Untitled - Jérémie Rentien

Transcription

Untitled - Jérémie Rentien
Avant-propos
Il y a quelques temps, je me rendis en Italie dans la province
piémontaise pour assister à un déjeuner de famille.
Aussi, si j’escomptais comme d’habitude un déjeuner en petit
comité, quelle ne fut pas ma surprise quand, en entrant dans
la grange familiale, je vis installée une longue table d’environ
huit à neuf mètres de long autour de laquelle était assis
plus d’une trentaine de convives (inconnus au bataillon
d’ailleurs). Confus, je m’assis à la table et l’on apporta les
plats. Et si j’étais déjà décontenancé, le déjeuner n’aida pas.
En effet on nous servit : le pape (un lointain cousin de mon
grand-père, « l’ancêtre ») d’abord, les invités étrangers ensuite
(dont moi), puis le reste de la famille. Jusque là tout était
normal. Mais alors que je m’apprêtais à plonger ma fourchette dans mon assiette, ma voisine me tapota l’épaule et
me fit signe de la reposer. Je m’exécutai. Un silence complet
envahit les lieux et tous les regards se tournèrent vers le pape
assis en bout de table. Celui-ci prit ses couverts avec lenteur
et les croisa au-dessus de son assiette. Tous les convives
firent de même et moi, absolument perdu, aussi. Le pape
garda cette position pendant plusieurs longues secondes
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Stratégie de table, théâtre de négociations
puis, d’un coup sec et sonore, décroisa ses couverts et se
mit à manger. Tout le monde l’imita et commença alors à
discuter comme si de rien était. Et tout redevint normal. Un
déjeuner italien typique où tout le monde parle haut et fort
et se passe sans arrêt les nombreux plats en sauce disposés
sur la table.
Après les plats, on apporta le dessert, que je dégustai avec
plaisir jusqu’à ce que sans prévenir, tout le monde se tut de
nouveau —le rituel n’était pas terminé. Tous les regards
étaient une nouvelle fois tournés vers le pape qui finissait
avec le sourire son assiette. Et si la plupart des convives
continuaient de manger, elles le regardaient tout de même,
l’oeil en coin comme attendant un signal. Et signal il y eut.
Quant le pape eut fini son assiette, il reposa avec détachement
ses couverts dans celle-ci, croisés. Et dès l’instant où il le fit,
tous les convives s’arrêtèrent de manger et posèrent à leur
tour leurs couverts. Il y eut un silence bref et tout le monde
recommença à discuter. On nous débarrassa et les cafés
furent servis.
Suite à cette étrange épisode, les déjeuners et diners
familiaux redevinrent tout ce qu’il y a de plus banals. Et bien
que je puisse questionner plusieurs membres de la famille
sur cette curieuse tradition, on me répondit chaque fois que
l’on avait toujours fait comme ça. Et je compris vite qu’à
leurs yeux il n’y avait pas matière à débattre.
Je rentrai donc, et curieux de comprendre ce qu’était cette
étrange coutume, j’effectuai quelques recherches sur le sujet.
Et si je trouvai l’origine de celle-ci, je découvris un sujet
bien plus vaste, bien plus riche que je n’aurais osé le
penser. Aussi je continuai mes recherches sans trop me
poser de questions. Et bien qu’étant conscient que ce sujet
ne rentrait pas —a priori— concrètement dans le cadre
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Avant-propos
du mémoire, je ne pouvais que constater que j’avais trouvé
un sujet qui m’intéressait, me passionnait même, et que je
n’aurais aucun mal à le traiter.
Mais à quoi bon écrire sur un sujet qui m’était si étranger ?
Comment celui-ci pouvait-il nourrir mon travail alors qu’il
n’entretenait aucun lien apparent avec celui-ci ?
En effet, aucun lien « apparent ». Car un lien avec mon
travail il y en avait un, et de taille. Si je ne pouvais relier
ce sujet avec mes travaux, c’est qu’il n’avait pas de rapport
ni visuel ni thématique, mais un rapport de processus. Car
en définitive, si les coutumes de table et de réception sont
extrêmement rigides et codifiées, mon processus créatif l’est
tout autant.
En effet, j’impose un cadre extrêmement rigide à mes films.
Et si j’aime à contrôler chaque aspect de leur réalisation, la
mise en scène apparait pour moi comme un véritable terrain
de jeu. Aussi, si je ne pouvais réprimer mon envie de parler
de la table et de sa propre mise en scène, c’est qu’elle
se trouvait être un cadre dans lequel cette volonté de tout
contrôler apparaissait comme à son paroxysme. J’y voyais
donc l’opportunité de comprendre un peu plus — en en étudiant
une des plus extrêmes formes— pourquoi je tenais tant à tout
régir.
*
J’ai pu noter que l’élaboration d’un diner s’inscrivant dans
un cadre bourgeois, cérémonial ou diplomatique s’ordonne
toujours comme une véritable pièce de théâtre, en cela qu’il
est d’abord écrit, plusieurs fois répété puis enfin joué lors
d’une unique représentation. J’ai appréhendé l’écriture de ce
mémoire de la même manière.
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Stratégie de table, théâtre de négociations
D’abord l’écriture. L’élaboration de la mise en scène et du
décor ou : comment la table met-elle en scène des rapports
humains par son cadre ? Puis l’interprétation du texte par
le comédien ou : comment le cuisinier travaille-t-il les menus
pour mettre en avant dans l’assiette les messages que l’hôte
tend à communiquer à son invité ? Et enfin le jeu et le lot
d’imprévus inhérent à toute représentation théâtrale ou :
comment la table, et par extension la cuisine, peut-elle sortir
du cadre des négociations et devenir une arme ?
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Jérémie Rentien
Introduction
«Convives, asseyez-vous à table, montez sur les planches.»
La table est un théâtre. Un lieu de représentation. Pourtant,
à première vue elle n’apparait pas comme telle. C’est un
lieu commun, presque quelconque pour l’individu. Outre le
fait qu’elle permette de placer son assiette à une hauteur
commode à la dégustation, elle ne représente aucun intérêt
pour l’individu isolé. Le mangeur solitaire d’ailleurs, qu’il
soit sauvage, ermite ou tout simplement un homme contemporain seul, mange-t-il nécessairement à table ? Non. Si
l’ermite mange à même le sol, l’homme contemporain ne
voit aucun inconvénient à poser son assiette sur ses genoux,
les yeux rivés sur sa télévision. Car pour ce mangeur, le
fait même de manger ne nécessite aucune forme de mise en
scène. Qu’il mange goulûment la viande crue, l’os en main,
ou qu’il mange à la grande cuillère son plat surgelé encore
dans sa barquette, il exempte son action de toute théâtralité.
Et pourquoi ? Tout simplement parce qu’il est seul, et qu’il
n’est soumis au regard de personne. La représentation théâtrale
ne repose-t-elle pas justement sur ce fondement essentiel
qu’est le public ?
Arrêtons-nous un instant sur un exemple de mangeur
solitaire de haut rang, le Roi Louis XIV. Il mangeait seul
certes, mais à table. Celui-ci aurait tout à fait pu manger
l’assiette sur les genoux. N’était-il pas roi ? N’avait-il pas
tous les pouvoirs ? Alors pourquoi manger à table ?
Tout simplement parce qu’il mangeait, seul à sa table certes,
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Stratégie de table, théâtre de négociations
mais en public. Sa table était même juchée sur une estrade.
L’image est parlante ! Quand le Roi de France entrait dans la
salle à manger, l’intendant frappait le parquet du bout de sa
canne pour annoncer à l’assemblée son arrivée . Notre monarque
s’asseyait à sa table, mangeait en silence, aux yeux d’une
foule de courtisans, puis, son repas terminé, se levait et
demeurait debout quelques instants sous les doux applaudissements de son assistance.
N’est-ce pas là l’archétype de la représentation théâtrale ?
N’y a-t-il pas plus emblématique que l’estrade ? Le brigadier
ne frappe-t-il pas trois fois les planches du théâtre pour
annoncer le lever de rideau au public ? N’est-il pas coutume
de saluer sous les applaudissements de l’assemblée en fin de
représentation ?
Que le public soit donc à table ou n’agisse qu’en spectateur,
du moment que la table se trouve en rapport avec plus d’une
personne, celle-ci change de statut. De l’objet purement
fonctionnel, elle devient le cadre introductif d’une forme
relationnelle. La table de notre Roi par exemple, introduit
une distance hiérarchique entre celui-ci et ses courtisans. Par
sa forme, sa scénographie et l’ordonnance de son service,
elle figure que nul n’est assez pur pour pouvoir s’y asseoir.
Et cela s’applique pour tout diner « public ». L’organisation
de la table, sa forme, le placement des convives autour de
celle-ci, la qualité des mets que l’on y déguste, en bref sa
mise en scène, permet au convive de déterminer à quel ordre
d’interaction elle appartient. La table est aussi en cela un
cadre théâtral, elle offre au convive un espace où composer,
en fonction du dispositif, le rôle qu’il lui est attribué. Que
le cadre soit formel ou non, qu’il offre une souplesse de jeu
ou qu’à l’inverse il soit contraignant, le convive devra le
déterminer et en appliquer alors les usages sous peine de se
retrouver dans une position très instable. Instable, car cette
table « publique » réunit des convives conscients, en cela
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Introduction
qu’ils ne se réunissent pas autour d’une table pour le simple
fait de combler ce besoin animal qu’est de manger. Cela ne
serait que la réunion absurde de mangeurs solitaires. Non, ce
sont des convives conscients d’être convives, conscients de
l’autre et de la perception que celui-ci a de sa personne.
*
Si le convive adapte donc son comportement à la table en
fonction de ce que celle-ci figure, le travail de l’hôte réside
dans le choix et la mise en scène effective des signes qu’il
veut communiquer. Et c’est sur cette « interstice » —le
propre et le figuré— que la mise en scène de table joue. Et
elle repose sur deux fondements essentiels : le plan de table
(ou structuration spatiale du décor) et l’élaboration du décor
en tant que tel (objets, service, rituels) qui devront se
soumettre à une seule et unique contrainte, seule garantie de
la réussite du repas, inhérente à toute forme de commensalité :
la convivialité.
L’attribution des places autour de la table permettra, dans
un premier temps, de donner forme —dans un sens presque
sculptural — , de la même manière qu’un moule, à la nature
relationnelle du repas. Les convives, plus ou moins contraints
de partager cette configuration pendant toute la durée du
repas, n’auront pour seul choix que de s’y soumettre. Le
dispositif du plan de table permettra donc de passer d’une
forme « prétendue » à une forme jouée qui pourra devenir
ensuite, suivant le bon déroulement du repas, une forme
effective de relations.
Aussi, s’il ne s’agit pas seulement de placer ses convives
dans un certain ordre pour que la table prenne la forme des
relations, il s’agira de travailler au « bon déroulement du
repas » qui pourra non pas garantir, mais du moins favoriser
la prise effective de la forme relationnelle escomptée.
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Stratégie de table, théâtre de négociations
Si le choix est large et les combinaisons multiples, l’hôte devra
cependant considérer que chaque élément se fera, de plus,
le miroir du degré d’estime qu’il accorde à ses convives. Le
choix des couverts, la qualité des mets, la décoration de la table
seront autant d’éléments alors considérés par le convive, qui,
en fonction de leur nature, se verra plus ou moins enclin à
transformer la relation qu’il entretient avec ses voisins et
avec son hôte.
Considérons cependant que si la table s’inscrit dans un
contexte familial, la difficulté sera moindre. En effet, la
proximité des convives n’appellera pas à la création d’un décor
complexe et significatif. La relation qu’ils entretiendront à
table sera en continuité avec la relation qu’ils entretiennent
en dehors de celle-ci.
C’est dans un contexte cérémonial ou mondain que la tâche
se révèle ardue. En effet, le rapport de convive à convive est
moins, si ce n’est pas, défini. Et s’il ne s’agit en rien d’en
questionner l’hôte sur sa nature, celui-ci se devra de la
figurer, de manière significative par la mise en scène.
En conséquence, c’est cette table que nous allons traiter tout
au long de notre exposé. Cette table mondaine, non définie,
qui n’est autre qu’une page blanche que le metteur en scène,
et dans notre cas, l’hôte se doit de remplir.
*
«La table est une extension figurative qui met en scène des
objets et des acteurs, des usages et des rôles.»
Jean Jacques Boutaud, Imaginaire de la table.
Nous allons le voir, la table est riche de signes, qui, articulés
entre eux, créent du sens. Et, s’il se révèle essentiel pour le
mondain d’en connaitre la mécanique, la table est pour moi
16
Introduction
d’un intérêt autant anthropologique que plastique, analogue
à l’étude de toute forme artistique. Car c’est sur la relation
entre le spectateur/acteur et la forme que se base l’oeuvre.
Aussi s’il est naturel pour l’artiste d’étudier le rapport à cette
constante, il s’agit ici d’en discerner les plus complexes
combinaisons, à table.
Et nous allons le voir tout au long de notre exposé, si celle-ci
apparait comme un espace tangible, les rituels qui s’y inscrivent sortent de loin de son simple cadre. La Mafia sicilienne,
les Yakuzas japonais et même nos propres hommes politiques
usent du pouvoir symbolique et convivial de la table pour y
négocier entre eux, avec charme, des accords. Et, nous le
verrons, la qualité d’un repas, le bon respect de l’Étiquette,
le choix d’un bon ingrédient par le cuisinier pourra décider
de la vie ou de la mort de nations toutes entières.
Une occasion de comprendre pourquoi, dans la négociation,
la symbolique prend le pas sur le discours et par extension
pourquoi, en société, l’homme tend à paraitre plus qu’à être.
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L’écriture
La Mafia, de la diplomatie en famille
Nous avons évoqué plus tôt la différence de structure
relationnelle entre la table familiale et la table mondaine.
Ce sont deux cadres radicalement différents. Ceux-ci apparaissent cependant comme se mêler dans l’univers Mafioso
—notamment dans la Cosa Nostra sicilienne et sa branche
américaine. Aussi, nous allons le voir, si pour l’hôte, mettre
en scène la table, en famille ou en société, se révèle déjà une
entreprise difficile, il devra ici jouer sur les deux tableaux.
On en imagine la complexité.
Bien que la Mafia soit une organisation politique et criminelle
(mondaine), elle est aussi affaire de famille. Famille au
singulier, car si l’Honorable Société est certes constituée de
plusieurs clans familiaux, elle tend à s’organiser en apparence
comme une seule et grande famille.
Mais permettons-nous de souligner cette question de
l’apparence. Il faut noter que la Mafia sicilienne met un
point d’honneur à respecter ce qu’en Italie on nomme
la « Bella figura ». Ce concept repose sur l’idée de donner
la meilleure expression de soi-même, que ce soit par son
élégance vestimentaire, son aisance dans la conversation, sa
politesse etc. Aussi, les bonnes manières, le tact, l’Étiquette sont
autant de composants qui définissent la ligne de conduite de
la Mafia. Et si celle-ci tient d’ailleurs tant à faire preuve
21
Stratégie de table, théâtre de négociations
de « Bella figura », c’est que ce concept est certes très italien
et inscrit dans sa culture —n’avons-nous pas tous en tête
l’image du jeune homme italien aux cheveux gominés, vêtu
d’un costume blanc brillant, portant lunettes de soleil et moustache parfaitement dessinée ?— mais qu’il est directement
associé aux notions de fierté et de respect. Aussi, bien que la
Mafia se considère comme fière et respectable, elle commet
des actes d’une grande cruauté, mais avec élégance . Et c’est
d’ailleurs une des raisons qui vaut à la Mafia d’être tant mise
en scène au cinéma : deux notions à première vue incompatibles, la violence et l’élégance, qu’elle unit avec ce goût tout
à fait latin qui séduit tant le spectateur. En définitive donc, les
rapports mafieux se basent sur le « paraître ». Et si, comme
dans toute grande famille —que ce soit dans l’intimité ou
pour affaires— son activité se vit essentiellement à table, on
peut comprendre qu’elle soit pour nous d’un réel intérêt.
Mais avant de noter comment la Mafia se comporte à table,
il est bon de considérer ce qu’elle y partage. Car si nous
étudions la mise en scène de l’union autour d’une table, la
cuisine italienne apparait comme autant propice à celle-ci
qu’à la discorde.
En effet, si la Mafia est une affaire de famille, pour les italiens
la cuisine l’est aussi. Et si la Mafia italo-américaine a très
vite pris son autonomie par rapport à la Cosa Nostra
sicilienne, la cuisine reste en définitive le seul lien —émotionnel j’entends— qui l’unisse encore à cette lointaine Sicile
natale. Aussi, bien que bon nombre de ses membres y soient
nés, les autres ont, eux, vu le jour sur le sol américain et ne
la connaissent, outre les rêveuses descriptions qu’ont pu leur
en faire leurs ainés, que par la cuisine.
Et si une chose permet d’identifier la Mafia sicilienne de
toutes les autres bandes de crime organisé, c’est son rapport
à la gastronomie. Aussi on pourrait même aller jusqu’à dire
que ce qui l’unit, c’est la sauce tomate.
22
La Mafia, de la diplomatie en famille
Certes la formule peut sembler réductrice, mais il n’en est
rien. L’importance de cette sauce tomate —et notamment
dans les films et autres séries qui mettent en scène l’Honorable
Société— est notable.
Si l’on se penche par exemple sur les scripts de deux films
de Mafia les plus emblématiques : à savoir la trilogie The
Godfather (Le Parrain) de Francis Ford Coppola et Goodfellas (Les Affranchis) de Martin Scorsese, on pourra noter
que chaque ingrédient qui compose cette traditionnelle sauce
tomate italienne —ail, basilic, sel, poivre, huile d’olive et
tomates bien entendu— apparait au moins une fois. Le mot
tomate, lui, revient même neuf fois dans The Godfather et
onze fois dans Goodfellas. Et Martin Scorsese ira même
jusqu’à faire apparaitre la recette complète de la sauce
tomate dans le générique d’un de ses premiers courts
métrages : Italianamerican (1974).
Certes cela parait tout à fait étonnant pour des films retraçant
la vie d’une organisation ô combien criminelle, mais il faut
noter que l’importance de la sauce tomate, et par extension
de la famille, est telle pour la Mafia sicilienne —du moins
d’origine— qu’elle apparait comme prendre une place égale
à celle du crime. On comprendra donc que les films et autres
séries de Mafia mette l’accent sur cette notion fondamentale.
Dans la série The Sopranos¹ par exemple, presque chaque
épisode est construit sur l’alternance entre scènes de repas
et activité criminelle. Le chef de famille, Tony Soprano,
presque toujours à table avec, soit sa véritable famille, soit
sa « family » —les capos de son organisation— dirige en
¹ La série The Sopranos, considérée comme l’une des meilleurs productions
télévisuelles des années 2000, cumule à ce jour plus d’une quarantaine de prix pour
sa richesse scénaristique et sa très grande justesse, tant dans la transcription d’une
société américaine à l’aube du nouveau millénaire que dans la mise en scène fidèle
d’une mafia qui a certes évolué avec son temps,mais qui garde ses automatismes et
son caractère originel.
23
Stratégie de table, théâtre de négociations
parallèle, entre chaque bouchée de spaghettis, les actions sur
le terrain.
On retiendra d’ailleurs une scène type. D’une dizaine de
minutes, celle-ci apparait à la saison trois et met en scène
Tony Soprano et son oncle Junior Soprano, parrain de
l’organisation, avachis en bons américains devant le
journal télévisé. On y annonce la sortie de prison de plusieurs
membres de la family dont le journaliste détaille la liste des
crimes et des méfaits. Aussi, si cela les intéresse vivement,
ils sont constamment —et nous aussi— interrompus par
Janice, la soeur de Tony, qui décrit à haute voix la préparation
de son ragout, qu’elle tient d’ailleurs absolument à leur faire
goûter.
On voit ainsi se mêler sans interruption dans cette séquence,
des gros plans sur la sauce tomate et des plans de mafieux
menottés.
Et l’on retrouve un plan très similaire dans le premier The
Godfather. Michael Corleone vient de tuer d’une balle dans
la tête les deux ennemis de la famille, Sollozzo and McCluskey.
Il s’enfuit donc en Sicile pour se faire oublier et pouvoir ainsi
revenir à New York une fois l’orage médiatique passé. Aussi,
pour mettre en image cette période, Francis Ford Coppola, fait
s’alterner en fondus couvertures de journaux, qui dans leurs
enchainements montrent l’évolution de l’affaire, scènes de
repas et de cuisine.
Certes ces séquences « Sauce tomate sur fond de macchabées »
apparaissent comme résumer la vie mafieuse avec une poésie
toute cinématographique. Elles ne sont cependant pas que
symboliques. Le rapport à la cuisine est si fort pour la Mafia
que dans certains cas le bon déroulement d’un repas, le bon
respect des recettes traditionnelles, peut avoir une incidence
réelle sur la vie ou de la mort d’un homme.
On citera à ce propos ce déjeuner de 1924 qui fut offert par
24
La Mafia, de la diplomatie en famille
le petit chef Mafioso Don Cuscia au grand chef de la Cosa
Nostra, Giuseppe Genco Russo.
Don Cuscia, chef du village Piana degli Albanesi situé
dans la province de Palerme, ayant eu vent du passage du
grand Don l’invita à venir déjeuner dans son village.
Celui-ci accepta et fit transmettre à Don Cuscia qu’il viendrait déjeuner ce jour-là même, ainsi que tous ses hommes
(plus d’une vingtaine). À midi, celui-ci arriva comme prévu et
fut accueilli par son hôte. Ils passèrent à table et Don Cuccia
fit son discours devant l’assemblée, souhaitant la bienvenue à
son chef et l’assurant de sa plus grande fidélité, qu’il conclut,
sans lui laisser le temps de répondre, par un vif « Su di esso,
buon appetito ! » (« Là-dessus, bon appétit ! ») avant de vider
son verre d’un trait suivi en conséquence de tous les autres
convives. La première erreur avait été commise. En effet, si
dans la logique de table, mafioso ou non, l’hôte doit attendre
que l’invité réponde à son toast pour pouvoir boire, ici Don
Cuscia avait déshonoré son invité et l’avait contraint à boire
sans qu’il l’ait décidé. En effet, il aurait été tout à fait ridicule
de prononcer son toast alors que tout le monde avait déjà bu,
ou de ne pas boire alors que tous les convives autour de la
tablée s’y appliquaient.
À l’instant où le toast fut terminé, on apporta sur la table
d’énormes plats d’étain dans lesquels étaient entassés en
vrac jambons, paupiettes et saucissons, poulets, agneaux et
quartiers de boeufs découpés en parts de plus de six cents
grammes, ainsi que de larges assiettes creuses remplies à ras
bord d’huile d’olive dans lesquels Don Cuscia proposa au
Don Russo d’y tremper la viande qu’il lui avait servi de la
pointe de son poignard, sans le consulter. C’était trop pour
notre Don qui considérait ce grossier service comme une
atteinte à sa dignité et à la cuisine sicilienne. Aussi il se promit
de se pencher sur le cas de Don Cuscia qui disparut au
lendemain du déjeuner et dont le corps fut retrouvé quelques
mois après, enterré non loin du village de Piana degli
Albanesi, accompagné d’une assiette en étain.
25
Stratégie de table, théâtre de négociations
*
S’il s’agit donc de ne pas faire de faux pas quand on en vient
à la cuisine du pays, le bon déroulement du repas dans toutes
ses conventions de table est tout aussi essentiel. Car il ne faut
pas oublier que si la Mafia tend à se représenter comme une
seule et grande famille, elle est toutefois composée d’une
poignée d’hommes à la gâchette facile, dont la portée des
négociations qui prennent part à sa table, sortent de loin du
simple cadre familial.
Aussi, si l’on parle, à la table bourgeoise, de l’importance
du respect de l’Étiquette comme garantie d’un repas sans
heurts, le mafioso y est tout autant attaché. À une différence
près cependant. Si à la table bourgeoise, les convives sont
conscients de la hiérarchie et accoutumés à la rigueur sinistre
qui découle de celle-ci, le mafioso, lui, doit simuler l’entente
et rendre aussi familiale que possible l’atmosphère du repas.
Qu’importe la véritable nature des sentiments que chacun de
ses chefs cultive envers son prochain, qu’importent les
enjeux de leurs conversations, il s’agira de toujours le traiter
comme un frère ou dans certains des cas comme un père.
Si les mafieux se réunissent donc autour d’une table, ils n’en
ignorent pas les usages. On notera au passage un épisode
des Sopranos où l’un des chefs, considérant qu’il n’est pas
traité comme il le devrait, décide de ne pas payer pour tous
au restaurant. Et bien, on ne l’y reprendra plus, car il en
ressortira à grands coups de pelle dans le crâne !
Et s’ils n’en ignorent pas les règles, ils en ignorent encore
moins la portée qu’elle peut avoir sur le discours. Le plan de
table, dans sa géométrie, est donc toujours considéré.
En effet, et bien que les tables soient souvent rondes, celles-ci
changent de forme suivant le message que l’hôte souhaite
faire passer à ses convives. Bien entendu, nous ne sous-entendons
26
La Mafia, de la diplomatie en famille
pas que le Mafioso change réellement les tables de son salon
suivant les situations. Il est seulement étonnant de noter que,
qu’importent nos sources —soient-elles du cinéma de fiction
ou des écrits rendant compte fidèlement d’un véritable diner
de Mafia¹ — toutes les tables sont en parfaite adéquation avec
la situation. Aussi, bien que les exemples soient nombreux,
nous n’en exposerons que quatre qui apparaissent comme les
plus révélateurs.
*
Commençons tout d’abord par cette table ronde. Si nous
retrouvons le plus souvent cette configuration lors des diners
mafioso, c’est que fondamentalement elle s’inscrit comme
la plus propice à l’instauration de rapports calmes et justes
—et cela est important, sachant que chacun des convives est
armé jusqu’aux dents. En effet, suivant la logique de la table
ronde du roi Arthur, celle-ci met chaque convive (ou chevalier) sur un même pied d’égalité, car elle place chacun à égale
distance de son prochain. Aussi, même si l’un d’eux dirige
la conversation, sa place à table ne sous-entend pas une
quelconque prise de pouvoir.
L’exemple qui suit apparait comme en parfaite adéquation
avec cette idée et semble, de plus, en être le paragon tant
l’image est parlante. Cet exemple apparait dans la troisième
partie du The Godfather.
Maintenant chef des cinq familles qui à elles seules dirigent
toute l’activité mafieuse de la ville de New York, Michael
Corleone décide d’en faire passer les affaires dans la légalité.
Et pour ce faire, il décide de se retirer totalement de la
Mafia, nouvelle qui ne sera pas du goût de certains. Aussi, il
convoque chaque parrain de l’organisation américaine dans
¹
La Mafia se met à table — J.Kermoal, M.Bartolomei — Actes sud 1986.
27
Stratégie de table, théâtre de négociations
un de ses casinos d’Atlantic City à venir partager un diner.
Et l’on comprendra dans la description qui suit pourquoi il
choisira cet endroit et non pas un autre. Aussi si Michael
Corleone place ses invités autour de cette table ronde qui
figure, ou du moins suscite, l’entente —qui ne sera que
brève — , il ne s’arrête pas qu’à celle-ci. En effet, même les
murs de la salle forment un cercle. Même le service de table,
suivant le même système, se résume à un plateau tournant,
situé au centre de la table, duquel les convives peuvent se
servir en même temps.
On l’aura compris, tout est pensé comme pour pallier un
quelconque débordement. Aussi, nous pouvons convenir que
si la forme circulaire suscite l’entente, elle abolit en conséquence
les hiérarchies et peut être, dans certains cas, une aide
supplémentaire à la négociation.
**
Dans l’ultime épisode de la saison quatre des Sopranos,
Tony Soprano est forcé de prendre une décision vis-à-vis
de son cousin Tony Blundetto (interprété par l’excellent
Steve Buscemi) dont la bande décime petit à petit sa famille.
Ne pouvant cependant se résoudre à tuer un membre de sa
propre famille, il en informe son équipe et celle-ci s’avère
vivement opposée à sa décision. Aussi, si Tony sent que son
équipe met en question son statut de chef, il décide de mettre
les choses au clair lors du diner d’anniversaire d’un de ses
membres. Et c’est avec brio qu’il use de l’instrument de pouvoir
qu’est la table pour ré-asseoir son autorité.
Alors que tout le monde est déjà à table, dégustant des
antipastis, Tony arrive dans la pièce avec un sourire jovial.
Et s’il ne s’excuse pas de son retard, il prend même son
temps pour aller s’asseoir à la table, faisant d’abord le tour
de celle-ci pour saluer, les uns après les autres, chacun des
convives assis. Et c’est là qu’est l’astuce : si les convives
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La Mafia, de la diplomatie en famille
sont déjà assis, lui reste debout. Avec naturel, Tony contraint
alors chaque capo à le regarder d’en bas, le cou tordu, établissant
d’emblée un rapport de supériorité. Et s’il les domine
déjà physiquement, il accentue cette position en les tapotant gentiment sur la tête ou en leur serrant l’épaule.
Une fois chaque capo salué, il se dirige ensuite en bout
de table où son assiette l’attend, mais reste encore une fois
debout. Il s’adresse alors avec poigne à l’assemblée et
déclare (en bref) que s’il a été désigné chef de cette famille,
il ne s’agirait pas de lui désobéir. Et sans toucher au verre de
vin que lui tend fébrilement l’un de ses capos, il conclut en
annonçant « I can’t stay. So boys, enjoy your dinner »
(« Je ne peux pas rester. Les gars, profitez bien de votre
diner »), avant de sortir de la pièce sans se retourner.
Cet exemple met en exergue cette notion de famille dont
nous parlions plus tôt. En effet, l’image est parlante. Tony
Soprano dirige la conversation debout, en bout de table, et
domine ses capos assis autour. L’analogie est simple. Tony
est à la place du père de famille et ses capos en sont réduits à
prendre la place de ses enfants.
Même s’il est permis d’en douter, on peut cependant
affirmer que Tony a entièrement calculé cette manoeuvre.
Et la séquence qui précède ce diner nous en donne déjà une
première preuve. Dans celle-ci, alors qu’il est déjà en retard,
Tony décide de jouer avec son fils, chose qu’il ne fait jamais,
faute de temps dit-il, et qui lui vaut les réprimandes incessantes de sa femme dans de nombreux épisodes. On peut
donc soupçonner qu’il choisit délibérément de ne pas être
à l’heure. Et si en partant, sa femme lui demande à quelle
heure il compte rentrer, celui-ci répond qu’il ne sera pas
long. On peut se donc douter qu’il compte bien ne pas s’y
éterniser non plus. Mais pourquoi choisit-il donc l’événement
du repas pour asseoir son autorité ?
Tout simplement parce que c’est un diner de célébration où
29
Stratégie de table, théâtre de négociations
chaque convive n’a de rapport avec la table que le confort et
la détente. Aussi si Tony fait preuve de fermeté, il apparait
en rupture avec ce que celle-ci figure, mettant en valeur la
différence de conduite entre chef et capo. Et s’il ne s’assoit
pas, ce n’est que pour renforcer ce contraste.
***
Nous l’avons vu, la table permet de mettre en scène des
rapports. Et si dans la plupart des cas, la géométrie de la
table sous-entend au convive quel comportement celui-ci
doit adopter, elle apparait dans l’exemple qui suit comme se
voulant parfaitement explicite. L’exemple se révèle d’autant
plus intéressant qu’il est très cinématographique, mais
pourtant issu d’une situation réelle.
Un journaliste de l’hebdomadaire milanais Il Giornale eu
un jour un entretien avec le chef de tous les chefs et illustre
Parrain de la Mafia italo-américaine Lucky Luciano. Il est
bon de noter que l’entretien n’était pas un scoop car le Padre
invitait souvent des journalistes chez lui pour faire valoir au
monde que maintenant sorti de prison, celui-ci était devenu
un homme nouveau, légal, en bref, un homme d’affaires
comme un autre. Ce qui n’était bien sûr qu’une couverture
car il dirigeait depuis sa villa la plus grande organisation de
trafic d’héroïne des États-Unis et d’Asie. Aussi, si la presse
mettait depuis toujours en doute cette couverture, les journalistes
s’efforçaient à lui poser des questions sur ce sujet et Lucky
Luciano, bien que refusant de parler de son passé, aimait à
jouer avec eux.
Il les conviait donc à déjeuner, se montrant comme un hôte
accompli, allant jusqu’à cuisiner le menu qu’il leur avait fait
transmettre quelques jours avant l’entretien. Et il ne mettait
pas les petits plats dans les grands. On retrouvait caviar et
saumon fumé à chaque menu. De quoi mettre notre journaliste
dans de bonnes dispositions. Mais voilà que, quand celui-ci
30
La Mafia, de la diplomatie en famille
fut reçu par le majordome, débarrassé, puis accompagné
jusqu’à la salle à manger, il se retrouva confronté à quelque
chose qu’il n’aurait pas soupçonné.
Au centre de cette immense pièce vitrée, donnant vue sur la
baie de Naples, se dressait une table de plus d’une dizaine de
mètres de long, au bout de laquelle était assis notre Parrain.
Le majordome guida le journaliste jusqu’à sa chaise placée à
l’autre extrémité et le diner fut servi.
On peut imaginer sans mal l’inconfort de notre journaliste
contraint de diner à plus de dix mètres de son hôte. Et si
Lucky Luciano faisait d’ailleurs mine de ne pas remarquer
la distance qui contraignait le journaliste à presque hurler
ses questions, celui-ci répondait avec une douceur toute
ironique.
Quand le journaliste sortit enfin de cet étrange déjeuner, il
ne put que ressentir la honte d’avoir été à ce point humilié. Et
s’il ne pouvait déplorer aucune maladresse dans les réponses
de notre Don, il en fut d’autant plus déboussolé.
Nous pouvons donc constater avec amusement, le pouvoir
insoupçonné que peut avoir le simple objet qu’est la table
sur les rapports. Par la disposition des convives, elle peut
dans certains cas les unir, les réchauffer. Mais dans notre cas,
l’éloignement instauré par l’hôte est tel que le convive ne
peut qu’en ressortir nettement infériorisé. En effet, bien que
chacun soit assis respectivement à la même place, l’hôte a
fait la démarche de placer son invité loin de lui. Alors comment
cet invité ne pourrait-il pas interpréter ces mètres qui les
séparent comme sa place sur l’échelle de l’intérêt que lui
accorde son hôte ?
****
Dans le premier film de la trilogie The Godfather, Vito Corleone
ayant refusé de partager ses appuis politiques avec la Family,
31
Stratégie de table, théâtre de négociations
qui compte monter avec l’aide de ceux-ci un gigantesque réseau
de trafic de drogue, voit son fils assassiné en représailles par
le Don Tattaglia. Si Don Corleone se révèle tout à fait opposé
au trafic de drogue, la mort de son fils le contraint cependant
à réunir autour d’une table les cinq familles qui dirigent la
ville pour tenter de rétablir la paix. Et pour cela il lui faudra
négocier, car s’il est idéologiquement opposé à la dangereuse
entreprise qu’est le trafic de drogue (qui marque selon lui
le début de la fin de l’organisation), les cinq autres grandes
familles ne sont pas de cet avis.
Une nouvelle fois, nous allons pouvoir noter combien la
géométrie de la table entretient un rapport ténu avec la
négociation.
Contre toute attente, bien que ce soit Don Corleone qui
ait organisé cette réunion, qu’il en dirige la conversation, et
qu’il soit de loin le Parrain le plus influent de l’organisation,
celui-ci n’est pas placé en bout de table. Etonnant ? Non.
Il faut convenir que, si le bout de table préfigure une
certaine domination, il peut être à l’inverse la place de
l’accusé. Deux positions préjudiciables pour le Don dont
il se garde sagement. En effet, celui-ci veut engager un
processus de négociation. Si celui-ci prenait la place du chef,
cela ne ferait qu’envenimer et ainsi bloquer la situation. Et
il serait de même tout à fait surprenant que celui-ci prenne
à l’inverse la place de l’accusé, alors qu’il est la victime et
non le bourreau.
Si Don Corleone sait donc qu’il va devoir faire des
concessions et céder sur certaines de ses positions, il tient à
ce que cela soit au prix d’une paix durable. Aussi sa place à
table est choisie avec justesse : celui-ci s’est placé au milieu
des convives, face à son ennemi, Don Tattaglia.
Don Corleone veut montrer qu’il est quelqu’un de raisonnable,
qui tient aux intérêts de la famille. Alors il se mêle aux autres
chefs, se montrant comme un parmi les autres. Laissant au
32
La Mafia, de la diplomatie en famille
passage, preuve de son respect pour autrui, le bout de table à
celui qui l’a aidé à convoquer chacun des chefs de familles,
Don Barzini.
Il tient cependant à ce que tout le monde comprenne, et en
particulier le Don Tattaglia, que ce compromis à un prix : la
paix — qui garantira le retour sans heurts de son fils, Michael
Corleone jusqu’ici expatrié en Sicile. Placé donc directement
en face de Don Tattaglia, il lui déclare les yeux dans les yeux
: «If some unlucky accident should befall him, if he should
get shot in the head by a police officer, or if he should hang
himself in his jail cell, or if he’s struck by a bolt of lightning,
then I’m going to blame some of the people in this room. And
that, I do not forgive.»¹
La place de Don Corleone est d’autant plus significative
qu’elle est centrale et qu’elle met en évidence, aux yeux de
tous les autres Parrains, le duel engagé avec Don Tattaglia.
Aussi, si Vito Corleone se lève et déclare «But that aside, let
me say that I swear on the souls of my grandchildren, that I
will not be the one to break the peace that we have made here
today.»², il grave comme un symbole, la promesse qu’ils se
sont faite.
¹ «S’il devait lui arriver quelque accident, s’il devait recevoir une balle dans la tête par
un policier, ou s’il devait se pendre dans sa cellule de prison, ou s’il devait être frappé
par la foudre, alors je devrais tenir pour responsable certaine personnes dans cette
pièce. Car ça, je ne peux pas pardonner»
² «Cela étant dit, permettez-moi de dire que je jure sur l’âme de mes petits-enfants, que
je ne serai pas celui qui rompra la paix que nous avons fait ici aujourd’hui.»
33
« Sauce tomate sur fond de macchabées » - The Godather, première partie 1972
La table ronde - The Godfather, troisième partie 1990
Le diner d’anniversaire des Sopranos - Saison 5, épisode 13 «All due respect» 2004 HBO
2
1
The Godfather, première partie 1972
1. Don Tataglia
2. Don Corleone
Théâtralisation du diner diplomatique
Convenons de cela. Bien que la Mafia soit une organisation
politique et criminelle d’envergure, certes, et qu’elle nous
permette d’introduire notre exposé avec concision, elle n’est
que la version souterraine presque simplifiée du véritable
exemple, le paradigme de la mise en scène de table : la
réception diplomatique.
Aussi, si la réception diplomatique conserve les mêmes
systèmes et stratégies de table que la Mafia, elle les porte
cependant à une bien plus grande échelle. La table de dix
convives devient une table de deux cents, la maison
familiale devient le palais et la portée des négociations ne
touche plus seulement le cadre resserré de la Mafia, mais
la communauté internationale toute entière. À une seule
différence près, et de taille. Bien que ces réceptions
grandioses mettent en scène, par leurs rites et leur décorum,
cette prétendue fraternité —qui s’inscrit comme l’élément
essentiel à la diplomatie— les rapports humains restent,
quant à eux, protocolaires. Ils n’ont pas propension à se travestir
en quelconque famille. Non. Ils sont faux et ses acteurs le
savent. Cela étant établi, la réception diplomatique n’oppose
pas de limite à sa mise en scène.
Aussi, bien que cette qualité soit commune à toutes les nations,
39
Stratégie de table, théâtre de négociations
la France en est son modèle. Celle-ci s’inscrit comme la
référence en matière de réception et de haute gastronomie,
et si l’on qualifie à l’étranger de « à la française » tout
raffinement, c’est qu’elle a toujours porté son excellence au
plus haut niveau, et cela, avec constance. Aussi, si la réception
d’État se calque à l’étranger, ou du moins en occident, sur
le système français, nous pouvons parler de la France pour
parler de tous.
Il est bon de rappeler que toute réception diplomatique est
régie par une quantité astronomique de codes stricts. Les
règles de l’Étiquette par exemple s’élèvent au nombre de
quarante, les normes des honneurs diplomatiques, au nombre
de soixante-dix, auxquelles s’ajoutent, en autres, les règles
de table et autres usages de bienséance. Aussi, si la réception
diplomatique se qualifie par une absence de désordre, le
travail du protocole réside dans la transformation de la
rigidité qu’elle engendre, en un mouvement naturel.
Il s’agit donc dans un premier temps, d’éliminer tout élément
qui viendrait entacher les rapports et qui pourraient, de ce
fait, permettre à la véritable nature de ceux-ci de faire surface.
Ainsi celle-ci est travaillée et re-travaillée jusque dans ses
moindres détails. L’organisation doit être parfaite. Aussi le
délai de préparation d’un dîner d’État avoisine généralement
une année. Chaque détail de la réception est mis en question
pour être en adéquation avec l’invité : quelle couleur utiliser
pour les arrangements floraux par exemple ? La fleur blanche
représente chez nous la pureté et l’élégance, en Chine elle
est couleur de mort. L’incident est vite arrivé. Le protocole
construit donc, au gré des ses nombreux voyages de reconnaissance, des dossiers précis recensant pêle-mêle les
préférences culinaires de la famille présidentielle, ses goûts
musicaux, ses opinions personnelles sur tel ou tel chef d’État
etc. On peut y voir inscrit la couleur de la robe que portera
40
Théâtralisation du diner diplomatique
la Première dame, celle de la cravate du président : deux
chefs d’État portant la même cravate, imaginez ! On calcule
les dimensions des podiums pour qu’aucun des deux chefs
d’État n’apparaisse l’un plus grand que l’autre ; on fait appel
à des interprètes qui, outre une parfaite maitrise de la langue
de l’invité, sont aussi spécialistes de ses dialectes locaux, afin
de garantir une communication sans heurts. L’invité boit-il
de l’alcool ? Si la réponse est négative, sera-t-il offensé si
on en consomme devant lui ? L’invité est-il juif pratiquant ?
S’il l’est, les cuisines feront appel à un rabbin pour veiller à
ce qu’elles soient mise aux normes de la Cacherout. En cela,
le protocole se doit de ne rien laisser passer et ne lésine pas
sur les moyens pour garantir une représentation sans faille.
*
Ordonnance de la réception diplomatique
Il est bon de noter ici que si ces réceptions ont certes la
propension à mettre en scène une entente, elles ne tendent
en rien à être joyeuses et détendues. Non, elles gardent leur
qualité protocolaire. Et s’il y a donc une recherche de perfection
dans l’élaboration —en amont— de la réception, c’est que le
moindre faux-pas pourrait corrompre le bon déroulement du
protocole ; protocole pensé dans son ordonnance à la minute
près et qui s’il se voyait interrompu pour quelque raison,
pourrait mettre en péril la négociation qui suivrait.
Une réception diplomatique suit donc toujours le même
schéma —nous nous attacherons cependant dans notre
description au protocole du palais de l’Élysée— et s’articule
ainsi :
Les invités seront accueillis sur le perron du palais par
l’intendant et en fanfare par la garde nationale. Lorsque ceux-ci
seront annoncés par le chef de la garde républicaine, l’hôte
41
Stratégie de table, théâtre de négociations
et son épouse apparaitront dans le vestibule d’honneur. Le chef
du protocole mènera l’invité jusqu’en bas des marches et
l’invitera à les monter pendant que, simultanément, son hôte
se devra de les descendre. Se rejoignant au milieu, l’hôte
souhaitera la bienvenue à son invité et l’invitera à gravir les
dernières marches restantes. Arrivés en haut, ils exécuteront
un symbolique serrage de main et veilleront à ce que celui-ci
soit assez long pour qu’il puisse être immortalisé par le
photographe officiel et les différents journalistes de presse
présents dans la cour.
Ils gagneront ensuite le salon des ambassadeurs où l’apéritif
sera servi, servi d’ailleurs à un nombre restreint de quarante
personnes. On présentera à l’invité les hautes autorités du
pays : entre autres, les présidents de l’assemblée, du conseil
constitutionnel, le premier ministre etc. Pendant le quart
d’heure de l’apéritif, on dirigera les autres convives dans
un salon attenant dans lequel seront distribués les plans de
tables.
L’apéritif terminé, on présentera les invités à l’hôte et à
l’invité d’honneur dans un ordre précis : d’abord les invités
étrangers, puis les officiels de l’État par ordre hiérarchique,
suivis par les personnalités privées. Les présentations faites,
les convives seront invités à passer à table. Suivant sa forme
qui s’apparente à un fer à cheval, ils seront placés dans cet
ordre : l’hôte au centre, l’invité d’honneur à sa droite. Son
épouse sera placée à la gauche de l’hôte tandis l’épouse
respective de ce dernier sera placée à la droite de l’invité.
On retrouvera ensuite à la droite de l’invité sa propre délégation, suivie de personnalités publiques du pays de l’hôte.
Celles-ci se devront de représenter un spectre large de la vie
de celui-ci. S’y mêleront, entre autres, forces culturelles,
économiques, financières, scientifiques. À la gauche de
l’hôte seront placés les officiels de l’État suivis, ici encore,
de personnalités publiques. Chacun des convives sera certes
42
Théâtralisation du diner diplomatique
placé selon son « grade » hiérarchique, mais suivra aussi des
critères d’équilibre : équilibre des sexes, compatibilité des
langues, etc.
Placés, on leur fera circuler les menus et l’hôte se lèvera
pour prendre la parole. Son discours terminé, il devra
se rasseoir et laisser l’invité prononcer le sien à son tour.
Celui-ci s’exécutera et se devra de conclure son allocution
en invitant l’assemblée à lever son verre. En réponse, l’hôte
annoncera alors la formule du toast. Une fois bu, l’hôte et
son invité d’honneur devront se rasseoir de concert —notons
que les discours prononcés auront été écrits et échangés en
amont par le convive et son hôte, pour que ceux-ci puissent
se répondre. On servira ensuite le repas aux convives, du
centre aux extrémités de la table, l’hôte en premier. C’est
lui qui dictera le rythme du service, car dès l’instant qu’il
aura terminé son assiette, celle-ci sera débarrassée, ainsi que
celles de tous les autres convives.
Le repas terminé, l’hôte devra se lever et inviter son invité
à en faire de même. Tous deux debout, il annoncera ensuite
au reste des convives que le café sera servi dans une pièce
attentante et qu’il est maintenant l’heure pour son invité et
lui-même de se retirer. L’invité se retirera par la gauche et
son hôte par la droite. Ils devront en chemin, serrer la main
des convives assis à table et signifier ce geste par une
formule de politesse. Ceux-ci se rejoindront en bout de table
et quitteront la salle, de concert, sans se retourner.
*
Il est étonnant de noter que cette configuration en fer à cheval
—utilisée dans bon nombres de pays— a certes un caractère
grandiose qui s’accorde avec la volonté de mettre en scène le
dîner, mais est dans sa structure tout à fait incommode pour
le service. En effet, le protocole dicte que, dès que l’hôte et
43
Stratégie de table, théâtre de négociations
son invité sont servis, ceux-ci n’ont pas à attendre que le
reste des convives le soient lui aussi. Sachant que le
service s’effectue de dix couverts en dix couverts et qu’un
dîner d’État compte en général plus de deux cents personnes,
il arrive souvent que les personnes placées en bout de table se
fasse servir leurs plats presque dix minutes après que l’hôte
ait lui été servi. Aussi, le service s’effectuant en fonction
du rythme de l’hôte, il arrive que des convives se fassent
débarrasser avant même d’avoir pu toucher à leur assiette.
Notons d’ailleurs que le dîner d’État ne peut dépasser les
cinquante-cinq minutes. La rapidité de son exécution n’invite
donc en rien à la discussion. Et si, souvent, l’on retrouve
plus de deux cents personnes autour de la table, on ne pourra
entendre qu’un murmure s’élever de la salle à manger.
Si le protocole instaure donc une rigueur sans faille dans les
rapports diplomatiques c’est aussi que celui-ci entretient un
rapport ténu avec le commandement militaire. Il est d’ailleurs
en relation directe avec la garde républicaine. Étonnant donc
de noter que la réception de l’invité qui, par définition, est
reliée à une notion de convivialité, est ordonnancée par un
organisme qui ne la considère que pour sa valeur symbolique. Aussi, bien que certaines coutumes puissent s’avérer
logiques d’un point de vue protocolaire, elles apparaissent
souvent comme dénuées de sentiment. À la limite de
l’insolence, elles sont cependant si bien ancrées dans le
rituel diplomatique que cet aspect n’est souvent pas perçu.
Cette rationalité toute militaire est d’ailleurs souvent moteur
de pratiques cocasses, tant elles répondent à une logique
implacable, aveugle à toute considération pour l’humain.
On trouve un exemple frappant dans la cérémonie de remise
des honneurs, effectuée à l’arrivée des invités dans la cour
du palais. Pour signifier leur entrée, et en accord avec leur
grade hiérarchique, est traditionnellement mis en exposition
44
Théâtralisation du diner diplomatique
un nombre précis de cavaliers à cheval —en France,
quarante-cinq chevaux pour l’invité d’honneur (président,
roi ou reine), trente pour son premier ministre, quinze pour
ses ministres, et dix pour le reste de sa délégation. Aussi, suivant
cette logique, c’est aux yeux de tous et en fanfare que les
cavaliers se soustraient de la formation, se retirant lentement
en file indienne, en fonction du nombre de cavaliers que
représente la personne. Certes, cela est imprimé dans le
rituel diplomatique depuis des siècles, mais d’un point de
vue purement extérieur, cela n’apparait-il pas quelque peu (ô
si peu !) vexant ?
*
Ce rapport tout particulier à la représentation diplomatique
se rapporte toutefois à un modèle occidental et apparait
comme aux antipodes du modèle asiatique. En effet, au
Japon ou en Corée du sud par exemple, on ne déguise pas
la superficialité des rapports en prétendu fraternité. Celle-ci
est acceptée et prise pour ce qu’elle est. Quand on honore un
invité, c’est paradoxalement par le silence. De même, il n’est
pas question de faire honneur à son convive en ornant sa
table de corbeilles de fleurs ou de centres de table ouvragés.
Un seul maître-mot : la sobriété. À l’inverse de l’ornement
qui dénote d’une intention de l’hôte à séduire et donc d’avoir,
lors de la négociation, un ascendant sur son invité, la sobriété
s’inscrit comme l’amorce d’une négociation calme et juste.
L’ironie cependant est que ce silence est souvent inhabituel
pour le diplomate occidental qui se retrouve la plupart du
temps désarmé devant tant de sérieux.
Le restaurant Sukiyabashi Jiro à Tokyo, trois étoiles au
Guide Michelin, apparait comme modèle de ce service. Il
est cependant en rupture totale avec les critères auxquels
s’attache normalement l’estimé « guide rouge », car de fait,
45
Stratégie de table, théâtre de négociations
celui-ci est localisé dans une station de métro.
Sous l’égide de son créateur Jiro Ono, cet établissement
s’inscrit comme le paroxysme de l’épure nippone. En effet,
dans ce restaurant, le décor est absent. C’est un trois étoiles
dans lequel on ne retrouve ni nappe blanche ni maître d’hôtel.
Y est substitué un unique comptoir faisant face au maître
cuisinier. Les dix clients qui auront eu la chance, le délai de
réservation avoisinant une année, de pouvoir s’installer sur
les dix tabourets qui, à eux seuls, constituent la salle de
restaurant, n’auront comme unique choix que de déguster
l’un après l’autre chaque sushi, déposé sobrement sur une
petite assiette plate par le maître. En effet il n’y a ni boissons,
ni desserts chez Jiro. Celui-ci a travaillé, avec obstination,
chaque jour durant, négligeant vacances et week-end,
pendant plus de quatre-vingts ans, au perfectionnement
de sa technique et il serait illogique, selon lui, de voir apparaitre à sa table autre chose que ses sushis. On peut même
entendre par son fils dans le documentaire Jiro dreams of
sushi de David Gelb, que, jusqu’à ses vingts ans, il croyait
n’avoir jamais eu de père, tant celui-ci passait ses journées
au restaurant.
Si le guide Michelin est donc passé outre les critères qui
lui permettent en temps normal d’attribuer ses précieuses
étoiles, c’est que la perfection de Jiro Ono est d’un autre
ordre. Un dîner dans son restaurant n’est pas pensé comme
un moment de convivialité, mais comme une expérience
sensorielle.
Et si les critiques gastronomiques les plus pointilleux
s’accordent à dire qu’un déjeuner chez Jiro peut s’apparenter à
une symphonie, c’est que, pendant les trente-quatre minutes
qui constituent le service, chaque sushi est pensé comme un
enchainement de mouvements, s’accordant entre eux avec
grâce et logique.
En effet, il n’y a pas de carte. Le menu est adapté chaque
jour par le maître suivant les poissons disponibles dans les
46
Théâtralisation du diner diplomatique
étals des meilleurs poissonniers de l’île. Chaque tranche,
dont la finesse et l’angle de la découpe varie, au millimètre
près, suivant le quotient de graisse du filet duquel elle est
extraite, est laquée de sauce soja, puis déposée avec méthode
sur sa boule de riz vinaigrée et enfin servie suivant le rythme
organique de la dégustation. Le choix du poisson quant à
lui se fait dans l’enchainement naturel —suivant les mots
du maître sushi— des saveurs . Ainsi, le déjeuner filmé dans
Jiro dreams of sushi, débute par un service de saumon. Les
quatre sushis qui le composent sont ainsi servis dans un ordre
qui garantit le ressenti complet de la saveur. Sachant que la
partie la plus grasse est la plus forte en goût, elle sera servie
en dernier et elle sera tranchée plus finement que la partie la
plus maigre. Ainsi le ballet de Jiro est réfléchi dans l’enchaînement croissant des saveurs. Suite au saumon, viennent le
thon, puis l’anguille, etc.
Le service du sushi, dont la mise en scène est réduite à
sa plus simple expression, n’en est cependant pas dénué de
signification. Aussi, à l’opposé du service occidental qui
respecte dans son ordonnance la hiérarchie, mais qui se
retrouve dans son système, standardisé, le service de Jiro
prend en compte l’identité du client. Ainsi, avec naturel,
Jiro explique que s’il remarque que l’un d’eux est gaucher,
il orientera sensiblement le sushi vers la gauche. Si c’est une
femme, il découpera le poisson légèrement plus fin que pour
un homme et réduira, en proportion, le riz. Le but étant que
chaque convive partage en harmonie avec son voisin, sur un
tempo commun, la partition culinaire que Jiro aura composé
pour eux.
Aussi, alors que le service japonais s’attache à l’autre, il reste
tout à fait dénué de « spectacle ». À l’inverse, dans certains
pays d’Afrique du Nord ou des Emirats Arabes Unis, le
service est spectacle.
Celui-ci est d’ailleurs presque dansé. Il est souvent composé
47
Stratégie de table, théâtre de négociations
de plus d’une dizaine de maîtres d’hôtel, qui, se suivant à une
distance toujours égale, forment comme un serpent. Guidés
par la musique et le rythme effréné des applaudissements,
ceux-ci se déplacent et décrivent avec fluidité arabesques et
formes géométriques, jusqu’à former une ligne, face à la tribune
d’honneur. Alignés, la position de chacun des plateaux est
pensée pour être « lue » de droite à gauche, selon le sens
de l’écriture, présentant aux convives comme le scénario du
repas qu’il vont ensuite déguster : les mises en bouche,
l’entrée, les viandes, les accompagnements et enfin le dessert.
*
La mise en scène d’un luxe
Qu’importe donc le pays, la réception diplomatique est une
mise en scène. Et si l’on peut la qualifier de théâtrale, c’est
que ses rituels sont orchestrés, répétés et interprétés à l’identique
à chaque « représentation ». Qu’importe l’invité, celui-ci
aura le droit au même cérémonial. Seules les couleurs que
revêt le palais, seuls les symboles ornant les pâtisseries ou
les centres de table seront changés en fonction de l’invité.
De ce fait, il faut bien comprendre que la réception diplomatique a certes pour ressort de faire honneur à son invité
en lui adressant quelques intentions, mais principalement de
mettre en scène son propre patrimoine —d’où la présence
dans ces dîners de personnalités publiques : écrivains prisés, musiciens célèbres, artistes reconnus — , sa richesse et
son raffinement, par la qualité de sa table, sa gastronomie :
en bref, de mettre en scène un luxe.
« Quel était le rôle des cuisiniers ? Nous préparions le spectacle
et même en fournissions la trame, pour ne pas dire le
programme. Tout cela pour permettre aux chefs d’état étrangers,
ministres, hommes politiques, personnalités du monde du
48
Théâtralisation du diner diplomatique
spectacle, des arts, des lettres, de partager la pièce dont la
république, par l’intermédiaire du président de la république
et de son épouse, était l’auteur et le metteur en scène. Belles
fêtes, dans l’éclat des ors, des cristaux, des mets et des vins
rares.»
Les cuisines de l’Élysée, Francis Loiget. Aussi, bien que les temps aient changé, la réception d’État
reste en droite ligne des réceptions des cour royales du
XVIIIème et XIXème siècle. La similarité des codes et
des pratiques en est frappante.
Quand l’invité entre dans la pièce, l’huissier en costume
—dont il ne manque que la perruque poudrée — se doit
d’ouvrir la porte sans le regarder, taper du talon sur le sol
puis annoncer à haute voix son nom et sa qualité. Le dispositif
décrit ici s’inscrit comme l’exemple le plus évident de la
perpétuation des manières de cour dans nos réceptions, car
on peut déjà le retrouver du temps de Louis XIV, et plus tôt
encore (dès le XIVème siècle).
Entre autres exemples, la table du palais de l’Élysée est
presque identique à celles que l’on pouvait voir du temps du
roi Louis XVIII ou de l’ultime roi Louis Philippe. De fait,
son service de porcelaine, son argenterie et même ses
candélabres furent en la possession de ces mêmes rois et sont
encore de nos jours, au prix de coûteuses restaurations, dans
le même état.
Même la décoration du palais de l’Élysée —et ce n’est pas
pour rien qu’est employé le terme « palais »— s’apparente
étonnamment à celle du Palais du Louvre ou du Château de
Versailles.
Et si ses illustres locataires ont, chacun leur tour, tenté d’y
insuffler un semblant de modernité, en y introduisant un
mobilier contemporain ou quelques toiles abstraites, les
dorures, les chandeliers de cristal, les tapisseries, etc, ne
peuvent tromper. Tout est encore là, en état, invoquant le
pouvoir monarchique pourtant révolu.
49
Stratégie de table, théâtre de négociations
Le président de la République n’est-il pas d’ailleurs traité
comme un monarque ? Il est au centre de la table, dominant
l’assemblée. C’est lui que l’on sert en premier et qui impose
son rythme aux autres invités. Le président a terminé ?
Qu’on débarrasse les autres. Le dîner était exquis ? C’est lui
qu’on remercie.
S’il est donc de bon ton de symboliser sa considération par
la mise en scène d’un luxe, il va de soit que celui-ci se devra
d’être retrouvé à table. Aussi l’intendance en charge de ces
dîners ne lésine pas sur les moyens. Les produits sont choisis
parmi les plus fins et les plus chers qui soient — car il s’agit
de montrer. Aussi, qu’importe la nation qui offre le dîner,
on verra toujours apparaitre au menu vins de Champagne,
truffe, caviar, homard, pomme de terre Bonotte ou safran.
En France notamment, presque quatre-vingt pour cent des
entrées sont préparées « à la champenoise », c’est à dire avec
une sauce au champagne.
Cependant, et à l’inverse de certaines coutumes évoquées
plus haut, la cuisine d’ambassade a su évoluer avec son
temps. Elle a su faire fi des faisans et des cochons de lait
présentés entiers et démesurément décorés pour laisser la
place à une cuisine plus sobre, plus « moderne ». Elle en
garde cependant les automatismes. On retrouvera par-ci par-là,
une tête de homard bien rouge et lustrée, pour donner du
relief à une mousse de fruits de mer ou quelques plumes en
sauce gélifiée pour accompagner une volaille.
« Faire sauter le bouchon suffit à évoquer un monde où règne
l’élégance, le raffinement et la classe, on peut être certain
qu’avec du champagne, les convives se sentiront privilégiés. »
écrivait le lexicographe Antoine Furetière.
En définitive, si la mise en scène du luxe dans la réception
diplomatique est un fondamental, c’est qu’elle permet de
50
Théâtralisation du diner diplomatique
faire valoir l’autre en se faisant valoir soi-même. La France
préféra même annuler un dîner diplomatique en l’honneur
de l’Iran, plutôt que d’être contraint à ne pas servir de vin à
table et ainsi de montrer une image biaisée de la gastronomie
française. —le protocole iranien souhaitait, soit, de ne pas
boire de vin pour des raisons religieuses mais refusait même
d’en voir sur la table.
*
La pâtisserie comme instrument de symbole
En définitive, si l’abondance de richesses permet de montrer
à son invité qu’il est important à nos yeux et que sa présence
mérite le meilleur, il ne faut pas oublier qu’une réception
diplomatique est politique, et qu’il ne s’agit pas seulement
de le mettre dans de bonnes dispositions, mais aussi de lui
communiquer implicitement des messages précis, qui pourront
en aval nourrir la négociation. Aussi la pâtisserie s’impose
comme l’instrument le plus efficace pour garantir l’intelligibilité de ceux-ci. En effet, bien qu’elle soit élément de
gourmandise, elle est par nature indissociable de la sculpture
ou du moins de la décoration. Ne retrouve-t-on pas toujours
un personnage ou une branche de gui en pâte d’amande sur
nos bûches de Noël ? Ou un petit écriteau de chocolat sur
lequel est écrit notre nom sur nos gâteaux d’anniversaire ?
Aussi, alors qu’elle ne fait qu’accompagner nos desserts, elle
permet dans la diplomatie de rendre évidents, de façon
emblématique ou symbolique, la considération et les
messages que l’on souhaite faire passer au convive.
En effet la pâtisserie d’État est une pâtisserie de décorum
et de mise en spectacle. « À ce niveau de contrainte, le pâtissier et ses aides ne sont plus seulement des artisans en
51
Stratégie de table, théâtre de négociations
gourmandise, mais décorateurs et régisseurs du spectacle » explique à juste titre l’ancien chef pâtissier de l’Élysée, Francis
Loiget, avant d’ajouter : « Pour chaque dîner d’État, nous
réalisons une pièce de pâtisserie qui symbolise l’union entre
les deux pays. Par exemple, nous avons reçu il y quelques
années une délégation britannique, et pour l’occasion, nous
avions sculpté en sucre les lions britanniques soutenant le
globe de l’amitié franco-anglaise {…} c’est vrai que ce
n’était pas une pièce entièrement consommable, disons que
c’était pour le coup d’oeil ».
C’est d’ailleurs l’unique fonction de cette pâtisserie d’État
dont le dessert, à proprement parler, à déguster, y est accessoire. En effet, la pâtisserie d’État ne réinvente pas la
pâtisserie. Si l’on se penche sur les menus d’État du Palais
de l’Élysée ou de la Maison-Blanche, on peut d’ailleurs noter
un éventail limité de préparations : desserts glacés, parfaits,
reviennent presque une fois sur deux. Ce qui la différencie
des autres est la qualité performative de sa présentation.
En effet, si l’on peut parler de performance, c’est qu’elle ne
retourne pas uniquement de la pâtisserie à proprement parler.
Elle emprunte aussi à l’architecture et au modélisme.
Aussi, bien que les exemples soit nombreux et tous aussi
croustillants les uns que les autres, nous n’en citerons qu’un,
qui apparait comme faisant la synthèse de tous.
Ce dessert fut créé à l’occasion de la réception à l’Élysée de
Romano Prodi, président italien, en 1998. Originaire de Bologne,
le pâtissier voulut reproduire pour lui les deux célèbres tours
Asinelli qui font sa célébrité. Il « construisit » alors deux
hautes tours de chocolat d’une cinquantaine de centimètres,
couvertes d’un toit de minuscules tuiles au amandes. À l’intérieur y était placé du parfait aux marrons. Les tours étaient
maçonnées si solidement —suivant les mots du pâtissier—
52
Théâtralisation du diner diplomatique
que l’on pouvait taper dedans avec sa cuillère pour se servir
du parfait, sans que cela risque de faire s’écrouler la tour.
Il avait ensuite réalisé, à la base de la tour, un lac où
nageaient des cygnes en sucre, sur lesquels étaient posés des
petits fours italiens. Chargé me direz-vous, mais ce n’est pas
fini ! Le pâtissier avait décidé d’accompagner ce modeste
dessert d’une Panna Cotta à l’amaretto individuelle et, pour
chacune, avait confectionné un socle de glace en eau vive,
dans lequel étaient pris des rubans et fleurs tricolores —aux
couleurs de la France et de l’Italie— et sous lequel était placée une petite ampoule. Au moment de servir, on éteignit les
lumières de la salle des fêtes et les maîtres d’hôtel firent leur
entrée solennelle dans la semi-obscurité. Si bien que l’on put
voir une procession de lumières tricolores comme flottant au
dessus du sol.
Si l’on analyse chaque élément de ce dessert et que l’on en
considère les quantités, on peut sans mal imaginer que seule
une infime partie en sera dégustée. Après la surprise de cette
tour incassable et au vu de la profusion des préparations, il
n’aura été dégusté —au maximum— par le convive, que
quelques modiques cuillerées de parfait et de sa Panna Cotta
et quelques petits fours secs. Resteront sur la table les deux
tours éventrées, les cygnes en sucre sur leur lac de pastillage,
ainsi que les deux cents socles de glace.
En définitive, si nous pouvons laisser de côté la petite scie
en chocolat blanc de notre buche de Noël, la pâtisserie d’État,
elle, pratique le gaspillage à grande échelle. Mais qu’est-ce
que le luxe sinon une profusion telle que l’on peut se
permettre de jeter ? Ne présentait-on pas plus d’une centaine
de plats à nos rois de France pour leur faire valoir déférence
et considération, bien que ceux-ci n’en dégustaient qu’un ou
deux ?
En effet, et selon la définition du Robert historique, la
racine latine de luxe, Luxus ‚signifie le « fait de pousser avec
53
Stratégie de table, théâtre de négociations
excès ». Et quels en sont ses synonymes ? « Superflu,
raffinement sans vraie nécessité ».
Aussi, si la pâtisserie d’État joue sur cette notion, en
élaborant des sculptures toujours plus hautes, toujours plus
incroyables, pour faire valoir implicitement à ses consommateurs qu’il n’y a pas de luxe trop grand pour eux, nous
pouvons y voir toutefois en parallèle, le produit de la nature
même de l’homme qui, selon Georges Bataille, est contraint
d’éliminer collectivement un excédent d’énergie.
En effet, bien qu’il soit question ici du champ réduit de la
réception diplomatique, Georges Bataille, dans son ouvrage
La part maudite, considère cette notion de superflu comme
inhérente à l’homme et le fondement même de toutes ses
“activités”. 
Il énonce la proposition selon laquelle tout organisme
vivant reçoit plus d’énergie que n’en nécessite sa survie.
Cette énergie sert à la croissance de l’organisme. Mais,
une fois atteintes les limites de la croissance, l’organisme
est obligé de perdre sans profit, de consumer en pure perte
l’énergie excédentaire. Le jeu, la fête, le sacrifice, l’érotisme,
comme la valeur accordée à un bijou, sont des attitudes, des
comportements qui, envisagés sous l’angle économique,
entrent dans cette catégorie.
Le carte du restaurant Spoon de l’illustre chef Alain Ducasse
parait d’ailleurs jouer avec sarcasme sur ce rapport
pâtisserie-gaspillage. Bien que l’on puisse mettre en question
la réelle volonté de son créateur —homme d’affaires avant
tout— elle apparait cependant comme être un manifeste de
cette notion. En effet, à la carte, on retrouve principalement
plats et entrées travaillés à la mode nouvelle cuisine d’inspiration
japonaise. C’est à dire, en quelques mots : épure absolue
et quantités infimes. Le dessert est cependant extraordinai54
Théâtralisation du diner diplomatique
rement copieux. Le classique fromage blanc et son coulis
de fruits rouges par exemple consiste en une meringue
d’une vingtaine de centimètres de long pour une dizaine
d’épaisseur dans laquelle il s’agit de creuser pour y
trouver l’intitulé. Aussi, si originellement on décore le fromage
blanc par quelques éclats de meringue, ici, sa taille presque
décourageante contraint à un gaspillage forcé. Il en va de
même pour la Pizza au chocolat qui, respectant la taille et
l’apparence d’une pizza traditionnelle, impose en fin de
repas une dégustation partielle.
En définitive, outre sa fonction de support au symbolisme, si la
pâtisserie d’État apporte autant d’importance à l’ornementation
de ses desserts, quitte à les charger presque à outrance, c’est
aussi qu’elle s’inscrit en droite ligne de la « haute pâtisserie française » dont la qualité, méticuleusement contrôlée
d’année en année par les sacro-saints Meilleurs Ouvriers de
France, fonde la légitimité de son excellence¹ sur la
réalisation de ces sculptures de sucre.
*
¹ Chaque année, la quelque dizaine de prétendants qui se
voit ouvertes les portes du concours se doit, lors de l’épreuve
finale, pour ainsi faire valoir sa perfection technique (car
c’est plus ou moins de cela qu’il est question), de réaliser
trois pièces de sucre sculpté. La plus importante, nommée
« Le chef d’oeuvre » se doit de mesurer au minimum un
mètre quarante de hauteur et n’être constituée que de sucre.
Ce sucre qui peut être traité soit en pastillage (préparation à
base de gomme adragante, d’amidon et de vinaigre qui permet de
55
Stratégie de table, théâtre de négociations
lui donner une grande rigidité) soit en sucre soufflé (fondu
puis étiré pour pouvoir le souffler à la bouche de la même
manière que le verre) doit ensuite être délicatement assemblé
pour former une sculpture stable et pérenne et qui ne sera,
on le conçoit quand on connait la recette du pastillage, pas
dégustée. La bonne réussite de ces sculptures est cependant
l’élément principal permettant d’accéder au précieux titre
de M.O.F.
Il est donc étonnant de noter que ce qui constitue la difficulté
de l’épreuve de pâtisserie n’est pas la bonne gestion du goût,
mais un travail alliant créativité visuelle et connaissances
techniques. En effet, la réalisation des sculptures nécessite,
en plus de connaissances poussées en pâtisseries, des notions
d’architecture et une grande ingéniosité. Extrêmement
fragiles, on vit de nombreux candidats disqualifiés aux
portes du concours, car leurs « Chefs d’oeuvre », bien
qu’emballés et astucieusement sanglés dans le coffre de
leur véhicule, s’étaient, au gré d’un dos d’âne ou d’un nid
de poule, fragilisés puis instantanément cassés en mille
morceaux. La vulnérabilité du sucre contraint même des pâtissiers à se surpasser pour créer des systèmes anti-chocs
et ainsi garantir l’arrivée à bon port de leur sculpture. On
pourra ainsi admirer les vérins hydrauliques miniatures
ou les petits coussins à air comprimé dissimulés sous les
socles que les candidats exhibent avec fierté aux caméras de
télévision qui viennent chaque année couvrir l’événement.
Bien qu’en véritable rupture avec la pâtisserie à proprement
parler, il faut toutefois concevoir que la réalisation du Chef
d’oeuvre prend en moyenne une dizaine de jours à un pâtissier professionnel, et que le titre de M.O.F représente souvent l’accomplissement d’une vie pour un celui-ci : alors
autant ne pas le casser !
Dans le documentaire Kings of Pastry de C. Hegedus qui
retrace la finale 2008 du concours de pâtisserie du Meilleur
Ouvrier de France, on peut voir le pâtissier Philippe Rigol56
Théâtralisation du diner diplomatique
lot qui, par son professionnalisme et son aplomb, s’était
placé comme favori du concours, retoucher, lors de la dernière minute de compétition, le pétale d’une rose en sucre
soufflé placé à la base de son Chef d’oeuvre. En quelques secondes, collant délicatement le pétale, le léger tremblement
de sa main fit s’écrouler l’édifice jetant aux oubliettes tout
espoir de victoire. On peut constater à cet instant précis, dans
le regard d’horreur du pâtissier, l’extraordinaire pouvoir de
l’organisation des Meilleurs Ouvriers de France et l’importance
cruciale du travail de l’ornement dans la “haute pâtisserie”.
*
Au moyen de préparations que sont le sucre soufflé et le
pastillage, les pâtissiers sont donc capable de reproduire à
l’identique, pour ainsi dire, toute forme voulue. Mais en
définitive, comment représenter l’abstraction qu’évoquent
des idées comme le respect d’un invité, d’une culture ou
l’amitié ?— qui ne sont souvent que les maigres indications
qui leur sont transmises par le protocole. Si l’on parle
d’ornementation dans la pâtisserie d’État, c’est qu’elle ne
sait répondre à ces questionnements que par la surabondance de symboles. Aussi, plus l’événement sera important,
plus le dessert sera inondé d’hommages et de figures reliées
entre elles par le simple fait qu’elles sont en sucre.
«Nous avions réussi une présentation particulièrement
époustouflante : une jonque, un de ces bateaux qu’on voit
sur les rivières chinoises, chargée de légumes, de fruits et
de poissons. L’arrière était surélevé et portait un arbuste en
sucre, haut d’au moins quarante centimètres, sur lequel se
tenait l’oiseau phénix. Sa queue venait entourer la coque de
57
Stratégie de table, théâtre de négociations
la jonque. Et aux branches de l’arbuste étaient accrochées
des fleurs bleues et blanches, accompagnées de feuilles
aux formes étranges, typiquement chinoises. Au fond de
la jonque, on trouvait un sorbet à la grenade, avec des
framboises et des lychees»
Mémoires du pâtissier français de la Maison Blanche, Roland Mesnier
Le dessert décrit dans cet extrait fut confectionné le 10 janvier
1984 en l’honneur de Li Xiannian, Premier ministre de la
République de Chine. Ce dîner, au vu de l’état des relations qui existaient à l’époque entre les États-Unis et la
Chine était lourd d’enjeux. Il avait donc été demandé à
Roland Mesnier de concevoir un dessert témoignant de la
plus grande déférence. On ne trouve malheureusement pas
de photographies de cette performance pâtissière, mais l’on
peut toutefois imaginer sans mal la finesse baroque de celle-ci.
On comprend aisément que le pâtissier, soucieux de bien
faire, a tenté d’accumuler tout ce qu’il pouvait connaitre de
plus représentatif et de plus glorifiant de la Chine. Bien que
celui-ci se gargarise, dans ses mémoires, d’effectuer avant
chaque réception diplomatique, des recherches approfondies
sur le pays concerné auprès de son ambassade, on peut
toutefois noter une approche quelque peu superficielle de
l’Empire du milieu. Ici sont amassées pêle-mêle références
mythologiques et imagerie occidentalisée et, de fait, si
l’on se concentre sur cette vaporeuse description : « Et aux
branches de l’arbuste étaient accrochées des fleurs bleues et
blanches accompagnées de feuilles aux formes étranges,
typiquement chinoises » —celle-ci révèle un profond
désintérêt. La grossièreté apparente de cette interprétation
se verra cependant, en règle générale, disparaitre aux yeux
du convive qui, alors noyé dans l’abondance de formes
travaillées à son intention, ne prendra en compte que le
message qui lui est destiné.
Il faut cependant convenir que si le travail diplomatique
58
Théâtralisation du diner diplomatique
est basé sur la mise en scène d’un hommage, celui-ci est
rendu par convention et non pas en fonction de l’estime
concédée véritablement. En conséquence, on ne peut blâmer
le pâtissier de n’explorer que superficiellement la culture de
l’invité car, s’il lui rend hommage, c’est en réponse à une
commande.
*
En analysant les productions pâtissières, et de la MaisonBlanche, et du Palais de l’Élysée, on peut confronter avec
interêt deux façons de travailler le symbole.
Faisant écho à cette culture américaine qui a pour nature
l’utilisation perpétuelle et quasi théâtrale du symbole et de
la représentation allégorique— la pâtisserie de la MaisonBlanche tend à entremêler dans un même dessert un maximum
de motifs issus de l’imagerie culturelle de l’invité. Ces motifs
que sélectionne le pâtissier ne sont jamais, sauf exception,
des symboles abstraits, mais des éléments concrets ou issus
de l’imaginaire collectif. Le dessert est pensé comme plateforme
à la mise en scène d’une action figée. Aussi il évoque plus
qu’il n’expose les idées dont on souhaite faire l’hommage.
Chaque motif qui compose le dessert n’est d’ailleurs pas toujours
choisi pour le message qu’il délivre, mais pensé comme
composant d’une structure globale, élément d’un récit imaginé
par le pâtissier. Ces décors de sucre soufflé prennent
ainsi le pas sur le dessert à proprement parlé. Celui-ci
n’est pas sculpté, mais est en revanche présenté avec la plus
grande simplicité. Si c’est un fruit, il sera découpé en morceaux,
disposés en rosace. Si c’est une glace, celle-ci sera disposée
dans un bol. Si c’est une tarte, elle sera servie en parts, etc.
On pourra donc voir apparaitre lors d’une réception en l’honneur
du parti démocrate une glace à l’amaretto logée dans une
charrue faite de sucre, elle même tirée par un âne en sucre
59
Stratégie de table, théâtre de négociations
soufflé —mascotte des démocrates américains— labourant un champ de maïs réalisé en pastillage. Précisons que
ce dessert atteint les un mètre trente de diamètre et que les
maîtres d’hôtel, pour servir à l’assiette les invités, durent faire
preuve d’une grande vigilance pour extraire de la charrette à
l’aide de longues cuillères (près de quarante centimètres) des
quenelles de crème glacé.
Le fait est qu’à la Maison-Blanche les directives transmises
par le protocole aux pâtissiers ne sont pas aussi précises qu’au
Palais de l’Élysée. En effet, il n’est transmis —implicitement—
que le degré de considération à prendre en compte. Le
pâtissier est alors libre d’imaginer le thème de son dessert et
c’est en aval, suivant les critiques de la Première dame, qu’il
pourra être modifié.
«Nous avions préparé un dessert glacé à servir à l’assiette.
J’avais choisi d’évoquer les vieux châteaux d’Irlande en
construisant des tours en langues de chat, rondes, crénelées,
d’une douzaine de centimètres de diamètre et d’une douzaine
de hauteur. Elles étaient garnies d’un parfait à la liqueur aux
amandes avec, par-dessus, des cerises fraiches dénoyautées.»
On voit ici avec clarté qu’à la Maison-Blanche, le dessert
d’État est pensé comme un tout et non pas comme un outil
permettant la communication de messages précis et calculés.
Il est seulement la marque d’un égard global. Du reste, c’est
le choix des thèmes qui peut laisser perplexe.
*
La pâtisserie de l’Élysée quant à elle utilise les symboles
pour ce qu’ils sont. Rappelons-nous les deux lions britanniques
soutenant le globe de l’amitié franco-anglaise. Ils sont ainsi
sélectionnés suivant le message qu’ils transmettent et sont
en règle générale placés l’un à côté de l’autre sur un socle
60
Théâtralisation du diner diplomatique
de pastillage composant souvent une sorte de patchwork
disparate. En effet, à la différence de la pâtisserie de la
Maison-Blanche qui fait appel à une certaine poésie, celle de
l’Élysée s’exprime avec pragmatisme. Elle ne cherche pas
à créer du symbolisme par l’évocation, mais tend à définir
clairement ce à quoi elle rend hommage.
L’exemple le plus parlant remonte à 2004, quand l’Élysée
tint une réception en l’honneur des Émirats Arabes Unis,
venus pour négocier l’achat de quatre avions Airbus. Que
leur servit-on ? Des avions ! Des avions faits de pâte à chou
certes, mais des avions.
On retrouve aussi généralement des inscriptions (en chocolat)
sur les desserts. Celles-ci viennent parfois rappeler les dates
d’un conflit ou de la vie d’un homme ou encore un dicton, les
paroles d’une chanson… Ces inscriptions, toujours maladroitement calligraphiées par le pâtissier, exposent ou rappellent
donc, avec une gravité toute conventionnelle, les faits
immuables auxquels elles rendent hommage.
Bien que dans de nombreux cas, la pâtisserie de l’Élysée
puisse produire des objets d’un grand charme, —charme tout
relatif quand on parle de « haute-pâtisserie »— les desserts,
servis lors des dîners commémoratifs ou d’État, renferment
tous un caractère sinistre. Le livre ouvert, le tableau sur son
chevalet, le cygne, la rose, le fanion, etc, sont autant de motifs
qui traduisent la pérennité d’un certain classicisme de cette
« haute-pâtisserie » française.
En comparaison donc, si le motif encadre le dessert de la
Maison-Blanche, à l’Élysée ce même motif est le dessert. La
communication de celui-ci est plus directe, car on éventre le
livre, on casse le drapeau : en bref, on déguste le symbole.
61
1
2
1. «Rond point du soleil» - Alliage métal & aluminium - Colmar, Haut-Rhin, France
2. Sculpture de pastillage réalisée par Sebastien Canonne, Meilleur Ouvrier de France 2007
1
2
1. Rond point «Haute Saintonge» - Mousse polyuréthane - Jazennes, Charentes-maritimes, France
2. Dessert pâte d’amande & meringue réalisé par Roland Mesnier, chef pâtissier de la Maison-Blanche 1995
1
2
1. Rond point «Panier fleuri» - Mousse polyuréthane - Issoire, Auvergne, France
2. Pièce montée réalisée par William Yosses, chef pâtissier de la Maison-Blanche 2007
1
2
1. Rond point - verre & fusing - Domancy, Suisse
2. Sculpture en sucre tiré réalisée par Roland Mesnier, chef pâtissier de la Maison-Blanche 2001
Théâtralisation du diner diplomatique
« Identité, Art, Sans entretien »
Telle est la devise de l’entreprise Art Giratoires¹ spécialisée
dans la sculpture de rond-point.
Quel est le rapport avec notre exposé, me direz-vous ?
Étonnamment, ses folkloriques créations qui polluent de
symbolisme bon marché nos routes de France ressemblent
de très près à nos desserts d’État. Certes l’analogie est
étonnante, car ces deux sujets apparaissent à mille lieux l’un
de l’autre. Alors comment expliquer cette esthétique
commune ?
Il faut d’abord noter que, s’il est vrai que la cible de ces
créations est différente, ces deux sujets partagent néanmoins
une même volonté de retranscrire une identité et ont surtout
en commun le même dénominateur : l’État.
Mais peut-on alors parler d’un style d’État ? Non. Si les
formes sont communes à nos deux sujets, c’est simplement
qu’elles sont le fruit du travail d’un artisan créatif certes,
mais d’un artisan. Et non d’un artiste. Artisan donc qui, par
définition, suit et maitrise les règles d’un art établi, qu’il met
ensuite au service d’autrui.
Ici il est important d’expliciter le terme « artisan » qui peut
prêter à confusion, et de faire d’emblée une distinction parmi
ceux-ci. En effet, bien qu’ils soient définis par le même
¹ Art Giratoires, s’inscrit comme l’unique entreprise française spécialisée dans la
sculpture dite « d’agglomération ». Elle revendique son activité comme l’expression
moderne d’une identité littorale en proposant des ronds-points de création uniques et
sur mesure, adaptés à tous types de terrains, inscrivant d’une marque forte l’identité
d’une ville ou d’une commune.
67
Stratégie de table, théâtre de négociations
terme, on peut distinguer deux types d’artisans. L’un travaille
à embellir une matière brute ou une matière déjà travaillée
pour le simple plaisir « bourgeois » de l’ornement, l’autre la
travaille en fonction.
Le vitrailliste ou l’ébéniste par exemple font partie du premier
groupe. S’ils entretiennent un lien ténu avec les beaux-arts,
ils travaillent à embellir le verre ou le bois pour le simple
plaisir des yeux, inscrivant leurs productions comme une
« valeur ajoutée » à un produit brut et fonctionnel.
Le verrier ou le menuisier, quant à eux, appartiennent au
second groupe. Le verrier réalise des vitres ou des objets en
verre, le menuisier réalise des meubles en bois, travaillant la
matière brute en fonction de son utilisation .
Aussi, si notre menuisier transforme le bois pour créer l’objet
chaise, il travaille sa forme en fonction de l’assise. Et de la
même manière, le pâtissier transforme par le mélange,
la farine, les oeufs ou le sucre pour créer la pâtisserie,
travaillant son goût pour le gourmet.
Dans nos deux contextes que sont la sculpture de rond-point
et la pâtisserie, notre artisan du deuxième groupe est cependant
tenu de faire preuve de créativité « artistique », étrangère à sa
pratique et à son enseignement. Il travaillera donc en conséquence la forme par le symbole —qui aura été déterminé par
son commanditaire— et l’agrandira, le déformera, le chargera
d’ornements ou de matériaux étonnants, pour le rendre à son
sens : artistique. Car pour lui, l’art ne représente que la
complexification de la forme qu’il a créée¹.
Mais cette notion n’est pas valable que pour lui, elle l’est
aussi pour un grand nombre de personnes n’ayant pas eu
d’enseignement artistique. Et faites-en l’expérience.
Demandez à l’une d’elles de vous dessiner la bouteille
qu’elle a devant ses yeux. Elle ne la dessinera sûrement pas
d’un trait. Elle la travaillera petit à petit, superposant courbes
¹ Ornement et crime, Adolf Loos - Rivages poche 1962
68
Théâtralisation du diner diplomatique
sur courbes. Même le simple trait droit, le soit-il à la
première tentative, sera tout de même recouvert d’un autre
trait, puis d’un troisième, puis d’un quatrième, jusqu’à rendre
le dessin assez riche et artistique à ses yeux. Artistique, car ce
trait, elle l’a vu sur l’illustration de couverture de notre
carton à dessin ou au musée, sur les esquisses de grands
maîtres. Ce trait exalté est pour elle la personnification de
l’artiste.
Et s’il faut en définitive convenir d’une chose, c’est que
cette personne, comme l’artisan, ne peut considérer comme
artistique que : soit la forme abstraite, complexe dont l’étrangeté
est telle qu’elle ne peut être expliquée que par « l’art », soit la
copie parfaite, au réalisme saisissant, d’une forme ou d’une
scène qu’il connait.
Mais en définitive, comprenons que si ces sculptures ornant
nos gâteaux ou nos ronds-points apparaissent comme
grotesques à nos yeux, ce n’est pas qu’elles soient belles ou
laides. Non. C’est qu’elles trônent sur ceux-ci comme un
cheveu sur la soupe. À ce sujet, en 1970, l’artiste hongrois
Ervin Patkaï mit d’ailleurs en avant lors d’un colloque, l’idée
que la conception d’une oeuvre d’art dans le contexte urbain
n’est soumise qu’à une seule et unique condition : le
développement organique.
« J’entends par la greffe, le fait de placer une oeuvre, sculpture
ou peinture dans un environnement achevé. L’artiste mis
devant un fait accompli, intervient pour soit-disant décorer
une architecture qui le satisfait ou non et doit développer
avec elle un développement organique. Il y a développement
organique, lorsque l’architecture et la sculpture sont pensées
conjointement, l’une en fonction de l’autre. Organique par ce
que chaque élément en commande un autre et que tout est lié
dans une finalité commune.»
69
Stratégie de table, théâtre de négociations
Bien que dans certains cas le décor de nos pâtisseries soit
pensé en accord plus ou moins formel avec le dessert à
déguster, ou nos ronds-points avec leur environnement
urbain, ceux-ci sont cependant de nature si contradictoires
que leur union ne se fait pas. En effet, difficile de trouver une
relation entre un gâteau au chocolat et un régiment de girafes
—même en sucre ! Et que penser d’un jeune garçon en slip
de bain tirant un ballon d’hélium sur le rond-point grisâtre
d’un centre commercial !
Alors pourquoi ne fait-on pas appel à des artistes ? Tout
simplement parce que si l’artisan travaille la forme sans la
soumettre à aucun questionnement artistique, l’État (son
commanditaire) lui même n’accorde aucune importance à
ceux-ci, car ils ne présentent pas d’intérêt direct —en terme
d’économie— et n’ont donc par extension aucun sens. Et il
faut comprendre que si l’État n’a pas de sensibilité artistique,
il ne prend conscience, en conséquence, que de la forme
primaire (d’où ce symbolisme grossier — à nos yeux), dont
il se satisfait amplement.
Il faut toutefois convenir d’une chose, l’État est lui-même
une mise en scène de symboles. Bien que personnifié par
les quelques hommes qui constituent le gouvernement, la
notion même d’État, de pouvoir, n’existe dans l’imaginaire
du citoyen que par les nombreux mythes qui lui sont donnés
à voir.
Ce concept récent du storytelling a été énoncé par Christian
Salmon dans son essai Storytelling, la machine à fabriquer
des histoires et à formater les esprits, est ainsi le fondement
même de l’État. Celui-ci se base, pour exister, sur le récit.
La fête du 14 juillet par exemple célèbre, certes, la prise de
la Bastille par le peuple, entrainant la fin de l’absolutisme
monarchique et le triomphe de la démocratie, mais dans
notre imaginaire, ce fait historique ne se mêle-t-il pas à une
sorte de fiction ?
70
Théâtralisation du diner diplomatique
En définitive, l’État utilise ces mythes pour coder, organiser ou
du moins mettre en image son discours. Il synchronise alors
tous les citoyens, associant —dans le cas du 14 juillet— la
notion d’état avec celle de peuple, de liberté etc.
Et ces ronds points suivent ce même schéma. L’État, et dans
notre cas la puissance publique, voit ces espaces vierges,
centraux, comme des feuilles blanches sur lesquelles il peut
se raconter. Veut-il montrer que sa commune a une histoire ? Il
y érigera une sculpture relatant quelque faits historiques. Sa
commune s’évertue t-elle à être la plus fleurie de France ? Il y
sculptera une femme, un panier de tulipes à la main. Veut-il
montrer que sa commune est au fait de son temps ? Il fera
trôner au milieu de son rond-point une quelconque sculpture
abstraite.
Aussi, si l’État aime, jubile même, à se représenter dans le
symbolique, il ne fait donc usage de l’art que comme
médium à sa représentation, ne considérant ainsi pas sa
nature, mais sa fonction.
Si l’on se penche sur les quelques vidéos de promotion de
notre entreprise Art Giratoires, on peut d’ailleurs facilement
confirmer cette notion. Outre les divers portfolios animé
de Jean-Luc Plé, son créateur, et les interviews de maires
conquis, on peut précisément y voir la façon dont s’effectue
la commande d’un de ces ronds –points de création. Aussi,
tout passe par une unique réunion lors de laquelle le client,
maire ou mairesse, couche à l’écrit des mots-clés faisant à
son sens une synthèse de l’activité de son village ou de sa
commune. Est alors déterminé lors de ce court entretien ce
que la sculpture doit évoquer ou mettre en avant.
Il n’y a cependant pas de discussion autour de sa forme, ni
sur sa portée et tant qu’objet artistique. On laisse ces questions
futiles à « l’artiste ». Prétendu artiste qui, suivant une logique
industrielle, fera dans un second temps deux propositions
71
Stratégie de table, théâtre de négociations
au client —une sculpture abstraite et une autre figurative
dessinée avec fougue au fusain. Le client en choisira une des
deux et celle-ci lui sera livrée et installée dans les deux mois.
Le cas de nos ronds-points est d’autant plus significatif de
cette volonté d’utiliser « l’art » à des fins pratiques, car si
l’entreprise Art Giratoires revendique déjà ses productions
comme « Sans entretien », elle met l’accent sur l’idée que ses
sculptures reviennent à la longue moins cher que l’entretien
en eau d’un classique parterre de fleurs. Aussi dans la plupart
des cas, si le maire achète une de ces sculptures, ce n’est pas
par amour de l’art, non– si c’était le cas, il s’adresserait à un
réel sculpteur et non pas à une entreprise– mais par volonté
de signifier l’identité de sa commune et cela à faible coût.
En définitive, bien que ces productions s’adressent dans un
cas aux plus grands de ce monde ou dans l’autre au simple
automobiliste, la représentation artistique du symbole y est
identique, car l’État garde la même incompréhension face à
la forme. Et si les artisans tentent de répondre —certes avec
imagination et la meilleure volonté du monde— aux
commandes floues qui leur sont transmises, la qualité esthétique
de celles-ci garde aux yeux de leur mécène la même valeur
qu’un quelconque parterre de fleur.
72
1
2
3
4
5
1. Salle de réception du «Palais» de l’Élysée
2. Couverts en argent du Palais de l’Élysée - toujours en service
3. Déjeuner d’État - Palais de l’Élysée 1975
4. Candélabre «Louis XV athlète» en argent - toujours en service
5. «Surtout Louis XVI», centre de table en argent massif - toujours en service
2
1
3
4
5
6
1. Jules Gouffé - Truite au Madiran, 1872
2. Feuilleté d’Écrevisses aux Morilles Déjeuner du 8 décembre 1998 - Palais de l’Élysée
3. Terrine de poisson Diner du 7 mars 1971 - Palais de l’Élysée
4. Jules Gouffé - Pain de la mer, 1871
5. Rouget à la provençale Diner du 10 février 1976 - Palais de l’Élysée
6. Jules Gouffé - Saumon à la Chambord, 1872
1
2
3
4
5
6
Patisserie de l’Élysée
1. Pièce montée réalisée pour le mariage de la fille ainée du président Valérie Giscard d’Estaing - 1976
2. Service à café en nougatine - 1982
3. Cygnes de meringue sur strucuture métallique remplis de glace au lait d’amande - 1988
4. Dessert réalisé en l’honneur du chef d’orchestre britannique Sir colin davis - 1992
5. Dessert réalisé en l’honneur du bicentenaire de la revolution française - 1989
6. Corbeilles de fleurs en nougatine, quenelles de glace à la framboise et cassis - 1980
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7
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10
11
12
13
7. Parfait à la pistache réalisé en l’honneur du corps de la marine nationale - 1993
8. Livre en Fraisier, Crème brulée et Forêt noire - 1991
9. L’arche réalisé en pastillage et feuille d’or par Francis Loiget - 1997
10. Poire réalisée en pâte d’amande - Palais de l’Élysée - 1997
11. Vacherin réalisé lors du sommet franco-allemand de Toulouse - 1999
12. Corbeille de fruits en sucre soufflé - 1981
13. La rivière - Cygne en sucre soufflé sur lac de sucre candy - 2000
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1
3
4
5
6
7
Patisserie de la Maison-Blanche
1. Pâtisserie réalisée pour la soirée d’investiture du président Georges W. Bush - 2001 (thème cirque)
2. Madame Reagan et Roland Mesnier, chef pâtissier de la Maison-Blanche
3. «Florabunda» Sorbet au melon et fruits frais réalisé en l’honneur de la délégation espagnole 1995
4. Maison-blanche en pain d’épice et soldats en pâte d’amande - Noël 1981
5. Gateau à la carotte et cheval de pastillage en l’honneur du président italien Sandro Pertini - 1983
6. Girafes en sucre soufflé réalisées en l’honneur de la délégation Kenyane - 2004
7. Maison blanche en chocolat blanc, parfait au cassis - 2011
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14
8. Potager en pâte d’amande - 140 x 90 cm - Noël 2011
9. Oeuf de Pâques réalisé dans le cadre de la campagne «Let’s Move !» - 120 x 70 cm - 2012
10. Dessert glacé sauce champagne realisé pour les cinquante ans de l’OTAN - 1999
11. Pièce en pastillage réalisée par Roland Mesnier, chef pâtissier de la Maison-Blanche - 1979
12. Étagère d’ornements en sucre soufflé, présentée par Roland Mesnier - 2001
13. Gateau de nouvelle année réalisé en l’honneur de Barack Obama par William Yosses - 2013
14. «Champs de blé» réalisé par Roland Mesnier en l’honneur du parti républicain - 1974
L’interprétation
Le souper,
influence de la gastronomie sur le discours
La pièce de théâtre Le souper mise en scène par Jean Claude
Brisville en 1989 puis adaptée pour le grand écran par
Édouard Molinaro en 1992 s’avère très révélatrice de la
fonction de la table dans la négociation politique.
Cet échange en huit clos se déroule dans la salle à manger
de Talleyrand (interprété au cinéma par Claude Rich), prince
de Bénévent et ministre des Affaires Extérieures sous le
premier Empire, quelques jours après la défaite de Waterloo.
Dans un climat politique tendu, les forces alliées ayant pris
le contrôle de Paris, Talleyrand invite à souper Fouché
(interprété par Claude Brasseur), duc d’Otrante et ministre
de la police, président du gouvernement provisoire, en vue
de discuter de la situation politique et de décider de l’avenir
du pays.
La salle à manger deviendra cependant le lieu d’un véritable
duel politique. Talleyrand, riche opportuniste proche de
Louis XVI avant la révolution devenant ensuite ministre
et confident de Napoléon Bonaparte sous l’Empire, puis
l’entremetteur entre les forces alliées ennemies et Louis
XVIII lors de la seconde restauration, compte remettre en
place une monarchie. Fouché quant à lui est un révolutionnaire
convaincu, alors président du gouvernement provisoire ; il
compte mettre en place une république dont il serait le président.
83
Stratégie de table, théâtre de négociations
Cet affrontement verbal, bien que mettant en jeu l’avenir de
la France, met en parallèle deux idéologies et en péril deux
personnages qui comptent chacun tirer bénéfice de la
situation.
Aussi, pour pouvoir faire remonter Louis XVIII sur le trône
et en devenir son plus proche ministre, Talleyrand a besoin
de l’appui de Fouché car celui-ci, alors chef des polices,
contrôle la ville. C’est donc à grand renfort de vins et mets
délicats que Talleyrand convaincra le républicain Fouché
que le retour du roi est la solution.
Dans cette pièce, bien que ce soit principalement la verve du
prince de Talleyrand qui sut séduire et se désavouer Fouché,
le souper —en tant que tel— est d’une grande influence sur
l’opération. En analysant le déroulement de celui-ci, on peut
voir que l’enchaînement des plats et des boissons, la qualité
symbolique de ceux-ci rythment le dialogue et le font
évoluer sans cesse.
84
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
Fois gras truffé du Périgord
*
Asperges en petits pois
Cuit d’artichaut à la ravigotte
Saumon à la royale
Filet de Perdrix à la financière
*
Charlotte cerise et vanille de Madagascar
Bombe pistaches, lait d’amande et chocolat
*
Vins de champagne (Cuvée Welligton*)
Cognac
* Ce fut le duc de Wellington aux commandes de l’armée dite des alliés qui vainquit
Napoléon Bonaparte à Waterloo.
85
Stratégie de table, théâtre de négociations
Le souper, bien qu’écrit il y a un peu plus de vingt ans est
basé sur des documents réels, notamment sur les mémoires
de Talleyrand (Mémoires et correspondances du prince de
Talleyrand, 1891) qui fut le premier homme politique à
considérer l’alliance de la gastronomie et de la négociation.
Aussi, chacun des plats cités fut réellement servi lors de
cette soirée. Et il est donc intéressant de noter que ce souper, hautement politique et mûrement réfléchi par Talleyrand
et son cuisinier, il y a d’ici plus de deux-cent ans, conserve
beaucoup de similarités avec les diners d’État d’aujourd’hui.
Trois composantes, ficelles de la séduction diplomatique
sont mises en oeuvre dans cette pièce : le foie gras truffé, le
champagne et l’accompagnement musical. On notera qu’à
l’Élysée, chaque diner d’État fut et est toujours accompagné
d’un quatuor à cordes interprétant les partitions du répertoire
classique français. Cela démontre encore une fois que la table
n’a pas pour unique rôle que de mettre à l’aise des convives,
mais —en vue de la redondance de ces éléments— est
pensée comme une véritable arme de négociation dont
chaque composant répond à des actions spécifiques.
Pour décrire le déroulement de ce souper, nous nous
appuierons sur le premier texte de Jean Claude Brisville
ainsi que sur son adaptation cinématographique. Le film,
traduisant avec plus de justesse, par sa mise en scène plus
fournie (qui ne se cantonne pas à la salle à manger mais aussi
à la cuisine) l’influence du repas sur le déroulement de
l’action et nous permettra de mettre l’accent sur certains
points de notre exposé.
En préambule du repas, avant que le souper ne commence,
nous pouvons voir le cuisinier plumer ses cailles.
86
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
Un valet rentre, il s’adresse au cuisinier.
LE VALET
Alors Monsieur Carême, tout est prêt ?
LE CUISINIER
Il le faut, mon petit. Et toi ?
LE VALET
Monseigneur nous a prévenu très tard, il y a encore beaucoup de désordre là-haut.
*
Ce court échange donne une belle introduction à notre propos.
En effet, bien que Talleyrand ai depuis plusieurs jours
planifié un entretien avec Fouché, ce n’est que quelques
heures plus tôt qu’il lui en a fait la demande.
Ceux-ci sortent à peine d’une réception chez le duc de
Wellington et pourraient se contenter de partager un verre.
Cependant, Talleyrand à exigé de son personnel que la
réception et le souper soient irréprochables. On pourra donc
en juger que la réussite du repas fait partie intégrante de sa
stratégie.
*
Talleyrand et Fouché s’installent à table. Bien entendu, la
situation est tendue. Chacun veut imposer à l’autre sa
supériorité. Fouché est impassible et prend une posture
ironique face à la courtoisie de Talleyrand.
87
Stratégie de table, théâtre de négociations
À table
TALLEYRAND
Depuis combien de temps n’avons nous pas causé dans le
particulier ?
FOUCHÉ
Le temps vous aurait semblé long ?
TALLEYRAND
Oui ! Vous me manquiez monsieur le duc.
FOUCHÉ
J’aurais osé l’espérer.
On entend la foule républicaine hurler, rassemblée devant
l’hôtel particulier.
FOUCHÉ
Plus les temps sont troublés, plus l’amitié est précieuse.
TALLEYRAND
Je dirais même nécessaire, entre certaines personnes.
FOUCHÉ
Les circonstances... Elles rapprochent à de certains moments.
TALLEYRAND
Alors remercions-les. J’ai toujours pressenti qu’un jour
nous aurions ce face-à-face et qu’il nous faudrait décider du
cours des choses.
FOUCHÉ
En somme, nous entretenir à coeur ouvert.
88
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
TALLEYRAND
Nous sommes fais pour nous comprendre.
FOUCHÉ
À demi-mot.
TALLEYRAND
Ce sera suffisant.
FOUCHÉ
Nous ne sommes ni des soldats ni des hommes de cour
auxquels il faut tout expliquer.
TALLEYRAND
Nous, nous tirons les fils. À ce jeu là, je suis le maître.
FOUCHÉ
Pas toujours. (Une pause) Il ne vous semble pas qu’il fait
très chaud ?
TALLEYRAND
J’ai toujours froid, monsieur Fouché, c’est de nature. Et
puis, il y a quelque chose en vous d’hivernal.
Un long silence. Talleyrand lève son verre de champagne.
TALLEYRAND
À notre amitié.
Ils boivent.
FOUCHÉ
Elle est proverbiale.
89
Stratégie de table, théâtre de négociations
TALLEYRAND (Le sourire aux lèvres, il soulève la cloche)
Et je vais vous le prouver !
FOUCHÉ
Foie gras truffé ! {…} (En riant) Prince, être traité par vous
c’est presque vous appartenir !
Talleyrand se lève de table et soulève les cloches des plats
disposés à côté de la table. On voit apparaitre les filets de
saumon, la perdrix et les légumes richement décorés. Il en fait
le menu.
TALLEYRAND
Asperges en petits pois, Cuit d’artichauts à la ravigotte,
Saumon à la royale, Filets de perdrix à la financière !
FOUCHÉ
À votre table on ne peut pas penser à changer de régime !
Et ce champagne !
TALLEYRAND (Le sourire aux lèvres)
Cadeau du duc de Wellington !
FOUCHÉ
Il a meilleur goût chez vous que chez lui.
TALLEYRAND
Mais servez-vous, monsieur le sénateur !
FOUCHÉ
Servez-vous… Comme cette formule est politique !
Talleyrand se rassoit rapidement, droit dans son siège, il
regarde Fouché dans les yeux.
90
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
TALLEYRAND
Nous n’avons tous deux qu’une carte à jouer, vous le savez
fort bien.
*
Dans ce court extrait, on peut voir l’influence qu’ont la
présentation et la qualité des mets sur la conversation. Les
personnages sont tous deux opposés idéologiquement et
bien que chacun veuille obtenir de l’autre ce qu’il désire, ils
ne peuvent s’empêcher d’aller dans l’autre sens. S’engage
un combat de coq à coups de bons mots conduisant la
conversation dans une impasse.
Fouché, en bon révolutionnaire, ne baisse pas sa garde.
Talleyrand, diplomate lance le premier assaut : Le foie gras
truffé. La réaction est immédiate. Fouché se détend légèrement
et se laisse même aller à la plaisanterie.
Talleyrand voyant la brèche s’entrouvrir envoie la seconde
salve, plus puissante encore : il énumère les plats, les montre,
les explique. Fouché est conquis et s’enfonce dans son
fauteuil.
Ici, en quelques secondes, l’extrême froideur de l’échange
se voit réchauffée et l’épaisse carapace de Fouché à demi
retirée. Talleyrand constatant qu’il a fait mouche change
toute à coup de comportement et s’adresse avec le plus grand
sérieux à Fouché.
On pourra constater que Talleyrand use ici avec tactique du
pouvoir de la table et que ce n’est pas sans ruse qu’il
l’entreprend à ce moment précis de la conversation.
*
Une analyse du comportement de Talleyrand –si l’on se
91
Stratégie de table, théâtre de négociations
réfère à un point de vue purement historique et qui peut être
ici subjectif– peut être menée et pourrait expliquer la suite
du dialogue.
À cette époque subsistait encore le service dit «à la
française» –qui sera remplacé plus tard par le «service à la
russe»– qui consistait à ce que les convives installés autour
de la table n’effectuent jamais eux-mêmes le service. Il était
réparti sur la table une multitude de plats et chaque invité devait
indiquer à voix basse à son valet ce qu’il désirait manger ou
boire. Il n’était pas coutume donc à l’époque de se servir et
encore moins d’énumérer à haute voix les plats présents sur
la table : c’était la tâche du maître d’hôtel.
Dans notre cas, et c’est ici que notre point de vue peut être
exhaustif, le souper est politique et tout ce que qui s’y
négocie est secret. Les valets ne sont pas autorisés à rentrer
dans la salle et c’est donc l’hôte qui doit se charger du service.
Talleyrand accomplit ici les taches du maître d’hôtel ce qui,
en théorie, l’infériorise par rapport à Fouché. Cependant,
cette position qu’il prend semble être toute aussi calculée,
car le dialogue qui suit montre un Talleyrand très doux, à
l’écoute : une attitude quelque peu démagogique qui vise à
montrer à Fouché qu’il est un homme raisonnable et ouvert
au dialogue.
Talleyrand se penche vers Fouchet
TALLEYRAND
Mais peut-être auriez-vous également un projet pour la
France ?
FOUCHÉ
J’en ai plusieurs, monsieur l’ancien chef du gouvernement
de sa majesté.
92
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
TALLEYRAND
Plusieurs ? Racontez-moi ça.
Sentant l’ironie, Fouché se vexe
On entend un orchestre de cordes dans les étages.
FOUCHÉ
Qu’est-ce que c’est que ça ?
TALLEYRAND
Un orchestre que j’ai loué, ils viennent ici répéter toutes les
nuits après avoir joué au Citadium.
Fouché montre l’heure à Talleyrand
TALLEYRAND
Minuit ! C’est l’heure où ils arrivent.
FOUCHÉ
Un orchestre !
TALLEYRAND
Je reçois ces jours-ci le Colonel Orloff et le Prince de
Metternich. J’ai pensé que s’ils faisaient chez moi leur
entrée en musique, en musique de leur pays, cela pouvait les
prévenir en faveur de la France.
*
Ici nous pouvons faire un constat. La musique, au même titre
que la table est utilisée comme outil diplomatique. Talleyrand
le confirme ici.
Et bien qu’expliquant cet orchestre comme un concours
de circonstances, on ne peut s’empêcher de soupçonner
93
Stratégie de table, théâtre de négociations
–comme Fouché– Talleyrand de l’avoir engagé pour l’occasion
et ainsi permettre à la musique d’opérer son charme et de
jouer son rôle de liant.
Aussi, l’impact de cet accompagnement musical sur l’action
de notre souper est notable. Bien que surprenant Fouché au
départ, la musique opère comme elle est supposée. Il s’installe
et explique distinctement son plan, détendu.
Il expose les raisons qui le poussent à établir une république
espérée en secret par tous les français et qu’il serait prêt
à offrir à Talleyrand le poste de ministre des relations
extérieures (poste qu’il à déjà exercé sous le directoire puis
sous l’Empire). Talleyrand, lui, pense qu’il faut rétablir la
monarchie. En aidant Louis XVIII à remonter sur le trône,
celui-ci leur en saurait grès de leur laisser tous deux un poste
de choix auprès de lui.
FOUCHÉ
Il va de soi que je me ferais un devoir de vous confier les
relations extérieures, à mon côté, dans mon gouvernement.
TALLEYRAND
Vous êtes sérieux Fouché ?
FOUCHÉ
Qu’en pensez-vous ?
TALLEYRAND
En tous cas, vous ne manquez pas d’imagination. Cette
façon de disposer des hommes et des événements sur le papier.
Vous êtes un poète.
FOUCHÉ (il regarde Talleyrand droit dans les yeux)
Et j’ai les moyens de donner vie à mon poème. Il me suffit
d’y croire.
94
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
Fouché quitte Talleyrand des yeux et s’approche de la table
sur laquelle sont disposés les plats.
FOUCHÉ
Vous avez bien dit asperges en petits pois ?
TALLEYRAND (très enjoué, il se lève et s’approche de la table)
Oui ! Une recette que je dois à Monsieur de Cucille. Vous
découpez le tendre de l’asperge en forme précisément de
petits pois. Vous le lavez, l’ébouillantez, le passez au feu
avec un bon morceau de beurre, un peu de sarriette, un clou
de girofle et pour finir vous y mettez une liaison de jaunes
d’œuf avec un dé de crème fraiche.
FOUCHÉ (en riant)
Je finirais par croire mes agents qui m’assurent que vous
passez une heure par jour dans vos cuisines !
TALLEYRAND
Ils vous trompent, monsieur Fouché, j’en passe deux.
Quand on nourrit les gens, on les connait.
{…}
Ils se rassoient à table. On entend le peuple chanter dehors
et des coups de feu sont tirés sur les fenêtres, les brisant en
mille morceaux.
TALLEYRAND
À ce train-là, demain matin, je n’aurai plus que mon verre
de montre.
FOUCHÉ
Ça c’est un coup républicain. La marseillaise !
95
Stratégie de table, théâtre de négociations
TALLEYRAND
Vos amis jacobins finiront par venir nous tuer dans ce salon
monsieur Fouché.
FOUCHÉ
Vous peut-être, oui. Mais pas moi.
Fouché ouvre la bouteille de champagne posée sur la table
et se sert un verre. Il le boit d’une gorgée.
*
Dans cette scène, encore une fois, le repas et plus particulièrement la cuisine opère comme un désamorceur. Fouché,
avec un aplomb sans faille et une justesse de propos, laisse
Talleyrand sans voix. Conscient de son ascendant et galvanisé
par ce silence, Fouché feint de se désintéresser du conflit. À
la manière de Talleyrand qui, plus tôt, feignait de s’intéresser
aux propositions de Fouché, celui-ci lui demande de lui répéter
l’intitulé d’un des plats —conscient bien entendu du malaise
social que sous-entend cette action—. Talleyrand, obligé de
constater que les arguments de Fouché sont valables, ne peut
l’en contredire. Il saute alors sur l’occasion de changer de
sujet et se met à exposer dans le détail la préparation des
asperges en petits pois.
On pourra donc noter ici un autre aspect du repas dans la
négociation politique. Outre une certaine séduction de l’invité
par la table, la connaissance des mets et la science qui en
découle –œnologie, gastronomie, cuisine– est la seule chose
qui puisse détourner le dialogue de son intention initiale.
Aussi, il est difficile d’aborder un sujet autre que celui pour
lequel on est autour de la table, car si l’on négocie, c’est que
l’on n’est pas de la même famille —même politique.
96
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
En parallèle, cet extrait met en exergue un point important
de notre exposé :
Ici, bien que des coups de feu soient tirés sur la demeure
faisant éclater les vitres et détruisant une partie du mobilier,
Fouché et Talleyrand restent à table. Outre le fait que cette
mise en scène mette en évidence l’urgence de la situation et
offre au film une image d’une grande force dramatique, il est
intéressant de noter que ni Talleyrand ni Fouché n’évoquent la
possibilité de continuer leur conversation à l’abri dans une
autre pièce. Les deux personnages restent à table, impassibles,
et l’on peut en déduire que celle-ci est l’unique lieu de
négociation possible.
Nous le savons, une des fonctions premières de ces repas
politiques est de favoriser, par un plaisir partagé, la communication et la bonne entente entre les convives et d’ainsi
entreprendre des négociations avec plus de facilité. Le pouvoir
–qui peut sembler subjectif– de la bonne chère sur le convive
est explicitement mis en évidence dans l’extrait qui suit.
TALLEYRAND
Ce que j’ai pu constater en conversant avec sa Majesté,
c’est que votre histoire pour lui s’arrête au seize de janvier de
dix-sept cent quatre-vingt treize à ce vote fâcheux.
FOUCHÉ (La main sur le coeur)
J’ai un remords... Mais pour le saumon !
TALLEYRAND
Allez mon cher, allez. Et, servez-moi s’il vous plait ! Pendant
que vous y êtes. Ce vote désastreux auquel vous avez participé.
Le Roi dans sa grande bonté pourrait essayer d’oublier
les mariages républicains de Nantes.
97
Stratégie de table, théâtre de négociations
FOUCHÉ (Il sert le saumon)
Je n’ai fait qu’aider Carrier.
TALLEYRAND
L’aider à ligoter nus l’un contre l’autre une nonne et un
prêtre et les envoyer s’aimer dans les fonds de la Loire.
Avouez tout de même. Et à Lyon ! Votre façon de faire votre
justice républicaine. Enfin, Fouché.
FOUCHÉ
Je réprimais un soulèvement royaliste.
TALLEYRAND
En parquant les suspects par centaines dans un coin de
caserne et en faisant tirer dessus au canon. Fouché ! Au canon !
FOUCHÉ (La bouche pleine et levant son verre)
Ô oui, ils étaient très nombreux !
TALLEYRAND
C’est parce que le canon est moins précis que le fusil que
vous lanciez des cavaliers sur les corps pour finir le travail
au sabre ?
FOUCHÉ (La bouche pleine de saumon, avec une certaine ironie)
Non ! Ça c’était parce qu’on était pris dans le feu de l’action !
TALLEYRAND
Votre jeunesse jacobine avait de ses inventions !
*
La situation qui précède ce court échange est tendue. Fouché
apprend à Talleyrand que, chef de la police, il a dans ses
tiroirs un dossier complet qui rend compte de ses agissements
98
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
frauduleux et qu’en claquant des doigts il peut le faire
emprisonner à vie.
Bien que nos deux personnages ne changent pas de sujet
et continuent à s’accuser l’un l’autre de tout et de rien, nous
pourrons remarquer que le partage du saumon –que Fouché
affectionne particulièrement– détend sans rupture la conversation.
Les langues se délient au fur et à mesure et c’est avec un total
détachement que Fouché explique ses folies sanguinaires qui
lui vaudront le surnom de « mitrailleur de Lyon ».
Comme énoncé plus haut, la table, ses plats et son service
fait partie intégrante de la stratégie politique. Elle peut
séduire l’invité, permettre de changer de sujet et de retrouver
son avantage. Dans l’extrait suivant, elle est l’unique
réponse à une situation bloquée, à un discours qui ne peut
pas évoluer dans une salle à manger dont l’unique
échappatoire est la négociation.
TALLEYRAND
Vous aurez besoin du soutien de mon art, Fouché.
FOUCHÉ
Le soutien de votre art ?
TALLEYRAND
Oui, pour faire oublier au roi Louis XVIII qu’il y a de cela
vingt-deux ans vous avez fait couper en deux morceaux son
ainé Louis XVI.
FOUCHÉ (Soulevant un tableau)
C’est un portrait de famille ?
TALLEYRAND
On ne les compte plus dans la maison, nous avons des
parents sur tous les murs.
99
Stratégie de table, théâtre de négociations
FOUCHÉ
Et ce jeune homme ?
TALLEYRAND
Le petit fils du grand Condé.
FOUCHÉ
Encore un Bourbon, cousin du roi. Enlevé en pays neutre
par des cavaliers français sur ordre de Bonaparte, jugé sans
avocat, condamné sans la moindre preuve et exécuté la nuit
même dans un fossé du château de Vincennes.
TALLEYRAND
Une tâche de sang sur les aigles.
FOUCHÉ
À votre avis, Excellence, à quelles motifs a obéi Bonaparte
dans cette affaire ?
TALLEYRAND
La rage ! Une rage effrayante à propos des complots royalistes.
FOUCHÉ
On aurait pu tenter de lui faire entendre raison.
TALLEYRAND
Il était enragé, il n’écoutait personne.
FOUCHÉ
Il n’écoutait personne. En êtes-vous certain ? (Il sort une
lettre de sa poche) La copie de votre lettre à Bonaparte.
{…}
Fouché s’éclaircit la gorge et lit la lettre. Celle-ci prouve
100
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
que Talleyrand a conseillé à Bonaparte de faire assassiner le
petit fils du grand Condé. Talleyrand est donc pris au piège.
{…}
FOUCHÉ
Nous voici donc sur le même rang. Le duc d’Otrante a fait
guillotiner le frère, on le savait, mais on ignore encore à ce
jour que le prince de Bénévent a fait fusiller le cousin. (Il
tend à Talleyrand un verre de champagne. Celui-ci ne le
prend pas, Fouché esquisse un rictus et fait s’entrechoquer
les verres). À nous.
Talleyrand reste sans voix, le regard fixe pendant plusieurs
secondes. Il se lève enfin, saisit la cloche posée sur le buffet
et la fait sonner. Les valets rentrent dans la pièce et c’est
sans bruit qu’ils débarrassent puis apportent les deux
gâteaux abondamment décorés, ainsi que deux bouteilles de
champagne qu’ils posent sur la table de service.
TALLEYRAND
Duc, nos liens se resserrent.
FOUCHÉ
Vous pensiez jusqu’à présent me tenir à la gorge, voila que
maintenant vous sentez mon poing sur la vôtre.
TALLEYRAND (il prend Fouché par l’épaule)
Nous pouvons nous serrer le col jusqu’à nous étouffer l’un
l’autre ou danser un moment ensemble !
*
Nous pouvons voir ici avec distinction qu’encore une fois la
situation se voit déverrouillée par le service. Ces quelques
101
Stratégie de table, théâtre de négociations
minutes que prennent le débarrassage de la table et l’arrivée
des nouveaux plats laissent le temps à Talleyrand de
reprendre ses esprits et de trouver une manière de faire évoluer
la discussion. Il en retrouve même son ironie « Duc, nos liens
se resserrent ».
La suite de l’échange montre nos deux personnages
convenant que la seule issue possible à ce conflit est d’aller
de l’avant dans l’égalité. Bien que tous deux en conviennent,
ils ne savent en rien quelle direction prendre, car ni l’un
ni l’autre ne veut trahir ses convictions et laisser à l’autre
l’avantage.
Cet extrait-ci met en évidence l’importance du champagne
dans la négociation politique. Bien entendu, la prédominance
de ce vin dans tous les diners d’État ne tient pas uniquement
à l’image de luxe qu’il renvoie mais aussi à l’alcool qu’il
contient. Non pas que l’ivresse puisse aider la négociation,
mais cela va de soi que les vertus de l’alcool invite à échanger
avec plus d’aisance et peuvent faciliter les concessions.
TALLEYRAND
Vous savez ce que c’est qu’un mécontent Fouché ? C’est un
pauvre qui réfléchit.
FOUCHÉ
Une bonne police est là pour l’empêcher de réfléchir.
TALLEYRAND
Sur ce point je vous suis.
FOUCHÉ
Oui et bien pour ma tranquillité par de trop près !
102
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
TALLEYRAND
Alors nous irons côte-à-côte et si ce n’est dans la fraternité,
ce sera dans l’égalité.
FOUCHÉ
Égaux ? Non ! Égaux par le sang, le sang Bourbon qui nous
a baptisé tout les deux. Otrante et Bénévent, égaux dans la
trahison et dans l’exécution.
Talleyrand est sans voix.
TALLEYRAND
Nous buvons trop peu de champagne. (il offre un verre à
Fouché) Il donne envie d’aimer. Je finirais peut-être par vous
aimer mon cher, si j’en écoutais le champagne.
Ils boivent
FOUCHÉ
Moi, plus j’en bois, plus je me méfie de vous.
TALLEYRAND
Et moi qui allais vous inviter ce soir à vous accompagner
chez le roi.
FOUCHÉ
À Saint-Denis ?
TALLEYRAND
Oui, c’est là qu’il attend son passeport pour le château des
Tuileries.
FOUCHÉ
Que devrais-je lui dire ?
103
Stratégie de table, théâtre de négociations
TALLEYRAND
Vous n’aurez qu’à vous mettre à genoux devant lui et à
baiser la main qu’il vous tendra.
FOUCHÉ
Rien que ça !
TALLEYRAND
L’émotion fera le reste.
*
Talleyrand nous offre ici –par une hyperbole d’une grande
poésie– une définition très juste de la fonction du champagne
dans toute négociation politique : « Le champagne donne
envie d’aimer ». Outre le fait qu’il puisse permettre un bref
rapprochement entre deux parties, l’alcool favorise souvent
la concession en minimisant tout sentiment de remords. On
peut voir dans cet extrait que l’effet du champagne sur Fouché
est notable, bien que celui-ci soit depuis quelque temps déjà
séduit par les propositions alléchantes de Talleyrand et qu’il
est sur le point de se désavouer de ses « soi-disant » convictions.
Si l’alcool contenu dans le verre de champagne n’est bien
entendu pas la raison qui pousse Fouché à ne plus opposer de
résistances aux propositions de Talleyrand, on peut tout de
même constater que son comportement change après avoir
avalé la boisson.
La suite de la pièce relate la conciliation de nos deux
personnages. À grand renfort de champagne et cognac,
étendus sur le sofa, chacun ira jusqu’à la confession. Contant
leurs mésaventures enfantines, avouant leurs amours et leurs
plus sombres penchants, ils exposent avec fébrilité leurs projets
égoïstes pour la France et font de ce dessein l’emblème de
leur complicité.
104
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours
« Vous et moi, vous allez voir, cette restauration va avoir un
parfum de régence ! ».
C’est sur une touche sucrée que s’achève le duel. Avec astuce
Talleyrand à fait réaliser par son pâtissier une Bombe aux
pistaches –dessert à la crème glacée– sachant la chaleur de
ce mois de Juillet 1815. On notera ici la plume de JeanClaude Brisville.
FOUCHÉ
Si j’attaquais cette bombe avant qu’elle ne soit en eau ? Je
vous sers ?
TALLEYRAND
Volontiers !
FOUCHÉ
Monsieur Carème est toujours à votre service ?
TALLEYRAND
Oui. En France les régimes passent, mais la cuisine demeure.
FOUCHÉ
Vous lui ferez mes compliments, ce souper est une merveille.
TALLEYRAND
Je n’y manquerai pas.
*
Enfin, c’est une image ô combien symbolique et culturelle,
qui selon Daniel Lacotte est la représentation la plus emblématique de l’union, qui vient clôturer la pièce : le toast.
105
Stratégie de table, théâtre de négociations
TALLEYRAND
À l’immobilité de l’histoire et au mouvement des affaires !
FOUCHÉ
Au nouvel ancien régime, fils de Saint-Louis et à notre amitié !
TALLEYRAND
Et au néant Otrante, au néant !
Dans l’adaptation cinématographique de la pièce, l’union
machiavélique de nos deux tyrans symbolisée par le toast est
renforcée par un déchaînement d’éclairs et un vent puissant qui
fait s’éteindre les bougies laissant Fouché et Talleyrand seulement éclairés par la lumière de la nuit. Bien que cette mise
en scène puisse laisser quelque peu sceptique, elle permet
cependant de souligner la valeur symbolique qu’a le toast et
de démontrer, en sachant ce qui se passera dans les années
qui suivirent ce souper, que les rites qui s’organisent autour
de la table —encore aujourd’hui dans nos ambassades et nos
palais— sont souvent d’une importance tangible sur la réalité de nos politiques gouvernementales.
106
La cuisine comme outil dans la
négociation politique
« Une armée est victorieuse si elle cherche à vaincre avant
de combattre »
Sun Tzu, L’Art de la guerre
Nous l’avons vu, la table est un outil de négociation. Mais
si celle-ci est un événement sociale, il ne faut pas oublier
qu’elle est aussi un événement alimentaire.
Aussi, si la table est pensée comme outil, la gastronomie
en est considérée comme l’élément le plus effectif de tous ;
car elle est directement liée à l’humain. En effet, nous avons
pu le voir avec les rites mafioso, la cuisine entretient un lien
direct avec notre identité, et si elle nous touche c’est qu’elle
fait appel à nos émotions.
Aussi, si cette notion est connue de tous, on comprend
aisément que tout diplomate en joue pour séduire son
interlocuteur.
On pourrait toutefois s’interroger et même douter de la
véritable portée de la gastronomie dans la négociation
notamment si celle-ci est d’une importance politique. En
effet, comment le diplomate pourrait-il se laisser amadouer
par quelque chose d’aussi primaire que la nourriture ?
109
Stratégie de table, théâtre de négociations
Comment certains des principes qu’il avait pour établi avant
de se mettre à table pourraient-ils donc se transformer au fur
et à mesure dans son esprit par le simple enchainement de
plats raffinés ?
D’un point de vue purement scientifique, la réponse est
simple. Si l’on s’en réfère aux études menées par le professeur
en négociation Shirli Kopelman et plus précisément sur son
essai Cultural variation in response to strategic display of
emotions in negotiations on peut y noter que tout repose sur
ce contenu de l’expérience du dîner gastronomique qui met
en jeu des dimensions multi-sensorielles. Il y explique que
les émotions positives procurées par la nourriture peuvent
permettre d’augmenter la capacité à faire des concessions,
de stimuler la créativité pour résoudre un problème et
d’augmenter les capacités à coopérer ; il rajoute ensuite à la
fin de son texte l’intéressant constat que le négociateur
invité se retrouve alors toujours dans le contre-don ce qui
pourra l’amener à être bienveillant sur la négociation à traiter
ensuite.
Certes l’analyse parait un peu commune et l’on peut se
permettre de penser que si la nourriture à une incidence
sur notre comportement, celle-ci ne peut être que minime.
Et cela est vrai. Il en reste néanmoins que si la gastronomie
ne permet pas de réellement changer un non en oui, elle est
un outil de négociation précieux car elle opère de concert,
à l’abris des conventions protocolaires, avec le négociateur.
Aussi, la gastronomie n’est pas seulement un élément
constitutif de la table —et par extension du cadre de la
négociation. Elle y prend véritablement part. Et nombreux sont
les cuisiniers et pâtissiers d’État qui s’accordent d’ailleurs à
dire que la cuisine est politique.
Bien que des chefs comme Bernard Vaussion —Chef cuisiner
110
La cuisine comme outil dans la négociation politique
du palais de l’Élysée— laisse entendre dans les conférences
de presse que tous les menus d’État sont élaborés suivant
des recettes strictement françaises, on peut cependant noter,
par un examen plus approfondi, que cette prétendu constance
n’est pas souvent respectée. Par parcimonie au détour d’une
entrée, d’un dessert, apparaissent fréquemment des produits,
des aromates ou des préparations propres au pays invité. Du
reste, Francis Loiget, ancien Chef pâtissier de l’Élysée,
explique :
« En ce qui concerne les menus des dîners ou des déjeuners
officiels, tout dépend de la personnalité du chef d’État en
visite ; il sont modulés avec soin en fonction des goûts qu’on
lui connait et des symboles qu’on souhaite mettre en avant,
soit qu’on entende faire une délicate allusion aux produits de
son pays ou au contraire scénariser la gastronomie française
ou marier les deux. »
Comprenons que ce qui fait de la cuisine d’État un outil dans
la négociation politique n’est pas son excellence. À ce niveau
de responsabilité, elle ne peut que l’être. C’est cette
scénarisation de la gastronomie qui en fait sa spécificité.
Cependant, à la différence de la table, la gastronomie, tient
plus d’un plan de bataille que d’une pièce de théâtre. Il est
d’ailleurs cocasse de noter que tous les chefs —le mot est
choisi— qui précédèrent l’actuel chef des cuisines de l’Élysée
furent militaires de formation. Et si les spécialistes politiques
s’accordent à dire que la table est un véritable lieux d’affrontement, il faut concevoir que ce ne sont pas que les idées
qui prennent part au conflit. Ainsi donc, la table peut être
littéralement assimilée, dans sa conception, à un travail de
stratège militaire.
Et à l’instar donc d’un plan de bataille, le menu est décomposé
111
Stratégie de table, théâtre de négociations
en plusieurs mouvements. Chacun d’eux sont pensés dans
leur enchaînement et s’articulent en fonction du résultat
escompté. Ainsi c’est en anticipant la réaction de l’ennemie
—et dans notre cas du convive— à chaque étape que le plan
se construit. Bien entendu il ne s’agit pas, pour remporter la
victoire, de déclencher un assaut à chaque étape. L’art qu’est
la stratégie se base l’alternance entre intensité et accalmie
—sur le même modèle d’ailleurs que le scénario de cinéma
classique. Et c’est cette construction rythmée qui garantie sa
réussite.
Selon Sun Tzu, dans son ouvrage L’Art de la guerre,
conduire une guerre et la gagner se base sur quatre fondements
dont nous retiendrons le suivant : « Savoir employer le peu et
le beaucoup suivant les circonstances. » Ainsi donc, suivant
les mots du stratège des stratèges, c’est par l’enchaînement
mesuré de mouvements anticipés que l’on garantie la
réussite d’un plan.
*
L’analyse stratégique qui va suivre est hypothétique et est
basée sur l’examen de systèmes récurrents dans l’ordonnance
des menus d’État. Bien que l’on puisse douter de son bienfondé, l’étonnante adéquation avec la situation géopolitique
dans lesquels s’inscrivent en règle générale ces diners ne
peut cependant, que nous conforter dans la pertinence de
notre projection.
*
Prenons comme exemple un diner pour lequel il aurait été
décidé de traduire de la plus grande déférence à l’invité.
Plusieurs choix s’offrent à nous. L’idée de réaliser pour
chaque « mouvement » un plat traditionnel du pays de l’invité
est anti-stratégique —cela serait considéré comme un véritable
112
La cuisine comme outil dans la négociation politique
asservissement— et est donc à éliminer d’office. On peut
en définitive considérer d’inclure dans chaque préparation
un ingrédient propre à sa culture. Cela introduit le symbole
fort d’une harmonie totale entre l’hôte et son invité mais
peut être teinté —par son systématise— d’une certaine complaisance : aussi cela pourra être perçu comme un manque
d’aplomb dans la part de l’hôte.
Décidons alors que l’on souhaite incorporer au menu non
pas trois mais un plat traditionnel de l’invité. Si l’on accommode pas la recette à « sa sauce », l’intention est forte et
montre que l’on est disposé à abandonner un cours instant
sa propre identité pour signifier sa prévenance à l’invité. On
comprendra aisément que le choix de sa position dans l’ordre
du menu ne peut alors être fortuite.
Considérons alors que ce plat soit une entrée. La surprise
serait éclatante certes ; mais le symbole fort, développé en
début de repas se verrait affaibli par la suite, et celle-ci apparaitrai aux invités comme une déception. Si ce plat
apparaissait cependant en plat principal, la surprise serait
plus grande et la réaction de l’invité décuplée.
Il faut cependant nous arrêter un instant sur cette position.
Il faut savoir que le diner diplomatique à (comme le scénario
de cinéma ou la stratégie militaire) une syntaxe. Aussi, selon
une des principales figures des théoriciens de la table, Jean
Jacques Boutaud, ce sont les premiers et les derniers plats qui
influent sur le ressenti du repas par le convive. En conséquence,
la position centrale du plat principal opère souvent comme
un pivot, mettant en valeur le plat qui le précède et celui qui
le suit. Revenons donc maintenant à notre diner. Si la
position de notre plat au centre du menu n’est pas idéale,
nous pouvons l’introduire en dessert. Ici, la surprise est
absolue. Le reste du diner ayant mis en avant notre culture,
le clin d’oeil culinaire à l’invité arrive à point nommé. De
plus, le dessert étant le dernier élément du service, c’est celui-ci qui restera en mémoire. L’invité gardera donc princi113
Stratégie de table, théâtre de négociations
palement le souvenir de l’extrême déférence dont il aura fait
l’objet, sans pour autant que cela remette en cause l’identité
et la constance de son hôte.
Cette stratégie est récurrente dans l’ordonnance des diners
d’État. Mais il est en réalité assez rare de voir apparaitre des
plats traditionnels dont l’hôte n’aurait pas détourné sensiblement
la recette pour l’allier à sa gastronomie : le message étant
dans la plupart des cas de montrer l’alliance entre les deux
cultures. On peut néanmoins trouver quelques exemples de
cette configuration parmi de nombreux menus d’État. Et nous
en citerons un, qui apparait comme le plus emblématique de
tous : le dîner de gala offert en 1998 par le Roi Hassan II, roi
du Maroc, en l’honneur du gouvernement français sous
la présidence de Jacques Chirac. On trouve donc au menu :
un Méchoui et une Pastilla au pigeons en entrée, suivit par
un Tajine de poulets aux oignons et olives, d’un second à la
viande aux petits pois et artichauts ainsi que d’un troisième de
poisson aux olives Meslalla et au citron ; le tout servit avec
de la semoule de riz à la viande et aux légumes. Le diner est
donc jusqu’ici typiquement marocain. Surprise donc quand
fut servit en dessert une Charlotte à framboise ! — dessert
français par excellence. Ici, l’intention est encore plus forte
car les quelques ingrédients qui composent la Charlotte ;
notamment les biscuits à-la-cuillère et dans ce cas précis
les framboises ; sont très difficiles si ce n’est impossibles
à trouver au Magreb : la délégation française n’a pu
qu’apprécier cette généreuse intention.
En règle générale on ne retrouve dans un diner diplomatique
que un, voir deux clins d’oeil culinaires à l’invité. Certes, il
est de bon ton de montrer quelques intentions au convive ;
de là à inonder son menu de références serait quelque peu
déplacé. Cette surcharge relèverait plus de la séduction que
de la diplomatie —qui n’est rien d’autre qu’une forme plus
114
La cuisine comme outil dans la négociation politique
subtile de séduction. Aussi, si la réussite de notre stratégie
gastronomique repose la juste mesure, on peut convenir que
la nature de chaque mouvement, aussi discret soit-il, se devra
d’être en adéquation précise avec ce que l’on souhaite
provoquer chez le convive.
« Commencez par vous mettre au fait de tout ce qui concerne
les ennemis ; sachez exactement tous les rapports qu’ils
peuvent avoir, leurs liaisons et leurs intérêts réciproques ;
n’épargnez pas les grandes sommes d’argent ; plus vous
dépenserez, plus vous gagnerez ; c’est un argent que vous
placez pour en retirer un gros intérêt. » Selon Sun Tzu, dans
son chapitre Les principes à respecter, la connaissance totale
de son ennemie ; et pas uniquement de ses plans tactiques
militaires mais aussi de ses goûts personnels, de ses habitudes
etc. ; garantie la victoire absolue. Il rajoute ensuite : « Ils ont
tout prévu ; ils sont paré de leur part à toutes les éventualités. Ils
savent la situation des ennemis, ils connaissent leurs forces,
et n’ignorent point ce qu’ils peuvent faire et jusqu’où ils
peuvent aller ; la victoire est une suite naturelle de leur
savoir.»
Aussi, il s’agit de choisir les ingrédients « clins d’oeil »
avec justesse, en anticipant la réaction de notre convive.
Veiller par exemple à ce que notre ingrédient ne soit pas trop
commun ; l’invité ne relèverait peut-être pas l’intention. Et
à l’inverse, faire attention à ce que notre ingrédient ne soit
pas trop particulier ; il s’agit qu’il plaise à tout le monde.
Il faudra aussi veiller à ce notre ingrédient soit apprécié de
tous, sans pour autant qu’il ne discrédite le patrimoine culturel
de l’invité. Il ne s’agira donc pas de choisir quelque junkfood typique de son pays.
Convenons que nous recevons pour ce diner une délégation
Britannique et que nous allons introduire « l’ingrédient »
pour notre entrée. Pour que notre invité puisse percevoir la
115
Stratégie de table, théâtre de négociations
considération que l’on souhaite lui faire valoir, il s’agira de
l’étonner par la qualité de nos recherches sur son patrimoine
culinaire.
Rappelons qu’en qualité de chef de cuisine de la république,
nous avons à notre portée la palette la plus complète
d’ingrédients et d’aliments pour réaliser nos plats. Si nous
décidons de servir du boeuf de Kobé ou de la Langoustine de
Californie, il suffit d’en informer l’intendant et ces denrées
se verront livrées dans nos cuisines quelques jours plus tard.
Qu’allons nous donc choisir pour notre entrée ? Pour mettre
notre invité dans de bonnes dispositions nous pourrions par
exemple inclure à notre entrée un ingrédient apprécié par les
britanniques mais ô combien incompris dans les autres pays :
le condiment Marmite. Ainsi, allié avec discrétion à notre
entrée, il véhiculerai l’idée que nous comprenons et apprécions,
au-delà des apparences, sa culture. C’est un geste fort certes,
et l’invité pourrai trouver l’intention presque touchante car
il le sait, et c’est un fait avéré, les français n’aiment pas ça.
Notre mouvement se révèle peut-être alors trop risqué et
pourrait nous inférioriser légèrement.
En conséquence, nous pourrions peut-être alors choisir un
ingrédient que nous produisons tous les deux. Ainsi par notre
choix, nous pourrions lui signifier que nous sommes prêt à
lui servir le meilleur, quitte à mettre notre fierté de côté l’espace
d’un instant.
Choisissons par exemple une volaille. Au lieu d’utiliser
notre classique poulet de Bresse nous pourrions cuisiner un
Silver Sussex chicken. Cette volaille élevée sur les sols côtiers
du Sud-Ouest de l’Angleterre est réputée pour la grande
tendresse de sa chair. L’hommage est parlant. Il est d’ailleurs
d’autant plus symbolique que cette volaille est très chère car
elle avoisine les trois-cents livres (par oiseau).
Notre stratégie est intéressante mais comporte cependant
une faille. En effet, il faut concevoir que si l’invité vient
diner dans notre pays, il se fait une joie de manger local.
116
La cuisine comme outil dans la négociation politique
Aussi, si celui-ci apprécierait le geste, en ressortirait cependant
un légère déception. Car si le Silver Sussex chicken est une
volaille d’exception, il est bon de se rappeler que notre
invité est un chef d’État et qu’en définitive, celui-ci le
retrouve déjà surement à sa table. Mettons nous un instant
à sa place. Si nous nous retrouvions invité à sa table.
Préférerions nous déguster ce Silver Sussex chicken que
nous connaissons peu ou une énième volaille de Bresse ?
La meilleure solution reste peut être de choisir un ingrédient
que l’on ne retrouve pas en France et qui soit assez peu
commercialisé dans le monde. En bref, un ingrédient qui
montre à notre invité britannique que nous nous intéressons
en profondeur à son patrimoine culturel.
Pourquoi ne pas inclure alors à notre entrée un Yorkshire
pudding par exemple ? Ce petit beignet qui vient agrémenter le Sunday Roast britannique n’est pas, si ce n’est très
peu commercialisé. On ne retrouve cependant pas un seul
Roast-beef traditionnel sans son Yorkshire Pudding. Alors
pourquoi pas ?
Notre proposition est d’ailleurs d’autant plus intéressante
que nous n’incluons pas cette préparation à notre plat principal
(comme il se fait traditionnellement en Grande Bretagne)
mais à notre entrée. Aussi, nous sortons l’ingrédient de son
contexte et nous nous le ré-approprions. Un clin d’oeil
explicite à notre invité, qui nous permet de garder la main.
*
Il est bon de le rappeler, l’analyse stratégique que nous avons
développée est hypothétique. Aussi, pour en confirmer son
bien-fondé, il apparait comme nécessaire d’étayer celle-ci
par l’analyse de véritables menus d’État. Et nous allons pouvoir le constater, la présence de ces ingrédients « clins-d’oeil »
ne peut pas être fortuite tant leur nature et leur incorporation
117
Stratégie de table, théâtre de négociations
dans le menu est en adéquation avec la situation géopolitique
dans laquelle s’inscrivent ces diners.
Il est nécessaire ici de ne pas seulement nous concentrer sur
la cuisine de l’Élysée dont l’attachement à la cuisine française
—et donc à la référence en matière de grande cuisine
gastronomique— est presque évidente. Aussi, pour donner
une autre dimension à notre exposé nous nous concentrerons
sur une autre cuisine, dont la relation avec un patrimoine
culinaire nationale réduit –en comparaison avec la France–
l’a amenée à emprunter des techniques et des recettes étrangères pour ensuite les ré-accommoder avec ses produits
locaux : La cuisine américaine —nation issue de l’immigration— et plus particulièrement la cuisine de la Maisonblanche.
Mais avant de commencer notre exposé, et pour pouvoir
nous rendre compte combien la «stratégie gastronomique»
peut être un art subtil, il nous faut d’abord évoquer en
comparaison l’exemple le plus extrême. Un menu dont la
subtilité n’est pas de mise tant les « clins d’oeil » sont
exagérés.
Ce diner fut offert l’année dernière par le président Obama
en l’honneur du premier ministre britannique David Cameron.
Ce diner très médiatisé, auxquels quelques critiques culinaires
furent même conviées, se vu qualifier de «Diner qui a représenté
le meilleur de l’hospitalité américaine et qui su inclure avec
justesse quelques références ludiques aux traditions britanniques». Ludique, le mot est juste. En effet, l’on servit en
plat principal un Bison Wellington. Le bison remplaçait ici le
boeuf du classique Beef Wellington anglais ; Filet mignon de
boeuf enrobé de fois-gras, d’une duxelle de champignon et
d’une pâte feuilleté ; et faisait donc valoir symboliquement
—de façon quelque peu stéréotypée peut-être— l’union des
deux nations.
118
La cuisine comme outil dans la négociation politique
Dans la même optique, fut servi en dessert une pâtisserie
anglaise : Le Steamed lemon Pudding, allié bien entendu à
une sauce Hucleberry typique de l’État de l’Idaho.
Ce diner est un des exemples les plus frappant d’allusion
culinaire. Bien entendu, tout menu a sa cible et celui-ci visait
à montrer au monde, sans gène et en grande pompe, l’union
du Royaume-uni et des États-unis. En comparaison, les
menus qui vont suivre sont d’une subtilité plus relative.
119
DÉJEUNER OFFERT PAR L’ÉLYSÉE EN L’HONNEUR DU
PRÉSIDENT DES ETAS-UNIS D’AMÉRIQUE, FRANKLIN
D. ROOSEVELT — 1910
Petit Soufflé aux crevettes Diplomate
*
Barbue à L’Amiral
Suprêmes de Gelinote au Porto
Carré d’Agneau à la Moderne
Foie gras à la Souwaroff
Spoom au Cherry Brandy
Sorbet au vin de Chypre
Pintadons truffés rôtis
Pâté de Canard d’Amiens
Salade Américaine
Petits pois nouveaux à la Française
*
Glace Ceylan
Graves en Carafes
Champagne en Carafes
Château d’Issan 1893
DIVERSION
Whatever !!!!!
Stratégie de table, théâtre de négociations
Ce premier menu, réalisé il y a plus d’un siècle par les chefs
de cuisines de l’Élysée représente avec clarté le repas d’État
typique de l’époque. Ici, face à une multitude de préparations ;
dont un service de poisson, un service de viande et un service de
volaille ; chacun strictement cuisiné à la française, on peut
toutefois déceler la présence discrète d’une salade américaine.
Celle-ci, plus connue sous le nom de Cobb Salad —un des
plats les plus représentatifs de la cuisine américaine— est
pourtant traditionnellement constituée d’un ingrédient français :
le roquefort, et est assaisonnée, ironie du sort, d’un French
dressing ou plus simplement d’une vinaigrette à la française
à la Moutarde de Dijon. Cocasse donc de voir apparaitre
au menu, non pas un plat inspiré de la cuisine américaine
mais une préparation américaine d’inspiration française.
On notera qu’en parallèle, à la même époque, les relations politiques et économiques entre les deux pays étaient
tendues : en réponse à une insatisfaction grandissante des
exportateurs français quand aux décisions douanières
américaines, la politique douanière française fut extrêmement
défavorables à l’importation de produits américains. Cette
mésentente que sur-ligne avec justesse l’historien et analyste
français Yves-Henri Nouailhat en écrivant « Voici deux pays
qui ont les mêmes valeurs de justice, de liberté et de démocratie, mais qui suivent pour les atteindre des chemins différents,
se comprennent rarement et se suspectent sans cesse l’un
l’autre. » fait donc curieusement écho au menu servis lors de
cette rencontre d’État et laisse planer un certain doute quand
au choix de cette salade américaine.
122
DÉJEUNER OFFERT PAR L’ÉLYSÉE EN L’HONNEUR
DU ROI HUSSEIN 1er DE JORDANIE ET DE LA REINE
NOUR — 1988
Homard breton grillé
*
Fois gras des landes poêlé aux pommes
*
Salade
Fromages
*
Glace à la cannelle
*
Chateau La Lagune 1970
Louise Pommery 1981
ATTAQUE SUR LE FLANC
Stratégie de table, théâtre de négociations
Dans ce menu, le clin d’oeil est discret et c’est ce qui lui
donne son élégance. En effet, se glisse dans ce menu français
un ingrédient étranger : la cannelle. Cette épice orientale,
dont la Jordanie est d’ailleurs un des plus important producteur
et consommateur (on la retrouve dans les six plats jordaniens
les plus traditionnels) est ici l’ingrédient principal du dessert.
Cette délicate intention traduit bien les rapports qu’entretient
la France avec la Jordanie. N’ayant pas de relations politiques
ni économiques directes mais partageant une grande
proximité de vues sur de nombreux sujets internationaux
et régionaux, les deux pays ont entretenu et entretiennent
toujours une relation diplomatique respectueuse.
126
DÎNER OFFERT PAR LA FRANCE EN L’HONEUR DE
CHEIKH ZAYED BEN SULTAN AL NAHYAN, PRÉSIDENT
DE L’ÉTAT DES EMIRATS ARABES UNIS — 1980
Petits pains de veau au fenouil
*
Filets de dorade aux concombres
Noisette d’agneau à la menthe
Salade verte
*
Vacherin glacé
*
Jus de fruits
DÎNER OFFERT PAR LA FRANCE EN L’HONNEUR
DE CHEIKH KHALIFA BIN ZAYED AL NAHYAN,
COMMANDANT SUPRÊME DES FORCES ARMÉES
DES EMIRATS ARABES-UNIS — 1997
Croustillant d’écrevisses aux gésiers confits
*
Baron d’agneau rôti Provençale
Petits légumes
Fromages
*
Nougat glacé au miel
*
Jus de fruits
Saint-Emilion Grand Cru 1985
Champagne Dom Ruinart 1988
Leurre
LEURRE
Stratégie de table, théâtre de négociations
« Il y aura des occasions où vous vous abaisserez, et d’autres
où vous affecterez d’avoir peur. Vous feindrez quelquefois
d’être faible afin que vos ennemis, ouvrant la porte à la
présomption et à l’orgueil, viennent ou vous attaquer mal
à propos, ou se laissent surprendre eux-mêmes et tailler en
pièces honteusement. »
Sun Tzu
Les deux menus précédents traduisent avec une grande justesse
la relation qu’entretient la France avec les Emirats Arabes
Unis. Pays riche, investisseur et acheteur potentiel, les
Emirats Arabes Unis garantissent depuis plusieurs décennies
un certain équilibre économique à la France. Aussi, celle-ci se
doit d’entretenir des liens cordiaux et même amicaux avec
son précieux client quitte à faire passer en second plan ce
«riche patrimoine culinaire français» dont elle se gargarise
pour mettre en avant des goûts et des recettes orientales.
Graines de fenouil, concombres en salade, agneau à la
menthe, nougat glacé au miel apparaissent sans artifices dans
ces deux menus offrant à la délégation des Emirats l’image
d’une France les bras grand ouverts à sa culture.
En comparaison avec le menu réalisé par la Maison Blanche
en honneur de la délégation du Royaume-Uni étudié plus
haut, ces deux diners opèrent de façon tout-à-fait différente.
Le menu de la Maison-Blanche est certes séducteur. Il est
toutefois construit, en accord avec le message qu’il veut faire
passer, sur l’échange égal entre les deux cultures et est tant
poussé à l’extrême —la préparation du Bison Wellington
apparaissant comme un clin-d’oeil presque comique— qu’il
en garde une certaine légitimité. Ici, nos deux diners paraissent
cependant effectuer une véritable courbette aux Emirats
Arabes Unis. Il n’est pas question d’allier les deux cultures,
les allusions sont trop flagrantes, trop nombreuses. La France
apparaît comme un pays docile et fait valoir à son invité une
130
La cuisine comme outil dans la négociation politique
image d’amitié fraternelle qui en fait le partenaire commercial idéal. On notera l’exact même processus dans le menu
élaboré en l’honneur de la délégation de l’Arabie Saoudite qui,
au même titre que les Emirats Arabes Unis, est un puissance
commerciale. La redondance de l’agneau, l’utilisation de la
glace au lait d’amande, du lait de coco nous démontre ici que
ce système est tout-à-fait pensé. Cette souplesse que laisse
apparaitre la France et la mise-en-valeur quelque peu excessive de l’invité prend part à une stratégie politique qui a fait
ses preuves et qui est donc réitérée.
DÎNER OFFERT PAR L’ÉLYSÉE EN L’HONNEUR DE
PRINCE ABDULLAH BIN ABDULAZIZ AL SAOUD, PRINCE
HÉRITIER DU ROYAUME D’ARABIE SAOUDITE — 2005
Filets de rouget grillés au lait de coco et salade de roquette
tiède
*
Rosette d’agneau en croûte d’herbes
Galettes Vonnassiennes et pointes d’asperges
Barigoule d’artichauts
*
Fromages
*
Glace au lait d’amande
Petits fours
*
Jus de fruits
Champagne Billecard « Cuvée Nicolas François » 1990
131
DINER OFFERT PAR LA MAISON BLANCHE EN L’HONNEUR
DE LA DÉLÉGATION DE CORÉE DU SUD — 2011
Bisque de courge Butternut, Canneberges pochées au miel,
Pralines de pépins de citrouille, Jambon cru de Virginie,
crème fraiche
*
Jeunes pousses de laitue et Carpaccio de radis blanc Daïkon,
Perles de riz croustillantes au Masago, Vinaigrette de vinaigre de vin de riz.
*
Filet de Boeuf Texan Wagyu, Fondue d’oranges au gingembre,
Sauté de chou, Potiron Kabocha rôti
*
Mille-feuilles Chocolat du diable, Poires & Crumble
d’amandes
*
Vins Américains
DINER OFFERT PAR LA MAISON BLANCHE EN L’HONNEUR DU PREMIER MINISTRE INDIEN MANMOHAN
SINGH — 2005
Salade de pommes de terre et aubergines, roquette des jardins de la Maison-Blanche et Vinaigrette de graines d’oignons
*
Soupe de lentilles rouges et fromage frais
Pois-chiches et Gombo
Curry vert de Crevettes et ses Salsifis caramélisés, Chou Cavalier fumé et Riz Basmati à la noix de coco
*
Tatin de Poires
Tourte à la Citrouille
Crème fouettée et Sauce au Caramel
Petits fours
Gelées de Vanille et de Fruit de la passion
Pralines de Noix de Pécan
*
Riesling
Brooks “Ara”
Wilamette Valley
Oregon 2006 Sparkling Chardonnay
Thibaut Janisson Brut, Monticello, Virginie
ENCERCLEMENT - MOUVEMENT PINCER
La cuisine comme outil dans la négociation politique
Les deux menus précédents s’inscrivent dans la lignée des
diners d’État qu’offrit le président Barack Obama à cinq
grandes nations lors de son premier mandat. Chaque diner
avait pour vocation de faire valoir publiquement l’ouverture
des États-Unis sur le monde. Chacun fut extrêmement
médiatisé. On vit apparaitre au fil des jours la liste privilégiée
des convives (Personnalités politiques, musiciens reconnus,
écrivains, présentateurs de talk-shows et autres personnalités
de la culture populaire américaine), les menus ainsi que le
déroulement minuté des réceptions. Aussi, de nombreuses
vidéos furent diffusées à la télévision explicitant la démarche
du gouvernement, la récolte des salades et autres légumes
par de jeunes enfants dans les potagers de la Maison-Blanche,
les clins d’oeil culinaires au pays invité etc. Il est intéressant
de noter que cette volonté d’ouverture devint le mot-clé dans
l’élaboration de ces deux menus.
«Nous avons choisit un ingrédient de saison qui est
populaire autant en Corée qu’aux États-Unis : la poire.
Nous avons aussi choisit un autre ingrédient universel qui
est le chocolat que nous avons superposé à une couche de
mousse de lait malté pour donner au dessert un côté sucré réellement américain.» explique William Yosses (Chef Pâtissier)
dans le court documentaire réalisé pour l’occasion
par la Maison-Blanche. Cet exposé hasardeux atteste
de la volonté des États-Unis de renouer —par des réceptions
riches en symboles —avec des pays comme entre-autre le
Royaume-Uni (que nous avons étudié plus tôt), le Japon,
l’Inde, la Corée du sud et l’Allemagne. Et nul besoin de
chercher une symbolique cachée dans la composition de
ces menus. Vinaigre de riz, miel, Daïkon, sauce Masago, Boeuf Wagyun et gingembre pour la Corée ; Soupe de
lentille, Gombo, Curry vert, Riz Basmati à la noix de coco
pour l’Inde. Tout est dit et rien n’est dissimulé. Chaque plat
allie à part égale le patrimoine culinaire américain et celui
de l’invité et met-en-scène sans simagrées (à l’américaine)
la démarche du gouvernement.
135
DÉJEUNER OFFERT PAR L’AMBASSADE DE FRANCE
DE MOSCOU EN L’HONNEUR DE LÉONID BREJNEV,
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’UNION SOVIÉTIQUE
— JUIN 1966
Saumon à la champenoise
*
Paupiettes de veau en brochette
Mousseline de petits pois
Chou à la Russe
Belles d’Argenteuil
*
Fromages
*
Fraisier
*
Domaine de Chevalier 1961
Nuits Saint-Georges 1957
Laurent Perrier Grand Siècle
PÉNÉTRATION CUSTER
Pénétration
Ce dernier menu s’inscrit dans un contexte tout-à-fait
significatif. En effet, ce déjeuner fut le cadre d’un accord
de coopération, signé par la France et l’URSS, pour l’exploration
pacifique de l’espace, ou plus précisément du domaine de
l’Univers et de l’exploration du système solaire. Aussi,
symboliquement, la France offrit un déjeuner à son
homologue russe dans sa propre ambassade (mais toutefois
sur le sol russe) et articula son menu pour signifier leur union
et leur future collaboration. On peut donc voir apparaitre en
guise de plat principal un Chou à la Russe. Même si cette
préparation n’est en réalité qu’un chou cuit à la vapeur puis
arrosé d’une sauce à la crème, l’hommage est significatif.
Mais ce n’est pas tout. En effet, et c’est une première, se
glisse dans ce menu des paupiettes de veau —classique me
direz vous— mais en brochette. On peut donc y voir un clin
d’oeil manifeste au Chachlyk russe qui est une préparation
à base de viande marinée et grillée sur broche, et qui s’est
inscrit depuis le XIXème siècle comme un des plus grande
spécialité culinaire Russe. Aussi, l’hommage n’est pas
déguisé. Et s’il est parfaitement explicité, dans un des cas,
par son intitulé, il l’est tout autant dans l’utilisation de la
brochette, tout-à-fait étrangère à la gastronomie française
classique.
On pourrait cependant noter que ce menu ne respecte pas la
«syntaxe gastronomique» que nous avions énoncée plus tôt.
Mais cela n’est pas fortuit. En effet, à l’inverse des cas
précédents, la France ne veut pas « séduire » son convive
soviétique, car ce n’est pas une faveur qu’elle demande.
Elle veut tout simplement montrer à son futur collaborateur
qu’elle est une nation à part entière et de confiance. Aussi, si
les deux tiers du menu sont bien français, elle symbolise son
union avec l’URSS sans pirouettes. Le clin d’oeil (si l’on
peut encore parler de clin d’oeil) est au centre du menu, bien
en vue.
La représentation
La table comme lieu d’affrontement
Hiérarchie, contrôle du temps, planification de l’espace,
conventions vestimentaires, stratégie, protocole. Toutes ces
notions ont été évoquées dans les deux chapitres précédents.
N’est-il pas étonnant de voir apparaître autant de notions
guerrières dans un exposé traitant de la table et du repas ?
En définitive non, car nous allons le voir, la table est
indissociable de la notion de violence.
Aussi, si nous avons pu noter que la table, dans toutes ses
conventions, met en scène une entente, c’est qu’elle répond
directement à celle-ci. Toutes ces précautions ne laissent-elles
pas entendre qu’il y a là un grand risque d’affrontement ?
Tout convive ne s’excuse-t-il pas à plates coutures quand
il s’assoit malencontreusement à la place d’un autre, même
en famille ? Ne s’excuse-t-il pas de même quand il doit
attraper la corbeille de pain placée devant l’assiette de son
voisin ? Et si celui-ci fait tomber sa fourchette par terre, tous
les convives ne s’arrêtent-ils pas tout à coup de discuter pour
se tourner vers le fautif ? Ne s’excusera-t-il pas d’ailleurs
avec gêne pour le bruit que sa fourchette a fait en tombant
sur le parquet ? Et si celui-ci se rend compte qu’il a commencé
à manger avant que la maitresse de maison n’ait été servie,
ne sera-t-il pas contraint à avaler très vite sa bouchée et de
faire semblant qu’il n’a rien fait ? Si celui-ci n’aime pas le
143
Stratégie de table, théâtre de négociations
dessert, ne devra-t-il pas feindre que cela lui plait ? Ne devrat-il pas, par politesse, répondre de plus par la positive quand
la maitresse de maison lui proposera de le resservir ? N’est-il
pas tout à fait mal vu de sortir de table —pour quelque raison
que ce soit— avant que le repas soit terminé ?
Mais que pouvons-nous donc craindre de cet espace où ne
se rencontrent que des convives ?
Si l’on ne peut en déterminer précisément les risques, il nous
faut admettre que la table entretient un rapport tout aussi
équivalent à la convivialité qu’à la violence. Ne retrouve-t-on
pas d’ailleurs le fusil, le couperet, le hachoir, le mortier, la
douille ou le fouet dans une batterie de cuisine ?
Et de fait, la table est historiquement un lieu militaire. Au
Moyen-Âge, il était d’ailleurs de coutume de manger armé.
Et si loin du chevalier était l’idée de se défaire de sa lame
quand il passait à table, il attrapait aussi sa viande à l’épée,
la tranchait de son coutelas ou la perçait du bout de sa dague.
Et cette coutume de croiser ses couverts que nous évoquions dans notre à-propos, quelle est son origine ? Militaire
aussi ! Les cavallo italiens du Moyen-Âge avait pour rituel
de table de croiser le fer en début et en fin de repas. Le seigneur
et son vassal, assis en bout de table, symbolisaient leur union
militaire en croisant (symbolisme religieux, on l’aura compris)
leurs épées au dessus de la table, comme pour unir sous le
sceau seigneurial la nourriture qu’ils allaient ensuite partager.
Puis ils décroisaient les fers dans un grand bruit métallique,
rappelant à tous que leur serment était guerrier.
*
À ce stade de notre exposé, il apparait important de citer le
cas chinois, dont la table et les rituels contemporains ont tous
pour origine une réelle volonté de désamorcer la violence.
144
La table comme lieu d’affrontement
La table chinoise est une table ronde. Et souvent on y trouve
un grand plateau tournant sur lequel sont disposés tous les
éléments du repas, chacun dans son bol respectif.
Cette conception de la table s’inscrit dans notre imaginaire
comme l’image typique de la convivialité familiale chinoise,
et bien son origine en soit le parfait opposé. En effet, au
milieu du Moyen-Âge, l’arme numéro un passa de la dague
au poison. Aussi, si plus tôt on mourrait au champ d’honneur,
la table devint le nouveau champ de bataille. Car en définitive,
quel était l’intérêt de lancer une armée sur son ennemi, si
l’on pouvait en venir à bout, sagement, grâce à quelques
gouttes de poison ? Ainsi donc, en moins de cinquante ans
(pendant la première moitié du IVème siècle), face à une
recrudescence des assassinats par empoisonnement, on vit la
traditionnelle table rectangulaire chinoise changer de forme
pour devenir la table ronde et se renforcer, en conséquence,
cette « stratégie de partage » dont nous parlions plus tôt.
Comment pouvait–on alors empoisonner son voisin si l’on
devait partager le même plat que lui ?
Dans le même sens, on notera que même les rituels les
plus emblématiques de l’ancienne Chine furent pensés en
fonction de ce poison. Le Festin Impérial par exemple : à
chaque nouvel an chinois était dressée pour l’empereur une
gigantesque table sur laquelle étaient disposés trois cents
plats, tous différents, et celui-ci n’en dégustait qu’un seul.
L’image est parlante. Quelle représentation symbolique de
la puissance ! Et bien détrompons-nous. Si la table était si
fournie, c’est qu’elle était pensée pour prévenir un éventuel
risque d’empoisonnement. En effet, si l’Empereur ne dégustait qu’un seul plat —différent chaque année — , il était en
conséquence impossible de distinguer une quelconque
préférence alimentaire. Aussi, si l’assassin prévoyait de
verser le poison dans un des plats, il avait une chance sur
trois cents de viser juste.
145
Stratégie de table, théâtre de négociations
Il faut toutefois noter que ce rapport de la table au poison
n’est pas exclusivement chinois. Il est d’ailleurs à l’origine
d’une de nos plus anciennes manières de table. Dé-clocher
un plat dans un restaurant gastronomique est de nos jours
symbole de luxe, n’est-ce pas ? Ce mouvement visait
cependant à la Renaissance à montrer au convive que le plat
n’avait pas été touché (donc pas empoisonné) sur le chemin
de la cuisine à la table. En conséquence, quand on retirait la
cloche du plat, on pouvait voir, en fonction de la quantité et
de l’épaisseur de la vapeur d’eau qui s’en échappait, si celuici avait été ouvert entre-temps.
C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on parle de nos jours
de « couverts », on peut alors comprendre sans mal que c’est
la peur de la mort qui soit à l’origine de nos manières de
table. «La table a toujours été considérée, que ce soit en
Occident ou en Asie, comme le lieu où pourrait être rompue
l’harmonie féodale» déclarait à ce propos Norbert Elias dans
La civilisation des mœurs.
Aussi, bien que les moeurs se soient adoucies de nos jours
et que l’on ait remplacé l’épée par le couteau à bout rond,
et que l’on ne croise plus sa lame, mais son couteau et sa
fourchette, il en reste néanmoins que la table reste un lieu
empreint de violence, un lieu qui, contre toutes apparences,
n’est pas uniquement alimentaire ou social, mais qui fait
appel aux pulsions les plus animales de l’homme —la peur
de la mort, la vengeance, la haine etc— tout en les cadrant
par sa mise en scène. «Être assis à table, c’est être relié par
l’objet table lui-même, dans une tension commune.» écrivait
d’ailleurs André Cognard dans son analyse comparative
entre la table et le dojo.
*
146
La table comme lieu d’affrontement
La table, lieu d’affrontement. La formule est forte, certes,
mais peut-on réellement parler d’affrontement si, comme
nous l’avons vu, la violence n’est que sous-jacente à la
négociation ?
Et bien nous allons le voir, si tout convive arrive debout à
table, il se peut qu’il en ressorte couché. La table peut en
effet sortir du simple cadre de la négociation et devenir le
théâtre de froides exécutions.
La table étant cependant indissociable de sa mise en scène,
nous pourrons noter avec intérêt que ces morts, aussi
terribles et violentes soit-elles, seront elles aussi toujours
mises en scène, car en définitive, si tout convive se doit de
respecter les règles de table, le meurtrier aussi.
Affrontement de table : quand la cuisine est une arme
À l’instar de la Mafia, les Yakuzas japonais négocient à table.
À une différence près, si la Mafia ne fait qu’y négocier, les
Yakuzas s’y entretuent, littéralement. En effet, quand ses
chefs se réunissent autour d’une table, ce n’est pas par la
discussion qu’ils exposent leurs points de vue, mais par la
cuisine, la coutume étant de recevoir son homologue autour
d’un plat : le Fugu.
Le Fugu est un célèbre poisson japonais plus connu sous le
nom (ô combien évocateur) de « Saveur de la mort ». Pourquoi
cette appellation diabolique ? Tout simplement parce que,
mal cuisiné, ce poisson peut entraîner une mort brutale et
quasi instantanée. En effet, quatre-vingts pour cent de son
corps est extrêmement toxique. En comparaison, une goutte
de son sang équivaut à cent capsules de cyanure, ce qui
contraint d’ailleurs chaque cuisinier à déposer tous les abats
dans des récipients cadenassés, qu’ils ouvrent et ferment
147
Stratégie de table, théâtre de négociations
entre chaque manipulation et qu’ils transmettent ensuite,
chaque soir, aux autorités.
Aussi, on le comprendra, son utilisation est extrêmement
réglementée¹. Et l’on retrouve toujours d’ailleurs au-dessus
de la porte de chaque restaurant de Fugu, les diplômes d’État
attestant de la bonne qualification de chacun des cuisiniers.
Bien que les grands gourmets s’accordent à dire que l’intérêt du
Fugu réside dans la légèreté de sa chair, tout à fait exempte
de graisse, il nous est permis de penser que la popularité de
ce plat ne se trouve pas dans le goût, mais dans ce que le
poisson figure. En effet, bien que tous les chefs soient
qualifiés, le convive ne peut pas être à l’abri d’une quelconque erreur. Manger équivaut donc à jouer avec la mort.
Chez les Yakuzas cependant, on ne déguste pas le Fugu par
goût du risque, non, on le déguste pour signifier sa confiance.
En effet, il est de coutume qu’avant d’entreprendre les
négociations, les deux chefs de bande s’assoient à table, face
à face, et dégustent les yeux dans les yeux leur plat de Fugu.
Et on l’aura compris, l’invité devra soutenir le regard de son
hôte, impassible, sans savoir si le poisson est empoisonné
ou non.
Il est bon de noter que cette tradition vise toutefois à
garantir la loyauté de chaque chef. Si celui-ci est dans son
bon droit, le poisson ne sera pas empoisonné, si celui-ci a
cependant failli au code de conduite de l’organisation,
si celui-ci a trahi son homologue, ce sera la mort assurée.
Aussi, la table devient un lieu d’affrontement moral où l’on
détermine, par ses actions, le nature de chaque bouchée.
¹ Tout cuisinier désirant servir du Fugu se doit de nos jours de passer un examen extrêmement laborieux, où chaque détail compte. Avoir oublié de nettoyer un centimètre
carré de sa planche à découper avec son chiffon entre deux manipulations, ne pas avoir
changé de chiffon entre celles-ci, ne pas avoir placé le bon badge nominatif sur le bon
boyau, sont autant de motifs d’échec. Car en définitive, une planche mal nettoyée pourrait corrompre la propreté du filet autant que la mauvaise connaissance de l’anatomie
du poisson pourrait permettre à un chef peu scrupuleux de servir un organe tout à fait
toxique : tous motifs de mort.
148
La table comme lieu d’affrontement
Si ce rituel est toutefois considéré comme « sacré » dans
l’organisation Yakuza, à de multiples occasions, la noblesse
de celui-ci fut bafouée pour servir des intérêts personnels. Et
nous allons le voir, ce sont dans ces cas précis que le terme
« lieu d’affrontement » prend tout son sens, car la table ne
figure plus un affrontement moral, mais un affrontement
physique.
À ce sujet, on citera ce dîner de 1937 où Noboru Yamaguchi
—chef d’une des plus grandes organisations Yakuza : la
Yamaguchi-gumi— fut froidement assassiné au Fugu par son
sous-chef Kazuo Toaka.
En bref, Kazuo Toaka voulait être calife à la place du calife.
Lors d’un de ces dîners de négociation, Noboru Yamaguchi
rencontrait son homologue Kakuji Inagawa —chef de
l’organisation Inagawa-kaï— en vue de discuter de l’appartenance d’un terrain à l’Est de Tokyo. Aussi, puisque ceux-ci se
réunissaient pour discuter, le Fugu n’était, en conséquence,
pas empoisonné.
Cependant, à l’arrivée de Noboru Yamaguchi et de son
équipe, alors que l’on faisait les présentations, Kazuo Toaka
se rendit discrètement en cuisine et tendit une épaisse
enveloppe au cuisinier pour qu’il fasse preuve de négligence.
Celui-ci la prit et l’on servit les deux assiettes. Confiants, les
deux chefs dégustèrent sans rechigner leurs assiettes quand
soudain, à la surprise de Kakuji Inagawa, le chef de la
Yamaguchi-gumi fut prit de convulsions et, en moins d’une
minute, s’effondra sur la table, mort.
Face à l’incompréhensible, un long silence envahit la pièce.
Quelques secondes plus tard, aux yeux de tous, Kazuo Toaka
se rendit dans la cuisine où il tua d’une balle dans la tête le
cuisinier. Kakuji Inagawa se mit alors à genoux devant Kazuo
Toaka, nouveau chef de la Yamaguchi-gumi, en le priant de
croire qu’il n’avait rien à voir avec ce malheureux accident.
Kazuo Toaka lui répliqua qu’il ne l’avait jamais pensé et que
149
Stratégie de table, théâtre de négociations
c’était pour cette raison qu’il avait abattu le cuisinier « assassin ».
Il s’en fut et prit les commandes de l’organisation jusqu’à sa
mort en 1981.
On l’aura compris, pour les Yakuzas, la cuisine est une arme.
Et elle est d’autant plus efficace qu’elle opère de manière
indirecte et qu’elle n’en a pas l’apparence. Elle respecte donc
le cadre fermé de la table, s’immisce dans la mise en scène, y
prend part jusqu’à briser, de façon fulgurante, le cadre après
dégustation.
Et de fait, le Fugu est traditionnellement servi en sashimi,
et est souvent disposé sur l’assiette avec une grande poésie.
Celui servi pour notre assassinat était ainsi disposé, comme
il est traditionnel, en fleur de lotus. Mais on peut le retrouver
dans bon nombre d’autres formes toutes plus ravissantes les
unes que les autres : une cigogne perchée sur sa branche, une
geisha, un cerisier etc.
Mais retrouve-t-on cette poésie visuelle dans tous les plats
de sashimi japonais ? Non. Seuls les plats de Fugu sont
travaillés ainsi. Certes, on peut retrouver une forme
simili-florale dans les chirachis, où chaque morceau de
poisson cru est disposé en rosace, mais cela est l’unique
exemple. Au Japon, la présentation et l’ornement sont un
trop et considérés comme nuisibles au goût. Alors pourquoi
disposer le Fugu de manière figurative ? Cela ne va-t-il pas à
l’encontre de la règle ?
Tout simplement, parce que le goût du Fugu est tout à fait
secondaire. C’est son lien à la mort qui en fait sa spécificité.
Et la mort à table n’est-elle pas grossière ? En effet, elle n’est
pas la finalité d’une action chevaleresque mais d’un besoin
animal, dénué de toute forme de charme. Il apparait donc
important —au Japon comme en Occident — d’y introduire
de la beauté. Et c’est sur cette notion que va s’articuler notre
second sous-chapitre.
150
La table comme lieu d’affrontement
Cacher la mort à table, avec charme
Débutons notre exposé par l’analyse culinaire d’une oeuvre
cinématographique : La Grande Bouffe de Marco Ferreri.
Dans ce film, les quatre protagonistes, Marcello, Philippe,
Michel et Ugo, organisent un suicide collectif sous forme de
« séminaire gastronomique ». Bien que chacun des personnages
se tue par une goinfrerie tout à fait répugnante (sauf
Marcello qui meure d’hypothermie), il en reste qu’ils ne font
pas l’impasse sur la présentation des plats. Mais pourquoi
donc travailler la présentation des plats, si l’unique finalité
de ceux-ci est de tuer ? Car, de plus, à l’inverse du Fugu, il
ne s’agit pas de cacher le caractère létal du plat au convive.
Ceux-ci sont tout à fait au fait de cela. Alors pourquoi ?
Tout simplement parce que chacun des personnages a peur
de la mort. La présentation de la nourriture s’inscrit alors
comme pour désamorcer cette peur. Et l’on pourra d’ailleurs
le noter, plus le film avance, plus les personnages se rapprochent
de la mort, plus la présentation des plats se fait majestueuse.
En effet, lors des premiers repas et donc de la première heure
du film, les aliments sont présentés, certes avec raffinement,
mais dans leur plus simple appareil. On retrouve donc des
huitres —dans leurs coquilles — , des cailles et des coquelets
sur broches, un porc laqué entier, de la purée —en tas sur un
plateau— etc.
Et c’est à partir du moment où les premiers effets de cette
goinfrerie se font ressentir, quand Michel se retrouve allongé
sur son lit, « congestionné » (pour ne pas entrer dans les
détails) que la qualité de la présentation va crescendo.
Il était convenu au départ par nos protagonistes, de manger
jusqu’à en mourir. L’idée était séduisante certes, car elle
apparaissait comme une façon de mourir de plaisir. «L’idéal
serait de pouvoir continuer à manger comme ça, indéfi151
Stratégie de table, théâtre de négociations
niment» dit à ce propos Philippe en prenant à pleines mains
un coquelet.
Alors qu’ils concevaient que la chose allait être douloureuse,
ils n’en soupçonnaient pas la réelle difficulté. Quand ceux-ci
se voient alors face à la mort, l’estomac gonflé, ils ne peuvent
plus se résoudre à la regarder en face.
Il faut noter une chose : si le suicide par balle est un des
procédés les plus communs, c’est qu’il est instantané. Il suffit
de presser la gâchette pour que tout soit terminé. Dans le cas
de nos personnages, la chose est bien plus difficile : il leur
faut manger, qu’importe qu’ils en aient envie ou non, jusqu’à
l’étouffement. C’est donc un suicide physique, mais d’autant
plus mental. Et en conséquence, il ne s’agit pour eux, pas
seulement de manger, mais de vaincre leur peur de la mort,
peur qui tend d’ailleurs à leur faire oublier les véritables
raisons qui les poussent à s’ôter la vie.
La présentation des plats se voit alors transformée pour
cacher la réelle nature de la nourriture. On ne retrouve en
conséquence plus rien d’entier. L’aliment pur qui est le
visage même de la mort se voit transformé en une
substance alimentaire et l’on ne retrouve alors à table, plus
que mousses et pâtés. On pensera au dernier plat du chef
cuisinier de la bande, Ugo, qui n’est qu’une préparation, mipâté de foie, mi-brioche, déguisée sous une épaisse couche
de glaçage au vin.
La présentation, quant à elle, suit cette même notion en
substituant l’iconographie classique de la nourriture de banquet
à une imagerie symbolique qui vient, outre sublimer les derniers
repas de nos suicidaires, prendre une forme salvatrice.
Ugo, se tue en avalant sa plus belle pièce : la basilique
Saint-Pierre, figure évidement religieuse. Et Philippe, en
constante recherche de l’amour maternel, déguste à en
mourir les seins d’une femme.
152
La table comme lieu d’affrontement
*
La peur de la mort est ce qui dicte la forme des plats « mortels »
de nos protagonistes. Mais cette notion n’est-elle valable que
dans ce contexte-ci ? Est-elle seulement cinématographique ?
Nous avons pu noter dans notre chapitre Théâtralisation du
dîner diplomatique, que du faisan présenté en entier, nous
sommes passés à l’escalope rectangulaire avec deux petites
plumes en gelée. Cela n’est-il qu’une question d’esthétique ?
Cela est-il fortuit ? Loin de là. Si cuisiner est l’art même de
tuer le vivant, manger revient donc à déguster un organisme
mort. Et l’homme contemporain aime à l’oublier. Aussi il
déguise, cache derrière de nouvelles formes la réelle nature
des aliments.
Et l’on peut d’ailleurs noter que, plus les conditions de mort
de l’aliment sont obscures, plus l’homme tend à les cacher.
L’exemple le plus parlant n’est-il pas le fast-food ? En effet,
dans ces restaurants, toutes les viandes sont tout à fait
désanimalisées. Le boeuf du hamburger ne forme plus qu’un
rond parfait, plat, caché sous son pain brillant. Le poisson
pané prend quant à lui une forme rectangulaire, et le poulet
pané, ou nugget, devient alors comme son nom l’indique :
une pépite, forme volontairement indéfinie. Même les noms
de ces sandwiches à la viande participent à la duperie : on
retrouve çà et là Giants, Kings, Hamburgers, Super Sunny
burger etc. Tout élément qui pourrait rappeler au mangeur la
véritable nature de la viande est mis à l’écart. En mangeant
de la viande, «nous digérons des agonies» écrivait d’ailleurs
Marguerite Yourcenar. Oui, la viande rappelle à l’homme
qu’il est irrémédiablement carnassier.
Et de fait, les Pygmées anthropophages déguisent-ils leur
nourriture ? Non. Au contraire, les Pygmées embrassent la
153
Stratégie de table, théâtre de négociations
mort de l’aliment. Outre le fait de subvenir à leurs besoins
physiques, ils considèrent l’acte de manger comme un acte
guerrier, un acte noble. Le fait même de manger leur
adversaire cru, sur son lieu de mort, sans une quelconque
préparation, revient à assimiler sa force guerrière.
«Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le
vin. C’est le coeur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et
quiconque en prend, s’assimile la force taurine.»
Le Bifteck et les frites, Mythologies - Roland Barthes
L’exemple du bifteck est tout aussi manifeste qu’il est
un geste conscient, un de ces derniers gestes qui ramène
l’homme à sa véritable nature de carnivore. Et c’est ce qui lui
vaut, d’ailleurs, d’être de plus en plus critiqué de nos jours.
Il ne cache pas sa relation à la mort par sa forme. Il est
présenté au mangeur dans son plus simple appareil, forme
même du muscle de l’animal. Et même si celui-ci se trouve
être taillé, le sang qui s’en échappe alors à chaque découpe
n’est, pour le mangeur, qu’un témoignage de plus de sa
véritable nature. Mais que dire de ce « de plus », non, le
bifteck est l’ultime témoignage !
De fait, le fast-food, qui est l’exemple même du rejet occidental vis-à-vis de sa propre nature, rend la viande presque
carnavalesque par sa forme certes, mais il s’exempte, de
plus, de toute culpabilité en dépossédant la viande de sa
nature profonde : le sang. Avez-vous déjà croqué dans un
de ces sandwichs ? Il n’y a pas de sang. La viande est certes
juteuse, mais ce n’est pas du sang. Celui-ci, le fast-food l’a
remplacé par un avatar bien plus kitch : le ketchup.
Aussi, avec l’évolution des consciences, l’acte guerrier,
l’acte de chasser sa propre nourriture, a perdu de sa noblesse.
Tous les rites sacrificiels sont aujourd’hui interdits, ou du
moins cachés. Les abattoirs sont aujourd’hui en périphérie
154
La table comme lieu d’affrontement
des villes, cloisonnés, les boucheries et les poissonneries de
plus en plus laissées à l’abandon, et l’on ne retrouve plus
dans nos supermarchés que des morceaux « désincarnés »,
où l’animal et par extension la mort sont niés. De nos jours,
n’appelle-t-on pas, ironiquement d’ailleurs, une personne qui
mange goulûment la viande, l’os en main, un « sauvage » ?
*
Si les manières de table s’inscrivent donc comme pour
désamorcer la violence, ce n’est pas uniquement parce que
la table suggère celle-ci à ses convives : l’acte même de
manger est un acte violent.
Au fur et à mesure de sa civilisation, l’homme contemporain
a tenté d’opérer une scission de plus en plus nette entre
lui-même et ses instincts, jusqu’à laisser croire que
dans certains domaines, il en était tout à fait débarrassé. Il
reste qu’à table ceux-ci sont toujours bien présents. Et si le
convive en est conscient, il s’applique depuis des siècles à
toujours mieux les camoufler, les déguiser jusqu’à se mettre
en scène lui-même dans le théâtre qu’est la table.
155
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Fugu
1. Enterrement de Noboru Yamaguchi le 7 septembre 1937
2. Certificat garantissant la bonne compétence du cuisinier Fugu
3. Sashimi de Fugu - cygogne
4. Sashimi de Fugu - lotus
5. Épreuve de préparation du Fugu - reconnaissance des abats
6. Idéogramme de la Yamaguchi-gumi
7. Kazuo Toaka - l’homme au manteau blanc
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«La grande Bouffe»
1. La Basilique Saint-Pierre, le dernier plat d’Ugo
2. Coquelets et cailles sur broche
3. Préparation du gateau, confection de la farce à dinde
4. Ugo orne sa basilique de rondelles d’œuf : «symbole de mort»
5. Philippe déguste son dernier dessert, une crème de fraise moulée en forme de poitrine
Diner de Gala du MOCA - Marina Abramovic - Novembre 2011
En conclusion
Tous les convives sont assis autour de la table. Ils discutent,
leur verre de champagne à la main. La conversation s’engage
sur la soupe. «Je te dis que c’est une soupe de homard !»
«Mais non, c’est une soupe de saumon !» «De saumon ? Le
goût me fait pourtant penser à du homard.» «Elle est
délicieuse.» «Oui, quelle soupe de tomate !» «Non, ce n’est
définitivement pas une soupe à la tomate, c’est une soupe de
homard.» «Oui, ça c’est une soupe de homard.»
Christian se lève puis fait sonner son verre du bout de son
couteau. Tous les regards se tournent vers lui. Il s’éclaircit la
gorge et prend la parole. «C’est à moi de faire le premier toast,
sachant que je suis l’aîné, n’est-ce pas ? Mais tout d’abord,
un discours. J’en ai écrit deux, père. L’un est vert, l’autre est
jaune, c’est toi qui choisis.» L’assemblée ricane. «Je choisis
le vert.» «Le vert est un choix intéressant, c’est un secret
familial ! Je l’ai appelé, « Quand papa a pris son bain » {…}
Je ne sais pas si vous vous rappelez, mais papa prenait toujours des bains. Il nous appelait toujours, ma soeur et moi,
il fermait la porte à clé et baissait les stores, il enlevait sa
chemise et son pantalon et nous faisait faire de même. Il nous
allongeait sur le canapé vert et nous abusait sexuellement.»
{…} «Je me suis dit que j’allais partager ça avec le reste de
la famille ! Mais vous n’êtes pas venus pour m’écouter. Vous
êtes là pour célébrer le soixantième anniversaire de mon
père, alors allons-y. Merci pour ces merveilleuse années,
joyeux anniversaire. Skål !»
159
Stratégie de table, théâtre de négociations
Christian lève son verre, le boit et se rassoit. Un convive
applaudit. Les autres recommencent à manger. Le père «Je
n’ai plus rien à boire. Remplissez nos verres !». On apporte
du Schnapps.
Extrait du film Festen de Thomas Vinterberg
Nous l’avons vu, la table figure un cadre relationnel. La nature
de celle-ci indique alors au convive comment celui-ci doit se
comporter et interagir avec les autres.
En théorie, tout convive pourrait alors, s’il le voulait,
rompre cet engagement implicite en adoptant un comportement
différent, quitte à se mettre dans une position instable.
Christian, debout, le verre levé, révèle son terrible secret.
Celui-ci respecte le cadre mondain de la table, il attend son
tour pour parler, se met debout et lève son verre comme il
est traditionnel de le faire quand on porte un toast. L’image
est forte : se plier aux règles pour mieux pouvoir les rompre.
Mais l’harmonie de la table ne se rompt pas. Son geste est
ignoré et les acteurs se remettent en place, reprenant leur
comédie là où ils l’avait laissée.
«Il existe une connivence tacite, non voulue, mais réelle
entre ceux qui ont peur.»
Les travailleurs de la mer - Victor Hugo
La bourgeoisie est, par définition, une classe sociale. Aussi,
si celle-ci est une « classe », elle appelle directement à la
notion de hiérarchie. En conséquence, pour l’homme
bourgeois, il ne s’agit donc pas d’être en société, tout simplement, mais de jouer, d’être, le rôle qui lui est attribué. Et
c’est une constante dans son comportement qu’il ne s’agit
pas de briser, tant la représentation garantit son bon équilibre
et social et économique.
À notre table donc, Christian fait voler les conventions en
160
En conclusion
éclat. Chaque convive pourrait alors, soit abonder dans son
sens, soit dans celui du père. Mais il n’en est rien : prendre
part au conflit briserait l’harmonie hiérarchique. Chaque
convive se cache alors dans sa propre représentation, dans le
cadre rassurant de la table, où toute violence domestique est,
par la nature même de celle-ci, étouffée.
*
Le partage de l’aliment renvoie l’homme à la part symbolique
de l’échange. Il crée du lien en introduisant la forme dans le
partage. Et le partage, tout comme la négociation, se base sur
une entente qui, dans la plupart des cas, est factice et se doit
alors d’être prétendue.
La table se trouve être alors le dispositif idéal à la bonne
mise en scène de cette entente . Son décor et ses conventions
appellent le convive à se représenter et l’écran qu’elle forme
permet à la part intime, où se cachent les réelles convictions
de l’homme, d’y être dissimulée.
Et ceci est la raison qui porte toutes les négociations —du
déjeuner d’affaire à la conférence de Yalta— à prendre place
à table.
161
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos ...................................................................... 5
Stratégie de table, théâtre de négociations
Jérémie Rentien
Introduction ...................................................................... 13
L’écriture
La Mafia, de la diplomatie en famille ................................ 21
Théâtralisation du diner diplomatique .............................. 35
Ordonnance de la réception diplomatique ........................ 37
La mise en scène d’un luxe ................................................ 44
La pâtisserie comme instrument de symbole ..................... 47
Art Giratoires .................................................................... 59
L’interprétation
Le souper, influence de la gastronomie sur le discours ...... 69
La cuisine comme outil dans la négociation politique ....... 95
La représentation
La table comme lieu d’affrontement ................................ 129
Affrontement de table : quand la cuisine est une arme .... 133
Cacher la mort à table, avec charme ............................... 137
En conclusion .................................................................. 143
BIBLIOGRAPHIE
Sources écrites
La Mafia se met à table - J.Kermoal, M.Bartolomei - Actes sud 1986
Les Cuisines de l’Élysée - Francis Loiget - Pygmalion 2007
Sucré d’État, mémoires du pâtissier de la Maison Blanche - R.Mesnier,
C.Malard - Flammarion 2006
L’art de la guerre - Sun Tzu - Flammarion 1987
L’art de bien traiter - L.S.R - J. Du Puis 1674
Du style - Joan DeJean - Grasset 2006
La table du Titanic, 40 recette avant l’iceberg - Xavier Manente - Alma
Éditeur 2012
Sémiotique et communication, du signe au sens - J.J Boutaud - L’harmattan 1999
L’imaginaire de la table: Convivialité, commensalité et communication J.J Boutaud - L’harmattan 2004
Les cinéastes et la table - Sous la direction de T.Bolter - Éditions Corlet /
CinémAction n.108 2003
Tables d’hier, tables d’ailleurs - J.L Flandrin, J.Cobbi - Odile Jacob 1999
La civilisation des moeurs - Norbert Elias - Pocket 1974
La part maudite - Georges Bataille - Minuit 2011
France et États-Unis - Yves-Henri Nouailhat - Publications de la Sorbonne 2001
Maître en Arts martiaux et arts de la table - André Cognard - L’harmattan 2004
Les travailleurs de la mer - Victor Hugo - Gallimard 1980
Ornement et crime - Adolf Loos - Rivages poche 1962
Sources audio
Histoire du repas - La Fabrique de l’Histoire (cycle) - France Culture Oct. 2009
On va déguster - France Inter
Mémoire de 152 pages
Typographie de titrage — Cooper Std Black
Typographie de lecture — Times Regular
Photographie de couverture - Bombe réalisée
par Francis Loiget, chef pâtisser de l’Élysée
pour le sommet franco-allemand de Toulouse
1995
Dir. de mémoire — Olivier Peyricot
Jérémie Rentien
22 square Alboni
75016 Paris
www.jeremierentien.com
www.audouin-rentien.fr