1 LA SCIENCE DIT-ELLE LE VRAI ? Etienne Klein Le titre de mon

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1 LA SCIENCE DIT-ELLE LE VRAI ? Etienne Klein Le titre de mon
Supplément numérique – Controverses et science
LA SCIENCE DIT-ELLE LE VRAI ?
Etienne Klein
Le titre de mon exposé pose une question sans doute trop ambitieuse. Je me contenterai de poser
celle de savoir s’il est pertinent de parler de « vérités scientifiques ». Je m’interrogerai également
sur la résurgence ou la persistance d’une certaine forme de « populisme scientifique » qui consiste
à se servir d’arguments en apparence de bon sens pour venir contester les propos des
scientifiques dans telle ou telle discipline. Un magnifique exemple d’un tel populisme se trouvait
fin juin 2013 sur la couverture d’un grand hebdomadaire français, qui titrait après un mois de mai
anormalement froid en France : « Climat : le réchauffement c’est pour quand ? » On devine
aisément l’intention : tout citoyen français, de par la seule expérience que son organisme a, ici et
maintenant, de la météorologie, devrait pouvoir en inférer des conclusions climatiques générales
qui viennent contredire le discours des climatologues, comme si l’atmosphère de notre planète se
résumait à sa seule part française. J’observe que ce populisme scientifique ne se développe pas sur
n’importe quel sujet : il faut que des intérêts soient en jeu. Le 4 juillet 2012, lorsqu’a été annoncée
la découverte du boson de Higgs, je n’ai ni lu ni entendu de contestations de ce résultat, et celui-ci
n’aurait d’ailleurs pu être invalidé avec des arguments aussi grossiers. La non-prise en compte ou
la contestation d’un résultat scientifique dépend sans doute beaucoup de sa nature, de son champ,
et surtout de ses implications sociétales.
Mais comme annoncé, je vais commencer par interroger la notion de « vérité scientifique ». Quel
chercheur authentique n’espère pas en découvrir au moins une ? Je concède toutefois qu’on
devrait plutôt parler des « vérités de science », pour reprendre l’expression proposée par JeanMarc Lévy-Leblond, conscient qu’en l’occurrence, l’épithète a trop souvent tendance à sacraliser
le substantif. L’idée de vérité est bien la force motrice de toute recherche. Pour espérer avancer, il
faut croire sinon à l’accessibilité de certaines vérités, du moins à la possibilité de démasquer les
contre-vérités. Et sans doute aussi adhérer à une conception modérément optimiste, selon
laquelle la vérité, dès lors qu’elle est dévoilée, peut-être reconnue comme telle ; et, si elle ne se
révèle pas d’elle-même, croire que l’application d’une méthode scientifique permettra de s’en
approcher, voire de la découvrir. Personne ne veut passer sa vie à effectuer un travail à la Sisyphe.
Ce constat ne signifie nullement que les chercheurs puissent trouver la vérité, mais au moins
qu’ils la cherchent. Et s’ils la cherchent, c’est qu’ils ne l’ont pas (encore) trouvée. D’où leurs airs
tantôt arrogants (parce qu’à force de chercher, ils font des découvertes), tantôt humbles (parce
que, du fait qu’ils continuent de chercher, ils ne peuvent jamais prétendre avoir bouclé leur
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affaire). Dans son élan même, l’activité scientifique a donc partie liée avec l’idée de vérité : c’est
bien elle qu’elle vise plutôt que l’erreur.
Or j’entends de plus en plus souvent dire que « la science, c’est le doute ». Cette phrase a
d’ailleurs constitué – curieux synchronisme - le leitmotiv de la rhétorique des climato-sceptiques.
La science serait le doute ? Ah bon ? Est-ce à dire qu’il faudrait encore douter de la non-platitude
de la Terre ? Il me semble pourtant que certaines questions ont été bel et bien tranchées, au sens
où plus rien ne pourrait les remettre en cause. Prenez l’exemple de l’atome. Les physiciens
contemporains savent énormément de choses sur lui, à commencer par le fait que leur atome n’a
aucune des propriétés que les atomistes grecs lui avaient attribuées. Pour autant, ils ne clament
pas qu’ils possèdent « la vérité sur l’atome », car certains phénomènes, notamment au sein du
noyau de l’atome, sont encore l’objet de recherches approfondies. Mais ils savent qu’il est vrai
que l’atome, celui qu’ils ont découvert, existe bel et bien. Le fait que l’atome qu’ils ont appris à
connaître n’ait été préalablement pensé par personne montre que, d’une certaine manière, cet
objet-là s’est imposé à eux : ils ne l’ont pas inventé, mais découvert. On ne pourra guère revenir
sur ce fait-là.
Il faudrait donc distinguer entre science et recherche : les chercheurs doutent sur les réponses à
donner aux questions qu’ils se posent, mais ils s’appuient toujours sur des connaissances dont ils
ne doutent pas. L’existence du boson de Higgs avait été prédite en 1964 par des théoriciens.
Jusqu’à 2012, les physiciens ont, à juste titre, douté de son existence et ils n’étaient pas certains de
bien connaître le mécanisme par lequel les particules élémentaires ont acquis leur masse non nulle
dans l’univers primordial. Aujourd’hui, après presque cinquante ans d’effort, cette question est
réglée et il n’existe plus de controverse, ni dans la communauté scientifique, ni en dehors d’elle.
Le prestige de la science a longtemps tenu au fait qu’on lui conférait le pouvoir symbolique de
proposer un point de vue surplombant sur le monde : assise sur un refuge neutre et haut-placé,
sûre d’elle-même, elle semblait se déployer à la fois au cœur du réel, tout près de la vérité et hors
de l’humain. Cette image est aujourd’hui dépassée. Nous avons compris que la science n’est pas
un nuage lévitant calmement au-dessus de nos têtes : elle pleut littéralement sur nous. Ses mille et
une retombées pratiques, qui vont de l’informatique à la bombe atomique en passant par les
vaccins, les OGM et les lasers, sont diversement connotées et diversement appréciées : ici, ce que
la science permet de faire rassure ; là, ce qu’elle annonce angoisse. Tout se passe comme si ses
discours, ses réalisations et ses avancées devaient constamment être interrogés, systématiquement
mis en ballotage. Cette évolution tend les relations entre la science et la société, qui deviennent
très ambivalentes.
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Cela peut se voir sous forme condensée en mettant l’une en face de l’autre les deux réalités
suivantes : d’une part, la science nous semble constituer, en tant qu’idéalité (c’est-à-dire en tant que
démarche de connaissance d’un type très particulier qui permet d’accéder à des connaissances
qu’aucune autre démarche ne peut produire), le fondement officiel de notre société, censé
remplacer l’ancien socle religieux : nous ne sommes certes pas gouvernés par la science ellemême, mais au nom de quelque chose qui a à voir avec elle. C’est ainsi que dans toutes les sphères de
notre vie, nous nous trouvons désormais soumis à une multitude d’évaluations, lesquelles ne sont
pas prononcées par des prédicateurs religieux ou des idéologues illuminés : elles se présentent
désormais comme de simples jugements d’« experts », c’est-à-dire sont censées être effectuées au
nom de savoirs et de compétences de type scientifique, et donc, à ce titre, impartiaux et objectifs.
Par exemple, sur nos paquets de cigarettes, il n’est pas écrit que fumer déplaît à Dieu ou
compromet le salut de notre âme, mais que « fumer tue ». Un discours scientifique, portant sur la
santé du corps, a pris la place d’un discours théologique qui, en l’occurrence, aurait plutôt porté
sur le salut de l’âme.
Mais d’autre part – et c’est ce qui fait toute l’ambiguïté de l’affaire –, la science, dans sa réalité
pratique, est questionnée comme jamais, contestée, remise en cause, voire marginalisée. Elle est à
la fois objet de désaffection de la part des étudiants (les jeunes, dans presque tous les pays
développés, se destinent de moins en moins aux études scientifiques), de méconnaissance
effective dans la société (nous devons bien reconnaître que collectivement, nous ne savons pas
trop bien ce qu’est la radioactivité, en quoi consiste un OGM, ce que sont et où se trouvent les
quarks, ce qu’implique la théorie de la relativité et ce que dirait l’équation E = mc2 si elle pouvait
parler). Enfin et surtout, elle subit toutes sortes d’attaques, d’ordre philosophique ou politique. La
plus importante de ces attaques me semble être le relativisme radical : cette école philosophique
ou sociologique défend l’idée que la science a pris le pouvoir non parce qu’elle aurait un lien
privilégié avec le « vrai », mais en usant et abusant d’arguments d’autorité. En somme, il ne
faudrait pas croire à la science plus qu’à n’importe quelle autre démarche de connaissance.
Nous assistons incontestablement à un changement de climat culturel – qui explique au passage la
facilité déconcertante avec laquelle a pu se développer en France la vraie-fausse controverse sur le
changement climatique. Aujourd’hui, notre société semble en effet parcourue par deux courants
de pensée qui semblent contradictoires. D’une part, on y trouve un attachement intense à la
véracité, un souci de ne pas se laisser tromper, une détermination à crever les apparences pour
atteindre les motivations réelles qui se cachent derrière, bref une attitude de défiance généralisée.
Mais à côté de ce désir de véracité, de ce refus d’être dupe, il existe une défiance tout aussi grande
à l’égard de la vérité elle-même : la vérité existe-t-elle, se demande-t-on ? Si oui, peut-elle être
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autrement que relative, subjective, culturelle ? Ce qui est troublant, c’est que ces deux attitudes,
l’attachement à la véracité et la suspicion à l’égard de la vérité, qui devraient s’exclure
mutuellement, se révèlent en pratique parfaitement compatibles. Elles sont même
mécaniquement liées, puisque le désir de véracité suffit à enclencher au sein de la société un
processus critique qui vient ensuite fragiliser l’assurance qu’il y aurait des vérités sûres (Williams,
2006). Le fait que l’exigence de véracité et le déni de vérité aillent de pair ne veut toutefois pas
dire que ces deux attitudes fassent bon ménage. Car si vous ne croyez pas à l’existence de la
vérité, quelle cause votre désir de véracité servira-t-il ? Ou – pour le dire autrement – en
recherchant la véracité, à quelle vérité êtes-vous censé être fidèle ? Il ne s’agit pas là d’une
difficulté seulement abstraite ni simplement d’un paradoxe : cette situation entraîne des
conséquences concrètes dans la cité réelle et vient nous avertir qu’il y a un risque que certaines de
nos activités intellectuelles en viennent à se désintégrer.
Grâce à la sympathie intellectuelle quasi spontanée dont elles bénéficient, les doctrines relativistes
contribuent sans doute à une forme d’illettrisme scientifique d’autant plus pernicieuse que celle-ci
avance inconsciente d’elle-même. Au demeurant, pourquoi ces doctrines séduisent-elles tant ?
Sans doute parce que, interprétées comme une remise en cause des prétentions de la science, un
antidote à l’arrogance des scientifiques, elles semblent nourrir un soupçon qui se généralise, celui
de l’imposture : « Finalement, (en science comme ailleurs) tout est relatif. ». Ce soupçon légitime
une forme de désinvolture intellectuelle, de paresse systématique, et procure même une sorte de
soulagement : dès lors que la science produit des discours qui n’auraient pas plus de véracité que
les autres, pourquoi faudrait-il s’échiner à vouloir les comprendre, à se les approprier ? Il fait
beau : n’a-t-on pas mieux à faire qu’apprendre sérieusement la physique, la biologie ou les
statistiques ?
En 1905, Henri Poincaré publiait un livre intitulé La valeur de la science. Un siècle plus tard, cette
valeur de la science semble de plus en plus contestée, non pas seulement par les philosophes
d’inspiration subjectiviste ou spiritualiste, toujours prompts à exploiter ce qui ressemble de près
ou de loin à une « crise » de la science, mais aussi par une partie de l’opinion. Dans cette méfiance
à l’égard du mode de pensée scientifique, peut-être faut-il lire une sorte de pusillanimité à l’égard
de la vérité et de ses conséquences. Si une vérité scientifique est contestée, cela peut tout
simplement venir du fait que nous ne l’aimons pas, et nous trouvons alors toutes sortes de
stratagèmes intellectuels pour ne pas croire ce que nous savons.
Un tel constat amène à la question qui a fait le titre de cet exposé : la science dit-elle le « vrai » ?
Engagés dans une altercation séculaire, le doute et la certitude forment un couple turbulent mais
inséparable, dont les aventures taraudent la réflexion européenne depuis ses débuts : le partage
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entre ce que l’on sait et ce que l’on croit savoir n’a pas cessé de hanter les philosophes, et, de
Socrate à Wittgenstein en passant par Pyrrhon et Descartes, les critères du vrai n’ont cessé d’être
auscultés et discutés. Ce qui est certain, est-ce ce qui a résisté à tous les doutes ? Ou bien est-ce ce
dont on ne peut pas imaginer de douter ? La vérité plane-t-elle au-dessus du monde ou est-elle
déposée dans les choses et dans les faits ? Peut-on faire confiance à la science pour aller l’y
chercher ? Ces questions constituent d’inusables sujets de dissertation, ce qui ne les empêche
d’avoir une brûlante actualité : l’air du temps accuse désormais la science d’être un récit parmi
d’autres et l’invite à davantage de modestie, parfois même à « rentrer dans le rang ». Mais dans le
même temps (et c’est ce qui éclaire d’une autre manière l’ambivalence de la situation), les discours
scientifiques aux accents triomphalistes prolifèrent : une certaine biologie prétend bientôt nous
dire de façon intégrale et bientôt définitive ce qu’il en est vraiment de la vie ; et régulièrement, des
physiciens théoriciens aux allures de cadre supérieur de chez Méphistophélès affirment qu’ils sont
en passe de découvrir la « Théorie du Tout » qui permettra une description à la fois exacte et
totalisante de ce qui est. Le physicien américain Brian Greene, par exemple, déclare attendre de la
théorie des supercordes, actuellement à l’ébauche, qu’elle « dévoile le mystère des vérités les plus
fondamentales de notre Univers » (Greene, 2000). Quant à Stephen Hawking, il concluait l’un de
ses livres par ces mots incroyables, dits sur un ton badin :
« Si nous parvenons vraiment à découvrir une théorie unificatrice, elle devrait avec le temps être
compréhensible par tout le monde dans ses grands principes, pas seulement par une poignée de
savants. Philosophes, scientifiques et personnes ordinaires, tous seront capables de prendre part à la
discussion sur le pourquoi de notre existence et de notre univers. Et si nous trouvions un jour la
réponse, ce sera le triomphe de la raison humaine, qui nous permettrait alors de connaître la pensée de
Dieu » (Hawking, 1989).
La pensée de Dieu ? Bigre ! Comme s’il allait de soi que Dieu « pense », et qu’une équation
pourrait nous dire ce qu’Il pense. Aujourd’hui, s’agissant de sa capacité à saisir la vérité des choses,
la science se trouve manifestement tiraillée entre l’excès de modestie et l’excès d’enthousiasme.
Mais le lien science-vérité est-il exclusif ? La science a-t-elle le monopole absolu du « vrai » ?
Serait-elle la seule activité humaine qui soit indépendante de nos affects, de notre culture, de nos
grands partis pris fondateurs, du caractère contextuel de nos systèmes de pensée ? Tel semble être
le grand débat d’aujourd’hui. Certains soutiennent qu’il n’y a pas d’autre saisie objective du
monde que la conception scientifique : le monde ne serait rien de plus que ce que la science en
dit ; avec leur symbolisme purifié des scories des langues historiques, les énoncés scientifiques
décrivent le réel ; les autres énoncés, qu’ils soient métaphysiques, théologiques ou poétiques, ne
font qu’exprimer des émotions ; bien sûr, un tel argument est parfaitement légitime, et même
nécessaire, mais il ne faut pas confondre les ordres.
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Aux antipodes de cette conception positiviste, d’autres considèrent que la vérité est surtout un
mot creux, une pure convention. Elle ne saurait donc être considérée comme une norme de
l’enquête scientifique, et encore moins comme le but ultime des recherches. Certaines sociologues
des sciences ont ainsi pu prétendre que les théories scientifiques tenues pour « vraies » ou
« fausses » ne l’étaient pas en raison de leur adéquation ou inadéquation avec des données
expérimentales, mais seulement en vertu d’intérêts purement sociologiques. Steven Shapin et
Simon Schaffer écrivent par exemple ceci :
« En reconnaissant le caractère conventionnel et artificiel de toutes nos connaissances, nous ne
pouvons faire autrement que de réaliser que c’est nous-mêmes, et non la réalité, qui sommes à l’origine
de ce que nous savons » (Shapin et Schaffer, 1993)
En clair, il faudrait considérer que toutes nos connaissances sont conventionnelles et artificielles,
donc gommer l’idée qu’elles pourraient avoir le moindre lien avec la réalité. Ces auteurs
dénoncent également l’idéologie de l’objectivité scientifique, arguant que les chercheurs sont gens
partisans, intéressés, et que leurs jugements sont affectés par leur condition sociale, leurs
ambitions ou leurs croyances. Selon eux, l’objectivité de la science devrait nécessairement
impliquer l’impartialité individuelle des scientifiques eux-mêmes : elle serait une sorte de point de
vue de nulle part, situé au-dessus des passions, des intuitions et des préjugés. Or, avancent-ils, la
plupart du temps, les chercheurs ne sont pas impartiaux. Par exemple, ils ne montrent guère
d’empressement à mettre en avant les faiblesses de leurs théories ou de leurs raisonnements.
L’esprit scientifique, au sens idéal du terme, serait donc introuvable, et la prétendue objectivité de
la science ne serait que la couverture idéologique de rapports de forces dans lesquels la nature n’a
pas vraiment son mot à dire. Tout serait créé, et en définitive, la physique en dirait moins sur la
nature que sur les physiciens.
La meilleure parade contre ce genre de raisonnements consiste sans doute à faire remarquer que
si l’objectivité de la science était entièrement fondée sur l’impartialité ou l’objectivité de chaque
scientifique, nous devrions lui dire adieu. Nous vivons tous dans un océan de préjugés et les
scientifiques n’échappent pas à la règle. S’ils parviennent à se défaire de certains préjugés dans
leur domaine de compétence, ce n’est donc pas en se purifiant l’esprit par une cure de
désintéressement. C’est plutôt en adoptant une méthode critique qui permet de résoudre les
problèmes grâce à de multiples conjectures et tentatives de réfutation, au sein d’un
environnement institutionnel qui favorise ce que Karl Popper appelait « la coopération
amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir ». Si consensus il finit par y avoir,
celui-ci n’est donc jamais atteint qu’à la suite d’un débat contradictoire ouvert. Ce consensus n’est
pas lui-même un critère absolu de vérité, mais le constat de ce qui est, à un moment donné de
l’histoire, accepté par la majorité d’une communauté comme une théorie susceptible d’être vraie.
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N’y a-t-il pas en outre quelque chose de bancal dans l’argumentation des relativistes les plus
radicaux ? Car contrairement à ce qui se passe avec l’histoire – où la contestation de l’histoire
officielle doit elle-même s’appuyer sur l’histoire, c’est-à-dire sur de nouvelles données historiques
– les dénonciations des sciences exactes ne se basent jamais sur des arguments relevant des
sciences exactes. Elles s’appuient toujours sur l’idée étonnante qu’une certaine sociologie des
sciences serait mieux placée pour dire la vérité des sciences que les sciences ne le sont pour dire la
vérité du monde. En somme, il faudrait se convaincre que la vérité n’existe pas, sauf lorsqu’elle
sort de la bouche des sociologues des sciences qui disent qu’elle n’existe pas.
Certes, nul n’ignore que, par exemple, des intérêts militaires ont contribué à l’essor de la physique
nucléaire. Cela relève d’ailleurs de la plus parfaite évidence : la périphérie de la science et son
contexte social influencent son développement. Mais de là à en déduire que de tels intérêts
détermineraient, à eux seuls, le contenu même des connaissances scientifiques, il y a un pas qui me
semble intellectuellement infranchissable. Car si tel était le cas, on devrait pouvoir montrer que
nos connaissances en physique nucléaire exprimeraient, d’une manière ou d’une autre, un intérêt
militaire ou géopolitique. Or, si l’humanité décidait un jour de se débarrasser de toutes ses armes
nucléaires, il est peu probable que cette décision changerait ipso facto les mécanismes de la fission
de l’uranium ou du plutonium. Si l’atome et la physique quantique, pour ne prendre que ces deux
exemples, n’étaient que de simples constructions sociales, il faudrait aussi expliquer par quelle
succession de « miracles » – oui, c’est le mot - on a pu parvenir à concevoir des lasers. Si les lasers
existent et fonctionnent, n’est-ce pas l’indice qu’il y a un peu de « vrai » dans les théories
physiques à partir desquels on a pu les concevoir, de « vrai » avec autant de guillemets que l’on
voudra et un v aussi minuscule qu’on le souhaitera ? En définitive, le fait que les lasers
fonctionnent n’est-il pas la preuve rétrospective que Planck, Einstein et les autres avaient bel et
bien compris deux ou trois choses non seulement à propos d’eux-mêmes ou de leur culture, mais
– osons le dire – à propos des interactions entre la lumière et la matière ?
La sociologie des sciences a certainement raison d’insister sur l’importance du contexte dans la
façon dont la science se construit. Mais faut-il tirer de ce constat, au bout du compte, des
conclusions aussi relativistes que certaines des siennes? Il est permis d'en douter. Car il serait
difficile d’expliquer d’où vient que les théories physiques, telles la physique quantique ou la
théorie de la relativité, « marchent » si bien si elles ne disent absolument rien de vrai. Comment
pourraient-elles permettre de faire des prédictions aussi merveilleusement précises si elles
n’étaient pas d’assez bonnes représentations de ce qui est (ce serait trop dire cependant que d’en
déduire qu’elles ne peuvent dès lors qu’être vraies). En la matière, le miracle – l’heureuse
coïncidence – est très peu plausible. Mieux vaut donc expliquer le succès prédictif des théories
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physiques (nous parlons ici de celles qui n’ont jamais été démenties par l’expérience) en
supposant qu’elles nous parlent de la nature, et qu’elles arrivent à se référer, plus ou moins bien, à
cette réalité-là. Et que, sans arguments complémentaires, nos affects, nos préjugés, nos intuitions
ne sont guère en mesure de les contester sur leur terrain de jeu.
Reste bien sûr que les sciences ne traitent vraiment bien que des questions … scientifiques. Or
celles-ci ne recouvrent pas l’ensemble des questions qui se posent à nous. Du coup, l’universel
que les sciences mettent au jour est, par essence, incomplet : il n’aide guère à trancher les
questions qui restent en dehors de leur champ. En particulier, il ne permet pas de mieux penser
l’amour, la liberté, la justice, les valeurs en général, le sens qu’il convient d’accorder à nos vies.
L’universel que produisent les sciences ne définit pas davantage la vie telle que nous aimerions ou
devrions la vivre, ni ne renseigne sur le sens d’une existence humaine : comment vivre ensemble ?
Comment se tenir droit et au nom de quoi le faire ? De telles questions sont certes éclairées par la
science, et même modifiées par elle – un homme qui sait que son espèce n’a pas cessé d’évoluer
et que l’univers est vieux d’au moins 13,7 milliards d’années ne se pense pas de la même façon
qu’un autre qui croit dur comme fer qu’il a été créé tel quel en six jours dans un univers qui
n’aurait que six mille ans –, mais leur résolution ne peut se faire qu’au-delà de son horizon.
Bibliographie.
GREENE (B.), L’univers élégant, Paris, Robert Laffont, 2000.
HAWKING (S.), Une brève histoire du temps, Paris, Flammarion, 1989
SCHAFFER (S.) et SHAPIN (S.), Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique,
Paris, Editions La Découverte, 1993.
WILLIAMS (B.), Vérité et véracité, Paris, Gallimard, 2006
L’auteur
Étienne KLEIN est physicien, ancien élève de l’École centrale de Paris. Il est directeur de
recherches au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, où il dirige le
Laboratoire des recherches sur les sciences de la matière, et professeur de philosophie des
sciences à l’Ecole centrale de Paris. Il est l’auteur de nombreux essais, dont deux parus
récemment : En Cherchant Majorana. Le physicien absolu, Éditions des Équateurs, 2013, et Le monde
selon Etienne Klein, Éditions des Équateurs, 2014. Dans la collection « Questions vives », Actes-
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Sud/IHEST, il est également co-auteur de La science en jeu, 2010 ; Partager la science, l’illettrisme
scientifique en question, 2013 ; Sciences et Société, les normes en questions, 2014.
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