche des pratiques et des représentations des usagers de l’espace public en rapport, et parfois sans rapport, avec les œuvres d’art public. Pourtant, ces observations et ces questionnaires sont parfois insuffisants, notamment pour saisir les représentations associées à une œuvre ou à un lieu au-delà du lieu lui-même. Ils se révèlent même inopérants dans le cas des murals pour des raisons pratiques. D’autres techniques d’enquêtes, consistant par exemple à réaliser des questionnaires ou des entretiens à partir de photographies dans d’autres endroits de la ville, restent à concevoir et à expérimenter pour pallier ces manquements. 155 • Projet de thèse Dans le cadre d’une thèse, il me semble donc pertinent d’approfondir la question de l’interaction créatrice entre ville et art à travers une politique d’art public dans le contexte d’une ville post-apartheid comme Johannesburg. Il s’agit donc de se demander dans quelle mesure la Ville qui crée de l’art public pour se définir, est aussi créée, en retour, par l’art public. Dans cette perspective, il me faudra m’interroger sur : - le statut de l’art public dans la ville, à travers les fonctions que les différents acteurs lui assignent et les représentations dont il est l’objet. - la production urbaine au moyen de l’art public, ce qui suppose de questionner la capacité de l’art public à créer de la ville, à faire ville, en tant qu’espace et territoire (politique, symbolique, vécu). - les modalités d’appropriations des œuvres d’art public et des espaces publics dans lesquels ces œuvres sont installées par les différents usagers de cet espace (passant, habitant, touriste), et ceci à différentes échelles (lieu, quartier, ville, pays, monde), tout en cherchant à comprendre comment l’œuvre d’art public peut devenir patrimoine. - la manière dont se construit, se diffuse et est transposé un modèle, en portant une attention particulière aux échelles et aux temporalités de ces processus. Au final, l’enjeu est de comprendre comment à la fois la ville produit et est produite par l’art. L’originalité du projet tient donc non seulement au fait que l’œuvre d’art est utilisée comme élément à part entière pour penser la ville, mais aussi au fait que cette étude est pour la première fois menée dans une ville du Sud, plus particulièrement dans une ville post-apartheid, soit une ville pour laquelle la question de sa (re)définition, de sa (ré)invention est cruciale. Mon projet s’inscrira donc dans trois corpus bibliographiques et théoriques : - un corpus sur l’art dans la ville, que j’ai déjà commencé à défricher dans cette étude autour des thèses de J. McCarthy et M. Miles portant respectivement sur la conciliation possible entre identité et image, et entre objectifs locaux et internationaux dans les politiques d’art public. Ce pan de la bibliographie me reste à approfondir pour déterminer dans quelle mesure ces thèses s’appliquent au cas de Johannesburg; 156 - un corpus sur la ville post-apartheid, que je consulterai en m’intéressant plus spécifiquement aux questions du patrimoine, de la mémoire, et de la réconciliation, et en m’appuyant notamment sur les analyses de Z. Minty à propos de la fonction de l’art public comme élément de réparation symbolique par rapport à l’apartheid ; - un corpus sur la fabrication des territoires, plus précisément sur la question de la territorialisation discutée par A. Dubresson et S. Jaglin, question que je n’ai fait pour l’instant qu’aborder assez sommairement parce qu’elle n’est apparue qu’au cours de mes recherches sur le terrain, et non dans mon questionnement initial. Sur le plan méthodologique, il s’agira de reprendre les techniques d’enquête qualitatives que j’ai utilisées dans cette étude : entretiens, questionnaires et observations, en les améliorant et en en développant de nouvelles à partir des limites que j’ai mises en évidence. Cette approche sera complétée et enrichie par des outils d’enquête quantitative tels que la cartographie et le traitement statistique des données obtenues. Dans cette perspective, trois séjours de cinq mois sur le terrain, essentiellement à Johannesburg et en Afrique du Sud, soit un séjour par an afin de mener à bien le projet sur une période de trois années, seront sans doute nécessaires pour mesurer les évolutions de la politique d’art public de Johannesburg à moyen terme et mettre en place des études comparatives à différentes échelles. Le premier terrain pourrait par exemple porter sur l’étude de Soweto, et plus particulièrement, étant donné la superficie de Soweto, sur certains quartiers qu’ils me restent encore à définir, étude qui serait menée en parallèle avec celle de Sandton en vue d’apporter des éléments de réponse concernant la territorialisation de la politique d’art public à Johannesburg et l’influence de la centralité dans cette territorialisation. Le second terrain pourrait se faire hors de Johannesburg, au Cap notamment, voire dans d’autres villes d’Afrique du Sud ou d’Afrique, pour travailler sur la question des modèles. Le troisième terrain, enfin, pourrait être un retour à Johannesburg, et plus spécifiquement sur les espaces précédemment étudiés, le centre-ville, Sandton, un ou plusieurs quartiers de Soweto, afin de mesurer les évolutions par rapport aux premières études. 157 Table des illustrations Cartes Carte 1.1 L’organisation administrative de Johannesburg Carte 2.1 Le(s) centre(s) de Johannesburg Carte 2.2 L’inégale répartition des œuvres d’art public dans le centre-ville Encadrés Encadré 1.1 Les « autorités métropolitaines » en Afrique du Sud Encadré 1.2 Les réinventions successives de Johannesburg à travers ses slogans depuis la fin de l’apartheid Pages Internet Page Internet 2.1 Entête de l’article consacré à l’inauguration de l’Eland ou quand l’Eland devient un outil promotionnel Page Internet 3.1 Page d’accueil du BMD, l’Eland emblème de Braamfontein ? Photographies Photo 1.1 Le « monument des mineurs » de Johannesburg, exemple-type de l’art public de l’apartheid Photo 2.1 La sculpture dédiée à Raymond Dart par le Sunday Times, une œuvre d’art public minimaliste Photo 2.2 Le projet de J. Wafer, une œuvre d’art public discrète ? Photo 2.3 Le projet de C. van der Berg, un œuvre d’art public iconique ? Photo 2.4 Statue de Carl von Brandis à son emplacement initial, une œuvre d’art public hors de l’espace public ? Photo 2.5 La statue de Carl von Brandis, objet de détournement ? Photo 2.6 Performance d’art public en face de la statue de Carl von Brandis, ou comment redonner sens à un objet d’art public Photos 2.7-2.8 Le mural du Metro Mall, quel message? 158 Photo 2.9 Le mural du Carr Street, un mural apprécié ou ignoré ? Photo 2.10 Le mural réalisé pour la « journée africaine », exemple-type d’une irrecevabilité du message ? Photos 3.1-3.2 Les statues de Gandhi (à gauche) et de Carl von Brandis avant rénovation (à droite), une ressemblance troublante Photo 3.3 Sculpture de main en béton de C. van der Berg à Baralink (Soweto), une œuvre d’art public participative Photos 3.4-3.5 Participation en acte, atelier préparatoire avec des enfants du quartier dans le parc Donald Mackay à Hillbrow (à gauche) en vue de la réalisation d’œuvres d’art public (à droite) Schéma Schéma 1.1 Les acteurs intervenant dans la politique d’art public de la ville Schéma 2.1 L’espace public après réaménagement au croisement de Bertha et Ameshoff Streets Schéma 2.2 Projet de déplacement de la grille de la High Court, rendre la statue de Carl von Brandis à l’espace public Tableaux Tableau 1.1 Comparaison de la forme des politiques d’art public de Tampa et de Johannesburg Tableau 1.2 Confrontation des arguments utilisés par les dirigeants du Département des Arts, de la Culture et du Patrimoine, S. Sack et E. Itzkin, en faveur de l ’« art public » par rapport à ceux utilisés dans le texte de la politique d’art public Tableau 1.3 Les motivations des médiateurs pour faire de l’« art public » Tableau 2.1 Les critères de sélection pour chacune des études de cas 159 Bibliographie Ouvrages J. Beall, O. Crankshow, S. Parnell, 2002, Uniting a Divided City: Governance and Social Exclusion in Johannesburg, Londres, EarthScan. K. Beavon, 2004, Johannesburg: The Making and Shaping of the City, Pretoria, UNISA Press. L. Blondiaux, 2008, Le nouvel esprit de la démocratie: actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil. G. Capron, N. Haschar-Noé (dir.), 2007, L’espace public urbain : de l’objet au processus de construction, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail. M. Davis, 1997, City of Quartz : Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte. E. Dorier-Apprill, P. Gervais-Lambony (coord.), 2007, Vies Citadines, Paris, Belin. A. Dubresson, S. 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It offers shared symbols which build social cohesion, contribute to civic pride and help forge a positive identity for the city. Through this art, the City projects its collective identity and vision, while individuals and community groups in neighbourhoods are also empowered to also express their unique identities. Public art supports the creative industries, creating opportunities for artists, designers and fabricators. Further, public art acts as a catalyst for development and economic growth through raising confidence, attracting visitors and stimulating investment. Public safety is another potential benefit of a vibrant public art programme. Where the urban environment is upgraded through public art, this gives a sense that the area is being cared for, and thus dissuades criminal activity. The City recognises the cultural diversity of the Johannesburg’s population, and shall incorporate diversity in all aspects of the Johannesburg Art in Public Places Programme. The means of promoting diversity shall include the following: a) Commissioning artworks throughout Johannesburg’s neighbourhoods b) Ensuring representation of Johannesburg’s multi-cultural community among selection panels and artists selected for commissions c) Acquiring artworks in a wide variety of styles and media d) Encouraging new art forms as well as established and traditional forms of art 2. Mission 167 To celebrate Johannesburg’s unique character and identity and enhance the urban environment through a vibrant, diverse city-wide programme of public art. 3. Purpose of the Public Art Policy The Public Art Policy aims to promote good management of public art in Johannesburg, to encourage new forms of creative expression, to create opportunities for artists, and to provide for the ongoing maintenance of public art. The policy offers the rationale for the City of Johannesburg’s Art in Public Places Programme, and identifies roleplayers, responsibilities, and procedures to be employed in launching and implementing this programme. The objectives of the City’s Art in Public Places Programme are: 1. To enhance the public urban environment and profile the image of the city through an ongoing and dynamic programme of public art 2. To increase public awareness and enjoyment of the visual arts 3. To stimulate the creation of new works and the growth of arts-related businesses within the city 4. The Public Art Action Plan Each year the co-ordinator of the Art in Public Places Programme (the Manager: Public Art) shall prepare a Public Art Action Plan that identifies prospective new projects and reports on the status of ongoing projects. The Public Art Action Plan will identify: • • • • The status of ongoing projects Prospective projects for the coming year Budgets for prospective City projects Public art projects initiated from outside of Council, including private developments, to be reviewed by the City’s Public Art Approvals Committee Development of the Public Art Action Plan should coincide and be co-ordinated with Council’s annual Capital Budget planning. This planning process for public art is intended to facilitate project identification, but does not preclude introducing projects at other points during the year. The Public Art Approvals Committee will review the Action Plan in order to select new projects for the coming financial year. The selection will be made on the basis of opportunity, impact and geographical distribution, as well as administrative capacity and available budget. The following criteria will be considered in the selection process: a) b) c) d) Projects where the artwork can have the greatest positive impact on the site, the surrounding community, and on the City as a whole Widespread and equitable of projects in neighbourhoods throughout the City Projects with strong pledges of community support or private funding Projects in the early stages of design that allow the artwork to be fully integrated with the project design 168 e) Equitable distribution across City Departments and UACs, based on the portion of funds contributed to the Public Art Fund. Once approved by the Public Art Approvals Committee, the Public Art Action Plan shall be submitted to the Executive Mayor for approval. 5. Selection of Artworks Depending on the project requirements and available budget, the selection of public artworks can be done in the following ways: 1. Open Competition. The City calls for all qualifying artists to submit proposals for evaluation by an art selection panel. Open competitions can generate public interest and attention but may be by-passed by well-established artists. Open competitions are also more costly and time-consuming to run because of the number of submissions received. 2. Open/Invitational Competition. The City invites specific artists as well as other interested artists to submit proposals for jurying. This format allows opportunities for lesser-known artists to participate, while attracting the higher profile and particular talents attached to ‘name’ artists. 3. Invitational Competition. An invitational competition may be deemed appropriate for attracting artists with a particular specialisation or having a special connection to the subject matter of the proposed artwork. 4. Direct Selection. The artist is chosen directly by the Public Art Approvals Committee or Selection Panel. 5. Direct Purchase of Existing Artwork In the case of a competition, early notice should be given to artists that a competition is pending. This should be widely advertised to reach a broad, diverse constituency. Proposal calls will be made through newspaper notification and may be expanded through such avenues as arts organisations, specialist publications and the City of Johannesburg Website. The call to enter should contain all the information necessary for artists to make an informed decision regarding entry. Proposal calls must include: • • • • Criteria for eligibility of entrants Details of the project such as concept, location, site data, materials, budget, etc. Submission requirements: format, media, maquette requirements, etc. Procedural requirements including information on delivery and return of submissions Proposals will be assessed according to the following criteria: a) b) c) d) Consistency in meeting the requirements of the project brief Appropriateness to the site or facility, its architecture and function Artistic excellence, including quality of the artists’ previous work Durability, maintainability and potential for vandalism. 169 6. Programme Staff Responsibilities of City of Johannesburg personnel attached to the Art in Public Places Programme will include: • • • • • Developing the Public Art Action Plan Arranging meeting of the Public Art Approvals Committee Implementing selected Projects Liaising with City Departments and UACs Consultation with community stakeholders and other interested and affected parties 7. Public Art Approvals Committee The Art in Public Places Programme involves the acquisition of unique products and services which need to be evaluated by a specialised body of experts in consultation with community representatives and other stakeholders. A Public Art Approvals Committee (hereafter referred to as the PAAC) should accordingly be established to guide the selection process. The PAAC will be responsible for overseeing the selection of projects, sites and artists. The Committee is also responsible for advising on other aspects of programme planning such as review of design, fabrication and installation of artworks, maintenance, relocation and removal of works from the City’s collection. The PAAC will consist of nine core members representing a range of diverse interest groups and communities. Committee members should be knowledgeable in public art trends and artists, architecture, urban planning and related design fields. Diversity of cultural background, professional skills and interests shall be considered in making appointments to the PAAC. Members of the PAAC shall be Johannesburg residents who are appointed by the Director of Arts, Culture and Heritage Services. The term of office for the PAAC shall be for three (3) years and no member shall serve more than two consecutive terms. Committee members serve without compensation, but may be reimbursed for travelling and other expenses consistent with City Policy. In addition to regular Committee members, the following individuals are to be consulted by the Committee wherever applicable: the Ward Councillors of the area for which the artwork is proposed; officials from Johannesburg City Parks or other affected Council Departments or UACs; as well as representatives from the relevant heritage authorities to be consulted for public art projects intended for designated heritage sites. Meetings of the PAAC shall be chaired by the MMC for Community Development. The said MMC may also exercise delegated powers to approve the acquisition of artworks as recommended by the PAAC. The role of the PAAC will include the following: • To review and advise on all proposed artwork gifts and donations to the City • To review and advise on public art projects implemented by the City of Johannesburg • To advise staff on the operation of a maintenance programme for public art 170 • To encourage the development of public-private partnerships for public art 8. Artist Selection Panels The Public Art Approvals Committee will advise on the artistic parameters for particular projects, and may establish a selection panel to evaluate submissions and select the artist/s who will be commissioned to complete the project, or the PAAC may act as the selection panel themselves. Selection Panels are ad hoc panels assembled to select an artist and/or artwork. Panels should reflect the cultural, racial and gender diversity of the City. The number and composition of the panellists may vary depending on the complexity, scale and location of the project. In general, panels will have a minimum of three voting members and a maximum of seven (striving to appoint an uneven number). Panel composition should typically include the following as voting members: • • • • Representative from the Department/s responsible for the facility Ward Councillor and/or neighbourhood representative Professional Artist/s Architect or urban design professional Community representatives will be invited to serve on selection panels to ensure community input into the planning for each public art project. 9. Artist’s Warranties Artists contracted by the City shall assure the following warranties: • • • The art is unique and original and does not infringe any copyrights Execution and fabrication of the art will be performed in a professional manner The art as installed by the artist will be free of defects in material and workmanship 10. Gifts and Donations Historically, gifts of public art presented to the City have formed a major part of the collection. Gifts of public art should continue to be an important source of new material. Funds for the maintenance of the public art collection are however limited, as are the number of sites on municipal property that may be suitable for gifts or other future public art projects. A careful review process must therefore evaluate proposed gifts of public art according to the mission, goals and selection criteria that guide the programme as a whole. Proposed new gifts will be assessed and reviewed to ensure that the acceptance of such gifts takes place in a fair and consistent manner and supports the goals of the City’s Art in Public Places Programme. Proposed gifts of public art shall be reviewed by the Public Art Approvals Committee in the same manner as proposals for commissions or purchases by the City, and be subject to the same criteria that guides the public art programme as a whole. Factors to be considered in assessing gifts will include the City’s commitment to creating a diverse collection of public art, artistic merit, site suitability, as well as Council’s liability and maintenance. Memorial gifts shall also be judged on the following criteria: 1. Representation of broad community values 171 2. The person, group or event being memorialised must be deemed significant enough to merit such an honour 3. The location suggested or chosen for the memorial should be appropriate: generally, there should be a sound historical and/or geographical justification for the memorial being located at a particular site. The donor should underwrite the costs of installation and maintenance of the artwork. Unless specific exemption is granted by the PAAC, the donor shall contribute 5% of the total commission cost towards maintenance of the item concerned, to be deposited upfront in the Public Art Fund. 11. The Percent for Public Art The Percent for Public Art Policy requires that up to one percent (1%) of the construction budget of all major city building projects (R 10 million or more) be devoted to public art. A maximum of 1 % of major capital projects should be devoted to public art, and contributions below that level are acceptable. The one per cent for public art will be levied on all capital projects for building construction /renovation carried out by the City of Johannesburg. The percentage is calculated on the total construction/ renovation costs of public buildings and facilities, including design fees and landscaping. All projects meeting these criteria will be deemed eligible for the public art levy and contribute to the Public Art Fund unless Council approves specific exemptions for particular projects. Funds from the percent for public art will be used towards the development of art to be displayed in public areas, including the commission, design, purchase and installation of works of art, as well as the employment of administrative staff connected thereto. The Percent for Public Art Policy shall be implemented through open and publiclyaccountable processes. 12. The Johannesburg Public Art Fund The Public Art Fund is an account that is set up to receive funds appropriated for the City’s Art in Public Places Programme. This includes funds from City appropriations for this purpose as well as funds from donated to the City by private benefactors, developers or other sources. The City of Johannesburg may apply to external sources for funding of specific projects, with the funds being deposited in the Public Art Fund. The Public Art Fund shall be used exclusively for expenses relating to the Johannesburg Art in Public Places Programme, including the administration, selection, commissioning, acquisition, maintenance and relocation of works of art. Construction projects contributing to the Public Art Fund will receive preferential consideration in the allocation of artworks. However, not all sites may receive artworks. One of the benefits of the fund is that it is not necessary that all public art projects be linked to a city Capital project. There are places in the City that merit art projects where there is no immediate construction planned. 13. Signage and Public Information 172 The City shall where appropriate provide a plaque or sign adjacent to the artwork furnishing the name of the artist and title of the work, date and other relevant information. The completion of a major public art project will be announced by a press release, a dedication or unveiling ceremony or other means of communication. The City will maintain a database of public art located throughout Johannesburg, describing the artworks, documenting their history and recording their state of conservation. The database will be made accessible to researchers and the broader public, with copies made available at the Michaelis Art Library in the City’s Central Library Building and at the Johannesburg Art Gallery. 14. Maintenance Works of public art belonging to the City shall be inspected periodically and the City be maintained in the best possible condition. The Office of the Manager: Public Arts will monitor such maintenance. The City shall make reasonable attempts to consult the artist on major changes or repairs that differ from those suggested in the artist’s maintenance recommendations at the time of acquisition. Where appropriate, the City may offer the artist the opportunity to do the work or to supervise it. The City shall however reserve the right to make minor repairs without consulting the artist. 15. Alteration, Re-Siting, Removal or De-acquisition of Artworks from the Collection The City may at its sole discretion relocate, remove or deacquisition a work of art. When such steps are contemplated, prior consultation with the artist will however be sought. No artwork shall be changed, relocated or removed from a site integral to the concept of the work without first consulting with the artist if reasonably possible. The artist shall notify the City of any change of address. Relocation of a work of art may be recommended where the site has become inappropriate: for example, it is no longer publicly accessible; the artwork may be at risk of vandalism; the physical setting is to be radically altered or destroyed; or the artwork may be displayed to better effect at a new site. Because the City has a responsibility for conserving the Public Art Collection, the deacquisition of a work of public art should be a careful, deliberate and seldom-used procedure. Consideration of removing an existing work from the collection should receive the same careful review as a decision to acquire a new artwork. The decision-making process should be informed by professional judgement, broad public interest, and Council’s stewardship role of the City’s cultural heritage. Artworks should not be disposed of simply because they are not currently in fashion, because their worth has not yet been recognised, or because they may be challenging or controversial. Public art has a long historical tradition of controversy; public art may continue to be controversial and often is. A work of art may however be considered for removal or de-acquisition for reasons including the following: • • • • • The artwork may be found to be offensive, hurtful or discriminatory A work has received adverse public reaction, which is well-founded, from a significant number of individuals or organisations. The work causes excessive or unreasonable maintenance It has been damaged irreparably or to an extent where restoration is impractical It presents a physical threat to public safety 173 Any recommendation to remove a work of art from public view or de-acquisition the artwork (remove from Council’s collection) should be made to the Public Art Approvals Committee and shall require a majority vote of the full membership of the Committee. An artist whose work is being considered for such removal or de-acquisition shall be notified and be invited to address the Public Art Approvals Committee. The views of the Department/s responsible for the site and other stakeholders will also be sought. Final approval for de-acquisition shall be required from Council. The Administrator of the Art in Public Places Programme will prepare a report for Council. The report will include: reasons for suggested removal or de-acquisition; history and evaluation of the work; and suggested courses of action and costs. Where appropriate, the following courses of action may be considered, in order of preference: 1) 2) 3) Relocate the work of art Remove the work from display and place it in storage Exchange, sale or disposal of the work of art. All proceeds from the sale of public works of art shall be deposited into the Public Art Fund for the maintenance and repair of the City’s public art collection. 16. Removal of Unwanted Graffiti Special attention should be given to keeping major landmarks and declared heritage sites clear of unwanted graffiti. Working under the direction of the Manager: Public Art, an AntiGraffiti Rapid Response Unit will be responsible for the timeous removal of objectionable and unwanted graffiti from key points. Further, the City should be pro-active in protecting prominent sites from unsightly graffiti by, where appropriate, applying treatments to discourage and/or repel graffiti. 17. Policy Review Effective implementation of the Public Art Policy will require ongoing monitoring and review. A review of public art policy and practice will be carried out over a three-year cycle. 174 Grilles d’entretiens Pour les acteurs publics 1) Présentation de la politique d’art publique de la ville - date de création - but de cette politique - lien aux autres politiques de la ville - rôle de la personne interrogée dans cette politique : sa fonction, ses objectifs, ses conceptions en matière d’art public 2) Moyens mis au service de cette politique - moyens financiers (budget annuel ; mode de financement – 1% art, mécénat…) - moyens institutionnels (quel(s) service(s) de la municipalité sont chargé(s) de cette politique ; rôle de l’agence de développement de Johannesburg – JDA ; délégation à des entreprises privées pour installation, entretien…) - moyens humains (nombre d’intervenants publics) 1) Could you explain me what is « public art policy » ? - when was it created? Redefined (if it existed during the Apartheid)? - what do you mean by “public art policy”? - how this policy is linked with other municipal policies such as social policy or economic one? - what is your personal commitment regarding the public art policy: your function? your goals? your own conceptions of public art policy? 2) Means used to conduct this policy - financial means (annual budget, mode of financing – 1% of art, donations…) - institutional means (which municipal departments are in charge of this policy; what about partnerships with public agencies –JDA, private actors… > cooperation or conflict?) - human resources (how many municipal employees…) 3) Mode de prise de décision > prendre ex d’une statue précise (ex. Eland à Braamfontein) - qui choisit les artistes en charge de la réalisation d’œuvres d’art public ? Comment ? Les œuvres d’art exposées ? Leurs emplacements dans la ville ? - Pourquoi privilégier le centre-ville ? Comment définissez-vous le centre-ville ? 3) Could you describe me the decision makingprocess (ex. Eland statue in Braamfontein) - By who and how are chosen the artist in charge of that policy? the works of art? their location in the city? - Why the inner city is especially concerned with this policy? What is exactly the ‘inner city’? 4) Résultats de cette politique - nombre de projets réalisés, en cours, à venir - existe-t-il des procédures d’évaluation spécifiques de cette politique ? - avenir de cette politique (quels projets, inflexions, nouveautés envisagés) - bilan personnel de l’interviewé sur la politique d’art public menée 4) Evaluation of the public art policy - How many projects already achieved? Scheduled? In project? - Is there any specific evaluation process concerning this policy? - How this policy is expected to evolve? - What is your personal statement about the public art policy in Johannesburg so far? 175 Grilles d’entretiens Pour les artistes et médiateurs 1) Qu’est-ce que l’ « art public » pour vous ? 1) What is ‘public art’ for you? 2) Mode de participation à la politique d’art public - comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans cette politique ? (démarche personnelle, sollicitation de la municipalité…) - à quelle occasion avez- vous participé à cette politique d’art public ? - à quelle fréquence y participez-vous ? 2) How do you contribute to public art policy? - how have you been involved in that policy ? (municipality request, personal step…) - when and for which projects have you been participating to that policy? - how often do you participate to that policy? 3) Motivation personnelle et artistique à cette participation - pourquoi avez-vous eu envie de participer à cette politique ? - comment avez-vous conçu votre œuvre (lien aux attentes du commanditaire, au lieu, aux œuvres précédentes…) ? - Dans quel but (symbolique, commémoratif, provocateur, politique…)? - lien à la ville de Johannesburg (lieu de naissance, de résidence, de travail…) 4) Bilan de cette participation - apport personnel (financier, renommée,…) - d’autres projets prévus avec la ville ? - avis général sur la politique d’art public 3) Why are you involved in public art? - why participating to that policy? - how do you conceive your projects of public art (according to the commissioner, to the place, …) ? - What are your goals by doing public art (symbolic, commemorative, political, …)? - what are your personal bonds with the city (you were born / live/ work here…)? 4) What is your assesment of your participation to that policy so far? - personal benefits (financially, fame,…) - do you have other projects scheduled with the city? - what is your general statement about public art policy? 176 Grilles d’entretiens Pour les acteurs privés 1) Qu’est-ce que l’ « art public » pour vous ? 1) What is ‘public art’ for you? 2) Mode de participation à la politique d’art public - à quelle occasion avez- vous participé à cette politique d’art public ? - quelles sont vos relations avec les différents services publics en charge de l’ « art public » (Département des Arts, JDA,…) - comment l’ « art public » s’intègre à votre stratégie globale ? 2) How do you contribute to public art policy? - how have you been involved in that policy ? (municipality request, personal step…) - what are your relations with the different public agencies in charge of the public art policy (Department of arts, JDA…)? - how is ‘public art’ linked with our firm strategy? 3) Raison de cette participation - pourquoi participer à cette politique ? - Dans quel but ? - lien à la ville de Johannesburg ? 4) Bilan de cette participation - apports (financier, …) - d’autres projets prévus avec la municipalité ? - avis général sur la politique d’art public 3) Why are you involved in public art? - why participating to that policy? - What are your goals by doing public art? - what are your bonds with the city? 4) What is your assesment of your participation to that policy so far? - benefits (financially, …) - do you have other projects scheduled with the municipality? - what is your general statement about public art policy? 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 City of Johannesburg egion PO CJ Cronjé Box 1477 Building 80 Joh Tel 11 376 8529 +27(0) www.joburg .org.za CAMPAIGN NAME: ENVIRONMENTAL EDUCATION CAMPAIGN CAMPAIGN ELEMENT: ARTS PROJECT PROJECT NAME: CLIENT: Concept, designing, message and community involvement in beautifying the Inner City through an artistic mural at five entry points to the City Shaun O’Shea Manager: Stakeholder Management & Liaison Region F 011 376 8530 [email protected] DESCRIPTION: Artistic mural communicating the anti-litter message in the city and beautifying a wall which is an entry point to the city. September 2007 DATE OF BRIEF: November 2007 – June 2008 DELIVERY DATE: 191 R 100 000 BUDGET October – June 2008 DURATION OF CAMPAIGN: BACKGROUND: The Executive Mayor of the City of Johannesburg hosted an Inner City Summit on 5 May 2007, which has resulted in an Inner City Charter (Business plan for the Inner City over the next 5-10 years). An intense process of engagement with stakeholders and officials were critical to the formulation of this plan. The stakeholder working groups were divided in to the following sectors: Residential Development Economic Development Public Spaces, Arts Culture and Heritage Social Development Transportation Safety, Security and Urban Management Issues raised as part of the Urban Management Safety and Security sector are: Previously conducted blitzes, campaigns and clean ups were not sustainable Poorly capacitated systems of by-law enforcement, service co-ordination, responsiveness to public nuisances and the decline of the city Region F includes the Inner City and a large portion of the south of Johannesburg and for this reason the implementation of the Inner City Charter is critical to the growth, development and regeneration of the Region. The environmental education campaign is an important aspect of the regeneration of the Inner City through the creation of awareness, sustainability and stakeholder awareness, buy-in, participation and . 192 The Environmental Education Campaign is aimed at creating awareness, participation, sustained community involvement in keeping our city clean, ensuring that by-laws are enforced and ultimately a reduction in crime and grime. This environmental education campaign attempts to address the issues raised in the charter by: OBJECTIVE: Continuous communication about the charter, commitments, progress and achievements to regenerate the city Creating and maintaining awareness of by-laws relevant to the Region Sustainable clean ups, ensuring community participation and commitment to the campaigns Educate all stakeholders on how they can assist to improve their environment Encourage civic pride The ultimate objective of the environmental education campaign is to 1. Create awareness 2. Spread the information 3. Change the behaviour of all Region F target audience. KEY MESSAGES: The City of Johannesburg’s by-laws are long and complex it is envisaged that the agency would extrapolate the main messages relevant to our diverse target audience and present them in a way that is understood using both text and graphics. Leaflets are required in the following languages: English, Zulu, and French. 193 TARGET AUDIENCE: The Inner City Charter included these sectors and to ensure all areas are covered these sectors are considered when evaluating the target audience. Sectors of the charter: Urban management, Safety & Security, Public spaces, Arts, Culture & Heritage, Residential development, Social/ Human development, Transportation, Economic Development) PRIMARY TARGET MARKET Inner City Residents, Migrants, Commuters (Residential forums, CPF, Body corporate, migrant organizations) (PR, Advertising & personal selling - community involvement in clean up, volunteers doing education and industrial theatres in the area, through city projects like the carnival) SECONDARY TARGET MARKETS Inner City Businesses this sector can be reached through personal selling at the JICBC meetings - possibilities for partnerships and sponsorships of advertising, communication/pr Rational - Knowledge - ROI; association with regeneration of the area /campaign – reaching the target market Banking industry Mining Retail & food Unions Property owners Insurance Government Entertainment 194 Manufacturing / industrial (Standard bank, ABSA, First National, Mining houses, Transnet, Telkom, Retails Outlets (Edgars/ Edcon stores, foshini group, Woolworths, Carlton Centre, Braamfontien Centre, Clothing stores, Food Stores/ restaurants, Theatres, galleries, historical sites, liquor stores, pubs, Legal facilities, con hill, high court, hotels, Insurance companies), Industrial Businesses (Manufacturing, production, panel beating, filming); JICBC, Kagiso, CJP, CIDS, Provincial government , etc) Property Owners (SAPOA; Hotels; Insurance co, Provincial government etc Tertiary Institutions (CIDA, UJ, WITS, JHB College, Boston College, Unisa, CICI etc) Student involvement research, volunteers as ambassadors, through arts to beautify the city graffiti corners, murals, art in the parks, personal selling etc, Horticulture All Schools in the region (school of the arts, preparatory, primary and High schools in the area) Industrial theatres, through arts to beautify the city graffiti corners, murals, art in the parks personal selling and influence on parents, recycling bins, echo programme WWF All organized groups - region (Churches, mosques, temples etc); NGOs, Section 21 Companies, Social Organizations,– advertising, industrial theatres, personal selling Formal & Informal Trader’s organizations, Taxi Orangisations/ Associations / Ranks– advertising on taxis, at the markets - educational sessions through environmental health, passing on the message to their individual customers Media (Editorials, press releases, 195 positive change stories, advertising through Community papers, Newspapers, Community radio, Radio stations, Billboards, station boards, taxis, buses, Screens in city, ) Internal City of Johannesburg staff all departments (all MOES – JDA, EDU,JHB Tourism, City parks, Water, Roads, EMS, Health, Sports & Rec, Housing, Libraries & Info services, Social services, Arts, Culture & heritage, Central Public Liaison, ward councillors, Ward committees, mayoral committee, Advertising Agency, speakers office - junior council) PR / Personal selling - Intranet/ Internet/ city newsletters, internal competitions SAPS; JMPD involvement in the personal selling; handouts with messages Design, Edit, DTP and Print REQUEST TO AGENCY PRINT: Quantity: 10 000 per language Size: A5 Colour: Full colour throughout Stock: 90GSM Web Gloss DESIGN: Hrs X 3 Booklets/Leaflets 4 X Authors corrections 4 x electronic proofs 2 x mock-up proofs CONTENT: Content generation (to include meetings, researching, interviews, writing, editing and proof-reading and co-ordinating with designers to print-ready material) 196