Nœuds polychromes et entrelacs sonores : vers de nouvelles
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Nœuds polychromes et entrelacs sonores : vers de nouvelles
Nœuds polychromes et entrelacs sonores : vers de nouvelles catégories musicales FRANCK JEDRZEJEWSKI CEA - INSTN L'article présente deux applications de la théorie des nœuds et des entrelacs à l'univers musical. La première application est une classification des séries de douze sons selon des structures particulières appelées diagrammes de cordes. Cette taxinomie conduit à une nouvelle hiérarchie des structures profondes du lexique dodécaphonique. La chiralité et les degrés de symétrie des formes sérielles sont directement accessibles sur ces diagrammes qui résument les propriétés intrinsèques de la série. La forme schématique nodale remplit ainsi la double fonction d'intégration méronymique et de contrôle combinatoire. La deuxième application est une approche des problèmes du tempérament musical et de l'analyse des systèmes acoustiques contemporains par coloration des entrelacs. A chaque arc de la représentation planaire d'un nœud est associée une fréquence (appelée aussi couleur) du système acoustique envisagé. Lors du passage d'un arc à un autre par croisement des brins du nœud, la fréquence évolue selon les règles d'une grammaire prédéfinie. L'entrelacs ainsi étiqueté - appelé nœud polychrome - décrit complètement l'accord du système acoustique. Des questions théoriques comme la transposition des échelles tonales dans des univers nontempérés ou les variations micro-intervalliques dans le champ compositionnel s'étudient de manière naturelle à l'aide de ces nouvelles catégories musicales. La connaissance des objets d'une discipline passe par leur classification ou, pour le dire en termes plus savants, par leur catégorisation. Non seulement la vie quotidienne est faite de classes de toutes sortes, mais la science elle-même est une activité qui compartimente, classe, arrange et modélise les phénomènes. La physique décompose la matière en particules élémentaires, Mendeleïev classe les éléments chimiques, Buffon, Linné et Tournefort découpent les structures des jardins botaniques et des cabinets d'histoire naturelle. En un mot, la science catégorise. La philosophie, elle-même, en dissertant sur la pensée catégorielle, invente ses propres structures. Aristote pose les catégories de l'être. Kant définit les formes pures et a priori de la connaissance. Mais si on regarde les structures topologiques et les formes mathématiques de ces catégories, on s'aperçoit que ces formes sont particulièrement simples, bien plus simples que les polyèdres réguliers de Platon qui, on le sait, organise l'harmonie du monde. Au Moyen-âge, l'arbre et la roue ont les faveurs des savants et des scientifiques. Le triangle attire les linguistes et les structuralistes; le carré, les logiciens et les sémioticiens. Les structures de données employées en informatique (piles, files, arbres et listes chaînées) ne sont pas de simples formes mathématiques. Elles associent une mémoire à des procédures de lecture-écriture. L'examen de ces formes topologiques montre deux choses. D'une part que les formes mathématiques qui catégorisent les objets d'une discipline sont en général des formes simples. Et d'autre part, que nous ne connaissons pas de méthode de catégorisation universelle. Dans la plupart des cas, il n'est pas possible de savoir si l'ossature de la structure obtenue est donnée ou posée. En introduisant la théorie des nœuds dans le problème original de la schématisation, nous montrons qu'il existe des objets (les séries de Schoenberg) qui ne peuvent pas être catégorisés en formes simples. Et que si nous ne pouvons pas construire une méthode universelle de catégorisation, il nous est toutefois possible de monter que la constitution de classes opère par construction d'espaces quotients modulo une relation d'invariance, c'est-àdire par construction d'espaces dans lesquels deux éléments sont considérés comme équivalents s'ils sont liés par une relation d'équivalence impliquant des éléments invariants. Il semble que la non-simplicité de la classification des séries dodécaphoniques est due à leur nombre particulièrement élevé. Karlheinz Stockhausen a calculé que le nombre de séries que l'on peut former avec les douze sons du système tempéré est un nombre que les mathématiciens notent factorielle 12 (12!), qui représente plus de 479 millions de formes différentes. Si l'on considère avec Arnold Schoenberg [10] que chaque série a au plus 48 formes équivalentes obtenues par transpositions, récurrences et renversements, on peut diviser 12! par 48, mais cela conduit à un ensemble de quelque 10 millions de formes sérielles. Face à une telle explosion combinatoire, on ne peut espérer cartographier l'espace dodécaphonique d'une manière suffisamment concise pour être en mesure d'en apprécier l'organisation. Il nous importe de savoir si le matériau dodécaphonique est utilisé uniformément par les compositeurs ou s'il existe des formes plus employées que d'autres. La combinatoire sérielle montre que la maîtrise de l'ensemble des formes dodécaphoniques passe nécessairement par leur classement. Ce classement s'effectue par un objet particulier qui représente des nœuds singuliers que l'on appelle un diagramme de cordes. C'est un cercle sur lequel on a choisi un nombre pair de points que l'on a reliés deux à deux par des segments de droite appelés cordes. Pour expliquer la construction de ces diagrammes, il suffit de considérer une série, par exemple la série des Variations pour orchestre de Schoenberg (Bb, E, F#, Eb, F, A, D, C#, G, Ab, B, C), de dessiner un cercle sur un transparent et de placer les douze points de la série sur ce cercle en tournant dans le sens trigonométrique. En reliant les notes qui forment un triton par des cordes, puis en effaçant le nom des notes, il ne reste qu'un diagramme formé d'un cercle et de six cordes, éventuellement entrecroisées. Ce diagramme est générique dans le sens où il recouvre les 48 formes dérivées de la série. Qu'elle soit renversée, transposée, en forme droite ou récurrente, la série que nous plaçons sur un cercle conduit toujours au même diagramme (à une rotation ou à un retournement du transparent près). Ce diagramme est l'image d'un nœud singulier à six points doubles. Dans la théorie mathématique, un nœud est un lacet fermé qui est défini comme une courbe polygonale simple fermée de l'espace usuel. Parmi tous les nœuds possibles, on ne considère que les nœuds différents, c'est-à-dire ceux qui évitent les croisements inutiles et qui sont définis à une équivalence près par les mouvements de Reidemeister. Un nœud est singulier lorsqu'il possède un point double, c'est-à-dire un point par lequel le lacet passe deux fois. Un entrelacs est une union de plusieurs nœuds (entrelacés). Le diagramme de cordes se déduit d'un nœud que l'on parcourt en numérotant et en reliant par des cordes les points doubles que l'on rencontre. L'ensemble des diagrammes de cordes forme une algèbre. Une série de douze sons et ses formes associées se représentent donc par un diagramme de cordes unique. Les symétries de la série [1, 2, 11] se lisent directement sur le diagramme. Remarquons pour reprendre la question de la méthode de schématisation, que ces diagrammes sont obtenus par quotient de l'ensemble de toutes les séries par une règle de construction mettant en œuvre le triton qui est l'invariant des intervalles de notes, le seul intervalle à transpositions limitées. On démontre qu'il existe 554 diagrammes de cordes différents décrivant la totalité de l'espace dodécaphonique. Chaque diagramme est donc un représentant qui code pour environ 860 000 séries qui ont la même ossature tritonique. Les diagrammes se classent de diverses manières. Une façon de procéder est de les ordonner selon les mots de Gauss. Pour chaque diagramme, on parcourt le cercle dans le sens trigonométrique ou dans le sens inverse et on numérote les points rencontrés en attribuant le même chiffre aux points d'une même corde. Le mot de Gauss est le plus petit nombre ainsi obtenu. La série des Variations pour orchestre de Schoenberg, qui correspond au diagramme 244, a pour mot de Gauss 112345546362. Dans ce mot, les couples d'un même chiffre décrivent la position d'une corde. La structure profonde de la classification des nœuds dodécaphoniques repose donc sur les diagrammes de cordes qui sont choisis non pas à raison de leur importance fonctionnelle mais à raison de leur efficacité combinatoire. Le diagramme est un objet totalement abstrait auquel on peut attacher plusieurs systèmes fonctionnels. Contrairement à la structure, le diagramme n'a aucune finalité. Le jeu des identités porte sur l'interchangeabilité des couples de tritons et sur leur libre circulation. Les tritons définissent les positions spatiales du diagramme qui elles-mêmes classent les séries dodécaphoniques. L'ensemble des diagrammes est clos. Leur nombre est mathématiquement déterminé, il ne saurait en exister d'autres. De ce fait, ils forment une complétion topologique. Les diagrammes sont donc des universaux topologiques, qui supportent plusieurs sousclassifications. Les classes établies par Costère et Parzysz [3, 8] ne sont pas contradictoires avec les hiérarchies en diagrammes de cordes. Les permutations de l'ordre sériel, qui sont très courantes dans la pratique compositionnelle, mettent en relation les diagrammes entre eux, offrant ainsi une hiérarchie de classes fondée sur des ensembles de diagrammes de cordes. Les techniques de séries proliférantes chez Riotte ou Barraqué [9] conduisent de la même manière à des classes englobant plusieurs diagrammes. Les séries micro-intervalliques employées par des compositeurs comme Jean-Etienne Marie ou Alain Bancquart se cartographient aisément si on emploie des tempéraments fondés sur des divisions de l'octave. Une série dans l'univers à quarts de ton se décompose sur deux diagrammes de cordes : l'un écrit sur l'échelle des fréquences usuelles, l'autre situé dans un espace distant d'un quart de ton. De la même manière, les séries étudiées et dénombrées par Herbert Eimert [4] sont des séries (au nombre de 1928) comprenant les douze intervalles de la gamme. Elles se placent sur 63 diagrammes de cordes en conservant leurs propriétés structurales. Les séries incomplètes offrent plusieurs possibilités d'appartenance à des diagrammes de cordes mettant en évidence certaines propriétés. Harlekin de Stockhausen est construit sur une série incomplète de douze sons dont une note est répétée (C-B-G-Ab-F-Eb-Db-D-F#-A#-E-Db). La case vide laissée par cette note et son complément tritonique mettent en relation plusieurs formes sérielles qui se réduisent dans la complétion en série complète par diagramme de cordes et substitution à deux figures (D184 et D318), ce qui diminue considérablement le nombre de possibilités combinatoires, sans perdre la structure globale. Les formes chirales des diagrammes de cordes sont souvent employées par les compositeurs. Une figure très symétrique comme le diagramme D358 qui permet de construire des séries à formes limitées se retrouve dans de nombreuses compositions (Alban Berg, Suite lyrique, Luigi Nono, Canto Sospeso, Karlheinz Stockhausen, Klavierstücke IX, Anton Webern, Symphonie de chambre, op. 21, Bernd-Aloïs Zimmermann, Die Soldaten, etc.). Les formes hyper-symétriques, comme les diagrammes dérivés de la série formée d'une suite de tritons (D1) ou de la série chromatique (D554), ne sont pas négligées par les compositeurs. On les trouve par exemple dans l'opéra Die Soldaten de Bernd-Aloïs Zimmermann, qui présente aussi des mutations de diagrammes (échange de deux points non tritoniques). Fred Lerdhal [6, 7] explique que les organisations sérielles ou dodécaphoniques sont "cognitivement opaques". Les tests effectués portent sur la reconnaissance des douze sons de la série. Étant donné la complexité d'arrangement des séries dans le discours musical (à l'exception de quelques pièces comme les mélodies de l'opus 17 de Webern, qui égrènent la série et ses formes dérivées au fil du temps), il n'est pas étonnant que l'auditeur ne puisse pas reconstruire la structure sérielle, comme il est impossible de donner la séquence d'atomes ou d'acides aminés des choses que nous voyons. Par contre, il est possible de la comprendre. La question de savoir si nous pouvons percevoir des diagrammes de cordes mériterait une exploration complète. On peut imaginer des tests qui consisteraient à classer un ensemble de séries que l'auditeur pourrait écouter à sa guise et qui appartiendraient à des diagrammes de cordes différents. D'autres tests pourraient être mis en place sur des inversions de couples tritoniques au sein d'un même diagramme de cordes, selon le même principe de substituabilité et d'appartenance à une même classe logique. D'autres exemples plus compliqués pourraient être conçus avec notre deuxième application de la théorie des nœuds à la musique, qui nécessite des connaissances mathématiques plus importantes. On peut toutefois en donner une illustration en considérant l'organisation des fréquences. Un tempérament ou un système acoustique est un ensemble de fréquences qui représente les hauteurs des sons utilisés. En général, dans les tempéraments, ces fréquences découpent l'octave selon des nombres compris entre 1 et 2 (mais quelquefois plus, comme par exemple dans le tempérament égal à quintes justes de Serge Cordier ou dans les systèmes non-octaviants de Wendy Carlos). Nous avons montré [5] que les tempéraments se caractérisent par un mot représentant les intervalles de deux sons consécutifs (par exemple, a12 représente le système tempéré, "a" étant le demi ton tempéré). Ce mot est l'expression d'une tresse, qui aura un brin de plus que le mot comporte de variables. Une lettre "a" croise les deux premiers brins, "b" les deux suivants, etc. On voit que le système tempéré se construit par douze croisements de deux brins. Les systèmes mésotoniques de structure (abbab)ab(abbab) forment une tresse plus compliquée à trois brins. En fermant les tresses sur elle-mêmes, on fabrique un entrelacs représentant le système acoustique. A chaque croisement est associée une règle grammaticale qui lui affecte un processus (ici un rapport de fréquences). Le croisement est donc un acteur du nœud, qui déclenche une procédure modifiant la couleur des brins, selon une topologie nouvelle. Il résulte de cette interprétation des tempéraments en nœuds polychromes que les invariants de nœuds s'appliquent au domaine musical. Un aspect important de la théorie des nœuds (et pour lequel on a attribué la médaille Fields à Vaughan Jones et à Maxime Kontsevitch) est la mise en évidence d'invariants de nœuds. Par exemple, le nombre minimal de changements qu'il faut effectuer sur les croisements d'un nœud (de dessus à dessous et inversement) pour que le nœud se dénoue est un invariant (unknotting number), dont l'interprétation en termes musicaux n'est peut-être pas évidente. Il permet cependant de classer les tempéraments ayant la même valeur et délimite par conséquent de nouvelles catégories entre tempéraments. Ce sont ces nouvelles catégories offertes par la théorie des nœuds qui ouvrent la voie à de nouvelles perspectives de catégorisations. Adresse pour correspondance : FRANCK JEDRZEJEWSKI 47, Rue d'Estienne d'Orves. F-78220 - Viroflay. France ou CEA - INSTN - F-91191 Gif-sur-Yvette. France E-mail : [email protected] Références [1] Amiot, Emmanuel (1994). "La série dodécaphonique et ses symétries". Paris : Quadrature no. 19, Editions du Choix. [2] Boulez, Pierre (1963). Penser la musique aujourd'hui, Paris : Gonthier. [3] Costère, Edmond (1954). Lois et styles des harmonies musicales, Paris : Presses Universitaires de France. [4] Eimert, Herbert (1964). Grundlagen der musikalischen Reihentechnik, Vienne : Universal Edition. [5] Jedrzejewski, Franck (2002). Modèles mathématiques du tempérament musical et des systèmes acoustiques contemporains, Paris : L'Harmattan. [6] Lerdahl, Fred & Jackendoff, Ray (1983). A Generative Theory of Tonal Music, Cambridge (Ma) : MIT Press. [7] Lerdahl, Fred (1989). "Contraintes cognitives sur les systèmes compositionnels", Contrechamps no. 10, Lausanne : Edition L'Age d'Homme. [8] Parzysz, Bernard (1983). Musique et mathématique, Paris : Publication de l'A.P.M.E.P. no. 53. [9] Riotte, Alain (1993). "Organisations du temps autour de la série, de Webern à Boulez" Lille : Les Cahiers de Philosophie no. 20, La loi musicale. [10] Schoenberg, Arnold (éd. 1977). Le style et l'idée, Paris : Buchet-Chastel. [11] Stockhausen, Karlheinz (1957). "… wie die Zeit vergeht…", Die Reihe no. 3.