Shamba
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GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE DANS UNE SI LONGUE LETTRE DE MARIAMA BA Dans les sociétés traditionnelles à économie domestique, la femme joue les rôles de ‘productrice’ et de ‘reproductrice’. C’est à cause de ces deux fonctions qu’elle est recherchée par les hommes. Dans le temps, les communautés agricoles se livraient des guerres de rapt où les jeunes femmes qui étaient enlevées servaient à renforcer les capacités de survie de la communauté victorieuse. Aussi longtemps que la femme était féconde dans sa communauté, elle restait sous la menace constante d’enlèvements de la part de la communauté adverse. Dans ces conditions, la femme n’avait pas de statut définitif dans sa belle-famille à cause d’éventuels kidnappings. Les produits de sa reproduction (enfants) et de sa production (récoltes, greniers) lui étaient comme ‘prêtés’ jusqu’au moment où la menace de rapt était écartée. C’est donc à l’age avancé, lorsqu’elle n’avait plus de qualités reproductrices, quand, dans une certaine mesure, ses forces physiques avaient décliné et que par conséquent, les menaces de rapt étaient quasiment nulles, que la femme acquérait, paradoxalement, le statut définitif d’épouse de son mari, de mère de ses enfants, et donc était élevée au même statut matrimonial que son mari. « Par un dernier paradoxe, une femme africaine doit cesser de pouvoir être mère [mettre au monde] pour se voir définitivement adoptée par la famille de son mari […]. Passé un certain âge, une femme ne se distingue plus guère d’un homme » (Paulme 21). C’est en cette qualité, nimbées quasiment du statut mâle, que les femmes âgées, dans le cadre 67 ANALYSES traditionnel, font asseoir et perpétuent le pouvoir phallocratique sur les autres femmes. La mère de Ramatoulaye À dix-huit ans, Ramatoulaye eut deux prétendants : Modou Fall et Daouda Dieng. Modou Fall fut choisi par Ramatoulaye elle-même : « Modou Fall, à l’instant où tu t’inclinas devant moi pour m’inviter à danser, je sus que tu étais celui que j’attendais (…). Nos relations durèrent à travers années scolaires et vacances »(24). Daouda Dieng était le préféré de la mère de Ramatoulaye. Pourquoi ? Il comblait la mère de Ramatoulaye de cadeaux (28). Il était médecin et riche. Il y a dans la société africaine une importance primordiale rattachée à la richesse du prétendant et non à celle de la fille car, de toutes les façons, les jeunes filles (comme le sait bien la mère de Ramatoulaye) ne possèdent rien et n’héritent pas de quoi que ce soit. Quelle incidence ce choix de la mère traditionnelle a-t-il sur le système en place ? « Le rôle de la mère est de préserver le statu quo patriarcal » (Mortimer 134). La mère de Ramatoulaye offre toutes sortes de raisons qui lui sont propres pour s’opposer au mariage de sa fille avec Modou : il était « oisif » (26), « trop parfait pour un homme » (26), la séparation entre ses incisives de la mâchoire supérieure était signe d’infidélité, mais surtout, il est un étudiant très pauvre en « éternel complet kaki » (26). Ramatoulaye désobéit à la volonté de sa mère et refuse de se marier à Daouda Dieng, « célibataire encore, mais trop mûr pour [s]es dix-huit hivernages » (28). Commentant ce conflit mère-fille, Simone de Beauvoir dit que « la fille est pour la mère à la fois son double et une autre ; à la fois, la mère la chérit impérieusement et elle lui est hostile ; elle impose à l’enfant sa propre destinée » (31). Pour Odile Cazenave, la jeune fille moderne rejette la tradition à travers sa mère : « La fille essaie de se détacher de tout ce qui lui rappelle l’Afrique traditionnelle, le statut de la mère faisant partie de cet ensemble » (148). On ne saurait généraliser ce cas, cependant, car beaucoup de filles respectent leurs parents quand même. Dans ses tourments, Ramatoulaye se rappelle, avec regret peut-être, la recette de sa mère pour un foyer ‘heureux’. Peut-être qu’elle se demande parfois si elle serait maintenant heureuse si elle avait suivi le conseil de sa mère. « Daouda avait été le préféré de ma mère. J’entends sa voix persuasive me conseiller : une femme doit épouser l’homme qui l’aime 68 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE mais point celui qu’elle aime. C’est le secret d’un bonheur durable » (87). Comme on le voit, les propos de sa mère consacraient l’égoïsme phallocentrique. Dame Belle-mère Dame Belle-Mère, jamais identifiée autrement, dans le roman, est la mère de Binetou. Il n’y a pas longtemps, elle habitait une baraque recouverte de papier journal dans un bidonville de Dakar. Elle était la première femme d’un mari infidèle qui la négligeait. C’est « une femme qui veut tellement sortir de sa condition médiocre et qui regrette tant sa beauté fanée dans la fumée des feux de bois qu’elle (…) se plaint à longueur de journée » (55). Elle exerce une forte pression psychologique sur sa fille pour que celle-ci épouse Modou, malgré la différence d’âge(55). À cause de la pauvreté, Dame Belle-Mère cautionne donc la polygamie en jetant sa jeune fille dans les bras de Modou. Par ce mariage, elle s’immisce dans la nouvelle bourgeoisie dakaroise. « Elle accéda à la catégorie des femmes au bracelet lourd, chantées par les griots. Extasiée, elle écoutait la radio transmettre des hymnes qui lui étaient dédiés » (74). Modou lui fit cadeau d’un appartement de trois pièces, d’un voyage à la Mecque d’où elle revint Hadja. Oubliée, sa vie en taudis où elle devait économiser pour acheter de l’eau aux vendeurs ambulants. La métamorphose est visible. La narratrice, avec un brin d’ironie décrit l’univers dans lequel évolue l’heureuse promue : « Un geste, dans sa salle de bain, et l’eau chaude massait son dos en jets délicieux ! Un geste dans la cuisine, et des glaçons refroidissaient l’eau de son verre. Un geste, une flamme jaillissait du fourneau à gaz et elle se préparait une délicieuse omelette » (73). Un vrai miracle pour cette dame « naguère négligée » (74) dont la nouvelle richesse ramène son mari au foyer ! C’est la récompense qu’elle obtient pour avoir milité en faveur des intérêts des hommes, en l’occurrence ceux de Modou en particulier. Elle multipliait donc les demandes et Modou « acquiesça (…) à toutes les conditions de la rapace Dame Belle-mère » (21), si bien qu’il est « mort sans un sou d’économie. Des reconnaissances de dettes ? Une pile»(19-20). Elle prit réellement sa revanche de son sort antérieur grâce à Modou et au sacrifice de sa fille. Dame Belle-Mère procède par ce que Ndiaye appelle « l’éthique d’accaparement » (46) qui « pousse à l’appropriation privée 69 ANALYSES de biens meubles ou immeubles, sociaux, publics ou des biens d’autrui » (48). Tout rafler ! À la mort de Modou, elle a même fourni une liste du contenu de la villa SICAP de sa fille qui « ne mentionnait pas certains objets et meubles, mystérieusement disparus ou frauduleusement soustraits » (21). Elle essaie de faire prévaloir ses droits à l’héritage en brandissant un papier où Modou, en retirant Binetou de ses études, s’était engagé à lui payer mensuellement une allocation de cinquante mille francs. Elle « croyait ferme que ces versements devaient continuer, même après la mort de Modou » (21). Ce comportement matérialiste à outrance de Dame Belle-Mère en fait l’alliée du mâle-providence et d’un système polygame (et donc phallocentrique) qui porte préjudice à sa fille, dont elle a hypothéqué l’avenir pour acquérir des richesses. Tante Nabou En parlant de l’intrusion de la belle-mère dans le foyer d’une belle-fille, Catherine Coquery-Vidrovitch dit que « les femmes âgées, la mère du mari en particulier, acquérait une autorité particulière due à leur fonction de transmission, rigidifiée par la ménopause qui les excluait désormais du cycle de la reproduction. Elles exerçaient leur pouvoir sur leurs brus » (31). Tante Nabou est la mère de Mawdo, le mari d’Aïssatou. Elle descend d’une grande famille noble au nom glorieux de Diouf. Elle est fortement attachée à sa classe sociale qu’elle pense porteuse de vertu, de dignité et de savoir-vivre. Elle inspire respect et considération. Lorsqu’elle rentre à Diakhao, berceau de ses ancêtres, «[o]n ne lui parlait que genou à terre. Elle prenait ses repas seule, servie de ce qu’il y avait de meilleur dans les marmites. Les visiteurs vinrent de partout pour l’honorer, lui rappelant ainsi la véracité de la loi du sang » (45). Elle a de « la force de caractère » (72). Son feu mari lui avait laissé un seul garçon, Mawdo, l’aîné, et deux filles « bien mariées » (42). Lorsque, comble d’outrage, son seul fils Mawdo, son ‘seul homme’ comme elle aimait l’appeler, décide d’épouser Aïssatou, fille d’un forgeron, peut s’en faut qu’elle ne le renie. Que reproche-t-elle à Aïssatou ? « [U]ne bijoutière peut-elle avoir de la dignité, de l’honneur ? » (49). Selon Tante Nabou, une fille de forgeron corrompt les mœurs de ceux qui ont des ‘origines privilégiées’, elle dilue le sang noble de Mawdo au risque de faire 70 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE disparaître la lignée noble. Mieux, « [e]lle brûle tout sur son passage comme un feu de forge » (42). C’est ainsi que, décidée à restaurer l’honneur familial et la pureté du sang de la lignée, Tante Nabou va trouver son jeune frère Farba Diouf en usant d’un stratagème : « J’ai besoin, lui dit-elle, d’une enfant à mes côtés, pour meubler mon cœur ; je veux que cette enfant soit à la fois mes jambes et mon bras droit. Je vieillis. (…) La maison est vide depuis que les miens sont mariés » (4546). Son jeune frère ne se fait pas prier : « Qu’à cela ne tienne (…). Je ne t’ai jamais proposé d’éduquer l’une de mes filles par la crainte de te fatiguer. Or les jeunes d’aujourd’hui sont difficiles à tenir » (46). Aussitôt dit, aussitôt fait. Elle obtient le droit de garde de sa nièce : « La petite Nabou bien prise dans sa main droite, elle reprit le chemin inverse » (46). Qu’adviendra-t-il lorsque Farba saura la vraie raison qui se cache derrière la demande de sa sœur ? Tante Nabou sait que son frère Farba est « chef coutumier »(43). Et c’est tout dire. En cette capacité, il ne pourra jamais remettre en question la décision de sa sœur de marier la petite Nabou au mari d’Aïssatou, car la polygamie respecte la coutume… patriarcale. Et puis, le sort que Tante Nabou réserve à la petite Nabou relève d’une alliance matrimoniale perçue comme très précieuse, comme on le verra plus loin. Enfin, Tante Nabou n’est pas n’importe qui ! On ne la reprend pas. Farba, avec tout le respect qu’il lui doit, révèle qu’il avait toujours voulu, vu les difficultés que pose aujourd’hui l’éducation de jeunes gens, qu’une de ses filles soit éduquée par sa sœur que l’on sait « mère rigide, pétrie de morale ancienne » (48). Les prières de Tante Nabou sont donc exaucées. Et quel genre de personne Tante Nabou veut-t-elle faire de sa nièce ? « Je ferai de cette enfant une autre moi-même» (45-46). Tout un programme, toute une passation des pouvoirs… phallocratiques ! Tante Nabou va donc veiller au bon grain. En quoi consiste l’éducation de la petite Nabou ? « (…) [E]lle apprenait le secret des sauces délicieuses, à manier fer à repasser et pilon. Sa tante ne manquait jamais l’occasion de lui souligner son origine royale et lui enseignait que la qualité première d’une femme est la docilité » (47), envers son mari, bien entendu. Il ne fallait surtout pas que la petite Nabou reçoive la même éducation d’institutrice qu’avait reçue Aïssatou dont Tante Nabou tient à se venger : « En vérité, l’instruction d’une femme n’est pas à pousser. Et puis, je me demande comment une femme peut gagner sa vie en parlant 71 ANALYSES matin et soir » (47). Tante Nabou propose à sa nièce l’école des sagesfemmes où les filles sont « sobres, sans boucles d’oreilles, vêtues de blanc, couleur de la pureté » (47). Nul doute que, dans l’entendement de Tante Nabou, ce blanc de pureté, dans le symbolisme des castes, rime avec noblesse et dignité. Elle a des mots durs pour qualifier l’ancienne école d’Aïssatou où les filles portent « une courte robe » (30) et qui « transforme [les] filles en diablesses qui détournent les hommes du bon chemin » (30, je souligne). Toujours prompte à protéger les mâles, cette tante Nabou! En Afrique traditionnelle, « l’éducation des filles était une formation à la soumission au pouvoir mâle. On leur enseignait, depuis leur jeune âge, à ne pas parler en public, à ne jamais adresser la parole en premier à un homme ni à le regarder dans les yeux » (Coquery-Vidrovitch 99). Enfin, en sa qualité de guide spirituelle, Tante Nabou fait miroiter à sa petite ouaille la perspective du salut éternel qu’elle gagnera par son métier : «[T]u gagneras (…) ton paradis, en aidant à naître des serviteurs de Mohamed » (47). Elle use donc de tous les moyens (discours sur la noblesse, éducation de la docilité envers l’homme, religion) pour préparer la petite Nabou à son futur rôle d’être tout au service de l’homme. Lorsqu’elle estima que la petite Nabou était prête à se marier, elle « convoqua Mawdo et lui dit : ‘Mon frère Farba t’a donné la petite Nabou comme femme pour me remercier de la façon digne dont je l’ai élevée’» (48, je souligne). Ceci nous montre que non seulement Tante Nabou est l’initiatrice de cette nouvelle union, mais elle en est aussi la bénéficiaire. C’est elle que Farma remercie, par ce mariage. Tante Nabou est respectée non seulement à cause de ses origines nobles, mais aussi à cause son statut de femme âgée ; ce qui lui donne des droits sur ses enfants et dans la société. Ménopausée et aïeule, (…) elle s’épanouit socialement, elle acquiert une autorité qui lui était refusée en tant qu’épouse et mère. Veuve et incapable de procréer, sa condition se rapproche de celle de l’homme auquel elle peut être éventuellement substituée (…). C’est lorsqu’elle a perdu ses capacités physiologiques de reproduction qu’elle est susceptible d’en acquérir les capacités sociales. (Meillassoux 118-119) C’est ainsi que Mawdo, sans qu’il en ait pris l’initiative -- nonobstant le fait que la petite Nabou était si tentante (48) -- dut épouser, en secondes noces, sa cousine germaine. 72 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE La griotte Farmatta La griotte Farmatta habite à côté de la maison de Ramatoulaye et se trouve être connue de celle-ci depuis leur bas âge. Elle est la géwêl u juddu de Ramatoulaye, c’est-à-dire, son amie d’enfance. « Selon l’ordre hiérarchique, les griots forment la couche inférieure de la société de par leur rôle de quémandeurs, de chantres et de détenteurs de la tradition. Ils rapportent les hauts faits du passé et conservent ainsi vivant le patrimoine culturel » (Fofana 104). C’est ce rôle que joue Farmatta dans la famille de Modou Fall. À la mort de celuici, Farmatta rappela la lignée du défunt et chanta ses mérites : « J’ai beaucoup à dire sur vous, Fall, petits enfants de Damel Madioko, qui avez hérité d’un sang royal. (…) Aujourd’hui n’est pas un jour joyeux. Je pleure avec vous Modou, que je qualifiais de « sac de riz » car il me donnait fréquemment un sac de riz » (16). À travers ses cauris, elle prédit qu’un homme riche viendra proposer le mariage à Ramatoulaye avant d’ajouter : « Ne te sépare pas d’eux, homme et richesse (…) » (62). Quand plus tard ses présages se confirment, Farmatta conseille à Ramatoulaye d’accepter la polygamie, surtout étant donné que le prétendant est un homme très respectable : « Ta mère avait raison. Daouda est merveilleux. Quel guer donne cinq mille francs aujourd’hui ! Daouda n’a ni échangé sa femme, ni abandonné ses enfants ; s’il revient te trouver, toi vieille et chargée de famille, c’est qu’il t’aime ; il peut te supporter avec tes enfants. Réfléchis. Accepte » (98) Pour des raisons de principe, Ramatoulaye refuse la proposition de mariage de Daouda. Ayant été délaissée à cause de Binetou, elle refuse de rendre la pareille à une autre femme, en l’occurrence la femme de Daouda. De plus, elle n’a que de l’estime pour cet ancien prétendant ; elle ne l’aime pas. Mais Farmatta, traditionaliste ‘chevronnée’, ne l’entend pas de cette oreille. Lorsque finalement elle élève Daouda au rang d’« envoyé de Dieu » et promet à Ramatoulaye des châtiments du ciel parce qu’elle a osé refuser la proposition de Daouda, on comprend que Farmatta est au service de la phallocratie : Tu as tué un homme. (…) Tu as éconduit l’envoyé de Dieu (…). C’est Dieu qui te punira (…). Tu as refusé la grandeur ! Tu vivras dans la boue. (…) Pour qui te prends-tu ? (…) Tu piétines ta chance : Daouda Dieng un 73 ANALYSES homme riche, député, médecin, de ton âge, avec une femme seulement. Il t’offre sécurité, amour et tu refuses ! Bien des femmes, même de l’âge de Daba, souhaiteraient être à ta place. (101) Farmatta considère l’homme comme la solution aux problèmes matériels de Ramatoulaye. Que cherche Ramatoulaye, veuve trop romantique, maintenant qu’elle refuse d’épouser Daouda ? Farmatta, qui n’est pas d’accord pour qu’une femme mûre vive seule sans mari, ironise : « Madame veut des sautillements de cœur. Pourquoi pas des fleurs comme au cinéma ? » (101). Et de prévenir : « Bissimilaï ! Bisimilaï ! Toi, si fanée, qui veut choisir un mari comme une fille de dix-huit ans. (…) Ramatoulaye, tu te mordras les doigts » (101). Farmatta refuse catégoriquement à la femme le droit de disposer de son corps et de sa vie. Elle prend le mariage au sens pragmatique du terme en le considérant comme une alliance économique, sociale et politique. Elle pense que ce qu’il faut maintenant pour Ramatoulaye c’est le réalisme et non la « sentimentalité rêveuse » (52). Farmatta demande à Ramatoulaye de faire preuve d’un peu de pragmatisme et de considérer sa situation réelle de femme seule sans soutien matériel : « Tu parles d’amour au lieu de pain » (101). Ramatoulaye, selon Farmatta, devrait s’estimer heureuse de la sécurité socioéconomique que lui offre Daouda et ne plus privilégier l’amour comme seul fondement du mariage. Alors que Modou, « le vieil homme, le ventru»(60) à la «démarche hésitante et lourde » (72), avait travaillé à se rajeunir pour jouir de la vie, Farmatta, tacitement, s’offusque à l’idée qu’une femme âgée puisse désirer retrouver un deuxième amour comme le font les hommes. C’est deux poids, deux mesures ! Son attitude rappelle la ‘sagesse populaire’ de la grand-mère de Ramatoulaye selon laquelle « la mère de famille n’a pas du temps pour voyager. Mais elle a du temps pour mourir » (110). Forts du soutien des femmes âgées, de la religion et des traditions qui prêchent la suprématie du mâle, Modou et Mawdo avaient exercé leurs droits et prérogatives patriarcaux en prenant comme deuxièmes épouses Binetou et la petite Nabou, respectivement, au grand chagrin de Ramatoulaye et Aïssatou qui avaient jusque-là cru en leurs mariages fondés sur l’amour véritable. 74 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE Rappel des premiers mariages : La défaite des femmes âgées Dans ce roman, il y a deux couples dont les premiers mariages se s’étaient faits par amour, contre vents et marées. D’une part, Ramatoulaye avait épousé Modou Fall, licencié en droit d’une université française, contre la volonté de sa famille, voire de la société en général : « Notre mariage se fit sans dot, sans faste, sous les regards désapprobateurs de mon père, devant l’indignation de ma mère frustrée, sous les sarcasmes de mes sœurs surprises, dans notre ville muette d’étonnement » (28-29). D’autre part, le ‘prince’ Mawdo Bâ, fraîchement sorti de l’École africaine de médecine et de pharmacie, avait épousé, contre le gré de sa famille, et dans « un mariage controversé » (30), Aïssatou, une « enfant des forges » (33). Et les commentaires allaient bon train : « Quoi, un Toucouleur qui convole avec une bijoutière ? Jamais, ‘il n’amassera argent’ » (30). Mais pour Mawdo, « ‘[l]e mariage est une chose personnelle’ » (30) et « [l]e reniement de sa mère ne l’effrayait pas » (33). C’est donc de manière souveraine que Ramatoulaye et Mawdo avaient décidé de se marier avec leurs premiers conjoints sans tenir compte des avis et injonctions des parents. Le choix de Ramatoulaye s’était heurté aux réticences de sa famille noble alors que celui de Mawdo avait dû faire face à la « dignité boudeuse » (34) de sa mère. Ramatoulaye et Modou s’aimaient de façon passionnelle et exemplaire. Aux dires de sa femme, Modou était l’homme idéal : « [T]u savais être tendre. Tu savais deviner toute pensée, tout désir… [T]on intelligence fine, (...) ta serviabilité, ton ambition qui n’admettait point la médiocrité » (24). Dans les lettres qu’il envoyait de France à son amie Ramatoulaye, Modou ne laissait aucun doute quant à son amour sans limite pour celle-ci. Il y révélait qu’il ne pouvait vivre longtemps sans son ange gardien : « Tu es ma Négresse protectrice » (25). Malgré la séparation et la tentation des femmes blanches qui ont « la variété dans la couleur, l’abondance, la longueur et la souplesse de la chevelure (…), le regard qui peut être bleu, vert, souvent couleur de miel neuf » (25), Modou jurait de ne pas trahir son amour : « ‘C’est toi que je porte en moi. (…) Vite te retrouver rien que pour une pression de mains qui me fera oublier faim et soif et solitude’ »(25). Les deux couples, étaient-ils heureux ? Sans l’ombre d’un doute. « Mawdo te hissa à sa hauteur » (33), « (…) nous, nous vivions 75 ANALYSES (…). Nous exhumions sans complexe les pas d’antan : biguines ardentes, rumbas frénétiques, tangos langoureux. Nous retrouvions les battements de cœur anciens qui fortifiaient nos sentiments » (35), « nous avions le secret des bonheurs » (36). « Et nous vivions » (38). « Nous étions dans les hauts sommets » (41). Ramatoulaye décrit en détail le cadre romantique dans lequel évoluaient les deux couples. Elle évoque un panorama de verdure « sous le ciel clair » (35) sans nuage (à l’image de leurs relations) ainsi que la plage où « de nombreuses familles assoiffées d’espace et d’air pur déambulaient » (35). Face à la société qui avait boudé leurs mariages, Modou, Ramatoulaye, Mawdo et Aïssatou ressemblaient à ces pêcheurs dont la narratrice dit qu’ils avaient « échappé une fois de plus, au piège mouvant de la mer » (36). Les deux couples organisaient des réveillons, des randonnées en dehors de la ville de Dakar, à la plage, dans la nature, etc. Le domaine de Mawdo Bâ à Sangalkam où les deux couples organisaient des pique-niques était une véritable « oasis » (37) : « [Leur] communion avec la nature profonde (…) désintoxiquait [leur] âme » (36). Ramatoulaye avait deux servantes, et ses belles-sœurs en étaient jalouses. Les deux maris étaient des fonctionnaires exemplaires. Syndicaliste, Modou « cherchait des améliorations pratiques à la condition ouvrière » (39). Quant à Mawdo, « [s]a réputation de bon médecin s’affermissant, il restait pionnier de sa mission dans un hôpital bourré des malades, car on allait de moins en moins chez le guérisseur » traditionnel (39). Voilà, brièvement brossé, le profil de ces maris formés à l’école occidentale qui s’adonnaient avec passion à leurs devoirs et obligations envers, d’une part, leurs épouses et, d’autre part, la Nation. Poussés par le seul amour véritable et idéal, ces jeunes(alors) avaient décidé de se marier pour que prévale le couple sénégalais moderne fondé sur l’amour, fruit d’un choix personnel des époux. Mais avec le temps, leurs « sentiments de plénitude et de d’épanouissement » (36) furent frustrés par la société. Un couple ne saurait vivre en vase clos dans un continent où l’homme se définit par rapport à sa communion avec le groupe : « I am because We are, and because We are, therefore I am » ( Nobles 300). Voilà pourquoi Ramatoulaye avoue : « Nous subissions, différemment, les contraintes sociales et la pesanteur des mœurs » (33). Et cet ascendant de la communauté sur l’individu eut, plus tard, le pas sur 76 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE la stabilité de ces deux couples. Mawdo consentit à épouser Nabou en secondes noces sous la pression sociale en vue de préserver l’héritage alors que Modou s’éprit de Binetou par simple caprice personnelle. Les secondes noces : La victoire de la gérontocratie féminine. Mawdo-Petite Nabou : « Le couple d’or » Mawdo, contrairement à Modou, n’initie aucune quête de secondes noces. C’est sa mère, Tante Nabou, qui, pour se venger contre sa bru Aïssatou, le décide d’épouser Nabou. Pour convaincre son fils d’épouser Nabou, Tante Nabou use de tout l’arsenal du code propre à la noblesse, à savoir : le goût de la grandeur d’une race, l’honneur et son origine royale qui ne sauraient souffrir d’aucun embarras ou se couvrir d’une quelconque médiocrité : « Si tu ne la gardes pas comme épouse, je ne m’en relèverai jamais. La honte tue plus vite que la maladie » (48). Mawdo se trouve devant un dilemme. Il doit choisir entre l’amour envers sa première femme Aïssatou et l’obéissance à sa mère, entre le modernisme et la tradition, entre croire encore en son éducation occidentale et suivre aveuglément les alliances sorties « du fond des âges » (44) que sa femme qualifie de « clivages insensés » (50). Il tente un compromis : « Mawdo ne te chassait pas. Il allait à son devoir et souhaitait que tu restes. La petite Nabou résiderait toujours chez sa mère ; c’est toi qu’il aimait. Tous les deux jours il se rendrait, la nuit (…) voir l’autre épouse (…) pour ‘accomplir un devoir’ » (49). Mais Aïssatou, qui ne voulait pas partager son mari avec une autre femme, quitte Mawdo. Elle retourne aux études, devient interprète et se fait engager par l’ambassade du Sénégal aux États-Unis. Lorsque, sous la pression de sa mère, Mawdo prend finalement la petite Nabou comme femme, il estime qu’il doit s’expliquer car il sait pertinemment que la polygamie n’est pas ce à quoi Aïssatou et Ramatoulaye devraient s’attendre. Il tente alors un baroud d’honneur à coup de sophismes. Voici comment il ‘justifie’ son acte : « ‘Ma mère est vieille. Les chocs de la vie et les déceptions ont rendu son cœur fragile. Si je méprise cette enfant, elle mourra. C’est le médecin qui parle, non le fils. Pense donc, la fille de son frère, élevée par ses soins, rejetée par son fils. Quelle honte devant la société !’» (48). Rappelons que les deux couples s’opposaient jusque-là à la polygamie, de par leur formation 77 ANALYSES scolaire occidentale. Curieusement, Mawdo recourt à un raisonnement occidental (« c’est le médecin qui parle ») pour défendre son second mariage ! Plus tard, en discutant avec Ramatoulaye, il pousse encore plus loin son ‘raisonnement’ en se servant du code occidental des films et des lois naturelles pour justifier la polygamie: « J’ai vu un film où les rescapés d’une catastrophe aérienne ont survécu en mangeant la chair des cadavres. Ce fait plaide la force des instincts enfouis dans l’homme, instincts qui le dominent quelle que soit son intelligence. (…) » « On ne résiste pas aux lois impérieuses qui exigent de l’homme nourriture et vêtements. Ces mêmes lois poussent le ‘mâle’ ailleurs. » (52) C’est donc par des arguments fallacieux, la tricherie et le mensonge que Mawdo annonce sa liaison avec la petite Nabou. Trois ans plus tard, Modou, contrairement à Mawdo, ne trouvant rien à dire pour justifier son mariage avec Binetou, gardera un silence lâche devant Ramatoulaye et fera annoncer l’événement par autrui. La petite Nabou vient d’une grande famille aux ‘origines privilégiées’. Sa tante lui donne une éducation traditionnelle préparatoire au mariage avec Mawdo. De plus, elle la met très tôt en contact avec celui-ci pour meubler « ses rêves d’adolescence » (70) si bien que la petite Nabou « s’était laissée entraîner naturellement vers lui sans choc » (70). Tante Nabou lui apprend les vertus de la soumission envers l’époux, la force de caractère, la pudeur, le savoir-vivre et le savoir-faire. Elle évite que l’école moderne ne la corrompe. Elle tient à sa bonne vie et mœurs. Elle ancrait « en cette enfant, les vertus et la grandeur d’une race » (71) Contrairement à Binetou, la petite Nabou a un métier. Elle est financièrement indépendante et ne soutire rien à son mari. Tout est bien prévu par sa tante qui l’oriente vers l’École des sages-femmes : « Le métier que tu y apprendras est beau ; tu gagneras ta vie (…) » (47). À la maternité du Repos Mandel, elle acquiert une expérience professionnelle. Les « bébés passaient et repassaient entre ses mains expertes » (71). En dépit de son jeune âge, elle émet un jugement critique sur le manque du matériel et du personnel. Face à la mortalité infantile, elle songe à quel point la « passionnante aventure » de faire d’un enfant « un homme sain » est un défi pour les mères (71). Comme on le voit, la petite Nabou a un sens élevé de la conscience professionnelle et ne souffre d’aucun 78 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE complexe. Ramatoulaye en est même surprise. Elle s’étonne que la petite ait pu s’élever au niveau des femmes mûres : « Responsable et consciente, la petite Nabou, comme toi, comme moi ! Si elle n’est pas mon amie, nos préoccupations se rejoignaient souvent. (…) [E]lle n’était point portée vers les frivolités » (72). Mais la différence entre Aïssatou et la petite Nabou est quand même notable. Si Aïssatou « savai[t] éponger le front de [s]on mari (…), lui vouai[t] une tendresse profonde (…), savai[t] trouver des mots justes pour le délasser » (51), la petite Nabou, par contre, est, aux dires de Mawdo, « Mièvre ! » (71). Il se plaint que sa maison soit devenue sale depuis le départ d’Aïssatou. « Impossible de m’y reposer. (…) La petite Nabou donne mes denrées et mes vêtements aux visiteurs » (52). Si Mawdo, désillusionné, émet des « critiques acerbes de son foyer » (52) avec la petite Nabou, Modou, lui, est mort criblé des dettes (19). Par ce paradoxe des mâles déçus et déchus, Ramatoulaye semble illustrer l’idée de la vanité des secondes noces. Un simple regard sur le portrait moral de Mawdo révèle qu’il comprend bien la futilité de la polygamie et les préjudices que celle-ci cause à la première épouse. Quelques faits nous en convainquent : Le départ d’Aïssatou « l’avait bien ébranlé. Sa tristesse était bien évidente. (…) [L]es inflexions de sa voix se durcissaient. (…) [Il prenait des] allures de désabusé » (52). Trois ans après son mariage avec la petite Nabou, Mawdo accompagne l’Imam et Tamsir chez Ramatoulaye pour lui annoncer la nouvelle du mariage de Modou avec Binetou, et l’attitude qu’il y adopte est éloquente. « Mawdo se taisait (…). Il se méfiait. Il gardait la nuque baissée, l’attitude de ceux qui se croient vaincus avant de combattre » (57). « Comme ils étaient contents, sauf Mawdo qui, lui, mesurait la portée de l’événement à sa juste valeur » (58). Il y a trois forces majeures qui ont poussé Mawdo à épouser la petite Nabou. D’abord, « [c]’est ‘pour ne pas voir sa mère mourir de honte et de chagrin’» (48). Ensuite, Mawdo redoute la sanction sociale s’il désobéit à la volonté de sa mère : « Quelle honte devant la société ? » (48). Enfin, « voulait-il seulement lutter, ébaucher un geste de résistance ? La petite Nabou était si tentante… » (48). Bref, Mawdo se trouve dans une situation ‘psychologique’ des plus délicates. En effet, sa mère, dépositaire des traditions, le pousse à épouser la petite Nabou. S’il refuse, la sanction du système, représenté par sa mère qui tire les ficelles et qui 79 ANALYSES agit simultanément sur Mawdo, et sur la petie Nabou, est suspendue audessus de sa tête comme une épée de Damoclès. Cette instance qui surveille à la fois Mawdo et la petite Nabou, Souriau lui confère la fonction de « l’arbitre ou l’attributeur du bien » (Hamon 4). Mawdo épouse la petite Nabou, non seulement pour que s’accomplisse la volonté de sa mère, mais surtout pour que se perpétue la tradition wolof : « La fille de l’oncle maternel est considérée comme ‘l’épouse d’or’ : wurusu jabar, selon l’expression même des Wolof ; son mari potentiel, le fils de la tante paternelle, est l’époux d’argent : xaalisu jëkër. Leur union constitue un alliage précieux » (Diop 82). Les griots, garants de la tradition, peuvent maintenant (dans le roman) chanter : « Le sang est retourné à sa source » (48). Ainsi, Tante Nabou et la Noblesse exécutent une sorte de mouvement tournant par lequel elles jouent successivement les rôles d’ « enclencheurs » et de bénéficiaires des secondes noces, protégeant à tour de bras, comme un bouclier, ce couple d’or contre lequel seules les « écervelées » (26), les « diablesses » (30) et autres « courte[s] robe[s] » (30) osent s’opposer. C’est d’ailleurs fort du soutien sans équivoque que le système social lui apporte dans ses secondes noces que Mawdo bombe le torse et tance Ramatoulaye : « Débarrasse-toi de ton excès de sentimentalité rêveuse. (…) Tu comprends... Une femme doit comprendre une fois pour toutes et pardonner (…) (Il frappait sa poitrine) » (52-53, je souligne). Modou-Binetou : Le sacrifice parfait sur l’autel du matériel Lorsque Daba (la fille de Modou), qui préparait son baccalauréat, emmenait Binetou, sa compagne d’études, à la maison, Modou, « s’intéress[ait] au tandem » avec des intentions cachées. Quand Binetou restait tard, il y trouvait un prétexte de la ramener chez elle en voiture. C’est sous ce couvert qu’il va tenter de séduire Binetou. Depuis lors, il change complètement. Et au jour fatal, il ne rentre plus pour le déjeuner. Il avait épousé Binetou. Qu’est-ce qui pousse Modou à trahir l’amour qu’il partageait depuis tant d’années avec Ramatoulaye ? « Folie ? Veulerie ? Manque de cœur ou amour irrésistible ? Quel bouleversement intérieur a égaré la conduite de Modou Fall pour épouser Binetou ? » (22), se demande Ramatoulaye. Son éducation occidentale, ses lettres amoureuses à Ramatoulaye s’en trouvent trahies. Est-ce la tradition des castes? 80 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE Aucunement, car tout le monde s’interroge sur ce mariage contre-nature : « Des connaissances du Grand-Dakar accouraient vers ma demeure, porteuses de tous les détails de la cérémonie (…). Elles (…) ne comprenaient pas l’entrée de Modou, une ‘personnalité’, dans cette famille de ndol, d’une extrême pauvreté » (59). Est-ce la religion ? C’est vrai que l’islam permet la polygamie ; mais, en se mariant à l’insu de sa première épouse, Modou n’a pas respecté les recommandations de l’Islam en la matière, malgré la complicité de l’Imam. Et Modou ira plus loin dans ‘l’escalade anti-Islam’ lorsqu’il abandonne Ramatoulaye sans subvenir aux besoins de ses douze enfants et en lui refusant ses ‘tours’. Est-ce l’attrait physique de Binetou ? Peut-être. Ramatoulaye, même si elle affirme ne pas s’être inquiétée de voir son mari s’intéresser à Binetou en compagnie de sa fille, reconnaît que la beauté envoûtante de Binetou ne pouvait laisser un homme indifférent (54). Est-ce le désir de Binetou qui oblige Modou à se rajeunir artificiellement ? A coup sûr, surtout lorsqu’on découvre avec quel entrain et quelle détermination Modou « suivait (…) un régime draconien pour casser l’œuf du ventre (…), cet œuf qui annonçait la vieillesse »(58), tout comme il « teignait mensuellement ses cheveux. (…), [et portait maintenant des] « accoutrements de jeunes loups » (103). Et Ramatoulaye de résumer ce qui fait courir son mari, en ces termes : « Modou s’essoufflait à emprisonner une jeunesse déclinante qui le fuyait de partout » (72). Binetou qui a le même âge que sa fille Daba constitue, pour Modou, une présence compensatrice. Avec elle, « la grâce et la beauté l’environnaient » (72), n’en déplaise à ceux qui le traitaient de « ‘loup dans la bergerie’. Qu’importait ! il avait Binetou dans ses bras. Il était heureux » (75). Mais cette ‘compensation’ a un prix. Comme Modou avait soustrait Binetou de l’école et du « monde critique et impitoyable des jeunes » (21), le matériel doit servir de monnaie d’échange dans les ‘négociations’ du mariage. Et, heureusement ou malheureusement pour Modou, la situation s’y prête à merveille. En effet, Dame Belle-Mère est pauvre, cupide et négligée par son mari. C’est « une mère en furie qui hurle sa faim et sa soif de vivre » (60). Usant des pressions psychologiques, elle sacrifie sa fille sur l’autel du matériel. Comme le raconte Daba, à partir des confidences partielles de sa copine : « Binetou, 81 ANALYSES navrée, épouse son ‘vieux’. Sa mère a tellement pleuré. Elle a supplié à sa fille de ‘lui donner une fin heureuse, dans une vraie maison’ que l’homme leur a promise » (55). Les retombées financières de ce mariage sont substantielles car Modou accepte toutes les demandes de sa nouvelle belle-mère. L’égoïsme de Modou, son obsession à vouloir garder une « jeunesse déclinante » et à profiter de cette occasion qu’on essaie de présenter comme étant une ‘prédestination divine’ (aux dires de son frère Tamsir qui ‘révèle’ que « Dieu lui a prédestiné une deuxième femme » (57)), le poussent à épouser Binetou pour assouvir ses caprices personnelles. Il y est également vivement encouragé par Dame BelleMère. Avant son mariage, Binetou est, aux dires de Ramatoulaye, un peu timide. Lorsque le vieux Modou s’éprend d’elle, elle n’a pas la force de caractère, semble-t-il, de refuser ses avances. En outre, la pression de sa mère et l’âge y sont pour beaucoup. Innocente et naïve, elle va jusqu'à révéler ses relations avec son vieux à son amie Daba (59). Après son mariage, Binetou est désabusée. Elle rumine ses frustrations dans les bars où, à la vue des couples assortis dans leur jeunesse qui vibraient sur la piste de danse, « [l]’image de sa vie qu’elle avait assassinée lui crevait le cœur » (75). Malgré le fait que Modou lui donne tout ce qu’elle demande, Binetou n’est pas heureuse. Ainsi s’accomplit la prophétie de Ramatoulaye qui avait dit à sa fille Daba de conseiller à Binetou de refuser le mariage avec « le vieux » : « Conseille-lui de refuser (…), [t]out cela ne vaut pas le capital jeunesse » (55). C’est donc une Binetou désenchantée que la mort de Modou surprend et laisse « encore amaigrie » (19). Et plus tard, lorsque Daba qui hérite de la villa SICAP en chasse Binetou et Dame Belle-Mère, Binetou est silencieuse. Selon la narratrice, «[e]lle était déjà morte intérieurement … depuis ses épousailles avec Modou » (103). De cette perspective, Binetou remplit le rôle d’Objet (et non de Sujet) de l’action. D’où l’usage fréquent de la voix passive et des verbes et épithètes d’état : « On l’a installée chez moi » (10) ; « muette, hagarde,(…) étrangère au milieu qui l’environne » (15) ; « la sortir de l’école » (54-55) ; « elle a cédé » (55) ; « agneau immolé » (60) ; « [v]ictime » (72) ; «[e]xilée dans un monde des adultes » (72) ; 82 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE «[v]endue » (72) ; « baissait la tête » (75) ; «[é]puisée » (75) ; « je la plains. (…) Elle était déjà morte intérieurement… depuis ses épousailles avec Modou » (103). Au niveau des défauts, cependant, on constate que Binetou est cupide. Cela n’est sans doute pas surprenant car elle « avait grandi (…) dans un milieu où la survie commande » (72). Même avant le mariage, elle avait déjà annoncé ses couleurs. À la question de savoir d’où est-ce qu’elle tirait ces robes très chères qu’elle avait troquées avec ses anciens vêtements délavés, elle avait répondu : « ‘Je tire leur prix de la poche d’un vieux’ » (54). Lorsqu’elle se rend compte, après le mariage, qu’elle est « un agneau immolé comme beaucoup d’autres sur l’autel du ‘matériel’ » (60), «une victime » (103) personnelle de sa mère, elle fait monter les enchères. Elle avait « une conscience aiguë de ce qu’elle immolait dans son mariage. Victime, elle se voulait oppresseur. (…), elle voulait sa prison dorée (...). Vendue, elle élevait chaque jour sa valeur » (72) en étalant de manière ostentatoire sa « réussite » dans les night-clubs d’où elle sortait malheureuse. Elle tient à compenser par le matériel tout ce qu’elle a perdu par ce mariage d’intérêt. On se rappellera qu’autrefois « [l]a petite, très douée, voulait continuer ses études, passer son baccalauréat » (21). Lors du deuil, s’accrochant à son statut d'awo, Ramatoulaye considère Dame Belle-Mère comme sa vraie rivale parce que Binetou, selon elle, reste une « enfant [qui] demeure étrangère au milieu qui l’environne » (15). Mais Binetou, dans ses rapports directs avec Modou, va jusqu'à lui interdire de revoir Ramatoulaye. Autant Binetou voulait la protection exclusive de son mari Modou, autant Ramatoulaye appelait son retour de tous ses vœux. « Le vide m’entourait. Et Modou me fuyait. Les tentatives amicales et familiales pour le ramener au bercail furent vaines » (69). Et qui est-ce qui empêche Modou de revenir vers sa femme qui l’aime encore ? Binetou, qui « entrait en transes, chaque fois que Modou prononçait mon nom ou manifestait le désir de voir ses enfants », précise Ramatoulaye(69). À l’opposé de Ramatoulaye qui donnait à Modou sans compter et plus qu’elle ne recevait, qui lui vouait un immense amour, « mobilisée nuit et jour à son service, devançant ses moindres désirs » (82), Binetou, elle, faisait « la moue d’enfant gâtée (…) à Modou » (74) qui « s’efforçait de suivre » (75). Considérée souvent, surtout par 83 ANALYSES Ramatoulaye, comme objet de sacrifice, Binetou était devenu en fait Sujet. Binetou, pour compenser sa jeunesse écourtée et ses études sacrifiées sur l’autel du matériel, désirait la présence et la protection de Modou alors que Ramatoulaye, qui s’opposait au désir de Binetou, demandait les mêmes présence et protection. Il y avait donc une rivalité entre les deux femmes. L’interprétation générale qu’on peut en tirer est que c’est finalement Modou, à cause de ses caprices, qui en était réduit à jouer la fonction d’Objet, au sens propre comme au figuré. Il était au centre des paradoxes qui méritent quelques observations. Formé à l’école occidentale, Modou a promis un amour sans partage à Ramatoulaye mais il finit par être polygame. Il n’a pas donné de dot à la famille de Ramatoulaye qui l’aime d’un amour infini, mais il s’acquitte de façon continue d’une dot multiforme pour Binetou qui fait la moue. De plus, la société traditionnelle s’étonne de ce mariage avec une ndol qui est perçu comme contre-nature. Par ailleurs, lorsqu’il prend une deuxième femme, ainsi que le lui autorise l’Islam, il n’en respecte pas les principes. En dépit de son âge avancé, sa « démarche hésitante et lourde au moindre souffle » (72), Modou, en « accoutrements de jeune loup » (103), accepte d’être tenu en laisse par la jeune Binetou qui le promène dans des night-clubs. Modou n’est ni moderne ni traditionaliste. Il est à la croisée des chemins. Il a peur de vieillir. Vers la fin de sa vie, il est devenu presque un monstre sans visage. Il était atteint d’une terrible crise de schizophrénie identitaire qui ne disait pas son nom. Il avait un mal de vivre… Il lui était sans doute difficile, d’ailleurs, de continuer de vivre dans une société dont il ne respectait ni la religion ni la tradition. On pense, au début, qu’il était à la hauteur de sa décision d’abandonner et d’oublier sa première famille. On apprend plus tard, cependant, qu’il avait cherché, à un moment donné, à revoir Ramatoulaye mais que ‘la petite Binetou’ le lui avait interdit. Cette ‘déchéance‘, doublée de remords, aura un effet fatal. En effet, au regard de ce qu’il a fait contre la femme de sa jeunesse, abandonnée avec douze enfants, et contre la jeune et douée Binetou qu’il a retirée de l’école, on peut raisonnablement affirmer que cet homme n’avait pas de cœur ! On n’est pas surpris qu’il soit mort d’une crise cardiaque. Cette maladie, dans son cas, est symbolique. Littéralement, au soir de sa vie, il aura souffert d’une ‘crise de cœur’ qui a fini par l’emporter. S’ajoute à cela le fait que Modou « avait peur de 84 GERONTOCRATIE FEMININE ET PHALLOCRATIE décevoir » (72), qu’il « s’efforçait de suivre » (75). Peut-être est-il mort aussi d’épuisement à trop vouloir s’accrocher à la jeunesse... Une lecture politique de l’œuvre dégage un autre volet de ce portrait paradoxal des personnages mâles. Modou, qui critiquait autrefois « la saignée pour la gloriole » (40) des gouvernements, dépense sans compter pour assouvir ses caprices personnelles et meurt sans un sou d’économie. Lui qui « cherchait des améliorations pratiques à la condition ouvrière » (39), abandonne sa famille dans des conditions inimaginables. La rumeur voulait même que « sa promotion au rang de conseiller technique au Ministère de la Fonction Publique » (19), qui lui permit de mieux subvenir aux besoins de Binetou et de Dame Belle-Mère, était en échange de sa trahison de la cause de l’Union syndicale, en faveur du gouvernement. Modou, jadis défenseur des droits des jeunes à l’éducation, et qui se lamentait que les politiciens ne construisaient pas des hôpitaux et des écoles pour la jeunesse (40), retire Binetou de l’école et hypothéque ainsi sa jeunesse à elle! L’écart entre ses discours et ses actes est bien grand. Il a trahi tout ce à quoi il croyait. Symboliquement, Modou (et Mawdo) sont des prototypes d’hommes politiques africains qui ont trahi les beaux discours des indépendances. Le peuple, à la manière de Ramatoulaye (et ses enfants) et d’Aïssatou, est désenchanté. Promesses manquées et confiance trahie ! On peut être tenté de faire un parallèle entre les abus de pouvoir des maris qui imposent leurs décisions aux femmes et les dictatures des dirigeants post-coloniaux, d’une part, tout comme entre les trahisons des maris et les espoirs déçus des indépendances politiques, d’autre part. Les dérives polygames de Mawdo et de Modou s’expliquent au moins en partie par des raisons sociales ou matérielles promues ou imposées par des femmes âgées. C’est soit une mère qui oblige son fils à respecter la tradition en épousant en secondes noces sa cousine germaine pour que les biens d’héritage restent dans la famille, soit une femme pauvre qui marie de force sa fille à un homme marié riche pour profiter des largesses de son gendre. Daba, qui est une femme résolument engagée dans des « organisations qui vont dans le sens de la promotion de la femme » (108), se demande, au sujet de Dame Belle-Mère en particulier, « comment une femme peut-elle saper le bonheur d’une autre femme ? » (103). 85 ANALYSES De cette étude consacrée au rôle joué par les femmes âgées dans les mariages de leurs enfants, on peut conclure avec Ajayi-Soyinka que […]through the semblance of acquiring some authority for themselves, women actually exercise crippling power over other women. In effect they help to sustain the patriarchy in power and further reinforce their marginalized status. It is in this sense that patriarchy controls women without seeming to (163). Les femmes âgées traditionnelles semblent ne pas vouloir que leurs cadettes jouissent des droits qu’elles n’ont pas eus elles-mêmes. En outre, elles sont comblées d’exercer, quand il s’agit des mariages de leurs enfants, d’énormes pouvoirs qui leur étaient, quand elles étaient jeunes, déniés, fussent-ils contre l’épanouissement de la femme. Jean-Baptiste SHAMBA Université Queen's,Kingston, Ontario, Canada [email protected] REFERENES BIBLIOGRAPHIQUES AYAJI-SOYINKA ,Omofolabo. «Negritude, Feminism and the quest of Identity: Reading Mariama Bâ’s So Long a Letter». Emerging Perspectives on Mariama Ba. Postcolonialism, Feminism and Postmodernism. Ed. Ada Uzoamaka Azodo. Trenton: Africa World Press, 2003. 153-174. BÂ, Mariama. Une si longue lettre. Dakar-Abidjan-Lomé: NEA , 1979. BEAUVOIR, Simone de. Le Deuxième Sexe. Tome 2. L’experience vécue. Paris : Gallimard (coll. « Folio/essais »), 1976. CAZENAVE, Odile. Femmes rebelles. Naissance d’un nouveau roman africain au féminin. Paris : L’Harmattan, 1996. COQUERY-VIDROVITCH, Catherine. Les Africaines. Histoires des femmes d’Afrique noire du XIXe au XXe siècle. 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