La machine à broyer Les rÊVes

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La machine à broyer Les rÊVes
Le Québécois Anthony Duclair s’entraîne
depuis l’âge de quatre ans et il est un des
meilleurs espoirs de sa génération. Ses
parents, eux, ont investi des centaines de
milliers de dollars afin qu’il parvienne
jusqu’à la LNH. Tous ces efforts et ces
sacrifices auront-ils été consentis en vain ?
GHYSLAIN BERGERON / LA PRESSE CANADIENNE
grand
dossier
La machine à
broyer les RÊVEs
Accéder à la Ligue nationale par son talent et ses efforts ?
Ce n’est plus suffisant. Désormais, il faut des entraîneurs
privés, une condition physique exceptionnelle et de l’argent,
beaucoup d’argent, a constaté notre journaliste. Le hockey
est-il devenu un sport réservé aux riches ?
par Jonathan Trudel
l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 29
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
Jouer dans la Ligue nationale de hockey.
Soulever les foules. Gagner des millions de
dollars. C’est le rêve de milliers de jeunes
Québécois — et de leurs parents, qui
dépensent des sommes de plus en plus folles
pour nourrir un idéal de moins en moins
accessible. « La famille moyenne préférerait
que son enfant joue un seul match dans la
LNH plutôt que de devenir un
neurochirurgien pour la vie », dénonce
l’auteur et journaliste sportif Roy MacGregor.
Si le légendaire Maurice Richard, fils
d’ouvrier, était né en 2013, aurait-il seulement
les moyens de jouer ? Le hockey est-il devenu
un sport réservé aux riches ? Quels sacrifices
les jeunes hockeyeurs doivent-ils consentir
pour espérer, un jour, percer dans les grandes
ligues ?
Pour répondre à ces questions, j’ai suivi
pendant six mois le parcours d’un des
hockeyeurs québécois les plus prometteurs,
Anthony Duclair, des couloirs du vieux
Colisée, où joue son équipe junior (les
Remparts de Québec), à ceux du Prudential
Center, au New Jersey, où il a été recruté par
les Rangers de New York au dernier repêchage
de la LNH.
De Québec à Newark, de Victoriaville à
Toronto, j’ai aussi interviewé des dizaines de
dépisteurs professionnels, d’agents de
joueurs, de spécialistes de la condition
physique et d’entraîneurs — dont l’ancien
gardien de but étoile Patrick Roy, de même
qu’un ex-coéquipier de Wayne Gretzky.
Ce qui émerge de cette incursion dans les
coulisses du hockey ? Le portrait d’une
impitoyable industrie qui vend du rêve, qui
conduit souvent les parents à embaucher des
entraîneurs privés pour leur fils dès l’âge de
cinq ou six ans. Cela explique peut-être
pourquoi 90 % des familles canadiennes
choisissent de ne pas inscrire leurs enfants
dans une équipe de hockey. Et pourquoi même
les hauts dirigeants de Hockey Canada
craignent pour l’avenir de notre sport
national...
Bonne lecture.
Jonathan Trudel
30 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité
C alé au fond de son siège, l’air grave dans son
chic complet bleu marine, Anthony Duclair
peine à masquer sa déception.
Voilà plus de cinq heures que ce jeune Mont­
réalais attend en vain qu’une des 30 équipes de la Ligue
nationale de hockey prononce son nom.
Plein à craquer au début du repêchage, en ce dernier
jour de juin, le Prudential Center de Newark, domicile
des Devils du New Jersey, s’est peu à peu dégarni. Les
grandes chaînes de télévision sportives ont cessé de dif­
fuser l’événement.
Anthony, lui, ose à peine se lever, pas même pour aller
aux toilettes. Entouré d’une vingtaine de proches, ses
parents, son frère de 10 ans, sa sœur de 14 mois, des oncles,
des tantes et des amis, tous endimanchés, il ne voit que les
longues tables aménagées au centre de la patinoire pour
les dépisteurs et dirigeants des 30 équipes de la LNH. Serat-il le prochain élu ?
Poli, le gaillard de 1,80 m (5 pi 11 po) et 83 kilos (184 lb),
qui aura 18 ans dans quelques semaines, applaudit de bonne
grâce quand un ancien coéquipier est appelé. Il encaisse
le coup lorsque son équipe de rêve depuis l’enfance, le
Canadien de Montréal, lève le nez sur lui à trois reprises
au deuxième tour.
En début de saison, le Bureau central de dépistage de la
LNH considérait pourtant l’ailier gauche comme un espoir
« de catégorie A », un des 10 ou 15 meilleurs joueurs de la
planète. Après un départ canon dans l’uniforme des Rem­
parts de Québec, dans la Ligue de hockey junior majeur du
Québec (LHJMQ), il a vu son rendement chuter en raison
d’une blessure à la cheville. En janvier, Anthony Duclair
assurait encore avoir « toutes les chances » d’être sélectionné
au premier tour.
Cinq mois plus tard, à Newark, Anthony Duclair attend
toujours dans les gradins, la mine déconfite, quand les
Rangers de New York se présentent au micro, au milieu du
troisième tour. Ils mettent fin au supplice en repêchant le
Québécois au 80e rang.
« Welcome to the big city, baby ! » lui lance un des membres
de la direction de l’équipe, venu à la rencontre de Duclair
pour l’entraîner au centre de la glace.
Après avoir enfilé le chandail bleu des Rangers, Duclair
retourne voir ses parents, le visage illuminé par un large
sourire. « Il devait partir en première ronde, mais ce n’est
pas grave », dit sa mère, Dominique, en essuyant ses larmes.
« Excusez-moi, c’est trop d’émotions. Ça fait un an que je
ne dors pas en pensant à cette journée. Là, je vais pouvoir
recommencer à dormir... »
Conscient que la journée a été éprouvante pour son jeune
client, l’agent Philippe Lecavalier se montre rassurant. « Ça
a été long, mais on va rendre la prochaine étape [la signature
du contrat avec l’équipe] plus courte », lui promet-il en lui
serrant la main.
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
Le père d’Anthony Duclair est confiant, lui aussi. « Je répète
toujours à Anthony que le repêchage n’est que le début de
l’aventure, pas la fin », me dit-il. Le ton du paternel est calme,
posé. Mais Wendell Duclair, 43 ans, semble déterminé à ne
reculer devant rien pour aider son fils à faire mentir les
équipes qui n’ont pas cru en lui. « S’il travaille aussi fort qu’il
en est capable, Anthony peut aller très, très loin. Il a assez
de talent pour être admis un jour au Temple de la renommée
du hockey. Je lui ai dit de garder l’œil sur l’objectif. »
•••
Son objectif, Anthony Duclair me l’a énoncé sans détour
quand je l’ai rencontré la première fois, au lendemain d’un
match des Remparts, à Québec, l’hiver dernier. « Je veux
avoir une longue carrière dans la LNH, jouer sur le premier
trio d’une équipe, faire beaucoup d’argent, avoir une famille
et partager mes expériences avec mes futurs enfants »,
m’a-t-il lancé d’une seule traite, avec conviction, sous le
regard approbateur de son père.
Il y a longtemps que le jeune hockeyeur n’est plus porté
par son seul rêve. C’est le rêve de sa famille entière qui
l’anime.
Le quotidien des Duclair gravite autour de l’« objectif »
depuis au moins une décennie. Cours privés de patinage
et de maniement de rondelle, tournois printaniers, stages
de perfectionnement hors du Québec, académies et écoles
privées, camps de hockey d’été : rien n’a été laissé au hasard.
Wendell et Dominique (aujourd’hui divorcés) n’ont pas
hésité à déménager à quelques reprises pour favoriser
l’épanouissement du talent de leur aîné et lui permettre de
côtoyer des joueurs de son calibre.
Wendell Duclair ignore combien ils ont « investi » dans
leur fils. « J’aime autant ne pas le savoir », dit en souriant
ce gestionnaire de projets en informatique.
De Montréal à Kamloops, de Trois-Rivières à Saint-Jean
de Terre-Neuve, des milliers de parents dépensent sans
compter, comme eux, dans l’espoir de voir leur fils se
démarquer et percer dans les rangs professionnels. Un
sacrifice qui peut faire la différence entre porter les couleurs
des Nailers de Wheeling, en Virginie-Occidentale, et celles
des Penguins de Pittsburgh, entre arpenter les arénas miteux
de la Ligue de hockey de la côte Est, une obscure ligue
« professionnelle » où le salaire oscille autour de 30 000 dol­
lars par année, et ceux de la LNH.
« Pour faire carrière dans la LNH, de nos jours, le talent
ne suffit plus, affirme Ken Campbell, journaliste au maga­
zine canadien Hockey News. Ça demande une solide pla­
nification et, surtout, ça se paie. Chèrement. Je vous mets
au défi de dénicher un seul joueur de moins de 25 ans dans
la LNH qui n’a pas eu accès, dès l’enfance, à des programmes
d’entraînement privé hautement avancés, sur la glace
comme en dehors. »
Dans son livre Selling the Dream (Penguin, 2013), coécrit
avec le vétéran du hockey mineur Jim Parcels, Ken Camp­
bell décrit l’émergence d’une véritable industrie du rêve
un peu partout au pays, qui génère des millions de dollars
de chiffre d’affaires. Il ne jette pas la pierre aux parents,
souvent engagés dans un engrenage qu’ils ne maîtrisent
plus. Mais le journaliste s’inquiète des conséquences de
cette tendance, qui témoigne selon lui d’une « obsession
malsaine » pour le sport national du Canada.
Ken Campbell n’est pas le seul à sonner l’alarme.
« Produire un joueur de hockey professionnel, aujourd’hui,
coûte aussi cher que former un diplômé de Harvard, c’est
ridicule », s’indigne Roy MacGregor, chroniqueur sportif
au Globe and Mail, romancier et auteur de nombreux essais
sur le hockey. Membre du Temple de la renommée du
hockey, MacGregor a pris autant de plaisir au cours de sa
longue carrière à décrire les coulisses d’un tournoi mineur
qu’à sonder le cœur de légendes comme Guy Lafleur, Wayne
Gretzky ou Sidney Crosby. Il se défend bien d’être nostal­
gique, mais il n’a jamais été aussi inquiet pour l’avenir de
« son » sport.
« Le danger, c’est que le hockey devienne réservé à l’élite
de la société, dit Roy MacGregor. Non, en fait, je me
reprends. Le hockey est déjà réservé à l’élite, du moins aux
familles de la classe moyenne aisée, souvent installées en
banlieue et prêtes à déménager pour aider la carrière de
leur fils. Elles se disent : si le fils de mon voisin a un entraî­
neur personnel, le mien aussi en aura un. Franchement, je
trouve ça dégoûtant. »
Dans notre pays, poursuit Roy MacGregor, la famille
moyenne préférerait que son enfant joue un seul match
dans la LNH plutôt que de devenir un neurochirurgien
pour la vie. « C’est complètement fou. J’imagine que chaque
pays a la même obsession pour son sport national. Mais le
hockey est un sport coûteux à pratiquer. Je suppose que
ce serait moins grave si les gens étaient obsédés par le
soccer ou la course à pied, par exemple. »
Pour expliquer comment on en est arrivé là, Roy Mac­
Gregor accuse en partie... la température. Ou plus précisé­
ment le réchauffement du climat.
Les Canadiens croient encore au mythe du hockey joué
sur les étangs glacés, l’hiver, dit-il. Un mythe solidement
ancré dans la psyché canadienne et sur les billets de cinq
dollars, illustrés de scènes d’enfants pratiquant des sports
d’hiver et sur lesquels on trouve cet extrait du conte de
Roch Carrier Une abominable feuille d’érable sur la glace
(lequel a donné le court métrage Le chandail) :
« Les hivers de mon enfance étaient des saisons longues,
longues. Nous vivions en trois lieux : l’école, l’église et la
patinoire ; mais la vraie vie était sur la patinoire. »
De nos jours, combien de patinoires extérieures restent
longtemps ouvertes, l’hiver, demande Roy MacGregor ?
Pour jouer au hockey, les jeunes n’ont plus guère le choix.
Soit ils s’entassent dans des arénas municipaux en piètre
état et souvent si occupés qu’ils doivent se lever à 5 h
l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 31
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
pour en profiter. Soit ils chaussent leurs patins dans l’un
des nombreux complexes sportifs intérieurs situés dans
les grands centres urbains, qui abritent parfois jusqu’à
quatre patinoires. S’ils en ont les moyens, bien sûr. Car le
hic, dit Roy MacGregor, c’est que les moins fortunés n’ont
pas accès à ces patinoires, souvent louées au prix fort.
« C’est triste à dire, mais je crois qu’il n’y aura plus jamais
de Gordie Howe, un enfant pauvre élevé dans le petit village
de Floral, en Saskatchewan, qui a appris à jouer sur l’étang
glacé près de chez lui. »
•••
Signe des temps, c’est sur une patinoire intérieure réfri­
gérée, ouverte 365 jours par an, qu’Anthony Duclair a donné
ses premiers coups de patin.
Il avait à peine deux ans quand son père l’a emmené à
l’Atrium Le 1000 De La Gauchetière, au rez-de-chaussée
d’une des plus hautes tours de bureaux de Montréal. « On
est restés plus de deux heures sur la glace, il ne voulait pas
sortir », se souvient Wendell Duclair.
Lui-même avait attrapé le virus du patin peu après son
arrivée au Québec avec sa famille, immigrée d’Haïti en 1973.
Wendell Duclair avait alors quatre ans. Avec son école, dans
le quartier Rosemont, à Montréal, il allait patiner deux fois
par semaine.
Ses parents considéraient toutefois le hockey comme
trop onéreux et l’ont plutôt inscrit dans des ligues de bas­
ketball, de soccer et de football. Son frère, Farell, est d’ail­
leurs devenu un joueur étoile dans la Ligue canadienne de
football, où il a gagné la coupe Grey en 1998 avec Calgary.
Mais Wendell Duclair a toujours gardé un faible pour le
hockey. Même à l’adolescence, aux États-Unis, où la famille
a vécu quelques années avant de rentrer au Québec.
« Dès que mon fils a fait ses premiers pas, ma priorité
était de le mettre sur patins », dit aujourd’hui Wendell
Duclair.
En plus du rituel hebdomadaire à l’Atrium Le 1000 (qui
s’est poursuivi pendant de longues années), Anthony pati­
nait une ou deux fois par semaine dans des arénas de
Montréal. Il venait tout juste de souffler ses quatre bougies
quand son père l’a inscrit dans une première équipe. Dès
l’hiver suivant, Duclair participait à son premier camp de
hockey, suivi d’un autre au printemps et d’un autre encore
à l’été.
« Anthony pleurait quand c’était fini, se rappelle Wendell
Duclair. Quand j’ai vu qu’il avait les aptitudes et le désir,
j’ai décidé de tout faire pour lui trouver plus de temps de
jeu. »
À six ans, son fils entamait des cours privés auprès
d’Anna Sherbatov, une Montréalaise d’origine russe qui a
mis sur pied un réputé programme de patinage de puissance
— le fameux power skating, une technique de perfection­
nement de plus en plus populaire. Dans l’espoir d’amélio­
rer la puissance et la précision de leur coup de patin, des
32 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité
centaines de jeunes ont déboursé 600 dollars chacun,
pendant l’été 2013, pour participer à l’un des camps de
l’Académie Sherbatov.
Anthony Duclair, lui, a joui des conseils privés d’Anna
Sherbatov chaque semaine, hiver comme été, jusqu’à l’âge
de 13 ans.
Ces efforts ont rapidement porté leurs fruits.
En 1re année du primaire, le jeune Duclair dominait déjà
la patinoire, terminant loin en tête du classement des
meilleurs marqueurs de toute la ligue de Laval, même s’il
évoluait surtout contre des joueurs plus âgés que lui.
À sept ans, Anthony Duclair a compté neuf buts dans un
match, un exploit gravé dans sa mémoire.
« Je me suis dit : wow, c’est tellement facile... C’est à ce
moment que je me suis rendu compte que je pouvais faire
carrière au hockey, se souvient Anthony. J’allais au Centre
Bell avec mon père voir une partie du Canadien et je me
disais : un jour, je vais jouer devant ces partisans. J’avais
sept ans, huit ans, et je rêvais à ça. »
Pendant qu’Anthony rêvait, son père établissait, minu­
tieusement, un plan d’attaque.
Un plan qui se résume en trois mots : s’entraîner, s’entraî­
ner, s’entraîner.
« Si un violoniste veut jouer pour l’Orchestre sympho­
nique, il devra s’exercer pendant des heures et des heures.
C’est la même chose avec le hockey, dit Wendell Duclair.
Selon moi, il faut consacrer au minimum de 5 à 10 heures
par semaine à son sport pour se développer. »
Wendell Duclair a vu de près le fonctionnement du
système sportif américain, ayant passé une partie de son
adolescence aux États-Unis pour suivre son père, prédica­
teur évangélique. À son école secondaire, dans les années
1980, les élèves qui jouaient au basketball se levaient aux
aurores, plusieurs fois par semaine, pour s’entraîner, en
plus des matchs.
« Le programme de football était encore plus strict : ils
s’entraînaient quatre fois par semaine, le matin et l’aprèsmidi. La grande majorité de ceux qui sont allés loin jouaient
sous la pluie, sous la neige, qu’il fasse soleil ou pas, raconte
Wendell Duclair. Dans le système québécois, Anthony avait
seulement deux heures d’entraînement par semaine, et je
ne comprenais pas pourquoi. À son école, la mentalité,
c’était : l’été, il faut se relaxer, faire autre chose. Ça ne me
rentrait pas dans la tête. Prendre un break ? Pourquoi ? »
Pour Wendell Duclair, l’approche québécoise entrait en
collision frontale avec une règle d’or : celle des 10 000 heures.
Selon cette règle, toute personne qui consacre suffisam­
ment d’heures à l’étude et à la pratique d’un métier, d’une
profession ou d’un passe-temps deviendra un expert dans
ce domaine — qu’il s’agisse de la flûte traversière, des échecs,
du tennis ou du dessin d’architecture. Tous les enfants
ne deviendront pas de petits Mozart ou Gretzky, mais
10 000 heures (soit 20 heures par semaine, 50 semaines
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
COLLECTION PRIVÉE
Anthony Duclair, quatre
ans, avec sa toute
première équipe, dans
le quartier Saint-Léonard,
à Montréal.
l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 33
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
par année, pendant 10 ans) de labeur devraient leur per­
mettre d’atteindre l’excellence.
L’idée a d’abord été avancée par le psychologue Anders
Ericsson, il y a 20 ans. Aujourd’hui chercheur à l’Université
de Floride, Ericsson a notamment étudié les cas de violo­
nistes de l’Académie berlinoise de musique. Tous avaient
commencé l’étude du violon vers l’âge de cinq ans. Quinze
ans plus tard, seuls certains d’entre eux avaient atteint le
statut de virtuose. Leur point commun ? À l’âge de 20 ans,
ils avaient tous cumulé au moins 10 000 heures d’entraî­
nement chacun, contre 8 000 dans le cas des élèves jugés
« bons » et à peine plus de 4 000 dans celui des moins
performants.
D’abord diffusés dans le milieu scolaire, ces résultats ont
acquis une notoriété mondiale depuis la parution, en 2008,
du best-seller Outliers : The Story of Success, écrit par Mal­
colm Gladwell, réputé journaliste au magazine The New
Yorker. Citant abondamment les travaux d’Ericsson, Glad­
well explique que la plupart des grands de ce monde, qu’ils
soient sportifs, musiciens ou financiers, ont atteint le fameux
« Produire un joueur de
hockey professionnel,
aujourd’hui, coûte aussi cher
que former un diplômé de
Harvard, c’est ridicule. »
cap des 10 000 heures tôt dans leur vie, ce qui leur a conféré
un avantage sur les autres. La règle s’appliquerait même,
selon lui, à Bill Gates — qui a passé une partie de son ado­
lescence devant un des rares ordinateurs de la planète à
l’époque — et aux Beatles — qui ont joué des nuits entières
dans d’obscures boîtes de Hambourg, en Allemagne, au
début des années 1960.
Bref, selon Gladwell, tout le monde aurait le potentiel
de devenir une star dans son domaine. Le succès n’a rien
de surnaturel et n’est pas réservé aux gens pourvus de dons
innés ou de gènes exceptionnels.
Séduit par cette idée, un Américain a même quitté son
emploi, au printemps 2010, pour se consacrer entièrement
à la pratique du golf, espérant devenir un professionnel au
bout de 10 000 heures d’entraînement. Au moment de
mettre sous presse, il lui restait encore 5 511 heures d’efforts
à fournir...
Certains chercheurs critiquent cette fameuse « règle
d’or ». Dans son tout récent livre, The Sports Gene (août
2013), David Epstein, ancien journaliste au magazine Sports
Illustrated, explique que tous les athlètes n’ont pas la même
courbe d’apprentissage. S’appuyant notamment sur des
études réalisées à l’Université Laval, à Québec, l’auteur
34 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité
montre que certains mettent 3 000 heures à atteindre
l’excellence, d’autres plus de 20 000. La différence : certains
ont des aptitudes génétiques permettant à leur corps de
mieux s’adapter à l’entraînement et ainsi de se hisser au
niveau de l’élite de leur sport.
L’entraînement seul, dit-il, ne suffit pas pour atteindre
l’excellence.
Le talent seul non plus...
•••
Le père d’Anthony Duclair n’a jamais lu le livre de Gladwell
ni les travaux d’Ericsson. « Mais je connais très bien la
notion, dit-il. Les 10 000 heures, c’est ce que je prône depuis
des années ! » Il n’est pas le seul. Dans les arénas du pays,
la formule a presque acquis le statut de loi universelle. Des
milliers de parents sont déterminés à tout faire pour aug­
menter le temps de jeu de leur fils — quitte à créer, peu à
peu, un système parallèle à celui mis en place par Hockey
Canada, la fédération qui chapeaute l’organisation du
hockey mineur au pays.
Quand son fils fréquentait le primaire, Wendell Duclair
s’est démené, avec l’aide d’autres parents, pour que soit
créé un programme à vocation sportive dans une école
anglophone de Saint-Laurent. (Lui-même ayant fait une
partie de son secondaire en Ontario, ses deux fils ont pu
fréquenter l’école anglaise au Québec.) L’expérience n’aura
duré que deux ans, mais elle a permis à Anthony Duclair
de sauter sur la patinoire cinq fois par semaine.
Sans surprise, le jeune prodige a continué de dominer
ses adversaires pendant les matchs. Dans le petit monde
du hockey, ses performances ont commencé à faire jaser.
Anthony Duclair avait tout juste 13 ans — en 1re année du
secondaire — quand, lors d’un tournoi, en 2008, un agent de
joueurs de la LNH a contacté son père pour lui offrir ses
services. Il s’agissait de Philippe Lecavalier, frère de Vincent
Lecavalier, alors la grande vedette du Lightning de Tampa
Bay (passé récemment aux Flyers de Philadelphie).
« Quand j’ai su que le frère de Vincent Lecavalier s’inté­
ressait à moi, je me suis dit : wow, je dois prendre ça au
sérieux, raconte Anthony Duclair. Jeune, tu veux juste
marquer des buts et avoir du fun. Là, je me suis dit que je
devais faire plus attention à mon alimentation, me mettre
au lit très tôt, prendre soin de mon corps. »
Déjà habitué aux entraînements hors de la glace, le
hockeyeur s’est alors soumis à un régime spartiate, élaboré
par des professionnels à la demande de son père.
Après que son fils eut dominé dans les rangs bantams
(13-14 ans), Wendell Duclair a amorcé l’étape suivante du
plan. Il a déménagé à Pointe-Claire, dans l’ouest de l’île de
Montréal, pour permettre à Anthony de s’aligner avec les
puissants Lions du Lac Saint-Louis, une des meilleures
équipes de la Ligue de hockey midget AAA du Québec.
Arrivé au camp à 15 ans, soit un an plus tôt que la plupart
des autres joueurs, Anthony a retrouvé de nombreux visages
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
MONTREAL GAZETTE / LA PRESSE CANADIENNE
Issu d’un milieu modeste, Maurice Richard aurait-il de nos
jours les moyens d’accéder à la LNH ?
connus. Presque tous ses nouveaux coéquipiers avaient
participé aux mêmes tournois printaniers et aux mêmes
camps de perfectionnement depuis des années. Parmi eux :
Jonathan Drouin, considéré comme une future grande
vedette — il deviendra d’ailleurs, au repêchage de la LNH
de juin 2013, le premier choix du Lightning de Tampa Bay
(troisième au total).
Mais en cette saison 2010-2011, l’étoile de Duclair scin­
tille tout aussi fort que celle de Drouin. Avec 57 points en
34 matchs chez les Lions, il sera nommé recrue de l’année
de la Ligue midget AAA et membre de la première équipe
d’étoiles.
À cette étape, la plupart des dépisteurs d’Amérique du
Nord connaissent le jeune prodige, classé troisième parmi
les meilleurs espoirs de la Ligue de hockey junior majeur
du Québec.
Le jour du repêchage de cette même LHJMQ, alors que
les dirigeants d’équipes sont réunis à Victoriaville, le clan
Duclair brille toutefois par son absence. « On a regardé ça
à la télé chez le coiffeur, Anthony et moi. Quand Patrick
Roy [NDLR : alors directeur général et entraîneur-chef des
Remparts de Québec] a repêché Anthony, on a ri, parce
qu’il semblait nous attendre. On n’était même pas là-bas ! »
Anthony avait reçu des offres de bourses d’études de sept
établissements américains, dont Harvard, l’Université du
Michigan et le Boston College, et il était déterminé à pour­
suivre sa carrière dans la National Collegiate Athletic
Association (NCAA). Pas question pour lui d’aller jouer à
Québec.
Patrick Roy a alors joué son va-tout. Si Anthony Duclair
acceptait de se joindre à son équipe, celle-ci paierait ses
études dans l’établissement américain de son choix, même
s’il quittait le hockey. Peu importe le prix, et jusqu’à l’âge
de 30 ans.
« Il a obtenu le meilleur des deux mondes, dit Wendell
Duclair. Pour moi, comme parent, c’est une sécurité. Ça ne
l’empêche pas d’atteindre son objectif de jouer dans la
LNH. Mais ça assure son éducation. S’il se fait payer des
études de 200 000 dollars et qu’il sort avec un bac en
administration, il pourra rentrer au Québec et travailler
pour Hydro-Québec, comme cadre par exemple. »
Mais ça reste un plan B.
Pour l’heure, le jeune homme rêve de remplir des filets
dans la LNH, pas des colonnes de chiffres derrière un
bureau à Hydro-Québec.
•••
Jim Thomson gare son rutilant VUS Cadillac Escalade,
empoigne sa lourde poche de hockey et s’engouffre dans
l’aréna.
En ce chaud début d’après-midi de juin, en banlieue de
Toronto, l’homme de 47 ans a hâte de sentir la fraîcheur
de la patinoire.
Près de 20 ans après avoir mis fin à sa carrière dans les
rangs professionnels, dont 154 matchs dans la LNH, ce
colosse aux cheveux longs, aux muscles saillants et aux
allures de beach boy a le sentiment d’avoir trouvé l’emploi
idéal. Depuis deux ans, il dirige le programme de hockey
de l’Everest Academy, une école primaire et secondaire
privée axée sur le sport, qui accueille 120 élèves.
« On donne aux jeunes une formation de hockey digne
de la LNH », me dit-il en enfilant son équipement, dans le
vestiaire.
L’Everest Academy est nichée dans le Pavilion, le plus
grand complexe sportif privé au Canada, avec deux pati­
noires intérieures aux dimensions réglementaires de la
LNH, des terrains de basketball, de squash, de racquetball,
deux piscines, un sauna, un spa et un immense centre
d’entraînement physique.
Les élèves vont en classe en matinée. L’après-midi est
réservé au sport, tout particulièrement au hockey.
« Les jeunes sont sur la glace quatre jours par semaine
avec moi, dit Thomson. J’ai joué pour six équipes de la
LNH, j’enseigne ce que j’ai appris auprès de grands leaders
comme Wayne Gretzky. »
Plusieurs élèves d’Everest jouent dans la Ligue de hockey
junior majeur de l’Ontario ou du Québec. C’est le cas
d’Anthony Duclair, qui y a suivi des cours par correspon­
dance l’an dernier, en plus de s’y rendre régulièrement
l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 35
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
pour des entraînements hors de la glace. Pour Duclair, le
choix était tout naturel : le collège a été fondé par son oncle,
l’ancien joueur de la Ligue canadienne de football Farell
Duclair.
Créée il y a à peine trois ans, l’Everest Academy est le
dernier-né d’une longue liste d’établissements privés axés
sur l’enseignement du hockey au Canada. Le plus connu,
l’Athol Murray College of Notre Dame, situé dans un village
au sud de Regina, en Saskatchewan, attire des élèves de
partout au pays, dont beaucoup de Québécois.
Notre Dame abrite la seule patinoire de dimension olym­
pique en Saskatchewan, que ses élèves envahissent de
quatre à six fois par semaine. Le collège promet un enca­
drement scolaire strict. Mais il offre surtout, aux jeunes et
à leurs parents, le rêve de la LNH. Sur son site Web, on
souligne qu’une vingtaine de joueurs encore actifs dans la
LNH en sont issus, dont Vincent Lecavalier.
L’Everest Academy fournit les mêmes arguments de
vente à ses « clients ». Peu après le dernier repêchage, une
immense photo de Duclair ornait la page d’accueil de son
site Web.
Mais à 22 000 dollars de droits de scolarité par an, ce
n’est pas à la portée de toutes les bourses.
Jim Thomson, d’Everest, le reconnaît.
« Je viens d’un milieu pauvre, me dit cet ancien bagarreur
en me fixant droit dans les yeux. Quand j’étais jeune, on
jouait sur les étangs glacés, l’hiver, et le reste de l’année
dans la rue ou dans l’entrée de garage. Mon job, ici, est de
pousser les jeunes à devenir meilleurs, de les motiver.
L’avantage, c’est qu’ils vivent, boivent et dorment en pensant
au hockey. Si des jeunes n’ont pas les moyens d’étudier ici,
ils devront trouver la façon de se motiver eux-mêmes. »
À ses heures, Jim Thomson est aussi un conférencier
dont le slogan est : « Les rêves se réalisent. » Et j’ai soudain
l’impression de me trouver en pleine séance de motivation.
« Si tu as la passion, tu peux atteindre tes buts, dit-il. Si tu
n’as pas les moyens d’avoir des haltères, fais des pompes.
Si tu n’as pas accès à des patinoires l’été, fais du patin à
roues alignées. Mais tu me demandes si les jeunes ici ont
un avantage : c’est sûr ! Ils sont sur la glace quatre jours par
semaine pendant que les autres, à l’école publique, sont
assis sur les bancs. »
Le système est-il bien fait ? demande-t-il. « Ce n’est pas
à moi de répondre. Mais si tu as les moyens d’étudier dans
une école privée spécialisée dans le hockey, tu serais fou
de ne pas y aller. Sur mes cinq enfants, quatre sont inscrits
ici, et je ne les enverrais pas ailleurs. »
•••
À quelques minutes de marche de la patinoire, dans un
gymnase donnant sur un vaste centre d’entraînement, deux
élèves d’Everest commencent leur entraînement quotidien.
Âgés de 16 ans, ces joueurs des Steelheads de Mississauga,
dans la Ligue de hockey de l’Ontario, multiplient les étire­
36 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité
ments, les redressements assis et les sprints, sous l’œil
attentif de Joe Costa, directeur de la condition physique à
Everest.
« Le premier facteur qui explique le succès d’un joueur
à passer des rangs juniors à la LNH, c’est sa forme physique,
m’explique Costa. Ce que j’exige des jeunes, c’est exténuant.
Mais ça sépare ceux qui ont la volonté et le sérieux de
s’entraîner de ceux qui ne les ont pas assez. »
Trapu, musclé comme un lutteur de combats extrêmes,
Joe Costa, vêtu d’un t-shirt bleu aux couleurs de l’Everest
Academy, a encore des airs juvéniles malgré ses 44 ans.
Voilà pourtant plus de 20 ans que ce diplômé en éduca­
tion physique se spécialise dans l’entraînement des athlètes
de haut niveau — dont 65 joueurs encore actifs dans la
LNH, précise-t-il.
Témoin, dans les années 1990, de l’importance grandis­
sante de l’entraînement physique dans les équipes sportives
professionnelles, il a décidé de se consacrer à former la
relève. « Physiothérapie, entraînements spécialisés, théra­
pie psychologique : les équipes commençaient à se préoc­
cuper de la forme de leurs joueurs de façon beaucoup plus
scientifique, dit-il. Je me suis dit : si c’est le nouveau standard
dans les ligues majeures, il faut préparer les joueurs beau­
coup plus tôt. »
Costa conçoit des programmes personnalisés pour
chacun des élèves d’Everest, qui consacrent une heure
par jour au gymnase, en plus des séances sur glace. Il
supervise aussi l’entraînement d’athlètes partout en Amé­
rique du Nord et en Europe — Costa possède notamment
un centre à Stockholm, en Suède, où s’entraînent de jeunes
vedettes de la LNH, comme Gabriel Landeskog, de l’Ava­
lanche du Colorado, et Patrick Berglund, des Blues de Saint
Louis.
Pour atteindre la LNH, jouer pour le plaisir n’est plus
suffisant, dit Joe Costa. « Il faut un plan très tôt. Jason
Spezza [un attaquant-vedette des Sénateurs d’Ottawa] avait
12 ans quand il a commencé à s’entraîner avec moi, et ce
n’était pas trop jeune. Si tu commences sérieusement à
12 ans, ça ne laisse que quatre ans avant le repêchage junior.
Et à 16 ans, il ne reste que deux ans avant le repêchage de
la LNH. »
Joe Costa compare les jeunes athlètes à des actions en
Bourse. Ça peut monter, descendre ou rester au même
niveau, dit-il. « Tout dépend de ton style de gestion. Si tu
gères mal le potentiel d’un athlète, il perdra de sa valeur.
C’est ici qu’entre en scène la science du sport. »
Ce spécialiste de l’exercice physique soutient que, avec
une bonne « gestion » et un encadrement professionnel,
même un hockeyeur jugé « ordinaire » à 12 ans peut par­
venir à se démarquer vers 15 ou 16 ans.
À l’inverse, on peut se demander quel espoir il reste aux
jeunes athlètes doués, mais qui n’ont pas les moyens d’un
tel encadrement privé...
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
Joe Costa hésite, soupire. « Théoriquement, il est encore
possible qu’ils se rendent jusqu’à la LNH. Mais les proba­
bilités sont très, très minces. »
Dans les années 1970, 1980 et même 1990, un joueur talen­
tueux pouvait trouver son chemin vers les ligues majeures.
Joe Costa cite les Steve Shutt, Jacques Lemaire, Guy Lafleur
et Larry Robinson. « Ces gars-là ne s’entraînaient jamais.
Jamais ! Wayne Gretzky et Mario Lemieux n’ont commencé
à s’occuper de leur forme physique que lorsque leur carrière
s’est mise à décliner. De nos jours, ça ne serait plus possible.
Même Sidney Crosby, le meilleur joueur au monde, s’entraîne
extrêmement fort depuis son enfance. »
Les jeunes prodiges qui suivent les traces de la vedette
de Pittsburgh en font tout autant, dit Joe Costa. « Prenez
Jonathan Drouin. Il a un talent et une vision du jeu excep­
tionnels. Mais il est aussi un travailleur acharné, qui suit
des cours de perfectionnement privés depuis des années. »
Inscrit à l’Everest Academy, Drouin a passé un mois à
Toronto à l’été 2012 pour suivre des cours de power skating
avec Barbara Underhill, ancienne championne du monde
de patinage artistique.
« Si un jeune commence à jouer en septembre et s’arrête
en mars, quand la saison finit, il perd son temps », ajoute
Joe Costa.
•••
« Plus vite, plus vite ! Go go go go go ! »
Sous les cris d’un kinésiologue, Anthony Duclair sue à
grosses gouttes sur son vélo stationnaire, le visage grimaçant
de douleur.
Mais il ne céderait sa place pour rien au monde.
Avec d’autres joueurs du Canada, des États-Unis et d’Europe,
il participe au Scouting Combine, un rendez-vous organisé
chaque année, à la fin mai, en banlieue de Toronto, pour
permettre aux équipes de la Ligue nationale d’évaluer de plus
près les 101 hockeyeurs les plus prometteurs de la planète,
désignés par le Bureau central de dépistage de la LNH.
La première partie du Combine s’apparente à du speed
dating. Vêtus comme s’ils assistaient à leur bal de fin
d’études, les jeunes rencontrent à tour de rôle les repré­
sentants d’une multitude d’équipes dans les suites d’un
hôtel de Mississauga, en face de l’aéroport Pearson. Ils
n’ont que 20 minutes pour faire bonne impression et
répondre à des questions pièges, dont certaines formulées
par des psychologues.
Les Maple Leafs de Toronto ont ainsi demandé aux
espoirs s’ils seraient prêts à prendre une pilule magique
leur garantissant immédiatement une place dans la LNH,
le trophée de la recrue de l’année et cinq millions de dollars
en contrats publicitaires... tout en sachant qu’ils auraient
50 % de risques de mourir avant l’âge de 30 ans. (Selon
l’auteur de cette question, Paul Dennis, spécialiste de la
psychologie sportive, de nombreux Russes ont répondu
oui, mais très peu de Nord-Américains.)
Mais le « vrai » défi du Combine commence après les
entrevues, dans une grande salle anonyme d’un centre de
congrès de Mississauga. Les joueurs se soumettent alors
à une douzaine de tests éreintants, sous l’œil attentif d’une
nuée de dépisteurs, de journalistes et de caméras de
télévision.
Indice de masse corporelle, grandeur, poids, puissance
des bras et des jambes, flexibilité : à l’exception des parties
intimes, tout est scrupuleusement mesuré. Après l’épreuve
du VO2 max, qui mesure la capacité du cœur et des poumons
à transporter l’oxygène vers les muscles, la plupart des
jeunes athlètes paraissent épuisés. Après la suivante, dite
« de Wingate » — un sprint de 30 secondes sur un vélo
stationnaire dont la résistance augmente rapidement —,
nombre d’entre eux vont vomir derrière un rideau noir.
Venu à Toronto à titre de dépisteur pour le Canadien de
Montréal, l’ancien ailier droit Serge Boisvert n’ose même
pas imaginer comment il se serait comporté s’il avait eu à
se soumettre à de tels tests avant de commencer sa carrière
dans la LNH, en 1984.
« Aujourd’hui, il y a tellement
de concurrence que si les petits
bonshommes arrêtent de
s’entraîner l’été, ils vont se
faire dépasser, c’est certain. »
« À mon époque, on ne savait même pas comment s’entraî­
ner, dit l’ancien coéquipier de Larry Robinson et Bob
Gainey. L’été, je jouais au baseball, au golf, et je ne recom­
mençais le hockey qu’en septembre. Aujourd’hui, il y a
tellement de concurrence que si les petits bonshommes
arrêtent de s’entraîner l’été, ils vont se faire dépasser, c’est
sûr et certain. »
Boisvert aime raconter à ses collègues qu’il « fait 350 000 »
par année. « Pas des dollars, des kilomètres ! » ajoute-t-il
en éclatant de rire. Pour découvrir les meilleurs talents, il
écume les arénas du Québec et de l’Ontario et assiste à plus
de 200 matchs par année.
Il note un autre changement majeur depuis le temps où
il chaussait les patins : le profil socioéconomique des jeunes
hockeyeurs d’élite.
« Je viens d’une famille pauvre et je peux te dire que, à
mon époque, j’étais loin d’être le seul dans cette situation.
De nos jours, j’en vois beaucoup moins. »
Le premier Québécois choisi par le Canadien cette année,
Zach Fucale, est le fils d’un prospère entrepreneur de
Rosemère, près de Montréal. Celui que les Flyers ont repê­
ché, Samuel Morin, vient d’une famille de Beaucerons qui
fournissent des millions de poulets annuellement aux
l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 37
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
38 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité
Anthony Duclair, tout sourire, dans l’uniforme des Rangers
de New York, qui l’ont repêché au 80e rang.
« Ça fait des saisons coûteuses », admet son père,
Dany Marquis. Mais ce n’est pas un sacrifice, insiste-t-il.
« On est une “gang” de parents passionnés de hockey, on a
du plaisir. »
Directeur d’usine à Lévis, le papa prend régulièrement
congé le vendredi pour accompagner l’un ou l’autre de ses
deux fils à un tournoi. « Ça demande d’avoir des employeurs
compréhensifs », dit-il. Et un emploi bien rémunéré,
pourrait-il ajouter. Cette seule fin de semaine à Brossard
lui coûtera 800 dollars, en calculant l’hôtel, l’essence et
l’inscription au tournoi. Chaque année, Dany Marquis
« investit » plus de 10 000 dollars dans l’aventure du hockey
de ses deux fils.
« Pour ceux qui ont moins de moyens que nous, ça devient
difficile de suivre, dit-il. Est-ce que le niveau élite réunit
vraiment les meilleurs joueurs ou ceux qui en ont les
moyens ? La question se pose. Je connais des jeunes qui
avaient le talent pour aller dans le bantam AA ou même
AAA [niveau élite], mais qui n’avaient pas assez d’argent. »
Si Maurice Richard, fils d’ouvrier d’usine, était né en
2013, jouerait-il au hockey ? En aurait-il les moyens ?
Combien de Mario Lemieux potentiels sont condamnés
à compter des buts contre un gardien virtuel dans un jeu
vidéo ? La question hante un nombre grandissant de dépis­
teurs, d’entraîneurs et de parents.
Longtemps étiqueté sport de cols bleus, le hockey est
désormais hors de portée d’une grande partie de la popu­
BILL WIPPERT / NHLI par l’intermédiaire de GETTY IMAGES
rôtisseries St-Hubert. William Carrier (Blues de Saint
Louis), Émile Poirier (Flames de Calgary) et quasi tous les
autres Québécois repêchés cette année viennent de la classe
moyenne aisée ou de familles fortunées.
Gilles Côté, dépisteur des Sharks de San José, ne croit
pas qu’il s’agisse d’un hasard.
« Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais
aujourd’hui, il y a nettement plus de joueurs issus de familles
fortunées que de familles pauvres », dit Côté, qui compte
plus de 45 ans d’expérience dans le hockey mineur québé­
cois, dont une trentaine à titre de dépisteur. « Ça coûte de
plus en plus cher de jouer au hockey. Imagine-toi le père
de famille qui a deux enfants dans le sport... » Faute de
moyens, beaucoup de jeunes athlètes tournent le dos à ce
sport, déplore cet ancien vice-président de la Fédération
québécoise de hockey.
« Je connais deux grands garçons bâtis pour le hockey
et qui auraient aimé y jouer. Mais leurs parents n’avaient
pas les moyens. Ils leur ont acheté des souliers de course
et des shorts, et ils les ont inscrits dans une ligue de soccer.
Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. »
•••
Le mercure indique plus de 25 °C en ce dimanche aprèsmidi de la fin juin à Brossard, en banlieue de Montréal.
Des milliers d’enfants ont envahi les piscines et patau­
geoires de la région métropolitaine.
Zachary Marquis-Laplante, neuf ans, a quant à lui enfilé
ses épaulettes, son casque protecteur et chaussé ses patins.
Comme quelques centaines d’autres jeunes, il participe à
la finale du tournoi Champion des champions, qui réunit
certaines des meilleures équipes de hockey mineur du
Québec, au Complexe sportif Bell, là où s’entraîne le Cana­
dien de Montréal.
Plus que quelques secondes et les Nordiques AAA,
l’équipe de Zachary, remporteront les grands honneurs
dans la catégorie novice.
Quelques instants plus tard, dans le vestiaire des vain­
queurs, le Gatorade coule à flots. Sur les murs du couloir
menant à la patinoire trônent des photos géantes de
Carey Price, Brian Gionta et autres vedettes du Canadien.
Les yeux brillants, Zachary s’imagine déjà parmi eux,
dans la LNH. Quand je lui demande depuis quand il
caresse ce rêve, il me répond sans hésiter : « Depuis que je
suis né ! »
Son plan est déjà fait. Il aimerait jouer pour les Penguins
de Pittsburgh, idéalement avec Sidney Crosby.
À neuf ans, l’ailier droit trime déjà dur pour voir se réa­
liser son vœu. Il a chaussé les patins à l’âge de trois ans,
s’est joint à sa première équipe à quatre ans. Depuis, il
fréquente les patinoires 11 mois par année. En plus de la
saison officielle de sa ligue, qui se termine en avril, il par­
ticipe à divers tournois printaniers et à des camps de
perfectionnement l’été.
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
lation. Selon Statistique Canada, à peine 5 % des enfants
dont les parents gagnent 30 000 dollars ou moins jouent
au hockey. C’est quatre fois moins que ceux issus de familles
qui touchent 60 000 dollars ou plus.
Au niveau élite, la disparité est encore plus grande. Même
la classe moyenne a de la difficulté à suivre.
Dans certaines équipes midgets AAA, le niveau avant le
junior, le coût d’inscription pour une saison atteint
8 000 dollars. Et c’est sans compter l’équipement, dont le
prix peut dépasser 4 000 dollars. À eux seuls, les bâtons
en graphite prisés par les adolescents coûtent jusqu’à
300 dollars pièce. De quoi donner des maux de tête à bien
des parents.
« L’an dernier, mon fils a cassé son bâton à l’entraînement
en voulant tester sa flexibilité », raconte Lyne Rivard, mère
d’Alexandre Bolduc, qui évoluait l’an dernier avec les Fores­
tiers d’Amos, en Abitibi, dans la ligue midget AAA. « Mon
mari et moi, on a fait une entente avec lui : on lui rembourse
celui-là, mais à moins d’un accident, s’il en brise un autre,
il le paie de sa poche. »
De son propre aveu, cette résidante de Val-d’Or n’a aucun
souci d’argent. Son mari, ingénieur minier, touche un salaire
annuel dans les six chiffres, sans compter son revenu à elle,
plus modeste, d’assistante dentaire.
Le hockey finit tout de même par grever le budget fami­
lial. « On ne regrette rien, mais quand le parcours d’Alexandre
dans le monde du hockey va se terminer, disons qu’on va
enfin pouvoir prendre des vacances à l’étranger », dit-elle
en riant.
Lyne Rivard a compilé minutieusement les sommes dépen­
sées au fil des ans pour aider son fils (repêché au premier
tour par les Cougars de Sherbrooke, de la Ligue de hockey
junior AAA, en juin dernier) à progresser. La liste comprend
une série de camps d’été ( jusqu’à 525 dollars la semaine),
de tournois printaniers (300 dollars), de séances avec un
entraîneur personnel (125 dollars et plus). Mais elle exclut
les coûts de la famille d’accueil d’Alexandre à Amos (125 dol­
lars par semaine) et ceux de son hébergement à Sherbrooke,
ainsi que ses propres dépenses (essence, chambre d’hôtel,
restaurants) quand elle va voir son fils en action.
Lyne Rivard n’a jamais osé additionner les chiffres sur
sa liste.
Beaucoup d’autres l’ont fait. En règle générale, la facture
oscille entre 12 000 et 15 000 dollars pour une seule année
dans le midget AAA.
Pas si loin du coût d’une année d’études en médecine à
l’Université de Toronto (près de 20 000 dollars).
••••
Cette spirale ascendante sème l’inquiétude dans les hautes
sphères du hockey mineur au pays.
« C’est comme s’il y avait un système à deux vitesses »,
dit Paul Carson, vice-président au développement à Hoc­
key Canada, qui chapeaute les fédérations des provinces.
« Les enfants de la classe ouvrière s’inscrivent dans le
système récréatif, ceux de familles plus aisées dans le niveau
élite, compétitif. Trop souvent, des parents se demandent
s’ils ont encore les moyens d’inscrire leurs enfants au
hockey et doivent prendre des décisions difficiles. »
Quelques fondations se sont donné la mission d’aider les
jeunes issus de familles moins bien nanties. Des programmes
de sport-études ont aussi vu le jour dans des écoles du
Québec et du reste du Canada. Mais Paul Carson convient
qu’il faudra faire plus.
À peine 9,1 % des Canadiens âgés de 5 à 18 ans sont
membres d’une ligue de hockey. Et si la tendance se main­
tient, les inscriptions pourraient chuter de 20 % d’ici 2016,
prévoit Hockey Canada.
« Avec le taux de natalité qui stagne sous la barre des
deux enfants par famille, on sait qu’une bonne partie de la
croissance doit provenir de l’immigration, dit Paul Carson.
Or, beaucoup de familles immigrantes viennent de pays où
l’hiver n’existe pas, le hockey non plus. D’où l’importance
d’enlever les barrières qui empêchent l’accès à notre sport
national. Si on ne donne pas le goût du hockey aux jeunes
immigrants, ils risquent de ne jamais s’y intéresser... »
Afin de minimiser les coûts pour les familles, Paul Carson
cherche à s’inspirer du football. « Quand tu considères le
prix d’un casque et de tout l’équipement, ça peut être cher.
Pourtant, le football est l’un des sports les plus accessibles.
Le secret, c’est que l’équipement est souvent fourni par
l’école ou la collectivité. »
•••
Contrairement à l’image qu’il véhicule, le hockey n’a pas
toujours été un sport « populaire ». « Au départ, à la fin du
XIXe siècle, c’était réservé aux bien nantis », rappelle Michel
Vigneault, auteur d’une thèse de doctorat sur l’histoire du
hockey à Montréal. « Ce n’était pas tant à cause des coûts
que du temps disponible pour les loisirs : les membres de
la classe ouvrière ne pouvaient pas jouer au hockey ni à
aucun autre sport, puisqu’ils travaillaient plus de 10 heures
par jour, souvent 12, du lundi au samedi. »
Quant au dimanche, le clergé exigeait qu’il soit consacré
au Seigneur.
« Pour jouer au hockey, il ne restait à peu près que les
fêtes foraines », dit Vigneault, chercheur et chargé de cours
au Département de kinanthropologie de l’Université du
Québec à Montréal. « L’archevêché de Montréal a même
interdit aux francophones de participer aux sports d’hiver,
comme le toboggan, la glissade sur le mont Royal et le
hockey, de crainte qu’ils ne fraternisent avec les Anglais ! »
À ses débuts, le hockey était donc surtout pratiqué par
des cadres — presque tous anglophones —, qui jouissaient
d’horaires de travail plus flexibles.
Ce sport n’a commencé à se démocratiser qu’après la
Première Guerre mondiale. Dans les années 1920, les pre­
mières lois du travail ont donné plus de temps libre aux
l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 39
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
employés. L’industrialisation a aussi fait chuter le prix de
l’équipement de hockey. « Il faut dire que, à l’époque, il ne
fallait pas grand-chose pour jouer, à part un bâton et des
patins, dit Michel Vigneault. Il n’y avait pas encore de
casque, de protège-coudes et d’épaulettes. »
Aidé par le boum économique d’après-guerre, puis, dans
les années 1940, par les nouvelles lois du travail édictées
sous Adélard Godbout, le hockey voit s’accroître sa popu­
larité. Contrairement au curling, au ski alpin ou au tennis,
encore réservés à l’élite bourgeoise anglophone, il est
désormais considéré comme un sport « accessible aux
masses », dit Vigneault.
Cette époque marque le début de la dynastie du Canadien
de Montréal, mené par Maurice Richard.
Difficile de trouver meilleur ambassadeur que ce fils
d’ouvrier — le père du hockeyeur travaillait aux ateliers
Angus, dans le quartier Rosemont, à Montréal —, qui a
appris à patiner dans sa cour arrière.
Grâce au « Rocket » et à ses coéquipiers Jean Béliveau et
Jacques Plante, issus comme lui de milieux modestes, le
hockey est alors perçu par bon nombre de Québécois comme
un ascenseur social.
Une image qui perdure encore aujourd’hui. À tort, selon
Michel Vigneault. « Il n’y a qu’à voir combien coûte une
paire de patins [jusqu’à 850 dollars] pour s’en convaincre »,
dit-il.
Lui-même un ex-joueur d’élite (il a évolué dans le mid­
get AAA), Michel Vigneault a définitivement tourné le dos
au hockey. « Ça me dégoûte de voir que des parents ima­
ginent déjà leur fils de cinq ou six ans dans la LNH, comme
si c’était leur pension, leur REER, leur rêve à eux. J’ai
plutôt décidé d’entraîner des jeunes au baseball, où les
parents mettent moins de pression sur leurs enfants. Tant
mieux si certains parviennent au niveau élite, mais ce n’est
pas comparable avec la folie du hockey. »
•••
« C’est certain que les parents veulent parfois plus que leurs
enfants », dit Dany Gauthier, entraîneur des Nordiques
AAA, de la Rive-Sud, en face de Québec, rencontré après
la victoire de son équipe novice au tournoi Champion des
champions, au Complexe sportif Bell de Brossard. « On ne
se fera pas de cachette : des tournois comme celui d’aujour­
d’hui, ce n’est pas gratuit. C’est devenu des PME, qui misent
sur le rêve. »
Malheureusement, dit-il, beaucoup de parents se bercent
d’illusions et croient que si leur fils connaît du succès dans
les rangs novices (à sept ou huit ans), il va percer dans la
LNH. « Il reste beaucoup, beaucoup d’étapes à franchir...
Ces parents ne sont pas conscients à quel point il faut être
bon pour jouer dans les ligues majeures. »
Gauthier est bien placé pour le savoir. Dépisteur en chef
de l’Armada de Blainville-Boisbriand, dans la Ligue de
hockey junior majeur, il sillonne année après année le
40 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité
Québec et les provinces de l’Atlantique pour évaluer le
talent et le potentiel des meilleurs espoirs.
À 38 ans, Dany Gauthier compte également plus de
15 années d’expérience derrière le banc d’une équipe
mineure, toujours dans l’élite. Un seul des joueurs qu’il a
entraînés s’est rendu à la LNH : Patrice Bergeron, des Bruins
de Boston. À 10 ans, Bergeron se démarquait déjà par son
talent sur la patinoire et par son attitude à l’extérieur. Dany
Gauthier n’a encore rencontré aucun autre joueur de cette
trempe.
« Tous les jeunes ici, au tournoi Champion des champions,
sont capables de compter cinq ou six buts par match avec
leur équipe habituelle, ils sont la crème de la crème », dit
l’entraîneur des Nordiques en pointant du doigt les hoc­
keyeurs qui arpentent les couloirs du Complexe sportif Bell.
« Tous rêvent de jouer dans la LNH. Tous ! Nous, les entraî­
neurs, on sait que ça n’arrivera pas. Personne ici ne va deve­
nir professionnel. Mais on ne veut pas briser leur rêve... »
À peine 9 % des Canadiens de
5 à 18 ans sont membres d’une
ligue de hockey. Et les inscriptions
pourraient chuter de 20 % d’ici
2016, selon Hockey Canada.
•••
Dans leur livre Selling the Dream, les auteurs Jim Parcels
et Ken Campbell ont étudié le cheminement de 30 000 hoc­
keyeurs ontariens nés en 1975. Seuls 48 d’entre eux ont été
repêchés par la LNH. De ce nombre, 32 ont joué au moins
une partie dans la grande ligue et 15 plus d’une saison
complète ! De ce club ultra-sélect, tout juste 6 ont franchi
le cap des 400 parties, qui donne droit à des prestations de
retraite de la LNH. Soit 0,02 % de la cohorte de départ.
Les hockeyeurs nés après eux ont encore moins de
chances d’atteindre la LNH en raison de l’arrivée massive
des Européens et des Russes dans la ligue, à partir des
années 1980 et 1990.
Pour les tout jeunes Québécois, les probabilités sont
encore plus faibles.
Bob Sirois, ancien joueur des Flyers de Philadelphie et
des Capitals de Washington, dans les années 1970, a fait le
calcul. « Les gens autour de moi avaient toujours tendance
à surestimer le nombre de Québécois qui ont joué dans la
LNH. J’ai voulu vérifier », explique-t-il.
Il a consacré deux ans à scruter l’odyssée des Québécois
au sein de la LNH depuis le premier véritable repêchage
de l’ère moderne du hockey, en 1970. Les équipes de la
LNH ont recruté, toutes proportions gardées, beaucoup
plus de Canadiens anglais que de Franco-Québécois. En
ANDREW VAUGHAN / LA PRESSE CANADIENNE
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
40 ans, seuls 176 Québécois francophones ont fait une
carrière de plus de trois ans (200 matchs) dans la LNH.
Du lot, pas moins de 41 % ont remporté des honneurs
individuels, soit un trophée ou une participation au match
des étoiles. Autrement dit, les meilleurs joueurs franco­
phones sont les bienvenus, mais à talent égal, il y a peu ou
pas de place pour les « grenouilles », dit Sirois, dans les
troisièmes ou quatrièmes trios. « La LNH est d’abord et
avant tout la ligue nationale des Canadiens anglais, dit-il.
Elle n’accepte que les meilleurs joueurs des autres nations,
y compris le Québec. »
Bob Sirois a aussi calculé que pour chaque groupe de
618 Québécois francophones à avoir joué dans la ligue
midget, un seul a plus tard été repêché par la LNH. Presque
deux fois moins que le nombre d’Anglo-Québécois.
Ses conclusions, publiées en 2009 dans son livre Le
Québec mis en échec : La discrimination envers les Québécois
dans la LNH (Éditions de l’Homme), ont suscité la contro­
verse. Mais quatre ans plus tard, personne n’a encore
contredit ses chiffres.
Quelle que soit l’explication, qu’il y ait discrimination
ou non, la réalité reste implacable : seule une infime mino­
rité, même parmi l’élite, atteindra les ligues majeures.
•••
On pourrait comprendre les joueurs de niveau junior majeur
— dernier échelon avant le repêchage de la LNH — de croire
en leur rêve.
En particulier les membres de l’équipe des Remparts de
Québec, qui jouent chaque fois devant 10 000 à 12 000 per­
sonnes, soit plus que le public de certaines équipes de la
LNH.
« Les premières fois, c’est très énervant de patiner devant
autant de monde », dit Anthony Duclair, l’un des piliers de
l’équipe depuis son arrivée, en 2011.
Le vieux Colisée a déjà accueilli une équipe de la LNH
(les Nordiques) et vu défiler des légendes du sport, telles
que Stastny, Gretzky, Lemieux et Tretiak. Après les matchs,
les joueurs apprennent les rudiments de la langue de bois
en répondant aux questions — souvent insipides — des
journalistes. Et comme dans la LNH, de jeunes et jolies
filles rôdent autour des joueurs à la sortie de l’aréna.
La foule, les médias et les filles sont toutefois des dis­
tractions bien futiles pour les joueurs. Ceux qu’ils doivent
véritablement séduire, ce sont les quelques dizaines de
dépisteurs, rassemblés soir après soir dans les plus hauts
gradins du Colisée. Presque tous vêtus de vestons noirs,
calepins en évidence, ils tiennent l’avenir des jeunes Rem­
parts entre leurs mains.
« Dans l’équipe, tout le monde sait qu’ils sont là, dit
Anthony Duclair. Mais ça ne donne rien de s’en faire avec
ça, on finit par l’oublier. »
En cette froide soirée de janvier 2013, plus de 40 dépis­
teurs de la LNH assistent au match contre les Foreurs de
Dans le hockey junior, à peine 2 % des jeunes accèdent
à la LNH. Patrick Roy se garde de le leur rappeler. « Qui
suis-je pour casser un rêve ? »
Val-d’Or. La plupart des équipes ont dépêché un représen­
tant, certaines en ont même trois.
« Quand tu calcules nos salaires et nos frais de déplace­
ment, tu vois que les équipes investissent au moins un
million de dollars par an sur les choix de première ronde ;
il ne faut pas se tromper », me dit Luc Gauthier, dépisteur
des Penguins de Pittsburgh, rencontré entre deux périodes
dans le minuscule salon jadis réservé aux journalistes quand
les Nordiques évoluaient dans la LNH.
Ce soir, les dépisteurs n’en ont que pour trois hockeyeurs :
Anthony Duclair, son coéquipier Adam Erne et Anthony
Mantha, attaquant des Foreurs, tous étiquetés comme de
potentiels choix de premier tour. (Ce ne sera le cas au
repêchage de 2013 que pour Mantha, recruté par les Red
Wings de Detroit.)
Les 37 autres joueurs qui s’éreintent sur la patinoire
peuvent toujours rêver.
L’entraîneur Patrick Roy le sait très bien. Mais il se garde
de le leur dire. « Qui suis-je pour casser un rêve ? » me
lance-t-il en me fixant de ses yeux bleu azur.
L’entrevue se déroule dans son bureau du Colisée, quel­
ques semaines avant sa nomination au poste d’entraîneurchef de l’Avalanche du Colorado, au printemps dernier.
« Toi, tu as décidé de devenir journaliste. Est-ce qu’il y
avait un chemin tracé pour toi ? Non, il a fallu que tu
l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 41
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
joues des coudes. Moi, je crois que tout le monde peut
réussir, parce que le talent n’explique pas tout. L’éthique
de travail, la discipline et la persévérance sont des mots
extrêmement importants et d’aucune manière liés au
talent. »
Dans le hockey junior canadien, y compris dans la Ligue
de hockey junior majeur, seulement 2 % des jeunes accèdent
à la LNH. Patrick Roy ignore combien de joueurs des
Remparts y sont parvenus. Et il s’en fiche. « Certains vont
réussir dans le hockey, dit l’ancien gardien de but et membre
du Temple de la renommée du hockey. Mais d’autres vont
réussir dans un autre domaine. Et pour nous, c’est une aussi
grande fierté. Peu importe ce que tu fais dans la vie, tu dois
être discipliné, travaillant, capable de travailler en équipe
et dans des situations extrêmes. Mon objectif n’est pas juste
de faire d’eux des joueurs de hockey, mais de meilleures
personnes. »
•••
Il est plus de 23 h et les gradins du Prudential Center, à
Newark, sont presque vides. Plus de huit heures après le
début du repêchage, le septième et dernier tour tire à sa
fin.
Dans le haut d’une des sections réservées aux joueurs et
leurs proches, Louis-Philip Guindon et Nikolas Brouillard
voient leurs derniers espoirs s’envoler. Vêtus de leurs plus
beaux vestons, ces deux joueurs des Voltigeurs de Drum­
mondville, dans la LHJMQ, auront fait le voyage jusqu’au
New Jersey pour rien.
Quand le gardien-vedette des Devils, Martin Brodeur, à
qui son équipe a fait l’honneur de lui laisser le micro pour
annoncer aux derniers partisans encore présents l’identité
du 208e et quasi dernier choix (son fils Anthony), Guindon
se lève de son siège sans dire un mot, jette un coup d’œil à
ses parents et file vers la sortie, la mine basse.
À 18 ans, Guindon a dominé les gardiens recrues de la
Ligue de hockey junior majeur du Québec au chapitre des
victoires, des blanchissages et de la moyenne de buts
accordés. Ce n’était visiblement pas suffisant pour retenir
l’attention des dépisteurs de la LNH.
En apercevant leur petit-fils près des aires de restauration
rapide, les grands-parents Guindon tentent tant bien que
mal de le consoler. « On est fiers de toi, mon grand », lui
lancent-ils en posant la main sur son épaule. Le père de
Louis-Philip, lui, semble aussi dépité que son fils. « On
retourne bredouilles, c’est comme aller à la pêche et ne pas
rapporter de poisson », me dit-il.
Croisé à la sortie de l’aréna, alors qu’il s’apprête à mon­
ter dans l’autocar nolisé par l’agence qui le représente,
CMG Sports, Nikolas Brouillard ravale aussi sa déception.
Troisième marqueur parmi les défenseurs du hockey
junior québécois, il figurait au 99e rang des meilleurs espoirs
nord-américains, selon la liste finale du Bureau central de
dépistage de la LNH.
42 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité
« C’est pas fini, dit Brouillard. Je serai encore admissible
au repêchage l’an prochain, et mon agent m’a dit que des
équipes pourraient m’inviter à leur camp d’entraîne­
ment... » Comme beaucoup d’autres joueurs québécois non
repêchés ces dernières années, il me cite l’exemple de David
Desharnais, qui a surmonté d’innombrables obstacles avant
de finalement se tailler une place parmi le Canadien de
Montréal.
En 2005, malgré une saison exceptionnelle dans les rangs
juniors avec les Saguenéens de Chicoutimi, Desharnais
avait lui aussi été boudé par les 30 équipes de la LNH. À
1,70 m (5 pi 6 po), il n’avait aucune chance de percer dans
la ligue, disait-on. Piqué au vif, il a fait parvenir une lettre
manuscrite aux dirigeants de plusieurs équipes de la LNH
pour les convaincre de lui donner une chance. En vain.
Deux ans plus tard, le joueur a finalement obtenu une
invitation au camp d’entraînement des recrues du Cana­
dien... avant d’être cédé aux Cyclones de Cincinnati, dans
la Ligue de la Côte Est. Il a alors affûté ses patins et sa
patience. Après avoir dominé le classement des marqueurs
de cette ligue, il a rejoint la Ligue américaine, avec le clubécole du Canadien. Mais ce n’est que trois ans plus tard,
après s’être encore hissé parmi les meilleurs attaquants,
qu’il a enfin été rappelé par le Canadien. Pour des milliers
de jeunes hockeyeurs, David Desharnais est devenu un
symbole de persévérance — récompensée l’an dernier par
un contrat de quatre ans et 16 millions de dollars.
Nikolas Brouillard aurait aussi pu citer le cas de PierreAlexandre Parenteau, repêché tard au neuvième tour en
2001, qui a également fait un détour par la Ligue de la Côte
Est avant de toucher le gros lot l’an dernier avec l’Avalanche
du Colorado (14 millions de dollars pour quatre ans).
Il aurait pu évoquer le cas de Pascal Dupuis, qui a patiné
quatre ans dans la LHJMQ avant de signer un contrat à
titre de joueur libre avec le Wild du Minnesota, et qui fait
aujourd’hui partie de la formation des Penguins de
Pittsburgh. Ou citer Martin St-Louis, dont le parcours est
digne d’un scénario hollywoodien.
Ignoré au repêchage de 1993, le Lavallois a mis sept
longues années — y compris un exil dans la défunte Ligue
internationale de hockey — avant de se joindre aux Flames
de Calgary, puis au Lightning de Tampa Bay. Martin StLouis a depuis remporté deux fois le championnat des
marqueurs de la LNH, dont la saison dernière, à 38 ans.
« On répète toujours à nos clients que le repêchage n’est
pas la fin du monde pour eux », dit Allain Roy, président
de l’agence CMG Sports. Au cours des dernières années,
cet agent installé à Saint Louis, au Missouri, a permis à des
dizaines de jeunes athlètes non repêchés d’obtenir une
invitation à un camp d’entraînement d’une équipe de la
LNH.
Mais pour chaque Desharnais, Parenteau ou St-Louis,
des centaines de joueurs en sont réduits, s’ils veulent
ANDY MARLIN / NHLI par l’intermédiaire de GETTY IMAGES
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
continuer à jouer, à traîner leur sac de hockey de ville en
ville, dans de vétustes arénas à moitié vides, pour un salaire
bien en deçà de leurs rêves.
Et pour chaque Desharnais, de nombreux choix de pre­
mier tour, promis à de grandes carrières, ne parviennent
pas à disputer un seul match dans la LNH.
Quand Angelo Esposito (aucun lien avec Phil et Tony)
déroutait les défenseurs adverses dans l’uniforme des
Remparts de Québec, des chroniqueurs sportifs l’ont com­
paré à Guy Lafleur et Sidney Crosby. Depuis sa sélection
au premier tour, en 2007, par les Penguins de Pittsburgh,
les journaux sportifs comparent ce Montréalais d’origine
italienne aux pires flops du hockey. Après six changements
d’équipe en trois ans (dont un séjour avec le Milano Ros­
soblu, dans la ligue italienne), Esposito, à 24 ans, n’a pas
encore fait une croix sur la LNH. Mais le temps commence
à manquer.
Choix de premier tour des Sénateurs d’Ottawa en 1998,
Mathieu Chouinard (un ancien des Cataractes de Shawi­
nigan) peut se vanter, lui, d’avoir atteint la LNH. Mais sa
carrière a duré précisément deux minutes et 43 secondes,
dans l’uniforme des Kings de Los Angeles. Malgré un
pourcentage d’arrêts de 100 % (il n’avait accordé aucun
but), il a été rétrogradé dans la Ligue de la Côte Est, avec
un salaire de 750 dollars par semaine.
Le Prudential Center, domicile des Devils du New Jersey,
était plein à craquer le 30 juin pour le repêchage de la LNH.
Des centaines de jeunes sont repartis bredouilles.
Il a préféré accrocher ses patins en 2006. « J’aurais pu
aller jouer en Europe, mais j’étais “tanné” d’être nomade
et j’avais une écœurantite aiguë du hockey », dit-il.
Après avoir été représentant pour une entreprise de
transport et chroniqueur pour l’hebdo Nord Info, Chouinard
est aujourd’hui entraîneur-chef des Nordiques du collège
Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse.
Si c’était à refaire, il se concentrerait davantage sur ses
études. « Quand j’avais 16, 17 ans, mon entourage me disait
que ce n’était pas important. Que de toute façon, j’allais
jouer au hockey et être millionnaire… »
À l’égard des jeunes qui s’accrochent à leur rêve en citant
des cas comme celui de Desharnais, Gilles Lupien ne mâche
pas ses mots. « Je leur dis d’arrêter de jouer et d’aller à
l’école », lance ce géant de 1,98 m (6 pi 6 po), devenu l’un
des premiers agents de joueurs au Québec, après sa carrière
de six ans dans la LNH, à la fin des années 1970 (avec le
Canadien, les Penguins et les Whalers de Hartford).
« Des cas comme Desharnais, ça arrive une fois sur un
million. Je dis aux petits gars : tu as combien de chances
d’avoir une job si tu te donnes autant à l’école qu’au hockey ?
100 %. Le calcul est facile à faire. »
l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 43
LA MACHINE À BROYER LES RÊVES
Mais asséner cette réalité à un jeune qui s’imagine encore
dans la LNH l’est moins...
Lupien assiste à des repêchages à titre d’agent depuis un
quart de siècle. Il était aux côtés de Roberto Luongo quand
celui-ci a été sélectionné par les Islanders, en 1997 (en 2009,
il lui a négocié un contrat de 64 millions de dollars pour
12 ans avec les Canucks de Vancouver, le plus important
jamais offert à un gardien de but). Il a vu des dizaines
d’autres clients, accompagnés de leurs proches, crier de
joie en entendant leur nom.
Pourtant, Gilles Lupien déteste les repêchages. « C’est
chaque fois le pire jour de ma vie », dit-il.
Lupien se décrit comme un « protecteur » pour ses clients,
un rôle qui lui sied bien, avec sa charpente imposante, ses
cheveux grisonnants, sa poignée de main rassurante et son
franc-parler. Mais il ne peut dicter ses choix aux équipes
de la LNH. Ainsi, en ce jour de juin à Newark, parmi les
cinq clients qu’il accompagne au New Jersey, deux repar­
tiront bredouilles.
« Depuis l’âge de cinq ans, un
petit gars rêve à la LNH. Tout
d’un coup, il doit faire une croix
là-dessus et penser à sa vie. De
18 à 85 ans, il va faire quoi ? »
« Je le vis tous les ans depuis 26 ans. Je vois le petit gars
qui se voit retourner à zéro. Tu ne peux pas t’imaginer, tant
que tu ne l’as pas vécu, à quel point c’est dur. Depuis l’âge
de cinq ou six ans, il rêve à ça. Tout d’un coup, il doit faire
une croix là-dessus et penser à sa vie. De 18 à 85 ans, il va
faire quoi ? »
Gilles Lupien tente toujours de préparer ses clients à
l’idée d’être rejetés par les 30 équipes. « Je leur dis que ça
fait mal, que c’est plus souffrant qu’ils pensent. Mais tu ne
peux pas être préparé à mourir. Tu ne peux pas. Tu as beau
dire au petit gars : “Touche pas au poêle, ça brûle”, s’il met
le doigt dessus, là il va vraiment comprendre vite. Ça ne
s’explique pas, ça se vit. »
Les hockeyeurs qui ont pris au sérieux leurs études ne
sont pas immunisés contre l’intensité de la déception, dit-il.
« Les études, c’est une béquille en cas de problème. Le
jeune qui n’a pas été repêché se dit : “Aujourd’hui, j’ai les
deux jambes coupées ; ta crisse de béquille, je verrai ça plus
tard.” »
Comme tous les agents, Gilles Lupien sait que, même
parmi les élus, la joie risque d’être de courte durée. Selon
Jim Parcels, coauteur de Selling the Dream, à peine un
joueur repêché sur 10 aura une carrière de plus de
100 matchs dans la LNH. Et ce joueur aura tout intérêt
44 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité
à rester sur ses gardes. Chaque année, des centaines de
jeunes loups fraîchement recrutés rêvent de prendre sa
place...
Quand je l’ai rencontré la première fois, en janvier dernier,
en banlieue de Québec, Wendell Duclair se disait plus que
conscient des obstacles qui se dresseraient sur la route de
son fils après le repêchage. L’entrevue se déroulait dans le
condo qu’il avait loué pour se rapprocher d’Anthony, qui
traversait alors une période difficile avec les Remparts. Sur
son ordinateur portable posé sur la table de la cuisine,
Wendell Duclair m’a montré les tableaux des récents repê­
chages, décortiquant les colonnes de chiffres à la façon
d’un analyste financier. « Qu’arrive-t-il aux jeunes quatre
ou cinq ans après cette fameuse journée ? Peut-être que 15
ou 20 ont fait la ligue, m’a-t-il dit. Les 200 autres, on n’en
entend plus jamais parler. Jamais ! L’histoire se répète
chaque année. »
Les membres de la cuvée 2013 n’y échapperont pas.
Certains toucheront le gros lot. La plupart finiront par
enterrer leur rêve.
Mais en ce soir de juin, dans les coulisses du Prudential
Center, ils ne veulent pas entendre parler de statistiques.
Pendant que Nikolas Brouillard, Louis-Philip Guindon et
des dizaines d’autres espoirs canadiens, américains et
européens quittent le bâtiment désillusionnés, les « élus »
festoient avec leurs familles dans un bar surplombant la
patinoire d’entraînement des Devils du New Jersey. Bière
à la main — parfois leur première depuis des mois —, ils
découvrent où leurs coéquipiers ou leurs adversaires d’hier
ont abouti.
Spontanément, les familles du géant beauceron Samuel
Morin (premier choix des Flyers), du Montréalais Émile
Poirier (premier choix de Calgary), du gardien de Rosemère
Zach Fucale (choix de deuxième tour du Canadien) et de
quelques autres Québécois se rassemblent pour échanger.
William Carrier, choix de deuxième tour des Blues, me
demande discrètement où se situe Saint Louis sur une carte
de l’Amérique du Nord. « C’est-tu loin de Montréal ? Est-ce
qu’il y a un gros décalage horaire ? »
Même s’il a été sélectionné 23 rangs — et près de deux
heures — avant Anthony Duclair, Carrier semble presque
jaloux quand il l’aperçoit dans l’uniforme des Rangers,
souriant à pleines dents. « Wow, New York ! Chanceux ! »
Wendell Duclair, lui, semble encore un brin sonné par
la sélection tardive de son fils. « Les dépisteurs à qui j’ai
parlé m’ont tous dit qu’Anthony avait le talent pour réussir,
me dit-il. Les attentes étaient tellement élevées que ça a
joué contre lui. Mais je te le dis : Anthony va être la surprise
de ce repêchage ! »
Cet article n’aurait pu voir le jour sans la contribution exceptionnelle des familles de plusieurs joueurs, dont celle d’Anthony
Duclair (en particulier son père, Wendell).

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