Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la

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Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la contreinsurrection en Irak
par Stéphane TAILLAT
| Presses de Sciences Po | Revue française de science politique
2008/5 - Volume 58
ISSN 0035-2950 | ISBN 2-7246-3118-0 | pages 773 à 793
Pour citer cet article :
— Taillat S., Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la contre-insurrection en Irak, Revue
française de science politique 2008/5, Volume 58, p. 773-793.
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ADAPTATION ET APPRENTISSAGE
Les forces terrestres américaines
et la contre-insurrection en Irak
STÉPHANE TAILLAT
’été et l’automne 2007 auront marqué un tournant important dans les débats autour
de la guerre en Irak. Le nœud des interrogations concernant, pêle-mêle, l’avenir
des forces armées, les relations civilo-militaires, la « guerre à la terreur » ou encore
la grande stratégie du futur résident de la Maison blanche, s’est déplacé vers la contreinsurrection. Concept opérationnel et stratégique discuté au sein des services terrestres
depuis l’année 2005, la counterinsurgency (COIN) est désormais un enjeu politique
majeur du fait de la combinaison de plusieurs événements. La décision prise par le président Bush en janvier 2007 concernant l’envoi de 30 000 personnels supplémentaires en
Irak et la nomination du général David Petraeus comme nouveau commandant opérationnel ont conduit à réévaluer les chances de succès des armes américaines dans ce qui
apparaissait jusqu’ici comme un nouveau bourbier à la vietnamienne 1. Parallèlement,
l’amélioration statistique de la sécurité annoncée le 1er novembre 2007 par le lieutenantgénéral Raymond Odierno, alors commandant le Corps multinational en Irak, a mis en
lumière la contre-insurrection et accentué la publicité faite autour du manuel combiné
Army/Marines paru en décembre 2006 2.
La contre-insurrection comprend « ces mesures militaires, paramilitaires, politiques,
économiques, psychologiques et édilitaires prises par un gouvernement pour défaire une
insurrection » 3. De ce fait, le concept est construit en miroir par rapport à celui d’insurrection, « propagation par des moyens militaires irréguliers d’une idéologie ou d’un système politique » 4. La contre-insurrection ne se limite pas aux opérations militaires de
contre-guérilla ou de contre-rébellion, mais intègre également des missions d’assistance
(aide humanitaire, reconstitution du tissu socio-économique, reconstruction des infrastructures de services publics) et de reconstruction (gouvernance, réforme du secteur de
la sécurité). En cela, le concept s’inscrit dans la tradition coloniale et post-coloniale de
la « pacification » française ou de l’imperial policing britannique. Sa terminologie est
cependant plus floue que la « phase de stabilisation » française, durant laquelle les forces
armées doivent poser les conditions qui permettront la normalisation et le retour à la
L
1. Karen DeYoung, Thomas E. Ricks, « The General’s Long View Could Cut Withdrawal
Debate Short », Washington Post, 11 septembre 2007 ; David E. Sanger, « Officials Cite Long-Term
Need for US in Iraq », The New York Times, 12 septembre 2007.
2. Department of the Army/Headquarters US Marine Corps, FM 3-24/MCWP 3-33.5 Counterinsurgency, Washington DC, Government Printing Office, 15 décembre 2006 ; MultiNational
Corps Iraq, Pentagon Press Briefing Conference, 1er novembre 2007.
3. Department of Defense, Joint Publication JP 1-02 Department of Defense Dictionary of
Military and Associated Terms, Washington DC, Government Printing Office, 1er mars 2007.
4. Définition donnée par Gabriel Bonnet en 1958, cité par Bernard Fall, Street Without Joy
Indochina at War 1946-1954, Mechanicsburg, Stackpole Publishing, 1994 (1re éd. : 1961), p. 373.
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Revue française de science politique, vol. 58, n 5, octobre 2008, p. 773-793.
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paix 1, voire que « l’action intégrale » du gouvernement colombien. En second lieu, la
contre-insurrection telle que conceptualisée par les Américains ne consiste pas directement en l’éradication des insurgés mais bien de l’insurrection, à travers le contrôle du
terrain qui lui sert de base, à savoir la population. L’impératif de « gagner les cœurs et
les esprits » (winning hearts and minds), hérité de l’époque coloniale et postcoloniale 2,
nécessite donc un usage discriminé de la force, au rebours du combat conventionnel qui
repose sur la puissance de feu, mais aussi des procédures visant au contrôle des allégeances et des représentations politiques de la population. Ainsi, la mission contribue
non seulement à brouiller la distinction classique entre la sécurité interne (police) et les
relations internationales (les forces armées) 3, mais aussi à poser la question de l’évolution
du métier militaire 4.
Traditionnellement, les armées occidentales, et singulièrement les forces terrestres
américaines, sont formatées pour un combat jugé « conventionnel », celui qui les oppose
à leurs pairs dans des affrontements directs. De ce fait, l’histoire de leurs performances
en contre-insurrection présente deux caractéristiques. En premier lieu, ces institutions
militaires doivent réorganiser leurs procédures, leurs doctrines et l’organisation de leurs
forces après un échec initial, comme l’illustre d’ailleurs le cas irakien 5. En second lieu,
ces réformes ne perdurent jamais que de manière « informelle », nécessitant une adaptation lors de chaque intervention. Ainsi, les forces terrestres américaines ont été plus
souvent confrontées aux « petites guerres » qu’à la « grande guerre » 6 : l’US Army dans
les Philippines (1898-1913, puis 1946-1954), au Vietnam (1954-1973) ou en Amérique
centrale (1987-1990), le corps des Marines durant les Banana Wars (1913-1934) 7, puis
au Vietnam (1964-1973). Cela signifie donc que les savoirs et savoir-faire liés à la contreinsurrection existent au sein des services terrestres américains, mais qu’ils sont relégués
aux marges institutionnelles. Ce fait peut s’expliquer par le concept de « culture organisationnelle ». Celui-ci désigne « l’essence » de l’institution, c’est-à-dire la conception que
se font ses dirigeants ou le groupe dominant de ses missions et de son rôle 8. Cette culture
façonne donc les intérêts, réels ou perçus, que vont défendre les membres de l’institution
1. Centre de doctrine d’emploi des forces, FT 01. Gagner la bataille, conduire à la paix,
Paris, janvier 2007 ; Doctrine d’emploi des forces terrestres en stabilisation, Paris, 23 novembre
2006.
2. L’expression est de Sir Gerald Templer, Haut Commissaire britannique en Malaisie entre
1952 et 1954 : « La réponse réside non dans l’envoi de troupes supplémentaires dans la jungle mais
dans les cœurs et les esprits de la population », cité par Brian Lapping, End of Empire, Londres,
Granada Publishing, 1985, p. 224. Antérieurement, Lyautey suggère que « en prenant un repaire on
pense surtout au marché qu’on y établira le lendemain » : Hubert Lyautey, Lettres du Tonkin et de
Madagascar, Paris, Armand Colin, 1942 (1re éd. : 1921).
3. Pour une discussion approfondie sur ce sujet, lire le dossier « Militaires et Sécurité intérieure. L’Irlande du Nord comme métaphore », Cultures et Conflits, 56, hiver 2004.
4. Sur un sujet connexe, lire l’analyse d’Antonin Tisseron, Guerres urbaines. Nouveaux
métiers, nouveaux soldats, Paris, Economica, 2007.
5. Daniel Marston, Carter Malkasian (eds), Counterinsurgency in Modern Warfare, Londres,
Osprey Publishing, 2008.
6. C’est l’argument de Max Boot, The Savage Wars of Peace. Small Wars and the Rise of
American Power, New York, Basic Books, 2002.
7. Ce terme désigne les opérations de police (constabulary tasks) menées par les Marines
dans les Caraïbes et en Amérique Centrale entre 1913 (Haïti) et 1934 (Nicaragua) en application
du « corollaire Roosevelt » à la doctrine Monroe (1904). Le corps des Marines a codifié les procédures tactiques et les principes de ces « petites guerres » dans le Small Wars Manual en 1934-1940.
8. Morton Halperin, Arnold Kanter, « The Bureaucratic Perspective », Robert J. Art, Robert
Jervis (eds), International Politics : Anarchy, Force, Political Economy and Decision-Making,
Boston, Addison-Wesley, 2e éd., 1985.
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dans les marchandages bureaucratiques. Bien plus, elle modèle leur manière de percevoir
le contexte politico-stratégique. Dans le cas de l’Army comme des Marines, la focalisation
sur le combat « conventionnel » résulte d’une histoire complexe dans laquelle la guerre
du Vietnam joue un rôle essentiel 1. Le « professionnalisme radical » qui en résulte est
peu compatible avec les impératifs de la contre-insurrection, tels que l’élargissement des
missions aux tâches « séculières », la subordination étroite à la direction politique, ou
encore la maîtrise de la violence dans des opérations « au cœur des populations » 2.
Comment donc comprendre et expliquer l’évolution observée au sein des forces
terrestres américaines déployées en Irak entre 2003 et 2007 ?
Dans un ouvrage devenu célèbre aux États-Unis, le lieutenant-colonel John Nagl
compare les ajustements des Britanniques durant « l’urgence malaise » (1948-1954) et
ceux des Américains au Vietnam 3. Il explique les différences d’issue des deux crises par
la culture organisationnelle : le professionnalisme pragmatique de l’armée britannique, la
permanence d’une « doctrine informelle », le statut de dépendance vis-à-vis du pouvoir
civil expliqueraient l’adaptation rapide des premiers. Par contraste, l’unitarisme de
l’Army, sa focalisation sur les missions guerrières, ainsi que l’institutionnalisation de
l’optimisme dans les rapports de situation seraient les clés de l’échec américain à adopter
les « bonnes pratiques », pourtant connues et pratiquées, par les Marines notamment.
Nagl en tire l’idée que les ajustements tactiques et doctrinaux nécessitent un apprentissage, c’est-à-dire une refonte de l’ensemble de l’institution (procédures tactiques, doctrine, préparation opérationnelle, socialisation des membres, structures des forces). Ainsi,
la culture organisationnelle n’est pas un donné fixe, mais résulte de compétitions et de
marchandages entre les groupes d’intérêts et les acteurs. Une redéfinition identitaire serait
donc possible en cas de « choc » externe entraînant une déconnexion croissante des perceptions de l’essence de l’institution par rapport à l’environnement immédiat.
Néanmoins, Nagl ne permet pas de comprendre ce phénomène d’adaptation. Traitant
de l’élaboration du manuel des « petites guerres » au sein du corps des Marines en 1934,
Keith Bickel montre comment des procédures et des enseignements tirés des expériences
opérationnelles sont progressivement diffusés à partir des revues professionnelles jusqu’à
devenir des évidences. En revanche, la décision politique de rédiger le manuel résulte
d’une opposition entre le commandant du Corps, favorable au développement des capacités au débarquement amphibie, et les commandants des Écoles de Quantico, désireux
de fixer les lessons learned des small wars et d’ancrer ainsi l’institution dans son rôle
de force expéditionnaire 4. Le modèle de diffusion qu’il propose combine ainsi des facteurs externes (le contexte) et interne (les revues professionnelles, la mobilisation de
ressources par des acteurs influents). Cependant, ce modèle ne prend pas en compte la
rétroaction entre les institutions et le terrain.
Ainsi, la construction de la contre-insurrection au sein des forces terrestres en Irak
n’est ni une adaptation linéaire au contexte, ni le résultat d’impératifs fixés d’en haut. Il
est plus adéquat de décrire cette dynamique comme une adaptation et un apprentissage
ayant trois caractéristiques. L’adaptation est non linéaire en ce sens qu’elle résulte de
1. Lieutenant-colonel Robert M. Cassidy, « Prophets or Praetorians ? The Uptonian Paradox
and the Powell Corollary », Parameters, automne 2003, p. 130-143.
2. Sur la distinction classique entre professionnalisme radical et coopératif, lire Morris Janowitz, The Professional Soldier, New York, The Free Press of Glencoe, 1971 (1re éd. : 1960), p. 21.
3. Lieutenant-colonel John A. Nagl, Learning to Eat Soup with a Knife. Counterinsurgency
Lessons from Malaya and Vietnam, Chicago, The University of Chicago Press, 2005.
4. Keith B. Bickel, Mars Learning. The Marine Corps’ Development of Small Wars Doctrine
1915-1940, Boulder, Westview Press, 2001.
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réactions à un contexte opérationnel de plus en plus complexe et fluctuant et qu’elle
dépend fortement des perceptions et expériences des acteurs, ainsi que des réseaux qu’ils
forment. On peut parler ainsi d’une doctrine « informelle ». Ensuite, les improvisations
locales sont en interaction continuelle avec le centre institutionnel et géographique des
institutions. La généralisation et la standardisation des procédures passent par un processus de retour d’expériences à la fois formel et informel. Enfin, cette adaptation est
également un apprentissage puisqu’il s’agit de tirer des enseignements et de les implémenter par des réformes doctrinales, institutionnelles et opérationnelles. Ce processus
n’est pas linéaire en ce que ces leçons ne s’imposent pas d’elles-mêmes, mais résultent
de choix politiques et de changements conceptuels.
Trois lieux interviennent en interaction dans le phénomène d’apprentissage, chacun
d’entre eux traversé de dynamiques complexes : le théâtre d’opérations, quelle que soit
son échelle géographique ; les débats intellectuels, officiels ou non ; les institutions militaires dans leur dimension de prospective, d’entraînement, mais aussi d’affrontements
politiques.
Après avoir montré comment les forces terrestres américaines se sont adaptées et
ont appris sur le terrain, il s’agira d’envisager les débats intellectuels et doctrinaux, ainsi
que leurs conséquences sur les institutions.
APPRENDRE ET S’ADAPTER :
LA CONTRE-INSURRECTION EN IRAK
LA CONSTITUTION D’UNE DOCTRINE « INFORMELLE » DE CONTRE-INSURRECTION
Il est loisible d’observer l’adaptation des procédures tactiques à la contre-insurrection. Les échelons inférieurs à celui du bataillon inclus sont en effet capitaux en ce qu’ils
forment l’interface principale entre les forces et la population. Un premier temps d’adaptation court du printemps 2003 au printemps suivant. Face à la montée de la violence,
de l’insécurité et des troubles civils, les unités mettent d’abord en œuvre des procédures
improvisées sur la base des opérations de stabilisation (Stability and Support Operations :
SASO) suivant l’avancée des troupes en Irak (mars-avril 2003). Plus particulièrement,
on observe deux phénomènes. Le premier est l’application de mesures apprises dans les
opérations de Bosnie et du Kosovo auxquelles les unités du 5e corps ont quasiment toutes
participées, à l’exception de la 4e division d’infanterie (4ID). Cette dernière unité, commandée par le major-général Raymond Odierno, prend la relève des Marines à Tikrit et
sur la majeure partie du Triangle sunnite. Un deuxième phénomène tient justement dans
la transmission des procédures et des dispositifs lors de la relève entre unités. En particulier, les unités de Marines élaborent des Centres d’actions civilo-militaires (Civil Military Operations Center : CMOC) au cœur des zones sous leur responsabilité 1. Cette
approche est reconduite par la 3e division d’infanterie (3ID) à Bagdad, mais pas à Tikrit
où la polémique enfle à l’arrivée de la 4ID sur la nécessité d’une posture plus agressive 2.
Quoi qu’il en soit de ces heurts, l’ensemble des unités a effectué la transition vers des
1. Procédure expérimentée en Somalie. Cf. Arthur P. Brill, « The Three Blocks War », Sea
Power, 42 (11), novembre 1999, p. 44-46.
2. Lieutenant-colonel Gian Gentile, « The Risk of Velvet Gloves », Washington Post, 19 janvier 2004. Le colonel Gentile était alors executive officer d’une brigade de la 4ID.
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procédures plus ou moins identiques à la fin de l’hiver 2003-2004 1. Ces procédures
comprennent trois axes principaux : l’établissement de CMOC au cœur des villes, la
pratique de patrouilles démontées avec ou sans les unités de la nouvelle armée irakienne,
et enfin, la prise de contact avec les chefs religieux ou tribaux dans les zones de responsabilité des unités au niveau du bataillon. L’ensemble doit soutenir les programmes de
reconstruction financés par les fonds alloués aux commandants de zones (Commander’s
Emergency Reconstruction Program : CERP). Alternativement, les opérations de sécurité
montées contre les groupes insurgés se fondent sur le triptyque bouclage-ratissage-arrestation parfois inspiré des raids à l’israélienne. Or, les unités montrent une grande difficulté
dans l’usage de la force. Celle-ci apparaît souvent bien inefficace vis-à-vis des insurgés,
mais indiscriminée vis-à-vis des civils. Le problème est triple : le renseignement est
insuffisant car les sources sont longues à institutionnaliser, les opérations de bouclage
visant à l’obtention du renseignement produisent des détentions abusives, et les opérations
visant à influencer positivement les populations sont trop souvent embryonnaires au
moment des raids 2.
Les procédures sont donc affinées progressivement par une meilleure connaissance
des zones d’opérations (Areas of Operations : AO). Les interactions avec la culture et la
société locales sont bien meilleures, tandis que le principe de « désescalade » de la force
et de maîtrise de la violence est travaillé à travers des règles d’engagement plus strictes
et affinées. Le problème tient essentiellement à la rotation des unités sur le théâtre : la
durée de déploiement est ainsi allongée à 6 mois (2004), puis à un an (2007), mais en
retour, les tensions sur les ressources humaines imposent une gestion précise des cycles
de mise en condition opérationnelle, de repos, d’entraînement et de projection. Un autre
problème tient dans l’adaptation progressive des insurgés aux tactiques américaines. Il
est difficile de lutter contre les actions terroristes et notamment l’usage des engins explosifs improvisés (Improvised Explosive Devices, IED) à partir de juillet 2003. Plusieurs
solutions sont ainsi progressivement envisagées, jouant à la fois sur le trajet aléatoire des
convois et des patrouilles, sur la surveillance des zones sensibles, sur le démantèlement
des réseaux de fabrication et d’acheminement, ou encore sur les moyens électroniques
de repérage et de désactivation des pièges. Cependant, ces moyens, ainsi que les procédures tactiques, ne peuvent fonctionner sans les interactions avec la population 3.
Les procédures opérationnelles, utilisées par les formations au-delà de l’échelon du
bataillon, sont importantes en ce qu’elles nous renseignent sur la capacité à généraliser
les adaptations. La principale dynamique observée ainsi est le dégagement progressif de
modèles ensuite institutionnalisés.
Un premier modèle précoce est observé dès le printemps et l’été 2003. À Mossoul,
la 101e division de David Petraeus est confrontée dès le 19 avril à une situation interethnique tendue. Dans cette région kurde, l’écroulement du pouvoir sunnite laisse
craindre un embrasement de violence « sectaire » auquel le divisionnaire répond par
une action en trois axes. En premier lieu, le rétablissement de la sécurité passe par
1. Les dernières unités étant les compagnies stationnées à Falloujah (hiver 2003-2004). Cf.
F. J. « Bing » West, No True Glory. A Frontline Account for the Battle of Fallujah, New York,
Bantam Books, 2006, p. 45-48.
2. Le général Odierno choisit de focaliser la 4ID sur les arrestations et la détention de suspects,
sans avoir les unités adéquates (renseignement, MP). Cf. Thomas E. Ricks, « It Looks Weird and
Felt Wrong », Washington Post, 24 juillet 2007.
3. La majeure partie des attentats de 2003-2007 sont ainsi le fait de jeunes sans emploi salariés
par les anciens dignitaires du régime, les milices chiites de Moqtada Al-Sadr, ou les émirs de l’État
islamique d’Irak, c’est-à-dire Al Qaeda Irak (AQI).
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l’action directe des parachutistes, transformés en fantassins et dont les règles d’engagement sont définies très strictement. La saturation de l’espace de bataille par des
patrouilles à pied permet à la fois de contrôler plus efficacement le milieu et de fonder
les actions sur du renseignement d’origine humaine. Parallèlement, la division entame
la formation de 20 000 personnels du nouvel Iraqi Civil Defense Corps (ICDC). Un
second axe concerne l’établissement d’une gouvernance locale efficace, autonome et
légitime. Petraeus agit ici comme médiateur dans la réconciliation entre les factions,
tandis que la division organise des élections et que les unités psychologiques (PSYOPS)
mènent des actions de communication destinées à expliciter la stratégie américaine et
à gagner le soutien de la population 1. Enfin, la restauration des services essentiels passe
par la mise en œuvre d’actions civilo-militaires et de reconstruction via la conversion
de bataillons entiers à ces tâches 2. À Bagdad (10-24 avril), puis dans le sud chiite
(24 avril-3 septembre), la 1re force expéditionnaire des Marines (MEF), dont l’élément
terrestre est composé par la 1re division de Marines (MARDIV) de James Mattis, trouve
une tâche semblable. Dans la capitale irakienne, les opérations de sécurité contre les
pillages et les insurgés sont menées conjointement à des missions de reconstruction
centralisées dans un CMOC formé par le 11e régiment d’artillerie. Dans le sud chiite,
vaste zone couvrant tout le sud du pays, à l’exception de Bassorah tenue par les Britanniques, les Marines sont confrontés à deux défis : la superficie de leur AO et le
manque d’argent. Les opérations sont donc décentralisées au niveau des cinq bataillons
qui se répartissent sur l’ensemble de la zone. Partant des centres-villes vers les campagnes, le mouvement de restauration des services essentiels et de la gouvernance passe
par l’immersion croissante des officiers du Corps dans les affaires locales, à l’instar du
lieutenant-colonel Christopher Conlin, commandant le 1er bataillon du 7e régiment de
Marines, élu maire par la population de Nadjaf 3. Durant l’été toutefois, les attaques
contre les convois militaires et les pèlerins chiites s’intensifient. Plutôt que de faire
appel à un usage immodéré de la force, les Marines lancent des ACM et tablent sur le
renseignement humain gagné par l’immersion dans la population et une attitude culturellement adaptée, adoptant parfois des procédures « irrégulières » pour attirer les
insurgés dans des pièges 4. Lorsque la MEF quitte l’Irak le 3 septembre, le pays chiite
est stabilisé et l’approche en « gant de velours » de James Mattis semble avoir porté
ses fruits. Ce modèle de nation building est mis à mal par le changement de contexte
du printemps 2004. En effet, les forces de la Coalition se trouvent confrontées à une
insurrection générale menée à la fois par le chef chiite Moqtada Al-Sadr (Nadjaf en
avril 2004, Bagdad en août 2004) et par les sunnites de la province d’Al Anbar (Falloujah et Ramadi d’avril à juin 2004). Ainsi, les Marines de James Mattis, qui ont
profité de leur retour aux États-Unis dans l’hiver pour approfondir les procédures de
l’année précédente, échouent à reprendre le contrôle de Falloujah.
1. Major John Freeburg, Sgt 1Class Jess T. Todd, « The 101st Division in Iraq : Televising
Freedom », Military Review, novembre-décembre 2004, p. 39-41.
2. Un bataillon d’hélicoptères de combat se trouve chargé de la réouverture de l’université.
3. Le colonel Conlin a narré sa réussite dans un article de la Marine Corps Gazette dans
lequel il insiste sur le fait que « les Marines doivent se préparer à influencer l’espace de bataille
en servant comme administrateurs civils, porte-parole des affaires publiques, forces de police et
travailleurs humanitaires » Christopher Conlin, « What Do You Do For An Encore », Marine Corps
Gazette, 88 (9), septembre 2004, p. 76. Désigné à l’unanimité par le conseil municipal, Christopher
Conlin refuse cette élection. Le Mahdi Haider est ainsi élu à l’unanimité comme maire provisoire.
4. Brigadier John F. Kelly, « Tikrit, South To Babylon, part 3 », Marine Corps Gazette, 88 (4),
avril 2004, p. 45.
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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak
Un second modèle opératif émerge à Bagdad, capitale meurtrie par la rébellion de
Sadr et par les premiers heurts interethniques. Engagée dans Bagdad au printemps et à
l’été 2004 (15 avril-5 août 2004), la 1re division de cavalerie (1st CAV) du général Chiarelli met en œuvre un processus partiellement inédit. S’étant préparé à son déploiement
par des stages intensifs auprès des services municipaux d’Austin (Texas), Chiarelli fonde
son action sur une approche simultanée et multidimensionnelle de la stabilisation 1. Il
s’agit pour lui de gagner les indécis au gouvernement intérimaire qui se met alors en
place. L’objectif est double : réduire la misère et l’insécurité, et disputer le contrôle du
quartier de Sadr City aux milices chiites de l’armée du Mahdi. Pour ce faire, les actions
de sécurité couvrent une reconstitution du tissu socioéconomique de la cité, tandis que
les opérations de communication accroissent le soutien effectif de la population. L’argent
et les grands travaux d’infrastructure en sont les moyens privilégiés, l’approche culturelle
et « l’intelligence situationnelle » sont valorisées. Parallèlement, il s’agit de former les
nouvelles forces de sécurité irakienne aux procédures de contre-insurrection par le biais
de MiTT (Military Interim Training Teams) intégrées jusqu’à l’échelon de la section.
Cette expérience met en valeur la nécessaire mise en cohérence des « lignes d’opérations » dans la contre-insurrection, mais reste limitée à Bagdad.
Face à la constitution de « sanctuaires » par les différents mouvements insurgés,
un troisième modèle est bientôt généralisé. Il se fonde sur la séquence « nettoyertenir-construire » mise en évidence à Nadjaf (août 2004), à Samarra (octobre 2004), à
Falloujah (novembre 2004) et surtout à Tell Afar (septembre 2005). Deux cas sont
intéressants. À Falloujah, la ville est soumise à une gigantesque opération de bouclage
et de nettoyage. Le modelage de l’espace de bataille passe par des opérations psychologiques et de renseignements destinées à évacuer la population civile et à repérer les
caches et les places fortes urbaines. L’action de nettoyage est menée simultanément à
des opérations de restauration des services et de reconstruction des infrastructures via
un CMOC, et à des actions humanitaires visant à soulager la population hors de ou
dans la ville. L’isolement de la cité continue au-delà des opérations de combat par la
mise en œuvre d’un plan de réouverture progressive de la ville. Le retour des civils est
donc échelonné et ceux-ci transitent par des points de contrôle, tandis qu’un fichier
biométrique est mis en place. Ce modèle est reproduit à Tell Afar entre le printemps
2005 et l’hiver suivant. Cette cité de la province de Ninive, située au nord-ouest de
l’Irak, est progressivement transformée en sanctuaire de l’insurrection en raison de la
présence d’une seule compagnie d’infanterie dans l’hiver 2004-2005. Se fondant sur
une étude des réseaux ethniques de cette zone 2, le colonel H. McMaster, commandant
le 3e régiment de cavalerie blindée (3rd ACR) isole la ville par un remblai de deux
mètres de haut. Filtrant les entrées et les sorties, les cavaliers établissent de premiers
renseignements sur les avant-postes insurgés, bientôt complétés par les observations
aériennes effectuées à l’aide de drones. L’action de coercition dure 72 heures, à l’issue
de laquelle cavaliers et parachutistes entament leur transition. Il s’agit ensuite de planifier une opération permettant une prise en charge simultanée de tous les enjeux :
renforcement des institutions civiles, formation et entraînement des forces de sécurité
irakiennes, rapprochement avec la population et opérations de sécurité fondées sur la
1. Major-général Peter W. Chiarelli, Major Patrick R. Michaelis, « Winning the Peace : the
Requirement for Full-Spectrum Operations », Military Review, juillet-août 2005, p. 4-17 ; Denis
Steele, « Helping Iraq : A Block-by-Block Battle », Army Magazine, septembre 2004, p. 43-44.
2. Capitaine Travis Patriquin, « Using Occam’s Razor to Connect the Dots : The Ba’ath Party
and The Insurgency in Tell Afar », Military Review, janvier-février 2007, p. 16-25.
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« conscience culturelle » et l’obtention du renseignement. La formation des unités irakiennes, la fréquence des patrouilles à pied, destinées autant à acquérir le renseignement
qu’à se rapprocher des populations, la mise en place d’un CMOC, autant d’éléments
qui apparaissent comme des reproductions de l’expérience des Marines à Falloujah 1.
De plus, les méthodes « irrégulières » semblent être copiées, comme dans les embuscades ou les pièges tendus aux groupes s’en prenant aux convois. À Al Qaim, les
principes semblent les mêmes 2. Quels que soient ses mérites réels, ce procédé opérationnel est bientôt promu par le Conseil national de sécurité et par l’administration
comme une « recette miracle » 3.
Enfin, dès septembre 2006, une alternative semble se dessiner. Dans la province
d’Anbar, en effet, les Marines et l’Army profitent d’une opportunité majeure en nouant
des alliances avec les tribus sunnites de la province qui avaient jusqu’ici formé les gros
bataillons de l’insurrection. À la suite du transfert de priorité sur Bagdad dans l’été 2006,
Al Qaeda avait joué en effet de la terreur et des massacres pour prendre en main les
cadres de l’insurrection. Certains cheiks décident alors de combattre Al Qaeda et l’État
islamique en Irak, se rapprochant des forces de contre-insurrection dans un mouvement
baptisé « Réveil ». Cette alliance permet aux opérations de sécurité de bénéficier à la fois
de meilleurs renseignements et de troupes supplémentaires. Les milices sunnites, bientôt
intégrées dans des unités de sécurité locale, les « citoyens locaux inquiets » (Concerned
Local Citizens CLC), deviennent ainsi le fer de lance des opérations contre Al Qaeda
Iraq (AQI), tandis que le conseil des tribus d’Anbar s’engage résolument au côté des
forces américaines dans l’hiver 2006-2007 4.
La définition d’une stratégie de contre-insurrection est le dernier échelon permettant
d’apprécier l’adaptation. Là encore deux dynamiques s’observent : une adaptation selon
un processus itératif, la lente constitution de l’unité des efforts opérationnels.
En effet, antérieurement à l’invasion de l’Irak, la formation des forces irakiennes a
constitué le premier pôle autour duquel définir la stratégie « d’après-guerre ». Dans
« l’année perdue » (2003-2004), le lieutenant-général Ricardo Sanchez, commandant la
Joint Task Force-7 (JTF-7), n’élabore aucune stratégie de contre-insurrection, à l’exception de cette tâche de formation et de la poursuite des dignitaires de l’ancien régime.
L’absence d’unité d’effort, ainsi que les manques liés à l’échelonnement chaotique des
unités de soutien, sont donc localement palliés par les commandants divisionnaires ou
par les commandants d’unités élémentaires 5.
1. Lieutenant-colonel Chris Gibbon, « Battlefield Victories and Strategic Success : The Path
Forward in Iraq », Military Review, septembre-octobre 2006, p. 47-59 ; Georges Packer, « The Lessons of Tell Afar », The New Yorker, 10 avril 2006 ; lieutenant-colonel Hickey, « Fighting the
Insurgency in Tell Afar », diaporama PowerPoint, Association of United States’ Army’s Annual
Meeting, 10 octobre 2006.
2. F. J. « Bing » West, « Streetwise », The Atlantic Monthly, janvier-février 2007.
3. Entretien de Philip Zelikow sur PBS, <http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/endgame/
interviews/zelikow.html> (accédé le 6 juin 2007).
4. Sur le « modèle Anbar », voir Carter MalkAsian, « A Thin Blue Line in the Sand », Democracy, 5, été 2007, accessible sur <http://smallwarsjournal.com/blog/2007/06/a-thin-blue-line-in-thesand/> ; lieutenant-colonel Kurt Wheeler, USMC (ret.), « Good News in Al Anbar », Marine Corps
Gazette, 91 (4), avril 2007, p. 36-40 ; Kimberly Kagan, The Anbar Awakening. Displacing Al Qaeda
from Its Strongholds in Western Iraq, Iraq Report no 3, Institute for the Study of War, avril 2007 ;
John F. Burns, Alissa J. Rubin, « US Arming Sunnis in Iraq to Battle Old Al Qaeda Allies », The
New York Times, 10 juin 2007 ; Colonel Sean McFarland, « Anbar Awakens : The Tipping Point »,
Military Review, mars-avril 2008, p. 41-52.
5. Manquent essentiellement les unités de Police militaire, les unités d’Action civilo-militaire,
ou encore celles des opérations psychologiques.
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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak
La nomination du lieutenant-général Casey en juin 2004 ouvre une période
durant laquelle cette stratégie se cherche. Dans un premier temps, une stratégie provisoire fixe l’objectif de transfert des responsabilités aux forces irakiennes.
S’appuyant sur une équipe d’experts formée en novembre 2004, une revue des procédures tactiques est ainsi opérée durant l’été 2005. Parallèlement, les succès de
Tell Afar et la définition de la Stratégie nationale pour la victoire en Irak poussent
Casey à préciser son objectif initial par la standardisation du procédé opérationnel
« nettoyer-tenir-construire ». Enfin, un dernier volet consiste à réformer constamment la formation des unités irakiennes en s’appuyant sur les procédures du Multi
National Transition and Security Command-Iraq (MNTSC-I). Commandé par David
Petraeus jusqu’en septembre 2005, puis par Martin Dempsey, cet organe du Multi
National Force-Iraq (MNF-I), dont Casey est l’officier commandant, est chargé
d’unifier toutes les initiatives de formation des forces armées et de sécurité du
nouvel État. Toutefois, cette stratégie trouve ses limites en deux points. Le premier
est l’absence d’effectifs suffisants pour assurer l’ensemble des missions. Le transfert des responsabilités à des unités irakiennes souvent novices, parfois corrompues,
toujours à court de ressources, se traduit par le retour des insurgés 1. D’autre part,
un nouveau basculement opérationnel se joue en février 2006. La campagne d’attentats lancée par Al Qaeda attise la guerre civile entre les Sunnites et les Chiites,
notamment dans les régions mixtes et à Bagdad. Investissant la capitale entre juin
et août 2006, les troupes américaines délaissent ainsi les autres régions, d’autant
que le plan de sécurité de Bagdad ne peut empêcher le nettoyage ethnique des quartiers mixtes. Pire, ce plan laisse croire à un premier succès du fait de la baisse
corrélative des meurtres dans ces zones. En janvier 2007, un infléchissement de la
stratégie consiste à tenter de rompre les réseaux de fabrication et d’acheminement
des IED. Toutefois, il n’est pas possible de mener des raids simultanés sur toutes
les « ceintures de Bagdad ».
En janvier 2007, David Petraeus remplace Georges Casey à la tête de la MNF-I. Il
bénéficie également du renfort de 30 000 hommes supplémentaires (le « surge »). Sa
stratégie s’inspire des principes définis dans le manuel de contre-insurrection de décembre
2006 dont il est l’un des promoteurs. Ainsi, l’objectif stratégique n’est plus le transfert
des responsabilités, mais la protection des populations, notamment à Bagdad, afin de
faciliter la réconciliation et la reconstruction 2. Cette stratégie conduit à la « division du
travail » entre les forces américaines, les forces irakiennes et les forces locales. Les
premières mènent essentiellement les opérations de haute intensité, mais aussi la reconstruction et l’établissement de contacts avec les chefs locaux en vue de leur ralliement.
Les secondes opèrent en soutien lors des opérations de nettoyage, les troisièmes combattent Al Qaeda et assurent l’accompagnement des patrouilles américaines lors de la
phase de consolidation de la sécurité. Surtout, l’action de Petraeus consiste à généraliser
davantage le procédé de Tell Afar et à le coupler au « modèle Anbar » en trois opérations
séquentielles. Entre janvier et juin, la sécurité de Bagdad est prioritaire. Deux des cinq
brigades du « surge » investissent les quartiers, s’établissent dans des avant-postes et
assurent une présence continue pour la sécurité et la reconstruction. Des barrières sont
placées aux zones dangereuses afin de protéger les lieux publics souvent ciblés par les
1. Peter Backer, « An Iraq Success Story’s Sad New Chapter », Washington Post, 21 mars
2006.
2. Multi-National Force Iraq, General Petraeus’ Change of Command Remark, Bagdad, 10 février
2007, <http://www.mnf-iraq.com/index.php ?option=com_content&task=view&id=14083&Itemid=176>.
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attentats 1. À partir de juin jusqu’en août, les trois autres brigades mènent des opérations
simultanées dans les « ceintures de Bagdad » afin d’y chasser Al Qaeda. Phantom Thunder
est la plus importante opération jamais lancée en Irak depuis l’invasion. Elle résume à
elle seule tout ce que les forces terrestres ont appris. En effet, chacune des offensives
qui la composent est marquée par la séquence « nettoyer-tenir-consolider », tandis que
les unités mènent à la fois des actions de combat, de communication, de restauration des
infrastructures, de promotion de la gouvernance et de développement des structures économiques 2. À compter d’août, l’opération Phantom Strike, combinée à la généralisation
des alliances avec les ex-insurgés sunnites, consiste en des raids visant la destruction des
cellules de commandement d’Al Qaeda, mais aussi l’affaiblissement de l’armée du Mahdi
de Moqtada Al-Sadr. Le principe est ainsi acquis non seulement de séparer les insurgés
de la population, mais aussi de leur dénier tout espace de manœuvre. Élaborée en fonction
des changements de contexte par une équipe de conseillers en contre-insurrection, dont
le lieutenant-colonel David Killcullen de l’armée australienne, le colonel Peter Mansoor,
ou encore le colonel Henry McMaster, cette stratégie pose cependant le risque de l’éclatement de l’Irak. L’adaptation des Américains a en effet été jusqu’à remettre en cause le
présupposé ancien d’alliance avec les Chiites, puisque le mouvement d’alliance avec les
anciens insurgés concerne essentiellement les Sunnites, au grand dam du gouvernement
irakien, lequel refuse l’intégration des « citoyens locaux inquiets » au sein des forces
régulières 3. En définitive, le bilan est mitigé. La campagne de 2007 marque l’émergence
d’une réelle vision d’ensemble, mais s’apparente souvent à l’accumulation des seuls
succès tactiques.
LA DIFFUSION INSTITUTIONNELLE DE LA DOCTRINE INFORMELLE
Comprendre le tissage de cette doctrine informelle passe par l’analyse du mécanisme
des retours d’expérience 4. Dans un premier temps, celui-ci est informel : il s’agit d’intégrer au plus vite les enseignements du théâtre. Conformément au principe itératif en usage
au sein du corps des Marines, James Mattis intègre ces derniers dans l’entraînement des
unités de la MEF en vue de leur redéploiement dans la province d’Anbar prévu au
printemps 2004. S’appuyant sur les moyens du Marine Corps’ Warfighting Laboratory
(MCWL), le commandeur de la 1st MARDIV réquisitionne une base désaffectée de l’Air
Force près du camp d’entraînement de Twenty-Nine Palms en Californie. Le cahier des
charges qu’il fixe à la cellule du projet Metropolis (ProMet) – créée au début des années
2000 pour développer les Basic Urbain Skills Training (BUST) – est précis :
1. Karin Bruilliard, « “Gated Communities” for War Ravaged Baghdad », Washington Post,
23 avril 2007 ; Ann Scott Tyson, « The Two Sides of Baghdad Barriers », Washington Post, 30 avril
2007, et « Troops at Baghdad Outposts Seek Safety in Fortifications », Washington Post, 8 mai
2007.
2. Colonel David Sutherland, « Greywolf, Making A Difference », briefing du commandant
la 3e Brigade de la 1st CAV à Diyala, <http://www.understandingwar.org/files/Sutherland
BriefingSlides.pdf>.
3. Dénommés « Fils de l’Irak » (SoI) depuis février 2008, ces miliciens sont payés par le
contribuable américain et assurent des tâches statiques (points de contrôle). Ils favorisent une diffusion du pouvoir à l’échelon local.
4. Mécanisme institutionnel par lequel les enseignements opérationnels sont analysés.
Commun aux armées occidentales, il porte le nom de « lessons learned » aux États-Unis et de
RETEX en France.
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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak
reconstitution d’un environnement physique et socioculturel du Moyen-Orient, jeu de
rôle avec des locuteurs arabes, scénarios élaborés en flux continus avec le théâtre. Ce
« village Matilda », outre le drill sur les règles d’engagement, permet aussi d’affiner deux
autres points de la mise en condition opérationnelle de l’unité : la nécessité de cartographier le « terrain humain », celle d’alléger les unités d’artillerie pour accroître les effectifs
disponibles dans les missions de sauvegarde 1. Outre l’entraînement, l’intégration des
enseignements est aussi le fait des centres de formation initiale ou continue. Ainsi, des
vétérans des premières campagnes sont inclus parmi les étudiants du Marine Corps Command and Staff College (MCCSC) afin de participer à la révision du small wars manual 2.
Un deuxième canal informel est celui des listes bibliographiques (reading lists) que les
commandants d’unité transmettent à leurs subordonnés. Elles permettent en effet de recentrer la préparation opérationnelle autour de thèmes de campagne précis. C’est la solution
choisie par le colonel Henry McMaster en prévision du déploiement du 3rd ACR dans la
province de Ninive à l’hiver 2004-2005 3. Brillant historien spécialiste des relations civilomilitaires durant la guerre du Vietnam, le chef de corps initie ainsi ses principaux officiers
à la contre-insurrection via les lectures de Lawrence d’Arabie mais surtout de David
Galula. Ce procédé, largement institutionnalisé dans l’Army et les Marines, est élargi par
Mattis lors de son commandement de la composante Marines du CENTCOM 4. La diffusion des procédures passe également par les contacts plus ou moins formels entre pairs.
Notamment, le développement des réseaux Internet sécurisés permet les échanges de
renseignements, ainsi que le partage des lessons learned. Le protocole SIPRnet 5 héberge
ainsi des blogs et des forums sécurisés. Créé en 2004 par le major Patrick Michaelis, de
l’état-major de la 1st CAV, CAVNET se fixe la mission de préparer les hommes « à la
prochaine patrouille et non à la prochaine guerre » en « partageant la connaissance pour
gagner le combat » 6. Le site, présenté comme un forum à arborescence multiple, est un
complément aux sites des chefs de section et des commandants d’unité fondés en 2003
par des élèves de West Point afin de gérer les adaptations opérationnelles et raccourcir
la boucle OODA (Observer, s’Orienter, Décider Agir) 7. Bien que classifiées, certaines
informations de ces sites sont parfois diffusées plus largement à travers la rubrique « Companycommand » de Army Magazine, édité par l’Association de l’US Army (AUSA).
Les commandants de théâtre tiennent un rôle intermédiaire entre la diffusion formelle et informelle du processus des enseignements opérationnels. Les généraux Casey
et Petraeus prennent des initiatives visant à identifier au plus vite les procédures et les
problèmes, et à diffuser l’information utile aux officiers et sous-officiers présents en Irak.
Ils agissent à travers des think tanks, sur le modèle des commandements unifiés : les
« Doctors without Orders » et le « Baghdad Brain Trust ». D’autres initiatives sont à
1. Major Daniel D. Schmitt, « Waltzing Matilda », Marine Corps Gazette, 89 (1), janvier
2005, p. 20-25 ; colonel Thomas Conally, lieutenant-colonel Lance McDaniel, « Leaving the Tubes
at Home », Marine Corps Gazette, 89 (10), octobre 2005, p. 31-34.
2. Colonel John Toolan, « Concept Paper for US Marine Corps Command and Staff College
Master Thesis Project », Quantico, Va., USMCCSC, 21 juillet 2005, <http://smallwarsjournal.com/
documents/toolan.doc> (accédé le 2 juin 2007).
3. Elaine M. Grossman, « To Understand Insurgency in Iraq : Read Something Old, Something New », Inside the Pentagon, 2 décembre 2004.
4. Lieutenant-général James Mattis, « USMC MARFORCENT’s Reading List », mars 2007,
<http://www.mca-marines.org/gazette/PDF/readlistall.pdf> (accédé en juin 2007).
5. Secure Internet Protocole Router Network.
6. Dan Baum, « Battle Lessons », The New Yorker, 17 janvier 2005, entretien de Patrick
Michaelis sur PBS Online, <http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/company/lessons/>.
7. Il s’agit des sites <companycommand.com> et <platoonleader.army.mil>.
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noter : l’ouverture de la Counterinsurgency Academy à Camp Taji en novembre 2005
accompagne l’inauguration de l’académie Phoenix. Si la seconde est l’ultime formation
que reçoivent les conseillers militaires américains avant leur affection, la première est
imposée, avec réticence, à tous les commandants de bataillon et de brigade déployés en
Irak.
Dans un second temps, le processus de retours d’expérience est progressivement
institutionnalisé dans le cœur des organisations militaires. Il s’agit d’assurer une plus
large diffusion des enseignements et d’en déduire d’éventuelles adaptations institutionnelles, voire des réformes en profondeur. La prise en main des processus informels décrits
plus haut permet de généraliser ceux-ci. Ainsi en est-il par exemple pour la mise en
condition opérationnelle. Traditionnellement dévolus aux opérations combinées, les centres d’entraînement de l’Army (National Training Center – NTC – et Joint Readiness
Training Center – JRTC) intègrent dans l’année 2006 les procédures initiées par Mattis 1.
Bien plus, les scénarios et les procédures de l’OPFOR (la force chargée de tenir le rôle
des différents ennemis génériques) s’adaptent continuellement grâce au déploiement
d’observateurs du NTC au sein des unités présentes en Irak. Les centres d’entraînement
des Marines partagent les enseignements du NTC afin d’optimiser et de standardiser au
plus vite les Tactics, Techniques and Procedures (TTP). Des réformes découlent de cette
appropriation des mécanismes informels. En mai 2005, le corps des Marines institutionnalise les concepts de « culture opérationnelle » au sein du Center for Advanced Operational Cultural Learning dans lequel les officiers et sous-officiers sont initiés aux subtilités
du contexte socioculturel de leur zone de déploiement et reçoivent des rudiments d’arabe 2.
L’USMC est imité en février 2006 par l’Army qui crée un Culture Center au sein de
l’École du renseignement de Fort Huachuca (Arizona) 3. Ce centre dispense des cours
généraux sur l’Islam, le Moyen-Orient et la culture arabe 4. Ces deux entités bénéficient
d’un contact direct avec le théâtre irakien par l’intermédiaire d’observateurs, mais aussi,
depuis l’hiver 2006-2007, d’équipes d’anthropologues et d’ethnologues accompagnant
les unités militaires et chargées de l’étude du « terrain humain ». In fine toutefois, le
mécanisme du RETEX est l’affaire des Center for Lessons Learned de l’Army (Combined
Arms Center) et des Marines (Marine Corps Warfighting Laboratory).
Complétant l’ensemble, la création de l’Iraq Assistance Group – organique à la
1re division d’infanterie de Fort Riley, chargé de former les futurs conseillers militaires
« incrustés » dans les unités de la nouvelle armée irakienne, du niveau divisionnaire au
niveau de la compagnie – est une première réforme importante. Un de ses cadres, le
lieutenant-colonel John Nagl, promoteur du manuel de contre-insurrection de décembre
2006, milite en effet pour la création d’un corps de conseillers spécialisés au sein de
l’Army 5.
Enfin, un troisième temps est celui du réinvestissement des enseignements au sein
de la prospective doctrinale. Il s’agit de penser les concepts doctrinaux de la contreinsurrection. La culture jominienne des services américains place la doctrine formelle au
1. Brigadier-général Robert W. Cone, « The Changing National Training Center », Military
Review, mai-juin 2006, p. 70-79.
2. Barak A. Salmoni, « Advances in Predeployment Culture Training : the US Marine Corps
Approach », Military Review, novembre-décembre 2006, p. 79-88.
3. Major Remi J. Hajjar, « The Army’s New TRADOC Culture Center », Military Review,
ibid., p. 89-92.
4. Collection personnelle de l’auteur.
5. John A. Nagl, Institutionalizing Adaptation. It’s Time for a Permanent Army Advisor Corps,
Washington, DC, Center for A New American Security, 2007.
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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak
cœur des préoccupations opérationnelles, politiques et institutionnelles. Dans ce cadre,
des centres de réflexion intégrés aux centres de doctrine et d’enseignement des forces
terrestres sont sollicités tandis que d’autres sont crées. Dans la première catégorie, il est
possible de citer la réactivation du Small Wars Center of Excellence qui, au sein du
Marine Corps Combat Development Command, (MCCDC) fait le lien entre le Marine
Corps Warfighting Laboratory et le Training and Education Command (TECOM). Plus
discrètement, l’Army crée en 2003 l’Institut de maintien de la paix et des opérations de
stabilisation. Au sein du Training and Doctrine Command (TRADOC), l’USPKSO capitalise sur les ressources du défunt Institut du maintien de la paix créé en 1993. Inscrit
dans la structure de l’Army War College, l’institut participe à la formation des officiers
supérieurs par le Center for Strategic Leadership. À la seconde catégorie doit être rattaché
le nouveau Centre de contre-insurrection combiné de l’Army et des Marines (USA/
USMC : Counterinsurgency Center of Excellence). Basé à Fort Leavenworth, il est ainsi
chargé de collecter les données émanant du théâtre pour en tirer des procédures aux
niveaux tactiques, opérationnels et stratégiques (été 2006) 1. Il en est de même pour le
Centre des guerres irrégulières ouvert par les Marines à Quantico en mai 2007 2. Les
réflexions prospectives sont confiées aux commandants respectifs du Combined Arms
Center (CAC) et du MCCDC : à partir de 2005, il s’agit des lieutenants-généraux David
Petraeus et James Mattis 3.
DES INSTITUTIONS QUI APPRENNENT :
LA DOCTRINE DE CONTRE-INSURRECTION
DES FORCES TERRESTRES AMÉRICAINES
LA REDÉCOUVERTE DE LA « DOCTRINE CLASSIQUE »
Les procédures de la contre-insurrection en Irak nécessitent une relecture de la part
de la communauté de défense de manière à en fixer les interprétations et à en tirer des
conséquences politiques, institutionnelles et opérationnelles. Le cadre central, mais non
exclusif, en sont les revues professionnelles. Historiquement en effet, les revues professionnelles de l’Army et des Marines ont joué le rôle de standardisation des pratiques ou
des concepts doctrinaux, à la fois en les diffusant le plus largement possible, mais aussi
en créant un réseau de sens dans lequel elles sont relues. Aux marges, les think tanks,
tant militaires que civils, et des analystes participent aux débats. Ceux-ci résultent donc
d’une pluralité d’acteurs et de réseaux et de l’articulation entre les demandes politiques,
institutionnelles et opérationnelles.
Historiquement, la demande politique est primordiale. Dès 2002, la préparation de
l’invasion de l’Irak a nécessité de s’interroger sur la manière de stabiliser le pays après la
chute du régime baasiste. Le Pentagone, notamment l’Office of Secretary of Defense (OSD)
géré par Paul Wolfowitz, a ainsi commandité une recherche menée au sein du Strategic
Studies Institute (SSI) de l’Army War College sous la direction de Conrad Crane 4. Le
1. Joël Mathis, « Counterinsurgency Center in Kansas to Play Crucial Role in Mideast Wars »,
Lawrence Journal, 1er octobre 2006.
2. « ON WAR, Counterinsurgency Training », Fredericksburg.com, 2 novembre 2007.
3. Le commandant du CAC est l’adjoint du commandant du TRADOC, alors que le commandant du MCCDC est l’adjoint direct du commandant du corps des Marines.
4. James Fallows, « Blind Into Baghdad », The Atlantic Monthly, janvier 2004.
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rapport produit en février 2003 insiste sur les changements du contexte pour écarter toute
référence indue à la stabilisation de l’Allemagne et du Japon après la seconde guerre mondiale 1. Cette demande politique guide également les recherches menées au sein du SSI
concernant la formation des unités « indigènes » 2. À noter enfin que l’OSD et le Département d’État cooptent également des personnalités indépendantes à titre de consultant dans
le domaine de la stabilisation et de la contre-insurrection, afin d’élaborer une sortie de crise.
Ainsi en est-il par exemple du colonel en retraite du corps des Marines Gary Anderson en
2004 ou du lieutenant-colonel de l’armée australienne David Killcullen en 2005 3.
La demande opérationnelle intervient à partir de 2003. D’abord informelle, elle transparaît dans des articles isolés de revues professionnelles. Précocement, la Gazette du corps
des Marines (Marine Corps Gazette : MCG) ou Army Magazine accueillent en effet les
témoignages d’acteurs opérationnels. Ces contributions exposent non seulement les procédures et les difficultés, mais participent également d’une première relecture des expériences
combattantes. À partir de 2005, la Military Review, organe du Combined Arms Center, se
joint à la MCG. Les blogs militaires (military blogs ou milblogs) s’ajoutent aux revues
professionnelles. Tenus par des soldats, des parents de soldats ou des correspondants de
guerre accrédités par le Pentagone et « incrustés » au sein des unités, ces espaces permettent
la diffusion des informations et l’inscription des débats purement opérationnels dans un
cadre politique ou institutionnel élargi. En avril 2007, un règlement concernant les courriers
électroniques et la publication de données confidentielles restreint provisoirement cette fonction 4. Toutefois, plusieurs de ces blogs ou forums demeurent aujourd’hui des lieux de débats
intenses et souvent riches, faisant d’autre part la liaison entre les militaires, les analystes et
l’opinion publique 5.
La demande institutionnelle est plus tardive. Elle se focalise sur la définition d’impératifs qui puissent permettre l’adaptation de la doctrine, de l’organisation, de la formation
ou de la logistique des forces. La nomination de Peter Schoemaker comme chef d’étatmajor de l’Army à la fin de l’année 2003 marque une étape. Dans son discours d’inauguration du 11 décembre 2003, il insiste en effet sur la nécessité de s’adapter et notamment de modifier les structures culturelles de l’institution 6. Cette orientation générale se
traduit par une inflexion des réflexions au sein du TRADOC 7 mais aussi par la cooptation
d’idées venant d’individus marginaux. Le tournant intervient ainsi au cours de l’année
2005 lorsque Schoemaker choisit de diffuser les travaux de John Nagl auprès des principaux dirigeants du service 8. Parallèlement, il s’agit de mettre à jour la doctrine de
1. Conrad C. Crane, W. Andrew Terrill, Reconstructing Iraq : Insights, Challenges, and Missions for Military Forces in a Post-Conflict Scenario, Carlisle, Strategic Studies Institute of the US
Army War College, 2003.
2. Ce point était l’obsession de Paul Wolfowitz dans la préparation du conflit : Michael
R. Gordon, Bernard E. Trainor, Cobra II. The Inside Story of Invasion and Occupation of Iraq,
New York, Vintage Books, 2005.
3. Gary Anderson, « Saddam’s Greater Game », Washington Post, 2 avril 2003 ; George
Packer, « Knowing the Ennemy », The New Yorker, 18 décembre 2006.
4. Department of the Army, Army Regulation 530-1 : Operations and Signal Policy Operations Security (OPSEC), Washington DC, Government Printing Office, 19 avril 2007.
5. Les blogs les plus lus sont « The small wars journal », « The long war journal », « INDC
Journal », « The Captain’s Journal » et « Abu Muqawama ».
6. General Peter J. Schoomaker, « The Way Ahead », Military Review, mars-avril 2004,
p. 2-16.
7. Brigadier-général David A. Fastabend, Robert H. Simpson, « Adapt or Die. The Imperative
for a Culture Innovation in the US Army », Army Magazine, février 2004, p. 15-21.
8. Ainsi écrit-il que « [l’Army] se sert de l’opportunité offerte par la guerre à la terreur pour
transformer [son] organisation et sa culture » : John A. Nagl, Learning to Eat Soup with a Knife...,
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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak
l’institution datant de 1987 1. Confiée au lieutenant-colonel Jan Horvath, la rédaction du
Field Manual Interim 3-07.22 en octobre 2004 accumule les enseignements, les techniques et les procédures dérivées des expériences américaines et britanniques 2. L’ensemble,
plus descriptif que prescriptif, est une publication provisoire, d’une durée de deux ans et
destinée à combler les lacunes doctrinales. Bien que présentant de substantielles avancées
par rapport à la vision traditionnelle de l’institution, ce projet ne tient que partiellement
compte des réalisations de 2003-2004. Pour ce qui concerne les Marines, le commandant
du corps Michael Hagee préconise le 18 avril 2005 de développer « l’entraînement et la
formation accrue en langues étrangères, [ainsi que] la conscience culturelle » 3. Comme
les deux autres demandes, la demande institutionnelle se traduit par la publication d’articles au sein des revues professionnelles. Plus particulièrement, deux d’entre elles jouent
un rôle clé dans le processus d’interprétation. En 2006, sous l’impulsion de David
Petraeus, la Military Review devient l’organe privilégié dans lequel les principes et les
impératifs de la contre-insurrection sont discutés et exposés 4. Le commandant du CAC
lie ainsi le processus de rédaction du manuel combiné, alors en cours, et les débats
institutionnels. Plus anciennement, la revue Parameters de l’Army War College accueille
la réflexion historique et sociologique d’acteurs soucieux de la redécouverte des principes
anciens de la contre-insurrection.
La réflexion intellectuelle s’inscrit en effet dans un processus de redécouverte et
de relecture du paradigme dominant de la contre-insurrection. Élaborée dans les années
1960 aux États-Unis et au Royaume-Uni, la doctrine « classique » imprègne ainsi les
réflexions successives menées depuis 2004. La plupart de ses promoteurs sont des
officiers ou des universitaires considérés (ou se considérant) comme des marginaux
au sein de leur organisation. La fréquence de leurs citations fait ainsi émerger quelques
noms : outre John Nagl et David Killcullen, on trouve le lieutenant-colonel Robert
Cassidy ou le Dr Steven Metz. En premier lieu, un rappel historique est fait sur le
passé contre-insurrectionnel de l’Army et des Marines. Les guerres indiennes ou la
guerre contre les insurgés philippins au début du 20e siècle sont convoquées pour
montrer la contingence de la culture « conventionnelle » de l’armée de terre et rappeler
également les succès, ainsi que les stratégies et les procédures qui les ont rendus
possibles 5. Dans un second temps, il s’agit d’expliquer les raisons d’un échec pressenti
autant que redouté. La comparaison entre les succès britanniques en Malaisie (mais
op. cit., avant-propos page ix. John Nagl est une figure popularisée par Peter Maas, « Professor
Nagl’s War », The New York Times, 11 janvier 2004.
1. Department of the Army, Field Manual FM 90-8 Counterguerrilla Operations, Washington
DC, Government Printing Office, 29 août 1986.
2. DefenseTech, « Army’s Insurgent Manual Author Speaks », 17 novembre 2004,
<http://www.defensetech.org/archives/001225.html> (accede le 2 décembre 2006)
3. Général Michaël W. Hagee, ALMAR 018/05, 33rd Commandant of the Marine Corps
Updated Guidance (The 21st Century Marine Corps Creating Stability in an Unstable World),
Washington DC, USMC Headquarters, 18 avril 2005.
4. Military Review Special Edition Counterinsurgency Reader, octobre 2006.
5. Lieutenant-colonel Robert M. Cassidy, « Winning The War of Fleas : Lessons from Guerilla Warfare », Military Review, septembre-octobre 2004, p 41-46 ; Major Thomas S. Bundt, « An
Unconventional War : The Philippine Insurrection 1899 », Military Review, mai-juin 2004, p. 9-10 ;
Charles Byler, « Pacifying the Moros », Military Review, mai-juin 2005, p. 41-45 ; Brian McAllister,
« The Philippines : Nation Building and Pacification », Military Review, mars-avril 2005, p. 46-54 ;
lieutenant-colonel Robert Cassidy, « Back to the Street Without Joy : Counterinsurgency Lessons
from Vietnam and Others Small Wars », Parameters, été 2004, p. 73-83 ; Timothy K. Deady, « Lessons from a Successful Counterinsurgency : The Philippines, 1899-1902 », Parameters, été 2005,
p. 53-68.
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aussi en Irlande du Nord) et les échecs américains au Vietnam n’est pas neuve. Mais
elle trouve un nouveau souffle à l’occasion de la réédition du livre du lieutenantcolonel John Nagl sur le sujet. Pris dans ce débat, la vision même du conflit vietnamien
évolue, puisque Nagl attribue les succès tardifs aux programmes CORDS 1 et Phoenix 2,
qui sont repris comme modèles pour les procédures actuelles 3. Enfin, un troisième
temps voit la recherche de pratiques adaptées au contrôle du milieu urbain. L’Irlande
du Nord semble d’abord l’exemple le plus adéquat, mais les mauvaises performances
des Britanniques à Bassorah remettent en lumière la référence française de la bataille
d’Alger 4.
Outre les événements, les penseurs, stratèges et tacticiens du passé sont proposés
comme d’incontournables références. Il ne s’agit pas seulement d’étudier leurs
réflexions ou leurs actes, mais plutôt de s’inspirer directement d’eux, de manière parfois linéaire. Émergent ainsi des « gourous » dont la pensée « magique » doit permettre
la victoire. Un premier rappel est publié dans Parameters au printemps 2004 : Roger
Trinquier, organisateur des maquis anti-vietminh et théoricien de la guerre révolutionnaire lors de la bataille d’Alger, David Galula, officier français marqué par les expériences chinoises et grecques, démissionnaire à la fin de la guerre d’Algérie et analyste
pour la RAND, Roger Kitson, l’officier britannique chargé de la lutte contre les
Mau-Mau au Kenya de 1952 à 1963 (ou alternativement Roger Thompson, commandant en Malaisie) et, à travers eux, Mao, Sun Tsu et Laurence d’Arabie forment ainsi
un panthéon qui, peu ou prou, est repris tel quel dans le FM 3-24 5. Les phrases de
Galula notamment sont citées tels des aphorismes dans de nombreux articles et blogs
aujourd’hui. Son livre, Counterinsurgency Warfare : Theory and Practice, paru en
1964, est réédité en 2006 avec une préface de John Nagl, tandis que ses observations
sont souvent reprises 6. Il en résulte une standardisation de la contre-insurrection autour
de quelques principes généraux : séparation des insurgés du reste de la population et
gain « des esprits et des cœurs » (contrôle de la population), usage de forces indigènes
et des réseaux sociopolitiques locaux (combat par « procuration » et respect culturel),
approche intégrée des opérations avec un accent particulier sur les opérations
d’influence (approche holistique).
1. Le programme de Civil Operations for Revolutionary (puis Rural) Development Support
intègre des actions civilo-militaires aux actions traditionnelles de sécurité.
2. Programme de la CIA visant à l’élimination de la structure de commandement du Vietcong
par des assassinats et des retournements.
3. Dale Andrade, lieutenant-colonel James H. Willbanks, « CORDS/Phoenix : Counterinsurgency Lessons from Vietnam to the Future », Military Review, mars-avril 2006, p. 9-23 ; Jacob
Kipp, Lester Grau, Karl Prinslow, capitaine Don Smith, « The Human Terrain System : A New
CORDS for 21st Century », Military Review, septembre-octobre 2006, p. 8-15.
4. Lieutenant-colonel M. Wade Markel, « Draining the Swamp : British Strategy of Population Control », Parameters, printemps 2006, p. 35-48 ; lieutenant-colonel James D. Campbell,
« French Algeria and British Northern Ireland : Legitimacy and The Rule of Law in Low-Intensity
Conflict », Military Review, mars-avril 2006, p. 2-5 ; Colonel Henri Boré, « Cultural Awareness
and Irregular Warfare : The French Army Experience in Africa », Military Review, juillet-août 2006,
p. 108-111.
5. Robert Tomes, art. cité.
6. Major-général Victor H. Krulak, colonel David Galula, Dr G. K. Tankam, « Counterinsurgency : Fighting the Abstract War », Marine Corps Gazette, 91 (10), octobre 2007, p. 10-25, notamment p. 16-22. Ces interventions sont des rééditions de 1963. Galula, bien que Français, est davantage un penseur anglo-saxon dans sa conception de la contre-insurrection, qu’il enrichit de la vision
maoiste. Son livre n’a été publié en France qu’en février 2008.
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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak
ENTRE CLASSICISME ET APPROFONDISSEMENT :
LA DOCTRINE FORMELLE DES FORCES TERRESTRES
Le processus de formalisation du FM 3-24 counterinsurgency est un phénomène
politique capital. À l’origine, la traduction des multiples impératifs est l’œuvre de David
Petraeus, nommé à la tête du CAC en octobre 2005. Les mois suivants aboutissent non
seulement à trouver un coordinateur, le Dr Crane (en novembre), mais aussi à rassembler
une équipe de rédacteurs (décembre) et à rédiger le brouillon du manuel (février 2006).
Une deuxième phase dans l’été et le début de l’automne consiste en une révision substantielle menée à travers la publication de certains chapitres dans la Military Review et
les réflexions du Counterinsurgency Center of Excellence du colonel Peter Mansoor 1.
Le point essentiel tient dans la combinaison entre la volonté de trois hommes, David
Petraeus et James Mattis mais aussi John Nagl – véritable « père » du manuel –, et la
capacité à rassembler au-delà des services et des administrations par la tenue de conférences. On peut citer ainsi le rôle de Sarah Sewall, directrice du Carr Center for Human
Rights Policy de Harvard à l’origine de la conférence de novembre 2005 sur la contreinsurrection, mais surtout de celle de février 2006 à Fort Leavenworth 2. Lors de ce dernier
événement, les principaux auteurs du manuel confrontent leur brouillon à des journalistes,
à des analystes et des représentants des ONG. Le 15 décembre 2006, le FM 3-24 est
officiellement publié dans une version plus courte et plus incisive que la version provisoire. Téléchargé immédiatement plus d’un million de fois, le manuel bénéficie d’une
campagne de promotion dont John Nagl est le porte-parole. En septembre 2007, les
presses de l’Université de Chicago, principal éditeur de Nagl, publient une version brochée du manuel, préfacé par John Nagl et Sarah Sewall.
Le produit final démontre la prédominance des principes classiques. Tout d’abord parce
que la contre-insurrection y est présentée comme un type idéal tirant ses caractéristiques
principales des expériences de la période « coloniale » 3. Surtout, la planification de la contreinsurrection insiste essentiellement sur un modèle, celui expérimenté à Tell Afar et dans
l’ensemble de l’Irak 4. Autrement dit, l’approche britannique en Malaisie – la « tâche
d’huile » – est considérée comme le moyen principal de la mission. Enfin, le manuel présente
la formation des forces de sécurité de la « nation-hôte » dans la continuité de la doctrine de
Low-intensity Conflict (LIC) définie à l’époque de Kennedy et affinée sous Reagan 5.
Le manuel intègre également les enseignements tirés des expériences en opérations de
stabilisation dans les années 1990. Ainsi, la reconnaissance de la nécessaire cohérence entre
les lignes d’opérations militaires et civilo-militaires, illustrée par la planification de Chiarelli
à Bagdad, marque une évolution de la doctrine classique vers d’avantage de coopération
inter-agences. Ici, l’influence des travaux de Sarah Sewall pour le développement d’une
doctrine « nationale » de contre-insurrection est manifeste. Par ailleurs, le manuel reconnaît
1. Eliot Cohen, Conrad Crane, Jan Horvath, John Nagl, « Principles, Imperatives and Paradoxes of Counterinsurgency », Military Review, mars-avril 2006, p. 49-53.
2. Sarah Sewall, « Modernizing US Counterinsurgency Practice : Rethinking Risks and Developing a National Strategy », dans « Insights », Military Review, septembre-octobre 2005,
p. 103-109.
3. Department of the Army/Headquarters US Marine Corps, FM 3-24/MCWP 3-33.5 Counterinsurgency, op. cit., chapitre 1, « Insurgency and Counterinsurgency ». Voir aussi les vignettes
utilisées comme exemples.
4. Ibid., chapitre 5, « Counterinsurgency Operations ».
5. Le chapitre 6 y est entièrement consacré : ibid., « Developping Host-Nation Security
Forces ».
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Stéphane Taillat
l’émergence de nouvelles normes de conflit. La complexité de l’environnement, la prédominance de l’action urbaine et « au cœur des populations » nécessitent des opérations militaires d’influence, une bonne connaissance culturelle, une approche holistique du développement, de la sécurité et de la gouvernance et une éthique renouvelée 1. Se pose ainsi le
problème de la maîtrise de la violence. Dans une approche classique, FM 3-24 peine à aller
au-delà du paradigme, prêté à l’expérience britannique, de l’usage limité de la force
(minimum use of force) 2. À l’inverse, le manuel brode sur les concepts de continuum de la
violence et d’escalade de la force, mais en les envisageant comme une réponse à une situation
donnée et non comme un moyen de réduire la violence 3. Autrement dit, un contresens est
fait sur l’usage de la force par les Britanniques, ce qui en dit long sur le caractère normatif
des interprétations historiques 4. Enfin, le manuel insiste sur le paradigme culturel, à la fois
comme un paramètre explicatif de l’action des forces armées, mais aussi en tant que donnée
opérationnelle majeure.
Au sein du corps des Marines, la doctrine de contre-insurrection semble aller au-delà
de ces limitations. En dépit de sa participation au FM 3-24, le MCCDC mène en effet
son propre agenda. Sous l’impulsion de James Mattis, la division Concepts du MCWL
produit une riche réflexion qui s’écarte des conclusions du manuel de l’Army sur plusieurs
points. Ainsi, l’objectif semble d’intégrer la contre-insurrection aux concepts émergents
définis par le Corps à l’orée du 21e siècle et d’évaluer en retour la pertinence de ceux-ci.
Plus particulièrement, les débats tournent autour de l’approfondissement du concept des
« Opérations décentralisées » (Distributed Operations : DO) en contexte de contre-insurrection 5. Un second point considère la manière dont le contexte des « guerres irrégulières » nécessite ou non une adaptation du concept de « guerre de manœuvre expéditionnaire » 6. En juin 2006, le MCCDC publie un manuel provisoire portant sur le sujet.
Ce tentative manual, dont le nom renvoie à la définition historique de la mission de
débarquement amphibie dans les années 1930, décrit le concept de guerre irrégulière et
les recommandations à suivre dans la planification. Il définit ainsi la manière dont les
éléments du contexte se combinent aujourd’hui et en déduit l’impératif d’une approche
globale fondée sur la simultanéité des lignes d’opérations. Outre cette parcimonie, le
Marine Corps Interim Publication MCIP 3-33.02 aborde frontalement le problème de la
maîtrise de la violence en considérant l’usage de la force sous l’angle de Clausewitz –
« forcer l’ennemi à accomplir notre volonté » – au-delà de l’opposition entre l’usage
indiscriminé et l’usage limité 7. Sur un plan prospectif, la nomination de James Mattis à
1. Ibid., chapitre 7, « Leadership and Ethics in Counterinsurgency ».
2. Voir notamment les sections 1-97, 1-132, 1-150 et 7-23.
3. Voir la section 1-97. En cela, il s’oppose à la doctrine française de maîtrise de la violence.
Cf. Loup Francart, Jean-Jacques Patry, « Mastering Violence. An Option for Operational Military
Strategy », Naval War College Review, 53 (3), 2000, p. 144-185.
4. D’où la contestation de Ralph Peters, « A Dishonest Doctrine », Armed Forces Journal,
décembre 2007, qui regrette l’absence de références à la campagne contre les Mau-Mau au Kenya.
5. Headquarters US Marine Corps, A Concept for Distributed Operations, Washington DC :
Government Printing Office, 25 avril 2005.
6. Headquarters US Marine Corps, Marine Corps Doctrinal Publication MCDP 1 Warfighting, Washington DC, Government Printing Office, 20 juin 1997. Marine Corps Combat Development Command, The 21st Century Corps. Creating Stability in an Unstable World, diaporama,
21 juillet 2006.
7. Marine Corps Combat Development Command, Marine Corps Interim Publication MCIP
3-33.02 Tentative Manual for Countering Irregular Threats. An Updated Approach to Counterinsurgency Operations, Quantico, MCCDC, 7 juin 2006, p. 39 et 40 ; Karl Von Clausewitz, De la
guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 20.
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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak
la tête du Joint Force Command en novembre 2007 ouvre de nouvelles perspectives. En
effet, ce commandement est chargé d’accompagner la « transformation » des forces
armées des États-Unis et de l’OTAN. Un des défis essentiels de Mattis consiste à approfondir et à élargir le concept central d’opérations « basées sur les effets » (Effect-based
Operations : EBO). D’abord élaboré au sein de l’Air Force dans le contexte de la « Révolution dans les Affaires militaires » (RMA), le concept évolue aujourd’hui vers un renversement de la perspective du raisonnement décisionnel. Traditionnellement en effet,
les militaires américains conçoivent la manœuvre comme un enchaînement de tâches
consécutives. Dans le contexte de la contre-insurrection, la modification que pourrait
apporter la direction de Mattis aboutirait à penser plus finement l’action en terme d’effet
à accomplir. Cette nomination marque également le renforcement de la dynamique
d’inversion entre les deux services terrestres depuis les années 1990. Si le processus
doctrinal reste aux mains de l’Army, la réflexion et l’expérimentation sont davantage
l’apanage du corps des Marines.
**
Le processus d’apprentissage des institutions militaires terrestres des États-Unis
est-il complet ? Il semble en fait qu’il faille plutôt parler d’apprentissage superficiel, en
ce sens où les adaptations empiriquement constatées sur le terrain et au sein des institutions ne remettent pas en cause l’orientation principale vers le combat conventionnel et
le professionnalisme radical. Il s’agit toutefois de nuancer. Au sein du corps des Marines,
l’intégration de la contre-insurrection dans les paradigmes doctrinaux semble effectuée.
En revanche, le maintien de programmes d’acquisition hérités de la fin de la guerre
froide 1 voisine avec la réticence à s’engager plus longtemps en Irak 2. Cette ambivalence
s’explique par une culture cultivant l’innovation jusqu’au conformisme mais refusant,
pour sa survie, de ressembler à une deuxième armée de Terre.
Au sein de cette dernière, les résistances sont grandes, notamment du côté des dirigeants
de l’institution. Le général Casey, chef d’état-major de l’Army, répète à l’envi sa crainte de
voir l’institution « étirée » par les rotations successives de ses unités 3. Les acquisitions
restent focalisées sur le programme de Future Combat System et la numérisation des unités
modulaires. Outre ces résistances, il faut noter l’âpreté des débats entre les partisans de la
contre-insurrection, craignant un oubli rapide à la fin du conflit 4 et demandant la création
d’un corps spécialisé et permanent de conseillers militaires, et leurs adversaires, redoutant
la concurrence doctrinale entre le FM 3-24 et le FM 3-0 5. Cependant, la refonte récente de
ce dernier document ouvre de nouvelles perspectives et indique les nouvelles relations de
pouvoir au sein de l’institution : le lieutenant-général William Caldwell, commandant du
1. Notamment l’avion convertible Osprey V-22 dont une escadrille est déjà déployée en Irak.
2. Le général Conway, commandant du corps, a insisté en octobre 2007, puis en janvier 2008
sur la volonté de déployer des Marines en Afghanistan. En février 2008, il a rappelé la nécessité
de revenir aux « fondamentaux expéditionnaires » : DefenseNews, « New Mission for USMC relies
on Amphibs », 10 février 2008.
3. Témoignage devant la commission des Forces armées de la Chambre des représentants,
28 février 2008.
4. Shawn Bimley, Vikram Singh, « Averting the System Reboot », Armed Forces Journal,
décembre 2007.
5. Lieutenant-colonel Gian Gentile, « Eating Soup with a Spoon », Armed Forces Journal,
septembre 2007. À noter que le FM 3-24 a un statut supérieur au manuel intérimaire d’octobre
2004 dont la numérotation faisait dépendre du Field Manual 3-07 Stability and Support Operations.
Le Field Manual FM 3-0 Operations est la « bible » de l’Army dans le domaine opératif. Il a
remplacé en juin 2001 le FM 100-5.
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Combined Arms Center depuis l’été 2007, a su s’appuyer sur un réseau de jeunes officiers 1
et d’experts marginaux 2 pour introduire un nouvel équilibre entre les « missions de combat
majeures » et la contre-insurrection au sein du manuel opératif 3. Ce nouvel équilibre est
renforcé par la contestation de certains jeunes officiers, vétérans de plus d’années de guerre
que les dirigeants, vis-à-vis de ces derniers 4.
Cependant, ces évolutions sont loin d’être linéaires. Notamment, les procédures de
maîtrise de la violence et les règles d’engagement visant à la « désescalade de la force »
restent tributaires d’une perception spécifique du degré d’emploi de la force. Ainsi, si les
opérations en 2007 ont vu peu de victimes collatérales, il n’en est pas de même dans
l’hiver et le printemps 2008. Cela s’explique par la conception particulière de la protection
des militaires qui exige l’emploi de la force écrasante contre des adversaires menaçants :
les opérations sur Mossoul (janvier-avril 2008) et sur Sadr City (mars-avril 2008) ont vu
de nouveau l’utilisation de l’appui-feu rapproché et des frappes aériennes « de précision »
en combat urbain.
D’autre part, l’interprétation de la doctrine et des procédures de contre-insurrection
doit nécessairement poser la question des références assumées de celles-ci et celle-là à la
doctrine « classique » datant de l’ère coloniale. Il s’agit en partie d’une actualisation de
savoirs tenus jusqu’ici en lisière de la culture organisationnelle des services étudiés. Après
tout, le terme même de counterinsurgency renvoie à la guerre du Vietnam et à son principal
penseur, David Galula, référence centrale du FM 3-24. Cependant, il ne s’agit pas d’un
simple retour en arrière. À bien des égards, la contre-insurrection telle que menée par les
forces terrestres américaines en Irak, si elle reprend l’impératif classique du contrôle des
populations, se heurte à un dilemme : ce contrôle n’est plus admis en contexte postcolonial,
mais reçoit souvent l’adhésion des communautés locales, lors même que la mission des
forces américaines est de consolider l’État central 5. Ainsi, si le contexte irakien semble
avoir forcé les forces terrestres américaines à « apprendre » la contre-insurrection, il ne
paraît pas acquis que cet apprentissage dépasse le niveau local. En effet, la compréhension
du contexte national irakien paraît biaisée par les préjugés fédéralistes des Américains. En
second lieu, ce processus n’est pas univoque. Par leurs actions de contre-insurrection, tant
politiques que militaires ou socioéconomiques, les militaires américains et, depuis deux
ans, les fonctionnaires du Département d’État et de l’Agence américaine d’aide au développement (USAID) intégrés dans le concept de Provincial Reconstruction Teams (PRT),
ont également modifié en profondeur les structures locales et nationales 6. Si la contreinsurrection a provoqué une diffusion décentralisée du pouvoir au sein des institutions
militaires, il semble que ce soit le cas également dans la société irakienne.
1. Comme le Lieutenant-colonel Paul Yingling, officier d’artillerie et ancien responsable
COIN dans le 3e regiment blindé de cavalerie à Tell Afar en 2005.
2. Sous l’avatar de « Frontier 6 », le général Caldwell appartient au réseau du Small Wars
Council qui opère sur Internet en faveur de la contre-insurrection.
3. Department of the Army, Field Manual FM 3-0 Operations, Washington DC, Government
Printing Office, 28 février 2008.
4. Lieutenant-colonel Paul Yingling, « Failure in Generalship », Armed Forces Journal, mai
2007.
5. Les militaires américains en Irak se trouvent devant l’impossible tâche de promouvoir
localement un gouvernement central impuissant à fournir les services essentiels. En effet, les locaux
perçoivent les forces américaines comme seules capables de le faire. Dans certaines zones, les
commandants de bataillon, voire de compagnie, sont perçus comme mitigeant l’influence du pouvoir
central.
6. Sur les modifications liées au tribalisme, lire Steven Simon, « The Price of the Surge »,
Foreign Affairs, 87 (3), mars-avril 2008, p. 57-76.
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Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak
Stéphane Taillat, agrégé d’histoire et titulaire d’un Master 2 en relations et sécurité
internationales, est aussi officier dans la réserve opérationnelle de l’armée de terre et
doctorant en histoire militaire et études de défense. Il poursuit des recherches sur la
contre-insurrection américaine en Irak dans le cadre d’un doctorat en histoire militaire et
études de la défense, et collabore régulièrement à Défense et Sécurité Internationale
(<[email protected]>).
RÉSUMÉ/ABSTRACT
ADAPTATION ET APPRENTISSAGE : LES FORCES TERRESTRES AMÉRICAINES
ET LA CONTRE-INSURRECTION EN IRAK
La contre-insurrection est désormais au cœur des débats sur la guerre en Irak, autant pour
ses implications militaires que politiques et institutionnelles. Contredisant les prévisions sur
la résistance des institutions militaires terrestres des États-Unis à adopter des méthodes « irrégulières », de nombreuses réformes conceptuelles, organisationnelles et opérationnelles sont
intervenues depuis 2003. À partir d’un important matériel empirique, cet article considère
ainsi la dynamique d’apprentissage et d’adaptation qui en est la cause.
ADAPTATION AND LEARNING : US ARMY AND MARINES, AND COUNTERINSURGENCY IN IRAQ
In the last two years, counterinsurgency has become a central issue in the debates concerning
the US presence in Iraq, due to its political, military and institutional implications. Unlike
the theoretical expectations regarding the unwillingness of American services to adopt irregular warfare, many conceptual, organizational and operational reforms occurred since 2003,
leading to a contingent construct. Drawing on empirical evidences, this article wants to highlight the role of organizational learning and adaptation in the construction of counterinsurgency in US Army and Marines.
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