Mon corps est un champ de bataille - Tome2
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Mon corps est un champ de bataille - Tome2
maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 mon 9/02/09 15:23 Page 1 corps est un champ de bataille tome 2 témoignages maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 2 éditions ma colère, février 2009 ISBN 978-2-9522116-2-8 22 bis rue dumont d’urville 69004 LYON http://ma.colere.free.fr [email protected] achevé d’imprimer en février 2009 par l’Imprimerie 34 à Toulouse [email protected] merci de nous demander l’autorisation pour toute utilisation des textes et des images contenus dans ce livre. 2 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 3 préface Les éditions ma colère ont été créées en octobre 2004 pour le livre mon corps est un champ de bataille, qui a fait l’objet d’un deuxième tirage l’année suivante. Nous proposions une analyse de certains impacts de la représentation du corps des femmes dans nos sociétés occidentales. Standards de beauté, culte de la minceur et de la jeunesse, racisme, etc. ancrent profondément dans le vécu corporel des femmes des modèles d’identification étroits et peu soucieux du bien-être de chacune. Partant de la question du rapport au corps que les femmes peuvent développer dans une culture violente à l’égard de ce corps, nous avons proposé nos propres histoires : par le texte et par l’image. 3 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 4 Comment exprimer nos vécus corporels, les logiques conflictuelles qui font parfois de nos corps des “champs de bataille” ou au contraire des espaces de liberté ? Douleur, plaisir, mémoire s’installent sur un terrain en friche, parfois laminé de violences, mais sont autant d’éléments par lesquels construire un corps possible et confortable. Mon corps est un champ de bataille a été le support de nombreux échanges et partages d’expériences, lors de rencontres-expositions dans les librairies et autres lieux d’accueil. Il a également été le point de départ d’autres initiatives, parmi lesquelles une traduction en espagnol*, un spectacle de danse - théâtre à Grenoble, un atelierdiscussion dans une MJC avec un groupe d’adolescentes, un atelier de peinture corporelle (body painting) à visée thérapeutique avec des personnes malades (VIH…) à Lille. Ces résonances ont été, outre les nombreux moments d’émotion et d’enthousiasme partagés, une grande source d’encouragement et une invitation à poursuivre notre travail. Nous avons ainsi lancé un appel à contributions pour ce deuxième tome, axé sur l’expression du vécu du corps. Un livre de témoignages donc : des récits, des poèmes, des illustrations, ouvrant une parole et des représentations plus diverses et subtiles. L’élaboration de cet ouvrage a été plus longue et délicate que prévue ; il a fallu jongler sur nos temps libres collectifs et faire une sélection parmi les nombreuses contributions reçues. Nous remercions chaleureusement toutes les personnes qui ont souhaité participer et nous excusons de ne pas avoir pu faire la place à toutes. Nous espérons que ce livre restituera la richesse et l’émotion de ce qui a été échangé et qu’il sera l’outil de nouvelles initiatives. Myriam Battarel, Lucile Brisset, Sabine Li, Fabienne Meunier * mi cuerpo es un campo de batalla, éditions la burbuja [email protected] 4 Maité Soler maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 5 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 6 contributions graphiques couverture 5 16-17 25 30-31 38 41 44 49 62-63 64-65 73 75 79 83 91 94-97 98-99 102-111 119 123 129 134 139 141-147 150-151 160 162-165 170-171 172-173 174-175 6 modèle vivant - encre Sabine Li 1 je suis modèle - dessin Maité Soler 2 terres fortes - sculptures Sabine Li 3 tarot fou - peinture à l’huile et acrylique sur isorel lacla 3 barquettes de femmes - sculpture lacla derrières (atelier matte ta touffe) - photo Collectif devants (atelier matte ta touffe) - photo Collectif frigo sans titre 1 - photo Lucile et Myriam frigo sans titre 2 - photo Lucile et Myriam règles douloureuses - dessins Alice intérieurs - photos Hélène modèle vivant - encre Sabine Li riots not diets - patch Inconnu terres fortes - sculptures Sabine Li terre forte - sculpture Sabine Li sans titre - dessin Delphine Bochart nos vulves (atelier matte ta touffe) - photos Lucile nos clitos (atelier matte ta touffe) - photos Lucile ces petits riens... - dessins Vanessa sans titre - collage Hélène terre forte - sculpture Sabine Li sans titre - photomontage Delphine Bochart sans titre - photomontage Delphine Bochart décalage - dessin Vanessa sans titre - dessins Valeirie le fantôme blanc - dessin Maité Soler sans titre - dessin Delphine Bochart frises - photos Lucile et Myriam sans titre - nu Hélène accouche ! - dessins Fabienne Meunier ans-corps - photos retouchées Jacqueline Michaud maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 178-179 186 195 200-201 208 9/02/09 15:23 détails - photos modèle vivant - encre terres fortes - sculpture terres fortes - sculptures je m’aime telle que je suis - dessin Page 7 Delphine Brouchier Sabine Li Sabine Li Sabine Li Maité Soler contributions écrites 8 18 36 42 54 60 66 70 74 84 92 100 114 120 124 130 140 148 152 160 166 172 176 1 2 3 sur la voie Anonyme la femme est la femelle de l’Homme lacla attentat à la pudeur Patouche la boulimie expliquée à ma mère Lucile Brisset la puberté Charlotte, Emilie, Natacha les règles douloureuses Alice trilogie.1 Sylvie dans le port d’Amsterdam Claudine Lebègue mon corps, mon a… Cécé © comme Erika Nina Yargekov dédicace à mon clito Cris ces petits riens qui font un grand tout Vanessa enveloppe Sulfur no body no Claudine Lebègue trilogie.2 Sylvie bonjour Monsieur le Critique Lucile Brisset l'anorexie et l'a-symétrie kaos-tic Valeirie crustaceste Marine Bernard l’amour en héritage Lucile Brisset comme ça Lucile Brisset trilogie.3 Sylvie ventre Orisha après la bataille Isabelle Nicod-Fournier www.maite-soler.com www.lisabi.net en couleur sur le site http://lacla.is.free.fr 7 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 8 sur la 8 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 9 voie Ce texte nous a été envoyé par mail suite à une rencontre et exposition autour du premier tome de mon corps est un champ de bataille. Avec l’accord de l’auteure, nous le publions ici comme témoignage. 9 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 10 Voilà où j’en suis : j’ai 34 ans, je suis mal dans ma peau, je souffre de boulimies alimentaires sévères depuis 7 ans et précédemment 17 ans de troubles alimentaires dont une anorexie, je suis obsédée par la nourriture et surtout par le fait de m'alimenter, je suis obèse bien que je fluctue au niveau du poids, j’ai une peur affreuse de grossir, j’ai peur de transmettre mon mal-être à ma fille, en bref je pense parfois que je suis folle. Quand j'étais bébé : je suis née grosse, ça parait bête mais ma mère m'a toujours considérée comme un gros bébé. Ma petite sœur est née un an plus tard et était parfaite à tout point de vue, mince et calme. Quand je regarde les photos, c'est vrai que j'étais plutôt potelée mais pas vraiment grosse en fait et puis j'avais une banane naturelle sur la tête, c'est rigolo mais pas très féminin aux yeux du commun des mortels. Quand j'étais petite : j'ai eu une période jusqu'à mes 8 ans où franchement tout ça n'avait pas d'importance, j'étais un enfant et j'ai des souvenirs d'enfant, principalement de jeux avec mon frère et ma sœur, la vie était belle et j’étais impatiente de grandir. Et un jour on a déménagé à la campagne, mes parents ont commencé à avoir des problèmes d’argent, on ne connaissait personne. Alors est-ce que c’est l’âge ou simplement les circonstances, j’ai commencé à me sentir mal dans ma peau, je grignotais beaucoup, je m’ennuyais, on se moquait de moi car mon prénom a longtemps prêté à rigolade. Et puis j’ai été amoureuse, je devais avoir 10 ans, alors vous imaginez bien qu’au grand jamais je ne serais allée tester mon pouvoir de séduction. Mais tout de même c’est à ce moment-là que j’ai mes premiers souvenirs de fantasmes érotiques (gentillets, attention !!) et je me rappelle dans mes délires que je me voyais mince et avec des seins. À y réfléchir, j’étais déjà en décalage. 10 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 11 Quand je suis devenue adolescente, à mon arrivée en 6ème, mon relationnel était catastrophique (en fait pas le mien, j’étais pas associable) : moqueries, et encore moqueries… Je me rappelle d’un voyage scolaire, où je m’étais faite, à mon idée, toute jolie et quand j’ai vu les photos, je me suis rendu compte que j’étais énorme… Puis mon frère est mort quand j’étais en 5ème… toute la famille est rentrée dans un trou noir… Six mois après je me mettais au régime, régime qui a tourné en anorexie, je n’ai pas mangé pendant quatre mois. Si ! Une tranche de tomate, 1 cuillère de yaourt à 0 % par jour ! Je pleurais mais j’étais d’une efficacité, une soif d’apprendre incroyable, en gros une dépression importante. L’été est arrivé, mes parents me suppliaient d’aller voir un médecin… et j’ai cédé. C’est aussi le temps du premier boulot (13 ans) et des copains en dehors de l’école, c’était chouette, je me suis remise à avaler comme quatre mais j’avais beaucoup maigri et pesais 40 kg, j’avais de la marge. Donc j’ai débuté l’année scolaire avec une pêche extraordinaire, et là plein de nouveaux copains, même un flirt… Mais j’ai trop regrossi et fin de la 3ème tous mes nouveaux copains avaient disparu. Arrivée au lycée : l’internat, quelle liberté !!! Je ne pensais pas vraiment à mon corps, je ne me trouvais pas belle mais c’était pas obsessionnel, on va dire que du coup je suis restée assez stable… jusqu’au jour où m’est revenue l’idée que pour être belle et surtout pour plaire aux garçons, il faut être mince… rebelotte régime… je perds 20 kg… le grand amour de l’époque tombe enfin amoureux de moi… tiens sauf que j’étais occupée à user de mon nouveau pouvoir de séduction et je l’ai oublié. C’est aussi la période des premières relations sexuelles : bien, mais après toute cette restriction, j’ai recommencé à regrossir et un jour cette facilité de plaire a disparu. 11 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 12 J’avais tant passé de temps à compenser ces années de stand-by amoureux, que j’en ai oublié que j’avais aussi un avenir à tracer… J’ai quitté le domicile familial, je n’ai jamais trouvé l’énergie pour me remettre aux études, trop préoccupée à vivre la fête… mais en restant sur le carreau bien souvent. Je faisais des petits boulots, je claquais tout, je sortais… et je me sentais malheureuse car peu de garçons me regardaient et j’étais perdue dans ma vie affective et professionnelle. C’est drôle je n’avais pas conscience de mon image à cette époque, je refusais les photos… c’était une sorte d’errance… je survivais, je n’avais pas de projets, je travaillais quand même et je continuais à grossir. Un jour, je rencontre la personne qui devient mon mari, ex-mari, et je crois, mon prince charmant à l’époque, celui qui me sauve. En tout cas il m’a toujours aimée même énorme (120 kg) et ne m’a jamais fait aucun reproche là-dessus, il n’aimait pas spécialement les grosses, je pense qu’à l’époque on s’aimait tout simplement… on a un enfant, ma fille… Quand elle a pointé son nez, j’ai grandi, j’ai pris conscience qu’il fallait assumer et j’ai commencé à me projeter à plus long terme. Mon corps de femme enceinte, on voyait à peine que je l’étais, une sage-femme a été très étonnée quand j’entamais mon 9ème mois et m’a tirée pour m’ausculter et vérifier la taille du bébé. Cela m’attristait, me blessait un peu mais à cette époque seul mon ventre comptait. J’en profite pour dire un grand merci au corps médical qui m’a toujours rabaissée au rang d’obèse, qu’il fallait à tout prix faire maigrir, ça me heurtait dans mon amour-propre. De la première visite médicale scolaire jusqu’au médecin que l’on consulte pour des allergies, j’étais cataloguée, voire parfois réprimandée pour être trop grosse, donc gourmande, laxiste… Première visite chez le gynécologue, d’ailleurs une femme, cela signifiait beaucoup à mes yeux car passage à la vie de femme. 12 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 13 Et voilà qu’elle commence à me dire qu’il faudrait que je me muscle car ça laisse à désirer (ben oui j’avais perdu 25 kg), vous imaginez la vexation. Et je rappelle au passage que je n’ai jamais eu de problèmes de santé liés à mon poids, essoufflée certes… Voilà un aperçu des petites humiliations ordinaires où la compassion du milieu médical est inexistante. Enfin mon gynéco de l’époque était un ange !!! Je suis devenue vraiment énorme, en couple certes, mais mal dans ma peau : je me trouve objectivement laide, n’arrive plus du tout à m’habiller, ni me féminiser… Je me remets au régime et perds 50 kg, je romps, j’ai 26 ans… Zut, ma peau n’est plus élastique, ça pendouille de tous les côtés, et je n’arrive pas à me satisfaire de mon reflet, j’ai les seins qui pendent, le gras du ventre sur le pubis, les jambes cellulitées, les muscles atrophiés, sans commentaire pour les bras… Enfin quand je suis habillée, je fais normale ronde et de nouveau je plais, un peu moins qu’avant certes et je me rends compte aussi qu’au niveau professionnel, je suis plus appréciée, faut-il y voir une corrélation ? Sûrement, c’est plus sympa une jolie fille et le gras ça fait pas dynamique. Suis-je mieux dans ma peau ? Pas vraiment, car c’est à cette période qu’a débuté une peur impérieuse de regrossir… Je vomis après toute ingurgitation massive et, trop cool, je découvre désormais que je peux manger à l’infini, je me suis vite lassée… Puis nouveau boulot : déménagement, nouvel environnement, je suis éloignée de mes proches donc je dois plaire à de nouvelles personnes, c’est horrible !!! Et mon syndrome s’aggrave. Parallèlement j’ai quelques aventures et un jour je rencontre l’homme qui va me réconcilier avec la gente masculine. Car j’avais développé l’idée que les hommes ne s’intéressent qu’au physique (est-ce vraiment faux ? Les femmes aussi, non ?). Dès lors 13 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 14 l’approche avec une personne du sexe opposé dans le jeu de séduction est pour moi très stéréotypée. C’était je baise puis après on voit. Les règles du jeu ainsi posées peu de relations ont tourné ne serait-ce même amicalement alors que je ne rêve encore aujourd’hui que d’amour et d’eau fraîche. Je ne comprenais pas les codes, je trouvais les hommes nuls sauf quelques amis et les compagnons de mes copines. Donc je fais “la” rencontre. Mais mon mal n’est pas lié qu’à la recherche du compagnon, c’est une soif insatiable d’amour, de réconfort et de sécurité… Je n’ai donc pas abandonné mon objectif : améliorer mon image (pour ce qu’il y a à sauver !!!). Je subis une abdoplastie : je ne suis pas mécontente du résultat, une large cicatrice de 50 cm me balafre, à la place de mon gros bourrelet retombant, mon ventre est à peu près plat mais cinq heures d’intervention n’ont pu rattraper intégralement mes yoyos incessants, il faudrait pour bien faire tirer la peau mais cette fois sous les seins. À quel prix ? Un mois de douleur extrême, une insensibilité d‘une partie de mon ventre et surtout le risque d’y passer sur le billard pour un résultat médiocre. Notre histoire se termine… Entre-temps je reprends 30 kg en deux ans car je ne vomissais plus et je n’avais pas réglé mon sérieux problème. Depuis que je suis devenue une adulte (y a pas si longtemps que ça), j’éprouve une nécessité de résoudre mon problème de boulimie, avant je voulais juste maigrir et donc m’arrêter de manger. J’ai aussi abandonné l’idée que j’y arriverais seule, seule inévitablement mais avec un soutien tout de même. J’ai donc consulté des thérapeutes divers, comportementalistes, nutritionnistes (les pires), je cite le dernier en date “il faut que vous acceptiez que vous aurez toujours une dépendance à la nourriture”, psychologues et psychiatres… 14 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 15 J’ai fini par trouver un spécialiste “spécialisé” dans le problème de la boulimie-anorexie. Il a tellement de patients qu’il fait une sélection, et vous imaginez bien que je rentrais dans les critères. Quel soulagement de rentrer dans la case “névrosée” mais au moins quelqu’un a entendu ma souffrance. À ce jour, je travaille avec lui et je trouve que j’ai fait quelques progrès : il a orienté la thérapie sous deux angles : la déculpabilisation alimentaire et l’estime de soi. Je progresse très doucement mais je suis assez optimiste. Je crois que quand je n’aurai plus peur de ne pas plaire, de vouloir modifier mon corps pour être acceptée et m’accepter, je serai moins exigeante avec moi, j’accepterai ce que je suis : c’est-à-dire une personne commune qui n’a rien d’exceptionnel mais qui n’est pas sans intérêt, que j’arrêterai de regarder mon nombril et j’en culpabiliserai moins. Ce que je retire de toutes mes cogitations tournées sur moi-même c’est que j’ai longtemps été perdue, attachée au regard des autres, rejetée, humiliée, la maladie a marqué à long terme une empreinte sur mon corps et mon fonctionnement. Ce n’est pas lié qu’à l’identité physique mais aussi celle morale, un manque d’affirmation, d’ego sans doute, je n’ai pas pu assumer d’être différente, mais y a-t-il beaucoup d’enfants qui le peuvent quand on sait que l’obésité a un caractère infamant pour le lambda moyen. 15 Sabine Li maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 16 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 17 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 la 18 9/02/09 15:23 Page 18 femme est la maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 19 lacla 2006 femelle de l’Homme J'ai écrit ce texte en 2006. J'y expose, presque par ordre chronologique, les traumatismes vécus. Maintenant, je ne dirais plus les choses comme ça. L'eau a coulé sous les ponts, l'eau a passé et repassé dans mon corps. J'entraperçois mon identité féminine et vis mon corps de femme. Il me faut pour cela travailler sur moi, comme tant d'autres – un plaisir difficile qui se paie. 19 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 20 je suis une femme femelle de l'espèce humaine or Eve a donné la pomme à Adam la salope alors je dois souffrir dans mon corps de femme y accueillir la supériorité des hommes je suis une femme filiale bourgeoisie catho coincée “tiens-toi droite rentre ton ventre serre les fesses ferme tes jambes – et ta bouche Mon Dieu !” je suis une femme femelle occidentale, cuvée 1973 à quatre pattes entre jeans MLF et faux foulards Hermès école publique et dimanches à la messe travaille ! coups de poing c'est pour ton bien ! tu seras femme libre des diplômes, bon salaire, grosses responsabilités cependant je dois rester vierge en prévision de mon mariage 20 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 21 je suis une femme femelle de l'espèce humaine petite fille j'aimais jouer à chattes perchées plaisir de chair de poule et de sang aux joues je suis une femme filiale bourgeoisie catho coincée rangée, discrète, obéissante un peu fillasse un poil trop de caractère la mobylette part au quart de tour je veux des trous aux oreilles, connaître l'amour, et que ça pète ! “quel clown cette petite vous en ferez une artiste, c'est sûr !” je suis une femme fillette fuyante de féminité j'aurais préféré être... un homme c'est trop injuste pourquoi suis-je une fille ? d'ailleurs je suis un garçon à l'intérieur juste pour moi toute seule ce corps de femme est mensonge je suis une femme androgyne par choix imposé une nuit 21 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 22 des nuits je me suis sentie homme profondément j'ai senti mon corps au masculin un truc entre les jambes ma poitrine plate les épaules larges une force musculaire décuplée je me sentais bien je me suis un peu rapprochée de moi cette nuit ces nuits je suis une femme filiale bourgeoisie catho coincée sainte mère bonne éducation culpabilisatrice “tu ne dois pas entrer dans l'ascenseur avec un inconnu !” mais... il est entré après moi... rester désobéir risquer que c'est vraiment un méchant culpabilité “tu ne dois pas juger les gens sur leur apparence !” mais... il est bizarre quand même... sortir désobéir risquer de le vexer et le rendre méchant culpabilité “ça ne te dérange pas si je descends à la cave avant ?” vite... un prétexte... manque de répartie j'accepte culpabilité 22 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 23 je suis une femme fillette urbaine des vies verticalisées 11 ans de petite vie bien rangée 11 ans le temps s'arrête comme l'ascenseur au [-1] je suis une femme femelle de l'espèce humaine au sous-sol près des poubelles petite branlette “donne-moi ta culotte – non ! larmes, peur, honte – donne-la moi ou je la prends c'est pour ma collection de culottes de petites filles” honte sans ma culotte mes fesses tremblent sous la jupe plissée culpabilité honte ma vieille culotte usée salie trouée bien rangée pliée classée numérotée sous verre ? 23 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 comme les papillons épinglés morts je suis une femme fillette coupable dans sa féminité je suis allée chez le coiffeur couper les longs cheveux blonds me vieillir m'enlaidir je regardais mes cheveux morts en vrac sur le carrelage cadavres dernières traces de mon enfance reliques de ma féminité morte je suis une femme future bonne travailleuse respectée mon père et ma mère mariage patriarcal d'une seule voix mon père bien calé dans le canapé avec son canard enchaîné ma mère à la cuisine avec son tablier range tout bien à sa place passe l'éponge “tu dois bien travailler avoir un bon travail, un bon statut social être libre, autonome indépendante de ton mari” 24 Page 24 9/02/09 15:23 Page 25 lacla maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 25 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 le même discours martelé à coup de balai brosse et de jolis mots parfois à coups de poing enferme-toi dès maintenant dans ton rôle futur de femme libre je suis une femme culture occidentale surmédicalisée corps féminin corps étranger corps vrillé plié voûté violences à l'intérieur tiens-toi droite ! on a tout fait pour me redresser dans ma bouche pour un sourire dentifrice ça prend la tête le long de ma colonne dorsale violentée vertèbres déplacées étirées plâtrées corset de bas en haut gain + 3 cm étirement – compression souffrance... honte culpabilité 26 Page 26 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 27 je suis une femme objet de consommation courante corps féminin adulé brisé alors merde merde à la chasse aux poils aux crèmes dépilatoires, rasoirs pinces à épiler, outils de torture poils aux pattes et merde d'abord, j'aime les poils ça fait des trucs à tripoter ça retient la transpiration et puis je trouve plus beau plus doux les aisselles poilues qu'un menton rasé à la culotte sans maquillage produit sans emballage en vrac sans valeur ? je suis une femme filiale bourgeoisie catho coincée amoureuse enfin quelqu'un qui m'aime je veux prendre la pilule convocation au salon portes closes discours ultra rétrograde je dois rester vierge en prévision de mon mariage 27 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 “ton mec il me donne des boutons !” je suis une femme androgyne coquette et poilue il m'aime oui mais honteusement corps atypique belle au lit pas en public je l'aime tout le temps douloureusement je suis une femme femelle de l'espèce humaine petite fille j'aimais jouer à l'amour playmobil plaisir de faux-semblant sanguin avec mon cousin je suis une femme filiale bourgeoisie catho sacrée 3 heures 3 heures à dire non 3 heures à ôter sa main ses mains partout sur mon corps son doigt dans mon sexe "viol digital" 28 Page 28 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 29 le matin je lui ai fait son café noir culpabilité je suis une femme catégorie maladive dépressive suicidaire âme et corps mêlés moins les mots pour le dire migraine tu me prends [moitié] la tête tu monopolises [moitié] mon temps tu es la mort dans mon corps n'auriez-vous pas un décapsuleur de tête ? je rêve de tortures les pires sévices m'enfoncer une longue épingle comme une aiguille à tricoter là où ça fait mal me lacérer le dos solution suicide mourir comme dormir ne plus souffrir je m'endormais me rêvant morte suicidée parfois aussi, assassinée morts violentes chaque fois 29 9/02/09 15:23 Page 30 lacla maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 m'empaler en me recroquevillant tout doucement presque au ralenti sur un pic empalée et promenée en trophée au-dessus de la foule sur un pic pour de vrai me faire mal me jeter la tête contre les murs très fort me frapper, m'arracher les cheveux, me ronger les doigts m'étrangler et tomber à terre me taillader les veines des avant-bras bandages honteux et fumer fumer fumer nuits blanches drogues et alcools 30 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 31 je suis une femme éducation occidentale surmédicalisée médicament un verre de médicaments pilules gélules drogues vous prendrez bien un bon verre de mort ? j'ai voulu faucher ma vie urgences corps nu dans le couloir vidée, lavée dedans réveillée par la vieille pissant sur la chaise à deux culs de ma tête j'ai voulu peindre mes suicides débloquer trop de honte je les rêvais tous aussi pleurer ma mort ne pas comprendre regretter 31 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 à quoi bon si je n'en profite pas ? la vie la vie la vie dedans [mon corps] cadeau ou prison ? je suis une femme femelle de l'espèce humaine la mort est là dans ma vie depuis que mon frère s'est flingué le poids monstrueux de la tristesse énorme douleur sensation d'une partie de mon corps arrachée détachée 80 kg partis en fumée toujours là sur mes épaules je porte culpabilité le retour de l'ascenseur j'avais 11 ans lui 9 remontée de la cave jetée contre la porte choquée dans les bras de ma mère 32 15:23 Page 32 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 33 à côté lui, le petit frère ne comprend pas mes cris de larmes hurlantes comme un animal torturé il avait 23 ans quand il a pu faire l'amour enfin sans peur de faire souffrir atrocement les femmes il avait 27 ans il aura toujours 27 ans et 80 kg toujours là sur mes épaules je porte culpabilité je n'étais pas là je suis une femme femelle de l'espèce humaine je suis toujours là par choix /pas le choix mon corps est mon ennemi privé numéro un féminin mais pas assez ou trop fragile 33 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 mon corps ne peut être moi imposé il ne peut me convenir il est autre peut-être le mal ou pire une enveloppe un socle mon corps n'est pas moi je suis coupable j'aime pas mon corps je devrais l'accepter, le choyer, le protéger mon corps raidi de haine et de violences contenues j'ai honte de moi je ne m'aime pas ce moi fabriqué de toutes pièces jeune fille de bonne famille je me suis rudifiée je me suis rendue cassante pour les autres pour moi j'ai la haine de moi-même dans mon corps féminin mes règles se déclenchent je les bloque dedans ça pourrit ça gonfle jusqu'à l'explosion filaments et caillots de sang marrons s'échappent douloureusement et tardivement 34 Page 34 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 35 ça me permet de souffrir plus longtemps de mes règles de ma déprime d'être une femme je suis une femme femelle occidentale cuvée 1973 je cherche cette femme à l'intérieur de moi pas à pas j'intègre mon corps dans moi je relie ces deux touts de moi je commence à aimer mon corps à aimer la vie à aimer moi je commence 35 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 36 attentat à la 36 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:23 Page 37 Patouche pudeur Pour converser avec mon corps, j’attends qu’il soit correctement vêtu. S’il m’arrive de tomber dessus impromptu, alors qu’il est dans sa plus simple nudité, je pousse illico un cri et m’excuse immédiatement en fermant chastement les yeux. Bon, j’exagère un poil, mais il est vrai que, d’une part, la nudité me gêne, et que d’autre part, ma propre graisse exposée aux regards me pose problème. Petite, je me disais potelée. Je n’étais pas grosse, mais ma grande sœur était bel et bien fine. Du coup, mes formes plus rondes faisaient de moi la risée de mes frères. Ils me traitaient de “grosse”, je rétorquais “non, je suis potelée”, en prenant plaisir à 37 Collectif maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 38 9/02/09 15:24 Page 38 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 39 insister sur chaque syllabe. À la maison, on ne parlait pas de sexe. Mes parents étaient très pudiques et assez mal à l’aise avec ces choses-là. Relents de catholicisme. On ne choisit pas la religion de ses ancêtres ni les mauvaises habitudes laissées dans une famille pourtant peu versée dans l’Église. Tout cela pour expliquer mes rapports “gênés” avec ma propre carcasse. Cet été-là, j’ai passé quelques jours chez des amies en Bretagne. On s’est trouvé une dizaine à vivre ensemble dans une petite maison, et surtout son jardin. Climat de vacances et ambiance joyeuse. Je connaissais tout le monde, j’étais en confiance. Et puis il y avait pléthore de femmes, un seul mec. Cela donnait à l’atmosphère une touche spéciale. Séances de massage, de gym douce se succédaient. L’homme perdu parmi ces amazones ne montrait aucune trace de machisme. On avait l’impression qu’une petite musique douce imprégnait toute la maison. Les tabous intérieurs tombaient peu à peu. On était entre amies. Un après-midi, on a marché dans un sentier au milieu d’un bois. Au bout de vingt minutes, on arrive à un lac. Personne à l’horizon, le temps est au soleil. On se baigne ? Personne n’a de maillot de bain sur soi. Tant pis, quatre filles décident d’y aller dans leur plus simple appareil. Elles se dévêtent en un clin d’œil, sautent à l’eau, naturellement. Restée, prudente, sur le bord avec les autres, je regarde, amusée et interloquée. Je voudrais bien, mais j’peux point. Mes seins, mon sexe sont inmontrables. Pudeur, quand tu me tiens ! Tiens, des cyclistes apparaissent à l’horizon. Des ados, juchés sur leur fidèle monture, ils nous regardent, se rincent l’œil. Je m’approche. “Vous ne pouvez pas aller plus loin ?” “On attend les parents”. Les voilà justement. Gagné ! Toute la famille typiquement bretonne et bourgeoise. Du bien mis, des principes. Les parents, dignes. D’autres enfants, et d’autres adultes. Le tout se dirige droit vers la petite plage, passant sous mon nez effaré. “Vous pensez rester longtemps ici ?” “Non non”, répond, un rien pincée, la maman. “On montre juste le coin à nos amis”. Les voilà qui s’emballent devant la beauté du lieu. “C’est ici que je venais petite”, dit la maman. À quelques mètres, nos quatre nageuses s’ébattent, on ne voit que leurs 39 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 40 têtes, heureusement. Mais la famille s’éternise, ne donne pas signe d’une envie de partir. Au bout d’un moment, on sent un frémissement dans le groupe des nageuses. Elles se mettent à former une rangée de simili-soldates et s’avancent vers nous, naturelles, majestueuses, la nudité exposée sans complexe. Silence de mort dans le groupe des bien-pensants. Après quelques secondes d’hébétude, c’est une ado qui réagit, énervée. “Bon, on s’en va ?” La bande s’ébroue, abandonne le champ de bataille, muette. Mais cinquante mètres plus loin, c’est le défoulement, orchestré à distance. “C’est une honte”, s’écrie la maman d’une voix forte. “Un attentat à la pudeur”. “Et puis il est interdit de se baigner dans ce lac”, rétorque vivement son mari. Le jeune cycliste de tout à l’heure, lui, se régale d’avoir assisté au scandale, et reste à la traîne : “toutes à poil, toutes à poil” lance-t-il joyeusement. Nos troupes rient de bon cœur, et les nageuses de nous narrer leur stratégie. “On commençait à avoir froid, alors on s’est dit : on sort toutes ensemble ou personne ne sort. On ne voulait pas faire semblant d’avoir honte !” Leur air réjoui me donne envie. Amélie me tente. “Si tu veux y aller, je t’accompagne”. Marie aussi, qui était restée sur la berge, est volontaire. On se déshabille. En ôtant mes vêtements, je me dis que je vais garder le slip, quand même. Oh et puis zut ! Je saute allègrement par-dessus la barrière de mes peurs coincées. Il fait chaud, pas un nuage. On se glisse dans l’ondée un peu fraîche. On s’habitue. De là où je progresse, j’aperçois mes deux congénères. Elles clapotent doucement, enchantées. Il fait calme, on est bien. Une mouche volette autour de moi, me fait des signes encourageants du bout des ailes. Le lac s’étend à perte de vue. Autour, la forêt profonde. Et l’eau qui glisse sur mon corps entier sans rencontrer d’entre-deux. Drôle de sensation. Plénitude. On sort, on se rhabille. Je me sens heureuse. Et garde au plus profond de moi ce sentiment d’avoir survolé un cap. 40 9/02/09 15:24 Page 41 Collectif maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 41 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 la 42 9/02/09 15:24 Page 42 boulimie maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 43 Lucile décembre 2006 expliquée à ma mère Maman, je vais t’expliquer. Je voudrais m’expliquer à toi. Je voudrais que tu me comprennes. Tout ce que j’ai vécu, ce que j’ai ressenti, tu ne l’as pas vu, pas su. Moi non plus je n’ai pas vu grand chose. Les sentiments je les ai étouffés. La honte, le dégoût, l’angoisse, la tristesse, le désespoir, la rage, je n’ai rien ressenti, j’ai tout enfoui. Et toi tu me voyais placide, tranquille, heureuse, épanouie, petite fille ou jeune fille “sans problème”. Il y a quelque temps, peu de temps, à peine quelques années, j’ai commencé à parler. À me découvrir et à parler. Un jour, je t’ai lâché comme ça : “j’étais boulimique”. 43 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 44 Lucile et Myriam Tu as à peine réagi. Et puis j’ai redit cette phrase un peu plus souvent, dans nos conversations pleines de larmes. Il y a peu, tu m’as dit que tu ne connaissais pas du tout ce qu’était la boulimie. Oui, ça t’échappe. Tu ne connais pas ça, c’est une expérience qui t’est étrangère. Alors ça ne résonne pas en toi la phrase “j’ai été boulimique”. Toi tu connais la dépendance à la cigarette, alors tu n’es peut-être pas si loin de moi, on va voir, tu me diras. Car je vais essayer de t’expliquer, de te raconter ma boulimie à moi. Tu es prête ? 44 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 45 Boulimique. C’est un drôle de nom. La première fois que je l’ai entendu, tu vas rire, c’était… de ta bouche. J’avais peut-être 16 ans, j’étais dans ta cuisine, et je mangeais. Plutôt je remangeais. Des trucs qui sont trop bons, mais qui ne sont pas un repas. Peut-être un énième cône à la pistache dont tu remplissais le congel pour moi. Tu es passée dans la cuisine et tu as lancé comme ça : “mais j’ai des filles boulimiques moi !”. Je t’ai demandé ce que ça voulait dire. Tu as dû me répondre que ça se disait de quelqu’un qui mangeait trop. J’ai un vague souvenir que j’ai compris que c’était une maladie. Et je me suis dit que quelqu’un qui mangeait trop grossissait, il devenait une boule, et que voilà pourquoi ça s’appelait “boulimie”. C’est quand une fille mange trop et qu’elle devient une petite boule, ou une grosse boule. En fait, tu le sais peut-être, mais ce mot vient du grec et “boulimia” ça signifie “faim de bœuf”. (Tu crois qu’un bœuf, après un gros repas du soir, il mange trois cônes à la pistache, et puis encore du chocolat, et puis même quand il faut dégrafer le pantalon et qu’il se sent mal, il mange encore des yaourts pour “faire passer” tout ça ?) En tout cas ça m’a fait sourire. Parce que ça ne m’a pas touchée. Peut-être parce que tu ne me parlais pas directement, ça concernait ma sœur aussi. Mais aussi, peut-être parce que c’était le début, rien que le début, le début du cauchemar de la boulimie, et à ce moment, ce n’était encore rien. Et aussi parce que j’étais mince, et ado, et comme mes copains, manger trois fois plus que les parents à cet âge, c’est normal et rigolo. En tout cas à cette époque, je ne me sentais pas concernée. En fait, je n’étais pas encore véritablement boulimique, selon la définition d’un dictionnaire que j’ai là sous les yeux, c’est le Flammarion médical de 2003. Ecoute un peu ce qui est dit sur la boulimie : “Le sujet accumule des victuailles et les dévore dans la solitude. (…) L’acmé de cet assouvissement fait succéder, à la tension qui l’avait 45 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 46 précédé et qui avait déterminé l’engloutissement, une éphémère sensation d’apaisement. Aussitôt après s’installe un sentiment de dégoût, de culpabilité et, dans la majorité des cas, le sujet boulimique se fait vomir.” Blablabla, après ça parle “d’aliénation profonde de l’image du corps”. Bon, donc dans ce premier souvenir, pas de solitude dans l’engloutissement, pas de culpabilité, pas de vomissements. Mais tout ça est venu très vite. Juillet 1990, j’ai encore 16 ans. Je pars en Angleterre, dans une famille. Je dois me débrouiller seule, ça se passe très mal, changement de famille, angoisse, panique, solitude, incapacité de parler avec la femme qui m’accueille, je me sens très mal, très seule, perdue, je rechange de famille pour la deuxième fois. C’est l’horreur. Je me sens toujours très mal. Tout mon malaise intérieur remonte : famille de débiles, éducation pourrie des enfants, mépris pour tout le monde, et solitude très forte. Je passe le plus clair de mon temps avec les deux petits garçons de la maison, ils ont 4 et 7 ans, et je fais comme eux : je regarde des dessins animés à la télé du matin jusqu’au soir, et je mange en continu des biscuits au caramel et au chocolat. D’ailleurs je ne pense qu’à ça, à ces biscuits. Je n’attends que le moment où la maman va les distribuer. Et quand elle ne les distribue pas, je monte dans ma chambre, et j’ouvre en douce le placard, et je m’enfile quelques Nuts, barres chocolatées caramel noisettes. Je fais ça comme une voleuse, en évitant de faire du bruit en déchirant l’emballage, pour que personne ne m’entende. Ça y est, c’est ça la boulimie. J’y suis. Manger en cachette, avoir honte de faire ça. Mais être prise par ce désir irrépressible de le faire. Je rentre à Paris. Tu m’attends à la gare routière. Je descends du car. Tu viens vers moi. Et tu ne peux retenir un cri de surprise : “mais tu es comme soufflée !!!”. Oui, je ne sais pas combien de kilos j’ai pris, peut-être 10, mais en un mois, je suis guère reconnaissable. J’étais une jeune fille “normale”, me voilà passée au statut de fille “grosse”. 46 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 47 Visage rond, joues gonflées, double menton… et tout le reste du corps dont les proportions suivent. L’effondrement intérieur. Le drame. Le vide. L’enfer. À la rentrée suivante, je sors avec Nicolas. Un soir où nous sommes seuls à la maison, je ne sais pas comment on se retrouve devant la télé, mais on tombe sur une émission de Mireille Dumas dont les invités parlaient de leur boulimie. Je suis restée scotchée devant l’émission. J’étais en train de comprendre que j’étais boulimique, et que ça allait être dur et long. Nicolas se faisait chier et s’impatientait d’aller se coucher, et moi j’étais scotchée devant le poste. Nicolas, qui quelque temps après me traitera de “boudin”. Effondrement intérieur. J’étais boulimique, et j’étais un boudin. Un boudin boulimique mange normalement à table, fait bonne figure. Ne mange pas devant les autres des choses trop sucrées et trop grasses et en grande quantité. Un boudin boulimique est un monstre, un glouton, et engloutit, bâfre, s’empiffre… tout seul en cachette. Tant que j’ai vécu chez toi ou chez papa, je ne mangeais pas en cachette. Je n’avais pas à me cacher. Et puis à 20 ans je pars à 500 km de chez vous, je vais faire mes études, habiter seule. Et là… ça devient très dur… c’est ça l’enfer ? : j’ai recouvert mon miroir de papier journal. Pour ne pas me voir. Ne pas voir ce monstre. Je fais mes courses seule bien sûr, alors plus rien ne me retient. Et je suis seule chez moi tout le temps. Et quand je suis seule, je ne pense qu’à une seule chose : manger. Des noisettes, un gros pot de fromage 47 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 48 blanc, un fromage en entier, je n’arrête pas, je ne peux pas m’arrêter. Souvenir de déjeuner le matin, et puis de courir en bas de chez moi m’acheter deux grosses brioches brûlantes. Les mettre sur ma fenêtre deux minutes pour qu’elles refroidissent. Partir pour l’arrêt de bus, dévorer les brioches avant de passer l’angle. Englouties en 1 mn. Je passe l’angle, je rejoins les copains, il ne s’est rien passé, ils ne peuvent pas se douter, je fais semblant, semblant d’être “normale”. Je suis une fille "sociable, sympa, forte, qu’on aime bien, rigolote…" personne ne se doute, personne ne doit se douter de toute façon. Le week-end toute seule, je dors et je mange. Quand j’ai trop mangé, que mon estomac est tiré, énorme, je suis au plus mal. Le néant, le vide, une sous-merde, mourir. Je me vois encore, allongée sur mon lit, les bras en croix, les yeux hagards, et je bave ; je n’arrive même pas à pleurer ce désespoir. Parfois je pars en ville, pour bouger, pour dépenser des calories, pour fuir je ne sais quoi, ou pour chercher une boulangerie ouverte en ce dimanche après-midi. Ne pas pleurer. Ne pas être vue. Et quand je trouve une boulangerie, j’achète quelque chose, et je le bouffe. Soulagement instantané. Qui ne dure que quelques instants. (J’imagine que tu as déjà vu des témoignages de drogués parlant de la drogue, de leur irrépressible besoin, de la recherche de leur dose, puis du moment du shoot, puis du malaise. Ça a bien l’air de ressembler à ce que j’ai vécu avec la nourriture…) Cette année-là, je crois que j’atteins ma limite du malaise. Je cherche des solutions : Un premier type de solutions, du type trash : - tomber gravement malade - avoir un très grave accident - devenir anorexique (ah que je les envie ces filles…) - trouver un moyen d’avoir le ver solitaire (je ne comprends pas com48 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 49 Lucile et Myriam ment ne se développe pas le commerce d’œuf de ver solitaire, qu’on pourrait ingérer à la demande, ça me paraît évident qu’il y aurait une demande très forte) - je crois que j’ai lu quelque part quelque chose qui ressemble à : tu mets dans une boîte un morceau de viande, et plein d’autres trucs bien crades. Tu laisses le cadavre se décomposer. À chaque fois que tu as envie de manger, tu n’as qu’à ouvrir la boîte et mettre le nez dedans. Normalement ça te passe l’envie de manger. - partir, fuir, fuguer, tout arrêter, et partir avec rien, même pas d’argent, quelque part en France, n’importe où à la campagne. Ainsi, pour manger, je ne pourrais que voler. Je ne sais pas voler, alors comme ça je mangerais à peine. Je propose même à une copine qu’on fasse ça pendant les grandes vacances. Ça ne l’enchante pas du tout mon plan… 49 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 50 Un autre type de solution : - je prends à la bibliothèque un livre sur la boulimie. Comme ça a été dur ! Dur de le sortir du rayon. De le présenter à la personne qui l’enregistre. Je suis tétanisée. Et bien sûr je pense que si quelqu’un que je connais me croise à ce moment-là, je mourrais sur place… Je retiens de ce livre quatre choses : 1- il vaut mieux être boulimique qu’anorexique (yes ! j’ai de la chance…). 2- les personnes qui se font vomir sont à un stade plus compliqué à soigner que celles qui ne le font pas. Ça me marquera. Ainsi, j’éviterais au maximum de me faire vomir. J’ai utilisé ce procédé de soulagement très peu, juste quand je ne pouvais plus respirer tant mon estomac était au bord du déchirement, soit peut-être une dizaine de fois dans l’année (rien à voir avec les 5 ou 7 fois par jour pour certaines personnes). Et puis, y’a une voix qui me dit : “assume”. Je ne sais pas trop c’est quoi cette voix-là, mais c’est elle qui m’interdit de me faire vomir aussi. Plus le fait d’avoir lu que vomir ça pourrissait les dents. 3- boulimie = problème avec la mère. 4- pour sortir de la boulimie, on conseille aux personnes d’être aidées par un psy. J’ai souvenir d’avoir lu que ça pouvait durer quelque chose comme 1 an. Ça me paraît impossible : je ne supporte pas l’idée d’aller voir un psy (“je ne suis pas folle”). Je ne supporte pas l’idée de devoir aller creuser “oui c’est à cause de ma maman”. Un an ça me paraît trop long (maintenant ça me fait sourire, car c’est vraiment rien une thérapie d’une année ! Des années après, j’y penserais souvent : “purée, mais si j’avais fait ça en 1993, ça serait passé en 1994 !”). J’ai pas de thunes. 50 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 51 - au pire des moments, je prends les pages jaunes, je relève des noms de psychiatres (car remboursés) et je passe mon premier coup de fil, hésitante et tremblante : “bonjour, je suis boulimique, est-ce que vous croyez que vous pouvez faire quelque chose pour ça ?” La femme qui me répond a une voix très bizarre : “ouiiiii… il faut qu’on en parle…” Je raccroche tétanisée, cette femme m’a fait trop peur. Je n’irai pas. Et mes appels à l’aide vers des psy s’arrêteront là. Alors ma vie continue, et son quotidien obnubilé par la nourriture : - souvenir d’un cours en amphi où je suis “en manque”, je ne tiens plus sur ma chaise, je n’ai qu’une idée : “trouver un Mars !”, c’est la panique. - chaque “sortie” devient compliquée : si je pars quelques jours avec d’autres, je m’empiffre juste avant de partir, et toujours cette peur continuelle de manquer quand je suis en groupe. - à partir de 1994, je n’habite plus seule mais avec des colocataires. C’est difficile. Il faut aller à la cuisine sans faire de bruit. Ou cacher un paquet de biscuits dans ma chambre, que j’ouvrirais très lentement, pour ne pas que ma colocataire m’entende ouvrir le paquet, et que je croquerais et mâcherais au ralenti pour ne pas me trahir. *** L’angoisse. Ça prend là dans le ventre. L’angoisse de quoi ? Je ne sais pas. Mais cette impression très désagréable, je sais qu’elle va passer si j’avale quelque chose. Quelque chose de bon. Tout mon corps et mes pensées sont tendus vers ce moment-là. Et quand je n’arrive plus à me “contrôler”, je me remplis. Et ça marche. Après j’entends plus rien. De l’angoisse de départ. Car une autre arrive. 51 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 52 Qui ressemble à un mépris de soi, pour cette faiblesse, pour mon corps qui va grossir… juste cette impression sourde d’être nulle. *** Les années ont passé. La boulimie s’est estompée au fil du temps. Pourquoi ? Je ne sais pas trop. Comme je ne sais pas encore bien quelles étaient ces angoisses qui me poussaient à m’étouffer de nourriture. Peut-être est-ce parce que je me sens moins seule. Peut-être que j’extériorise beaucoup plus ma souffrance, et mes émotions en général désormais, plus besoin de mettre un oreiller dessus. J’en sais rien. Je ne dis pas que mon rapport à la bouffe est désormais fluide. Pas encore bien. Mes quantités de nourriture absorbée dépendent clairement de mes états émotionnels, et parfois dépassent mes limites, celles que j’ai à l’intérieur de moi, et qui font que je me sens bien ou non ; à ça tu ajoutes que je n’arrive pas à passer une journée sans chocolat et voilà quoi. Rien de bien dramatique désormais. Voilà maman, j’espère t’avoir fait un peu comprendre ma boulimie. T’as une autre question ? 52 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 53 53 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 54 la puberté une nouvelle vision de soi et du monde qui nous entoure 54 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 55 Charlotte 15 ans, Émilie 15 ans, Natacha 16 ans 2007 En préambule… À la MJC de Saint-Martin-en-Haut (commune des Monts du Lyonnais), je m’occupe d’un “Point Ressources Santé-Sexualité”. Un dispositif qui propose des permanences d’informations destinées aux jeunes de 12 à 26 ans et des animations collectives auxquelles s’ajoutent quelques actions plus spécifiques. Je rencontrais fréquemment à l’espace Jeunes de la MJC le groupe d’adolescentes qui témoigne ici. Quelquefois, elles venaient aux permanences (seules ou en groupe). À la suite de ces entrevues, j’ai eu l’idée de leur proposer de participer à cet ouvrage collectif. Elles ont tout de suite adhéré au projet. Cela a commencé sous la forme d’un groupe de parole où chacune d’entre elles s’est exprimée abondamment sur son vécu. Ces échanges étaient très riches (lien avec leur histoire familiale, rôle des influences diverses, poids des représentations…). Mais ce qui m’a frappée, c’était la manière dont elles parlaient de leur corps, intransigeantes face à la moindre imperfection. Heureusement, les autres membres du groupe réagissaient souvent avec humour. Ensuite, elles sont passées à la phase de rédaction. Elles ont cherché les points communs à leurs trois témoignages et elles ont décidé de partir de leurs corps puis de parler de leur vécu des règles et de la puberté en sélectionnant leurs souvenirs les plus marquants. Marie-Hélène, intervenante du Planning Familial (M.F.P.F. 69) 55 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 56 Discussion entre amies : - “À 13 ans, on m’a dit que j’avais la morphologie d’une femme. - Moi, vers 13 ans, mon bassin s’est élargi. - Et moi, à 9 ans et demi, j’avais déjà mes règles et j’étais plus grande que les autres. Je portais des soutiens-gorge et personne n’en avait et j’avais des boutons et personne n’en avait.” Et le nez : - “Mon nez a changé. Il est devenu plus fort avec deux bosses de chaque côté tandis qu’avant il était tout rond, tout mignon. - Le mien est bizarre mais je l’aime bien. Il ressemble à aucun autre dans ma famille. - Moi, mon nez, c’est une patate !” Et les poils : - “Vers 10/11 ans, j’avais la jungle sous les bras. - Pour moi, c’est pas arrivé partout en même temps. - Je me souviens que j’ai eu très tôt des poils au sexe et aux jambes et sous les bras un peu plus tard.” Et la peau : - “Ma peau est devenue carrément moisie avec plein de trous, de boutons et aussi très grasse. - Moi, j’ai eu plein de petits boutons. - Et pour moi, bizarrement, ma peau, ça allait !” 56 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 57 La conversation se poursuit autour de notre ressenti vis-à-vis de nos nouvelles formes… - “Je suis disproportionnée du corps. - À quoi tu fais allusion ? - Mon buste me plaît, mais c’est en bas que ça ne va pas : mes hanches sont trop développées. - Moi, je ne trouve pas que c’est choquant, ça te donne du charme. - Oui, mais les autres filles sont plus longilignes. - Les hanches larges, c’est aussi ton côté femme. - C’est pas plus mal pour plus tard mais à notre âge, il n’y en a pas beaucoup qui sont comme cela… C’est vrai que j’étais plutôt en avance sur les autres, j’ai eu des poils plus tôt. - Hé, oui ma vieille, assume ! - Moi, j’ai remarqué que je grossis quand je vais avoir mes règles. Je prends à peu près trois kilos. - Moi aussi je grossis et je maigris, je suis plus souvent mal que bien. Mais est-ce que tu n’es pas trop exigeante avec toi-même ? - Oui, je sais que je le suis. Je veux tellement être dans la norme, être comme ma sœur. Et puis ma sœur, elle me fait toujours des remarques à trois balles du genre : “Arrête de bouffer !… T’es grosse !...”. Alors j’y crois. Lorsque je fais un régime et plus de sport, ça me soulage la conscience et pourtant je ne perds pas tant de poids que ça. - Hé oui, le plus important c’est de se faire plaisir… - Effectivement, un moment j’en ai eu marre. Je mangeais comme je voulais et j’ai maigri. Et puis, j’aime bien aussi quand mon ventre laisse apparaître un petit bourrelet après les repas.” 57 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 58 Nos nichons : - “Avant mes seins étaient moins beaux, maintenant ils se sont arrondis et sont devenus beaucoup plus féminins. - Et puis maintenant quand tu fais ta femme sexy avec tes hauts moulants, t’as de quoi mettre dedans ! - Et toi ! T’as toujours eu de quoi mettre dedans ! - C’est pas drôle ! Je me sentais à part. Et les gros tétés, ça fait mal au dos. Et puis quand on court, ça fait bouing, bouing ! En plus, je suis petite, c’est disproportionné. Plus tard, j’aimerais me faire enlever un ou deux bonnets. - Et dire qu’il y a plein de filles, comme moi, qui voudraient en avoir plus ! - Bah ! Vous ne vous rendez pas compte de ce que c’est ! Et pour les soutifs, on trouve plus que des trucs de vieilles, hyper chers ! - Au moins, tu as des formes et c’est déjà ça !” Nos règles : - “La première fois que j’ai eu mes règles, je m’en rappelle comme si c’était hier : j’allais me coucher et aux toilettes je me suis aperçue que j’avais des tâches de sang. Toute paniquée et toute contente, je suis allée voir ma sœur qui était en train de se laver les dents et avait du dentifrice de partout. Je lui ai annoncé la nouvelle. Elle a tiré une tête de trois mètres de long et a écarquillé les yeux. Je me rappelle trop de sa tête ! (rires…) 58 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 59 - Moi, mes règles se sont déclenchées suite à un choc émotionnel : un décès. - Les miennes sont arrivées d’un coup, sans ressentir quoi que ce soit. C’était le 6 juin, le jour du débarquement ! Au début, j’étais toute contente, j’allais toutes les deux secondes les voir. Mais avec le temps, c’est devenu plus gênant. Le problème, c’est qu’après, ce n’est plus un plaisir. - J’ai toujours eu des règles très douloureuses. J’avais mal au ventre et je vomissais. Depuis que je prends la pilule et que l’on m’a appris des exercices à faire pour muscler mon bas-ventre, ça va mieux. - J’avais des règles irrégulières et hyper douloureuses. Heureusement, avec la pilule elles se sont régularisées et j’ai eu moins mal au ventre. Au début c’est bien : tout beau, tout rouge ! On est contente de se sentir plus femme. Mais après on réalise que c’est une galère que l’on va vivre chaque mois pendant environ quarante ans.” Pour terminer, à propos de la puberté… - “Nous trouvons que les changements s’effectuent rapidement alors que l’adaptation à cette transformation se fait très lentement. - C’est vrai, au départ notre corps change, pourtant on est encore un enfant dans notre tête avec un corps de femme. Après, on mûrit et on s’habitue progressivement à ce nouveau corps.” 59 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 60 les règles 60 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 61 Alice Quelque chose que seules les filles peuvent connaître douloureuses et encore pas toutes (heureusement) 61 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 62 voici mon histoire vers 13 ans “ça” arrive c’est la surprise à chaque fois “ça” fait mal j’essaye des tas de médocs, rien ne marche j’en ai marre cette douleur doit sortir, je me mets à vomir puis des fois j’ai eu tellement mal que j’ai eu envie de mourir, de tuer mon ventre il y a comme des lames de couteaux qui me transpercent des fois ça fait pleurer 62 Alice des fois je pousse des drôles de cris animaux et puis j’ai froid maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 63 quand “ça” se déclare, je sais que je vais être immobilisée ou quasi, pendant plusieurs heures mes jambes ne me portent plus mes bras ne peuvent rien faire mon ventre se contracte mon dos ne me porte plus alors je m’allonge, recroquevillée ... et j’attends depuis quelque temps, j’ai laissé mon ventre décider pour ces moments-là, c’est lui qui commande, mon cerveau alors est comme en “sommeil clinique”, il dort aujourd’hui je prends une alcoolature d’achilée millefeuille, ce qui m’empêche d’avoir assez mal pour que l’idée de me tuer revienne mais c’est un moment spécial hors de tout, comme un vide un tête à tête avec la douleur avec mon corps une fois par mois 13 fois par an déjà 150 fois au moment où j’écris. 63 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 64 9/02/09 15:24 Page 65 Hélène maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 66 trilogie 66 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 67 Sylvie .1 Toi, mon pauvre corps, je t'ai trahi, Depuis plus de vingt ans je t'ai trahi. Mon corps d'abord petit D'abord fragile Mon corps enfin grandit Plutôt gracile Puis les premiers émois Et aussi quelques effrois Pas de conte où une princesse Rencontre une autre princesse Une route, et puis une autre Laquelle prendre, l'une ou l'autre ? Celle-là il y a plus de monde Celle-là comme tout le monde. Qui a parlé Qui a décidé C'est toi ma tête Qui jamais ne s'arrête 67 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 68 Et la vie va Elle coule comme ça Puis viennent les premières rondeurs Et mon corps tu n'as plus peur. Tu te rappelles à toi-même Tu te prends à aimer un autre corps Tout pareil à toi-même Mais il y a ma tête d'abord C'est elle qui décide C'est elle qui préside. Toi ma tête Si pleine de morale Et tu t'entêtes Et tu lui fais mal. Tu reprends les rênes Toujours les mêmes Et toi mon pauvre corps Tu t'oublies, tu n'es plus toi Et la vie va Elle coule comme ça Heureusement il y a ces petits corps Qui sortent de toi Et que tu aimes plus que toi Pourtant, de temps en temps, Reviennent les mêmes émois Qu'elle interdit inlassablement Mon pauvre je t'ai trahi Forcé à faire ce dont tu n'avais pas envie C'est cette tête Cette pauvre tête Qui veut te dominer Qui veut t'oublier Elle voudrait bien même 68 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 69 Que tu ne sois toi-même Et bien souvent L'envie lui prend De te déchirer De te lacérer Te forcer à partir Et ne plus revenir Mais s'il te plaît pour une fois Oui, s'il te plaît tais-toi Juste pour cette fois Tais-toi Et laisse mon corps Apprendre à ne plus avoir tort. *** Voilà ma valise. Ça fait longtemps que je sais tout ça. Ma vie sexuelle a commencé avec des filles, et bien vite j'ai enfoui tout ça bien profond. Mais de temps en temps ça revient, et chaque fois un peu plus fort. Et quand je tombe amoureuse d'une nana, je me dis “bon d'accord mais maintenant on passe à autre chose hein ok ?”. Et ça passe. Pas un seul jour où je n'aie envie de crier ma colère mais je n'y arrive pas. Pas un seul jour où je n'en pleure mais en silence. Parce que chaque soir je me couche à côté d'un homme dont je ne supporte plus les caresses, et parce que c'est quelqu'un de bien il a accepté, même s'il ne comprend pas pourquoi. Alors quand ça ne va vraiment pas j'écris. Pourtant je continue à vouloir enfouir tout ça et à vouloir que ça s'arrête. 69 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 70 dans le port 70 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 71 Claudine Lebègue octobre 2008 d’Amsterdam Loïc : plombier, pianiste, chanteur, auteur-compositeur. Un p’tit gars bourré de tics qui avait une toute petite bite coincée dans sa braguette. C’est la plus petite que j’ai jamais vue et heureusement pour moi d’ailleurs, parce que s’il avait été monté comme un mammouth j’en serais morte et ma mort aurait été pré-historique. Il me l’a plantée au fond du ventre comme on plante un couteau sans cran d’arrêt. Un soir dans ma chambre. Et ce p’tit couteau-là, c’était le premier à fouiller dans ma chair et il a été coupant, très coupant. Huit centimètres le long de mon couloir de la petite mort. Pour vous donner une idée en temps, c’est long comme toute une vie. Huit centimètres qui ne se refermeront jamais. Loïc avait huit ans de plus que moi et j’en avais 18. Un homme. C’était un homme à mes yeux noyés de bleu. Je l’ai pris pour un homme. Il a dit “y’en a marre des baisers, moi je suis un homme, un vrai, j’ai pas besoin de jouer à la poupée, j’ai besoin de balles dans le fusil moi, tu comprends ?” oui je comprenais. Et j’avais très peur. Et pas confiance du tout. Et j’étais pas prête. Voilà. Pas prête. Ça aurait dû être suffisant comme réponse. Mais lui, n’entendait pas du tout la musique de mes mots, ne voyait pas du tout l’importance de mes mots. Il a continué, il m’a dit que j’étais bien la seule sur terre à ne pas saisir cette magnifique occase et que si je ne m’y mettais pas mainte71 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 72 nant, je finirais vieille peau. J’ai redit “je suis pas prête” et je lui ai quand même ouvert mon jardin, comme on ouvrirait sous la menace d’une arme. Il est arrivé en moi plus vite qu’une lame de sabre. Un éclair, un jet de foudre en chair et en os, la fin du monde, la fin de moi. Je me suis sentie, comment dire, défigurée. Voilà, c’est le mot. Défigurée. Je ne savais même pas que cette partie-là de mon corps existait. Je l’entrevoyais à peine que déjà elle était abîmée pour la vie. J’ai hurlé un cri de bête sauvage. Ça lui a fait peur, et son beau p’tit septième ciel à lui tout seul s’est éteint avec toutes ses étoiles en même temps. Ça, il a pas aimé du tout, et il m’a dit “ne recommence jamais ça, c’est un coup à rendre impuissant un mec”. Il a râlé et puis il a secoué sa mouillette, il a remonté son pantalon, il y a fourré vite fait, en vrac, son p’tit outil, il a roté un coup comme les marins d’Amsterdam et il m’a juste dit une dernière phrase, son dernier mot, son chrysanthème sur ma virginité. Il a dit : “tu seras jamais une femme”… Et il est parti. Il avait raison. Je ne suis pas devenue une femme, je suis devenue un monstre de perversité. Loïc était le premier. Un acte définitif. Une semence sur le chemin des sens. Mon corps est une terre qui se nourrit de souvenirs, et comme on n’a jamais vu pousser des roses là où on a planté des clous, il me restait deux possibilités, mettre mon corps en jachère, ou le vendre. Je n’ai pas pu attendre, je l’ai vendu contre de grands péchés, en échange de tous les vices. Depuis ce jour, mes plaisirs ne sont qu’une monnaie d’échange. Échange branlette contre réparation. Loïc était breton et fier de l’être, il était aussi issu d’une famille de marins du côté de Cancale. Y’a pas de quoi en faire une chanson. 72 Sabine Li maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 73 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 mon 9/02/09 15:24 Page 74 corps mon a... 74 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 75 Cécé mai 2005 alliée amante arme Parce qu’on écrit toujours de là où on en est : je suis plutôt une grosse gouine blanche anarkaféministe pro-sexe à tendance butch-sensible issue du milieu prolE. Je suis aussi végétarienne, drôle, timide et bordélique mais p’têtre que ça c’est une autre histoire… bien que. 75 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 76 Mon corps ne ressemble pas à ceux que l’on voit dans les magazines. Je ne suis pas mince, je ne suis pas épilée, j’ai les cheveux vraiment pas très longs pourtant j’aime mon corps. Longtemps, je ne l’ai pas aimé, pas regardé, pas touché. Parfois, lourdement aiguillée par ma mère, j’ai tenté ou plutôt elle a tenté de me faire perdre du poids. À la maison, pas de gâteau, pas de chocolat ou alors soigneusement répertoriés, comptés, rationnés. Je suis en primaire, j’ai 10 balles d’argent de poche par semaine. En me faisant pote avec la boulangère, les 10 balles suffisent à me fournir en bonbecs et gâteaux pour la semaine. OUF !!! Certains autres enfants me disent que je suis grosse, ils ont l’air de penser que c’est un problème, ma mère aussi. À la télé, je regarde une émission où ils parlent des “mauvaises graisses” : le beurre, la crème, trop de fromage… Pourquoi “mauvaises” ? Moi j’adore les pâtes avec beaucoup de beurre, beaucoup de fromage râpé et je mange du pain avec. Ça aussi ça a l’air d’être un problème. Aujourd’hui, quand je me délecte de pâtes dégoulinantes de beurre et de fromage, j’ai toujours une pensée revancharde envers ma mère, les magazines et tous les gardiens des normes relatives au corps des femmes. Avec mon corps, j’ai parfois pensé que rien n’allait. Ma chère mère me disait souvent que j’étais habillée “comme l’as de pique” mais je trouvais plutôt que je ressemblais (au niveau du look au moins) à plein d’autres djeun’s de mon âge et de mon milieu. Jeans et sweats larges, baskets, casquette : un manque flagrant de féminité pour certaines, un style djeun’s décontract’ de la banlieue pour d’autres mais pour toutes une trop grande part de masculinité : un garçon manqué ! Pour moi, mes premiers pas vers la butch attitude ! Puis, j’ai attentivement regardé un jeu de cartes et franchement le look de l’as de pique n’a rien de commun avec celui d’une butch ! 76 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 77 Un jour, j’ai genre 12 ou 13 ans et je vais chez le médecin pour une connerie de vaccin : auscultation classique, je soulève mon tee-shirt pour qu’il écoute mon cœur et là il se met à me parler de mes seins, de leur maintien et du coup de l’intérêt du soutif !!! J’hallucine !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Moi qui choisissais toutes mes fringues sur le critère principal du confort, autant dire que les soutifs ne pouvaient pas faire partie de ma garde-pantalons (et oui les robes c’est pas trop mon style). Six mois plus tard… je retourne chez ce médecin pour une autre connerie : là il constate atterré que je ne porte toujours pas de soutiengorge et il m’annonce froidement que si je n’agis pas rapidement mes seins vont tomber ! Je prends quelques jours pour m’en remettre, j’essaie plusieurs soutifs… et déjà je commence à m’habituer à l’idée que mes seins vont tomber. C’est pas vraiment que ça me réjouisse… mais ça me paraît toujours moins chiant que de porter cette espèce de camisole à seins en permanence. Ma mère, toujours bonne conseillère, avait choisi pour moi ceux qui ont des armatures. Un peu plus tard, elle m’a expliqué que le bon plan avec les armatures c’est que ça remonte les seins, que selon elle “ça les met en valeur” et qu’avec un décolleté je pourrais même être jolie… moi jolie ????? Très intriguée, j’ai essayé seule dans ma chambre, c’était un peu bizarre mais c’est vrai que je me trouvais un peu jolie quand même ! Un jour où je voulais être “jolie” comme ils disent, j’ai mis un décolleté avec une camisole à seins à armatures et je suis sortie. Les regards m’ont semblé lourds, dérangeants, intrusifs et agressifs, c’était les regards des hommes bien sûr. Retour immédiat aux sweats larges et à la presque tranquillité. Un autre truc qui allait pas avec mon corps, c’est que j’avais compris vers 5 ou 6 ans en me caressant le sexe dans le canapé devant la télé, que ça aussi c’était très mal, lorsque ma mère m’a dit le visage livide d’arrêter ÇA tout de suite. Après, j’ai essayé de me cacher sous 77 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 78 une couverture pour le faire mais mon frère, mon père ou ma mère passaient toujours par là pour me rappeler sèchement d’arrêter ÇA ! J’ai continué de me caresser le sexe, mais uniquement la nuit dans mon lit, la lumière éteinte, les yeux fermés en me disant que je faisais sûrement encore une connerie… Vers 15 ans, j’ai eu envie que d’autres touchent mon corps. Des garçons l’ont fait, souvent ça ne provoquait aucune sensation, parfois c’était désagréable et rarement ça m’a donné du plaisir. Globalement c’était plutôt décevant et encore une fois j’ai pensé qu’il y avait un problème avec mon corps. J’entérine alors mon look de “garçon manqué” d’la banlieue, c’est confortable et ça éloigne les regards et l’intérêt des hommes sur mon corps. Un soir, mon père, à son grand désespoir je pense, m’a fait réaliser un truc primordial dans ma vie. Au moment où j’allais remettre du beurre pour la troisième fois dans mes pâtes ou quelque chose comme ça et qu’il remarque également que mon caleçon dépasse délicatement de mon jean large, il me lance : “c’est pas comme ça que tu vas plaire aux garçons !”. J’ai rien dit mais j’étais vexée sur le coup. Après, j’y ai repensé et je me suis dit que de toutes façons, les quelques expériences que j’ai eues avec les garçons ne me donnaient aucune envie de leur plaire. Là-dessus, j’ai été rassurée. Par contre, j’avais envie d’avoir du plaisir avec mon corps et avec d’autres personnes. L’hétéronormalité faisant bien son boulot, il m’a fallu encore un peu de temps avant de m’autoriser à avoir du désir pour d’autres femmes. Là, nouveau problème : que mon corps ne plaise pas aux garçons faisait de mon corps mon alliée et une arme de défense, par contre s’il ne plaisait pas aux femmes non plus ??? C’est la panique !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Mon père avait bien précisé que c’était aux garçons que je ne plairais pas comme ça : je me raccroche à cette idée… 78 9/02/09 15:24 Page 79 Sabine Li maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 Je me rends vite compte qu’il ne plaît pas à toutes les femmes non plus… J’ai 18 ou 20 ans, je me donne du plaisir seule avec mon corps, c’est bon, j’aime me toucher, mon corps est mon amante. Envie d’avoir du plaisir avec des femmes, de les toucher… Je ne veux pas qu’elles touchent mes seins, étonnement je les trouve trop gros et moches parce qu’ils tombent… Je cherche à rentrer dans le milieu lesbien, c’est compliqué, j’hésite, je bafouille, je me sens mal à l’aise. Je lis, je lis, je lis des bouquins de lesbiennes, je fais des recherches sur les théories féministes. Elles aussi pensent que le regard des hommes peut être un problème quand on met un décolleté, ça me rassure, je croyais être la seule paranoE. 79 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 80 Quand je dis autour de moi que j’aimerais rencontrer des féministes, souvent on rigole, on me dit que ça va, il faut que je me calme, que quand même la place des femmes a bien changé et que j’ai pas trop à me plaindre en tant que blanche vivant en france. Je me décide alors à essayer de rencontrer des groupes féministes sans en parler aux potes du moment. Là, c’est la classe : plusieurs trucs que je pense en secret depuis un bout de temps, elles le pensent aussi. Elles ne trouvent pas que les poils sont laids et qu’on doit absolument leur faire une guerre permanente. Elles pensent aussi qu’on ne doit pas forcément porter des décolletés pour être jolie. Encore plus attrayant : elles pensent qu’on peut être “un garçon manqué” et être jolie. Lorsque j’explique que je trouve ça plus sécurisant dans la rue d’être plus grosse que la moyenne et d’avoir des fringues larges : elles ne lèvent pas les yeux au ciel, elles comprennent. Lorsque je parle de masturbation, je vois des regards, des sourires complices, elles pensent que c’est normal. J’ai même pu dire que je suis lesbienne sans que ça déclenche des fous rires ou un blanc d’1/4 d’heure dans la discussion. J’ai eu très envie qu’elles deviennent des amies et certaines le sont devenues. On a parlé ensemble des jours, des nuits, des semaines, on a fait des réus, des collages, des soirées, du sexe. J’ai continué de me masturber sans plus jamais me dire que c’était une connerie. Parfois, je ne mets pas des fringues larges, je me regarde dans la glace, c’est pas désagréable. 2 ou 3 fois j’ai mis un décolleté pour aller à des soirées entre femmes, j’ai remarqué que ça plaisait à certaines d’entre elles… J’ai même commencé à trouver sexy mes poils entre le pubis et le nombril. 80 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 81 Mon corps devient une arme de séduction envers les femmes en même temps qu’il est une arme de défense envers les hommes. Mon corps est donc mon alliéE. Les poils, les bourrelets sont de moins en moins un problème… Je fais du sexe avec des femmes, certaines me disent que mon corps est confortable, joliE et même sexy… je rougis. J’aime de plus en plus mon corps, j’ai de plus en plus de plaisir avec lui. Jusqu’à y’a pas longtemps encore je trouvais mes seins encombrants, trop gros et plutôt moches… Longtemps j’ai voulu faire en sorte de les réduire. Mes questionnements autour du corps, du plaisir et de la sexualité m’ont amenée à m’intéresser aux pratiques sm. Entre autres découvertes, il y a eu les jeux avec les seins, j’ai parfois pensé qu’il y a une connexion entre mes tétons et mon clito. Je me suis mise à les trouver beaucoup moins encombrants. Je trouve ça agréable que d’autres les caressent et jouent avec. Maintenant, j’apprécie de jouer seule avec aussi. Mon corps est mon amante ! Aujourd’hui j’ai 28 ans et je suis plutôt bien avec mon corps, exception faite de ces poils qui poussent sous mon menton et de cette moustache que j’épile régulièrement. Tous les autres poils, je me suis fait pote avec, mais ceux-là je bloque. Heureusement, maintenant j’ai plein de potes féministes. Je vais continuer de lire et de parler avec elles des jours et des nuits et j’espère bien qu’un jour je serai pote aussi avec ces poils-là. 81 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 82 9/02/09 15:24 Page 82 Sabine Li maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 83 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 84 comme 84 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 © 9/02/09 15:24 Page 85 Nina Yargekov 2008 Erika J’ai compris pourquoi Erika se mutilait le sexe dans La Pianiste de Jelinek. Quand je dis j’ai compris, c’est au sens étymologique du terme et sans mauvais jeu de mot, au sens de prendre avec soi, incorporer, ressentir, vivre : c’est proprement insupportable que cette petite queue qui nous démange. 85 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 86 Une queue, oui, et ça, ça fait longtemps que je l’ai remarqué. Enfin pas si longtemps que cela. En réalité au départ, je n’avais pas localisé mon clitoris, je le confondais avec mon urètre. Oui, cela arrive, ne me regardez pas avec cet air navré : on me parle d’un petit bout de chair extrêmement sensible aux caresses, eh bien je suis désolée mais chez moi, l’urètre correspond parfaitement à cette définition. Alors je ne vois pas comment je pouvais deviner qu’il y avait encore autre chose à chercher. Pour autant, mon clitoris n’était pas à cette époque d’heureuse ignorance en hibernation, loin de là, simplement je le percevais comme une zone érogène parmi d’autres et non pas comme un organe à part entière. C’est d’ailleurs ainsi qu’il se comportait : une chose molle et passive, réactive mais pas active et ne se distinguant en rien de son environnement immédiat. Cependant, un jour de l’année de mes vingt-deux ans, tout a changé. J’étais en chemise de nuit assise sur une chaise, une chaise de bureau noire à roulettes modèle dossier rembourré pour être tout à fait précise, j’examinais mon sexe les jambes écartées à l’aide d’un poudrier perfection du teint et d’un coup je me suis rendu compte que s’y trouvait logée la parfaite réplique d’un sexe masculin : un membre spongieux, allongé et cylindrique, garni d’un œil globuleux à son extrémité, une sorte d’hybride entre une trompe d’éléphant et un cyclope. Même texture, même forme, même structure – aucun doute possible. Rien à voir avec le bouton de rose mignon et délicat qu’on essaie de nous refourguer dans les magazines féminins. C’est à ce moment-là que les ennuis ont débuté. Mon clitoris, enfin sorti de son anonymat diffus, s’est trouvé animé d’une existence propre. Il s’est mis à avoir des exigences. À vouloir attirer l’attention sur lui. À lancer des appels de phare. À prendre des décisions sans me consulter. En un mot, il est devenu une foutue petite queue fonctionnant exactement comme les spécimens géants d’en face. Sauf que, et c’est là toute la différence, c’est une petite queue qui n’éjacule pas et dont la jouissance n’est jamais totale. J’ignore s’il y a un rapport 86 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 87 entre les deux, je constate. La preuve, je peux avoir dix orgasmes clitoridiens de suite, ce qui montre bien que la tension perdure et que la satisfaction n’est jamais complète. Je vis donc, depuis le réveil de mon clitoris, dans un état de frustration permanente. De plus, et c’est loin d’arranger les choses, cette télécommande autoproclamée de mon système nerveux se met en action n’importe quand et de préférence dans des situations où il est impossible d’aller se masturber. Je me retrouve régulièrement à tenter de me soulager dans les toilettes d’un avion, d’un train, d’un bureau, c’est extrêmement humiliant et très inconfortable. Surtout que j’ai besoin de mes deux mains, je n’arrive pas moi comme les héroïnes des téléfilms du dimanche soir à jouir en effleurant mon sexe avec une plume colorée, au passage merci à Catherine Breillat de m’avoir montré que je n’étais pas la seule. Entre nous, je ne sais pas comment font les hommes pour supporter cette tension mais pour ma part je n’en peux plus, j’en suis à ne plus oser m’asseoir dans le bus de peur que dans cette position mon pantalon n’exerce une pression sur mon sexe et ne déclenche une crise de clitoris. En effet le vêtement serré et en particulier le jean slim qui moule sournoisement l’entrejambe sont l’ennemi absolu de la sérénité génitale, j’y renoncerais volontiers cependant essayant pour les raisons que vous imaginez de rester une fille attirante, je n’ai guère le choix. Mais pour en revenir à mes congénères masculins, parce que décidément cette affaire m’intrigue, je me demande si ce n’est pas plus facile pour eux dans la mesure où ils n’ont pas de vagin. La chose n’est pas très claire dans mon esprit toutefois je pressens confusément que toute cette torture est liée à la relation qu’entretiennent mon clitoris et mon vagin. Je m’explique : le désir sexuel est initié par le premier, mais son assouvissement ne peut passer que par le second. Autrement dit, ce que mon clitoris demande lorsqu’il se signale auprès de moi par un brusque afflux sanguin, c’est un sexe d’homme, et vite. Je ne sais pourquoi il en est ainsi. Peut-être le clitoris est-il l’ambassa87 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 88 deur du vagin chargé de communiquer au monde extérieur son besoin impérieux d’orgasme ? ou peut-être souffre-t-il d’une confusion identitaire, se prenant pour son voisin du dessous qu’il jalouserait, ne pouvant donc jouir véritablement que par procuration ? Peu importe, de toute façon, connaître la réponse ne résoudrait en rien mon problème de dictature clitoridienne. Car c’est bien de dictature qu’il s’agit là : il existe une petite chose qui règne sur moi, qui me donne des ordres et qui me fait me tordre de douleur lorsqu’elle est mécontente – c’est-à-dire les trois quarts du temps. Récemment, je me suis retrouvée à me compromettre, à perdre toute dignité pour essayer d’obtenir un rapport sexuel d’un homme qui après m’avoir administré un certain nombre de touchers vaginaux a refusé d’aller plus loin. J’étais prise au piège, excitée mais insatisfaite. Démunie face à mon propre désir pour quelqu’un qui n’en était l’objet que par accident. Je ne souhaite à personne de vivre un tel supplice, c’est un sentiment terrifiant que de faire face au caractère absolument incontrôlable de son désir physique, de n’être qu’un trou béant, une furie en chaleur prête à tout pour être remplie. Je sais : vous allez me dire, mais c’est terriblement antiféministe tout cela, on dirait un discours dix-neuvième sur les femmes comme êtres entièrement dominés par leur sexe. Peut-être. Tout ce que je peux en dire, c’est que je n’ai pas toujours été comme ça. Auparavant, je faisais l’amour, c’est-à-dire que je couchais avec des hommes parce que j’avais des sentiments pour eux. Prolongement de romantiques étreintes ou viol consenti selon les cas, je me donnais avant tout parce que c’était ce qu’il convenait de faire avec l’homme qu’on aime. Puis, suite au coup d’état de mon clitoris, j’ai commencé à aimer le sexe pour le sexe. J’ai cessé de tenter maladroitement de correspondre à la fausse image de la fille sexuellement libérée qui assure au lit – qui est bonne comme on dit – dont mon cerveau était gavé et je me suis mise à me préoccuper de mon plaisir personnel avant tout. J’y ai gagné des orgasmes, j’y ai perdu mon indépendance physique. Pour la première 88 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 89 fois, j’étais plus demandeuse de sexe que les hommes qui partageaient mes nuits, je n’avais jamais la migraine et me scandalisais de constater que parfois ceux-ci avaient juste envie de tendresse. Je trouve cela véritablement révoltant : pendant des années, on se voit reprocher son absence d’enthousiasme sexuel et à présent que l’on est enfin une fille qui désire, il se trouve des hommes qui osent refuser de nous baiser. Il faut savoir, vous voulez des frigides ou des filles qui aiment ça, maintenant j’aime ça et il convient de me satisfaire. En outre, je le remarque en passant, une fille qui aime le sexe dès le début d’une histoire passe pour moins crédible dans le rôle de la candidate à une relation durable. Les vieux schémas ont la dent dure : les épouses d’un côté, les maîtresses et les putes de l’autre. Pour être prise au sérieux, il faut être dans la retenue, ne pas trop montrer son envie, se laisser faire, du moins au début. À bien y repenser ce qui gêne les hommes au fond, c’est que l’on puisse aimer le sexe indépendamment de leur petite personne, aussi il faut faire croire à chaque nouveau partenaire que c’est seulement et seulement depuis qu’il nous a culbutée que nous avons compris le sens du mot plaisir. En d’autres termes, il faut la jouer vierge, je n’ai jamais vraiment fait l’amour avant toi le reste ne compte pas, tu m’as fait découvrir mon corps et tu m’as montré le chemin de ma jouissance, que dieu te bénisse, tu es inoubliable. Tout cela me fatigue. Je crois qu’il n’y a rien à faire. J’ai ouvert la boîte de Pandore ce jourlà sur ma chaise de bureau à roulettes et maintenant c’est foutu. J’ai beau compenser, fumer, boire, me droguer, faire du sport, tuer des centaines de monstres niveau 42 sur ma console de jeux vidéos, ça ne change rien et me divertit à peine, c’est mon sexe qui est perpétuellement affamé pas le reste. En vérité, la seule chose qui fonctionne correctement c’est un bon vieux rapport sexuel dans les règles et encore, on n’a aucune garantie, et si ça ne marche pas c’est encore pire que s’il ne s’était rien passé. C’est pour cela que j’estime que celui dont je parlais plus haut m’a insultée en me laissant là comme ça, 89 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 90 sans me prendre, sans me baiser. Il a refusé de m’honorer et cette situation m’a renvoyée au vertigineux constat de ma dépendance physique. Les hommes ne se rendent pas compte du pouvoir qu’ils ont sur les femmes sinon ils n’oseraient pas se comporter comme ils le font. Finalement, seul un réseau d’amants très élaboré – disponibles, de bonne volonté, au désir facile – permettrait de survivre à ce calvaire. Je le reconnais, quand ça marche c’est très agréable mais si je pouvais me passer de tout cela ça m’arrangerait. Je n’ai rien demandé moi, j’ai un travail, des amis, un chien, et voilà que je me retrouve avec ce truc greffé là qui vit sa vie de façon autonome. Alors autant s’en débarrasser. Autant faire comme Erika, autant arracher de mon corps cette excroissance qui m’empêche de vivre normalement. 90 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 91 Delphine Bochart 91 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 92 dédicace 92 à maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 93 Cris mon clito Dans la démesure et la honte, nos sexes de femmes ont eu tous les noms : le con, le cloaque, la fente, la cave, là enbas, l'endroit secret, le hou-hou, le kiki, la touffe, la fouffe, la chatte, le minou, la moule, le gazon... Chez moi on me disait que les filles ont une zézette, et les garçons un zizi. 93 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 94 J'ai 5 ans, je vois ma mère nue dans sa chambre et je scrute ce que j'identifie comme un triangle de poils noirs, qui ont l'air de cacher quelque chose. Je ne comprends rien à cette partie du corps qui est différente de ce que j'ai. J'ai juste ma zézette à cet endroit-là. Je pense que plus tard, j'aurai une autre chose, cachée derrière une zone de poils, bien triangulaire, moi aussi. Je n'ose pas demander à ma mère de me montrer ou de m'expliquer ce qu'elle a, elle, et pourquoi on ne voit rien sous ses poils. C'est le grand mystère. Mon père, lui, a un pénis. Je le sais comme une évidence depuis très jeune. Mais ma mère alors, pourquoi n'aurait-elle pas un pénis elle aussi, derrière ses poils ? Evidemment, je ne peux pas non plus la scruter trop longtemps, ça semblerait louche. Lucile J'ai 8 ans, je prends ma douche avec ma cousine du même âge, pendant les vacances d'été. Cette proximité physique ne gêne personne, parce que nous sommes jeunes. On en profite pour identifier nos sexes, dans des démonstrations parfois, dans des jeux sexuels souvent. Nous ne parlons pas de la différence entre leurs formes. En fait, peu importent leurs apparences, puisqu'il s'agit plutôt d'y prendre un certain plaisir, sans trop les regarder, ni les connaître pour autant. Malgré nos jeux, nos sexes restent tabous et l'on sait très bien qu'un “adulte” ne tolérerait pas cette proximité intime. Parfois, je regarde brièvement son sexe, pour voir comment il est fait, et je n'ai pas vraiment encore conscience de l'aspect du mien. maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 95 Je peux aussi voir ma grand-mère nue, quand elle prend sa douche. Il n'y a pas de pudeur entre elle et nous, dans nos nudités respectives. Chacune peut être nue avec l'autre, sans gêne. Plus tard, je vois des statues de femmes dans un musée... Leurs sexes sont représentés par un simple trait vertical, et au mieux par une légère fente, toujours sans poils. Ça ne m'interpelle pas vraiment, et je me dis que le mien est peut-être comme ça aussi. Je ne sais pas trop. J'ai 15 ans, j'ai un rapport assez conflictuel avec mon corps qui change peu à peu. Je n'accepte pas ma poitrine, ni mes hanches. J'aurais préféré garder mon corps asexué, mon corps de jeune androgyne plutôt masculin. Je n'aime pas le regard des hommes sur moi. J'imagine qu'il n'est pas le même que quand j'étais plus jeune, et j'en fais effectivement l'expérience avec ce mec qui n'arrête pas de me regarder pendant un trajet en bus. J'ai 16 ans et je commence à avoir plus de considérations pour mon sexe, principalement pour mon clitoris. Bien qu'il soit une source de plaisir depuis mes 6 ans, je ne l'ai jamais vraiment regardé, toujours un peu écœurée par l'odeur qu'il a parfois, par les sécrétions, et sa forme si curieuse/inconnue. Je me pose des questions sur ma sexualité et mes désirs, sur la place des femmes dans les sociétés, et je lis quelques écrits féministes. Je vois un film dans lequel des femmes racontent une séance d'autoobservation de leur sexe, dans un groupe féministe. Je me dis que c'est une idée intéressante et me lance dans l'expérience, dans la salle de bain, verrou bien fermé. Ma mère crie derrière la porte : “mais qu'est-ce que tu fais ?”, et moi : “euh... rien, j'ai bientôt fini !”... glups. 95 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 96 J'ai 18 ans, j'ai plusieurs fois observé mon sexe et le constat semble le même : j'ai de toutes petites (quasi absentes) “grandes lèvres”, de grandes “petites lèvres” et un clitoris très externe, très visible, qui me semble plutôt grand par rapport à mes quelques références : pour mon sexe, tout est à l'extérieur, tandis que pour les autres sexes que j'ai pu voir, rien n'était apparent et les “grandes lèvres” étaient effectivement grandes. Les planches anatomiques étudiées au collège me confirment qu'un sexe de femme est fait de lèvres qui portent bien leurs noms, “grandes” et “petites”. Je ne trouve rien qui contredise ceci. Je m'inquiète de cette différence et je ne sais pas où voir d'autres sexes de femmes pour comparer. Les hommes se montrent leurs bites pour voir qui a la plus grande, la plus grosse, la plus comme-ci, la plus comme-ça... C'est un rituel évident pour eux, et fortement conforté par tout un chacun. Les femmes n'ont pas habituellement cette occasion de parler de leurs sexes et performances. Leurs sexes sont tabous, bien plus que ceux des hommes qui les étalent en place publique, au propre comme au figuré. De la même façon, la sexualité des femmes est occultée alors que celle des hommes est largement mise en avant et valorisée depuis des siècles. Je me donne du plaisir seule depuis que je suis très jeune. Je lis quelque part que cette activité peut augmenter la taille de mon clitoris, faire de moi une clitoridienne plus qu'une vaginale et pire, une lesbienne ! Mon dieu quelle horreur ! Bon, même si effectivement je suis lesbienne, merci du compliment, c'est sans aucun doute un vieux texte de phallocrate. Un tas de questions me viennent concernant la taille de mon clitoris que je trouve grand. Suis-je normale ? Est-ce que c'est lié à mes hormones ? Est-ce que je suis lesbienne du fait d'un trop plein d'hormones ? Est-ce que je suis inter-sexuée ?... Tiens pourquoi pas d'ailleurs... 96 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 97 J'ai 22 ans, je suis à une soirée non-mixte femmes. Depuis environ un mois, nous avons prévu de faire une “spéculum partie” au cours de cette soirée. Ça consiste à regarder son propre sexe et ceux des femmes présentes, à l'aide d'un spéculum. Par mail, chacune est très enthousiaste, en gardant pourtant des réserves sur sa motivation quand le moment sera venu. II est déjà 23h00, nous n'avons que timidement évoqué la spéculum partie dont on avait tant parlé par mail. 23h30, toujours rien. Je me lance... J'en parle à ma voisine de table, timidement motivée. Voilà, on est deux à se préparer pour aller s'observer les sexes. On annonce qu'on va prendre le spéculum et qu'on monte à l'étage pour la spéculum partie. Bientôt, une, puis deux, puis trois autres femmes nous rejoignent. Ça y est, on est cinq à se préparer. Après un petit lavage ou non, chacune se rend dans la pièce choisie, enlève le bas, et on reste en t-shirt. On s'assoit en cercle, en silence, en riant un peu, puis l'atmosphère se détend. Une ambiance décontractée se met en place, et je sens que je peux regarder les sexes de ces femmes, sans quiproquo. On décide que chacune son tour, on montrera et expliquera un peu nos sexes aux autres, puis qu'on utilisera le spéculum pour regarder nos intérieurs de vagins et nos cols d'utérus. C'est au cours de cette soirée que j'ai découvert combien il y a de différences entre chaque sexe, aussi bien au niveau des morphologies (lèvres plus ou moins grandes ou absentes), des couleurs (du brun au violet, au rose très clair), des odeurs dont chacune a pu parler, et des sensations aussi. 97 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:24 Page 98 J'ai 24 ans, et avec le recul, je me rends compte que cette expérience a été vraiment positive pour moi et pour toutes les femmes présentes. Nous essayons de la renouveler au cours de différentes soirées. Lucile Le plaisir sexuel des femmes ayant longtemps été nié, leurs sexes sont de la même façon cachés, ou représentés de façon fausse, en peinture, en sculpture, et absents des scènes de cinéma courant. Quelques femmes metteurs en scène font exception à la règle, montrant clairement des corps, et des désirs et fantasmes de femmes. Ces films permettent de faire évoluer l'image que l'on se fait des femmes, ainsi qu'une ré-appropriation de leur plaisir par elles-mêmes. Aujourd'hui encore, des gestes et paroles montrent bien cette absence de reconnaissance de la sexualité des femmes : une gynéco m'a dit que je n'avais pas besoin d'un frottis parce que je suis lesbienne... Un type a blagué en refusant de me donner des préservatifs à la sortie d'une soirée gay et lesbienne, parce que les lesbiennes n'en auraient pas besoin... Les vulves sont toujours des trous et les pénis des obélisques à la gloire de l'homme. 98 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 99 99 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 100 ces petits riens qui font un 100 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 101 Vanessa grand tout Depuis toute petite, j’ai toujours été plus que rondelette et très vite ma naïveté d’enfant en a pris un coup quand je me suis rendu compte de l’importance de l’apparence physique dans notre quotidien. Très tôt, les filles sont conditionnées pour répondre aux normes de beauté et de minceur prônées par nos sociétés occidentales. Mon enfance a été bercée par les “oh, qu’est-ce qu’elle est costaud...”, les “elle ressemble à sa grand-mère” (qui pèse dans les 130 kg), “elle est trop grosse”... Difficile de ne pas être influencée par ces paroles qui ont amplifié ce sentiment de différence si difficile à accepter durant l’enfance. Note des éditrices : À l’origine cette contribution s’inscrivait dans un projet de bande dessinée. Nous avons choisi de publier en noir et blanc, avec l’accord de l’auteure, certains extraits en les agençant un peu différemment. 101 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 ma jumelle adorée !!! 9/02/09 15:25 Page 102 Mudler, Scully au s’cours !!! l’adolescence : aux frontières du réel Le passage critique de la puberté et son lot de changements ont bien sûr entretenu mes questionnements. Étant en avance par rapport à mes copines question seins et poils qui poussent, je me suis demandé pourquoi encore une fois j’étais si différente des autres. J’associais évidemment tout ça à mon surpoids. Allais-je être condamnée à ce décalage toute ma vie ? D’un côté, je jouais à la grande et revendiquais cette différence mais d’un autre, j’avais honte de ces seins qui pointaient et d’avoir déjà mes règles. Je rageais aussi à l’idée de porter mon premier soutif, me sentais sale et avais du mal à accepter de me transformer en femme. J’avais beau être en avance d’un point de vue morphologique, je n’en restais pas moins une gamine de 10 -11 ans. Il y avait un gouffre entre ces deux personnalités qui me tiraillaient. 102 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 103 Cherche bien, je suis là, bien enfoui la confusion des genres Ma pilosité excessive et surtout les immondes boutons formés lors de la repousse des poils m’obsèdaient (et m’obsèdent toujours d’ailleurs). Il ne me suffisait pas de m’épiler comme la plupart le croient pour mettre mes gambettes à l’air. J’aurais pu chanter à tue-tête “En rouge et noir” (rouge pour les boutons, noir pour les poils) pour libérer ma colère contre cette injustice insurmontable à mes yeux. Je décidai plutôt de consulter un dermato. Après m’avoir auscultée sous tous les angles tel un babouin en épouillant un autre, il rendit son verdict : trop d’hormones masculines. Les pires images défilèrent dans ma tête perturbée : étais-je hermaphrodite ? Avais-je une zigounette enfouie dans le ventre ? Déjà qu’on me prenait parfois pour un mec, ces résultats ne facilitèrent pas la construction de mon identité mais cultivèrent bien mon sentiment d’être “hors-normes”. 103 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 104 une histoire d’amour dévorante Depuis toujours, ma mère a constamment eu un œil sévère sur mon alimentation. Question bouffe, c’était elle qui décidait où, quand, combien... Je me suis toujours sentie frustrée qu’elle y porte une attention aussi excessive (mais c’était certainement pour mon bien !). À l’adolescence, je me suis mise à ingurgiter des quantités phénoménales de nourriture dès qu’elle avait le dos tourné. Tout ce qui me tombait sous la main y passait pourvu que ça se mâche et que ça remplisse l’estomac. Les emballages vides se sont accumulés dans les moindres recoins de ma chambre. Les placards de nourriture, le frigo m’attiraient comme des aimants. Mais il fallait toujours feinter pour aller y grappiller sans me faire choper, ne pas faire de bruit en ouvrant les placards, étouffer les bruits des plastiques d’emballage, viser dans des paquets déjà entamés et dans lesquels le manque ne se remarquerait pas trop : quelques poignées de gâteaux apéro, du nutella à la grosse cuillère, des cornichons, quelques céréales, un bout de saucisson... tout était englouti en quelques minutes. Un jeu de cache-cache pas génial pour la silhouette ! Désormais, ces impulsions voraces se sont calmées mais parfois, quand je suis chez mes parents, l’envie de taper en cachette dans les placards me reprend. Encore aujourd’hui, ma mère a un regard plein de reproches si j’ai le malheur de manger trop à son goût. Son regard accusateur et culpabilisateur est toujours là à me juger, il me renvoie forcément à une image écœurante de mon corps, il veut dire “ce n’est pas bon pour ce que tu as, tu ferais mieux de faire attention...” Rendre la nourriture taboue et la considérer comme un interdit, quelle bonne idée elle a eue… rien de tel pour que je me jette dessus de manière démesurée comme on peut le faire avec n’importe quelle drogue. 104 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 105 inaptitude temporaire. motif : poils Piscine obligatoire toutes les semaines au lycée. Au-delà de devoir me montrer en maillot de bain devant toute la classe, une véritable épreuve à surmonter à cause de mes poils. J’avais sans arrêt les jambes recouvertes de boutons, ce qu’on appelle si joliment les poils incarnés, tout un programme ! Impossible à gérer et une véritable obsession. Du coup, quand j’avais des problèmes de poils, ma mère me dispensait de sport. Ne pas pouvoir suivre les cours et m’éclater dans l’eau avec les autres à cause de mes poils, trouver des excuses à chaque fois... Ça c’est de la discrimination pilaire ! Mais quand j’assistais au cours, malgré les retards accumulés, je devenais la championne de rapidité pour me jeter dans l’eau. l’épreuve de rapidité dans les vestiaires ou l’art d’en montrer le moins possible Alors là, sans me vanter, j’étais aussi sans conteste la championne toutes catégories pour le changement de tenue. Je connaissais tous les stratagèmes pour que l’on voie le moins possible de parties de mon corps. Toutes les semaines, ce passage obligé se transformait en obstacle à surmonter et en concours de bonnes idées pour sembler naturelle (il ne fallait surtout pas que j’aie l’air mal à l’aise, c’est que j’avais une réputation à tenir, moi !). 105 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 Y’a du laisser-aller ma puce, on dirait un yéti 15:25 Page 106 Tu ferais mieux de coller tes poils de cul sur ton crâne d’œuf, du gland ! jamais sans mon épilateur… Même si j’accepte désormais mieux tout ça, mes poils sont toujours une véritable contrainte et obsession pour moi. Départ en vacances, rendez-vous chez le médecin, préparatifs pour une fête, possibilité de rencontrer un mec… Ce débroussaillage me prend des heures interminables et tout ça pour être tout de même complexée car jamais épilée correctement. Pourquoi les poils sont-ils si dégueus chez une femme et si virils chez un homme ? D’ailleurs, gros tabou : dans la pub, les rasoirs ou la cire pour les jambes, c’est monnaie courante même si on ne voit jamais de nanas poilues. Par contre, les poils au menton, la moustache et le reste, ça niet ! Je suis la seule à en avoir ou quoi ? Le mythe de la féminité en prendrait un sacré coup lui aussi si on levait ce tabou. 106 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 107 les kilos en trop Grosse vache, grosse truie... autant d’occasions de se sentir soudainement très proche de nos amies les bêtes. Je sais pertinemment que je suis plus que bien enrobée et je pense désormais à peu près l’accepter et mettre mes rondeurs en valeur de temps en temps. Mais je me suis pris une claque monumentale le jour où un médecin consulté pour un problème de dos m’a demandé de maigrir : “Vous vous rendez compte, vous êtes plus lourde que moi !” Ce ne serait pas lui qui serait trop maigre plutôt ? “Trop grosse, trop en chair, trop potelée, des kilos en trop”... toujours trop quelque chose mais par rapport à quoi ? Qui a décidé des normes auxquelles notre corps doit se plier et se conformer pour ne pas être dans l’excès ou l’insuffisance ? De toutes façons, comme on me l’a répété avec tant de tact, j’ai de gros os, alors je ne serai jamais mince, c’est perdu d’avance docteur ! le test de la bedaine Autre claque le jour où j’ai vu une pub pour un régime dans laquelle un obèse ne voyait pas son sexe caché par son gros ventre. La prise de vue en plongée était extrêmement parlante. Quel ne fut pas mon désarroi en faisant le test... Même résultat ! La pub semblait viser un mec vraiment obèse, en étais-je au même point ? J’ai été obsédée par cette pub pendant une éternité jusqu’à ce que je refasse ce test au retour d’un voyage avec pas mal de kilos en moins. Le résultat demeure le même. C’est forcément du bidon, non ? Histoire que je ne désespère pas, merci de faire le test et d’envoyer vos résultats à l’adresse suivante : [email protected] 107 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 108 jolie bouteille, sacrée bouteille… La solution la plus simple mais aussi la plus vicieuse pour accepter mon corps a souvent été l’alcool. Totalement désinhibée, je gagnais une confiance qui me laissait croire que j’étais ultra à l’aise dans mon corps. Je passais du pull large et Doc Martens la journée, aux fringues sexy, maquillage outrancier et déhanchement langoureux en soirée. La transformation en un vulgaire bout de bidoche. Avec du recul, je me rends compte que j’avais du succès seulement parce qu’on me voyait comme une proie facile tellement j’utilisais mon corps comme un appât. Cette relation à la séduction a totalement faussé l’image que j’avais de mon corps, ce corps que je ne respectais pas plus que ne le faisaient les mecs qui profitaient de cette faiblesse. 22:45 à poil !!! 23:56 108 4:37 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 109 l’alcool, la solution magique pour se sentir plus séduisante ??? Bouche pâteuse, trop bourrée pour me laver les dents, haleine de chacal, mélange de cendrier et de tous les alcools ingurgités et régurgités Trop mal au crâne pour tourner la tête… Allons-y en tâtonnant… vérifions d’abord si je suis bien seule Pas démaquillée, des yeux d’épagneul battu, regard vitreux, des valises sous les yeux. 11:59 Les mêmes fringues que la veille qui puent la sueur, le tabac froid, l’alcool et le vomi... 109 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:25 Page 110 Quand je suis redescendue sur terre et que j’ai pris conscience des limites de ce jeu, là, je me suis pris une grosse claque en pleine pomme. Sans tout ce tralala superficiel, mes rapports avec les hommes étaient forcément moins directs et je me sentais moins désirable voire incapable de l’être. Au même moment, cause ou conséquence, j’ai pris pas mal de poids. Le mélange explosif... Résultat : je me suis blindée, je n’avais plus envie qu’on me touche car je pensais que de toutes façons, sans mon déguisement, personne n’avait envie de moi. À force de me le répéter, j’ai vite sombré dans le défaitisme et j’ai fini par prendre mon corps pour une poubelle. Quelques kilos et bourrelets de plus ou de moins, des poils disgracieux, pfff, au point où j’en étais de toute façon. À force de m’endurcir, j’ai fini par perdre toute confiance en moi par rapport à ce corps qui me dégoûtait pour de bon et que je laissais plus ou moins à l’abandon. Avec ce sentiment de honte et de mépris, impossible pour moi d’envisager la moindre relation intime avec un homme. Depuis quelque temps, j’ai pris conscience de tout ce mécanisme défaitiste, qu’il fallait que j’arrête de rejeter la faute sur les autres, que j’arrête de faire semblant de revendiquer et de me cacher derrière une pseudo indépendance féministe. Qu’il fallait plutôt que je me réapproprie ce corps, que je l’accepte pour être capable de vouloir que quelqu’un le touche et d’entendre que quelqu’un en ait envie. Plus facile de détester son corps que de l’assumer mais petit à petit, le cheminement se fait. Pendant ces années, j’ai maudit les filles bien foutues qui se plaignaient sans arrêt de leur corps. Très récemment, j’ai compris que tout dépendait de l’image que l’on a soi-même de son propre corps. 110 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 111 J’ai dû prendre au moins 200 grammes Elle, c’est la copine qui mène une hygiène de vie irréprochable histoire de ne pas prendre un gramme : nourriture vapeur, 2 heures quotidiennes de course à pied, elle boit de l’eau comme si c’était une potion magique... Forcément avec tout ça, et heureusement pour elle, elle a un corps “parfait” mais s’en plaint non-stop. Ce genre de plaintes m’étaient insupportables d’autant plus qu’elle rabâchait que la graisse, c’est dégueu, que de toute façon elle ne serait jamais grosse car pour elle, c’est vraiment signe de laisser-aller... Je trouvais ses paroles indécentes jusqu’au jour où j’ai compris qu’elle avait été anorexique. Le contrôle de son corps est une obsession. Nous en avons beaucoup parlé et je me suis dit que certes, j’avais des formes plus que généreuses mais au moins, je ne me prive pas des plaisirs de la vie. 111 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 112 De m’être penchée sur mon rapport au corps, d’avoir mis des mots dessus m’a permis de prendre du recul face à mes complexes et au malaise que je ressentais à cause de cette carcasse que je suis bien obligée de me trimbaler. Je ne dis pas que tout est magique et idyllique mais aujourd’hui, je me sens bien mieux dans mon corps, je l’assume mieux même si cet équilibre reste fragile et que selon les situations, les complexes peuvent rapidement prendre le dessus, et ces situations ne manquent malheureusement pas. Cependant, il est flagrant que j’ose plus mettre mes formes en valeur, que je prends plus soin de mon corps qu’auparavant et surtout que je peux me sentir désirable, ce qui n’était plus le cas depuis belle lurette. Je me suis rendu compte que la vision que l’on a de son propre corps détermine réellement tout. Plusieurs personnes ont vu ces dessins censés me représenter et m’ont fait la même remarque “ne me dis pas que tu te vois réellement comme ça ?” Certes, ce sont des dessins, les traits sont exagérés mais j’en trouvais quelques-uns assez ressemblants. Comme quoi il y a un sacré décalage entre la façon dont je me vois et celle dont les autres le font. Cela m’a aussi permis de réaliser que plein de femmes autour de moi étaient bourrées de complexes et avaient un rapport problématique avec leur corps alors que je ne l’aurais jamais soupçonné. Cette découverte a été plus que positive pour moi, tout d’un coup, l’expression “hors-normes” perdait de son importance. Mais bon, reste encore le problème des poils à assumer et ça, c’est loin d’être gagné... À quand la mode des poilues ? 112 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 113 113 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 114 9/02/09 15:26 Page 114 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 115 Sulfur enveloppe Ce texte a été écrit en deux fois ; la première partie ayant déjà trois ans, je ne m’y retrouvais plus, d’où la naissance de la seconde. En espérant réconcilier les deux… 115 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 116 Un chat noir cherche son propriétaire dans mon immeuble. Peut-être devrais-je essayer ? Jeune fille noiraude a perdu sa maison ; savez-vous où elle est ? Je ne sais rien, rien du tout, sinon juger, et ce selon une certaine étiquette esthétique. La mienne. Et encore, cette maigre consolation ne s’applique qu’au tangible, au monde extérieur. À l’intérieur, c’est la tempête. Maigre elle me voit. Grosse je m’aperçois. Sournoise, cette torpeur s’est discrètement faufilée jusqu’aux boyaux de mon cerveau, effaçant tout amour de l’esprit. “Tes pieds sont beaux,” m’a-t-on dit. Mes pieds sont pourris. Mes jambes petites et épaisses. Mes hanches larges et souffrantes. Mes fesses plates et trop grosses. Mes seins rabougris. Mes doigts pas assez fins. Mes yeux cernés. Mes cheveux filasses et fatigués ; ils étaient plus beaux avant. Avant quoi ? Mes bras ? Tiens je les aime assez … quoique plutôt flasques. Mes poignets, il me reste mes petits poignets. Des brindilles épistolaires prêtes à se dissoudre dans les flammes de la Saint-Jean. Hélas, elles ne sont point accompagnées, comme l’exigerait la tradition ; alors, faute de garçon prêt à braver l’incandescence, les allumettes se fendent d’un craquement et grésillent dans le “feu de joie”. Trop petits, trop gros. Burlesque et insipide tragédie humaine. “Jamais content, toujours méchant !” s’insurge le chanteur. Ma situation est volontairement aberrante. Qu’attends-je donc ? Le trou noir. 116 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 117 Quel est le fil conducteur qui conduira Ariane à la sortie du labyrinthe infernal ? Car elle veut voir sa chair, lasse des reflets de son angoisse, de sa haine. Pourquoi refuse-t-elle de montrer ses membres ? À cause de sa maigreur, entend-elle scander. À cause de mes trop replètes rondeurs, murmure-t-elle, déjà remplie de honte par son aveu. Anorexie. Haine. Refus de vivre. Je cherche à comprendre la racine de cette aberration. Quelle source s’est tarie ? Et quand ? Quelle est l’eau qui a manqué de m’abreuver ? Le mystère est encore si épais. Je ne sais plus à quel saint me confier. Façon de parler car Dieu ne m’a jamais répondu. Dieu ? Pour croire en une telle entité, encore faudrait-il croire en la réalité de ce monde. Or cette table est-elle réellement telle que je la vois ? Le subjectif me rend folle. Si mes hanches paraissent osseuses aux autres, alors pourquoi les vois-je rondes ? Quel est ce tour de magie ? Comment l’exorciser ? Relis tes écrits d’adolescente. Je l’ai fait et y ai vu la main du criminel ; mais cela ne me rend pas l’antidote. Fuir les miroirs est le seul dédale avec lequel je puisse m’entendre. Ce n’est que partie remise ; le diable m’attend au coin de la rue. *** Aujourd’hui. Je pense au corps féminin et mes yeux se noient dans une enfilade d’embouchures : dérivés des rivières, sources de la mer, naissances et sanguinolentes descentes. Un corps et non de la chair à modeler. Un corps. Un être vivant. Un organisme pour rire, un tronc pour fleurir, un banc pour s’asseoir, un foulard de soie pour caresser. Du petit bout de pâte à modeler, je tente de m’éloigner. Sans parvenir à l’accepter, je m’efforce à ne point le mépriser. Le souffle du danger m’a de trop près effleurée. N’aimant guère cette odeur de viande 117 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 118 grillée, je me suis levée… Ou plutôt ai-je laissé le masque tomber, le temps d’un instant de magie, l’espace d’une trêve, pour une minute de lucidité. En est né le puits, dans lequel depuis je plonge, afin d’y puiser mon anguille de vérité ; la rebelle étant toujours aussi délicate à pêcher… Une minute de toute beauté. Debout, seule reine de cette chambre, je me suis penchée sur le miroir de l’hôtel, rebelle aux cris cervicaux. Loin du prisme déformateur, loin de mes yeux intérieurs, j’ai pu me rassasier à outrance de mon reflet. Enfin. Plaisir et délectation : mes pupilles tentaient d’enregistrer le nouveau signal, l’onde vacillant entre soupçons d’admiration et flots d’incompréhension. De peur de sombrer dans ces derniers, j’ai alors tiré la chasse, et de la cuvette montèrent les râles. Un autre coup, sec et sonore, et le diable avait filé. Je pouvais ainsi m’en retourner vers mon image, qui, dans un dansant sourire, me fit sa révérence depuis le limpide ovale. C’est ainsi que débuta cette histoire d’amour qui, comme toute romance, distille ses souffrances. Amour tout de même. Oh ! Vous croyez ? 118 9/02/09 15:26 Page 119 Hélène maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 119 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 120 no body no 120 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 121 Claudine Lebègue octobre 2008 Ce matin je suis allée voir de toute urgence un doc gynéco… Mon corps souffre de tout, mais la blessure la plus grande est dans mon âme. J’ai qu’une chose en tête, l’abandon. Il m’a abandonnée. J’ai mal docteur… c’est normal ? Ça fait mal de faire l’amour ?... c’est normal ? Ça fait mal d’aimer ?... j’ai beaucoup de questions et je saigne beaucoup. Le doc m’a écoutée, m’a auscultée… “Non c’est pas normal”, qu’il a dit… “Oui ça peut faire mal tout ça, mais pas comme ça”… Ça, c’est la déchirure et le sang vif qui va avec. Ensuite il a dit : “je veux le nom du salaud qui vous a fait ça”… j’ai pas donné son nom. Pour moi y’avait pas de salaud… je l’aimais... J’ai rien dit, je suis rentrée chez moi, j’ai rien dit à personne jamais. Personne de ma famille n’en a jamais rien su. Je voulais le protéger tu comprends. Parce que je l’aimais, je l’aimais, je l’aimais. Ça a été ça le pire. Quand ça t’arrive un truc pareil, si tu l’aimes l’autre, tu te sens moche moche moche et nulle nulle nulle... Et même je vais te dire, t’as presque envie de le plaindre et de t’excuser d’avoir souffert… Et tu te dis “il s’y connaît vraiment en femme et je l’ai vraiment déçu… il a raison”… Oui ! Tu te dis “il a raison”. Il a bien fait de me quitter, bien fait pour moi, je vaux pas un clou, et même tu vois je voudrais lui demander pardon. Oui tu rêves de lui demander pardon, et tu penses même pas à lui pardonner. Loïc a fait une tentative de suicide deux ans plus tard. Je l’ai su par la bande. Il s’est raté. Ça ne m’a pas vraiment étonnée. No body is perfect. 121 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 122 9/02/09 15:26 Page 122 Sabine Li maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 123 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 124 trilogie 124 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 125 Sylvie .2 Son regard de femme Sur mon corps de femme Ses mains de femme Sur mon corps de femme C'était juste possible C'était juste admissible 125 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Mon corps comme j'ai pu te trahir Mon corps tu as su t'ouvrir Alors ma tête n'était-ce pas pire Que de l'empêcher de fleurir ? C'était juste possible C'était juste admissible Mon corps qui a tremblé Mon corps qui a vibré Mon corps qui a caressé Mon corps qui a aimé C'était juste possible C'était juste admissible J'ai eu envie Et j'ai dit oui Je l'ai admis Et par ma vie C'était possible C'était admissible Ma tête, mon corps, Maintenant vous êtes d'accord. Il n'y avait pas de torts Vous pouvez le dire alors : C'était vraiment possible C'était carrément admissible *** 126 Page 126 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 127 J'avais tellement envie de lui offrir mon corps, et c'était tellement facile de lui offrir. J'avais tellement envie de découvrir son corps, et ça a été tellement délicieux. À travers son regard de femme, si plein de tendresse, de douceur, ça semblait tellement naturel... Bien plus que tout ce que j'avais imaginé, c'était bon. Quelle douceur que sa main dans la mienne, que ses bras autour de moi, quelle volupté de poser mes lèvres sur les siennes, et quel délice que nos corps entrelacés... Et au bout de ce chemin, du plaisir. Le plaisir reçu, immense et fort, qui m'a prise tout entière, mais aussi le plaisir d'en donner, surprenant, au sens de la bonne surprise. Ce plaisir partagé a été comme une découverte pour moi. Douceur, odeur, tiédeur, moiteur. C'était donc ça, "juste ça", pourrait-on dire tellement c'était facile, ou alors "autant que ça ", tellement il y avait de force et de bien-être dans cette première fois. Il a bien fallu me l'avouer, c'est possible, c'est joli, c'est facile d'aimer une femme, de la désirer, de lui faire l'amour. Et c'est en moi, c'est moi. Un mot me vient à l'esprit en repensant à tout ça : sensualité. C'est un petit bout de soleil dans mon cœur, pour toujours... 127 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 128 9/02/09 15:26 Page 128 Delphine Bochart maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 129 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 130 bonjour Monsieur le 130 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 131 Lucile septembre 2006 Critique - Bonjour - Bonjour. - Pouvez-vous nous dire qui vous êtes ? - Oui bien sûr, je suis le Critique de Lucile, son Critique Intérieur quoi… - Tiens, tiens. Je croyais que vous aimiez rester caché. Merci d’être sorti au grand jour. Qu’est-ce qui vous amène ? - Eh, j’ai appris qu’on s’intéressait à moi, et j’ai des choses à dire, beaucoup de choses à dire, y’a pas grand chose qui va, alors j’ai beaucoup de choses à dire, et personne ne me laisse les dire !!! - Très bien, ici vous avez la parole. - Ah merci ! 131 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 132 - Bon, rentrons cash dans le vif du sujet alors. - Parfait, parce que je bous là ! - C’est parti : alors, comment trouvez-vous Lucile, physiquement ? Vous la trouvez jolie ? - Jolie ? Mais comment peut-on trouver une camionneuse jolie ? Non, mais franchement, c’est un monstre, ça ne va pas du tout. - Un monstre ? Mais qu’est-ce qui ne va pas chez elle ? - Non, mais vous avez vu ses poils ? Mon dieu quel cauchemar. Elle en a partout ! Déjà sa barbe, je ne suis pas très d’accord… Mais ses jambes, ses cuisses, je trouve ça dégueulasse… Oui, ça me dégoûte… - Ah bon, elle vous dégoûte ? Et vous lui dites ? - Oh ben ça je ne me gêne pas. Bien sûr je ne peux pas toujours. Si elle est avec sa bande d’espèces de féministes, ouh là là, je la ferme, de toute façon, on me met dessus de sacrées épaisseurs d’oreillers, alors là, non, je n’ai aucun effet. Bon, et puis aussi si elle couche avec quelqu’un/e pire qu’elle, bon, on ne m’entend pas trop. Mais, attention, à d’autres moments, là je l’ouvre, et là elle m’entend ! Même si des fois elle s’en défend… - Ah… Et donc parfois vous avez toute votre place… Vous pouvez nous citer des exemples ? - Oui, volontiers. L’autre jour, elle s’est retrouvée dans un groupe de jeunes filles, vraiment mignonnes. De vraies femmes elles ! Ah oui, ça je lui ai dit. Elles 132 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 133 étaient parfaites : minces, féminines, habillées toutes mignonnes, la peau lisse… Je lui ai soufflé à l’oreille : “t’as vu ma vieille comme t’es moche. T’as l’air de quoi. T’as pas honte ? Une vraie hommasse. Tes poils c’est hideux. Et puis tu fais tas !” J’ai toute ma place aussi si elle couche avec une fille toute fine toute mimi, qui l’impressionne un peu. Je lui dis “cette fille va être dégoûtée de te toucher, t’as de la chance si elle ne te vomit pas dessus”. Ou bien “t’as intérêt à te planquer parce que si elle te voit en entier et en détail, comment tu veux qu’elle puisse t’aimer !”. Y’a pas qu’avec les filles que je lui mets la pression, avec les mecs, j’aime bien lui rappeler qu’elle ne pourra jamais plaire à aucun, trop mec, trop poilue, trop moche, trop grosse. Les mecs n’aiment pas ce genre de filles. - Ah bon, y’a pas que les poils que vous n’aimez pas alors… Vous la trouvez grosse ? - Grosse ? Bien sûr. Vous n’avez pas vu ses bourrelets ? Son ventre est trop gros. Je ne lui laisse pas le sortir, ni le montrer. Ses cuisses sont grosses. Ses mollets sont gros. Ses doigts sont gros. Ses orteils sont gros. Ses fesses sont grosses et molles. Sans oublier qu’elle est baraquée, j’aime moyen… - Et ses bras ? - Non, là je n’ai rien à dire, ça va. - Ses seins ? - Ça va. Leur forme en tout cas. Les poils sur les mamelons, c’est un peu dégueu… - Ses pieds ? - Tiens, ça me rappelle qu’au collège, une copine lui a dit qu’on dirait des spatules. C’est vrai, je n’avais jamais pensé à lui dire comme ça. Maintenant, elle le sait, je le lui rappelle de temps en temps. 133 Delphine Bochart maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 134 9/02/09 15:26 Page 134 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 135 - Ses orteils ? - Trop gros je vous ai déjà dit… Plus les touffes de poils dessus… Là je travaille à lui faire enlever… - Sa peau ? - Ça dépend vraiment des endroits. Elle peut être douce et ça va. Mais à d’autres endroits, les boutons, non là, c’est vraiment ignoble. - Et son visage alors ? - Pas trop mal. Quand ça va bien. Si elle est un peu fatiguée, ses rides, ses poches sous les yeux, ça la rend vraiment moche. - Les rides ? Quelles rides ? - Ben autour de sa bouche ! et puis sur le front… Et puis y’a sa moustache… dégueu. Et ses boutons ou espèces de croûtes là. Dégueu aussi. - Mais y’a rien qui va alors pour vous ? - Si quand même… Sa bouche ça va. Ses dents, son nez, la forme de son visage, ses cheveux… Tout ça je n’ai rien à dire. Non, ce qui ne va vraiment pas, ce sont ses poils, son gras, et ses boutons, le reste ça va. - D’accord. Je vois… Et bon, alors si on va plus loin, comment vous l’aimeriez Lucile ? Comment faudrait-il qu’elle soit pour vous plaire ? - Hummm… Laissez-moi imaginer… Bon, bien sûr plus mince, donc moins de ventre, moins de fesses, moins de cuisses. Bien sûr pas de poils. Juste un peu là où il faut : un peu au pubis, un tout petit peu sous les aisselles (pas ses grosses touffes dégueulasses !), c’est tout. Et puis bien sûr il faudrait qu’elle soit plus féminine. - Ah intéressant. Vos critiques concernent donc aussi son attitude alors ? - Oui c’est ça. 135 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 136 - Vous disiez “plus féminine” ? Qu’entendez-vous par là ? - Eh bien je ne sais pas moi, mais ça concerne sa façon de se tenir : les jambes écartées ça ne va pas, sa démarche ça ne va pas. J’aimerais quelque chose de plus léger, de plus souple, plus discret, plus gracieux. - Tiens, on n’a pas parlé de son habillement. Qu’est-ce que vous aimeriez qu’elle porte ? - Bon, vous l’aurez compris, moi j’aime qu’on fasse attention à ce qu’on porte. Et j’aime les choses près du corps, qui mettent les jolies formes en valeur, j’aime bien les habits mignons et jeunes. Les habits genre gros sac, non c’est bon, Lucile a assez donné. - Bon, je crois qu’on a fait le tour de ce qui ne vous plaît pas chez Lucile. - Oui. Concernant ce qui touche plus au corps, disons qu’on a fait le tour. - Alors j’aimerais vous poser une question : quand êtes-vous apparu dans la personnalité de Lucile ? -… Laissez-moi réfléchir… Humm, je dirais aux alentours de ses 15 ans, 17 ans peut-être… - Que s’est-il passé à cette époque ? - Disons que c’est grosso modo le moment de sa puberté. C’est à partir de ce moment-là qu’elle a commencé à changer, à grossir, à avoir des boutons, trop de poils. - Et donc vous êtes apparu. Pour lui apporter quoi selon vous ? - Mais enfin ! pour qu’elle soit dans les normes et qu’elle se sente bien ! Si elle m’écoutait, elle se sentirait bien dans sa peau ! 136 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 - 9/02/09 15:26 Page 137 Selon vous, vous êtes là pour l’aider alors ? … Oui Vous avez peur de quoi au juste ? Mais enfin ! Que Lucile soit rejetée, qu’elle ne soit pas aimée ! Hein !?… Bon, où en étais-je de mon interview… Ah oui. Quelques questions et on a bientôt fini : D’où venez-vous ? D’où tenez-vous votre savoir ? De qui ? Comment savez-vous tout ça ? - Bon, je pense que j’ai dû puiser mes connaissances un peu partout autour. - C’est tout ? - Non. La mère de Lucile m’a bien aidé. En fait, elle pense exactement la même chose que moi ! Et elle ne s’empêche pas de le dire. Des autres, et de Lucile aussi quand elle était plus jeune. - Vous êtes assez identifié à sa mère en fait ? - Huummm. Oui je crois. - Dernière question : quelle place pensez-vous avoir dans la personnalité de Lucile ? Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a des personnalités chez Lucile qui combattent ardemment tout ce que vous dites ? - Ahhrggg ! Vous parlez de cette putain de voix de féministe de merde ! - Entre autres… - Oui, eh bien en tout cas, celle que je déteste le plus, c’est celle-là. Ce qu’elle raconte c’est n’importe quoi ! Si Lucile l’écoute, ça va être la risée et la honte ! Elle ne sera bonne qu’à traîner exclusivement avec des lesbiennes féministes radicales ! Non, cette voix, c’est n’importe quoi je vous dis. Elle a passé 10 ans 137 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 138 à essayer de combattre à l’extérieur, dans la société, dans la "culture", tout ce que je disais ! Ah Ah. Mais ce n’est pas en tuant ça à l’extérieur que je vais mourir. Elle ne veut tellement pas entendre parler de ce que je dis, qu’elle ne savait même pas que j’existais. Et pendant ce temps-là, je faisais mon petit boulot en douce. En tout cas, après tout ce travail de la “féministe” là, eh bien Lucile ne se sent toujours pas vraiment très à l’aise dans son corps. - Bon, je vous remercie. Je crois qu’on a fait le tour pour le moment. Eh bien au revoir. Je vous remets sous vos oreillers ? - Noooooon ! Ne faites pas ça !!! Sinon, je continue à pourrir Lucile toute sa vie sans qu’elle ne s’en rende compte ! La journaliste se lève, vient serrer la main à Monsieur le Critique, et lui glisse comme ça : “Vous savez, moi aussi j’en ai chié avec mon Critique Intérieur ; il m’enfonçait alors qu’il croyait m’aider. Y a-t-il un moyen de négocier avec vous, afin que ça ne soit pas trop dur pour Lucile ? - Mais bien sûr qu’il y a moyen… Merci à Véronique Brard, dont le boulot est de bosser sur les différentes personnalités qui nous composent (et notamment celles dites “reniées”), d’avoir été la véritable intervieweuse de mon véritable Critique Intérieur… 138 9/02/09 15:26 Page 139 Vanessa maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 139 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 140 l'anorexie 140 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 141 Valeirie et ses anges et l'a-symétrie kaos-tic ou une histoire de sorcières et de sorcellerie essai surhéstétik Valeirie Ce soir je pète les plombs ! Ma mère au téléphone… voix monocorde, aussi fatiguée que la mienne, c'est elle cette fois qui me renvoie le miroir de mon désespoir, et moi, je parle, je réponds à ses questions sans vraiment croire, ni ressentir un bout de vraisemblance, ou une miette de sens dans ce verbe, ces réponses inachevées, rompues par le vide, 141 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 142 l'absence, alors… alors silence, et puis, et puis comme d’habitude elle me parle de Sabine, ma sœur qui est au Guatemala et dont elle attend toujours un mail, ce foutu mail… ! Elle me dit qu’elle doit être dans les communautés indiennes, voilà… rien d’autre à dire, je suis loin, si loin et j'en ai franchement rien à foutre de son inquiétude ! Désolée maman si je ne peux pas rassurer tes peurs ou nourrir ton propre vide ou quels que soient tes besoins, ou ceux de ton mari, ce n’est pas mon rôle et peut-être bien pas celui de ma sœur non plus… Longue histoire gorgée, égorgée par de suppureux mélanges, douce folie du manque abandonnique, ce soir tu me tues, certainement ne peux-tu pas m’aider, et j’crois j’en ai pas envie, là où je suis ce soir tu ne peux pas être, et je t’admire trop pour t’en vouloir, grande Dame du vent et du temps. Alors arrive mon père, celui qui un jour fut érigé sur le trône du Dieu Amour, et à qui aussi j'dois dire j’ai coupé la tête, j’ai failli en perdre mon bras gauche si ce n’est la vie, mais j’étais libre, pleine de violence, mais libre et j’ai enfin pu m’éclater au pieu, prendre mon pied sans que les démons patriarches viennent me hurler dessus, me pousser à me tuer, à me brûler, moi pauvre petite, si coupable d’abandonner mon père… monstrueuse traîtresse ! Quand j'avais 17 ans mon père est devenu fou, emprisonné ! C'est vrai la famille ça emprisonne, surtout quand les enfants grandissent… ce qui était le cas. Alors il a brandi le drapeau de l’absolue liberté, celle qui vous permet de voler sans plus vous soucier de savoir si vous allez vous retenir de dire merde à toute la famille le soir en rentrant à table. Cette liberté, absolue et psychotique, ou supercherie, qui ne laisse pas le temps de voir la solitude vous tomber dessus et rompre votre âme, ou celle de votre enfant. Je suis partie dans l’anorexie, enfant éternelle, ange pur asexué, loin des besoins dégradants, obscure faiblesse de tous ces chers consommateurs, déjà consommés depuis longtemps. Le nez pointé vers la cime des arbres, ou plus loin encore, Platon et Socrate sur la ligne de mes pas. Ces deux-là sont entrés dans ma vie et dans ma chair par la bouche de ma prof de philo, magnifique, sensuelle, érotique… surtout lorsqu’elle vous raconte que 142 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 143 Socrate se suffisait d’un sac de patates comme habit et qu’il déambulait pieds nus à la rencontre d’âmes perdues qu’il faisait accoucher… très très chic ! Alors j’ai ôté le masque du soleil enfantin, j’ai mis les murs et fenêtre de ma chambre à nu, comme moi, j’ai jeté loin l’apparat de la jolie jeune femme, j’ai porté le miroir du vide, du rien, du néant, de la mort, plantée comme un râteau face à tous ces amis, cette famille, perdus, aveugles et certainement aussi pour certains assassins. De quoi je vous assure faire débander toute forme phallique… mon sacrifice humain était en route ! Un an plus tard je suis arrivée à l’hôpital psy, morte ou vivante, c’est impossible à dire. J'ai accepté d’y venir sous promesse qu’il s’y trouvait une bibliothèque, j’étais bien loin de comprendre où j’allais atterrir et on s’est bien gardé de me l’expliquer. Aster, c’est le nom de la division où je me suis trouvée déportée. J'dois dire que l’idée d’aller me poser sur une étoile me plaisait assez… dans l’absolu. La chose la plus terrifiante à ce moment-là pour moi, c’était cette foutue balance, cette bête immonde, ignoble, bien trop vivante à mes yeux et dont découlaient toutes sortes d’hypothèses voire de décisions. Quel animal vorace ! La chose mesurait ma vie, ou plutôt ma souffrance. Chaque matin on me chopait à peine sortie du lit direction la salle de soins, là je devais ôter la plupart de mes habits, et grimper sur le ventre de l’ignoble matrone. Si elle me bouffait plus de 40 kilos j’étais libre, mais attention, les grands généraux étaient clairs, ils me passeraient la sonde autour du cou si nécessaire. Pour m’aider, ils avaient convoqué une experte de la gestion en boustifaille, la diététicienne, ça c’était quelque chose… catastrophique ! Elle est venue me trouver dans un petit salon que certainement on avait dû oublier d’arroser d’un peu d’oxygène. Assise face à moi qui étais toute en os, cette petite dame, rose pâle, m’a regardée avec des yeux de bovin qui en disent long, moitié mal à l’aise, moitié horrifiée, puis elle s’est mise à mugir quelque chose du genre : alors là vous êtes allée loin, 143 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 144 vraiment très loin, en 10 ans j’ai jamais vu ça… y a même plus de muscle…! Plus que jamais j’avais l’impression d’être un volatile rare qu’on allait engraisser. Pourquoi ? J’imaginais que cela devait être pour que j’aie un peu meilleure allure le jour de Noël… enfin j’dois avouer que j’avais peu de réponses à ce genre de questionnement à l’époque. Ce qui ne m’empêchait pas de participer aux repas et d’y porter toute mon attention. Chaque petit bout de jambon, miette de gruyère, température de cuisson, couleur, épaisseur, étaient soigneusement inspectés, je tentais d’y mettre un peu du cœur ou du moins de feindre je ne savais trop quoi mais véritablement je dois dire chaque rencontre avec la gamelle était une expérience traumatisante, d’ailleurs j’avais trouvé un subterfuge dont j’étais assez fière, je m’étais équipée d’un livre, mon préféré, celui sur Egon Schiele, c’était lui mon allié, le complice face à l'ennemi, le seul ami qui me distrayait et m’intéressait si terriblement, que pizza, gratin, risotto, pâtes, etc. se voyaient ignorés, forcés d’attendre, parfois des heures, pour que je leur accorde une seconde de mon précieux temps. En vérité il arrivait que je ne lise pas plus que je mange, j’étais capable de feindre des heures, mais lorsque je me mettais à penser à la grasse bouche de la Chose vautrée dans la salle de soins, j’en avalais direct’ trois fourchettes sans plus rien penser, la peur au ventre, les chiffres dans la tête, les grammes, les kilos, l'horreur de la sonde qui me pendait au nez et que parfois je voyais ramper jusqu’à moi comme un vieux ver salace et je m’enfuyais l’estomac plein trouver de l'aide dans la forêt. Je passais la plupart de mon temps dans le parc. Pour cela j’enfilais un vieux caleçon mauve à pois verts délavé, une chemisette, pieds nus je m’en allais récupérer un bout de liberté. Ma pensée, loin des murs et des regards, s’envolait et pouvait enfin poursuivre fermement le questionnement et l’élaboration toujours plus pointue des règles, des comportements, des modes et attitudes pour toucher le but, atteindre et dépasser l’humanité. J’étais un gouvernement, une citadelle, un 144 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 145 Valeirie empire autonome, autogéré, indépendant, avec une pensée autonome, puissant, très puissant, suspendu, éthérique, hors d’atteinte de l’impérialisme occidental et de toutes ses fioritures puantes que s’arrachaient ses esclaves et dont ils s’enduisaient et se gavaient, et pour cela je vous assure certains ou certaines auraient tué. Mon walkman sur les oreilles j’écoutais Brigitte Bardot, ma sœur m’avait filé cette vieille cassette sortie de je ne sais où, et quand Brigitte chantait "nue sous le soleil" ou "coquillages et crustacés", j’me sentais plus que jamais envahie de liberté. Je revoyais le clip "Harley Davidson" et quand ce sex-symbol, plantée sur une bécane, s’est un peu emportée et du coup ne s’est plus trouvée synchro avec le ventilo qui faisait du vent dans ses cheveux, alors elle a dû continuer à chanter, l’air de rien jetant sa tête en arrière, tentant de se défaire de la mèche rebelle collée sur son visage... Je vous assure ça c’est du grand art, rien à dire, tout est là, et ce génie évidemment s’appelle Serge Gainsbourg… Qui d’autre...! Relation à soi-même, à l’autre, au monde sur le mode musical, sexuel, ludique, humoristique, maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 146 grinçant, suicidaire, ultra-esthétique, personnel de "je t’aime moi non plus"… Mise en scène pure, exacte, sensible… Ce tableau a défilé durant une année dans la chambre de ma solitude tenace, il a guidé ma verve, aiguisé ma bouche et déployé ma plume. Gainsbourg avait ce genre d’intelligence qui use une touche, un détail, un mot avec une hyper conscience de chacun. J’me disais que ce genre de mec avait dû lui aussi plus que bien d’autres subir le pouvoir destructeur de l’infime et qu’il avait réussi à le transformer pour lui, armé, intouchable si ce n’est par la beauté. 146 9/02/09 15:26 Page 147 Valeirie maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 147 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 148 9/02/09 15:26 Page 148 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 149 Marine Bernard crustaceste Mon corps est une moule Une coquille dure et couverte d'algues, Stratifiée par les vagues successives, Solidifiée par les crabes à pinces intrusives. Elle renferme un petit bout de viande, Tout mou, tout moche, tout rien, Qui sent la pourriture maritime. Et ce petit bout rétrécit, rétrécit. Ma moule est comme mon corps, L'extérieur est couvert d'herbe noire. L'intérieur est fort, grâce aux mains tendues d'autrefois Et ça s'est agrandi depuis quelques inspections. Et ça sent la moisissure marine. Il y a une excroissance de chair, Un petit bout qui te crie, qui te crie : "Remets-moi à l'eau, je me dessèche". Le encore je sirène, qui elle aide le qui Viol et veux plus crève avait moi bout pourrit. Me toujours, être une comme une princesse de Sois Tue mais une moule si raison. Aime viande vraie. 149 Maité Soler maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 150 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 151 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 152 l’amour 152 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 153 Lucile septembre 2006 en héritage Je suis sur ses genoux. J’ai 9 ans. Je ne sais pas comment je suis arrivée là. Mais je suis contente. Ma sœur est couchée déjà. Peut-être ai-je fait un cauchemar et je me suis levée pour être rassurée ? En tout cas je vis un moment privilégié : un moment de lien avec mon papa. C’est rare. Ça fait du bien un moment de lien. Un moment de chaleur. En Antarctique. 153 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 154 Chez moi, ça ne doit pas être très loin de l’Antarctique : ma mère est plus ou moins partie de la maison ; elle est amoureuse d’un homme, sa tête est ailleurs de toute façon. Elle revient parfois des soirs. Mais elle n’est plus vraiment là. Ou peut-être est-elle déjà complètement partie. C’est donc mon père qui prend en charge notre quotidien. Tiens ! J’avais un père ! Jusqu’ici un fantôme. Ma mère jusqu’à présent au foyer s’occupait de tout, mon père rentrait du boulot le soir, il ne disait pas grand-chose, n’avait pas vraiment de place ; je le connais à peine. Et voilà cet homme qui doit s’occuper de tout : de la maison, de la chienne et de la chatte qu’il ne voulait pas, de nos petits bobos, de nous nourrir… A-t-il seulement déjà fait une seule fois la cuisine dans sa vie ? Lui qui a quitté sa mère à 30 ans pour se marier avec la mienne ? Il apprend à faire cuire des pâtes. Résultat : salade de pâtes à tous les repas. Ma sœur et moi on en a ras-le-bol ! Sa vie s’effondre. Il sombre. Il se met à boire. Il n’a pas l’alcool violent, ni joyeux. Il a l’alcool mort. L’alcool qui rend absent. Qui le fait gagater un peu et puis s’endormir, plutôt gentil. Il est malheureux. Il n’était pas marrant déjà avant, là il devient chiant et pénible. Abandonnée par ma mère ; abandonnée par mon père. Alors ce soir, je suis sur ses genoux. Et c’est bon. Il est un peu saoul mais tant pis. Je suis contente quand même. Il me parle vaguement d’une femme qu’il aime bien, à qui on doit rendre visite le lendemain, il l’aime, elle non. Je ne sais pas pourquoi il me parle de ça. C’est un peu bizarre. 154 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 155 Mais j’ai tellement besoin de lien. Alors le lien qui est celui d’une confidente de son père saoul, c’est mieux que rien. Même si je trouve ça bizarre. Bizarre. Comme quand il sort de son pantalon son sexe en érection. (Papa qu’est-ce que tu fais ?) Comme quand il me demande de le caresser. (Mais Papa qu’est-ce que tu fais ?) Quelque chose est en train de splitter dans mon cerveau de petite fille. Quelque chose de terrible s’inscrit à ce moment-là dans mon petit corps. Quelque chose est en train de se tordre. Je le caresse. Timidement. Je sais que je fais quelque chose qui n’est pas normal. Pas normal du tout. Mon corps réagit sûrement, est sûrement excité. Mon père est en train d’inscrire en moi un lien entre lien affectif pourri, désir-sexualité, mépris. Corps-objet. Sexualité / danger. L’homme est dangereux. C’est dangereux d’être une femme. … Il éjacule. Je sais qu’il a éjaculé, je sais ce que c’est. Tentative naïve de le protéger, de minimiser son acte, déjà de le cacher, de lui faire croire que je ne me suis rendu compte de rien. “Tu fais pipi ?” “Oui” il me dit. “Ouf”. Je sais bien qu’il ment. 155 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 156 Voilà. Il ne s’est rien passé. Il ne s’est rien passé. Il ne s’est rien passé. Mon père m’aime. D’ailleurs c’est moi qu’il préfère. Il ne s’est rien passé. J’entends vaguement dans l’escalier du bruit, comme si ma sœur se demandait ce qui se passait en bas et venait voir. J’ai eu cette pensée paniquée : “elle ne doit rien savoir. C’est entre mon père et moi. Peutêtre elle va être jalouse de ce lien. Et/ou peut-être elle va le dire à ma mère ! Elle ne doit pas savoir.” Elle l’a su. 14 années plus tard. 14 années où je n’ai rien dit. Pourquoi n’ai-je rien dit tout de suite ? Culpabilité ? Pour protéger mon père ? (C’est dangereux pour lui si ça se sait) Pour me protéger ? (Qui va-t-il me rester si mon père disparaît complètement ? Avec qui va-t-il me rester du lien ?) Parce que j’ai terriblement peur d’être perçue comme anormale ? Parce que j’ai au fond de moi des injonctions familiales : aller bien ? D’ailleurs tout va bien chez moi : j’ai un beau petit corps, je suis gaie et sportive, douée, intelligente, première de classe, musicienne… À ce moment, mon regard s’éteint. Je m’en souviens bien. Des réflexions de ma mère : “oh, mais sois plus expressive ! t’as le regard inexpressif !!!”. C’est un reproche… Personne ne va savoir. Même moi je vais l’oublier. On y arrive. Il suffit de se couper de soi-même (un peu plus encore, car je pense que j’avais déjà commencé à me couper pour ne plus ressentir). Il suffit de se couper de son corps. 156 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 157 De séparer tête et corps. De partir dans le mental. Ça je sais bien faire. Et le mental est super fort. Il peut tout faire. 15 ans après, il va même essayer de me faire croire, c’est une idée qui circule dans des groupes “politiques” que j’ai fréquentés, que la société a vraiment un problème avec la sexualité enfant /adulte, et que si elle ne faisait pas tabou ce sujet, il n’y aurait aucun problème à ce qu’un enfant, qui a une sexualité bien sûr, la partage avec un adulte. Ce n’est que conventions, religions, inhibitions tout ça, qui nous fait voir un problème là où ça pourrait se passer tout seul, dans l’intérêt de l’enfant. J’y ai cru. Et parfois j’y crois encore. On arrive à ne pas en faire tout un fromage. Ben oui, c’est quoi le problème ? Pas grand-chose. J’ai touché le zizi de mon papa, bon, et alors ? C’est du naturisme un peu plus poussé. C’est pas dramatique. Non Lucile, c’est pas ça qui a changé ta vie voyons ! Il ne t’a même pas touchée ! Qu’est-ce que tu aurais dit s’il t’avait fait des attouchements, voire pénétrée !!! Tu vois, c’est rien. En plus il t’aimait, tu as de la chance toi… Oublier. Enfouir. Enfouir. Tellement loin. Qu’on n’y a plus accès. Plus accès à l’émotion. Plus de conscience. C’est une thérapeute, genre ostéopathe, qui a fait ressurgir ça. Ben oui, par le corps. Mon corps tout blindé. Elle m’a touchée. Et a senti que quelque chose remontait. Elle me questionne : - “as-tu déjà subi une agression sexuelle ? - non, non, je ne vois pas…” Je ne mentais pas !!! Je n’y pensais même pas !!! Elle insiste, elle insiste. 157 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 158 Alors je lâche : “bon, si. Maintenant que tu me dis ça, quelque chose pourrait ressembler vaguement à ça, mais rien à voir, rien de problématique, je t’assure : mon père, j’avais 9 ans”. Sa réaction fait soudain ressortir mon émotion. Mon enfant blessé que j’avais enfermé dans une cave, pour survivre, bondit ; et pleure pleure pleure. 5 ans après, je peux, de temps en temps, recontacter la honte, la souffrance, la colère, le dégoût de cette scène. Tout ça bien enfoui. L’autre jour, j’entends une amie dire : “c’est en relisant un texte que j’avais écrit sur mon rapport au corps que je me suis rendu compte à quel point j’avais mis toute la responsabilité sur ma mère. Je me suis alors dit que mon père était responsable aussi.” Ça m’a fait : “glups...” électrochoc. Ça m’a mise sur le cul : comment ai-je pu parler tant de mon rapport au corps, sans jamais penser que cette scène avec mon père est d’une immense importance ?!?! Laquelle, je ne sais pas encore bien, c’est trop frais comme prise de conscience. Et si je commençais déjà par sortir de l’ombre cette petite fille abusée ? Voilà, c’est fait. 158 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:26 Page 159 159 Delphine Bochart maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 160 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 161 Lucile comme ça (Salut mon amour. Bien sûr ton corps est un champ de bataille adoré. M.) Hélène, je t’ai rencontrée il y a presque 4 ans. Tu m’as dit que j’étais belle. On ne porte pas un badge “oublier la beauté” pendant des années pour rien. 161 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 162 Au début je ne t’ai pas crue. Et je ne voulais pas entendre ça. Ça m’était même insupportable. Tu l’as répété et répété je ne sais combien de fois. Jusqu’à ce que je pleure. Et que je me rende compte que tu étais la première personne de ma vie à me dire ça. Et que j’aurais bien aimé le recevoir de la bouche de mes parents. Alors j’ai commencé à y croire. Merci pour ce cadeau. Ben oui, je croyais que j’étais belle. Et je t’ai rencontrée, toi qui portes le même prénom que moi. Toi qui au fond de toi portes cette adolescente mal dans sa peau. J’ai vu une photo de toi à 17 ans, j’ai cru me voir moi : grosseur, boutons, et ce regard… tout le mal-être que je connais… Alors à ton contact, ton énergie, tes réflexions, mon adolescente mal dans sa peau qui vit encore au fond de moi s’est réveillée. Elle a dégagé les oreillers que j’avais mis dessus, grâce à mes “combats politiques” entre autres… et BONG ! je me la suis mangée en pleine face. Bonjour, ah tu étais là ! Quand je mange trop de biscuits au chocolat, mon estomac est tout gros et appuie sur mon sac à larmes qui est dans mon ventre juste à côté. En fait, cette barbe, c’est un peu un non-choix : quand je l’enlève, j’ai des boutons à la place des poils. Je crois que j’assume mieux les poils que les boutons… En fait, cette barbe, c’est un peu un non-choix : quand je l’enlève, après je suis toujours un peu mal à l’aise, quand un poil repousse tout ça, je le traque avec ma pince. J’assume plus une barbichette entière qu’un poil qui trahit le fait que j’enlève ma barbichette. 162 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 163 Depuis que je laisse ma barbe, c’est plus facile pour moi d’être “féminine”. Peut-être que ça me fait moins peur, je suis sûre de ne jamais ressembler à une barbie, alors je peux me permettre un peu de “féminin”… (poupée barbue) En fait, cette barbe, c’est un peu un non-choix : quand je l’enlève, on voit encore plus ma moustache, disons mon duvet noir. C’est bête hein, mais j’aime pas… Percer un bouton, ou un gros point noir, c’est quand même super jouissif. Jouir. Oui. Ça doit pas être très loin de la sexualité. Une sensation d’éjaculation. C’est space non ? Boutons. À chaque localisation, une douleur particulière. Entre les sourcils, sur la tempe, sur le côté du menton, sous la mâchoire, juste sous la narine, sous le coin de la bouche, à côté de l’oreille, sur le bord de la lèvre, à l’extrémité du sourcil… c’est tout imprimé dans mon cerveau /dans mon corps. Je n’ai qu’à y penser, et je sais quelle douleur ça fait… Décalage. Gros décalage. Comment je me vois. Comment tu me vois. Comment je crois me voir. Comment elle tout au fond de moi se voit. Peau d’Âne. Je viens de lire Peau d’Âne, version Christine Angot. Je suis comme elle, comme Peau d’Âne, moi aussi j’ai dû me vêtir de cette monstrueuse apparence, à l’intérieur ou /et à l’extérieur. Pour échapper. Au crime de mon père. Et des autres hommes. Maintenant je suis bien embêtée, parce que j’arrive plus à l’enlever… 163 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 164 Mon corps me fait des surprises. Avec toi il s’ouvre. Tu peux entrer en moi, c’est trop bon. Avant il ne voulait pas, et il ne trouvait pas ça bon. Tout contracté. Et voilà, maintenant, et avec toi, il adore ça, il s’ouvre, il réagit, il m’envoie des ondes jusque dans la poitrine. Trop la classe… Des fois, j’éprouve tellement de tendresse pour mon petit corps, que je lui fais des bisous, sur les bras, plein de petits bisous avec un sourire plein de tendresse. “Posséder un corps, c’est la vie, parce que c’est ce que la mort vous enlève”, Alice Ferney, citée dans Happy Body* de Caroline Gauthier. J’aime bien cette phrase. Et j’y ai repensé aujourd’hui quand je faisais du vélo dans la campagne et que je me remplissais de l’air frais et bon, j’étais émue. Même chose tout à l’heure dans mon bain. Où l’eau faisait le tour de ma peau. Voluptueuse sensation. Yes, c’est quand même la classe d’avoir un corps, j’ai pensé. Lucile et Myriam * Happy Body. Aimer son corps sans condition. Editions Québécor, 2003. 164 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 165 165 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 166 trilogie 166 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 167 Sylvie .3 Après la rupture, j'ai eu mes règles, et c'était quasiment hémorragique, avec des caillots de sang. Et bien sûr je n'étais pas bien dans ma tête et dans mon corps. 167 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 Tout ce sang qui coule, Mon corps qui saigne, C'est mon corps qui pleure, C'est mon corps qui est en deuil, C'est mon corps qui t'appelle, Qui te veut, Qui réclame tes mains sur moi Tes baisers, Tes caresses. Mon corps qui saigne C'est mon corps qui pleure Qui t'appelle. Ton absence, c'est une blessure, J'ai froid, j'ai si froid Où sont tes mains Où sont tes yeux Ton sexe contre le mien Tout est là encore, en moi, Si présent Et pourtant si loin en réalité. J'ai froid, j'ai si froid. Où sont tes bras autour de moi ? Où sont tes yeux sur moi, 168 9/02/09 15:27 Page 168 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 169 Nos corps à corps Ces moments de tendresse ? Ils sont là, en moi, Partout, tout le temps, Rien qu'un souvenir Trop présent, Trop douloureux. Ma tête et mon cœur sont tout remplis de toi, Et mes mains aussi, Et mes seins Et mon ventre Et mon sexe Qui saigne Qui pleure. Quelque chose de toi en moi, Pour toujours. Qui fait mal là... Jusqu'à ce qu'un jour Ça devienne, Un petit Bonheur Qui me réchauffera le cœur. Alors j'attends... J'attends ce moment. 169 Hélène maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 170 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 171 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 172 Fabienne Meunier ventre maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 173 Orisha Mon ventre s'expose, impudique. Il se déploie, crie son état, et parle à ma place. Il est l'écho d'un rêve sans mémoire, que tous veulent toucher, posséder, voler. Il devient affaire publique, et mon corps est à chacun. Suivi médical, prise de sang, taux d'hormones, de sucre ; échographies violeuses, expositions publiques, examens jusqu'aux entrailles. Tu tailles mon ventre, tu tricotes, tu noues et dénoues, et mon corps épouse ton corps. Tu me connais par les viscères, le sang et les humeurs, témoin et acteur de mon drame intérieur, toute la musique intérieure que je n'entends pas. Tu goûtes mon sang, tu y devines le monde. Nous sommes la même vie, la même peau, la même chair. Et puis tu me quitteras sauvagement, déchirant tout sur ton passage, tu ne laisseras que des ravages derrière toi, et mon corps cicatriciel portera toujours ta trace. Je sens le sexe et le sang, l'origine du monde et sa mort ; je sens l'animal et l'instinct de survie ; loin des corps aseptisés, j'ai l'odeur de femelle : nous sommes toute l'histoire humaine. Je suis la même mais nous sommes un symbole, et je ne suis qu'une femme enceinte. Jacqueline Michaud maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 174 ans...... . 174 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 175 . ....corps 175 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 176 après la 176 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 177 Isabelle Nicod-Fournier bataille ? À mes sœurs abandonnées à une bataille trop rude ; à Isa, qui m’a montré la voie de la lutte, qui aurait tant aimé se faire des rides et de vieux os qui manqueront tant à nos regards… À mes cansœurs, Annie, Françoise, Bernadette, Marie, Béatrice… Par elles, je respire de tous mes pores pour les multiples et plus infimes survies de chaque existence. Voici un petit voyage parmi les miennes. 177 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 178 Delphine Brouchier Vieillir, comment vieillir ? Déjà c’est une chance de pouvoir se poser la question. Vieillir est bien la seule façon de ne pas mourir jeune. Quand me la suis-je posée la première fois ? Grâce à ces deux jeunes imbéciles [1] qui se sont approchés de l’île que j’avais accostée avec mon bateau pneumatique ? J’avais juste 27 ans et aimais me mettre la couenne entièrement au soleil, au vent et dans l’eau comme toujours aujourd’hui. Une fois proches ils se sont ravisés en s’exclamant : “ah c’est une vieille !”. Je n’avais pas vu le temps passer depuis la réflexion précédente : “trop jeune !” (Et qui d’ailleurs m’avait laissée perplexe : “trop jeune pour quoi ?”. Je me suis longtemps demandé ce que me voulaient ces hommes jusqu’à ce que l’un d’eux soit très explicite. À cette occasion mon corps s’est transformé en machine à distribuer des coups de poings). La trêve fut donc de courte durée. Encore ce regard qui jauge, soupèse selon des critères d’esthétique impossibles, invraisemblables, éphémères. Pourtant que de chemin parcouru depuis cet âge où je recouvrais mes complexes de plusieurs couches de vêtements. Chemin vers la petite fille qui déjà adorait courir toute nue. Mais là c’était par delà toute la bienséance que j’étais censée acquérir. La rencontre me fut évidente avec le naturisme et celles et ceux qui se mettent ainsi à nu pour se ressentir vraiment. C’est une philosophie qui favorise le bien-être dans sa peau telle qu’elle est, 178 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 179 avec la bienveillance accueillante du regard, sans référence à une esthétique standard, au profit d’un abandon provisoire de son image sociale et donc une recherche d’ouverture dans les relations. Chez ceux qui se réclament de cette philosophie, je n’ai jamais entendu de réflexions sur l’apparence physique. Mais on ne retire pas ses complexes comme ses vêtements et, piquée au vif, j’ai commencé à réexaminer mon enveloppe corporelle. Je vivais avec une femme mais j’étais bien loin de m’être libérée des regards, et de la séduction superficielle. Je camouflais ma sexualité marginale en entretenant d’autant plus une féminité conforme, plaisante à mon regard mais qui ne m’aiderait pas à vieillir. Cette nouvelle bataille contre l’entropie de ma matière parmi la matière ne devait plus s’arrêter. Contre ? Combien de temps ai-je lutté si bêtement comme on nous le suggère fortement ? Combat inégal, défaite assurée. Quand une collègue de travail m’a, par surprise, arraché mon premier cheveu blanc pour “me rendre service”, je fus triste, je voulais le garder, continuer à l’admirer dans le miroir. Je l’avais repéré cet original glissé dans l’harmonie brune jusque là constante de ma chevelure. Son incongruité me charmait. J’avais entrepris d’apprivoiser cette apparition sauvage. Ah que d’extase autrefois quand je prenais des centimètres, ou à la naissance de mes seins… mais des cheveux blancs, des rides ! Pouah ! 179 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 180 Quand est-on censée passer de la croissance au déclin ? (Il y a des théories sérieuses sur l’âge de la baisse du nombre de neurones, et pourtant qu’est-ce qu’on peut développer son esprit avec ceux qui restent !) Puis je continuais à me faire des cheveux blancs et fus vite consolée de la perte du premier. N’empêche, quand ils sont arrivés en bande je les ai affublés régulièrement de teinture, sans perdre le rythme car évidemment ils repoussaient la teinture par leurs racines intraitables. “On vous fait les racines ?” vint augmenter les frais de tous les soins que mes horribles cheveux raides, éparses et pleins d’épis rebelles exigeaient. Je venais à peine de guérir d’une coiffeuraphobie [2] qui datait du jour où ma mère m’avait fait tondre comme mes frères “bien dégagé derrière les oreilles” et que j’étais terrorisée d’aller à l’école ainsi. Je pourrais raconter ma vie tirée par les cheveux, point sensible d’une certaine “féminité”. Mais attendez la suite. Rien ne se perd. Les cheveux si, parfois tous. Et un jour ce serait moi qui manierais la tondeuse sur ma tête, comme une grande. En attendant ma peau se ride, se relâche, je suis en pleine forme et mes amies gouines ne me trouvent jamais trop vieille et accompagnent une “butchisation” [3] qui me révèle à moi-même, me libère du temps et du confort. Je découvre en écrivant combien j’aurais très spontanément aimé mon corps, combien la socialisation et son entretien permanent m’en ont détournée, comment c’est toujours dans les marges que je me suis retrouvée. Et je découvre combien cette réconciliation me renvoie des images du “garçon manqué” si libre, que je redeviens par des successions de choix vers ce naturel qui revient au galop, pour peu qu’on lui lâche la bride. Le vieillissement problématisé des femmes dans notre société hétéronormée [4] se focalise avant tout sur l’aspect de l’enveloppe corporelle, et pourtant ! Quand je me suis trouvée “bien dans ma peau” enfin !, le vieillissement, la maladie m’ont fait me heurter à ces changements qu’on nous aide si peu à apprivoiser, encore moins à envisager comme un développement nouveau. J’avais cheminé vers 180 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 181 une alliance réciproque avec mon corps et celui-ci me prenait en traître, du moins c’est comme cela que je l’ai vécu. Peut-être bien qu’au contraire il est un allié qui nous alerte, dont on ne sait pas écouter les messages. D’ailleurs en écrivant je ressens comme une schizophrénie qui me ferait séparer un “moi parlant” d’un “objet corps” pourtant intimement unis, ne faisant qu’un. Leurs rencontres tâtonnent, faites de heurts et de retrouvailles. Or il faudrait vieillir avec presque pas de rides, pas de cheveux blancs, pas de relâchement, pas de cellulite. Être malade et supporter des traitements sauvages sans que ça se voie, sereinement, garder tous ses cheveux, ses seins (pas ses muscles ni ses bras !). On nous parle anti-rides, teintures, perruques, reconstructions (douloureuses !). Et on nous parle raison, renoncements pour les capacités atteintes : “vous ne pourrez plus… n’y pensez plus… maquillez-vous…”. Beaucoup de messages affluent pour nous presser à “rester belle”, avec son lot d’efforts et de contraintes : “souffrir pour être belle”, selon LE modèle. Ils sont orientés vers un paraître plutôt figé. Et peu nous parviennent en faveur de notre être en développement, peu pour se mouvoir vers et pour un bien-être reconstruit, pour sauver et acquérir tout ce qui maintient le corps en mouvement et l’esprit avec. Mettre tant d’énergie pour “sauver” son image, masquer sa rage (c’est pas beau une femme qui élève la voix !), qu’on en manque pour s’animer. Efforce-toi de rester présentable et de contenir cette vie qui bouillonne malgré tout, qui déborde de partout, impudiquement. Or, vieillir, c’est encore croître, aller de l’avant en prenant mieux la mesure du temps, se faire de nouvelles grimaces devant la glace et être belles d’en rire pour ne plus tant souffrir. Car toutes ces marques nouvelles sont celles de nos victoires. Alors après la bataille ? Une autre bataille souvent, mais le (faux) pli est pris, on ne le repassera plus. On gagne plus vite. On s’est construit un socle et on se dresse sur terre plus légèrement, gaiement. Les “camps ennemis” corps/esprit posent les armes et sympathisent. Pour 181 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 182 moi c’est le but de cette histoire. Donc pour mon image j’ai petit à petit trouvé un genre de bataille non plus contre mais avec. J’avais toujours aimé les vieilles personnes, mais retrouver leurs stigmates sur mon visage dans le miroir, une autre affaire ! Je vous présente ma grandmère, mon modèle choisi pour ce voyage. J’ai quand même collectionné les crèmes antirides, les raffermisseurs de peau, les ravaleurs de cellulite avant de trouver un regard plus caressant, tout en inaugurant les grimaces et la gymnastique du visage, pour composer avec les données intangibles. Puis ces questions d’apparence devinrent un détail quand l’aspect fonctionnel fut touché, aspect très généralement remisé au placard où il s’atrophie d’autant plus. Je vais faire un détour à propos de mes petits bras musclés qui furent pour moi l’objet de pertes bien plus dures à vivre que celle de la fermeté d’une peau lisse, et pour lesquels la médecine s’est contentée de me parler en termes de renoncement (au lavage de carreaux évidemment ! alors pour l’escalade, le bricolage quelle importance ?!). Au premier accident je relevais le défi crânement : ce n’était pas une petite luxation qui allait m’empêcher de grimper et bricoler. Je m’entraînais à grimper en économisant mon bras droit et découvris les ressources qu’un handicap peut nous amener à déployer, ivresse de cette découverte si précieuse : composer 182 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 183 avec les données qu’on ne peut changer et se découvrir si agile. On ne saurait trop conseiller aux femmes vieillissantes d’abandonner les gestes répétitifs et limités du quotidien pour se mettre à l’escalade ou à la natation, occasions de déploiements corporels et mentaux. Bon, mais il a fallu quand même que je fasse avec l’usure de mes tendons définitivement distendus, qui laissèrent passer la tête de mon humérus progressivement à la plus infime occasion. Le premier verdict médical fut “vous ne ferez plus d’escalade”. Je me suis adressée au chirurgien le plus réputé sur la question, ses dépassements d’honoraires sont largement proportionnels à cette réputation mondiale. Opération douloureuse, rééducation lente et longue, occasion d’appréhender (au sens philosophique de “saisir par l’esprit”) le ralentissement, l’immobilisme (entreprise largement facilitée par la certitude de son temporaire : petit signe au champ de bataille de celles et ceux pris dans du définitif), occasion de rattraper le retard de lectures passionnantes en écoutant de la musique… de s’exercer à écrire de la main gauche (cette mal à droite…), de laisser les autres venir à vous, découper vos aliments, de vous laisser conduire, concrétisations de nos incontournables interdépendances, occasion de ne plus travailler et d’y prendre goût, clin d’œil de la vieillesse pour vous montrer le chemin : se consacrer à l’essentiel, l’“être” et l’entraide au mépris du rentable et de la compétition. L’handicap me fit reconsidérer mon rapport avec mon corps et donc modifier mon état d’esprit à son égard. J’ai atteint là un point de non-retour que mon corps s’efforcerait de me rappeler en tapant plus fort dès que je le négligerais (ce qui est une attitude très ancrée chez le garçon manqué, puis encouragée par la pression sociale centrée sur l’apparence bien souvent au mépris du bien-être). En effet, j’allais rentrer dans le rang des “actifs”, en traînant les pieds, quand un grain de sable enraya la mécanique, petit nodule malin en mon sein gauche. Ce diagnostic vous abat de manière fulgurante avec tout ce qu’il véhicule de sombre, une mort qui prend les mesures pour son installation future. Mon corps, ce traître, avait, sans que je 183 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 184 n’en perçoive les alertes, organisé une mutinerie en mon sein. Je me découvrais à nouveau la tête séparée de son socle, elle qui se croyait si importante et sûre, n’était que ballottée sur un organisme mouvant, incontrôlable. Ce cancer qui n’arrive qu’aux autres me solidarisait désormais charnellement à ces “autres”, avec terreur au début. Mais je découvrais des femmes qui avaient survécu dont je n’avais perçu que le dynamisme et la joie de vivre. Ce fut essentiel et j’espère continuer la chaîne et contribuer à rendre visibles tous les aspects de cette maladie, de ses traitements et de ses issues. Et là pas de hiérarchie dans nos combats. Certaines m’ont montré le courage devant les rechutes et cette issue vers laquelle le corps nous entraîne, où nous le rejoignons enfin pour le perdre. Nous sommes notre corps, il est notre seul bien avec ce temps qui le sculpte. Il est fait de traces qui sont RE belles à son anéantissement et ainsi tellement appréciables. Je vous suis mes sœurs, de toute façon, et vos traces me resteront précieuses même si souvent je les contourne car j’ai peur, comme vous avez dû avoir peur. J’aurais voulu pouvoir lire dans vos rides mais vous n’avez “pas pris une ride” !, et me voilà face au vide ! [5] Me voilà emportée par ce torrent qui me creuse. Je croyais maîtriser ma vie par toutes sortes de thérapies et développements personnels, une dimension m’échappait, m’échappe, m’échappera, dichotomie de notre condition d’être pensant. Il nous faut réintroduire plus de corps dans tous ces lieux de développement de nos vies, mettre du corps à l’ouvre âge (ou l’ouvre rage ?). Il y a aussi une énorme question de chance que la médecine confie encore à l’aléatoire par un dépistage selon des critères de risques basés seulement sur un aspect économique immédiat. Cette injustice est prolongée par celle de traitements de plus en plus à “deux vitesses”. Il nous faut politiser la question de la considération de nos corps de femmes, en extirper la culpabilisation rampante et généralisée, rompre avec l’engourdissement cosmétique, sortir nos expériences du solitaire vers le solidaire. Cette conscience me mène de l’un à l’autre en cherchant toujours plus de fluidité. Mais bien souvent on reste livrée au corps médical, l’espoir et le désespoir ballottés entre ses 184 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 185 exploits et ses limites qui semblent hors de notre pouvoir. Je ressortis de ma première consultation avec une date pour l’“exérèse” [6], agrémentée de ma participation à une recherche qui consistait, à terme, à trouver le moyen de ne pas curer des ganglions non atteints, mais dont je ne bénéficierais pas et dont l’aspect douloureux fut nié, ainsi qu’avec une ordonnance pour une perruque. Mais une de mes premières inquiétudes porta sur la perte probable d’une partie des capacités de mon bras gauche cette fois-ci. Les conséquences du curetage des ganglions ne m’ont pas été évoquées par le corps médical, mais par l’expérience de celles qui m’avaient précédée. J’ai juste eu l’impression de n’avoir aucun choix eu égard au pronostic vital. Ce fut au tour de mon bras gauche d’être immobilisé puis bloqué dans ses velléités par un tendon tendu tel une corde entre le coude et l’aisselle. Pendant ce temps-là mon épaule droite, trop resollicitée, s’empressa de sauter l’obstacle qu’on lui avait opposé. Mais chance : je n’avais perdu que cinq ganglions et ils n’étaient pas atteints, difficile dans ce cas de ne pas se dire qu’on aurait pu les garder, mais “estimez-vous heureuse d’être vivante”. La recherche tâtonne, un an plus tard on m’aurait laissé mes ganglions, mais l’année encore après on me les aurait enlevés. Cette recherche en direct me rassurait plutôt, je n’aimerais surtout pas qu’on me raconte les blagues de pseudo-savoirs définitifs. Simplement je devais me débrouiller un peu seule avec tout ça. Freinée dans mon aspiration à “embrasser” la vie, je méditais sur cette ordonnance de perruque qui m’avait été livrée sans commentaire et que je laissais traîner dans mes papiers et dans ma tête encore chevelue pour quelques mois. Bien qu’elle m’apparut comme une suggestion très forte, sa présence anticipatoire m’offrit un temps de mûrissement salutaire nettement favorisé par la distance que j’ai pu mettre avec le monde hétéro-normé grâce à mes arrêts de travail et du même coup par la surfréquentation du milieu lesbien, encore une chance — c’était la première fois que cela m’apparaissait si clairement, quelle revanche ! J’ai pu y abandonner les dernières attaches aux stéréotypes d’une “féminité” qui auraient 185 Sabine Li maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:27 Page 186 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 187 encore tellement alourdi ma marche, entravé mes mouvements, mes guérisons. Mon propos n’est absolument pas de prétendre qu’il est mieux de ne pas porter de perruque, un goût bien enfoui pour le travestissement m’a même titillée. Je dénonce la tyrannie des injonctions faites aux femmes pour une esthétique tournée vers l’extérieur d’elles, uniforme. De plus les coûts et remboursements limitent inégalement les choix en matière de perruques, il ne faut pas avoir les poches vides si l’on en veut une qui n’attire pas le même genre de regard que sur un crâne chauve. Cette tyrannie est ancrée dans un monde hétéro-centré dont la fameuse “féminité” est un pilier et dont nous sommes tous et toutes tributaires et susceptibles de souffrir tout en l’entretenant. J’ai échappé à une expérience plus cruelle qui consiste à perdre son sein. J’imagine la douleur de la mutilation et de la perte, et puis celle provoquée par les regards qui jaugent la teneur en “féminité” et peut-être d’abord le sien propre qui a intégré tant de normes. Pour cela la “reconstruction mammaire” est très vite avancée, dès le premier entretien médical qui suit le diagnostic, comme une réparation évidente et indispensable, comme pour étouffer l’affaire. Lors d’une ablation partielle, on a proposé à une de mes amies d’assortir dans la lancée l’autre sein en le réduisant (ce que l’on a refusé à une autre qui le demandait voyez plus loin). N’est-ce pas un risque d’aller un peu vite, au moment où il faut affronter la maladie et ses bouleversements, d’être tout de suite orientée vers un projet pour paraître être restée intacte. Car il se peut bien qu’il ne s’agisse que d’un paraître qui se rapprochera vaguement de ce que l’on aurait tant voulu garder. Mais à ce sujet nous manquons de témoignages. Néanmoins, après le long et douloureux trajet des traitements, il faudra en reprendre pour un an de souffrance en sacrifiant un muscle du dos mais le résultat est paraît-il “très beau”, car “invisible” (“ça n’se voit pas du tout ! pas du tout !” comme dirait Anne Sylvestre). Mais où est digérée l’épreuve ? En la réduisant au silence, ne risque-t-on pas de lui faire rejoindre ce cycle d’accumulations qui nous rongent ? Entretenant ainsi nos cancers… ? Pourtant cela peut se penser avec d’autres 187 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 188 alternatives, prenant en compte d’autres critères que l’esthétique, et même d’autres critères d’esthétique (et ils peuvent être nombreux). J’ai vu des femmes porter magnifiquement cette asymétrie avec une fierté d’amazone et ces vues restent trop rares. Lorsque cela nous arrive, on en a tellement besoin. Il faut lire sur le sujet le Journal du cancer d’Audre Lorde [7]. Et j’espère que ces témoignages s’étendront. Là encore il ne s’agit pas de retourner la tyrannie vers celles qui choisissent une reconstruction qui fait semble-t-il de grands progrès et intéresserait aussi un aspect fonctionnel lié à l’asymétrie pondérale et je n’en sais pas assez pour en dire plus. Une de mes amies m’a dit “je n’ai pas eu le courage de refuser la reconstruction”, décision que l’on doit prendre, je le rappelle, en même temps que celle de l’ablation. Les avantages du refus de la reconstruction ne doivent pas peser beaucoup dans la balance avec les avantages qu’on espère garder. Il est trop tôt pour sonder son vrai souhait de moindre mal parmi ces souffrances brutalement annoncées ou même tues. Je ne sais pas comment je réagirais si cela me touchait de trop près. Il m’est impossible de le savoir de si loin, mais j’apprécierais certainement de prendre le temps d’écouter tout ce qui pourrait guider un véritable choix personnel dans un engagement si définitif. J’aime et me suis attachée à la forme ronde de mes seins (que j’avais commencé par aplanir sous des bandages lors de leur naissance, cela aurait pu faire l’objet du premier champ de bataille) mais aussi à leur contact si sensible, aux sensations de tétons susceptibles de s’ériger puis de se détendre voluptueusement. Et je connais aussi la tension douloureuse des cicatrices, la transformation des sensations en une impression mate, coupée des réseaux internes. La forme sous le chemisier n’est bien que la partie émergente et infime de l’iceberg. Les amputations sont définitives et juste trocables par des prothèses. Il est peut-être possible que l’on parvienne à reproduire aussi les sensations si la recherche s’y attelle (je pense aux progrès faits par les opérations de changement de sexe, à la reconstitution du clitoris pour les femmes excisées). En attendant et sans attendre peut-être, on peut aussi apprendre à pédaler avec une seule 188 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 189 jambe. On peut développer des zones érogènes oubliées et explorer par les caresses les nouvelles sensations apportées par ces cicatrices si particulières à notre histoire. Pourquoi toutes ces voies devraientelles s’exclure ? Ce qui importe est l’ouverture de possibles où puissent s’épanouir les choix les plus intimes et il faudrait influer la recherche en ce sens. On pourrait alors parler de nos choix et de leurs cheminements, dans leur variété, plus à notre aise. Cette même amie nous rapporte régulièrement (car à mon avis on est un peu rendues sourdes par nos peurs) qu’avant d’opter pour la reconstruction elle a demandé au chirurgien de lui enlever plutôt l’autre sein car, dit-elle, pour elle, la symétrie est une notion esthétique importante. Et pourquoi pas ? Il va sans dire que cette chirurgie esthétique-là n’a pas bonne presse et n’est pas pour l’instant envisageable ni même par nous qui n’avons su que résonner et raisonner. Evidemment l’argument avancé est le risque nocif de l’opération. Combien de femmes ont pris de tels risques en silence pour augmenter ou diminuer leur volume mammaire ? Oui mais me dira-t-on il y a quand même des critères objectifs. Pour le coup je pencherais plutôt pour donner poids aux subjectifs. Alors il vaudrait mieux, QUAND MÊME, une femme avec un sein que pas de sein du tout… au pire. Qu’est-ce que c’est que ces calculs ? Qu’ont-ils à voir avec nous ? Un événement remonte à l’instant de mes oubliettes. Je sortais de ma chambre de fraîche opérée et croisais dans les couloirs deux femmes qui discutaient, allègrement m’avait-il semblé dans mon émoi, du soulagement et de la satisfaction qu’elles éprouvaient à l’ablation de leur deuxième sein tout en palpant leurs poitrines plates. Je suis rentrée illico dans ma chambre parfaitement terrorisée par la possibilité d’un tel avenir et me suis “amnestiésée” par une sécrétion de psychotropes naturels. Merci à mon amie Bernadette de me réveiller. Et voilà… : pourquoi pas ? Du coup Bernadette a trouvé dans sa trousse de secours sa petite dose d’humour habituelle pour apprécier cette asymétrie nouvelle, moitié féminin moitié masculin. Pourquoi pas ? Pour ma part tous les médecins sont en extase (vraiment !) devant mon sein presque intact mais les aspects fonctionnels restent au 189 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 190 deuxième plan, voire inabordables. J’ai l’impression de faire un coming-out [8] permanent de femme sportive, balafrée, décoquettisée, de femme sauvage qui ne veut pas se civiliser. Nous sommes plusieurs amatrices de sport à s’être entendues brutalement condamnées à y renoncer. On peut se demander si la recherche sur cet aspect est aussi développée que celle sur l’esthétique et que s’il s’agissait d’hommes touchés dans leurs capacités physiques. On peut faire entendre nos voix sur ce sujet. Avant de poursuivre mon histoire avec mes bras il fallut me préparer à la chimiothérapie et pour cela une ordonnance pour une perruque sans “comment taire ?”. La perte des cheveux est spectaculaire certes, mais n’en reste pas moins un détail esthétique et éphémère par rapport aux ravages invisibles et durables. Il n’y a pas de quoi s’arracher les cheveux, la chimie s’en charge. Il s’en est fallu d’un cheveu que j’aille me faire ratiboiser chez le coiffeur, quel gaspillage pour ensuite tous les perdre ! Alors je me suis examinée devant le miroir ciseaux à la main, coupant une mèche timidement, puis une autre, apprivoisant le changement jusqu’à ce que mon image soit de mèche avec moi, ou l’inverse. Alors le processus s’est accéléré, je ne 190 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 191 pus m’arrêter avant que ne soit dégagé un visage à l’expression amusée ! J’étais fière ! Mais je savais en croisant à l’hôpital des crânes lisses sous quelques cheveux longs épars que l’étape suivante ne serait pas si facile. Avant la date prévue de la chute finale je me passais la tondeuse sans le sabot salvateur des quelques millimètres qui colorent encore le crâne, et ma compagne dût fignoler le travail en surmontant une certaine appréhension liée à l’Histoire où la tonte des femmes fut un symbole infamant. Mais là c’était une façon de m’emparer des événements, de créer l’espace pour choisir comment vivre l’inévitable. Nous donnons un sens aux actes dans un contexte, au creux de notre propre histoire elle-même creusée dans les moyennes et grandes histoires. Ainsi le même acte peut avoir un sens si différent. Notre époque a repris pour la continuer la voie ouverte par les “garçonnes” interrompue par la guerre et ses retours en arrière. Je suis néanmoins leur héritière reconnaissante et aspire à retourner l’infamie, revanche de ces femmes qui n’ont pas pu y échapper. Ma tante de 86 ans me racontait récemment qu’une de ses amies s’était tondue à la Libération afin de sortir avec une autre, tondue de force elle, essayant de l’entraîner gaiement vers une posture de fierté. Elle n’y est paraît-il pas arrivée. Voilà ce qu’on pourrait faire la prochaine fois que l’une ou l’un d’entre nous devra subir un tel traitement : toutes se raser, “ne rasez plus les murs, rasez-vous la tête !”. Je reprends donc le problème à la racine de mes cheveux qui durent lâcher prise : eh bien figurez-vous que je fus étonnée par la longueur des cheveux répandus sur l’oreiller et courais m’examiner. Je fus soulagée lorsqu’il n’en resta plus. J’ai encore eu de la chance qu’on me dise que j’avais “un beau crâne”, mais qu’est-ce qu’un beau crâne ? Bien rond, bien lisse comme de “belles fesses” ? Cela veut dire qu’il y aurait de “vilains crânes” qu’il faut cacher ? Est-ce que cela nous viendrait à l’idée de cacher de soit-disant vilains nez ? (Ah oui de les faire refaire !). Mais imaginez qu’on ait toutes le même… En tous cas je n’aurais sans doute jamais provoqué cette occasion de voir la forme 191 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 192 et la peau de ma boite crânienne, de la voir briller, de sentir son contact avec l’air, le soleil, l’eau, et les mains de toutes les amies qui se plurent à me caresser la tête. Je “crânais” comme dit mon amie Françoise avec humour sur sa propre expérience. Je ne perçus que rarement des réactions gênées. Mon père, lors d’un repas de famille au restaurant, s’est affolé quand je retirais mon bonnet comme chaque fois qu’il faisait chaud : “Remets-le vite !”. Plus tard il me dit “j’ai une photo de toi où tu n’es pas belle !”. Je lui suggérais de la jeter pensant à ce genre de prise de vue qui ont capté la seconde d’une spectaculaire grimace, mais prise d’un doute, je demandais à la voir. J’avais un sourire éclatant. Je lui dis la trouver très belle et il est allé me l’imprimer en grand. Ce qui me permet de vous la présenter. Maintenant quand je me rase la tête mon père dit que cela me va bien. Ma mère, elle, s’est souvenue avec gêne de la petite fille en pleurs devant le miroir suite aux effets d’une tondeuse intempestive. Ce fut l’occasion d’en parler pour la première fois 40 ans après. Voyez comme le pire, quand on n’en meurt pas, peut alimenter des guérisons [9] et comme cela vaut le coup de vieillir. Le regard change avec l’expérience nouvelle. Les goûts et les dégoûts sont comme le flux et le reflux au gré des vagues, quand le climat extérieur provoque des tempêtes au fond de nous. Cela devrait nous inciter à accueillir, se laisser déposer sur la plage, plutôt que juger ou jauger et se laisser noyer sous les préjugés. Et ce n’est pas tout, c’est toute la pilosité du corps sans exception qui disparaît, épilation parfaite garantie à un poil près (mais bon là c’est trop !?… faudrait savoir… !). Encore une fois le regard et le contact font des découvertes. Ce changement à la surface du corps est visible et temporaire et on ne se sent pas prise en traître. On est pile poil dans le vif de l’histoire. Plus nue que nue, pas à poil mais à fleur de peau. Depuis que j’ai eu le plaisir de voir réapparaître ma pilosité j’ai accompli ma réconciliation avec sa présence obstinée, nouveau sujet de coming-out de “pas féminine”. En tout cas la “nature” nous a pourvues de poils, ce qui prouve bien que ce féminin est construit cul192 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 193 turellement. Certains hommes n’en ont presque pas et beaucoup de femmes seraient barbues sans cet acharnement épilatoire. Les plantes “pulsatiles” sont des malignes qui retiennent l'humidité dans leurs poils pour mieux survivre, alors pensez à être au poil pour le réchauffement de la planète ! Je répands volontiers l’expérience d’avoir un jour perdu tous mes poils et le plaisir des retrouvailles. Ce que l’on ne nous dit pas, par contre, ce sont les coups portés au foie et que des secours parallèles peuvent soutenir (homéopathie, phytothérapie…), ni l’atteinte physique généralisée par une grande fatigue que l’on peut soutenir aussi et respecter. Jusque là, la lutte m’apparaissait surmontable. Mais quand mon avantbras se mit à gonfler, devenir lourd et douloureux, je fus en larmes et trouvais peu de secours. Le drainage lymphatique ayant peu d’effets, j’essayais cet horrible manchon peu remboursé qui comprimait mon bras, que je devais garder le plus possible et que je retirais sans arrêt jusqu’à le laisser au fond du placard. Je devais me méfier du soleil, de la plus infime micro-griffure et éviter les efforts, tout l’inverse de mon plaisir de vivre jusque là ! Finalement après une grosse déprime j’envoyais tout paître et repris toutes mes activités avec cette nouvelle donne. En plus de crâner je jouais les gros bras ! Mon moral a regrimpé, et moi aussi dans les voies d’escalade. Je me suis habituée à cette gêne qui me freine parfois mais n’a jamais augmenté comme on me l’avait prédit. J’ai un peu moins de force pour appuyer sur les cordes de ma guitare, mais en ai assez pour la découverte du djembé. Quant au bricolage je dois plus souvent demander de l’aide et la découvre amicale, conviviale comme dirait Illich [11]. Je jardine à mains nues, elles qui détestent mettre une barrière aux contacts même les plus salissants d’une nature enrobante. Je me suis réconciliée avec ces parties de mon corps transformées. Plus que jamais je dose mes activités sportives en fonction du plaisir et des signaux de mon corps. Il y en a une partie que je ne pourrai plus pratiquer au même niveau mais le plaisir vient plus vite, plus souvent. Tout ce que je garde, 193 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 194 récupère ou découvre est source de réjouissement. Le corps médical ne s’attarde pas non plus sur la perte de la libido qui pour moi fut totale et brutale. Au cours de la chimiothérapie, les muqueuses s’assèchent et deviennent très fragiles (plus de poils pour retenir l’humidité !) ceci associé au handicap de mes deux bras, bien manquants dans l’amour lesbien, a bouleversé une relation toute jeune qui résiste avec créativité, souvent avec les bonnes idées glanées auprès de femmes sans tabou sur le sujet et tout un tas de recettes lubrifiantes naturelles sans hormones (je crois percevoir votre curiosité, nous avons essayé la banane écrasée par exemple pleine de vitamines !). Pour pallier la déficience des bras certaines conseillent le gode. Mais ce parcours somme toute assez solitaire m’incita à me rendre à un groupe de parole du “GROPS” [12] nommé également “écoute cancer féminin”. J’y fus accueillie avec un enthousiasme projeté apparemment sur le port de mon crâne dégarni. Les femmes présentes avaient le plus souvent reçu toutes sortes de réflexions lorsqu’elles ôtaient une perruque étouffante et laissèrent libre court à leurs ressentiments. Elles devaient ménager mari, famille, enfants et copains des enfants, milieu scolaire et professionnel EN PRENANT SUR ELLES. Le plus souvent, on estime que L’ON NE DOIT PAS CHOQUER, que c’est une provocation, jamais que c’est la personne choquée qui pourrait faire l’effort de porter la responsabilité de son ressenti et de le traiter. De plus une rencontre déstabilisante mais authentique est une occasion pour se développer en écoutant ses peurs. L’une des femmes participantes a rapporté une parole de sa belle-mère : “mon fils a besoin d’une femme avec deux seins” (vive le monde “normal” !) “Et moi d’un homme avec un cerveau” ou “un cœur” pourrait-on proposer de rétorquer ! car ils existent si si ! J’en ai rencontré dont l’amour fut bien au-delà de la considération de ces fameux atours de séduction féminine et c’est pas parce que c’est mon frère. C’est parce que le monde n’est pas divisé en méchants zétéros et bons zommos [13], en 194 Sabine Li maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 195 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 196 bonn’femmes et méchants zommes, nos tripes suffoquent dans les raisonnements binaires où nous entraînent nos tentatives d’explications au moyen d’un langage inévitablement réducteur, simplificateur mais incontournable. Il nous faut nommer d’abord pour comprendre et envisager des changements. Il se trouve que la socialisation nous divise selon des critères longuement consolidés. L’occasion ou la nécessité de se libérer de certaines normes sclérosantes véhiculées dans ce monde grandement hétéro-normé se présentent moins aux zétéros forcément. Pourtant ce n’est pas réparti ainsi aussi systématiquement. Et ne sommes-nous pas nous-mêmes tentéEs d’ériger nos libérations en nouvelles normes ? J’espère que vous arrivez à me suivre dans l’extension inévitable du champ de bataille de mon corps au monde qui l’entoure. Donc mes zéthéroïnes faisaient preuve d’un optimisme à toute épreuve après avoir tout surmonté. Mais quand ma voisine s’est effondrée en disant qu’elle avait des métastases partout, elles ont surenchéri dans un acharnement à positiver qui me mit très mal à l’aise. La relation est vraiment déchirante entre les “sauvées” et celles dont l’évidence persiste à être autre, et je ne sais comment remplir ce vide dans lequel elles doivent se débattre. Comment faire avec ce corps qui les tue à petit feu alors qu’on est le modèle vivant de victoires qui leur échappent, et qui peut prétendre à un quelconque mérite ? Cette association a été créée par le grand chirurgien qui m’a opérée et à mon avis elle présente les mêmes lacunes que l’ensemble du corps médical à part le précieux échange d’expériences. Ma proposition alors, d’organiser une conférence sur l’activité sportive après la maladie, en collaboration avec les lesbiennes des Voies d’Elles [14] a été bien reçue et je n’ai pas trouvé l’énergie de m’y mettre. Et c’est bien à nous de le faire, il s’agit bien de notre champ de bataille, avis aux a-matrices. Et je pense que bien des femmes seraient ravies de nouvelles perspectives dans leur bien-être physique. Puisqu’il est difficile de ne pas vivre sur des îles, construisons des ponts. 196 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 197 En fait la nouvelle étape difficile me tomba dessus quand tout fut fini, quand tout était censé rentrer dans l’ordre alors que tout était bouleversé. On sauve l’apparence et on retourne dans le monde ? Et puis je faisais le bilan des séquelles de ma forme physique. En plus des traitements très destructeurs, je passais à une ménopause prématurée tout en embrayant sur un traitement quotidien pour bloquer les oestrogènes. Or, quand vous lisez les brochures sur la ménopause dans ces salles d’attente que je surfréquentais, c’est presque insoutenable, on se croit foutue. Je n’ai même pas eu à me poser la question des hormones de substitution qui m’étaient formellement déconseillées et j’ai ainsi gagné du temps dans la recherche d’alternatives pour vivre cette période. C’est une climatère [15] parmi tant d’autres dans notre vie, mais très dénigrée dans ses opportunités productives, contrairement par exemple à la puberté, son entité opposée et valorisée. De plus c’est transitoire. Il s’agit d’un temps d’adaptation. Cette dernière est facilitée, on le sait, par tout ce qui permet de bien la vivre, et notamment je pense par une distance critique d’avec la perte d’une fonction féminine de fécondité survalorisée et bizarrement enchevêtrée à une capacité séductrice et à l’estime de soi. Ce peut être vécu comme un moment extrêmement libérateur qu’il est intéressant de dénicher sous les couches sédimentaires qui nous fossilisent. Les premières bouffées de chaleur furent spectaculaires, je trempais les draps, envoyais ma compagne et mon chat à l’autre bout du lit pour les rattraper l’instant d’après quand je grelottais. Mais cela s’est atténué rapidement et je n’ai plus que des “bouffettes” pour lesquelles une compagne de vapeurs sans voile m’a offert un joli éventail qui acheva de conjurer l’aspect épouvantail. En fait, nous avons saisi l’occasion pour nous en amuser et nous suivons les conseils de Rina NISSIM [16], naturopathe, qui suggère de fêter nos ménopauses. Et d’ailleurs, où cela nous mène toutes ces misères, hein ? Eh bien cela nous mène aux pauses ! Enfin ! Profitons-en ! : “Vous goûterez bien ce petit nectar de la vie à l’écoute d’elle-même ?” Avec ce nouveau rapport à l’essentiel où m’a conduite cette expérience, je suis plutôt moins irritable. Ma tendance à la 197 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 198 déprime se transforme parfois en hargne surtout par la conscience d’un monde peu réjouissant. Et puis, on est souvent seule avec ce qui brasse à l’intérieur, cette évidence qu’on a pris un sacré coup de vieux, sans cette progression qui permet au psychisme d’essayer de suivre, psychisme surchargé par de bien vaines tracasseries parfois (je vous épargne la liste pour cette fois). Vieillissement en accéléré, on oublie tout le temps qu’on aurait pu mourir, on veut vivre en plein, on se heurte à de nouvelles douleurs physiques, la bataille ne finit pas. Le monde ne nous propose aucune image de nous, tout est bien caché. Une fois de plus c’est dans la marge qu’on se sent bien. Dès que je peux je reprends la bataille, en dents de scie. L’énergie n’est pas toujours là et j’ai envie de faire l’éloge de la lenteur, du sybaritisme [17]. C’est comme le plaisir de rouler en dodoche, en solex, dont on sent bien la mécanique, après avoir été tentée par ces bolides brillants, trop bien huilés, indifférents aux paysages et aux parfums des saisons et dans lesquels on ne ressent plus que le mal au cœur et la climatisation qui nous dévitalise. J’aime trop respirer la fenêtre grande ouverte et sentir le sol sous mes pas. Chaque année aux beaux jours ma tignasse me pèse, m’irrite. Je n’ai refait qu’une tentative chez le coiffeur et ce fut pour demander des explications sur la différence de prix homme-femme qui devrait pourtant tomber en désuétude par une très nouvelle répartition de la coquetterie, au-delà des genres binarisés. On devrait le faire en bande, car je n’en ai pas trouvé un seul qui ne pratique pas cette différence de prix. On ne sait plus ce qui fait bon ou mauvais genre, mais on continue à couper les cheveux en quatre et à multiplier les factures. La tondeuse est là désormais qui me fait de l’œil. Pourtant à chaque fois j’ai un peu de mal, d’abord à dégager un visage qui s’est marqué un peu vite. Il ne ressemble plus à celui que j’ai dans la tête – je dois l’apprivoiser – et puis parce qu’encore je manque de courage à la perspective des regards et réflexions au travail où je n’ai pu retrouver vraiment une place. Mais ça me fout en rogne ces vestiges aussi 198 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 199 pesants et encombrants que ma chevelure les jours de canicule. Alors je me centre sur cette expérience intime, définitivement enregistrée comme délicieuse, et j’agis, et chaque fois je retrouve cette sensation extrême de plaisir avec cette bouffée d’air sur mon encéphale. Ce plaisir domine et je me fais toutes sortes de grimaces qui me font rire. Mon visage prend l’allure d’une belle gueule de vieille gouine comme je les aime. Je suis bien sur ma voie. Je n’échappe pas aux commentaires. Mais quand un enfant me pose la question traditionnelle “t’es un garçon ou une fille ?” je réponds “ni l’une ni l’autre, bien au contraire…”. Ou lorsqu’on fait allusion à mon grand âge je réponds être fière d’être arrivée jusque là et leur en souhaite autant. J’ai eu aussi la chance de mon époque où beaucoup de femmes se sont mises aux coupes très courtes même à un âge avancé et je les trouve belles. Achetez-vous une tondeuse ! Elle sera vite amortie. On peut aussi les faire circuler. Je n’exclus pas de me teindre un jour les cheveux en rouge, orange, le vert me paraît plus improbable à l’instar du chignon mais allez anticiper ! Je suis disposée maintenant à suivre les courants de toutes les fantaisies qui surgiront de mes désirs. Je nous trouve bien plus belles que ces vieilles et vieux bien apprêtés de la publicité, dans une beauté standard à la portée de quelques-uns pour illustrer un plan d’épargne pour une retraite heureuse, pour les traitements de ces sales maladies que sont devenues la ménopause et la vieillesse. Ils sont à l’image des critères de beauté qui nous assaillent : cheveux épais, permanentés, traits fins et réguliers, rides juste pour accentuer un sourire éclatant dégageant une dentition parfaite, plus rien de naturel ! Sans cela veuillez rester cachés s’il vous plaît ! Mais une vie marginale est plus risquée au fur et à mesure que s’étendent nos dépendances même si nous cultivons nos richesses et encore de nouvelles. Il faudra penser à organiser cette “dernière étape de la croissance” comme la nomme Elisabeth Kubler-Ross [18]. Mon corps a de plus en plus d’exigences et j’ai moins d’énergie pour les satisfaire. Le monde multiplie des réponses pour refuser de vieillir, le budget vers les aides non remboursées prend de l’ampleur et je n’ai plus envie ni 199 Sabine Li maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 200 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 201 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 202 courage de gagner plus d’argent. D’ailleurs, ce n’est plus de mon âge ces pertes de temps ! Il nous faut sortir du silence et de l’invisibilité, s’organiser non seulement pour résister, aussi pour jubiler (merci à celles qui ont sorti pour nous ce mot magnifique de son placard, je pense qu’elles auront plaisir à le voir circuler ! Je l’ai trouvé au colloque lesbien de Toulouse). Après nos colères, nous avons besoin de trouver nos mots en positif. Maintenant j’ai passé la cinquantaine et en ai fait une belle fête. Peu après, je fus surprise et dubitative devant le courrier de la sécurité sociale en vue du dépistage du cancer du sein. J’ai pensé à celles que les économies de la “sécu” avaient peut-être condamnées. Ce témoignage est aussi une alerte. Le cancer fait désormais partie de nous et de notre environnement en circulant injustement d’un corps à l’autre. Partageons-le, il sera moins lourd à porter. Nous le vivons séparément dans nos profondeurs mais nous formons une farandole de solidarité au grand air. Laissez-vous accrocher, vous verrez bien ! Et puis la médecine est aussi extraordinaire qu’inévitablement limitée. Il y a sans doute d’autres voies à développer que ce dépistage précoce qui néanmoins nous sauve face à la faillite de la prévention, mais chargeons-nous collectivement de cette dernière en décancerigénant nos vies par tous les bouts. Maintenant il me faut continuer à vieillir, ma vie c’est comme du rab dans une carcasse à laquelle je me suis tellement attachée finalement. Alors, on ne va pas se quitter comme ça sur des malentendus ! Le champ de bataille est aussi celui des trouvailles et retrouvailles, des trêves, du repos de la guerrière. Parfois c’est perdu, mais on a gagné autre chose, parfois cela repousse plus vigoureux. Ma presbytie me fait prendre du recul et ma deuxième cataracte est en route vers combien de nouveaux points de vue ? J’ai entrepris de reprendre des études. Est-ce vraiment de mon âge d’être sage ou au contraire m’ouvre-t-il à plus d’audace, l’espièglerie libérée par une vieillesse qui n’a plus rien à prouver ? Ai-je construit ce véhicule de rêve qui me permettra d’avancer sans embûche ou me faudra-t-il le recréer sans 202 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 203 cesse sous mes pas ? Les deux sans doute et il faudra bien se dégonfler et se regonfler. Quand mes douleurs se ligueront pour m’attirer vers la nostalgie vaine d’un corps souple et vigoureux me prêterez-vous votre pompe ? Pourrai-je vous passer une caresse (plutôt qu’un coup) de fil pour tailler la bavette plutôt que mes veines et pour moins en baver ? Car le chemin est d’autant plus accidenté par les travaux d’une société qui ne pense qu’à refaire la façade en nous cloisonnant et méprise le confort intérieur et aéré où l’on pourrait se rencontrer. Elle me laissera encore en rade avec mes faiblesses et mes fragilités si fécondes. J’ai besoin de vous et de votre pollen, pour les cultiver ! Il me tarde de vous lire. Merci aux éditions Ma Colère de porter et propager nos cris, que l’on s’entende et se rencontre enfin de plus en plus souvent ! Merci à toutes celles qui m’ont caressé la tête et tout ce que je me trimbale avec. Merci à ma compagne dont le regard et les mains n’ont jamais cessé d’être caressantes [19]. Enfin je voudrais partager avec vous ces deuils qui me font penser que si les femmes vivent maintenant plus vieilles grâce au progrès d’une médecine “biologico-centrée”, il en est encore qui meurent prématurément simplement d’être nées filles, dans des pays lointains et aussi à côté de nous, car la médecine et le monde négligent, me semble-t-il ce qui anime notre corps, lui prête sa vitalité, notre être total et particulier, et surtout les conditions de son droit à exister, pleinement. Alors encore et toujours je salue mes sœurs disparues au champ de bataille. Je n’oublie pas qu’elles m’ont fait la courte échelle pour arriver jusque là, d’où je voudrais tendre ces petites perches longuement sculptées pour nos survies à venir. 203 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 204 notes [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12) [13] [14] [15] 204 De genre dit “masculin”. Note en complément d’une grammaire qui perpétue une hiérarchisation des genres tout en l’invisibilisant dans un pluriel neutre. Au sens strictement médical de phobie, je vous préviens j’adore les néologismes ! “Butchisation” : néologisme pour nommer le fait d’évoluer vers un style “butch”, fait de s’approprier, dans le nuancier des qualités habituellement divisées en deux genres, une majorité de celles dites masculines souvent les plus pratiques, les plus confortables. “Hétéro-normée” : qui fait de l’hétérosexualité une norme principale. Voyez comme un hélas remplacerait ici si pertinemment le “bienheureusement” habituel. Exérèse : ablation chirurgicale. Éditions Mamamélis, 2001. Audre Lorde (1934-1992) se présentait elle-même : “Noire, lesbienne, féministe, guerrière, poète et mère”. Lire aussi Sister Outsider parmi une vingtaine d’œuvres de poésie et de prose. Sortie du placard, c'est-à-dire de l’invisibilisation. Nietzsche a dit : “tout ce dont on ne meurt pas nous rend plus fort”. Voir le témoignage de Jennifer Miller, femme à barbe qui provoque des réactions admiratives mais aussi de dégoût dans le monde lesbien. Ivan Illich : Une société sans école, éd. du Seuil, 1971; Némésis médical, éd du Seuil, 1975. GROPS : groupe de rencontre en oncologie psycho-somatique de Grenoble 04 76 54 49 98 - http://grops38.free.fr Je joue avec les mots dont je suis lasse en attendant que l’on n’ait enfin, un jour peut-être, plus besoin d’eux pour parler de nous. Quand nous serons distinguéEs par les milliers de nuances qui reconstitueront notre image grouillante de vie. Ou ALG Association des Lesbiennes de Grenoble. Étape critique de la vie. maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 [16] [17] [18] [19] 9/02/09 15:28 Page 205 A écrit entre autres La ménopause réflexions et alternatives aux hormones de remplacement, éditions Mamamélis, 2006. Mode de vie voluptueux, indolence, mollesse, sensualité. E. Kubler-Ross, docteur en médecine. Les derniers instants de la vie, éd. Labor et Fides, 1989. Faute exprès : je résiste à mon “correcteur d’orthographe” en imposant le rétablissement de l’orthographe d’avant Vaugelas où la liaison se faisait avec le genre du mot le plus proche. 205 maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 206 amour de soi - perruque - imperfections vagin - amour du corps - grosseur beauté - angoisse - orgasmes - abus sexuel sexe - cicatrice complexes - mort - boutons - anorexie - se sentir nulle - névrosée pudeur - confiance en soi - mal dans sa peau père - boulimie dépression poils cheveux - - - garçon manqué - relations sexuelles féminité - sport - pilule - gouine regard des autres humiliations - régimes famille - corset - amitié - hétérosexualité - survie - seins peau handicap - solitude - douleurs - lesbianisme - désir sexuel - psychothérapeutes adolescence - soutien-gorge - jeux assouvissement sexuel - épilation - maladie maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 207 plaisir - apparences - cancer - combat migraine - mère - moqueries - féminisme désespoir - chirurgie esthétique - dégoût errance - joie libido de vivre - plaire - androgynie masturbation - habillement - dépendance réconciliation - regard des hommes - suicide ménopause - miroir - bourrelets - naturisme image de soi - frustration - obésité honte - monstre - féminine - enfance estime de soi - sensualité - laideur - jugements nourriture - médecins - normes hormones - sexualité - mépris - butch - vide haine - séduction - décalage - vomir clitoris - enfantement - envie de mourir - vieillir nudité - ronde - folie - règles - plénitude Maité Soler maquetteA5-T2-finale-0802.qxp:Mise en page 1 9/02/09 15:28 Page 208