Le travail est-il pour l`homme un obstacle à la liberté ?

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Le travail est-il pour l`homme un obstacle à la liberté ?
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Introduction
Se demander si le travail est pour l’homme un obstacle à la liberté, c’est
s’interroger sur ce qui, dans le travail, pourrait être de nature à nous empêcher de nous réaliser.
A priori, le travail est activité spécifiquement humaine, en ce qu’il nous
détache du monde de la nécessité naturelle. Dans la mesure où il est effort
de transformation de la nature (la nature extérieure et la nôtre), on pourrait
donc penser que notre libération passe par lui. En quoi nous empêcherait-il
d’être libre, dès lors qu’être libre implique de se maîtriser, d’être auteur de
ses actes, et que le travail marque, par la perspective de maîtrise qu’il nous
offre, la fin de notre animalité ?
Un obstacle est ce qui s’interpose entre nous et la chose visée : mais nous
devrons nous demander pourquoi le travail et la liberté s’exclueraient
mutuellement. Qu’est-ce qui, dans cette activité proprement humaine qu’est
le travail, est de nature à nous séparer de ce que nous visons, à savoir la
liberté ? Tout travail renvoie-t-il à de la contrainte ? Nous devrons alors
nous demander si l’effort est la marque de la servitude ou la condition
nécessaire d’un dépassement de soi. Mais si tout travail est effort, est-il
nécessairement effort sur soi ?
Dans un premier temps, nous verrons que le travail, en ce qu’il nous libère
de la nature, n’est pas un obstacle, il est la condition de notre liberté. Mais
le travail dans sa forme productive ne reconduit-il pas la servitude en
perdant son but originel ? Enfin, nous verrons dans quelle mesure on peut
dire que le travail ne nous empêche pas seulement d’être libre : il est aussi
ce qui est à dépasser pour devenir libre.
1. Le travail n’est pas un obstacle à la liberté
A. car le travail correspond à une négation de la nature
On pourrait d’abord penser que, loin d’être un obstacle à la liberté, le travail
en est la condition. En quoi, en effet, m’empêcherait-il de me réaliser, alors
même que, par lui, je me dégage de mon animalité ? Si devenir libre c’est
sortir de la soumission propre à l’être naturel, alors le travail est la condition
même de notre liberté.
En effet, le travail est avant tout une activité spécifiquement humaine.
Autrement dit, c’est par lui que nous accédons à notre identité d’homme,
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dans la mesure où le travail correspond à un effort de transformation de la
nature. Contrairement à l’animal, dont le rapport au donné naturel est de
l’ordre de l’adaptation (l’animal subit la nature, dans laquelle il est entièrement compris), le rapport de l’homme à la nature est donc, par le travail, de
l’ordre de l’affrontement.
C’est là le sens de la définition hégélienne du travail comme activité de
« négation », d’« anéantissement de la nature » : par le travail et le développement des techniques qu’il implique, je m’élève au-dessus de ma simple
animalité, puisque l’effort que je fais sur la nature extérieure pour la maîtriser est un effort par lequel je suis amené à transformer également ma
propre nature.
B. car le travail est la condition de la liberté
Par conséquent, on peut dire que le travail désigne un certain rapport de
l’homme à lui-même : c’est bien son humanité qui se joue dans ce rapport
d’affrontement à la nature qu’est le travail. Travailler, c’est donc atteindre sa
liberté puisque c’est devenir homme. Si la liberté correspond à la réalisation
de soi, on peut donc dire que le travail libère en nous rendant actif face à la
nature, et en nous offrant l’occasion de développer, dans cette négativité
propre au travail, certaines facultés. C’est ce que souligne Marx, en montrant que la spécificité du travail humain est liée au développement des
facultés intellectuelles qu’il implique (mémoire, attention, calcul, imagination…). Il n’y a par conséquent de travail que pour l’homme, dont l’humanité
ne peut se révéler et s’atteindre qu’à travers cet effort. Loin d’être ce qui
empêche ma liberté, le travail comme activité de négation de la nature en
est donc la condition.
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Mais le travail désigne-t-il toujours ce rapport à la nature par lequel je suis
appelé à me transformer ? Par ailleurs, en quoi le travail m’affranchit-il de la
sphère de la nécessité ? Le temps de travail n’est-il pas avant tout le temps
qui n’est pas libre, c’est-à-dire celui de la contrainte, ou de la nécessité ?
2. Le travail nous empêche d’être libre
A. car le monde du travail est le monde de la nécessité
En quoi le travail nous affranchirait-il de la sphère de la nécessité, c’est-à-dire
du besoin ? Travailler, c’est fondamentalement ordonner son activité, et son
temps, aux nécessités de la vie. Aussi l’Antiquité grecque se représente-t-elle
le temps libre non pas comme celui que j’arrache au travail, mais celui que je
sais consacrer à des préoccupations autres que celle de ma simple survie,
comme le temps de l’activité politique, ou de l’oisiveté.
En ce sens, l’homme libre est celui qui ne travaille pas, c’est-à-dire celui qui
s’est libéré en dominant les hommes soumis à la nécessité, autrement dit
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les esclaves. Comme le souligne Arendt, le travail n’est pas méprisé parce
que réservé aux esclaves, mais réservé aux esclaves parce que, lié aux
besoins de la vie, le travail est une activité foncièrement méprisable. L’existence sans travail est donc la seule qui soit libre, c’est-à-dire affranchie de
la nécessité.
Mais le travail ne nous reconduit pas seulement à la nécessité en ce qu’il
nous détourne de l’activité politique et de l’exigence de liberté qui lui est
inhérente : le travail sous sa forme moderne nous ramène également à la
répétition et à l’aveuglement propres à la vie naturelle.
B. car dans le travail productif nous perdons notre rapport
avec la nature (l’aliénation)
Ainsi, les analyses hégéliennes du travail s’attachent à distinguer le travail
sous sa forme artisanale (« travail formel ») du travail productif (« travail
matériel »). En effet, produire, c’est pousser devant soi, c’est-à-dire se
consacrer à quelque chose d’extérieur à soi. Dans le travail productif, lié au
développement du machinisme et à la mise en place de la division du travail, c’est finalement mon rapport à la nature que je perds. Le travail
productif, facilité par la machine qui s’interpose désormais entre la nature et
moi, est par conséquent un travail dans lequel je ne m’implique plus, je
ne me « forme » plus, et qui vient s’imposer à moi comme une contrainte.
Il s’agit de ce que Marx appelle le travail aliéné, à savoir un travail déshumanisant dans lequel je deviens étranger à moi-même.
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Par conséquent, le travail sous sa forme moderne est bien ce qui nous
empêche d’être libre. Mais ce travail, dont Nietzsche dira qu’il est « finalisé »,
c’est-à-dire défini par un but extérieur à moi (ce que je produis, mon travail
au sens de résultat extérieur à moi), est alors doublement obstacle à ma
liberté : il est également ce qui est à dépasser pour devenir libre.
3. Le travail est ce qui est à dépasser pour être libre
A. car le travail est une activité finalisée :
il faut revaloriser les activités non finalisées
Le travail est-il pour autant une fatalité qui s’impose à nous sans que nous
puissions rien y faire ? Faut-il alors, pour atteindre notre liberté, fuir tout travail, tout effort ? La distinction nietzschéenne entre les activités
« finalisées » (le travail moderne) et « non finalisées » pose la question de la
valeur du travail « pour nous », question qui entend dissocier le travail
moderne de l’effort sur soi.
En effet, le travail productif ne tient sa valeur que de son but, un but extérieur à nous et qui nous détourne finalement de nous-même. Il s’agirait
alors de revaloriser les activités non finalisées que le travail moderne fait
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apparaître négligeables, activités dans lesquelles ma singularité est à
l’œuvre et trouve à se déployer.
La rêverie, l’amour, le jeu, les aventures, sont autant d’exemples de ces
activités qui tirent leur valeur d’elles-mêmes (je joue pour jouer, j’aime pour
aimer…), et dans lesquelles nul ne peut me remplacer. Mais alors, exercer
sa liberté passe-t-il par le renoncement à l’effort ?
B. car le travail doit être effort singulier et activité créative
En réalité, notre liberté ne peut s’éprouver que dans l’effort, à condition qu’il
s’agisse bien d’un effort sur soi. Dans toutes ces activités non finalisées, ce
qui s’exerce, c’est bien ma force, mon énergie singulière : l’art, en particulier, est bien le lieu d’un effort, mais d’un effort sur soi, et non d’un effort
dirigé vers l’extériorité.
Le travail est donc ce qui est à dépasser pour être libre car nous devons
renouer avec sa forme originaire, que Marx nomme « vrai travail », dans
lequel je m’exprime, et qui s’oppose au « travail réel » ou productif où se
perd ma singularité.
Le travail peut alors être l’essence de l’homme, non parce que celui-ci est
voué au travail, mais parce qu’il est de son essence de vouloir cultiver sa
singularité, c’est-à-dire se dépenser : là est le vrai effort.
Conclusion
En définitive, le travail sous sa forme moderne est bien pour l’homme un obstacle à sa liberté, mais un obstacle au double sens du terme. En effet, il est à
la fois ce qui nous empêche d’être libre parce qu’il s’exerce sur nous comme
une contrainte, et ce qu’il nous faut dépasser pour atteindre notre liberté.
Dépasser cette forme de travail suppose de retrouver dans le travail ce en
quoi il nous humanise : or, le travail ne nous humanise qu’en tant qu’il est
dépense, c’est-à-dire expression de soi ou créativité pure. Le travail n’est
donc un obstacle à la liberté que si l’on oublie sa vocation originaire, et ne
peut rendre libre qu’à la condition qu’il s’agisse de ce travail-dépense, où je
suis à moi-même mon propre but.
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