La Chine à l`épreuve du Soudan : L`impact de la crise
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La Chine à l`épreuve du Soudan : L`impact de la crise
Asia Centre Conference series note La Chine à l’épreuve du Soudan : L’impact de la crise du Darfour sur la gestion chinoise du dossier soudanais Note de synthèse de l’Observatoire sur l’évolution politique et stratégique de la Chine Alice Richard, chargée de mission Asia Centre à Sciences Po Décembre 2008 71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 9 74 77 01 45 www.centreasia.org [email protected] siret 484236641.00029 Le cinquantième anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la Chine et le Soudan seront célebrées par Pékin et Khartoum en février 2009. Cet événement survient dans un contexte qui demeure tendu, malgré l’absence d’interférence majeure du dossier du Darfour avec le bon déroulement des Jeux Olympiques de Pékin cet été. La prise en otage de neuf ouvriers de la China National Petroleum Corporation (CNPC), survenue dans la province du Sud-Kordofan le 18 octobre dernier, a fait cinq morts. Cet incident, qui concrétise les menaces du Justice and Equality Movement (JEM) en octobre 2007, soulève la question de la sécurité de des ressortissants chinois au Soudan. Il rappelle également les événements tragiques survenus à Abu Jabra, à la frontière du SudDarfour, en novembre 2006. Si le dossier de l’inculpation du président soudanais Omar el-Bashir par la Cour pénale internationale, embarrant la Chine à quelques semaines des Jeux Olympiques, n’a pas connu de rebondissements au cours des derniers mois, un dénouement, au moins partiel, est annoncé pour le début de l’année 2009. A l’heure où Pékin renforce de façon spectaculaire ses relations avec la province semi-autonome du SudSoudan (avec l’ouverture d’un consulat général à Juba en septembre dernier), tout en s’efforçant de conserver de bonnes relations avec l’ensemble des acteurs du dossier soudanais, la question de la CPI ravive les dilemmes auxquels l’internationalisation de la crise du Darfour force la Chine à se confronter. Cherchanr à concilier ses intérêts économiques et sa politique étrangère avec un engagement croissant dans la résolution du conflit, la Chine met en œuvre au Soudan une politique flexible et réactive, visant à préserver sa réputation internationale. Les enjeux pétroliers, socle de la relation sinosoudanaise Si le souvenir du général britannique Charles « Chinese » Gordon1 devrait être invoqué à l’envi par les dirigeants des deux pays à l’occasion de la commémoration du cinquantenaire de leurs relations, le développement des échanges économiques et politiques entre Pékin et Khartoum n’a connu son essor véritable qu’au cours de la dernière décennie, avec les premiers succès en 1999 des projets d’exploitation pétrolière conduits par la CNPC. La croissance des intérêts chinois dans le pays est le fruit de l’instabilité du Soudan et de sa mise au ban de la communauté internationale. Ceci a longtemps empêché l’extraction des ressources pétrolières du pays et a incité le gouvernement soudanais à se « tourner vers l’Est » à la fin des années 1990. L’entrée de la CNPC sur son marché pétrolier permit au Soudan de devenir pays exportateur net de pétrole à partir de 1999. Elle représente 1 Anti-héros quasi-légendaire à l’origine d’un sentiment de communion anti-coloniale sino-soudanais, qui dirigea la répression de la rébellion des Taiping à Shanghai en 1865 avant de décéder aux mains des forces mahdistes alors qu’il conduisait la contre insurrection britannique au Soudan. aussi le premier gros succès pétrolier chinois à l’étranger, achevant de convaincre le gouvernement chinois de poursuivre l’expansion des activités des compagnies pétrolières nationales chinoises en direction de l’Afrique. Bénéficiant d’un financement de l’EXIM Bank (une première dans le domaine des investissements pétroliers chinois à l’étranger), elle annonce enfin la montée en puissance et la diversification des activités internationales de cette structure étatique, devenue depuis acteur central du financement de la stratégie africaine de la Chine. Les investissements chinois, qui couvrent l’ensemble de la chaîne de production pétrolière, débordent aussi largement du seul champ pétrolier. L’afflux de financements en provenance de Chine permet au Soudan de conserver un des taux de croissance les plus élevés d’Afrique (11% en 2006, 9% en 2007)2, et limite l’effet des sanctions économiques et des menaces occidentales d’ordre politique. Si le Soudan fut initialement le premier partenaire économique africain de la Chine dans la lancée des investissements en 1999, le pays a depuis été détrôné et détient aujourd’hui la troisième position en termes d’intérêts chinois en Afrique. Le volume des échanges commerciaux demeure vital pour la santé économique du pays, et représente une part non négligeable de l’approvisionnement pétrolier chinois (5,6 milliards de dollars en 2007, et 6,5 milliards sur les 9 premiers mois de 2008)3. Si les activités des compagnies chinoises dans le pays ont perdu leur caractère précurseur dans le cadre du développement des intérêts chinois en Afrique, le Soudan conserve toujours son rôle de « pays test » pour la Chine. Celle-ci y est mise à l’épreuve de façon politique, comme cela pourrait également se produire dans d’autre pays africains. Pékin cicle privilégiée de la mobilisation internationale sur le Darfour La mobilisation internationale autour de la crise du Darfour, et l’identification de la Chine comme cible privilégiée, prirent la Chine par surprise. Pékin n’avait nullement anticipé l’ampleur de la focalisation sur son rôle dans le dossier. Cette attention non désirée érigea le conflit en défi majeur pour la diplomatie chinoise. Comme le souligne Daniel Large (SOAS) : « le Darfour devint un sujet de politique étrangère autrement plus sensible pour le gouvernement chinois que le Sud Soudan ne l’avait jamais été »4. Pourtant, plusieurs précédents avait déjà alerté les autorités chinoises qu’elles s’exposaient à un risque, en terme d’image, à investir au Soudan.. L’annonce, en avril 1999, de l’intention de la CNPC de devenir la première compagnie étatique chinoise à intégrer la bourse de New York, entraîna une vigoureuse levée de boucliers aux EtatsUnis, fondée sur la dénonciation des activités menées par la CNPC au Soudan. La compagnie chinoise se trouva forcée de retirer son offre, la plus importante mise sur marché que Wall Street eut alors connu. Déjouant les attaques, la compagnie chinoise mit en bourse une filiale « 2 Sudan Tribune, 26 février 2008. 3 Sudan Tribune, 1er décembre 2008. �������������������������������������������������������������� LARGE, Daniel. From non-interference to constructive engagement? China’s evolving relations with Sudan, In ALDEN, Chris, LARGE, Daniel et SOARES DE OLIVEIRA, Ricardo (ed.). China Returns to Africa : A Superpower and a Continent Embrace, London : Hurst & Company, 2008. pare-feu » ad-hoc, la PetroChina Company détenue à 90% par la CNPC, qui se vit confier un portefeuille d’activités uniquement en territoire chinois seulement, de façon à être soustraite aux critiques qui avaient visé la compagnie-mère. Principale cible des campagnes pro-Darfour, la Chine exprime fréquemment son incompréhension d’être le seul investisseur étranger à faire l’objet de critiques de pareille ampleur. La Chine n’est en effet pas la seule puissance étrangère présente au Soudan. D’une part, les Etats-Unis poursuivent une collaboration nourrie avec les services secrets soudanais, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international, tandis que la Russie demeure le plus important fournisseur en armes lourdes du Soudan sur les dernières décennies. D’autre part, si le retrait des compagnies pétrolières occidentales du Soudan a laissé le champ libre à Pékin, les opportunités soudanaises attirent aussi des opérateurs issus d’autres horizons. Outre la Chine, plusieurs pays asiatiques implantés de longue date au Soudan se démarquent parmi les partenaires économiques de Khartoum, aux premiers rangs desquels la Malaisie, l’Inde et le Japon. Pékin conserve toutefois une place proéminente dans l’économie soudanaise, par l’étendue et l’intensité des liens tissés avec le pouvoir soudanais. Les relations avec Khartoum, dans le secteur de la défense notamment, concentrent une grande partie des reproches adressés à Pékin. La collaboration militaire entre les deux pays s’est intensifiée en 2002 après la signature de l’accord de paix mettant fin au conflit avec le Sud-Soudan Les échanges entre hauts dirigeants militaires se sont progressivement amplifiés à partir de cette date, avec des visites de délégations de haut rang menées à Pékin et Khartoum5. La Chine occupe notamment le rang de premier fournisseur en armes légères du Soudan depuis la fin des années 1990, et a vu le volume de ses exportations dans ce domaine croître proportionnellement à la valeur de ses intérêts pétroliers dans le pays. La Chine a aussi participé à la mise en place de plusieurs usines d’armement au Soudan, notamment au complexe industriel GIAD inauguré en octobre 1999 (où l’assemblage de la production serait toujours supervisé par des experts chinois). Bien qu’il a été reproché de manière récurrente à la Chine de ne pas respecter l’embargo contre les ventes d’armes à destination du Darfour prononcé par les Nations Unies (l’exemple le plus récent étant celui de l’identification par des reporters de la BBC de véhicules de combats et d’avions d’entraînement chinois dans la province du Darfour en 2008), le terrain de la coopération militaire sino-soudanaise est l’un de ceux que les représentants chinois défendent avec le plus de véhémence. Cette approche défensive plutôt classique se conjugue avec le développement d’une politique beaucoup plus proactive d’engagement dans le processus de résolution du conflit, et d’efforts médiatiques sans précédent pour redresser l’image de la Chine sur ce dossier. Le fer de lance de cette offensive médiatique est l’ancien ambassadeur chinois au Zimbabwe et en Afrique du Sud Liu Guijin, nommé au poste d’envoyé spécial du gouvernement chinois au Soudan au printemps 2007, et dont la principale tâche est de réduire l’exposition de la Chine au feu des critiques suscitées la 5 En décembre 2003, en octobre, novembre et décembre 2005, ainsi qu’en avril 2007 et en avril 2008. 2 crise du Darfour, qu’il qualifie de « boîte de Pandore»6. Les inquiétudes exprimées par la Chine lors de rencontres avec des hauts dirigeants soudanais7 ont joué un rôle dans l’assouplissement des positions soudanaises sur un certain nombre de dossiers. Mais de manière générale, la méthode chinoise consiste à se faire le relais des positions occidentales sans compromettre les positions de la Chine sur le fond : la diplomatie chinoise se met en scène mais ne s’expose pas. Sans jamais céder sur son opposition à une politique de sanctions, ni sur le principe de l’assentiment soudanais comme préalable à toute intervention des Nations Unies, la Chine parvient à apparaître comme une «influence positive» sur Khartoum, par un travail de communication sans précédent. Si les résultats obtenus au cours des négociations grâce à la contribution chinoise sont réels, ils se mesurent néanmoins à l’aune des règles déterminées par Pékin. On considère ainsi l’assentiment du Soudan au déploiement des forces de l’UNAMID dans la région du Darfour comme une avancée obtenue de haute lutte – mais elle peut aussi se lire comme une réussite chinoise, qui est parvenue à imposer son propos comme objectif consenti du Conseil de Sécurité sur ce dossier. Diversification des liens : le développement des relations avec Juba Les critiques internationales ont contribué à précipiter l’engagement chinois dans le processus de résolution de la crise du Darfour. Mais la prise de conscience par la Chine de son impopularité au sein même du Soudan a entraîné par ailleurs une adaptation de la stratégie chinoise en fonction des évolutions de la situation politique dans le pays. En accord avec le principe chinois de non-ingérence dans les affaires intérieures, le gouvernement d’el-Bashir demeura longtemps l’interlocuteur soudanais exclusif de Pékin. La Chine ne s’est préoccupée que tardivement de diversifier ses contacts avec les autres parties en présence au Soudan. La signature en 2005 de l’Accord de paix global entre Khartoum et le Sudanese Peace Liberation Movement (SPLM), qui accorde une autonomie importante à la province soudanaise et stipule la tenue en 2011 d’un référendum sur l’indépendance du Sud Soudan, constitua un nouveau défi pour Pékin, qui n’avait jamais traité avec le SPLM auparavant. Les incertitudes sur l’avenir des investissements chinois dans le secteur pétrolier de la province, ont progressivement conduit Pékin à établir des relations directes avec Juba et à multiplier les échanges avec des dirigeants du SPLM. Au cours de sa visite à Khartoum en février 2007, le président Hu Jintao rencontra ainsi le président du Sud Soudan, Salva Kiir Mayardit. Reçu à Pékin en juillet 2007, le dirigeant sudsoudanais aurait assuré les autorités chinoises de son intérêt pour un resserrement des liens avec la Chine. en quête de nouveaux financements, s’est établi sur les annonces d’abondants investissement dans la province depuis août 2007, mais aussi sur les activités, de plus en plus importantes, de petits entrepreneurs chinois opérant depuis Juba. L’annonce le 1er décembre 2008 de l’octroi d’une aide de 3 millions de dollars au Soudan, présentée comme étant destinée à contribuer au renforcement de l’unité nord-sud du pays. Si cette « aide à l’unité nationale » représente une somme dérisoire face au montant total des opérations que la Chine prévoit de mener au Sud-Soudan, elle marque néanmoins la volonté chinoise d’inscrire ses actions dans la province dans un cadre national, de façon à assurer à nouveau sa position à Khartoum. La gestion du dossier des poursuites de la CPI Si le gouvernement soudanais exprima à plusieurs reprises publiquement sa reconnaissance envers la Chine pour son soutien dans l’enceinte des Nations Unies, il est arrivé que des représentants soudanais indiquent leur déception de ne pas voir leur allié chinois opposer son veto. L’abstention chinoise lors du vote de la résolution saisissant la Cour Pénale Internationale sur le dossier du Darfour depuis 2002, fit ainsi l’objet de critiques publiques par Nafie Ali Nafie, alors ministre des affaires fédérales du Soudan, qui regretta que « la Chine n’ait pas utilisé son droit de veto pour protéger ses amis »8. La Chine avait présenté au cours des discussions un amendement proposant que les cas incriminés soient traités par la justice soudanaise plutôt que par la justice internationale. Après le rejet de cet amendement, Pékin tourna ses espoirs vers l’hostilité des Etats-Unis à la CPI pour faire échouer la résolution. Mais, soumis à une pression populaire importante, le gouvernement Bush prit le parti de ne pas bloquer l’adoption du texte, et s’abstint lors des votes. La décision du procureur de la CPI Luis Moreno-Ocampo de lancer un mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar el-Bashir, annoncée courant juillet 2008, plaça la Chine dans une position délicate. Consternée, la Chine exprima clairement «sa profonde inquiétude »9, redoutant que les actions de la CPI ne nuisent «sérieusement à la latitude de la Chine dans ses efforts de médiation et d’encouragement du dialogue entre la Chine et le Soudan »10.« Les actions de la CPI doivent contribuer à la stabilité de la région du Darfour et à la résolution du problème, et non le contraire » souligna le ministère des affaires étrangères chinois.11 L’ouverture d’un Consulat général à Juba début septembre 2008 a marqué une nouvelle étape dans le développement de liens avec des acteurs quasi-étatiques, à l’échelle sub-nationale. Ce « mariage de raison », liant une Chine soucieuse de ménager son image en cas d’indépendance de la province en 2011, et un gouvernement du Sud-Soudan L’annonce de la décision du procureur de la CPI parvint au Conseil de Sécurité alors que ses membres négociaient le renouvellement du mandat de la force hybride déployée au Darfour (UNAMID). Soucieuse de ne pas s’exposer, à quelques jours des Jeux Olympiques, la Chine se montra réticente à prendre les devants pour bloquer l’action de la CPI. Elle prit par contre le parti de soutenir l’amendement au projet de résolution présenté par la Libye et l’Afrique du Sud, qui proposait de suspendre le mandat d’arrêt pour une durée d’un an. La Chine multiplia les consultations avec le Soudan tout au long des discussions au Conseil de sécurité, assurant Khartoum de la « grande attention » qu’elle accordait aux poursuites 6 Entretien à Pékin, mai 2008. 7 notamment lors du Forum Chine-Afrique (FOCAC) à Pékin en novembre 2006 ou lors de la visite du président Hu Jintao au Soudan en février 2007. 8 Sudan Tribune, 12 juillet 2008. 9 Reuters, 15 juillet 2008. 10 Ibid 11 Ibid 3 engagées par la CPI, tout en soulignant à l’attention du reste du monde que « toute interférence extérieure au Soudan pourrait endommager le processus de paix au Darfour ». En gage de l’effort chinois en faveur de la stabilisation de la région, la Chine annonça l’octroi de 80 millions de dollars en faveur du Darfour et confirma l’envoi de nouveaux casques bleus chinois dans la région. Une fois l’épreuve des Jeux Olympiques passée, la Chine s’est néanmoins efforcée de ménager ses intérêts dans la gestion de ce dossier. Lorsque les autorités soudanaises laissèrent entendre début septembre qu’elles espéraient voir la Chine faire usage de son droit de véto sur ce dossier, la Chine se fit claire sur le fait qu’il ne fallait pas que le Soudan compte sur cette option. Une lettre remise à cette époque à Khartoum par le ministre-adjoint des affaires étrangères chinois Zhai Jun recommandait ainsi au Soudan de « de gérer la question de la CPI» (deal with the ICC). Alors qu’une décision du Conseil de Sécurité sur l’inculpation du président Bashir par la Cour pénale internationale est attendue pour janvier ou février 2009, la Chine continue à laisser la Libye et l’Afrique du Sud mener l’opposition. L’ambassadeur chinois auprès des Nations Unies, Zhan Yesui, s’est ainsi contenté de souligner que le choix du calendrier n’était pas le plus opportun : «des procédures légales entamées de façon hâtive alors que le conflit est encore en cours créeront des interférences inévitables avec le processus politique. Conclusion L’internationalisation de la crise du Darfour a mit l’«agilité diplomatique » de la Chine à l’épreuve et a forcé les autorités chinoises à démontrer une capacité d’adaptation face à l’évolution de la situation internationale comme de la situation intérieure soudanaise. Ainsi, Pékin parvient encore à ménager ses intérêts économiques, ses principes de politique étrangère et ses relations avec l’ensemble des acteurs impliqués, au Soudan et en Occident, tout en assurant la promotion de ses propres priorités. Si l’attention médiatique a favorisé l’entente de la Chine avec l’ensemble des acteurs et la promotion de son rôle de « bons offices », Pékin ne paraît pas pressé de compromettre les acquis de cette gestion du dossier par un soutien trop direct aux Nations Unies. 4