M038 dictée balfroid - CLéA - Compagnie de Lecteurs et d`Auteurs
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M038 dictée balfroid - CLéA - Compagnie de Lecteurs et d`Auteurs
La dictée du Malfroid Les premières pages Chacun de nous possède un talent. Chez certains, il n’est pas très développé, généralement parce qu’ils ne se sont pas donné la peine de le travailler ou même parce qu’ils n’ont pas pris conscience de leur talent. D’autres en revanche, ont poussé leurs facilités innées à un point tel qu’ils sont devenus de véritables champions dans leur domaine. La plupart des personnes célèbres, des grands dirigeants de nos sociétés, la plupart des héros de notre Histoire doivent leur notoriété à leur talent. Camille n’aurait probablement jamais son nom dans les annales mais tout le monde dans son entourage proche ou lointain la considérait comme une fille exceptionnelle. En effet, Camille avait porté au sommet son talent : l’orthographe. Enfant déjà, ses facultés hors du commun avaient attiré l’attention de ses parents et de ses institutrices. Aussitôt qu’elle avait été capable d’écrire des lettres, elle avait recopié sans faute tous les mots qu’on lui avait appris. A quatre ans, elle pouvait écrire une trentaine de mots : papa, maman, Camille, chien, chat, voiture, soleil, etc… A cinq ans, son répertoire atteignait deux cent mots. a six ans, son jeu préféré était le scrabble, auquel elle battait ses parents. La construction de phrases lui posa plus de problèmes : comme ses camarades, elle dut apprendre les règles de grammaire. Les accords, les mots invariables et les centaines d’exceptions lui valurent ses premières fautes. Mais comme elle était une fille rigoureuse, très visuelle et dotée d’une excellente mémoire, ses faiblesses grammaticales ne furent rapidement qu’un vague souvenir. A onze ans, Camille était probablement une des élèves les plus douées de Belgique, voir de la francophonie. Encore fallait-il le prouver, le vérifier. Et justement, au moment où commence notre histoire, Camille, inscrite depuis six mois à la dictée du Balfroid (un concours national belge départageant les meilleurs élèves de primaire), s’apprête à participer à la demi-finale. La voiture peinait à avancer tant la circulation était dense dans les sous-sols de Louvain-laNeuve. La voiture hésitait, à l’affut d’une place de parking. Monsieur Dehoof était nerveux car il détestait les embouteillages et avait mal aux genoux à force d’être assis depuis Bruxelles. Il n’était pas vieux – tout juste la quarantaine – mais un vieil accident de moto l’handicapait depuis vingt ans. Madame Dehoof était nerveuse également. Ils étaient largement en avance mais on pouvait si facilement perdre du temps. Trouveraient-ils une place de parking pas trop éloignée ? Estce que l’entrée du bâtiment était bien balisée ? Chaque demi-finaliste avait-il une place ? La sono était-elle de bonne qualité ? Elle savait que sa fille Camille avait peu de chance de perdre ses moyens et qu’elle était habituée aux zéro fautes mais rien n’était acquis. Camille n’était pas à l’abri d’une distraction. N’était-elle pas déjà entrée dans l’adolescence ? Il suffisait d’un beau garçon pour que des années d’efforts soient perdues. Et puis, que sa fille soit sélectionnée ne suffisait pas à madame Dehoof : si elle voulait avoir une chance de gagner la finale, il fallait encore qu’elle surpasse les autres concurrents, tous champions en orthographe. Vraiment, la mère de Camille n’avait pas moyen de retrouver son calme. A l’arrière de la voiture, l’ambiance était plus détendue qu’à l’avant. Pour Camille, cette demi-finale n’était qu’une formalité. Il lui fallait seulement faire moins de cinq fautes : un jeu d’enfant ! Aux entraînements et à la sélection, Camille n’avait pas fait plus d’une faute et ce n’était arrivé qu’une fois, avec un mot qu’elle ne connaissait pas. Camille ne pouvait rien faire contre les mots inconnus. Elle avait feuilleté autant que possible son dictionnaire et avait enregistré l’orthographe d’un maximum de mots. Elle espérait que ce serait suffisant. Peutêtre pas pour s’assurer le zéro fautes mais certainement pour battre la plupart de ses concurrentes. Le parking fut finalement plus aisé à trouver et plus proche du lieu du concours que prévu. Il suffisait de rejoindre la surface et de marcher une centaine de mètres pour rejoindre l’université de psychologie où avait lieu la demi-finale. Camille n’était jamais entrée dans une université mais s’était imaginé autre chose. Une dizaine de portes vitrées donnaient sur un hall immense. Un peu partout dans cet espace reposaient des portes numérotées comme autant de pierres tombales. Cette ambiance froide était cependant égaillée par les nombreux stands du Balfroid et par les centaines de personnes qui s’agitaient en tous sens. Beaucoup de participants étaient déjà là avec leurs parents. Ils étaient faciles à reconnaître parce qu’ils portaient une carte avec leur nom en collier. Le guichet d’inscription n’était pas difficile à trouver : on l’avait placé stratégiquement à l’entrée du hall. Camille et ses parents avaient une demi-heure d’avance, ce qui énervait un peu Camille qui aurait préféré en finir au plus vite. Ses parents la conduisirent dans l’auditoire A29 où avait lieu l’épreuve. C’était une pièce impressionnante, tout en profondeur, comme une cuvette. Environ trois cent bancs faisaient face à un tableau noir gigantesque en contrebas. Une cinquantaine d’élèves avaient déjà pris place dans la partie centrale qui leur était réservée, tandis que les parents occupaient les sièges latéraux. Camille alla s’installer au milieu de ses congénères et laissa ses parents en plan sans même un mot. Elle avait hâte de s’éloigner de leur influence stressante. Elle prit place entre un garçon rondouillard et une petite « intello » à lunettes qui révisait ses règles de grammaire. Camille sortit son roman quotidien et le temps n’eut plus de prise sur elle. Depuis longtemps la jeune fille avait épuisé toutes les collections jeunesse dignes d’intérêt. Camille lisait vite et aimait que les livres la tiennent en haleine longtemps : elle dévorait donc tous les gros romans qui lui tombaient sous la main. Julien Sorel, le héros du « Rouge et le noir » lui tenait actuellement compagnie. Camille ne s’intéressait pas encore aux garçons mais, commes ses amies, cultivait déjà son romantisme par l’intermédiaire de fictions mélodramatiques. A peinte avait-elle lu quelques pages que la salle s’était remplie et que les organisateurs commençaient à distribuer les feuilles blanches. Une dame, que Camille reconnut, entra alors en scène. Elle était petite, habillée avec un tailleur beige, coiffée d’une permanente… bref, le stéréotype de la grand-mère. Il s’agissait de madame Balfroid, la présidente du concours. Après un discours ronflant ponctué de quelques notes d’humour, les choses sérieuses commencèrent. Madame Balfroid lut une première fois le texte de la dictée. Il s’agissait d’un texte sur la mobilité. Camille nota la présence de trois participes passés, de quatre homophones et de quelques exceptions. A l’entendre, le texte semblait complexe mais les dictées donnaient toujours cette impression trompeuse. Celle-ci ne poserait aucune difficulté. Camille savait, avant même d’avoir commencé, qu’elle ne ferait aucune faute. Madame Balfroid dicta et la petite prodige écrivit, calmement, sans aucun stress mais en restant très concentrée sur son travail. Camille se relut et posa son stylo. Un sourire de satisfaction du travail bien fait s’afficha sur son visage. Elle se savait première de la présélection. Le seul suspense serait de savoir si elle devrait partager la première marche du podium avec d’autres élèves. La logique lui disait que oui, qu’il serait même normal que la moitié des participants fassent un sans-faute à une dictée de ce niveau. Mais l’expérience lui soufflait que très rares étaient les élus et que la grande majorité des concurrents feraient un ou plusieurs faux pas, que ce soit par distraction ou par la faute de bases trop fragiles. Une pause était accordée avant la remise des résultats. Camille retrouva ses parents dans le hall. - Alors ? s’inquiéta madame Dehoof. - A ton avis ? répondit dédaigneusement la championne. - Ce n’est pas bien de te montrer si sûre de toi ! la sermonna sa mère. les excès de confiance mènent à de cruelles déceptions. - Ce n’est pas un excès de confiance maman. Je sais tout simplement que je n’ai laissé aucune faute. En fait, je n’ai pas hésité un instant. J’ai écrit juste du premier coup ; ma relecture n’a servi qu’à m’en assurer. J’ai soif ! dis, on peut aller cher à boire ? - Arrgh ! Tu m’exaspères ! souffla madame Dehoof. Tu as de la chance de pouvoir te le permettre… Que veux-tu boire ma chérie ? Un Coca, un Sprite ? Un rictus s’afficha sur les lèvres de Camille. Sa mère la faisait rire. En façade, elle la sermonnait mais en réalité, elle exaltait de fierté pour sa fille. Camille avait envie de gagner le Balfroid pour recevoir la reconnaissance de son talent, mais sa mère désirait encore plus ce trophée, sans doute parce qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de briller dans sa jeunesse et qu’elle en avait enfin l’opportunité par le biais de sa fille. *** La salle était à nouveau remplie. Madame Balfroid tenait dans sa main une enveloppe. Elle commença par donner quelques statistiques avant d’en venir au cœur du sujet. « Mesdames et Messieurs, chers écrivains en herbe, nos correcteurs bénévoles ont, une fois de plus, fait un excellent travail. On les applaudit bien forts. » La foule applaudit rongeant son impatience de connaître le résultat du concours. « Les jeunes participants de cette demi-finale ont fait vraiment peu de fautes cette année en comparaison avec l’an passé. Plus de trois-cent personnes iront en finale. Cent-trente-sept ont fait quatre fautes, soixante-cinq ont fait trois fautes, ce qui est un record, quarante-trois personnes ont fait deux fautes ou moins, douze personnes ont seulement fait une faute, ce qui est presque le double de l’an passé. Enfin, nous avons un sans-faute. Je vais commencer par donner les noms de ceux qui ont fait une seule faute… » Camille n’écoutait plus. Elle jubilait ! Elle applaudissait à l’annonce des noms de ses dauphins mais n’écoutait plus. Elle était première de la demi-finale et personne n’avait fait aussi bien qu’elle. Elle était la meilleure. Enfin, son nom fut révélé au public. « Dans la catégorie zéro faute, je vous demande d’applaudir très fort Camille Dehoof. » Toutes les personnes présentes dans la salle l’applaudissaient. La championne était fière d’elle mais ne voulait pas le montrer. Elle baissait légèrement la tête et les yeux mais n’en observait pas moins la salle, en quête des indices non-verbaux des spectateurs. Parmi les applaudissements, elle distinguait trois catégories : les applaudissements admiratifs, les applaudissements grinçants des concurrents ou parents jaloux et les applaudissements mécaniques des enfants nombrilistes que leur propre performance obnubilait. Mais quelle que soit leur motivation, tout le monde la salle reconnaissait sa supériorité, accordait du crédit à son talent. Camille était très satisfaite de cette demi-finale, de cette « répétition » mais elle sait que la véritable épreuve, celle qui marquerait son heure de gloire, à la télévision, devant des millions de téléspectateurs, était à venir : c’était la finale qui l’opposerait aux meilleurs élèves du pays. La porte du 53, rue de Machelen se ferma après que Camille ait souhaité bonne nuit à sa meilleure amie Sisi. Les deux filles étaient les plus mûres de leur classe. Leurs congénères semblaient encore « dans l’enfance » alors que les deux commères avaient déjà des préoccupations d’adolescentes. Ensemble, elles aimaient parler de mode, des derniers gadgets du moment, des stars, de films, de musique… il leur arrivait même souvent de partager leurs lectures mais ce qui les rapprochait plus que tout, ce qui laissait indifférent ou mettait mal à l’aise leurs petites camarades de classe, c’était les garçons. Du matin au soir, telles des sportives chevronnées, elles aimaient juger les garçons et les hommes. Elles avaient inventé une échelle de beauté. 1 pour les laids, 2 pour ceux qui laissaient indifférents, 3 pour ceux qui, sans être beaux, avaient du charme, 4 pour les garçons beaux, 5 pour les garçons trop beaux et 6 pour les garçons si beaux qu’on ne les trouvait qu’à la télévision. Toute l’école avait été ainsi étiquetée, des cinquièmes aux vieux professeurs. Sisi n’était pas la seule fille que Camille fréquentait à l’école. Un trait de son caractère la poussait à protéger les plus faibles. Pendant la pause de midi, elle allait aider les institutrices à s’occuper des maternelles. Durant les récréations, elle était très attentive aux petits de première primaire et plus particulièrement à Vicky, sa petite cousine. En classe, elle était très attachée à Sonia, une fille timide, en avance d’un an. Si Camille se montrait si maternelle, c’était peut-être parce qu’elle était fille unique et qu’elle aurait rêvé avoir un petit frère ou une petite sœur. La jeune fille remonta dans sa chambre et s’allongea sur le lit. Par réflexe, elle vérifia que tout était bien en ordre. Camille n’avait aucun bibelot, elle préférait que toues ses affaires soient rangées dans des armoires. Sur son bureau, un plumier et un dictionnaire étaient seuls de sortie. Au dessus de ce dernier pendait une étagère alourdie par une trentaine de romans. Le mur adjacent était affublé d’une fenêtre et d’une grande penderie à trois portes qui servait à la fois de garde-robe et de coffre-fort pour les trésors de sa propriétaire. Le dernier meuble de la chambre était le lit, au-dessus duquel s’affichait un poster de Léonardo di Caprio. Enfin, sur le dernier mur et de part et d’autre de la porte d’entrée, étaient accrochées une centaine de photos, souvenirs de toute une vie. Tout était en ordre, parfaitement à sa place. Camille, en toute logique, aurait dû continuer à penser aux conversations qu’elle avait eues avec Sisi mais, lorsqu’elle était seule, elle avait d’autres centres d’intérêts. Elle prit son livre du jour : « Quatre filles et un jeans ». Lire, c’était l’extase. Les mots étaient comme des incantations magiques qui sortaient Camille de son corps pour la réincarner ailleurs dans l’espace temps, à l’intérieur d’un personnage. Les romans offraient le voyage ultime qui ne connaissait ni frontière ni limite, sans vivre pour autant l’inconfort de vraies « vacances » hors de la maison. Camille aimait particulièrement les histoires où les héros subissaient de rudes épreuves mais ne crachait pas sur un roman d’aventure ou d’amour. Combien de fois n’avait-elle pas pleuré en lisant. Elle se souvenait encore de « Mon bel oranger » de Vasconcelos ou de « Avec tout ce qu’on a fait pour toi » de Marie Brantôme. La jeune lectrice ne se contentait pas de livres jeunesse, elle dévorait également tous les ouvrages de la bibliothèque de ses parents. « J’irai cracher sur vos tombes » de Boris Vian ou « Le salaire de la peur » de J.J. Arnaud l’avaient particulièrement marqué pour leur dimension dramatique. Lorsque Camille eut achevé son roman, Cendrillon avait retrouvé depuis longtemps son habit de souillon. L’adolescente ne se souciait pas des cours du lendemain car il n’y en avait pas. C’était un jour béni de journée pédagogique. Elle ferma les yeux et s’endormit sur un lit de nuages, quelque part sur une place, entourée de ses trois meilleures copines, celles avec qui elle avait partagé un jean pendant tant d’années de complicité. « Un petit déjeuner à onze heures, quel rêve ! » ronronnait Camille fraîchement levée, lavée, habillée. Les journées pédagogiques étaient décidément les meilleures journées de l’année. Un îlot de paresse et de détente perdu au milieu de l’océan déchaîné de l’école. En plus, l’institutrice, sympathique, ne leur avait donné aucun devoir pour la semaine. Une grâce matinée un samedi ou un dimanche, c’était normal, certes appréciable mais cela faisait partie de la routine. Tandis que chômer en semaine, c’était comme un festin en période de famine. Camille se délecta de son bol de céréales jusqu’au dernier flocon avant d’entamer sa journée « active ». Elle fit sa vaisselle, nettoya la table et remonta dans sa chambre après avoir été ramasser le courrier. Il y avait une lettre pour elle, une lettre Officielle. L’adolescente avait appris depuis longtemps à distinguer les enveloppes presque carrées des lettres personnelles, aux enveloppes allongées des courriers publicitaires ou administratifs. Pourtant, cette lettre n’était pas ordinaire, elle avait été écrite à la main, dans une calligraphie soignée, sur un papier luxueux, dans le style faire-part de mariage. La missive n’était pas adressée aux parents de Camille, ni à sa famille mais bien à elle, en personne. Le nom de l’expéditeur n’apparaissait nulle part. Tout en étudiant son mystérieux courrier, la jeune fille monta l’escalier, entra dans sa chambre et s’installa à son bureau. Une lettre aussi belle devait être ouverte avec un protocole adapté. Camille posa la lettre au milieu de la table et sortit un cutter. En découpant, sans déchirer, le bord supérieur de l’enveloppe, l’adolescente arriva à la conclusion qu’il ne pouvait s’agir que d’une chose : l’invitation à participer à la finale du Balfroid. En sortant le message, sa conviction se raffermit d’avantage, d’autant plus qu’elle avait entraperçu le mot « dictée ». Camille déplia la feuille et la déposa avec une délicatesse exagérée sur le plan de travail. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle découvrit que le titre, tout ressemblant qu’il était au message attendu, n’en était pas moins différent. Il était écrit : « La dictée du Malfroid » Etait-ce de l’humour de madame Balfroid ou le titre de la dictée de la finale ou bien quelqu’un lui jouait-il une mauvaise blague ? Camille ne savait pas qu’en penser. Elle se résolut donc à lire le contenu de la lettre, tout en espérant y trouver des réponses. Le texte était écrit à la main dans une calligraphie très soignée, très régulière, en italique. Camille s’étonna que madame Balfroid, si la lettre venait d’elle, se soit amusée à écrire à la plume à tous les candidats. Les premiers mots disaient : « Félicitations, vous avez été sélectionnée pour concourir à la dictée du Malfroid… » A priori, le style correspondait bien à un style officiel mais aucun indice ne permettait à l’enquêtrice de progresser. « … La dictée du Malfroid déterminera qui est le plus grand champion en orthographe de tous les temps. Lors d’un tournois de dictées, vous affronterez les cent plus fidèles serviteurs de la langue française, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, le meilleur d’entre-vous, le champion parmi les champions. » Extrait choisi par l’auteur Un étage plus bas, une grande pièce avait été emménagée en salle de classe géante. Une cinquantaine de bureaux d’école faisaient face à une estrade. Devant chaque chaise étaient disposés une feuille blanche et, tantôt un Bic, tantôt un stylo, tantôt une plume et un encrier, tantôt un ordinateur. Les serviteurs demandèrent aux élèves de choisir leur banc en fonction du matériel dont ils avaient besoin. Les élèves venus du passé s’asseyaient devant une plume alors que les élèves du futur choisissaient les ordinateurs. Camille s’installa au fond de la classe devant un stylo et un effaceur. Delphine partageait sa table mais elle utiliserait un Bic. L’adolescente profita de son avance pour observer les participants. Il y avait légèrement plus de filles que de garçons mais le nombre de garçons des XVIIème et XVIIIème siècles dépassait celui des filles. Les enfants du XXème siècle étaient les plus nombreux. les enfants du XXIème siècle se comptaient sur les doigts des deux mains et les représentants du futur étaient encore plus rare : elles étaient deux. Quand tout le monde fut installé, les bavardages se multiplièrent. De nouveau, Camille constata une nette différence entre les élèves du passé, ceux du « présent » et ceux du futur. Les élèves de l’ancien temps étaient très calmes et disciplinés. Ils attendaient patiemment l’arrivée de la maîtresse de cérémonie. Beaucoup de contemporains de Camille bavardaient, criaient, se levaient comme s’ils étaient dans une cour de récréation, surtout les garçons. Enfin, les élèves du futur étaient plongés dans leur ordinateur. On aurait dit qu’ils étaient hypnotisés. Soudain, les bruits s’arrêtèrent de concert. La température avait chuté de quelques degrés dans la pièce et les enfants eurent la chair de poule. Elle était là, sur l’estrade, la femme qui les avait convoqués ici par des moyens non conventionnels. Elle était la « maîtresse » dont leur avaient parlé les serviteurs. Elle était enfin là et les élèves tremblaient de peur. Elle portait un tailleur noir avec une jupe en dessous des genoux. Une sorte de cravate que Camille n’avait jamais vue refermait son chemisier blanc. Des lunettes, un chignon et une baguette à la main terminait de faire d’elle le stéréotype de l’institutrice de jadis, sévère, respectée par les adultes et crainte par les enfants. Mais ce n’était pas la tenue de cette femme qui terrorisait les enfants car certains avaient des professeurs extrêmement durs. Ce qui faisait trembler les élèves, au plus profond de leur corps était une sensation encore jamais éprouvée jusque-là. Il exaltait une telle haine, une telle méchanceté de cette « maîtresse » qu’elle en était presque palpable. Les êtres humains possèdent un sixième sens tellement atrophié que très peu en ont conscience. Un sens capable de nous faire « ressentir » l’aura des gens qui nous entourent. Un sens beaucoup plus développé chez les animaux, chez les chiens et les chats par exemple. Or, l’aura maléfique de cette femme était si puissante que le sens affaibli des élèves le percevait très nettement. La haine de cette femme se ressentait donc de manière aussi nette que la vue permettait de la voir, l’ouïe de l’entendre. Ce fut donc dans un silence de mort que la « maîtresse » prit la parole. « Si vous êtes ici, commença-t-elle sans un mot d’accueil, c’est parce que vous êtes les meilleurs élèves de douze ans dans le domaine de l’orthographe. Vous êtes les plus doués en orthographe de votre âge, de votre région mais vous n’avez aucun mérite car vous n’avez jamais eu à vous mesurer à de véritables adversaires. Je vous en donne aujourd’hui la possibilité. Le principe du concours est simple : je vous lirai chaque jour une dictée. Chaque faute commise vous handicapera un peu plus. Les plus faibles seront éliminés. Ainsi, une sélection s’effectuera tout naturellement et à la fin, il n’en restera qu’un d’entre vous : le meilleur élèves en orthographe de tous les temps. Le vainqueur se verra remettre un cadeau exceptionnel : il lui sera accordé un vœu, sans autre limite que celles de son imagination. Que le où la meilleure gagne ! » La dictée débuta. C’était autre chose que la dictée du Balfroid. Les participes passés, les participes présents étaient nombreux. Il y avait également beaucoup de mots composés et de doubles consonnes. Camille était partagée entre plusieurs sentiments. Tout d’abord, il y avait la peur et la crainte qu’inspiraient la sorcière et le contexte qui les avait menés ici. Ensuite venait l’excitation de se mesurer à d’autres champions. Camille n’avait encore jamais vécu et ressenti l’esprit de compétition lors d’une dictée. Ca donnait encore plus de piquant au défi que représentaient les fautes. Enfin, et c’était nouveau pour la jeune Bruxelloise, il y avait le trac, l’angoisse de ne pas se montrer à la hauteur. Camille s’était toujours rendue sereine aux évaluations d’orthographe. Elle avait toujours été confiante en ses capacités et voyait ses lacunes éventuelles comme des opportunités pour progresser. Aujourd’hui, c’était différent, elle avait une réputation à défendre, elle voulait sortir de ce concours avec les honneurs et n’avait rien contre l’idée de terminer première. Elle se concentra donc sur son travail comme jamais elle ne l’avait fait auparavant. Les mots lui semblèrent moins amicaux que d’habitude. Elle hésitait ! « Aposition ou Apposition ? ». A la manière des personnes faibles en orthographe d’usage, elle dut écrire les mots sur un brouillon pour voir quelle orthographe sonnait le mieux. Ses mains devinrent moites, elle ressentit des aigreurs dans l’estomac et l’atmosphère lui sembla oppressant. A côté d’elle, Delphine était blanche. Elle paraissait redouter les erreurs. Elle aussi se concentrait au maximum. Quand elle se fut relue et qu’elle fut sûre de n’avoir laissé aucune faute, la championne de 2009 s’accorda un répit pour observer les autres élèves. Une fois encore, elle nota des tendances très distinctes entre les élèves du passé et les élèves du futur. Les champions à l’ancienne étaient très sérieux et attendaient avec discipline qu’on reprit leurs copies. Les champions modernes et futuristes exhalaient de suffisance. Ils étaient généralement fiers, sûrs de leur travail et, semblait-il, de leur supériorité. Camille aurait eu du mal à expliquer ce qui lui faisait penser ça mais il y avait comme du mépris dans le regard des futuristes lorsqu’ils jaugeaient du regard leurs adversaires. Et ce sourire suffisant qu’ils affichaient pouvait difficilement tromper. « Nous allons maintenant corriger la dictée » claironna la « maîtresse ». La majorité des participants, habitués à ce que des correcteurs vérifient une à une les copies, se montrèrent fort surpris. Seuls les enfants informatisés trouvaient cette pratique naturelle. Camille se demanda comment la femme comptait procéder. Il n’y avait pas de tableau, ce qui signifiait que si elle voulait faire une correction collective, elle allait devoir épeler tous les mots. Peut-être, puisque tous les participants étaient des spécialistes, se contenterait-elle de préciser les pièges, négligeant la partie de texte à la portée du premier venu. La « maîtresse » commença à relire la dictée mais contre toute attente ne s’arrêta pas pour préciser l’orthographe correcte. « Les engelures Pour se protéger du froid, le corps humain est amené à sacrifier ses parties non vitales. Ainsi, les doigts, les oreilles et les phalanges sont les premiers exposés… » Un cri retentit dans la salle. Un élève se tenait la main et pleurait de douleur. Camille était trop loin pour bien voir mais il lui sembla distinguer une couleur anormalement bleue aux doigts du plaignant. LA « maîtresse » leva un regard lourd de mépris vers le blessé mais revint rapidement à sa dictée. « Nombre d’alpinistes ont découvert à leurs frais les dangers du froid. Il est pourtant juste que les imprudents se voient punis pour leur manque de jugement. Pour commencer, la victime des basses températures ressent un froid intense, qui semble insupportable. Puis, le froid est remplacé par la chaleur. Les membres semblent brûler. Ensuite vient une sensation d’engourdissement. Alors, la victime ne sent plus rien, elle est trop préoccupée par sa propre survie pour se soucier de ses doigts… » De nouveaux cris surgirent accompagnés de pleurs. La voisine de droite de Camille en faisait partie. Elle se tenait une oreille et se plaignait de brûlures. « Qu’est-ce qui se passe ? hoqueta-t-elle. Quel est cet enfer dans lequel nous sommes tombés ? » Camille remarqua alors une chose singulière : la copie de sa voisine était marquée d’une tache rouge. Pourtant, elle ne possédait qu’un stylo à l’encre bleue. La jeune bruxelloise fut plus attentive. Le « u » du mot « bruler » était souligné en rouge. C’était comme si on lui avait corrigé une faute. - Madame, questionna d’une voix tremblante un enfant souffrant, que se passe-t-il ? Que nous arrive-t-il ? - J’aimerais que l’on évite de m’interrompre lorsque je corrige une dictée ! répondit la « maîtresse » en s’adressant à tous les élèves. Je vais faire une parenthèse mais ce sera la dernière fois. Vous êtes ici pour vous mesurer aux plus forts en orthographe. Le prix à gagner est inestimable puisqu’il est sans limite mais le prix à payer pour pouvoir participer est à la mesure de la récompense. Chaque faute que vous ferez sera sanctionnée par une blessure. Vous plaindre, pleurnicher ne servira à rien. Vous n’avez qu’une chose à faire : écouter et vous concentrer. Si vous ne voulez pas souffrir, vous n’avez qu’à éviter les fautes.