La machine à broyer Les rÊVes
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La machine à broyer Les rÊVes
Le Québécois Anthony Duclair s’entraîne depuis l’âge de quatre ans et il est un des meilleurs espoirs de sa génération. Ses parents, eux, ont investi des centaines de milliers de dollars afin qu’il parvienne jusqu’à la LNH. Tous ces efforts et ces sacrifices auront-ils été consentis en vain ? GHYSLAIN BERGERON / LA PRESSE CANADIENNE grand dossier La machine à broyer les RÊVEs Accéder à la Ligue nationale par son talent et ses efforts ? Ce n’est plus suffisant. Désormais, il faut des entraîneurs privés, une condition physique exceptionnelle et de l’argent, beaucoup d’argent, a constaté notre journaliste. Le hockey est-il devenu un sport réservé aux riches ? par Jonathan Trudel l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 29 LA MACHINE À BROYER LES RÊVES Jouer dans la Ligue nationale de hockey. Soulever les foules. Gagner des millions de dollars. C’est le rêve de milliers de jeunes Québécois — et de leurs parents, qui dépensent des sommes de plus en plus folles pour nourrir un idéal de moins en moins accessible. « La famille moyenne préférerait que son enfant joue un seul match dans la LNH plutôt que de devenir un neurochirurgien pour la vie », dénonce l’auteur et journaliste sportif Roy MacGregor. Si le légendaire Maurice Richard, fils d’ouvrier, était né en 2013, aurait-il seulement les moyens de jouer ? Le hockey est-il devenu un sport réservé aux riches ? Quels sacrifices les jeunes hockeyeurs doivent-ils consentir pour espérer, un jour, percer dans les grandes ligues ? Pour répondre à ces questions, j’ai suivi pendant six mois le parcours d’un des hockeyeurs québécois les plus prometteurs, Anthony Duclair, des couloirs du vieux Colisée, où joue son équipe junior (les Remparts de Québec), à ceux du Prudential Center, au New Jersey, où il a été recruté par les Rangers de New York au dernier repêchage de la LNH. De Québec à Newark, de Victoriaville à Toronto, j’ai aussi interviewé des dizaines de dépisteurs professionnels, d’agents de joueurs, de spécialistes de la condition physique et d’entraîneurs — dont l’ancien gardien de but étoile Patrick Roy, de même qu’un ex-coéquipier de Wayne Gretzky. Ce qui émerge de cette incursion dans les coulisses du hockey ? Le portrait d’une impitoyable industrie qui vend du rêve, qui conduit souvent les parents à embaucher des entraîneurs privés pour leur fils dès l’âge de cinq ou six ans. Cela explique peut-être pourquoi 90 % des familles canadiennes choisissent de ne pas inscrire leurs enfants dans une équipe de hockey. Et pourquoi même les hauts dirigeants de Hockey Canada craignent pour l’avenir de notre sport national... Bonne lecture. Jonathan Trudel 30 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité C alé au fond de son siège, l’air grave dans son chic complet bleu marine, Anthony Duclair peine à masquer sa déception. Voilà plus de cinq heures que ce jeune Mont réalais attend en vain qu’une des 30 équipes de la Ligue nationale de hockey prononce son nom. Plein à craquer au début du repêchage, en ce dernier jour de juin, le Prudential Center de Newark, domicile des Devils du New Jersey, s’est peu à peu dégarni. Les grandes chaînes de télévision sportives ont cessé de dif fuser l’événement. Anthony, lui, ose à peine se lever, pas même pour aller aux toilettes. Entouré d’une vingtaine de proches, ses parents, son frère de 10 ans, sa sœur de 14 mois, des oncles, des tantes et des amis, tous endimanchés, il ne voit que les longues tables aménagées au centre de la patinoire pour les dépisteurs et dirigeants des 30 équipes de la LNH. Serat-il le prochain élu ? Poli, le gaillard de 1,80 m (5 pi 11 po) et 83 kilos (184 lb), qui aura 18 ans dans quelques semaines, applaudit de bonne grâce quand un ancien coéquipier est appelé. Il encaisse le coup lorsque son équipe de rêve depuis l’enfance, le Canadien de Montréal, lève le nez sur lui à trois reprises au deuxième tour. En début de saison, le Bureau central de dépistage de la LNH considérait pourtant l’ailier gauche comme un espoir « de catégorie A », un des 10 ou 15 meilleurs joueurs de la planète. Après un départ canon dans l’uniforme des Rem parts de Québec, dans la Ligue de hockey junior majeur du Québec (LHJMQ), il a vu son rendement chuter en raison d’une blessure à la cheville. En janvier, Anthony Duclair assurait encore avoir « toutes les chances » d’être sélectionné au premier tour. Cinq mois plus tard, à Newark, Anthony Duclair attend toujours dans les gradins, la mine déconfite, quand les Rangers de New York se présentent au micro, au milieu du troisième tour. Ils mettent fin au supplice en repêchant le Québécois au 80e rang. « Welcome to the big city, baby ! » lui lance un des membres de la direction de l’équipe, venu à la rencontre de Duclair pour l’entraîner au centre de la glace. Après avoir enfilé le chandail bleu des Rangers, Duclair retourne voir ses parents, le visage illuminé par un large sourire. « Il devait partir en première ronde, mais ce n’est pas grave », dit sa mère, Dominique, en essuyant ses larmes. « Excusez-moi, c’est trop d’émotions. Ça fait un an que je ne dors pas en pensant à cette journée. Là, je vais pouvoir recommencer à dormir... » Conscient que la journée a été éprouvante pour son jeune client, l’agent Philippe Lecavalier se montre rassurant. « Ça a été long, mais on va rendre la prochaine étape [la signature du contrat avec l’équipe] plus courte », lui promet-il en lui serrant la main. LA MACHINE À BROYER LES RÊVES Le père d’Anthony Duclair est confiant, lui aussi. « Je répète toujours à Anthony que le repêchage n’est que le début de l’aventure, pas la fin », me dit-il. Le ton du paternel est calme, posé. Mais Wendell Duclair, 43 ans, semble déterminé à ne reculer devant rien pour aider son fils à faire mentir les équipes qui n’ont pas cru en lui. « S’il travaille aussi fort qu’il en est capable, Anthony peut aller très, très loin. Il a assez de talent pour être admis un jour au Temple de la renommée du hockey. Je lui ai dit de garder l’œil sur l’objectif. » ••• Son objectif, Anthony Duclair me l’a énoncé sans détour quand je l’ai rencontré la première fois, au lendemain d’un match des Remparts, à Québec, l’hiver dernier. « Je veux avoir une longue carrière dans la LNH, jouer sur le premier trio d’une équipe, faire beaucoup d’argent, avoir une famille et partager mes expériences avec mes futurs enfants », m’a-t-il lancé d’une seule traite, avec conviction, sous le regard approbateur de son père. Il y a longtemps que le jeune hockeyeur n’est plus porté par son seul rêve. C’est le rêve de sa famille entière qui l’anime. Le quotidien des Duclair gravite autour de l’« objectif » depuis au moins une décennie. Cours privés de patinage et de maniement de rondelle, tournois printaniers, stages de perfectionnement hors du Québec, académies et écoles privées, camps de hockey d’été : rien n’a été laissé au hasard. Wendell et Dominique (aujourd’hui divorcés) n’ont pas hésité à déménager à quelques reprises pour favoriser l’épanouissement du talent de leur aîné et lui permettre de côtoyer des joueurs de son calibre. Wendell Duclair ignore combien ils ont « investi » dans leur fils. « J’aime autant ne pas le savoir », dit en souriant ce gestionnaire de projets en informatique. De Montréal à Kamloops, de Trois-Rivières à Saint-Jean de Terre-Neuve, des milliers de parents dépensent sans compter, comme eux, dans l’espoir de voir leur fils se démarquer et percer dans les rangs professionnels. Un sacrifice qui peut faire la différence entre porter les couleurs des Nailers de Wheeling, en Virginie-Occidentale, et celles des Penguins de Pittsburgh, entre arpenter les arénas miteux de la Ligue de hockey de la côte Est, une obscure ligue « professionnelle » où le salaire oscille autour de 30 000 dol lars par année, et ceux de la LNH. « Pour faire carrière dans la LNH, de nos jours, le talent ne suffit plus, affirme Ken Campbell, journaliste au maga zine canadien Hockey News. Ça demande une solide pla nification et, surtout, ça se paie. Chèrement. Je vous mets au défi de dénicher un seul joueur de moins de 25 ans dans la LNH qui n’a pas eu accès, dès l’enfance, à des programmes d’entraînement privé hautement avancés, sur la glace comme en dehors. » Dans son livre Selling the Dream (Penguin, 2013), coécrit avec le vétéran du hockey mineur Jim Parcels, Ken Camp bell décrit l’émergence d’une véritable industrie du rêve un peu partout au pays, qui génère des millions de dollars de chiffre d’affaires. Il ne jette pas la pierre aux parents, souvent engagés dans un engrenage qu’ils ne maîtrisent plus. Mais le journaliste s’inquiète des conséquences de cette tendance, qui témoigne selon lui d’une « obsession malsaine » pour le sport national du Canada. Ken Campbell n’est pas le seul à sonner l’alarme. « Produire un joueur de hockey professionnel, aujourd’hui, coûte aussi cher que former un diplômé de Harvard, c’est ridicule », s’indigne Roy MacGregor, chroniqueur sportif au Globe and Mail, romancier et auteur de nombreux essais sur le hockey. Membre du Temple de la renommée du hockey, MacGregor a pris autant de plaisir au cours de sa longue carrière à décrire les coulisses d’un tournoi mineur qu’à sonder le cœur de légendes comme Guy Lafleur, Wayne Gretzky ou Sidney Crosby. Il se défend bien d’être nostal gique, mais il n’a jamais été aussi inquiet pour l’avenir de « son » sport. « Le danger, c’est que le hockey devienne réservé à l’élite de la société, dit Roy MacGregor. Non, en fait, je me reprends. Le hockey est déjà réservé à l’élite, du moins aux familles de la classe moyenne aisée, souvent installées en banlieue et prêtes à déménager pour aider la carrière de leur fils. Elles se disent : si le fils de mon voisin a un entraî neur personnel, le mien aussi en aura un. Franchement, je trouve ça dégoûtant. » Dans notre pays, poursuit Roy MacGregor, la famille moyenne préférerait que son enfant joue un seul match dans la LNH plutôt que de devenir un neurochirurgien pour la vie. « C’est complètement fou. J’imagine que chaque pays a la même obsession pour son sport national. Mais le hockey est un sport coûteux à pratiquer. Je suppose que ce serait moins grave si les gens étaient obsédés par le soccer ou la course à pied, par exemple. » Pour expliquer comment on en est arrivé là, Roy Mac Gregor accuse en partie... la température. Ou plus précisé ment le réchauffement du climat. Les Canadiens croient encore au mythe du hockey joué sur les étangs glacés, l’hiver, dit-il. Un mythe solidement ancré dans la psyché canadienne et sur les billets de cinq dollars, illustrés de scènes d’enfants pratiquant des sports d’hiver et sur lesquels on trouve cet extrait du conte de Roch Carrier Une abominable feuille d’érable sur la glace (lequel a donné le court métrage Le chandail) : « Les hivers de mon enfance étaient des saisons longues, longues. Nous vivions en trois lieux : l’école, l’église et la patinoire ; mais la vraie vie était sur la patinoire. » De nos jours, combien de patinoires extérieures restent longtemps ouvertes, l’hiver, demande Roy MacGregor ? Pour jouer au hockey, les jeunes n’ont plus guère le choix. Soit ils s’entassent dans des arénas municipaux en piètre état et souvent si occupés qu’ils doivent se lever à 5 h l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 31 LA MACHINE À BROYER LES RÊVES pour en profiter. Soit ils chaussent leurs patins dans l’un des nombreux complexes sportifs intérieurs situés dans les grands centres urbains, qui abritent parfois jusqu’à quatre patinoires. S’ils en ont les moyens, bien sûr. Car le hic, dit Roy MacGregor, c’est que les moins fortunés n’ont pas accès à ces patinoires, souvent louées au prix fort. « C’est triste à dire, mais je crois qu’il n’y aura plus jamais de Gordie Howe, un enfant pauvre élevé dans le petit village de Floral, en Saskatchewan, qui a appris à jouer sur l’étang glacé près de chez lui. » ••• Signe des temps, c’est sur une patinoire intérieure réfri gérée, ouverte 365 jours par an, qu’Anthony Duclair a donné ses premiers coups de patin. Il avait à peine deux ans quand son père l’a emmené à l’Atrium Le 1000 De La Gauchetière, au rez-de-chaussée d’une des plus hautes tours de bureaux de Montréal. « On est restés plus de deux heures sur la glace, il ne voulait pas sortir », se souvient Wendell Duclair. Lui-même avait attrapé le virus du patin peu après son arrivée au Québec avec sa famille, immigrée d’Haïti en 1973. Wendell Duclair avait alors quatre ans. Avec son école, dans le quartier Rosemont, à Montréal, il allait patiner deux fois par semaine. Ses parents considéraient toutefois le hockey comme trop onéreux et l’ont plutôt inscrit dans des ligues de bas ketball, de soccer et de football. Son frère, Farell, est d’ail leurs devenu un joueur étoile dans la Ligue canadienne de football, où il a gagné la coupe Grey en 1998 avec Calgary. Mais Wendell Duclair a toujours gardé un faible pour le hockey. Même à l’adolescence, aux États-Unis, où la famille a vécu quelques années avant de rentrer au Québec. « Dès que mon fils a fait ses premiers pas, ma priorité était de le mettre sur patins », dit aujourd’hui Wendell Duclair. En plus du rituel hebdomadaire à l’Atrium Le 1000 (qui s’est poursuivi pendant de longues années), Anthony pati nait une ou deux fois par semaine dans des arénas de Montréal. Il venait tout juste de souffler ses quatre bougies quand son père l’a inscrit dans une première équipe. Dès l’hiver suivant, Duclair participait à son premier camp de hockey, suivi d’un autre au printemps et d’un autre encore à l’été. « Anthony pleurait quand c’était fini, se rappelle Wendell Duclair. Quand j’ai vu qu’il avait les aptitudes et le désir, j’ai décidé de tout faire pour lui trouver plus de temps de jeu. » À six ans, son fils entamait des cours privés auprès d’Anna Sherbatov, une Montréalaise d’origine russe qui a mis sur pied un réputé programme de patinage de puissance — le fameux power skating, une technique de perfection nement de plus en plus populaire. Dans l’espoir d’amélio rer la puissance et la précision de leur coup de patin, des 32 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité centaines de jeunes ont déboursé 600 dollars chacun, pendant l’été 2013, pour participer à l’un des camps de l’Académie Sherbatov. Anthony Duclair, lui, a joui des conseils privés d’Anna Sherbatov chaque semaine, hiver comme été, jusqu’à l’âge de 13 ans. Ces efforts ont rapidement porté leurs fruits. En 1re année du primaire, le jeune Duclair dominait déjà la patinoire, terminant loin en tête du classement des meilleurs marqueurs de toute la ligue de Laval, même s’il évoluait surtout contre des joueurs plus âgés que lui. À sept ans, Anthony Duclair a compté neuf buts dans un match, un exploit gravé dans sa mémoire. « Je me suis dit : wow, c’est tellement facile... C’est à ce moment que je me suis rendu compte que je pouvais faire carrière au hockey, se souvient Anthony. J’allais au Centre Bell avec mon père voir une partie du Canadien et je me disais : un jour, je vais jouer devant ces partisans. J’avais sept ans, huit ans, et je rêvais à ça. » Pendant qu’Anthony rêvait, son père établissait, minu tieusement, un plan d’attaque. Un plan qui se résume en trois mots : s’entraîner, s’entraî ner, s’entraîner. « Si un violoniste veut jouer pour l’Orchestre sympho nique, il devra s’exercer pendant des heures et des heures. C’est la même chose avec le hockey, dit Wendell Duclair. Selon moi, il faut consacrer au minimum de 5 à 10 heures par semaine à son sport pour se développer. » Wendell Duclair a vu de près le fonctionnement du système sportif américain, ayant passé une partie de son adolescence aux États-Unis pour suivre son père, prédica teur évangélique. À son école secondaire, dans les années 1980, les élèves qui jouaient au basketball se levaient aux aurores, plusieurs fois par semaine, pour s’entraîner, en plus des matchs. « Le programme de football était encore plus strict : ils s’entraînaient quatre fois par semaine, le matin et l’aprèsmidi. La grande majorité de ceux qui sont allés loin jouaient sous la pluie, sous la neige, qu’il fasse soleil ou pas, raconte Wendell Duclair. Dans le système québécois, Anthony avait seulement deux heures d’entraînement par semaine, et je ne comprenais pas pourquoi. À son école, la mentalité, c’était : l’été, il faut se relaxer, faire autre chose. Ça ne me rentrait pas dans la tête. Prendre un break ? Pourquoi ? » Pour Wendell Duclair, l’approche québécoise entrait en collision frontale avec une règle d’or : celle des 10 000 heures. Selon cette règle, toute personne qui consacre suffisam ment d’heures à l’étude et à la pratique d’un métier, d’une profession ou d’un passe-temps deviendra un expert dans ce domaine — qu’il s’agisse de la flûte traversière, des échecs, du tennis ou du dessin d’architecture. Tous les enfants ne deviendront pas de petits Mozart ou Gretzky, mais 10 000 heures (soit 20 heures par semaine, 50 semaines LA MACHINE À BROYER LES RÊVES COLLECTION PRIVÉE Anthony Duclair, quatre ans, avec sa toute première équipe, dans le quartier Saint-Léonard, à Montréal. l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 33 LA MACHINE À BROYER LES RÊVES par année, pendant 10 ans) de labeur devraient leur per mettre d’atteindre l’excellence. L’idée a d’abord été avancée par le psychologue Anders Ericsson, il y a 20 ans. Aujourd’hui chercheur à l’Université de Floride, Ericsson a notamment étudié les cas de violo nistes de l’Académie berlinoise de musique. Tous avaient commencé l’étude du violon vers l’âge de cinq ans. Quinze ans plus tard, seuls certains d’entre eux avaient atteint le statut de virtuose. Leur point commun ? À l’âge de 20 ans, ils avaient tous cumulé au moins 10 000 heures d’entraî nement chacun, contre 8 000 dans le cas des élèves jugés « bons » et à peine plus de 4 000 dans celui des moins performants. D’abord diffusés dans le milieu scolaire, ces résultats ont acquis une notoriété mondiale depuis la parution, en 2008, du best-seller Outliers : The Story of Success, écrit par Mal colm Gladwell, réputé journaliste au magazine The New Yorker. Citant abondamment les travaux d’Ericsson, Glad well explique que la plupart des grands de ce monde, qu’ils soient sportifs, musiciens ou financiers, ont atteint le fameux « Produire un joueur de hockey professionnel, aujourd’hui, coûte aussi cher que former un diplômé de Harvard, c’est ridicule. » cap des 10 000 heures tôt dans leur vie, ce qui leur a conféré un avantage sur les autres. La règle s’appliquerait même, selon lui, à Bill Gates — qui a passé une partie de son ado lescence devant un des rares ordinateurs de la planète à l’époque — et aux Beatles — qui ont joué des nuits entières dans d’obscures boîtes de Hambourg, en Allemagne, au début des années 1960. Bref, selon Gladwell, tout le monde aurait le potentiel de devenir une star dans son domaine. Le succès n’a rien de surnaturel et n’est pas réservé aux gens pourvus de dons innés ou de gènes exceptionnels. Séduit par cette idée, un Américain a même quitté son emploi, au printemps 2010, pour se consacrer entièrement à la pratique du golf, espérant devenir un professionnel au bout de 10 000 heures d’entraînement. Au moment de mettre sous presse, il lui restait encore 5 511 heures d’efforts à fournir... Certains chercheurs critiquent cette fameuse « règle d’or ». Dans son tout récent livre, The Sports Gene (août 2013), David Epstein, ancien journaliste au magazine Sports Illustrated, explique que tous les athlètes n’ont pas la même courbe d’apprentissage. S’appuyant notamment sur des études réalisées à l’Université Laval, à Québec, l’auteur 34 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité montre que certains mettent 3 000 heures à atteindre l’excellence, d’autres plus de 20 000. La différence : certains ont des aptitudes génétiques permettant à leur corps de mieux s’adapter à l’entraînement et ainsi de se hisser au niveau de l’élite de leur sport. L’entraînement seul, dit-il, ne suffit pas pour atteindre l’excellence. Le talent seul non plus... ••• Le père d’Anthony Duclair n’a jamais lu le livre de Gladwell ni les travaux d’Ericsson. « Mais je connais très bien la notion, dit-il. Les 10 000 heures, c’est ce que je prône depuis des années ! » Il n’est pas le seul. Dans les arénas du pays, la formule a presque acquis le statut de loi universelle. Des milliers de parents sont déterminés à tout faire pour aug menter le temps de jeu de leur fils — quitte à créer, peu à peu, un système parallèle à celui mis en place par Hockey Canada, la fédération qui chapeaute l’organisation du hockey mineur au pays. Quand son fils fréquentait le primaire, Wendell Duclair s’est démené, avec l’aide d’autres parents, pour que soit créé un programme à vocation sportive dans une école anglophone de Saint-Laurent. (Lui-même ayant fait une partie de son secondaire en Ontario, ses deux fils ont pu fréquenter l’école anglaise au Québec.) L’expérience n’aura duré que deux ans, mais elle a permis à Anthony Duclair de sauter sur la patinoire cinq fois par semaine. Sans surprise, le jeune prodige a continué de dominer ses adversaires pendant les matchs. Dans le petit monde du hockey, ses performances ont commencé à faire jaser. Anthony Duclair avait tout juste 13 ans — en 1re année du secondaire — quand, lors d’un tournoi, en 2008, un agent de joueurs de la LNH a contacté son père pour lui offrir ses services. Il s’agissait de Philippe Lecavalier, frère de Vincent Lecavalier, alors la grande vedette du Lightning de Tampa Bay (passé récemment aux Flyers de Philadelphie). « Quand j’ai su que le frère de Vincent Lecavalier s’inté ressait à moi, je me suis dit : wow, je dois prendre ça au sérieux, raconte Anthony Duclair. Jeune, tu veux juste marquer des buts et avoir du fun. Là, je me suis dit que je devais faire plus attention à mon alimentation, me mettre au lit très tôt, prendre soin de mon corps. » Déjà habitué aux entraînements hors de la glace, le hockeyeur s’est alors soumis à un régime spartiate, élaboré par des professionnels à la demande de son père. Après que son fils eut dominé dans les rangs bantams (13-14 ans), Wendell Duclair a amorcé l’étape suivante du plan. Il a déménagé à Pointe-Claire, dans l’ouest de l’île de Montréal, pour permettre à Anthony de s’aligner avec les puissants Lions du Lac Saint-Louis, une des meilleures équipes de la Ligue de hockey midget AAA du Québec. Arrivé au camp à 15 ans, soit un an plus tôt que la plupart des autres joueurs, Anthony a retrouvé de nombreux visages LA MACHINE À BROYER LES RÊVES MONTREAL GAZETTE / LA PRESSE CANADIENNE Issu d’un milieu modeste, Maurice Richard aurait-il de nos jours les moyens d’accéder à la LNH ? connus. Presque tous ses nouveaux coéquipiers avaient participé aux mêmes tournois printaniers et aux mêmes camps de perfectionnement depuis des années. Parmi eux : Jonathan Drouin, considéré comme une future grande vedette — il deviendra d’ailleurs, au repêchage de la LNH de juin 2013, le premier choix du Lightning de Tampa Bay (troisième au total). Mais en cette saison 2010-2011, l’étoile de Duclair scin tille tout aussi fort que celle de Drouin. Avec 57 points en 34 matchs chez les Lions, il sera nommé recrue de l’année de la Ligue midget AAA et membre de la première équipe d’étoiles. À cette étape, la plupart des dépisteurs d’Amérique du Nord connaissent le jeune prodige, classé troisième parmi les meilleurs espoirs de la Ligue de hockey junior majeur du Québec. Le jour du repêchage de cette même LHJMQ, alors que les dirigeants d’équipes sont réunis à Victoriaville, le clan Duclair brille toutefois par son absence. « On a regardé ça à la télé chez le coiffeur, Anthony et moi. Quand Patrick Roy [NDLR : alors directeur général et entraîneur-chef des Remparts de Québec] a repêché Anthony, on a ri, parce qu’il semblait nous attendre. On n’était même pas là-bas ! » Anthony avait reçu des offres de bourses d’études de sept établissements américains, dont Harvard, l’Université du Michigan et le Boston College, et il était déterminé à pour suivre sa carrière dans la National Collegiate Athletic Association (NCAA). Pas question pour lui d’aller jouer à Québec. Patrick Roy a alors joué son va-tout. Si Anthony Duclair acceptait de se joindre à son équipe, celle-ci paierait ses études dans l’établissement américain de son choix, même s’il quittait le hockey. Peu importe le prix, et jusqu’à l’âge de 30 ans. « Il a obtenu le meilleur des deux mondes, dit Wendell Duclair. Pour moi, comme parent, c’est une sécurité. Ça ne l’empêche pas d’atteindre son objectif de jouer dans la LNH. Mais ça assure son éducation. S’il se fait payer des études de 200 000 dollars et qu’il sort avec un bac en administration, il pourra rentrer au Québec et travailler pour Hydro-Québec, comme cadre par exemple. » Mais ça reste un plan B. Pour l’heure, le jeune homme rêve de remplir des filets dans la LNH, pas des colonnes de chiffres derrière un bureau à Hydro-Québec. ••• Jim Thomson gare son rutilant VUS Cadillac Escalade, empoigne sa lourde poche de hockey et s’engouffre dans l’aréna. En ce chaud début d’après-midi de juin, en banlieue de Toronto, l’homme de 47 ans a hâte de sentir la fraîcheur de la patinoire. Près de 20 ans après avoir mis fin à sa carrière dans les rangs professionnels, dont 154 matchs dans la LNH, ce colosse aux cheveux longs, aux muscles saillants et aux allures de beach boy a le sentiment d’avoir trouvé l’emploi idéal. Depuis deux ans, il dirige le programme de hockey de l’Everest Academy, une école primaire et secondaire privée axée sur le sport, qui accueille 120 élèves. « On donne aux jeunes une formation de hockey digne de la LNH », me dit-il en enfilant son équipement, dans le vestiaire. L’Everest Academy est nichée dans le Pavilion, le plus grand complexe sportif privé au Canada, avec deux pati noires intérieures aux dimensions réglementaires de la LNH, des terrains de basketball, de squash, de racquetball, deux piscines, un sauna, un spa et un immense centre d’entraînement physique. Les élèves vont en classe en matinée. L’après-midi est réservé au sport, tout particulièrement au hockey. « Les jeunes sont sur la glace quatre jours par semaine avec moi, dit Thomson. J’ai joué pour six équipes de la LNH, j’enseigne ce que j’ai appris auprès de grands leaders comme Wayne Gretzky. » Plusieurs élèves d’Everest jouent dans la Ligue de hockey junior majeur de l’Ontario ou du Québec. C’est le cas d’Anthony Duclair, qui y a suivi des cours par correspon dance l’an dernier, en plus de s’y rendre régulièrement l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 35 LA MACHINE À BROYER LES RÊVES pour des entraînements hors de la glace. Pour Duclair, le choix était tout naturel : le collège a été fondé par son oncle, l’ancien joueur de la Ligue canadienne de football Farell Duclair. Créée il y a à peine trois ans, l’Everest Academy est le dernier-né d’une longue liste d’établissements privés axés sur l’enseignement du hockey au Canada. Le plus connu, l’Athol Murray College of Notre Dame, situé dans un village au sud de Regina, en Saskatchewan, attire des élèves de partout au pays, dont beaucoup de Québécois. Notre Dame abrite la seule patinoire de dimension olym pique en Saskatchewan, que ses élèves envahissent de quatre à six fois par semaine. Le collège promet un enca drement scolaire strict. Mais il offre surtout, aux jeunes et à leurs parents, le rêve de la LNH. Sur son site Web, on souligne qu’une vingtaine de joueurs encore actifs dans la LNH en sont issus, dont Vincent Lecavalier. L’Everest Academy fournit les mêmes arguments de vente à ses « clients ». Peu après le dernier repêchage, une immense photo de Duclair ornait la page d’accueil de son site Web. Mais à 22 000 dollars de droits de scolarité par an, ce n’est pas à la portée de toutes les bourses. Jim Thomson, d’Everest, le reconnaît. « Je viens d’un milieu pauvre, me dit cet ancien bagarreur en me fixant droit dans les yeux. Quand j’étais jeune, on jouait sur les étangs glacés, l’hiver, et le reste de l’année dans la rue ou dans l’entrée de garage. Mon job, ici, est de pousser les jeunes à devenir meilleurs, de les motiver. L’avantage, c’est qu’ils vivent, boivent et dorment en pensant au hockey. Si des jeunes n’ont pas les moyens d’étudier ici, ils devront trouver la façon de se motiver eux-mêmes. » À ses heures, Jim Thomson est aussi un conférencier dont le slogan est : « Les rêves se réalisent. » Et j’ai soudain l’impression de me trouver en pleine séance de motivation. « Si tu as la passion, tu peux atteindre tes buts, dit-il. Si tu n’as pas les moyens d’avoir des haltères, fais des pompes. Si tu n’as pas accès à des patinoires l’été, fais du patin à roues alignées. Mais tu me demandes si les jeunes ici ont un avantage : c’est sûr ! Ils sont sur la glace quatre jours par semaine pendant que les autres, à l’école publique, sont assis sur les bancs. » Le système est-il bien fait ? demande-t-il. « Ce n’est pas à moi de répondre. Mais si tu as les moyens d’étudier dans une école privée spécialisée dans le hockey, tu serais fou de ne pas y aller. Sur mes cinq enfants, quatre sont inscrits ici, et je ne les enverrais pas ailleurs. » ••• À quelques minutes de marche de la patinoire, dans un gymnase donnant sur un vaste centre d’entraînement, deux élèves d’Everest commencent leur entraînement quotidien. Âgés de 16 ans, ces joueurs des Steelheads de Mississauga, dans la Ligue de hockey de l’Ontario, multiplient les étire 36 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité ments, les redressements assis et les sprints, sous l’œil attentif de Joe Costa, directeur de la condition physique à Everest. « Le premier facteur qui explique le succès d’un joueur à passer des rangs juniors à la LNH, c’est sa forme physique, m’explique Costa. Ce que j’exige des jeunes, c’est exténuant. Mais ça sépare ceux qui ont la volonté et le sérieux de s’entraîner de ceux qui ne les ont pas assez. » Trapu, musclé comme un lutteur de combats extrêmes, Joe Costa, vêtu d’un t-shirt bleu aux couleurs de l’Everest Academy, a encore des airs juvéniles malgré ses 44 ans. Voilà pourtant plus de 20 ans que ce diplômé en éduca tion physique se spécialise dans l’entraînement des athlètes de haut niveau — dont 65 joueurs encore actifs dans la LNH, précise-t-il. Témoin, dans les années 1990, de l’importance grandis sante de l’entraînement physique dans les équipes sportives professionnelles, il a décidé de se consacrer à former la relève. « Physiothérapie, entraînements spécialisés, théra pie psychologique : les équipes commençaient à se préoc cuper de la forme de leurs joueurs de façon beaucoup plus scientifique, dit-il. Je me suis dit : si c’est le nouveau standard dans les ligues majeures, il faut préparer les joueurs beau coup plus tôt. » Costa conçoit des programmes personnalisés pour chacun des élèves d’Everest, qui consacrent une heure par jour au gymnase, en plus des séances sur glace. Il supervise aussi l’entraînement d’athlètes partout en Amé rique du Nord et en Europe — Costa possède notamment un centre à Stockholm, en Suède, où s’entraînent de jeunes vedettes de la LNH, comme Gabriel Landeskog, de l’Ava lanche du Colorado, et Patrick Berglund, des Blues de Saint Louis. Pour atteindre la LNH, jouer pour le plaisir n’est plus suffisant, dit Joe Costa. « Il faut un plan très tôt. Jason Spezza [un attaquant-vedette des Sénateurs d’Ottawa] avait 12 ans quand il a commencé à s’entraîner avec moi, et ce n’était pas trop jeune. Si tu commences sérieusement à 12 ans, ça ne laisse que quatre ans avant le repêchage junior. Et à 16 ans, il ne reste que deux ans avant le repêchage de la LNH. » Joe Costa compare les jeunes athlètes à des actions en Bourse. Ça peut monter, descendre ou rester au même niveau, dit-il. « Tout dépend de ton style de gestion. Si tu gères mal le potentiel d’un athlète, il perdra de sa valeur. C’est ici qu’entre en scène la science du sport. » Ce spécialiste de l’exercice physique soutient que, avec une bonne « gestion » et un encadrement professionnel, même un hockeyeur jugé « ordinaire » à 12 ans peut par venir à se démarquer vers 15 ou 16 ans. À l’inverse, on peut se demander quel espoir il reste aux jeunes athlètes doués, mais qui n’ont pas les moyens d’un tel encadrement privé... LA MACHINE À BROYER LES RÊVES Joe Costa hésite, soupire. « Théoriquement, il est encore possible qu’ils se rendent jusqu’à la LNH. Mais les proba bilités sont très, très minces. » Dans les années 1970, 1980 et même 1990, un joueur talen tueux pouvait trouver son chemin vers les ligues majeures. Joe Costa cite les Steve Shutt, Jacques Lemaire, Guy Lafleur et Larry Robinson. « Ces gars-là ne s’entraînaient jamais. Jamais ! Wayne Gretzky et Mario Lemieux n’ont commencé à s’occuper de leur forme physique que lorsque leur carrière s’est mise à décliner. De nos jours, ça ne serait plus possible. Même Sidney Crosby, le meilleur joueur au monde, s’entraîne extrêmement fort depuis son enfance. » Les jeunes prodiges qui suivent les traces de la vedette de Pittsburgh en font tout autant, dit Joe Costa. « Prenez Jonathan Drouin. Il a un talent et une vision du jeu excep tionnels. Mais il est aussi un travailleur acharné, qui suit des cours de perfectionnement privés depuis des années. » Inscrit à l’Everest Academy, Drouin a passé un mois à Toronto à l’été 2012 pour suivre des cours de power skating avec Barbara Underhill, ancienne championne du monde de patinage artistique. « Si un jeune commence à jouer en septembre et s’arrête en mars, quand la saison finit, il perd son temps », ajoute Joe Costa. ••• « Plus vite, plus vite ! Go go go go go ! » Sous les cris d’un kinésiologue, Anthony Duclair sue à grosses gouttes sur son vélo stationnaire, le visage grimaçant de douleur. Mais il ne céderait sa place pour rien au monde. Avec d’autres joueurs du Canada, des États-Unis et d’Europe, il participe au Scouting Combine, un rendez-vous organisé chaque année, à la fin mai, en banlieue de Toronto, pour permettre aux équipes de la Ligue nationale d’évaluer de plus près les 101 hockeyeurs les plus prometteurs de la planète, désignés par le Bureau central de dépistage de la LNH. La première partie du Combine s’apparente à du speed dating. Vêtus comme s’ils assistaient à leur bal de fin d’études, les jeunes rencontrent à tour de rôle les repré sentants d’une multitude d’équipes dans les suites d’un hôtel de Mississauga, en face de l’aéroport Pearson. Ils n’ont que 20 minutes pour faire bonne impression et répondre à des questions pièges, dont certaines formulées par des psychologues. Les Maple Leafs de Toronto ont ainsi demandé aux espoirs s’ils seraient prêts à prendre une pilule magique leur garantissant immédiatement une place dans la LNH, le trophée de la recrue de l’année et cinq millions de dollars en contrats publicitaires... tout en sachant qu’ils auraient 50 % de risques de mourir avant l’âge de 30 ans. (Selon l’auteur de cette question, Paul Dennis, spécialiste de la psychologie sportive, de nombreux Russes ont répondu oui, mais très peu de Nord-Américains.) Mais le « vrai » défi du Combine commence après les entrevues, dans une grande salle anonyme d’un centre de congrès de Mississauga. Les joueurs se soumettent alors à une douzaine de tests éreintants, sous l’œil attentif d’une nuée de dépisteurs, de journalistes et de caméras de télévision. Indice de masse corporelle, grandeur, poids, puissance des bras et des jambes, flexibilité : à l’exception des parties intimes, tout est scrupuleusement mesuré. Après l’épreuve du VO2 max, qui mesure la capacité du cœur et des poumons à transporter l’oxygène vers les muscles, la plupart des jeunes athlètes paraissent épuisés. Après la suivante, dite « de Wingate » — un sprint de 30 secondes sur un vélo stationnaire dont la résistance augmente rapidement —, nombre d’entre eux vont vomir derrière un rideau noir. Venu à Toronto à titre de dépisteur pour le Canadien de Montréal, l’ancien ailier droit Serge Boisvert n’ose même pas imaginer comment il se serait comporté s’il avait eu à se soumettre à de tels tests avant de commencer sa carrière dans la LNH, en 1984. « Aujourd’hui, il y a tellement de concurrence que si les petits bonshommes arrêtent de s’entraîner l’été, ils vont se faire dépasser, c’est certain. » « À mon époque, on ne savait même pas comment s’entraî ner, dit l’ancien coéquipier de Larry Robinson et Bob Gainey. L’été, je jouais au baseball, au golf, et je ne recom mençais le hockey qu’en septembre. Aujourd’hui, il y a tellement de concurrence que si les petits bonshommes arrêtent de s’entraîner l’été, ils vont se faire dépasser, c’est sûr et certain. » Boisvert aime raconter à ses collègues qu’il « fait 350 000 » par année. « Pas des dollars, des kilomètres ! » ajoute-t-il en éclatant de rire. Pour découvrir les meilleurs talents, il écume les arénas du Québec et de l’Ontario et assiste à plus de 200 matchs par année. Il note un autre changement majeur depuis le temps où il chaussait les patins : le profil socioéconomique des jeunes hockeyeurs d’élite. « Je viens d’une famille pauvre et je peux te dire que, à mon époque, j’étais loin d’être le seul dans cette situation. De nos jours, j’en vois beaucoup moins. » Le premier Québécois choisi par le Canadien cette année, Zach Fucale, est le fils d’un prospère entrepreneur de Rosemère, près de Montréal. Celui que les Flyers ont repê ché, Samuel Morin, vient d’une famille de Beaucerons qui fournissent des millions de poulets annuellement aux l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 37 LA MACHINE À BROYER LES RÊVES 38 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité Anthony Duclair, tout sourire, dans l’uniforme des Rangers de New York, qui l’ont repêché au 80e rang. « Ça fait des saisons coûteuses », admet son père, Dany Marquis. Mais ce n’est pas un sacrifice, insiste-t-il. « On est une “gang” de parents passionnés de hockey, on a du plaisir. » Directeur d’usine à Lévis, le papa prend régulièrement congé le vendredi pour accompagner l’un ou l’autre de ses deux fils à un tournoi. « Ça demande d’avoir des employeurs compréhensifs », dit-il. Et un emploi bien rémunéré, pourrait-il ajouter. Cette seule fin de semaine à Brossard lui coûtera 800 dollars, en calculant l’hôtel, l’essence et l’inscription au tournoi. Chaque année, Dany Marquis « investit » plus de 10 000 dollars dans l’aventure du hockey de ses deux fils. « Pour ceux qui ont moins de moyens que nous, ça devient difficile de suivre, dit-il. Est-ce que le niveau élite réunit vraiment les meilleurs joueurs ou ceux qui en ont les moyens ? La question se pose. Je connais des jeunes qui avaient le talent pour aller dans le bantam AA ou même AAA [niveau élite], mais qui n’avaient pas assez d’argent. » Si Maurice Richard, fils d’ouvrier d’usine, était né en 2013, jouerait-il au hockey ? En aurait-il les moyens ? Combien de Mario Lemieux potentiels sont condamnés à compter des buts contre un gardien virtuel dans un jeu vidéo ? La question hante un nombre grandissant de dépis teurs, d’entraîneurs et de parents. Longtemps étiqueté sport de cols bleus, le hockey est désormais hors de portée d’une grande partie de la popu BILL WIPPERT / NHLI par l’intermédiaire de GETTY IMAGES rôtisseries St-Hubert. William Carrier (Blues de Saint Louis), Émile Poirier (Flames de Calgary) et quasi tous les autres Québécois repêchés cette année viennent de la classe moyenne aisée ou de familles fortunées. Gilles Côté, dépisteur des Sharks de San José, ne croit pas qu’il s’agisse d’un hasard. « Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais aujourd’hui, il y a nettement plus de joueurs issus de familles fortunées que de familles pauvres », dit Côté, qui compte plus de 45 ans d’expérience dans le hockey mineur québé cois, dont une trentaine à titre de dépisteur. « Ça coûte de plus en plus cher de jouer au hockey. Imagine-toi le père de famille qui a deux enfants dans le sport... » Faute de moyens, beaucoup de jeunes athlètes tournent le dos à ce sport, déplore cet ancien vice-président de la Fédération québécoise de hockey. « Je connais deux grands garçons bâtis pour le hockey et qui auraient aimé y jouer. Mais leurs parents n’avaient pas les moyens. Ils leur ont acheté des souliers de course et des shorts, et ils les ont inscrits dans une ligue de soccer. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. » ••• Le mercure indique plus de 25 °C en ce dimanche aprèsmidi de la fin juin à Brossard, en banlieue de Montréal. Des milliers d’enfants ont envahi les piscines et patau geoires de la région métropolitaine. Zachary Marquis-Laplante, neuf ans, a quant à lui enfilé ses épaulettes, son casque protecteur et chaussé ses patins. Comme quelques centaines d’autres jeunes, il participe à la finale du tournoi Champion des champions, qui réunit certaines des meilleures équipes de hockey mineur du Québec, au Complexe sportif Bell, là où s’entraîne le Cana dien de Montréal. Plus que quelques secondes et les Nordiques AAA, l’équipe de Zachary, remporteront les grands honneurs dans la catégorie novice. Quelques instants plus tard, dans le vestiaire des vain queurs, le Gatorade coule à flots. Sur les murs du couloir menant à la patinoire trônent des photos géantes de Carey Price, Brian Gionta et autres vedettes du Canadien. Les yeux brillants, Zachary s’imagine déjà parmi eux, dans la LNH. Quand je lui demande depuis quand il caresse ce rêve, il me répond sans hésiter : « Depuis que je suis né ! » Son plan est déjà fait. Il aimerait jouer pour les Penguins de Pittsburgh, idéalement avec Sidney Crosby. À neuf ans, l’ailier droit trime déjà dur pour voir se réa liser son vœu. Il a chaussé les patins à l’âge de trois ans, s’est joint à sa première équipe à quatre ans. Depuis, il fréquente les patinoires 11 mois par année. En plus de la saison officielle de sa ligue, qui se termine en avril, il par ticipe à divers tournois printaniers et à des camps de perfectionnement l’été. LA MACHINE À BROYER LES RÊVES lation. Selon Statistique Canada, à peine 5 % des enfants dont les parents gagnent 30 000 dollars ou moins jouent au hockey. C’est quatre fois moins que ceux issus de familles qui touchent 60 000 dollars ou plus. Au niveau élite, la disparité est encore plus grande. Même la classe moyenne a de la difficulté à suivre. Dans certaines équipes midgets AAA, le niveau avant le junior, le coût d’inscription pour une saison atteint 8 000 dollars. Et c’est sans compter l’équipement, dont le prix peut dépasser 4 000 dollars. À eux seuls, les bâtons en graphite prisés par les adolescents coûtent jusqu’à 300 dollars pièce. De quoi donner des maux de tête à bien des parents. « L’an dernier, mon fils a cassé son bâton à l’entraînement en voulant tester sa flexibilité », raconte Lyne Rivard, mère d’Alexandre Bolduc, qui évoluait l’an dernier avec les Fores tiers d’Amos, en Abitibi, dans la ligue midget AAA. « Mon mari et moi, on a fait une entente avec lui : on lui rembourse celui-là, mais à moins d’un accident, s’il en brise un autre, il le paie de sa poche. » De son propre aveu, cette résidante de Val-d’Or n’a aucun souci d’argent. Son mari, ingénieur minier, touche un salaire annuel dans les six chiffres, sans compter son revenu à elle, plus modeste, d’assistante dentaire. Le hockey finit tout de même par grever le budget fami lial. « On ne regrette rien, mais quand le parcours d’Alexandre dans le monde du hockey va se terminer, disons qu’on va enfin pouvoir prendre des vacances à l’étranger », dit-elle en riant. Lyne Rivard a compilé minutieusement les sommes dépen sées au fil des ans pour aider son fils (repêché au premier tour par les Cougars de Sherbrooke, de la Ligue de hockey junior AAA, en juin dernier) à progresser. La liste comprend une série de camps d’été ( jusqu’à 525 dollars la semaine), de tournois printaniers (300 dollars), de séances avec un entraîneur personnel (125 dollars et plus). Mais elle exclut les coûts de la famille d’accueil d’Alexandre à Amos (125 dol lars par semaine) et ceux de son hébergement à Sherbrooke, ainsi que ses propres dépenses (essence, chambre d’hôtel, restaurants) quand elle va voir son fils en action. Lyne Rivard n’a jamais osé additionner les chiffres sur sa liste. Beaucoup d’autres l’ont fait. En règle générale, la facture oscille entre 12 000 et 15 000 dollars pour une seule année dans le midget AAA. Pas si loin du coût d’une année d’études en médecine à l’Université de Toronto (près de 20 000 dollars). •••• Cette spirale ascendante sème l’inquiétude dans les hautes sphères du hockey mineur au pays. « C’est comme s’il y avait un système à deux vitesses », dit Paul Carson, vice-président au développement à Hoc key Canada, qui chapeaute les fédérations des provinces. « Les enfants de la classe ouvrière s’inscrivent dans le système récréatif, ceux de familles plus aisées dans le niveau élite, compétitif. Trop souvent, des parents se demandent s’ils ont encore les moyens d’inscrire leurs enfants au hockey et doivent prendre des décisions difficiles. » Quelques fondations se sont donné la mission d’aider les jeunes issus de familles moins bien nanties. Des programmes de sport-études ont aussi vu le jour dans des écoles du Québec et du reste du Canada. Mais Paul Carson convient qu’il faudra faire plus. À peine 9,1 % des Canadiens âgés de 5 à 18 ans sont membres d’une ligue de hockey. Et si la tendance se main tient, les inscriptions pourraient chuter de 20 % d’ici 2016, prévoit Hockey Canada. « Avec le taux de natalité qui stagne sous la barre des deux enfants par famille, on sait qu’une bonne partie de la croissance doit provenir de l’immigration, dit Paul Carson. Or, beaucoup de familles immigrantes viennent de pays où l’hiver n’existe pas, le hockey non plus. D’où l’importance d’enlever les barrières qui empêchent l’accès à notre sport national. Si on ne donne pas le goût du hockey aux jeunes immigrants, ils risquent de ne jamais s’y intéresser... » Afin de minimiser les coûts pour les familles, Paul Carson cherche à s’inspirer du football. « Quand tu considères le prix d’un casque et de tout l’équipement, ça peut être cher. Pourtant, le football est l’un des sports les plus accessibles. Le secret, c’est que l’équipement est souvent fourni par l’école ou la collectivité. » ••• Contrairement à l’image qu’il véhicule, le hockey n’a pas toujours été un sport « populaire ». « Au départ, à la fin du XIXe siècle, c’était réservé aux bien nantis », rappelle Michel Vigneault, auteur d’une thèse de doctorat sur l’histoire du hockey à Montréal. « Ce n’était pas tant à cause des coûts que du temps disponible pour les loisirs : les membres de la classe ouvrière ne pouvaient pas jouer au hockey ni à aucun autre sport, puisqu’ils travaillaient plus de 10 heures par jour, souvent 12, du lundi au samedi. » Quant au dimanche, le clergé exigeait qu’il soit consacré au Seigneur. « Pour jouer au hockey, il ne restait à peu près que les fêtes foraines », dit Vigneault, chercheur et chargé de cours au Département de kinanthropologie de l’Université du Québec à Montréal. « L’archevêché de Montréal a même interdit aux francophones de participer aux sports d’hiver, comme le toboggan, la glissade sur le mont Royal et le hockey, de crainte qu’ils ne fraternisent avec les Anglais ! » À ses débuts, le hockey était donc surtout pratiqué par des cadres — presque tous anglophones —, qui jouissaient d’horaires de travail plus flexibles. Ce sport n’a commencé à se démocratiser qu’après la Première Guerre mondiale. Dans les années 1920, les pre mières lois du travail ont donné plus de temps libre aux l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 39 LA MACHINE À BROYER LES RÊVES employés. L’industrialisation a aussi fait chuter le prix de l’équipement de hockey. « Il faut dire que, à l’époque, il ne fallait pas grand-chose pour jouer, à part un bâton et des patins, dit Michel Vigneault. Il n’y avait pas encore de casque, de protège-coudes et d’épaulettes. » Aidé par le boum économique d’après-guerre, puis, dans les années 1940, par les nouvelles lois du travail édictées sous Adélard Godbout, le hockey voit s’accroître sa popu larité. Contrairement au curling, au ski alpin ou au tennis, encore réservés à l’élite bourgeoise anglophone, il est désormais considéré comme un sport « accessible aux masses », dit Vigneault. Cette époque marque le début de la dynastie du Canadien de Montréal, mené par Maurice Richard. Difficile de trouver meilleur ambassadeur que ce fils d’ouvrier — le père du hockeyeur travaillait aux ateliers Angus, dans le quartier Rosemont, à Montréal —, qui a appris à patiner dans sa cour arrière. Grâce au « Rocket » et à ses coéquipiers Jean Béliveau et Jacques Plante, issus comme lui de milieux modestes, le hockey est alors perçu par bon nombre de Québécois comme un ascenseur social. Une image qui perdure encore aujourd’hui. À tort, selon Michel Vigneault. « Il n’y a qu’à voir combien coûte une paire de patins [jusqu’à 850 dollars] pour s’en convaincre », dit-il. Lui-même un ex-joueur d’élite (il a évolué dans le mid get AAA), Michel Vigneault a définitivement tourné le dos au hockey. « Ça me dégoûte de voir que des parents ima ginent déjà leur fils de cinq ou six ans dans la LNH, comme si c’était leur pension, leur REER, leur rêve à eux. J’ai plutôt décidé d’entraîner des jeunes au baseball, où les parents mettent moins de pression sur leurs enfants. Tant mieux si certains parviennent au niveau élite, mais ce n’est pas comparable avec la folie du hockey. » ••• « C’est certain que les parents veulent parfois plus que leurs enfants », dit Dany Gauthier, entraîneur des Nordiques AAA, de la Rive-Sud, en face de Québec, rencontré après la victoire de son équipe novice au tournoi Champion des champions, au Complexe sportif Bell de Brossard. « On ne se fera pas de cachette : des tournois comme celui d’aujour d’hui, ce n’est pas gratuit. C’est devenu des PME, qui misent sur le rêve. » Malheureusement, dit-il, beaucoup de parents se bercent d’illusions et croient que si leur fils connaît du succès dans les rangs novices (à sept ou huit ans), il va percer dans la LNH. « Il reste beaucoup, beaucoup d’étapes à franchir... Ces parents ne sont pas conscients à quel point il faut être bon pour jouer dans les ligues majeures. » Gauthier est bien placé pour le savoir. Dépisteur en chef de l’Armada de Blainville-Boisbriand, dans la Ligue de hockey junior majeur, il sillonne année après année le 40 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité Québec et les provinces de l’Atlantique pour évaluer le talent et le potentiel des meilleurs espoirs. À 38 ans, Dany Gauthier compte également plus de 15 années d’expérience derrière le banc d’une équipe mineure, toujours dans l’élite. Un seul des joueurs qu’il a entraînés s’est rendu à la LNH : Patrice Bergeron, des Bruins de Boston. À 10 ans, Bergeron se démarquait déjà par son talent sur la patinoire et par son attitude à l’extérieur. Dany Gauthier n’a encore rencontré aucun autre joueur de cette trempe. « Tous les jeunes ici, au tournoi Champion des champions, sont capables de compter cinq ou six buts par match avec leur équipe habituelle, ils sont la crème de la crème », dit l’entraîneur des Nordiques en pointant du doigt les hoc keyeurs qui arpentent les couloirs du Complexe sportif Bell. « Tous rêvent de jouer dans la LNH. Tous ! Nous, les entraî neurs, on sait que ça n’arrivera pas. Personne ici ne va deve nir professionnel. Mais on ne veut pas briser leur rêve... » À peine 9 % des Canadiens de 5 à 18 ans sont membres d’une ligue de hockey. Et les inscriptions pourraient chuter de 20 % d’ici 2016, selon Hockey Canada. ••• Dans leur livre Selling the Dream, les auteurs Jim Parcels et Ken Campbell ont étudié le cheminement de 30 000 hoc keyeurs ontariens nés en 1975. Seuls 48 d’entre eux ont été repêchés par la LNH. De ce nombre, 32 ont joué au moins une partie dans la grande ligue et 15 plus d’une saison complète ! De ce club ultra-sélect, tout juste 6 ont franchi le cap des 400 parties, qui donne droit à des prestations de retraite de la LNH. Soit 0,02 % de la cohorte de départ. Les hockeyeurs nés après eux ont encore moins de chances d’atteindre la LNH en raison de l’arrivée massive des Européens et des Russes dans la ligue, à partir des années 1980 et 1990. Pour les tout jeunes Québécois, les probabilités sont encore plus faibles. Bob Sirois, ancien joueur des Flyers de Philadelphie et des Capitals de Washington, dans les années 1970, a fait le calcul. « Les gens autour de moi avaient toujours tendance à surestimer le nombre de Québécois qui ont joué dans la LNH. J’ai voulu vérifier », explique-t-il. Il a consacré deux ans à scruter l’odyssée des Québécois au sein de la LNH depuis le premier véritable repêchage de l’ère moderne du hockey, en 1970. Les équipes de la LNH ont recruté, toutes proportions gardées, beaucoup plus de Canadiens anglais que de Franco-Québécois. En ANDREW VAUGHAN / LA PRESSE CANADIENNE LA MACHINE À BROYER LES RÊVES 40 ans, seuls 176 Québécois francophones ont fait une carrière de plus de trois ans (200 matchs) dans la LNH. Du lot, pas moins de 41 % ont remporté des honneurs individuels, soit un trophée ou une participation au match des étoiles. Autrement dit, les meilleurs joueurs franco phones sont les bienvenus, mais à talent égal, il y a peu ou pas de place pour les « grenouilles », dit Sirois, dans les troisièmes ou quatrièmes trios. « La LNH est d’abord et avant tout la ligue nationale des Canadiens anglais, dit-il. Elle n’accepte que les meilleurs joueurs des autres nations, y compris le Québec. » Bob Sirois a aussi calculé que pour chaque groupe de 618 Québécois francophones à avoir joué dans la ligue midget, un seul a plus tard été repêché par la LNH. Presque deux fois moins que le nombre d’Anglo-Québécois. Ses conclusions, publiées en 2009 dans son livre Le Québec mis en échec : La discrimination envers les Québécois dans la LNH (Éditions de l’Homme), ont suscité la contro verse. Mais quatre ans plus tard, personne n’a encore contredit ses chiffres. Quelle que soit l’explication, qu’il y ait discrimination ou non, la réalité reste implacable : seule une infime mino rité, même parmi l’élite, atteindra les ligues majeures. ••• On pourrait comprendre les joueurs de niveau junior majeur — dernier échelon avant le repêchage de la LNH — de croire en leur rêve. En particulier les membres de l’équipe des Remparts de Québec, qui jouent chaque fois devant 10 000 à 12 000 per sonnes, soit plus que le public de certaines équipes de la LNH. « Les premières fois, c’est très énervant de patiner devant autant de monde », dit Anthony Duclair, l’un des piliers de l’équipe depuis son arrivée, en 2011. Le vieux Colisée a déjà accueilli une équipe de la LNH (les Nordiques) et vu défiler des légendes du sport, telles que Stastny, Gretzky, Lemieux et Tretiak. Après les matchs, les joueurs apprennent les rudiments de la langue de bois en répondant aux questions — souvent insipides — des journalistes. Et comme dans la LNH, de jeunes et jolies filles rôdent autour des joueurs à la sortie de l’aréna. La foule, les médias et les filles sont toutefois des dis tractions bien futiles pour les joueurs. Ceux qu’ils doivent véritablement séduire, ce sont les quelques dizaines de dépisteurs, rassemblés soir après soir dans les plus hauts gradins du Colisée. Presque tous vêtus de vestons noirs, calepins en évidence, ils tiennent l’avenir des jeunes Rem parts entre leurs mains. « Dans l’équipe, tout le monde sait qu’ils sont là, dit Anthony Duclair. Mais ça ne donne rien de s’en faire avec ça, on finit par l’oublier. » En cette froide soirée de janvier 2013, plus de 40 dépis teurs de la LNH assistent au match contre les Foreurs de Dans le hockey junior, à peine 2 % des jeunes accèdent à la LNH. Patrick Roy se garde de le leur rappeler. « Qui suis-je pour casser un rêve ? » Val-d’Or. La plupart des équipes ont dépêché un représen tant, certaines en ont même trois. « Quand tu calcules nos salaires et nos frais de déplace ment, tu vois que les équipes investissent au moins un million de dollars par an sur les choix de première ronde ; il ne faut pas se tromper », me dit Luc Gauthier, dépisteur des Penguins de Pittsburgh, rencontré entre deux périodes dans le minuscule salon jadis réservé aux journalistes quand les Nordiques évoluaient dans la LNH. Ce soir, les dépisteurs n’en ont que pour trois hockeyeurs : Anthony Duclair, son coéquipier Adam Erne et Anthony Mantha, attaquant des Foreurs, tous étiquetés comme de potentiels choix de premier tour. (Ce ne sera le cas au repêchage de 2013 que pour Mantha, recruté par les Red Wings de Detroit.) Les 37 autres joueurs qui s’éreintent sur la patinoire peuvent toujours rêver. L’entraîneur Patrick Roy le sait très bien. Mais il se garde de le leur dire. « Qui suis-je pour casser un rêve ? » me lance-t-il en me fixant de ses yeux bleu azur. L’entrevue se déroule dans son bureau du Colisée, quel ques semaines avant sa nomination au poste d’entraîneurchef de l’Avalanche du Colorado, au printemps dernier. « Toi, tu as décidé de devenir journaliste. Est-ce qu’il y avait un chemin tracé pour toi ? Non, il a fallu que tu l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 41 LA MACHINE À BROYER LES RÊVES joues des coudes. Moi, je crois que tout le monde peut réussir, parce que le talent n’explique pas tout. L’éthique de travail, la discipline et la persévérance sont des mots extrêmement importants et d’aucune manière liés au talent. » Dans le hockey junior canadien, y compris dans la Ligue de hockey junior majeur, seulement 2 % des jeunes accèdent à la LNH. Patrick Roy ignore combien de joueurs des Remparts y sont parvenus. Et il s’en fiche. « Certains vont réussir dans le hockey, dit l’ancien gardien de but et membre du Temple de la renommée du hockey. Mais d’autres vont réussir dans un autre domaine. Et pour nous, c’est une aussi grande fierté. Peu importe ce que tu fais dans la vie, tu dois être discipliné, travaillant, capable de travailler en équipe et dans des situations extrêmes. Mon objectif n’est pas juste de faire d’eux des joueurs de hockey, mais de meilleures personnes. » ••• Il est plus de 23 h et les gradins du Prudential Center, à Newark, sont presque vides. Plus de huit heures après le début du repêchage, le septième et dernier tour tire à sa fin. Dans le haut d’une des sections réservées aux joueurs et leurs proches, Louis-Philip Guindon et Nikolas Brouillard voient leurs derniers espoirs s’envoler. Vêtus de leurs plus beaux vestons, ces deux joueurs des Voltigeurs de Drum mondville, dans la LHJMQ, auront fait le voyage jusqu’au New Jersey pour rien. Quand le gardien-vedette des Devils, Martin Brodeur, à qui son équipe a fait l’honneur de lui laisser le micro pour annoncer aux derniers partisans encore présents l’identité du 208e et quasi dernier choix (son fils Anthony), Guindon se lève de son siège sans dire un mot, jette un coup d’œil à ses parents et file vers la sortie, la mine basse. À 18 ans, Guindon a dominé les gardiens recrues de la Ligue de hockey junior majeur du Québec au chapitre des victoires, des blanchissages et de la moyenne de buts accordés. Ce n’était visiblement pas suffisant pour retenir l’attention des dépisteurs de la LNH. En apercevant leur petit-fils près des aires de restauration rapide, les grands-parents Guindon tentent tant bien que mal de le consoler. « On est fiers de toi, mon grand », lui lancent-ils en posant la main sur son épaule. Le père de Louis-Philip, lui, semble aussi dépité que son fils. « On retourne bredouilles, c’est comme aller à la pêche et ne pas rapporter de poisson », me dit-il. Croisé à la sortie de l’aréna, alors qu’il s’apprête à mon ter dans l’autocar nolisé par l’agence qui le représente, CMG Sports, Nikolas Brouillard ravale aussi sa déception. Troisième marqueur parmi les défenseurs du hockey junior québécois, il figurait au 99e rang des meilleurs espoirs nord-américains, selon la liste finale du Bureau central de dépistage de la LNH. 42 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité « C’est pas fini, dit Brouillard. Je serai encore admissible au repêchage l’an prochain, et mon agent m’a dit que des équipes pourraient m’inviter à leur camp d’entraîne ment... » Comme beaucoup d’autres joueurs québécois non repêchés ces dernières années, il me cite l’exemple de David Desharnais, qui a surmonté d’innombrables obstacles avant de finalement se tailler une place parmi le Canadien de Montréal. En 2005, malgré une saison exceptionnelle dans les rangs juniors avec les Saguenéens de Chicoutimi, Desharnais avait lui aussi été boudé par les 30 équipes de la LNH. À 1,70 m (5 pi 6 po), il n’avait aucune chance de percer dans la ligue, disait-on. Piqué au vif, il a fait parvenir une lettre manuscrite aux dirigeants de plusieurs équipes de la LNH pour les convaincre de lui donner une chance. En vain. Deux ans plus tard, le joueur a finalement obtenu une invitation au camp d’entraînement des recrues du Cana dien... avant d’être cédé aux Cyclones de Cincinnati, dans la Ligue de la Côte Est. Il a alors affûté ses patins et sa patience. Après avoir dominé le classement des marqueurs de cette ligue, il a rejoint la Ligue américaine, avec le clubécole du Canadien. Mais ce n’est que trois ans plus tard, après s’être encore hissé parmi les meilleurs attaquants, qu’il a enfin été rappelé par le Canadien. Pour des milliers de jeunes hockeyeurs, David Desharnais est devenu un symbole de persévérance — récompensée l’an dernier par un contrat de quatre ans et 16 millions de dollars. Nikolas Brouillard aurait aussi pu citer le cas de PierreAlexandre Parenteau, repêché tard au neuvième tour en 2001, qui a également fait un détour par la Ligue de la Côte Est avant de toucher le gros lot l’an dernier avec l’Avalanche du Colorado (14 millions de dollars pour quatre ans). Il aurait pu évoquer le cas de Pascal Dupuis, qui a patiné quatre ans dans la LHJMQ avant de signer un contrat à titre de joueur libre avec le Wild du Minnesota, et qui fait aujourd’hui partie de la formation des Penguins de Pittsburgh. Ou citer Martin St-Louis, dont le parcours est digne d’un scénario hollywoodien. Ignoré au repêchage de 1993, le Lavallois a mis sept longues années — y compris un exil dans la défunte Ligue internationale de hockey — avant de se joindre aux Flames de Calgary, puis au Lightning de Tampa Bay. Martin StLouis a depuis remporté deux fois le championnat des marqueurs de la LNH, dont la saison dernière, à 38 ans. « On répète toujours à nos clients que le repêchage n’est pas la fin du monde pour eux », dit Allain Roy, président de l’agence CMG Sports. Au cours des dernières années, cet agent installé à Saint Louis, au Missouri, a permis à des dizaines de jeunes athlètes non repêchés d’obtenir une invitation à un camp d’entraînement d’une équipe de la LNH. Mais pour chaque Desharnais, Parenteau ou St-Louis, des centaines de joueurs en sont réduits, s’ils veulent ANDY MARLIN / NHLI par l’intermédiaire de GETTY IMAGES LA MACHINE À BROYER LES RÊVES continuer à jouer, à traîner leur sac de hockey de ville en ville, dans de vétustes arénas à moitié vides, pour un salaire bien en deçà de leurs rêves. Et pour chaque Desharnais, de nombreux choix de pre mier tour, promis à de grandes carrières, ne parviennent pas à disputer un seul match dans la LNH. Quand Angelo Esposito (aucun lien avec Phil et Tony) déroutait les défenseurs adverses dans l’uniforme des Remparts de Québec, des chroniqueurs sportifs l’ont com paré à Guy Lafleur et Sidney Crosby. Depuis sa sélection au premier tour, en 2007, par les Penguins de Pittsburgh, les journaux sportifs comparent ce Montréalais d’origine italienne aux pires flops du hockey. Après six changements d’équipe en trois ans (dont un séjour avec le Milano Ros soblu, dans la ligue italienne), Esposito, à 24 ans, n’a pas encore fait une croix sur la LNH. Mais le temps commence à manquer. Choix de premier tour des Sénateurs d’Ottawa en 1998, Mathieu Chouinard (un ancien des Cataractes de Shawi nigan) peut se vanter, lui, d’avoir atteint la LNH. Mais sa carrière a duré précisément deux minutes et 43 secondes, dans l’uniforme des Kings de Los Angeles. Malgré un pourcentage d’arrêts de 100 % (il n’avait accordé aucun but), il a été rétrogradé dans la Ligue de la Côte Est, avec un salaire de 750 dollars par semaine. Le Prudential Center, domicile des Devils du New Jersey, était plein à craquer le 30 juin pour le repêchage de la LNH. Des centaines de jeunes sont repartis bredouilles. Il a préféré accrocher ses patins en 2006. « J’aurais pu aller jouer en Europe, mais j’étais “tanné” d’être nomade et j’avais une écœurantite aiguë du hockey », dit-il. Après avoir été représentant pour une entreprise de transport et chroniqueur pour l’hebdo Nord Info, Chouinard est aujourd’hui entraîneur-chef des Nordiques du collège Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse. Si c’était à refaire, il se concentrerait davantage sur ses études. « Quand j’avais 16, 17 ans, mon entourage me disait que ce n’était pas important. Que de toute façon, j’allais jouer au hockey et être millionnaire… » À l’égard des jeunes qui s’accrochent à leur rêve en citant des cas comme celui de Desharnais, Gilles Lupien ne mâche pas ses mots. « Je leur dis d’arrêter de jouer et d’aller à l’école », lance ce géant de 1,98 m (6 pi 6 po), devenu l’un des premiers agents de joueurs au Québec, après sa carrière de six ans dans la LNH, à la fin des années 1970 (avec le Canadien, les Penguins et les Whalers de Hartford). « Des cas comme Desharnais, ça arrive une fois sur un million. Je dis aux petits gars : tu as combien de chances d’avoir une job si tu te donnes autant à l’école qu’au hockey ? 100 %. Le calcul est facile à faire. » l’actualité 15 DÉCEMbre 2013 } 43 LA MACHINE À BROYER LES RÊVES Mais asséner cette réalité à un jeune qui s’imagine encore dans la LNH l’est moins... Lupien assiste à des repêchages à titre d’agent depuis un quart de siècle. Il était aux côtés de Roberto Luongo quand celui-ci a été sélectionné par les Islanders, en 1997 (en 2009, il lui a négocié un contrat de 64 millions de dollars pour 12 ans avec les Canucks de Vancouver, le plus important jamais offert à un gardien de but). Il a vu des dizaines d’autres clients, accompagnés de leurs proches, crier de joie en entendant leur nom. Pourtant, Gilles Lupien déteste les repêchages. « C’est chaque fois le pire jour de ma vie », dit-il. Lupien se décrit comme un « protecteur » pour ses clients, un rôle qui lui sied bien, avec sa charpente imposante, ses cheveux grisonnants, sa poignée de main rassurante et son franc-parler. Mais il ne peut dicter ses choix aux équipes de la LNH. Ainsi, en ce jour de juin à Newark, parmi les cinq clients qu’il accompagne au New Jersey, deux repar tiront bredouilles. « Depuis l’âge de cinq ans, un petit gars rêve à la LNH. Tout d’un coup, il doit faire une croix là-dessus et penser à sa vie. De 18 à 85 ans, il va faire quoi ? » « Je le vis tous les ans depuis 26 ans. Je vois le petit gars qui se voit retourner à zéro. Tu ne peux pas t’imaginer, tant que tu ne l’as pas vécu, à quel point c’est dur. Depuis l’âge de cinq ou six ans, il rêve à ça. Tout d’un coup, il doit faire une croix là-dessus et penser à sa vie. De 18 à 85 ans, il va faire quoi ? » Gilles Lupien tente toujours de préparer ses clients à l’idée d’être rejetés par les 30 équipes. « Je leur dis que ça fait mal, que c’est plus souffrant qu’ils pensent. Mais tu ne peux pas être préparé à mourir. Tu ne peux pas. Tu as beau dire au petit gars : “Touche pas au poêle, ça brûle”, s’il met le doigt dessus, là il va vraiment comprendre vite. Ça ne s’explique pas, ça se vit. » Les hockeyeurs qui ont pris au sérieux leurs études ne sont pas immunisés contre l’intensité de la déception, dit-il. « Les études, c’est une béquille en cas de problème. Le jeune qui n’a pas été repêché se dit : “Aujourd’hui, j’ai les deux jambes coupées ; ta crisse de béquille, je verrai ça plus tard.” » Comme tous les agents, Gilles Lupien sait que, même parmi les élus, la joie risque d’être de courte durée. Selon Jim Parcels, coauteur de Selling the Dream, à peine un joueur repêché sur 10 aura une carrière de plus de 100 matchs dans la LNH. Et ce joueur aura tout intérêt 44 { 15 DÉCEMbre 2013 l’actualité à rester sur ses gardes. Chaque année, des centaines de jeunes loups fraîchement recrutés rêvent de prendre sa place... Quand je l’ai rencontré la première fois, en janvier dernier, en banlieue de Québec, Wendell Duclair se disait plus que conscient des obstacles qui se dresseraient sur la route de son fils après le repêchage. L’entrevue se déroulait dans le condo qu’il avait loué pour se rapprocher d’Anthony, qui traversait alors une période difficile avec les Remparts. Sur son ordinateur portable posé sur la table de la cuisine, Wendell Duclair m’a montré les tableaux des récents repê chages, décortiquant les colonnes de chiffres à la façon d’un analyste financier. « Qu’arrive-t-il aux jeunes quatre ou cinq ans après cette fameuse journée ? Peut-être que 15 ou 20 ont fait la ligue, m’a-t-il dit. Les 200 autres, on n’en entend plus jamais parler. Jamais ! L’histoire se répète chaque année. » Les membres de la cuvée 2013 n’y échapperont pas. Certains toucheront le gros lot. La plupart finiront par enterrer leur rêve. Mais en ce soir de juin, dans les coulisses du Prudential Center, ils ne veulent pas entendre parler de statistiques. Pendant que Nikolas Brouillard, Louis-Philip Guindon et des dizaines d’autres espoirs canadiens, américains et européens quittent le bâtiment désillusionnés, les « élus » festoient avec leurs familles dans un bar surplombant la patinoire d’entraînement des Devils du New Jersey. Bière à la main — parfois leur première depuis des mois —, ils découvrent où leurs coéquipiers ou leurs adversaires d’hier ont abouti. Spontanément, les familles du géant beauceron Samuel Morin (premier choix des Flyers), du Montréalais Émile Poirier (premier choix de Calgary), du gardien de Rosemère Zach Fucale (choix de deuxième tour du Canadien) et de quelques autres Québécois se rassemblent pour échanger. William Carrier, choix de deuxième tour des Blues, me demande discrètement où se situe Saint Louis sur une carte de l’Amérique du Nord. « C’est-tu loin de Montréal ? Est-ce qu’il y a un gros décalage horaire ? » Même s’il a été sélectionné 23 rangs — et près de deux heures — avant Anthony Duclair, Carrier semble presque jaloux quand il l’aperçoit dans l’uniforme des Rangers, souriant à pleines dents. « Wow, New York ! Chanceux ! » Wendell Duclair, lui, semble encore un brin sonné par la sélection tardive de son fils. « Les dépisteurs à qui j’ai parlé m’ont tous dit qu’Anthony avait le talent pour réussir, me dit-il. Les attentes étaient tellement élevées que ça a joué contre lui. Mais je te le dis : Anthony va être la surprise de ce repêchage ! » Cet article n’aurait pu voir le jour sans la contribution exceptionnelle des familles de plusieurs joueurs, dont celle d’Anthony Duclair (en particulier son père, Wendell).