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SOMMAIRE
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Éditorial : La gauche et l’argent. Esprit
Positions – Après l’affaire Baby Loup (Marc-Olivier Padis). La
révolution tunisienne en cours de confiscation (Édith Jendoubi).
1914 : questions pour une commémoration (collectif)
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Ironie partout, critique nulle part. Introduction.
Alice Béja et Ève Charrin
Rire pour se protéger du monde. Ève Charrin
DE QUOI SE MOQUE-T-ON ?
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L’ironie est devenue, dans nos démocraties occidentales, une habitude de
pensée qui permet de prendre ses distances vis-à-vis d’une réalité navrante
tout en gardant bonne conscience. Mais il n’en va pas de même partout, tout
le temps ; il existe un cycle de l’ironie. En France sous la monarchie de
Juillet, en Tunisie sous Ben Ali, elle est efficace. Peut-on retrouver cette
ironie des commencements ?
« Dégage ! » Quand les Tunisiens persiflent le pouvoir.
Hind Meddeb
En Tunisie, l’humour est décidément subversif. Que ce soit chez des activistes comme Azyz Amami, dans la musique du chanteur Bendirman ou les
dessins de Nadia Khiari, c’est aussi l’humour qui a fait tomber Ben Ali.
Aujourd’hui encore, caricaturistes et satiristes attaquent la volonté de censure, le conservatisme et l’hypocrisie d’Ennahda. En s’en prenant à la nouvelle omniprésence du sacré dans l’espace public, c’est le pluralisme
qu’ils veulent défendre.
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La moquerie par l’image : un retour du blasphème ?
Entretien avec François Bœspflug
La dérision envers la religion n’est pas une nouveauté, et le christianisme,
dès ses origines, n’a pas été épargné. Depuis le début du XXe siècle, la
multiplication des œuvres d’art qui s’attaquent à la religion va de pair avec
la sécularisation des sociétés occidentales. Mais, au XXIe siècle, la diffusion mondialisée des images et leur utilisation politique invitent à réinterroger la notion de « blasphème ».
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L’acharnement ironique. Entretien avec Benoît Peeters
La Belgique est un modèle réduit de la systématisation du geste ironique.
Sa dissolution en direct lors d’une émission télévisée parodique en 2006 a
donné lieu à de nombreuses réflexions sur les dangers de l’ironie. Celle-ci
peut en effet être subversive, mais également devenir une sorte de réflexe,
qui finit par détruire le discours politique et mener au nihilisme.
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Mo Yan : se moquer sans faire de vagues. Perry Link
L’attribution du prix Nobel de littérature à Mo Yan en 2012 a suscité de
nombreuses controverses, souvent plus politiques que littéraires, sur le
danger d’accorder un prix si prestigieux à un écrivain reconnu par les
autorités chinoises. Car si Mo Yan, dans ses œuvres, manie le grotesque, le
sarcasme et l’ironie, le résultat n’est pas une critique en profondeur mais
un éclat de rire généralisé qui met sur le même plan victimes et bourreaux.
Sans faire trop de vagues.
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Sommaire
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Hegel, Kierkegaard et l’ironie contemporaine. Michaël Fœssel
L’ironie est avant tout un jeu sur le langage, qui moque sa déconnexion
d’avec le réel. L’ironiste, s’il ne propose pas de vision du monde alternative à celle qu’il critique, peut dès lors apparaître, ce que dénonce Hegel,
comme en surplomb, occupé uniquement par lui-même. Mais il peut aussi
être humble, et se contenter, comme le fit Socrate selon Kierkegaard, de
débusquer les trop grandes certitudes à travers l’ignorance et le doute.
ARTICLES
La dignité dans le débat sur la fin de vie. Paula La Marne
Les pistes actuellement à l’étude sur la fin de vie placent de nouveau la
dignité au premier plan des considérations sur le mourir. Mais que signifie
ce terme, selon qu’il est employé par les soins palliatifs, ou par les partisans de la mort volontaire ?
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Revues et accès libre. Les pièges de la transparence.
Entretien avec Patrick Fridenson
Développement du numérique, concentration de l’édition scientifique,
transformation du rôle des bibliothèques… Ces évolutions ont eu d’importantes conséquences sur les revues et leur modèle économique. Faut-il
rendre accessibles librement les articles issus de la recherche publique,
comme le recommande la Commission européenne ? Ne risque-t-on pas
ainsi de plaquer un modèle conçu pour les sciences exactes sur le paysage
bien plus divers et bien plus fragile de l’édition en sciences humaines ?
109 Régression postdémocratique en Hongrie. Jacques Rupnik
La Hongrie, naguère considérée comme le « bon élève » des démocraties
postsoviétiques, laisse aujourd’hui de nombreux observateurs perplexes et
provoque l’inquiétude. Comment le Fidesz de Viktor Orbán est-il devenu
un parti souverainiste et nationaliste ? L’évolution de la Hongrie est-elle
un cas isolé, ou un symptôme de la crise de la démocratie en Europe ?
JOURNAL
118 « Moralisation » de la vie publique : comment rendre des
comptes sans régler des comptes ? (Olivier Mongin). Austérité et
populisme : un cocktail risqué (Michel Marian). Fractures
maliennes (Pierre Boilley). Les Kurdes, force mouvante dans
une région instable (Hamit Bozarslan). Consommation numérique : qui crée la valeur ? (Nicolas Colin). Une nouvelle cinéphilie ? (Louis Andrieu). Finir en beauté : Debord à la BNF
(Jean-Louis Violeau). Robert Castel (Jacques Donzelot)
BIBLIOTHÈQUE
139 Repère – Cités, terres étrangères, par Anne Wyvekens. À propos
de Jacques Donzelot, Hugues Lagrange, Michel Kokoreff et
Didier Lapeyronnie
143 Librairie. Brèves. En écho. Avis
Abstracts on our website : www.esprit.presse.fr
Couverture : Yue Minjun, Untitled, 1994, huile sur toile, collection privée © Yue Minjun
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Éditorial
La gauche et l’argent
ARGENT, fraude, soupçon de corruption… Que va-t-on encore
découvrir à l’occasion de l’affaire Cahuzac ? Le sang-froid dans le
mensonge, l’utilisation cynique du pouvoir, une stratégie complètement utilitaire de l’aveu au juge donnent une piètre idée du sens
des responsabilités d’un homme qui, maire, député, ministre, a
connu toutes les charges publiques. L’aplomb de l’ancien ministre
du Budget, chargé de la lutte contre la fraude fiscale, trahit un
étrange sentiment d’impunité. Inconscience ? Protection ? Il révèle
à coup sûr une incroyable distance vis-à-vis des angoisses qui
étreignent les Français plongés dans la crise et qui se demandent
de quoi demain sera fait. Mais d’où viennent cette indécence et ce
déni des réalités de l’une des figures de la gauche moderniste ?
L’évasion fiscale, qui rencontre beaucoup d’indulgence quand
elle concerne les mondes artistique et sportif, ne traduit pas simplement un manque de civisme. Elle exprime un désintérêt pour le
monde commun. Le consentement à l’impôt, une construction historique récente et toujours contestée, exprime, autant qu’il suppose,
le sentiment d’une communauté de sort. Ce n’est d’ailleurs pas sans
raison qu’il est aussi étroitement lié au sentiment national (l’idée
d’un impôt européen, par exemple, est inséparable d’une vision fédérale). Mais le partage d’un sort commun suppose une commune
mesure des valeurs. Or, avec l’explosion des très hauts revenus, cette
échelle s’est étendue, déformée, au point d’offrir aux très riches des
possibilités inédites de s’excepter du sort commun. L’argent, au lieu
de ramener à une commune grandeur des valeurs d’ordres différents,
permet aujourd’hui une séparation des sorts quand une poignée de
très hauts revenus accaparent des sommes qui défient l’imagination
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Mai 2013
Esprit
et l’expérience ordinaires (des journaux suisses parlent d’un transfert de 15 millions d’euros de Jérôme Cahuzac à Singapour).
Quel contraste avec les contraintes de la rigueur imposées aux
citoyens européens ! Pour les ménages endettés, le contrôle scrupuleux et un avenir bouché ; pour les capitaux liquides, un monde
d’autant plus ouvert que le contournement des règles est organisé
à grande échelle, avocats et banquiers faisant les intermédiaires. Les
penseurs libéraux voyaient dans l’enrichissement une passion modératrice parce qu’elle pouvait s’accorder à toutes sortes de valeurs
antagonistes et qu’elle apprend à transiger ! Mais l’enrichissement
hors d’échelle fait perdre le sens de la mesure et prépare désormais
les chutes de haut.
À quoi pensait Jérôme Cahuzac en signant sa déclaration « sur
l’honneur » au moment de son entrée au gouvernement ? À la
« spirale de mensonges » dans laquelle il s’enfonçait encore un peu
plus ? À ses conseillers en communication, payés pour le sortir de
tout mauvais pas ? Si l’on a noté l’ironie de la situation d’un ministre
du Budget qui fraudait ses propres services, il faut aussi reconnaître
le coup porté au « sérieux » économique que Cahuzac représentait
à gauche. En effet, ses mensonges ont un impact politique parce
qu’ils mettent dans l’embarras une gauche moderniste qui s’était
imposée en fustigeant le manque de réalisme d’un socialisme réduit
à l’étatisme traditionnel ou à un idéalisme sans solutions. Accepter
l’économie, c’était faire preuve du sens des réalités, refuser le
dogmatisme et l’antilibéralisme, remonter les manches pour de bon
contre les inégalités, valoriser une politique de résultats plutôt que
des bonnes intentions. Cette gauche paraît aujourd’hui se fourvoyer dans un double standard moral : aux salariés, la rigueur ; aux
très hauts revenus, l’impunité et la mobilité.
L’onde de choc, très au-delà de la personne du ministre du
Budget, qui relève désormais de la chronique judiciaire, touche la
crédibilité de la gauche de gouvernement, qui doit maintenir la visée
de la justice sociale. L’argent n’est pas une affaire de réussite et
d’envie, comme le croient les communicants, ni une affaire de compétence et de rigueur, à quoi se réduit le débat économique. La violence
potentielle de la contradiction entre l’argent comme instrument de
mesure, qui produit une logique d’équivalence permettant les
échanges, et l’argent comme fin en soi, qui subvertit toute échelle de
valeurs, doit être contenue par les institutions politiques et les choix
collectifs. Sans quoi, la voracité libère son pouvoir destructeur.
Esprit
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Position
Après l’affaire Baby Loup :
les associations au piège
d’une laïcité nouvelle
F
AUT-IL une nouvelle loi sur la laïcité ? Une nouvelle « affaire » de
foulard pourrait conduire à étendre aux associations les règles de
neutralité de la fonction publique. Les associations y trouveraientelles une reconnaissance de leur rôle public au service de l’intérêt
général ou y perdraient-elles, au contraire, une part de leur autonomie ? Le 19 mars 2013, la Cour de cassation a rendu deux avis
sur le voile au travail, dont un seul a été commenté, celui de la
crèche associative privée Baby Loup qui annulait le licenciement
d’une puéricultrice portant un voile sur son lieu de travail. Pour bien
comprendre la portée de cet arrêt, il faut cependant le mettre en
regard de la décision, inverse, prise le même jour par les mêmes
juges, considérant qu’une employée de la Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM) qui portait un bonnet tenant lieu de voile
pouvait être licenciée.
Pourquoi une telle différence d’approche dans deux cas a priori
semblables ? Parce que la cour a considéré dans un cas, celui de la
crèche, que le contrat de travail relevait du droit privé, et ne tombait
donc pas sous les mêmes obligations que celles qu’impose le droit
public en matière de laïcité, et dans l’autre, celui de l’assurancemaladie, que ce contrat, bien que privé, relevait tout de même des
règles du secteur public, car l’employée remplissait une mission de
service public. Mais où se trouve l’équilibre entre ce qu’on peut
opposer à l’autonomie d’une personne en raison de son contrat de
travail et ce qu’on peut lui imposer en raison du type de mission
qu’elle remplit ?
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Mai 2013
Marc-Olivier Padis
La décision de la cour choisit clairement, contrairement aux
affirmations de ceux qui y ont vu une défaite de la laïcité1, une
extension de la portée des règles du service public, puisqu’elle
considère qu’un agent d’un organisme de droit privé comme la
CPAM est soumis aux mêmes règles de neutralité qu’un fonctionnaire2. Jusqu’où cette extension est-elle souhaitable ? Fallait-il
considérer que la crèche Baby Loup remplissait elle aussi, en
accueillant de jeunes enfants, une mission de service public de la
petite enfance ? Imposer le respect des règles de neutralité du
service public dans une association, ce serait assimiler les salariés
associatifs à des agents publics. Les associations doivent-elles
participer à cette extension du principe de neutralité ?
L’apparence des salariés au travail est encadrée par deux règles
symétriques. Pour la fonction publique, c’est le principe de neutralité des agents de l’État qui s’impose : ceux-ci ne doivent manifester
aucune affiliation religieuse. Mais les règles de la laïcité imposent
la neutralité de l’État, et non celle de la société3. Les agents du
secteur privé sont donc soumis à une autre logique, précisée par le
Code du travail : les contraintes d’habillement doivent y être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, de manière proportionnée
au but recherché. Les associations se trouvent ici dans une position
intermédiaire, car elles sont juridiquement des structures privées
mais se trouvent souvent en situation de délégation de service
public. Peut-on donc tenir pour négligeable leur autonomie juridique et leur imposer les règles de la fonction publique en considérant que le financement public et une mission d’« intérêt
général », l’accueil de la petite enfance, les assimilent à une sorte
de service public ? Cela reviendrait à annuler l’autonomie des associations vis-à-vis de l’État, alors que celle-ci est déjà bien fragile.
En effet, le grand public, qui n’a qu’une image floue du monde associatif, admire les associations pour leur efficacité mais ne comprend
pas bien les motivations d’agir des bénévoles et craint des convictions trop affirmées4. L’identité des associations, leur raison d’être,
est souvent oubliée au nom de leur utilité et des services rendus,
comme si la motivation à s’engager était négligeable.
1. Voir l’appel « Laïcité : aux élus de nous sortir de la confusion ! », Marianne, 22 mars
2013.
2. Sophie Gherardi, « Interdire le voile au travail ? », Le Monde, 29 mars 2013.
3. La loi de 2010 sur la burqa est fondée sur le respect de l’ordre public et non sur le principe de laïcité, bien que le motif religieux n’en soit pas tout à fait absent, voir Patrick Weil, « La
loi sur la burqa risque l’invalidation par l’Europe », Le Monde, 24 novembre 2010.
4. Marc-Olivier Padis, « Les associations, béquilles du service public ? », Esprit, mars-avril
2012.
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Après l’affaire Baby Loup : les associations au piège d’une laïcité nouvelle
La restriction des libertés individuelles est trop grave pour ne
pas être rigoureusement justifiée, surtout au travail, où les salariés
sont, par contrat, dans une position de subordination, et plus encore
pour les femmes, déjà confrontées à de nombreuses discriminations.
Le règlement intérieur des établissements doit justifier précisément
les raisons de limiter la protection des salariés. En l’espèce, la cour
a considéré que celui de la crèche était trop flou et large en censurant toute expression de la liberté de conscience. Faut-il donc une
nouvelle loi ? Certains parlent de « vide juridique5 » alors qu’ils
veulent, en réalité, non combler une lacune mais inverser la hiérarchie entre la protection des salariés et le principe de neutralité !
Selon les partisans d’une nouvelle loi, il y aurait urgence en raison
d’une « offensive » des fondamentalismes, faisant pression sur les
femmes, argument déjà présenté, avec succès, devant la commission
Stasi. Dans une confusion délibérée, il s’agirait de traiter toutes les
femmes, indépendamment de leur liberté de conscience, comme si
elles étaient victimes d’une pression extérieure. L’émancipation
républicaine commencerait donc par un déni de l’autonomie de
jugement. Il faudrait en outre « protéger les enfants », comme si le
port du voile n’était plus qu’une arme de prosélytisme, indépendamment des motifs personnels de le porter, qui appartiennent au
for interne.
Avec cette nouvelle polémique, on observe la poursuite inquiétante d’une transformation de l’idée de laïcité, réduite au choix de
la neutralité. En effet, l’instrumentalisation trop évidente de la
référence laïque pour stigmatiser la pratique de l’islam finit par
affaiblir l’idéal laïc, qui garantit la liberté de conscience. D’ailleurs,
l’abstention des convictions personnelles, même religieuses, ne
peut résumer toute figure du civisme. C’est pourquoi l’autonomie des
associations est indispensable à la vitalité de l’esprit civique face
à un intérêt général identifié à la fonction publique et à l’État. Une
loi assimilant, par les règles de l’emploi, les associations au service
public affaiblirait la raison d’être du monde associatif, indissociable du pluralisme des convictions et de la liberté des personnes.
La loi de 1905 est une loi libérale de compromis qui a su être inclusive, elle ne doit pas se caricaturer et servir, à contre-emploi, à
rallumer de pseudo-querelles religieuses.
Marc-Olivier Padis
5. Daniel Verba, « Baby Loup, débat pollué », Libération, 28 mars 2013.
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Position
La révolution tunisienne
en cours de confiscation
LA couverture indigente, par les médias français, du Forum social
mondial tenu à Tunis du 26 au 30 mars 2013 témoigne de la difficulté à écouter une société civile étonnamment vivante, en dépit de
la gravité de la situation économique ; son action demeure déterminante pour sauvegarder les valeurs d’une révolution détournée par
la troïka actuellement au pouvoir.
Comment ne pas voir le rôle moteur de cette frange active de la
société avec, parmi ses principaux acteurs, l’Union générale des
travailleurs tunisiens (UGTT), l’Association des magistrats, le Syndicat
national des journalistes tunisiens, les collectifs de femmes, de
blogueurs, de jeunes chômeurs, etc. qui, depuis décembre 2011, n’a
eu de cesse de se faire entendre ? Mieux, elle a obligé un pouvoir au
projet démocratique dévoyé à faire (parfois) machine arrière. Sans
être malheureusement décisifs, faute d’une opposition politique
assez lucide et unifiée pour les capitaliser, ces quelques reculs
constituent le principal, voire actuellement le seul, garde-fou aux
tentatives d’OPA par le parti Ennahda du processus de démocratisation amorcé en janvier 2011. Le poids des deux autres protagonistes,
nonobstant les dénégations de leurs anciens chefs de file (Mustafa
Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale constituante, ANC, et
Moncef Marzouki, chef de l’État), n’a d’autre réalité que la volonté
de ces deux anciens opposants de garder coûte que coûte leurs
fonctions, malgré le délitement de leurs formations respectives.
Et si l’altermondialisme, qui a réuni quelque 40 000 personnes,
n’a certes pas connu à Tunis, en ces temps de régression économique
et de vide idéologique, d’initiatives marquantes, le forum a permis
Mai 2013
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La révolution tunisienne en cours de confiscation
de témoigner, face à une opinion publique désabusée à l’égard de
« printemps arabes » dont l’inévitable complexité dérange, de la
réalité des mouvements sociaux de cette région.
Celui que l’écrivaine Jocelyne Dakhlia qualifia de « pays sans
bruit » n’a cessé depuis deux ans de donner de la voix. Que ce soit
sur un mode grave et joyeux lors des premières élections libres du
23 octobre 2011, lorsque les Tunisiens redevinrent citoyens, fraternel
durant les funérailles impressionnantes, le 9 février, du démocrate
Chokri Belaïd, assassiné trois jours plus tôt, ou offensif en de
multiples occasions : manifestations de Siliana en novembre 2012,
réprimées à coups de chevrotine, mobilisations massives pour l’anniversaire du 23 octobre 2011, innombrables protestations, à Tunis et
ailleurs, contre les violences des milices se revendiquant des Ligues
de protection de la révolution ou encore rassemblements devant
l’ANC contre les tentatives des députés d’Ennahda d’introduire dans
le projet de Constitution des articles remettant en cause le caractère
supra-constitutionnel des engagements internationaux, le caractère
civil de l’État, l’égalité hommes-femmes, etc.
Cette société dite autrefois « morte au politique » s’est emparée,
via les médias – certes brouillons pour avoir été trop longtemps
asservis –, les nouvelles générations de leaders associatifs, les
avocats et universitaires engagés, là encore femmes en tête, de
sujets qui l’interrogent au plus profond de ses croyances et de ses
tabous : qu’il s’agisse du viol (à partir de plusieurs cas portés au
grand jour), de l’homosexualité ou de l’athéisme. La distinction
spécieuse introduite par Ennahda et son idéologue Rached
Ghannouchi, entre bons et mauvais musulmans, puis entre laïcs,
apparentés aux impies, et croyants, aura ainsi ouvert un « champ des
possibles » en matière de débats… au grand dam de ses instigateurs !
L’acte I de la révolution tunisienne avait vu, face à une rue qui
ne désarmait pas, les principaux acteurs d’alors (gouvernements de
Mohamed Ghannouchi puis de Caïd Essebsi, Haute Instance pour
la préservation des objectifs de la révolution, Instance supérieure
indépendante pour les élections) accomplir leurs missions pour, in
fine, s’en remettre au verdict des urnes. Mais les protagonistes de
l’acte II dotés, eux aussi, d’une feuille de route précise, source de leur
légitimité électorale (mener à bien la rédaction de la Constitution et
organiser de nouvelles élections), s’emploient depuis bientôt deux
ans à transformer ce qui fut une lutte exemplaire pour la dignité et
la démocratie en un remake du pouvoir autoritaire précédent. À la
différence majeure que s’y ajoute désormais une emprise religieuse.
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Édith Jendoubi
Et si, face aux énergies contestatrices de la rue, la troïka a dû
amorcer des reculs, inventer des diversions (tel le remaniement
ministériel à rebondissements avec l’épilogue de l’éviction du
Premier ministre Hamadi Jebali, cédant la place au ministre de
l’Intérieur Ali Larayedh), multiplier les mensonges, renvoyant de la
gouvernance du pays l’image d’un bateau ivre, on ne doit pas sousestimer les moyens déployés par Ennahda pour, d’une part, s’emparer des rouages de l’État (nomination de milliers de
fonctionnaires), tout en sapant son autorité à coup de clientélisme
et de pressions, d’autre part, répandre dans la société la soumission
sous couvert de politiques sociales (ouverture d’écoles coraniques,
séparation des sexes, mise au pas des mosquées, multiplication des
œuvres caritatives à grands renforts de dons qataris et autres, etc.)
ainsi que la peur (laisser faire à l’égard des milices salafistes et
« ligues de protection de la révolution » au prétexte de mieux les
contrôler, inertie face aux pillages des lieux saints de l’islam populaire, diversions dans l’enquête sur l’assassinat de Chokri Belaïd).
La stratégie d’Ennahda est élémentaire : gagner du temps pour
mieux se préparer à remporter les élections dont elle continue
d’annoncer la tenue pour, sans cesse, les différer ; neutraliser par
tous les moyens les « hommes de bonne volonté » par l’élimination
des instances indépendantes de régulation des médias et des élections ; écarter quiconque capable de bâtir une alternative crédible
à leur hégémonie partisane et donc de refuser la politique de
marchandage et de prébendes à laquelle le benalisme a accoutumé
les « élites » politiques. Dernier exemple en date, la « fortification
de la révolution », qui vise à interdire toute fonction politique aux
membres du RCD (l’ancien parti de Ben Ali), la future instance électorale se voyant missionner pour réaliser cette épuration. En
l’absence de procès des principaux responsables du système Ben Ali
depuis deux ans, et alors que la justice transitionnelle n’a encore
rendu aucun jugement, comment ne pas voir dans cette nouvelle loi
une énième manœuvre pour s’assurer la victoire ?
Tel est le « bilan positif » que M. Marzouki entend vendre à
quiconque se complaît à avaliser son discours sur cette supposée
alliance entre islamistes modérés et gauche éclairée qu’à ses yeux
seule la troïka incarne. Et gare à ceux qui se targueraient d’être
démocrates en dehors de cette équipe prétendument gagnante !
Édith Jendoubi
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Position
1914 : questions
pour une commémoration
UN étrange événement est annoncé aujourd’hui en France et en
Europe par la météo historique et politique la plus officielle : la
commémoration du commencement d’une guerre, et pas n’importe
laquelle : la « Première Guerre mondiale », celle de « 14 » ! Or, il
est une seule chose qui puisse véritablement donner un sens à une
telle célébration – un sens dont le moins que l’on puisse dire est
qu’il est bien loin d’être garanti à ce jour : ce serait, selon nous, de
saisir cette occasion pour revenir sur tout ce qui commence en
« 14 », ou bien entre 1914 et 1918, et même encore en 1919-1920
(avec les traités censés mettre fin à la guerre), et qui, loin d’être
fini ou terminé avec elle, ne cesse sans aucun doute de continuer
depuis, voire de recommencer, ou du moins de menacer de le faire.
De ce point de vue, il est loin d’être sûr que le Centenaire de
2014 soit bien engagé. Lié à un rapport présenté au président de la
République à la fin du précédent quinquennat, un programme
commémoratif avait été esquissé. Il proposait une commémoration
étatique de l’ensemble de la guerre à l’été et à l’automne 2014, les
collectivités locales prenant la suite lors des années suivantes,
avant que l’État ne reprenne la main en 2018. Autant de propositions qui n’avaient pas eu le temps d’être validées par le pouvoir
politique, avant que l’élection du printemps 2012 ne vienne changer
la donne sans qu’un programme alternatif soit mis sur pied à l’heure
où ces lignes sont écrites. Dans un tel contexte, le risque de l’improvisation est grand, comme la tentation festive, sur le modèle du
bicentenaire de la Révolution française de 1989. Or, 2014 est une
célébration grave. Ce centenaire-là ne saurait être une fête.
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Mai 2013
F. Worms, Ch. Prochasson, S. Audoin-Rouzeau, M. Crépon
Car ce qui commence en 14, d’abord, et qui ne s’est certes pas
achevé depuis, n’est pas simplement une bataille ou une série de
batailles : c’est l’épreuve d’une violence de masse, et d’une violence
extrême. L’histoire a mis bien longtemps à le reconnaître, à y voir un
fait central, et il serait paradoxal et à vrai dire scandaleux qu’on l’oublie de nouveau aujourd’hui, à l’heure du centenaire le plus officiel.
Le bilan de « 14 » ne tient pas seulement à la mortalité de masse
produite par l’immense conflit. L’« acquis de violence » a trait aussi
à l’extension du phénomène concentrationnaire, apparu dès la charnière du XIXe et du XXe siècle, mais qui trouve au cours des années
de guerre une systématisation nouvelle ; il tient au ciblage des populations désarmées, qui désormais incarnent aussi l’ennemi : le génocide des Arméniens perpétré en 1915 constitue la pointe extrême de
cette logique nouvelle de l’élimination. À quoi s’ajoute l’aprèscoup : les deux grands totalitarismes du XXe siècle ne l’ont pas
emporté – l’un en 1917, l’autre en 1933 – en raison seulement de
l’ampleur des ruines laissées par le conflit : atroces héritiers des
grandes attentes véhiculées par la guerre, ils ont réinvesti dans le
champ politique les pratiques de violence qu’elle avait générées.
L’oubli serait grave aussi pour trois autres raisons : parce que
cette épreuve de la violence est un des enjeux majeurs du moment
présent et que le spectre des « consentements meurtriers » qui
l’accompagne est loin d’avoir disparu ; parce qu’elle est au cœur du
regard rétrospectif que l’on peut porter sur le siècle tout entier, avec
en lui la Seconde Guerre mondiale et ce qui a suivi ; parce que,
enfin, bien loin de seulement s’être mobilisées dans les nationalismes les plus ravageurs, la philosophie, la science et la médecine
s’y sont confrontées dès 1914, les ont pensés, analysés. Ce fut l’invention de la notion de trauma par des neurologues et des psychanalystes, la découverte de la pulsion de mort ou de la morale close,
opposée à la morale ouverte, par Freud et Bergson, enfin la découverte par l’Europe de la précarité de sa propre culture.
Ce qui a commencé en 14, et qui n’est pas achevé non plus, ce
sont bien pourtant les mobilisations intellectuelles, elles aussi les
plus violentes : les justifications des violences que l’on vient d’évoquer et la mise à l’épreuve des doctrines politiques qui s’élaboraient
alors dans des démocraties encore fragiles. En France, depuis la
guerre de 1870, la République avait su faire appel à ses élites intellectuelles pour défendre ses valeurs fondatrices. Durant l’affaire
Dreyfus, les clercs avaient même su se mobiliser contre la
République gouvernante au nom de valeurs républicaines trahies
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1914 : questions pour une commémoration
par l’erreur judiciaire et ses conséquences. Le déclenchement du
conflit mondial réactiva ces réflexes républicains en les actualisant.
La « guerre du droit » puisa dans le patrimoine d’une pensée politique entée sur la Révolution française et nourrie des sciences
sociales promues par l’Université républicaine au rang de savoirs
légitimes. « 14 » put trouver les couleurs d’une nouvelle affaire
Dreyfus aux yeux de nombre d’intellectuels progressistes.
Ce qu’inaugure 14, c’est bien une ambivalence fondamentale de
la guerre et de la paix elle-même : la paix n’est pas toujours juste,
pour peu qu’elle entretienne la haine, et tout dans la guerre n’est pas
injuste. Sans toujours renoncer aux idéaux pacifistes d’avant-guerre,
nombreux furent ceux qui consentirent à défendre la nation
menacée, voire trouvèrent dans cette défense des ressources morales
et spirituelles nouvelles. Tout en n’ignorant pas la nature de la
tragédie en train de se dérouler, certains se rencontrèrent pour
interpréter la guerre comme une source possible de régénération qui
n’était point à dédaigner, au risque de se compromettre dans la justification d’actes et de pratiques que tout dans leurs convictions
morales les poussait à condamner. La nation, minée par les abandons d’une civilisation bourgeoise amollie que dénonçaient
plusieurs enquêtes journalistiques d’avant-guerre, trouvait en elle
une « divine surprise » qui lui rendait une densité en train de se
perdre, déjà perdue peut-être.
Ce qui a commencé en 14 ne s’est donc pas achevé ; cela ne s’est
pas achevé, en particulier en 1989, avec ce bicentenaire ouvrant un
« âge des commémorations », à défaut d’être, comme certains l’ont
cru dans la conjonction entre le défilé festif à Paris et la chute du
mur à Berlin, la « fin de l’histoire1 ». Dire que la Première Guerre
mondiale n’est pas terminée, c’est dire qu’elle fut la « première
catastrophe » de notre contemporain. C’est dire qu’il faut prendre
en compte tout ce qui avec elle a commencé : le siècle des violences,
des génocides, des totalitarismes, mais aussi du droit international,
de la « solidarité des ébranlés », si profondément décrite par Patočka
dans l’épreuve des tranchées, et de l’Europe si celle-ci se décide à
affronter son histoire et ses déchirements au lieu de masquer son
délitement sous un consensus de façade.
Frédéric Worms, Christophe Prochasson,
Stéphane Audoin-Rouzeau, Marc Crépon
1. Sur le « moment » 1989, voir Esprit, octobre 2009, « Ce qui nous reste de 1989 ».
13
DE QUOI SE MOQUE-T-ON ?
Ironie partout, critique nulle part
S
« ORRY, I’m Greek », répète l’humoriste grec Lakis Lazopoulos, qui
a fait le tour de l’Union européenne pour mettre en scène la crise que
traverse son pays. « Moi, Premier ministre, je tuerais un tiers des
Portugais », écrit pour sa part le journaliste José Vítor Malheiros dans
le très sérieux quotidien Publico, évoquant de façon parodique et
grinçante les efforts d’austérité exigés de ses compatriotes par le
gouvernement, l’Union européenne et le FMI. Dans ces conditions,
« comment épouser un milliardaire ? » demande la jeune humoriste
Audrey Vernon, qui s’est produite notamment devant les salariés de
Mittal et ceux de Fralib, confrontés aux licenciements économiques… De qui se moque-t-on ? Ou plutôt, de quoi ? Parce qu’on
se moque, tout le temps – la dérision n’est pas le privilège exclusif
des comiques professionnels. On se moque d’un monde en crise, du
moins dans nos démocraties libérales où l’ironie a bonne presse. De
fait, elle y bénéficie d’un puissant préjugé favorable : au même titre
que l’indignation (celle de Stéphane Hessel et celle des Indignés),
on vante volontiers ses vertus « corrosives », « décapantes ». Dans un
contexte politique hexagonal marqué aussi par l’indifférence, le
scepticisme et de brusques accès de colère, voilà un objet déroutant :
une prise de parole qui ne semble pas se prendre au sérieux et dont
on ne sait pas si elle participe d’une irresponsabilité ambiante ou si
elle marque encore l’exigence d’un débat public de qualité.
À travers la satire, la parodie, la caricature et autres formes de
dérision, il s’agit de dire le contraire de ce que l’on pense en faisant
comprendre le contraire de ce que l’on dit. L’ironie se niche donc
dans l’entre-deux, dans la capacité à faire saisir, par le ton, par la
formulation, par le contexte d’énonciation, les dessous du langage.
Mai 2013
14
Ironie partout, critique nulle part
Rien n’assure donc qu’elle sera comprise et, encore moins,
acceptée : tout dépend des circonstances de réception. La diffusion
planétaire des images (éventuellement caricaturales) multiplie les
chocs culturels, d’où les débats sans cesse renaissants, au sein des
grandes religions, sur la notion de « blasphème » : la circulation sans
frontière des images modifie les conditions de leur réception, de
sorte que la connivence attendue n’est pas toujours au rendez-vous
(voir l’entretien avec François Bœspflug).
Or, ce mode d’expression décalé tend à se généraliser, à envahir
tous les lieux et toutes les formes d’expression. Des décideurs politiques, des journalistes, des dirigeants d’entreprise se prêtent volontiers au jeu, en participant par exemple à des émissions satiriques
comme Le Petit Journal de Canal Plus. C’est qu’en politique, la
dérision opère une démystification que l’on pense bienvenue ; elle
va de pair avec la transparence qu’on est en droit d’exiger d’une
démocratie, puisqu’elle lève le voile, permet de dénoncer abus et
absurdités. Grâce à elle, nous ne serions plus dupes des apparences
mais, par la grâce d’un éclat de rire ou d’un clin d’œil, conscients
de la réalité peu reluisante des rapports de force que dissimulent
forcément les beaux discours, les trop belles promesses – politiques
ou publicitaires. Mais croit-on encore à la force satirique de cette
approche de la politique à l’heure où le personnel politique se ridiculise de lui-même ? L’image de Jérôme Cahuzac s’exprimant devant
des agents des impôts en novembre 2012 à un pupitre où l’on peut
lire « Lutte contre la fraude fiscale » a largement circulé sur les
réseaux sociaux après les aveux de l’ex-ministre du Budget concernant son compte en Suisse. On peut en rire, et après ? Quand la
réalité ressemble à ce point à la caricature, la dérision se déchaîne
mais tourne à vide – inopérante, car redondante.
Souvent futiles dans nos pays où pluralisme et liberté d’expression bénéficient d’un solide ancrage, satires et caricatures se
révèlent pourtant très utiles ailleurs. Car l’ironie, qui joue sur le
contexte, a elle-même un contexte, un lieu, un temps, et ce contexte
en change la signification et la portée. On peut parler de « cycles
de l’ironie » (voir l’article d’Ève Charrin). Dans les pays où la
liberté d’expression est contrainte, la critique du régime risquée et
les blagues dangereuses, à coup sûr, l’ironie peut se révéler effective, voire explosive. Au moment des printemps arabes, l’ironie sous
ses diverses formes a évidemment exercé une fonction libératrice :
elle a catalysé les énergies ; elle a été la force des faibles, le terreau
de leurs combats (voir l’article de Hind Meddeb sur la Tunisie). En
15
Alice Béja et Ève Charrin
France, au moment où balbutiait le libéralisme politique, l’ironie a
également fait ses preuves : sous la monarchie de Juillet, parodies
et caricatures ont bel et bien exercé sur le régime censitaire une
pression constante.
Ce potentiel subversif, nous croyons le connaître : nous voyons
là une propriété intrinsèque de l’ironie, en vertu de quoi se moquer
serait nécessairement libérateur. Forte d’un tel capital de sympathie,
l’ironie s’impose dans nos démocraties libérales comme un mode de
communication omniprésent, presque un mode d’être, un « ethos
contemporain1 ». Mais tous les sourires ne se valent pas : tous n’ont
pas en tout temps et en tout lieu la même portée politique. Il arrive
en effet que l’ironie libère authentiquement, qu’elle démasque, à la
manière de Socrate, ceux qui voudraient faire croire qu’ils
détiennent la Vérité (voir l’article de Michaël Fœssel). Mais elle peut
aussi creuser les failles, éroder les mythes fondateurs d’un Étatnation, allant jusqu’à le faire presque éclater (de rire), comme c’est
le cas de la Belgique (voir l’entretien avec Benoît Peeters). L’art
contemporain témoigne de cette ambiguïté fondamentale et en
joue : que penser de ces visages identiques, yeux fermés, bouche
béante, figés dans un éclat de rire, que le peintre chinois Yue
Minjun oppose inlassablement au spectateur2 ? Contestation,
cynisme, désenchantement ? L’ironie est là, mais la critique semble
insaisissable, aussi ces fous rires répétés créent-ils immanquablement le malaise, bien loin de la jubilation partagée d’un humour
rebelle. Quand la parodie côtoie l’hommage, l’humour alors se fait
subtilement conservateur, comme le montre Perry Link à propos de
l’écrivain chinois Mo Yan. De même que la colère, qui peut mener
à l’action utile aussi bien qu’au ressassement hargneux, la dérision
est une arme à double tranchant, au maniement délicat. Certes, elle
ouvre une brèche, instaure une distance, mais pour quoi faire ? Il
faut prendre la mesure de cette ambiguïté. Car l’ironie jubilatoire
peut mener à l’engagement, à la confrontation, au contact en somme.
Mais qu’elle se répète sans pouvoir changer les travers qu’elle ridiculise, et elle change de nature : entre le moqueur et le monde elle
dresse, blague après blague, une cloison de plus en plus étanche.
Alice Béja et Ève Charrin
1. Christy Wampole, “How to Live Without Irony”, New York Times, 17 novembre 2012.
2. Voir l’illustration de couverture, tirée de l’exposition consacrée à Yue Minjun, « L’ombre
du fou rire », de novembre 2012 à mars 2013 à la fondation Cartier pour l’art contemporain, à
Paris.
16
Rire pour se protéger du monde
Ève Charrin*
IMAGINE-T-ON vivre sans ironie ? Pour peu que l’on considère
sérieusement cette option, alors la réponse est non. Le renoncement
à l’ironie nous laisserait vulnérables, trop brutalement exposés ici
et maintenant à tout ce que nous côtoyons et désapprouvons sans
pour autant nous croire capables d’y changer grand-chose.
Providentielle ironie ! Telle une carapace hérissée de piques, elle
nous protège. Du même coup elle sauvegarde notre intégrité et
supplée comme par magie à notre impuissance.
Elle seule en effet nous permet de supporter ce que nous n’aimons guère, puisqu’en une antiphrase, en un clin d’œil complice,
elle nous permet de prendre nos distances – presque des distances
de sécurité, comme celles que l’on observe au volant pour éviter les
chocs. Appliquée à la vie quotidienne, l’ironie est un réflexe extrêmement actuel. Car le monde qui nous entoure offre assez peu
matière à l’adhésion enthousiaste, on en conviendra ; peut-être estce même sa principale caractéristique, très lisible notamment sur
le plan politique. Ce monde, le nôtre, incite plutôt aux réticences,
aux réserves. Et de là, ou bien à l’indignation, ou bien à l’ironie, dure
ou douce, comme une fuite immobile. Ou les deux, en alternance,
selon l’humeur ; mais l’ironie s’avère d’un usage plus facile, donc
plus fréquent.
* Journaliste. Elle vient de publier la Voiture du peuple et le sac Vuitton : l’imaginaire des
objets, Paris, Fayard, 2013.
17
Mai 2013
Ève Charrin
L’ironie impuissante
Les SDF sur nos trottoirs nous rappellent-ils brutalement l’âpreté
de la crise et la dureté de la vie ? À défaut de pouvoir soulager
« toute la misère du monde » (pour citer des mots qui ont fait date),
l’humoriste et chroniqueur de télévision Luigi Li les dote opportunément de pancartes humoristiques (« J’ai perdu ma situation, vous
ne l’auriez pas retrouvée, par hasard ? » ou « Qui est le con qui a
éteint le chauffage ? »), autant de clins d’œil censés remplacer
avantageusement les appels trop directs à la solidarité (« J’ai faim »,
par exemple, terriblement premier degré). Tandis que l’extension de
la pauvreté nous désole, les nouveaux riches nous exaspèrent-ils ?
Qu’à cela ne tienne, il suffit d’en rire, par exemple en écoutant
Gangnam style, le hit du chanteur coréen Psy : le clip musical le
plus vu au monde parodie justement la vie dorée des privilégiés,
ceux qui, dans le quartier le plus huppé de Séoul, Gangnam,
exhibent avec extravagance voitures de sport, pur-sang et sexy
ladies. Astucieusement, Gangnam style joue également sur les
codes du show-biz et de la pop, c’est-à-dire que par un jeu de miroirs
ce tube constitue lui-même sa propre parodie. Aussi, quoique très
entraînante, la chanson ne peut être aimée qu’au second degré. Au
premier degré, peut-être nous paraît-elle tout simplement ridicule,
le clip hideux, son succès planétaire aberrant ? Qu’importe, parodions encore ! Caricature de la vulgarité, la chanson a été mille fois
reprise et détournée sans que l’on puisse déceler d’ailleurs dans ces
parodies de parodie ce qu’il entre d’hommage et de critique, de
complicité et de distance. Dansant aux rythmes de la pop coréenne
avec menottes et bâillon, l’artiste et dissident chinois Ai Weiwei a
ainsi réinterprété le hit mondial à sa façon, comme un hymne hilare
à la liberté d’expression.
De quoi plaire aux internautes et aux médias – mais sans doute
ces derniers nous irritent, friands qu’ils sont d’anecdotes et de scandales. Allons, nous ne sommes pas dupes de leurs ficelles ; nous
adorons en sourire, par exemple avec cette Agence France Presque
qui publie de fausses dépêches AFP émaillées des fameux conditionnels de précaution. Et pour mieux manifester que nous savons
à quoi nous en tenir, nous allons applaudir (par exemple) une adaptation théâtrale des Exercices de style de Queneau1, qui nous donne
à voir les mille travers de la télévision, caricaturés jusqu’à
1. Exercices de style, de Raymond Queneau, mis en scène par Stéphanie Hédin au théâtre
du Lucernaire, à Paris, 2008.
18
EN ÉCHO
STAROBINSKI ET CRITIQUE – La
revue Critique (avril 2013, Minuit), fondée par Georges Bataille, rend hommage
au critique Jean Starobinski sous le titre
« Le beau triptyque de Jean Starobinski ». Ce médecin, qui a rencontré des
« grands » littéraires, Marcel Raymond
puis Albert Béguin (un ancien directeur
d’Esprit), à l’université de Genève après
guerre, publie aujourd’hui trois livres
qui font écho à l’ensemble de son œuvre :
un livre sur la maladie et la médecine
(l’Encre de la mélancolie, Le Seuil, voir
la critique de Ch. Labre dans notre
numéro de février 2013), un livre sur
Diderot (Diderot, un diable de ramage,
Gallimard) et un livre sur Rousseau
(Accuser et séduire. Essais sur JeanJacques Rousseau, Gallimard). Parallèlement à des articles d’Yves Hersant,
Jean-Claude Bonnet et Martin Rueff, un
long entretien avec Patricia Lombardo
permet à ce grand critique européen de
préciser ce qu’il entend par travail critique et par auteur (son approche
contrastée de Rousseau et de Diderot
est passionnante). On aura compris que
pour Starobinski, un auteur a aussi
besoin de critiques pour apparaître
comme un auteur, c’est-à-dire comme
l’un de ces classiques qui sont toujours
nos contemporains, comme aimait à le
dire Italo Calvino.
situations et de regards, écrit J.-P. Martin
(un amateur de Queneau et de Perec)
dans son introduction, il s’agit bien dans
tous les cas de l’attention, de la relecture,
de la guerre du goût. Malgré les constats
souvent déceptifs, une telle diversité
montre que la critique, du fait même
qu’elle continue à se prêter à la controverse, reste une chose vivante. » Une
chose vivante, apaisée, un peu consensuelle. À défaut de quoi ? Peut-être d’auteurs et du désir de réinventer l’art de la
plume critique qui fut celle des écrivains. Faut-il s’étonner que la publication du livre de M. Iacub sur D. StraussKahn ait provoqué une polémique
d’auteurs (C. Angot and Co) et d’éditeurs et non pas de critiques ?
LA CHINE AU PLURIEL – Longtemps
réduite à des jugements à l’emportepièce, l’odyssée politique et économique
de la Chine contemporaine suscite désormais de nombreux dossiers interrogatifs. Au-delà du débat sur les rapports du
marché et de la démocratie, les inquiétudes portent sur les forces et sur les
faiblesses du type de développement
(urbain, industriel, démographique…)
qui se met en place. Plusieurs revues ont
récemment consacré un dossier au payscontinent. Voir : « Qu’est-ce que la
Chine ? La Chine par-delà le 18e Congrès
du parti communiste », dans Le Banquet, revue du Cerap, hiver 2012-2013,
n° 31 ; « Chine : une croissance à bout de
souffle », dans L’Économie politique,
octobre 2012, no 56 ; « La Chine, une
puissance (in-) certaine », dans La Revue
nouvelle, avril 2013 ; « Chine : regards
croisés », dans La Pensée (revue éditée
par la fondation Gabriel Péri), janviermars 2013, no 373 et, outre-Atlantique,
“China’s 99%”, dans la revue Dissent,
printemps 2013.
CRITIQUES D’AUJOURD’HUI – On
pourra lire parallèlement le dossier des
Temps modernes intitulé Critiques de la
critique (janvier-mars 2013) qui prend
acte d’une certaine accalmie dans le
monde de la critique. Mais la diversité
des positions présentées, l’incursion dans
la réflexion sur les méthodes universitaires ne permettent pas de comprendre
où va la volonté critique à une époque
qui n’en est plus aux grandes polémiques. « À travers une diversité de
157
Bibliothèque
NOUVELLES LUTTES SOCIALES – La
revue québécoise Possibles (http://red
tac.org/possibles/, février 2013, vol. 36,
n° 2) revient sur les mouvements sociaux
qui ont agité le monde ces deux dernières années : printemps arabes, mouvements des « Indignés » et d’« Occupy »
et « printemps érable » québécois. Ces
nouvelles luttes ont été largement portées
par la jeunesse, et par des diplômés
ayant le sentiment que leurs études ne
leur permettaient plus de s’intégrer au
monde du travail, voire – notamment
aux États-Unis – représentaient un lourd
fardeau en termes d’endettement. La
question éducative était au cœur de ce
que l’on a appelé le « printemps érable »,
la lutte des étudiants québécois contre
l’augmentation des frais de scolarité. On
lira notamment avec profit les articles de
Jacques Hamel et de Jean-Claude Roc
qui font le point sur ce mouvement.
plus une philosophie majeure dans la
vie intellectuelle ? Le dossier de ce
numéro d’Esprit montre que le penseur
de l’ironie n’est pas « inactuel », et que
sa confrontation avec Hegel perdure (voir
l’article de M. Fœssel). L’excellent dossier de Foi et vie. Culture protestante
(mars 2013, no 1, [email protected])
souligne plutôt, en se penchant sur les
questions relatives à la « fiction », les
liens avec Paul Ricœur (celui-ci avait
consacré des textes de référence à Kierkegaard, qui ont été repris dans Lectures 2). Plus largement, l’article de
Frédéric Rognon sur l’actualité des
recherches sur Kierkegaard est une mine
d’informations et une preuve de la vitalité de cette pensée.
FUTURIBLES ET LA SOCIÉTÉ POSTCARBONE – Fidèle à l’esprit qui a
présidé à sa fondation, Futuribles
([email protected]) ne craint pas
d’anticiper l’avenir au service de l’action.
Le dossier (janvier-février 2013, no 392)
consacré à « la société postcarbone »
envisage divers scénarios possibles : les
articles portant sur les villes postcarbone,
les villes pionnières de la société postcarbone et les villes dites « à l’avantgarde » ne sont pas un simple catalogue
mais l’occasion d’analyser des tendances
au long cours.
KIERKEGAARD VIVANT – Pour le
150e anniversaire de la naissance de
Kierkegaard, un colloque avait rassemblé à l’Unesco en 1963 J.-P. Sartre,
Heidegger, K. Jaspers, Gabriel Marcel
sous l’intitulé « Kierkegaard vivant… »
qui avait donné lieu à une célèbre publication. Qu’en est-il en 2013, alors que
l’on célèbre le 200e anniversaire de sa
naissance, et que l’existentialisme n’est
AVIS
Les 24 et 25 mai aura lieu à l’université
Paris Descartes-Sorbonne, amphithéâtre
Durkheim, un colloque international sur
le thème : « Espace public : formes, sens,
dynamiques » organisé par PierreAntoine Chardel, Brigitte Frelat-Kahn
et Jan Spurk. Parmi les intervenants :
Andrew Feenberg, Éric Macé, Anwar
Moghith, Olivier Mongin, Antoinette
Rouvroy, Joëlle Zask. Programme
détaillé : http://cerses.shs.univ-paris5.fr/
spip.php?article704
Depuis décembre 2012, Esprit est également disponible en format tablette/
liseuse, téléchargeable sur www.epagine.fr
ou sur d’autres librairies en ligne. Notre
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