Il aspirait à devenir le Chaplin allemand.
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Il aspirait à devenir le Chaplin allemand.
STAND-UP Il aspirait à devenir le Chaplin allemand. l est à l’origine du défi Par RICHARD ROSE 2 | CITIZEN K INTERNATIONAL PHOTOS, MUSÉE KARL VALENTIN MUNICH ALLEMAGNE Tendre évocation de Karl Valentin, génie oublié de la fantaisie. VIRTUOSE DE LA COMPLICATION PHOTOS, MUSÉE KARL VALENTIN MUNICH ALLEMAGNE My funny Valentin le plus insensé de l’histoire du rire : faire rimer humour et Bavière. Surnommé “le clown métaphysique”, Karl Valentin est l’auteur de très nombreux sketches et monologues qui firent pleurer de rire les contemporains de la république de Weimar. Admiré par Samuel Beckett ou Bertolt Brecht qui le considérait comme “l’une des plus pénétrantes figures intellectuelles de notre époque” et avoua l’avoir copié en révolutionnant l’art de la mise en scène, cet humoriste populaire bavarois est désormais reconnu comme un grand précurseur du théâtre de l’absurde. En fondant son propre studio de cinéma, dans le courant naissant du slapstick américain, et en jouant dans une cinquantaine de courts-métrages, il aspira même à devenir le Chaplin allemand. Les ambitions d’une nouvelle Allemagne en décidèrent autrement. De son vrai nom, Valentin Ludwig Fey est né le 4 juin 1882 à Planegg, dans la banlieue de Munich. Dernier de quatre enfants, tous morts en bas âge, on lui prête une jeunesse occupée à tatouer ses camarades de classe avec des aiguilles, verser de l’huile de térébenthine dans leur gosier ou électrifier les poignées de porte. Pour “jouer au docteur”, on raconte encore que l’été, il dispersait des éclats de verre sous les pieds nus des petits enfants afin de disposer de vrais patients. Apprenti menuisier, il mettra bientôt ses talents à profit en construisant un “orchestrion”, une étonnante machine musicale composée de vingt instruments pouvant jouer simultanément. ••• Karl Valentin en Ange de la Paix, 1918. Karl Valentin interprétant la chanson populaire allemande La petite Marie assise sur une pierre, 1912. Sa partenaire de scène Liesl Karlstadt en soubrette, 1911. Karl Valentin en cycliste, 1914. CITIZEN K INTERNATIONAL | 3 STAND-UP L’ art c’est beau, mais c’est du boulot. En Lorelei, 1916. Singeant la “danseuse aux pieds nus”, 1914. En cavalier, 1911. 4 | CITIZEN K INTERNATIONAL PHOTOS, MUSÉE KARL VALENTIN MUNICH ALLEMAGNE Karl Valentin en cavalier, 1911 ; au basson, 1913 ; fumant un cigare, 1910. PHOTOS, MUSÉE KARL VALENTIN MUNICH ALLEMAGNE ••• Il ne tarde pas à interpréter ses premiers textes sur la scène de petits cabarets munichois, seul puis au côté de sa compagne et partenaire Liesl Karlstadt à partir de 1911. Survient alors le succès du grand maigre et de la petite boulotte que l’on compare désormais à Don Quichotte et Sancho Panza. Sa silhouette dégingandée et anguleuse, telle une inquiétante gravure de mode, fait merveille avec ce goût pour les déguisements extravagants, les maquillages excessifs et les accessoires truqués. Avec ses arguties labyrinthiques et digressions verbales, c’est un “virtuose de la complication” selon le critique Philippe Ivernel. “L’art c’est beau, mais c’est du boulot”, disait Valentin. Effets de surprise, ruptures de ton et, fait totalement nouveau, ses sketches n’ont pas toujours de chute. Citons quelques chefs-d’œuvre comme Vol en piqué dans la salle, Le Génie du calcul mental ou Dispute avec des mots aimables montrant un couple en plein clash usant de gentils compliments. Le texte intitulé Le Cycliste a même laissé un mot familier dans la région de Munich, l’imprononçable “Wrdlbrmpfd”. Si vous êtes arrêtés au volant dans cette contrée, livrer cet étrange sésame à un agent de police bavarois pourra vous tirer d’affaire. Malgré ses triomphes à Berlin, le fantaisiste hypocondriaque préféra toujours les modestes cabarets enfumés de Munich car il avait peur du train et détestait se séparer de son chien. Brecht écrira à son sujet : “Quand, dans n’importe quelle brasserie bruyante, Karl Valentin s’avançait avec un sérieux mortel, au milieu des chocs douteux de pots à bière et de pieds de chaises, on avait soudain le vif sentiment que cet homme ne raconterait pas de plaisanteries. Il était lui-même une plaisanterie sanglante des plus complexes.” ••• CITIZEN K INTERNATIONAL | 5 STAND-UP MUSÉE KARL VALENTIN Objets étranges et archives ayant appartenu à Karl Valentin et Liesl Karlstadt. Tous les premiers vendredis du mois, concert et soirée cabaret au CAFÉ TURMSTÜBERL. Tal 50, Munich Les sketches de Karl Valentin sont publiés aux ÉDITIONS THÉÂTRALES, et pour égayer votre playlist, le morceau THE OKEY LAUGHING SONG RECORD, label Trikont. ••• Quand les nazis arrivent au pouvoir, Karl Valentin est au sommet de sa carrière et continue à se produire jusqu’à la guerre. Dans un monologue, il raconte comment il s’est adressé à une des sentinelles armées du camp de concentration de Dachau : “Vous aurez beau mettre autant de fil de fer barbelé et autant de canons que vous voudrez, vous ne m’empêcherez pas d’entrer si je veux !” Dans ses mémoires, le réalisateur allemand Veit Harlan évoque l’une des dernières apparitions de Karl Valentin : “Il arrivait sur scène en levant le bras droit et en criant : ‘Heil’ puis ajoutait après une pause : ‘Mon Dieu, je ne me souviens plus du nom !’” Karl Valentin grimaçant, 1929. Karl Valentin incarnant la mégère Xanthippe, épouse de Socrate, 1913. 6 | CITIZEN K INTERNATIONAL Dépressif, Karl Valentin abandonne les planches en 1941. On retrouvera dans ses écrits ce leitmotiv : “Le futur, c’était mieux jadis.” Après la guerre, il espère que l’occupation américaine de la Bavière lui redonnera sa chance au cinéma. Il hérite d’une éphémère émission de radio rapidement interrompue à la suite de protestations d’auditeurs conspuant son humour dépassé. Pour survivre, il confectionne de petits objets en bois qu’il échange au marché noir contre de la nourriture. Il remonte finalement sur scène l’hiver 1947, mais épuisé, souffrant de malnutrition et ne pesant plus que cinquante kilos, il meurt d’une pneumonie attrapée dans un théâtre non chauffé. Aussi est-il juste, aujourd’hui, de le laisser conclure, par un sarcasme puisé dans ses venimeux monologues : “Et puis je mets un point, sinon cet imbécile va continuer à lire” PHOTOS, MUSÉE KARL VALENTIN MUNICH ALLEMAGNE UN HUMOUR DÉPASSÉ