Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la
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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFSP&ID_NUMPUBLIE=RFSP_585&ID_ARTICLE=RFSP_585_0773 Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la contreinsurrection en Irak par Stéphane TAILLAT | Presses de Sciences Po | Revue française de science politique 2008/5 - Volume 58 ISSN 0035-2950 | ISBN 2-7246-3118-0 | pages 773 à 793 Pour citer cet article : — Taillat S., Adaptation et apprentissage. Les forces terrestres américaines et la contre-insurrection en Irak, Revue française de science politique 2008/5, Volume 58, p. 773-793. Distribution électronique Cairn pour les Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 116662 - Folio : q65 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black ADAPTATION ET APPRENTISSAGE Les forces terrestres américaines et la contre-insurrection en Irak STÉPHANE TAILLAT ’été et l’automne 2007 auront marqué un tournant important dans les débats autour de la guerre en Irak. Le nœud des interrogations concernant, pêle-mêle, l’avenir des forces armées, les relations civilo-militaires, la « guerre à la terreur » ou encore la grande stratégie du futur résident de la Maison blanche, s’est déplacé vers la contreinsurrection. Concept opérationnel et stratégique discuté au sein des services terrestres depuis l’année 2005, la counterinsurgency (COIN) est désormais un enjeu politique majeur du fait de la combinaison de plusieurs événements. La décision prise par le président Bush en janvier 2007 concernant l’envoi de 30 000 personnels supplémentaires en Irak et la nomination du général David Petraeus comme nouveau commandant opérationnel ont conduit à réévaluer les chances de succès des armes américaines dans ce qui apparaissait jusqu’ici comme un nouveau bourbier à la vietnamienne 1. Parallèlement, l’amélioration statistique de la sécurité annoncée le 1er novembre 2007 par le lieutenantgénéral Raymond Odierno, alors commandant le Corps multinational en Irak, a mis en lumière la contre-insurrection et accentué la publicité faite autour du manuel combiné Army/Marines paru en décembre 2006 2. La contre-insurrection comprend « ces mesures militaires, paramilitaires, politiques, économiques, psychologiques et édilitaires prises par un gouvernement pour défaire une insurrection » 3. De ce fait, le concept est construit en miroir par rapport à celui d’insurrection, « propagation par des moyens militaires irréguliers d’une idéologie ou d’un système politique » 4. La contre-insurrection ne se limite pas aux opérations militaires de contre-guérilla ou de contre-rébellion, mais intègre également des missions d’assistance (aide humanitaire, reconstitution du tissu socio-économique, reconstruction des infrastructures de services publics) et de reconstruction (gouvernance, réforme du secteur de la sécurité). En cela, le concept s’inscrit dans la tradition coloniale et post-coloniale de la « pacification » française ou de l’imperial policing britannique. Sa terminologie est cependant plus floue que la « phase de stabilisation » française, durant laquelle les forces armées doivent poser les conditions qui permettront la normalisation et le retour à la L 1. Karen DeYoung, Thomas E. Ricks, « The General’s Long View Could Cut Withdrawal Debate Short », Washington Post, 11 septembre 2007 ; David E. Sanger, « Officials Cite Long-Term Need for US in Iraq », The New York Times, 12 septembre 2007. 2. Department of the Army/Headquarters US Marine Corps, FM 3-24/MCWP 3-33.5 Counterinsurgency, Washington DC, Government Printing Office, 15 décembre 2006 ; MultiNational Corps Iraq, Pentagon Press Briefing Conference, 1er novembre 2007. 3. Department of Defense, Joint Publication JP 1-02 Department of Defense Dictionary of Military and Associated Terms, Washington DC, Government Printing Office, 1er mars 2007. 4. Définition donnée par Gabriel Bonnet en 1958, cité par Bernard Fall, Street Without Joy Indochina at War 1946-1954, Mechanicsburg, Stackpole Publishing, 1994 (1re éd. : 1961), p. 373. 773 o Revue française de science politique, vol. 58, n 5, octobre 2008, p. 773-793. © 2008 Presses de Sciences Po. 116662 - Folio : q66 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat paix 1, voire que « l’action intégrale » du gouvernement colombien. En second lieu, la contre-insurrection telle que conceptualisée par les Américains ne consiste pas directement en l’éradication des insurgés mais bien de l’insurrection, à travers le contrôle du terrain qui lui sert de base, à savoir la population. L’impératif de « gagner les cœurs et les esprits » (winning hearts and minds), hérité de l’époque coloniale et postcoloniale 2, nécessite donc un usage discriminé de la force, au rebours du combat conventionnel qui repose sur la puissance de feu, mais aussi des procédures visant au contrôle des allégeances et des représentations politiques de la population. Ainsi, la mission contribue non seulement à brouiller la distinction classique entre la sécurité interne (police) et les relations internationales (les forces armées) 3, mais aussi à poser la question de l’évolution du métier militaire 4. Traditionnellement, les armées occidentales, et singulièrement les forces terrestres américaines, sont formatées pour un combat jugé « conventionnel », celui qui les oppose à leurs pairs dans des affrontements directs. De ce fait, l’histoire de leurs performances en contre-insurrection présente deux caractéristiques. En premier lieu, ces institutions militaires doivent réorganiser leurs procédures, leurs doctrines et l’organisation de leurs forces après un échec initial, comme l’illustre d’ailleurs le cas irakien 5. En second lieu, ces réformes ne perdurent jamais que de manière « informelle », nécessitant une adaptation lors de chaque intervention. Ainsi, les forces terrestres américaines ont été plus souvent confrontées aux « petites guerres » qu’à la « grande guerre » 6 : l’US Army dans les Philippines (1898-1913, puis 1946-1954), au Vietnam (1954-1973) ou en Amérique centrale (1987-1990), le corps des Marines durant les Banana Wars (1913-1934) 7, puis au Vietnam (1964-1973). Cela signifie donc que les savoirs et savoir-faire liés à la contreinsurrection existent au sein des services terrestres américains, mais qu’ils sont relégués aux marges institutionnelles. Ce fait peut s’expliquer par le concept de « culture organisationnelle ». Celui-ci désigne « l’essence » de l’institution, c’est-à-dire la conception que se font ses dirigeants ou le groupe dominant de ses missions et de son rôle 8. Cette culture façonne donc les intérêts, réels ou perçus, que vont défendre les membres de l’institution 1. Centre de doctrine d’emploi des forces, FT 01. Gagner la bataille, conduire à la paix, Paris, janvier 2007 ; Doctrine d’emploi des forces terrestres en stabilisation, Paris, 23 novembre 2006. 2. L’expression est de Sir Gerald Templer, Haut Commissaire britannique en Malaisie entre 1952 et 1954 : « La réponse réside non dans l’envoi de troupes supplémentaires dans la jungle mais dans les cœurs et les esprits de la population », cité par Brian Lapping, End of Empire, Londres, Granada Publishing, 1985, p. 224. Antérieurement, Lyautey suggère que « en prenant un repaire on pense surtout au marché qu’on y établira le lendemain » : Hubert Lyautey, Lettres du Tonkin et de Madagascar, Paris, Armand Colin, 1942 (1re éd. : 1921). 3. Pour une discussion approfondie sur ce sujet, lire le dossier « Militaires et Sécurité intérieure. L’Irlande du Nord comme métaphore », Cultures et Conflits, 56, hiver 2004. 4. Sur un sujet connexe, lire l’analyse d’Antonin Tisseron, Guerres urbaines. Nouveaux métiers, nouveaux soldats, Paris, Economica, 2007. 5. Daniel Marston, Carter Malkasian (eds), Counterinsurgency in Modern Warfare, Londres, Osprey Publishing, 2008. 6. C’est l’argument de Max Boot, The Savage Wars of Peace. Small Wars and the Rise of American Power, New York, Basic Books, 2002. 7. Ce terme désigne les opérations de police (constabulary tasks) menées par les Marines dans les Caraïbes et en Amérique Centrale entre 1913 (Haïti) et 1934 (Nicaragua) en application du « corollaire Roosevelt » à la doctrine Monroe (1904). Le corps des Marines a codifié les procédures tactiques et les principes de ces « petites guerres » dans le Small Wars Manual en 1934-1940. 8. Morton Halperin, Arnold Kanter, « The Bureaucratic Perspective », Robert J. Art, Robert Jervis (eds), International Politics : Anarchy, Force, Political Economy and Decision-Making, Boston, Addison-Wesley, 2e éd., 1985. 774 116662 - Folio : q67 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak dans les marchandages bureaucratiques. Bien plus, elle modèle leur manière de percevoir le contexte politico-stratégique. Dans le cas de l’Army comme des Marines, la focalisation sur le combat « conventionnel » résulte d’une histoire complexe dans laquelle la guerre du Vietnam joue un rôle essentiel 1. Le « professionnalisme radical » qui en résulte est peu compatible avec les impératifs de la contre-insurrection, tels que l’élargissement des missions aux tâches « séculières », la subordination étroite à la direction politique, ou encore la maîtrise de la violence dans des opérations « au cœur des populations » 2. Comment donc comprendre et expliquer l’évolution observée au sein des forces terrestres américaines déployées en Irak entre 2003 et 2007 ? Dans un ouvrage devenu célèbre aux États-Unis, le lieutenant-colonel John Nagl compare les ajustements des Britanniques durant « l’urgence malaise » (1948-1954) et ceux des Américains au Vietnam 3. Il explique les différences d’issue des deux crises par la culture organisationnelle : le professionnalisme pragmatique de l’armée britannique, la permanence d’une « doctrine informelle », le statut de dépendance vis-à-vis du pouvoir civil expliqueraient l’adaptation rapide des premiers. Par contraste, l’unitarisme de l’Army, sa focalisation sur les missions guerrières, ainsi que l’institutionnalisation de l’optimisme dans les rapports de situation seraient les clés de l’échec américain à adopter les « bonnes pratiques », pourtant connues et pratiquées, par les Marines notamment. Nagl en tire l’idée que les ajustements tactiques et doctrinaux nécessitent un apprentissage, c’est-à-dire une refonte de l’ensemble de l’institution (procédures tactiques, doctrine, préparation opérationnelle, socialisation des membres, structures des forces). Ainsi, la culture organisationnelle n’est pas un donné fixe, mais résulte de compétitions et de marchandages entre les groupes d’intérêts et les acteurs. Une redéfinition identitaire serait donc possible en cas de « choc » externe entraînant une déconnexion croissante des perceptions de l’essence de l’institution par rapport à l’environnement immédiat. Néanmoins, Nagl ne permet pas de comprendre ce phénomène d’adaptation. Traitant de l’élaboration du manuel des « petites guerres » au sein du corps des Marines en 1934, Keith Bickel montre comment des procédures et des enseignements tirés des expériences opérationnelles sont progressivement diffusés à partir des revues professionnelles jusqu’à devenir des évidences. En revanche, la décision politique de rédiger le manuel résulte d’une opposition entre le commandant du Corps, favorable au développement des capacités au débarquement amphibie, et les commandants des Écoles de Quantico, désireux de fixer les lessons learned des small wars et d’ancrer ainsi l’institution dans son rôle de force expéditionnaire 4. Le modèle de diffusion qu’il propose combine ainsi des facteurs externes (le contexte) et interne (les revues professionnelles, la mobilisation de ressources par des acteurs influents). Cependant, ce modèle ne prend pas en compte la rétroaction entre les institutions et le terrain. Ainsi, la construction de la contre-insurrection au sein des forces terrestres en Irak n’est ni une adaptation linéaire au contexte, ni le résultat d’impératifs fixés d’en haut. Il est plus adéquat de décrire cette dynamique comme une adaptation et un apprentissage ayant trois caractéristiques. L’adaptation est non linéaire en ce sens qu’elle résulte de 1. Lieutenant-colonel Robert M. Cassidy, « Prophets or Praetorians ? The Uptonian Paradox and the Powell Corollary », Parameters, automne 2003, p. 130-143. 2. Sur la distinction classique entre professionnalisme radical et coopératif, lire Morris Janowitz, The Professional Soldier, New York, The Free Press of Glencoe, 1971 (1re éd. : 1960), p. 21. 3. Lieutenant-colonel John A. Nagl, Learning to Eat Soup with a Knife. Counterinsurgency Lessons from Malaya and Vietnam, Chicago, The University of Chicago Press, 2005. 4. Keith B. Bickel, Mars Learning. The Marine Corps’ Development of Small Wars Doctrine 1915-1940, Boulder, Westview Press, 2001. 775 116662 - Folio : q68 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat réactions à un contexte opérationnel de plus en plus complexe et fluctuant et qu’elle dépend fortement des perceptions et expériences des acteurs, ainsi que des réseaux qu’ils forment. On peut parler ainsi d’une doctrine « informelle ». Ensuite, les improvisations locales sont en interaction continuelle avec le centre institutionnel et géographique des institutions. La généralisation et la standardisation des procédures passent par un processus de retour d’expériences à la fois formel et informel. Enfin, cette adaptation est également un apprentissage puisqu’il s’agit de tirer des enseignements et de les implémenter par des réformes doctrinales, institutionnelles et opérationnelles. Ce processus n’est pas linéaire en ce que ces leçons ne s’imposent pas d’elles-mêmes, mais résultent de choix politiques et de changements conceptuels. Trois lieux interviennent en interaction dans le phénomène d’apprentissage, chacun d’entre eux traversé de dynamiques complexes : le théâtre d’opérations, quelle que soit son échelle géographique ; les débats intellectuels, officiels ou non ; les institutions militaires dans leur dimension de prospective, d’entraînement, mais aussi d’affrontements politiques. Après avoir montré comment les forces terrestres américaines se sont adaptées et ont appris sur le terrain, il s’agira d’envisager les débats intellectuels et doctrinaux, ainsi que leurs conséquences sur les institutions. APPRENDRE ET S’ADAPTER : LA CONTRE-INSURRECTION EN IRAK LA CONSTITUTION D’UNE DOCTRINE « INFORMELLE » DE CONTRE-INSURRECTION Il est loisible d’observer l’adaptation des procédures tactiques à la contre-insurrection. Les échelons inférieurs à celui du bataillon inclus sont en effet capitaux en ce qu’ils forment l’interface principale entre les forces et la population. Un premier temps d’adaptation court du printemps 2003 au printemps suivant. Face à la montée de la violence, de l’insécurité et des troubles civils, les unités mettent d’abord en œuvre des procédures improvisées sur la base des opérations de stabilisation (Stability and Support Operations : SASO) suivant l’avancée des troupes en Irak (mars-avril 2003). Plus particulièrement, on observe deux phénomènes. Le premier est l’application de mesures apprises dans les opérations de Bosnie et du Kosovo auxquelles les unités du 5e corps ont quasiment toutes participées, à l’exception de la 4e division d’infanterie (4ID). Cette dernière unité, commandée par le major-général Raymond Odierno, prend la relève des Marines à Tikrit et sur la majeure partie du Triangle sunnite. Un deuxième phénomène tient justement dans la transmission des procédures et des dispositifs lors de la relève entre unités. En particulier, les unités de Marines élaborent des Centres d’actions civilo-militaires (Civil Military Operations Center : CMOC) au cœur des zones sous leur responsabilité 1. Cette approche est reconduite par la 3e division d’infanterie (3ID) à Bagdad, mais pas à Tikrit où la polémique enfle à l’arrivée de la 4ID sur la nécessité d’une posture plus agressive 2. Quoi qu’il en soit de ces heurts, l’ensemble des unités a effectué la transition vers des 1. Procédure expérimentée en Somalie. Cf. Arthur P. Brill, « The Three Blocks War », Sea Power, 42 (11), novembre 1999, p. 44-46. 2. Lieutenant-colonel Gian Gentile, « The Risk of Velvet Gloves », Washington Post, 19 janvier 2004. Le colonel Gentile était alors executive officer d’une brigade de la 4ID. 776 116662 - Folio : q69 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak procédures plus ou moins identiques à la fin de l’hiver 2003-2004 1. Ces procédures comprennent trois axes principaux : l’établissement de CMOC au cœur des villes, la pratique de patrouilles démontées avec ou sans les unités de la nouvelle armée irakienne, et enfin, la prise de contact avec les chefs religieux ou tribaux dans les zones de responsabilité des unités au niveau du bataillon. L’ensemble doit soutenir les programmes de reconstruction financés par les fonds alloués aux commandants de zones (Commander’s Emergency Reconstruction Program : CERP). Alternativement, les opérations de sécurité montées contre les groupes insurgés se fondent sur le triptyque bouclage-ratissage-arrestation parfois inspiré des raids à l’israélienne. Or, les unités montrent une grande difficulté dans l’usage de la force. Celle-ci apparaît souvent bien inefficace vis-à-vis des insurgés, mais indiscriminée vis-à-vis des civils. Le problème est triple : le renseignement est insuffisant car les sources sont longues à institutionnaliser, les opérations de bouclage visant à l’obtention du renseignement produisent des détentions abusives, et les opérations visant à influencer positivement les populations sont trop souvent embryonnaires au moment des raids 2. Les procédures sont donc affinées progressivement par une meilleure connaissance des zones d’opérations (Areas of Operations : AO). Les interactions avec la culture et la société locales sont bien meilleures, tandis que le principe de « désescalade » de la force et de maîtrise de la violence est travaillé à travers des règles d’engagement plus strictes et affinées. Le problème tient essentiellement à la rotation des unités sur le théâtre : la durée de déploiement est ainsi allongée à 6 mois (2004), puis à un an (2007), mais en retour, les tensions sur les ressources humaines imposent une gestion précise des cycles de mise en condition opérationnelle, de repos, d’entraînement et de projection. Un autre problème tient dans l’adaptation progressive des insurgés aux tactiques américaines. Il est difficile de lutter contre les actions terroristes et notamment l’usage des engins explosifs improvisés (Improvised Explosive Devices, IED) à partir de juillet 2003. Plusieurs solutions sont ainsi progressivement envisagées, jouant à la fois sur le trajet aléatoire des convois et des patrouilles, sur la surveillance des zones sensibles, sur le démantèlement des réseaux de fabrication et d’acheminement, ou encore sur les moyens électroniques de repérage et de désactivation des pièges. Cependant, ces moyens, ainsi que les procédures tactiques, ne peuvent fonctionner sans les interactions avec la population 3. Les procédures opérationnelles, utilisées par les formations au-delà de l’échelon du bataillon, sont importantes en ce qu’elles nous renseignent sur la capacité à généraliser les adaptations. La principale dynamique observée ainsi est le dégagement progressif de modèles ensuite institutionnalisés. Un premier modèle précoce est observé dès le printemps et l’été 2003. À Mossoul, la 101e division de David Petraeus est confrontée dès le 19 avril à une situation interethnique tendue. Dans cette région kurde, l’écroulement du pouvoir sunnite laisse craindre un embrasement de violence « sectaire » auquel le divisionnaire répond par une action en trois axes. En premier lieu, le rétablissement de la sécurité passe par 1. Les dernières unités étant les compagnies stationnées à Falloujah (hiver 2003-2004). Cf. F. J. « Bing » West, No True Glory. A Frontline Account for the Battle of Fallujah, New York, Bantam Books, 2006, p. 45-48. 2. Le général Odierno choisit de focaliser la 4ID sur les arrestations et la détention de suspects, sans avoir les unités adéquates (renseignement, MP). Cf. Thomas E. Ricks, « It Looks Weird and Felt Wrong », Washington Post, 24 juillet 2007. 3. La majeure partie des attentats de 2003-2007 sont ainsi le fait de jeunes sans emploi salariés par les anciens dignitaires du régime, les milices chiites de Moqtada Al-Sadr, ou les émirs de l’État islamique d’Irak, c’est-à-dire Al Qaeda Irak (AQI). 777 116662 - Folio : q70 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat l’action directe des parachutistes, transformés en fantassins et dont les règles d’engagement sont définies très strictement. La saturation de l’espace de bataille par des patrouilles à pied permet à la fois de contrôler plus efficacement le milieu et de fonder les actions sur du renseignement d’origine humaine. Parallèlement, la division entame la formation de 20 000 personnels du nouvel Iraqi Civil Defense Corps (ICDC). Un second axe concerne l’établissement d’une gouvernance locale efficace, autonome et légitime. Petraeus agit ici comme médiateur dans la réconciliation entre les factions, tandis que la division organise des élections et que les unités psychologiques (PSYOPS) mènent des actions de communication destinées à expliciter la stratégie américaine et à gagner le soutien de la population 1. Enfin, la restauration des services essentiels passe par la mise en œuvre d’actions civilo-militaires et de reconstruction via la conversion de bataillons entiers à ces tâches 2. À Bagdad (10-24 avril), puis dans le sud chiite (24 avril-3 septembre), la 1re force expéditionnaire des Marines (MEF), dont l’élément terrestre est composé par la 1re division de Marines (MARDIV) de James Mattis, trouve une tâche semblable. Dans la capitale irakienne, les opérations de sécurité contre les pillages et les insurgés sont menées conjointement à des missions de reconstruction centralisées dans un CMOC formé par le 11e régiment d’artillerie. Dans le sud chiite, vaste zone couvrant tout le sud du pays, à l’exception de Bassorah tenue par les Britanniques, les Marines sont confrontés à deux défis : la superficie de leur AO et le manque d’argent. Les opérations sont donc décentralisées au niveau des cinq bataillons qui se répartissent sur l’ensemble de la zone. Partant des centres-villes vers les campagnes, le mouvement de restauration des services essentiels et de la gouvernance passe par l’immersion croissante des officiers du Corps dans les affaires locales, à l’instar du lieutenant-colonel Christopher Conlin, commandant le 1er bataillon du 7e régiment de Marines, élu maire par la population de Nadjaf 3. Durant l’été toutefois, les attaques contre les convois militaires et les pèlerins chiites s’intensifient. Plutôt que de faire appel à un usage immodéré de la force, les Marines lancent des ACM et tablent sur le renseignement humain gagné par l’immersion dans la population et une attitude culturellement adaptée, adoptant parfois des procédures « irrégulières » pour attirer les insurgés dans des pièges 4. Lorsque la MEF quitte l’Irak le 3 septembre, le pays chiite est stabilisé et l’approche en « gant de velours » de James Mattis semble avoir porté ses fruits. Ce modèle de nation building est mis à mal par le changement de contexte du printemps 2004. En effet, les forces de la Coalition se trouvent confrontées à une insurrection générale menée à la fois par le chef chiite Moqtada Al-Sadr (Nadjaf en avril 2004, Bagdad en août 2004) et par les sunnites de la province d’Al Anbar (Falloujah et Ramadi d’avril à juin 2004). Ainsi, les Marines de James Mattis, qui ont profité de leur retour aux États-Unis dans l’hiver pour approfondir les procédures de l’année précédente, échouent à reprendre le contrôle de Falloujah. 1. Major John Freeburg, Sgt 1Class Jess T. Todd, « The 101st Division in Iraq : Televising Freedom », Military Review, novembre-décembre 2004, p. 39-41. 2. Un bataillon d’hélicoptères de combat se trouve chargé de la réouverture de l’université. 3. Le colonel Conlin a narré sa réussite dans un article de la Marine Corps Gazette dans lequel il insiste sur le fait que « les Marines doivent se préparer à influencer l’espace de bataille en servant comme administrateurs civils, porte-parole des affaires publiques, forces de police et travailleurs humanitaires » Christopher Conlin, « What Do You Do For An Encore », Marine Corps Gazette, 88 (9), septembre 2004, p. 76. Désigné à l’unanimité par le conseil municipal, Christopher Conlin refuse cette élection. Le Mahdi Haider est ainsi élu à l’unanimité comme maire provisoire. 4. Brigadier John F. Kelly, « Tikrit, South To Babylon, part 3 », Marine Corps Gazette, 88 (4), avril 2004, p. 45. 778 116662 - Folio : q71 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak Un second modèle opératif émerge à Bagdad, capitale meurtrie par la rébellion de Sadr et par les premiers heurts interethniques. Engagée dans Bagdad au printemps et à l’été 2004 (15 avril-5 août 2004), la 1re division de cavalerie (1st CAV) du général Chiarelli met en œuvre un processus partiellement inédit. S’étant préparé à son déploiement par des stages intensifs auprès des services municipaux d’Austin (Texas), Chiarelli fonde son action sur une approche simultanée et multidimensionnelle de la stabilisation 1. Il s’agit pour lui de gagner les indécis au gouvernement intérimaire qui se met alors en place. L’objectif est double : réduire la misère et l’insécurité, et disputer le contrôle du quartier de Sadr City aux milices chiites de l’armée du Mahdi. Pour ce faire, les actions de sécurité couvrent une reconstitution du tissu socioéconomique de la cité, tandis que les opérations de communication accroissent le soutien effectif de la population. L’argent et les grands travaux d’infrastructure en sont les moyens privilégiés, l’approche culturelle et « l’intelligence situationnelle » sont valorisées. Parallèlement, il s’agit de former les nouvelles forces de sécurité irakienne aux procédures de contre-insurrection par le biais de MiTT (Military Interim Training Teams) intégrées jusqu’à l’échelon de la section. Cette expérience met en valeur la nécessaire mise en cohérence des « lignes d’opérations » dans la contre-insurrection, mais reste limitée à Bagdad. Face à la constitution de « sanctuaires » par les différents mouvements insurgés, un troisième modèle est bientôt généralisé. Il se fonde sur la séquence « nettoyertenir-construire » mise en évidence à Nadjaf (août 2004), à Samarra (octobre 2004), à Falloujah (novembre 2004) et surtout à Tell Afar (septembre 2005). Deux cas sont intéressants. À Falloujah, la ville est soumise à une gigantesque opération de bouclage et de nettoyage. Le modelage de l’espace de bataille passe par des opérations psychologiques et de renseignements destinées à évacuer la population civile et à repérer les caches et les places fortes urbaines. L’action de nettoyage est menée simultanément à des opérations de restauration des services et de reconstruction des infrastructures via un CMOC, et à des actions humanitaires visant à soulager la population hors de ou dans la ville. L’isolement de la cité continue au-delà des opérations de combat par la mise en œuvre d’un plan de réouverture progressive de la ville. Le retour des civils est donc échelonné et ceux-ci transitent par des points de contrôle, tandis qu’un fichier biométrique est mis en place. Ce modèle est reproduit à Tell Afar entre le printemps 2005 et l’hiver suivant. Cette cité de la province de Ninive, située au nord-ouest de l’Irak, est progressivement transformée en sanctuaire de l’insurrection en raison de la présence d’une seule compagnie d’infanterie dans l’hiver 2004-2005. Se fondant sur une étude des réseaux ethniques de cette zone 2, le colonel H. McMaster, commandant le 3e régiment de cavalerie blindée (3rd ACR) isole la ville par un remblai de deux mètres de haut. Filtrant les entrées et les sorties, les cavaliers établissent de premiers renseignements sur les avant-postes insurgés, bientôt complétés par les observations aériennes effectuées à l’aide de drones. L’action de coercition dure 72 heures, à l’issue de laquelle cavaliers et parachutistes entament leur transition. Il s’agit ensuite de planifier une opération permettant une prise en charge simultanée de tous les enjeux : renforcement des institutions civiles, formation et entraînement des forces de sécurité irakiennes, rapprochement avec la population et opérations de sécurité fondées sur la 1. Major-général Peter W. Chiarelli, Major Patrick R. Michaelis, « Winning the Peace : the Requirement for Full-Spectrum Operations », Military Review, juillet-août 2005, p. 4-17 ; Denis Steele, « Helping Iraq : A Block-by-Block Battle », Army Magazine, septembre 2004, p. 43-44. 2. Capitaine Travis Patriquin, « Using Occam’s Razor to Connect the Dots : The Ba’ath Party and The Insurgency in Tell Afar », Military Review, janvier-février 2007, p. 16-25. 779 116662 - Folio : q72 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat « conscience culturelle » et l’obtention du renseignement. La formation des unités irakiennes, la fréquence des patrouilles à pied, destinées autant à acquérir le renseignement qu’à se rapprocher des populations, la mise en place d’un CMOC, autant d’éléments qui apparaissent comme des reproductions de l’expérience des Marines à Falloujah 1. De plus, les méthodes « irrégulières » semblent être copiées, comme dans les embuscades ou les pièges tendus aux groupes s’en prenant aux convois. À Al Qaim, les principes semblent les mêmes 2. Quels que soient ses mérites réels, ce procédé opérationnel est bientôt promu par le Conseil national de sécurité et par l’administration comme une « recette miracle » 3. Enfin, dès septembre 2006, une alternative semble se dessiner. Dans la province d’Anbar, en effet, les Marines et l’Army profitent d’une opportunité majeure en nouant des alliances avec les tribus sunnites de la province qui avaient jusqu’ici formé les gros bataillons de l’insurrection. À la suite du transfert de priorité sur Bagdad dans l’été 2006, Al Qaeda avait joué en effet de la terreur et des massacres pour prendre en main les cadres de l’insurrection. Certains cheiks décident alors de combattre Al Qaeda et l’État islamique en Irak, se rapprochant des forces de contre-insurrection dans un mouvement baptisé « Réveil ». Cette alliance permet aux opérations de sécurité de bénéficier à la fois de meilleurs renseignements et de troupes supplémentaires. Les milices sunnites, bientôt intégrées dans des unités de sécurité locale, les « citoyens locaux inquiets » (Concerned Local Citizens CLC), deviennent ainsi le fer de lance des opérations contre Al Qaeda Iraq (AQI), tandis que le conseil des tribus d’Anbar s’engage résolument au côté des forces américaines dans l’hiver 2006-2007 4. La définition d’une stratégie de contre-insurrection est le dernier échelon permettant d’apprécier l’adaptation. Là encore deux dynamiques s’observent : une adaptation selon un processus itératif, la lente constitution de l’unité des efforts opérationnels. En effet, antérieurement à l’invasion de l’Irak, la formation des forces irakiennes a constitué le premier pôle autour duquel définir la stratégie « d’après-guerre ». Dans « l’année perdue » (2003-2004), le lieutenant-général Ricardo Sanchez, commandant la Joint Task Force-7 (JTF-7), n’élabore aucune stratégie de contre-insurrection, à l’exception de cette tâche de formation et de la poursuite des dignitaires de l’ancien régime. L’absence d’unité d’effort, ainsi que les manques liés à l’échelonnement chaotique des unités de soutien, sont donc localement palliés par les commandants divisionnaires ou par les commandants d’unités élémentaires 5. 1. Lieutenant-colonel Chris Gibbon, « Battlefield Victories and Strategic Success : The Path Forward in Iraq », Military Review, septembre-octobre 2006, p. 47-59 ; Georges Packer, « The Lessons of Tell Afar », The New Yorker, 10 avril 2006 ; lieutenant-colonel Hickey, « Fighting the Insurgency in Tell Afar », diaporama PowerPoint, Association of United States’ Army’s Annual Meeting, 10 octobre 2006. 2. F. J. « Bing » West, « Streetwise », The Atlantic Monthly, janvier-février 2007. 3. Entretien de Philip Zelikow sur PBS, <http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/endgame/ interviews/zelikow.html> (accédé le 6 juin 2007). 4. Sur le « modèle Anbar », voir Carter MalkAsian, « A Thin Blue Line in the Sand », Democracy, 5, été 2007, accessible sur <http://smallwarsjournal.com/blog/2007/06/a-thin-blue-line-in-thesand/> ; lieutenant-colonel Kurt Wheeler, USMC (ret.), « Good News in Al Anbar », Marine Corps Gazette, 91 (4), avril 2007, p. 36-40 ; Kimberly Kagan, The Anbar Awakening. Displacing Al Qaeda from Its Strongholds in Western Iraq, Iraq Report no 3, Institute for the Study of War, avril 2007 ; John F. Burns, Alissa J. Rubin, « US Arming Sunnis in Iraq to Battle Old Al Qaeda Allies », The New York Times, 10 juin 2007 ; Colonel Sean McFarland, « Anbar Awakens : The Tipping Point », Military Review, mars-avril 2008, p. 41-52. 5. Manquent essentiellement les unités de Police militaire, les unités d’Action civilo-militaire, ou encore celles des opérations psychologiques. 780 116662 - Folio : q73 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak La nomination du lieutenant-général Casey en juin 2004 ouvre une période durant laquelle cette stratégie se cherche. Dans un premier temps, une stratégie provisoire fixe l’objectif de transfert des responsabilités aux forces irakiennes. S’appuyant sur une équipe d’experts formée en novembre 2004, une revue des procédures tactiques est ainsi opérée durant l’été 2005. Parallèlement, les succès de Tell Afar et la définition de la Stratégie nationale pour la victoire en Irak poussent Casey à préciser son objectif initial par la standardisation du procédé opérationnel « nettoyer-tenir-construire ». Enfin, un dernier volet consiste à réformer constamment la formation des unités irakiennes en s’appuyant sur les procédures du Multi National Transition and Security Command-Iraq (MNTSC-I). Commandé par David Petraeus jusqu’en septembre 2005, puis par Martin Dempsey, cet organe du Multi National Force-Iraq (MNF-I), dont Casey est l’officier commandant, est chargé d’unifier toutes les initiatives de formation des forces armées et de sécurité du nouvel État. Toutefois, cette stratégie trouve ses limites en deux points. Le premier est l’absence d’effectifs suffisants pour assurer l’ensemble des missions. Le transfert des responsabilités à des unités irakiennes souvent novices, parfois corrompues, toujours à court de ressources, se traduit par le retour des insurgés 1. D’autre part, un nouveau basculement opérationnel se joue en février 2006. La campagne d’attentats lancée par Al Qaeda attise la guerre civile entre les Sunnites et les Chiites, notamment dans les régions mixtes et à Bagdad. Investissant la capitale entre juin et août 2006, les troupes américaines délaissent ainsi les autres régions, d’autant que le plan de sécurité de Bagdad ne peut empêcher le nettoyage ethnique des quartiers mixtes. Pire, ce plan laisse croire à un premier succès du fait de la baisse corrélative des meurtres dans ces zones. En janvier 2007, un infléchissement de la stratégie consiste à tenter de rompre les réseaux de fabrication et d’acheminement des IED. Toutefois, il n’est pas possible de mener des raids simultanés sur toutes les « ceintures de Bagdad ». En janvier 2007, David Petraeus remplace Georges Casey à la tête de la MNF-I. Il bénéficie également du renfort de 30 000 hommes supplémentaires (le « surge »). Sa stratégie s’inspire des principes définis dans le manuel de contre-insurrection de décembre 2006 dont il est l’un des promoteurs. Ainsi, l’objectif stratégique n’est plus le transfert des responsabilités, mais la protection des populations, notamment à Bagdad, afin de faciliter la réconciliation et la reconstruction 2. Cette stratégie conduit à la « division du travail » entre les forces américaines, les forces irakiennes et les forces locales. Les premières mènent essentiellement les opérations de haute intensité, mais aussi la reconstruction et l’établissement de contacts avec les chefs locaux en vue de leur ralliement. Les secondes opèrent en soutien lors des opérations de nettoyage, les troisièmes combattent Al Qaeda et assurent l’accompagnement des patrouilles américaines lors de la phase de consolidation de la sécurité. Surtout, l’action de Petraeus consiste à généraliser davantage le procédé de Tell Afar et à le coupler au « modèle Anbar » en trois opérations séquentielles. Entre janvier et juin, la sécurité de Bagdad est prioritaire. Deux des cinq brigades du « surge » investissent les quartiers, s’établissent dans des avant-postes et assurent une présence continue pour la sécurité et la reconstruction. Des barrières sont placées aux zones dangereuses afin de protéger les lieux publics souvent ciblés par les 1. Peter Backer, « An Iraq Success Story’s Sad New Chapter », Washington Post, 21 mars 2006. 2. Multi-National Force Iraq, General Petraeus’ Change of Command Remark, Bagdad, 10 février 2007, <http://www.mnf-iraq.com/index.php ?option=com_content&task=view&id=14083&Itemid=176>. 781 116662 - Folio : q74 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat attentats 1. À partir de juin jusqu’en août, les trois autres brigades mènent des opérations simultanées dans les « ceintures de Bagdad » afin d’y chasser Al Qaeda. Phantom Thunder est la plus importante opération jamais lancée en Irak depuis l’invasion. Elle résume à elle seule tout ce que les forces terrestres ont appris. En effet, chacune des offensives qui la composent est marquée par la séquence « nettoyer-tenir-consolider », tandis que les unités mènent à la fois des actions de combat, de communication, de restauration des infrastructures, de promotion de la gouvernance et de développement des structures économiques 2. À compter d’août, l’opération Phantom Strike, combinée à la généralisation des alliances avec les ex-insurgés sunnites, consiste en des raids visant la destruction des cellules de commandement d’Al Qaeda, mais aussi l’affaiblissement de l’armée du Mahdi de Moqtada Al-Sadr. Le principe est ainsi acquis non seulement de séparer les insurgés de la population, mais aussi de leur dénier tout espace de manœuvre. Élaborée en fonction des changements de contexte par une équipe de conseillers en contre-insurrection, dont le lieutenant-colonel David Killcullen de l’armée australienne, le colonel Peter Mansoor, ou encore le colonel Henry McMaster, cette stratégie pose cependant le risque de l’éclatement de l’Irak. L’adaptation des Américains a en effet été jusqu’à remettre en cause le présupposé ancien d’alliance avec les Chiites, puisque le mouvement d’alliance avec les anciens insurgés concerne essentiellement les Sunnites, au grand dam du gouvernement irakien, lequel refuse l’intégration des « citoyens locaux inquiets » au sein des forces régulières 3. En définitive, le bilan est mitigé. La campagne de 2007 marque l’émergence d’une réelle vision d’ensemble, mais s’apparente souvent à l’accumulation des seuls succès tactiques. LA DIFFUSION INSTITUTIONNELLE DE LA DOCTRINE INFORMELLE Comprendre le tissage de cette doctrine informelle passe par l’analyse du mécanisme des retours d’expérience 4. Dans un premier temps, celui-ci est informel : il s’agit d’intégrer au plus vite les enseignements du théâtre. Conformément au principe itératif en usage au sein du corps des Marines, James Mattis intègre ces derniers dans l’entraînement des unités de la MEF en vue de leur redéploiement dans la province d’Anbar prévu au printemps 2004. S’appuyant sur les moyens du Marine Corps’ Warfighting Laboratory (MCWL), le commandeur de la 1st MARDIV réquisitionne une base désaffectée de l’Air Force près du camp d’entraînement de Twenty-Nine Palms en Californie. Le cahier des charges qu’il fixe à la cellule du projet Metropolis (ProMet) – créée au début des années 2000 pour développer les Basic Urbain Skills Training (BUST) – est précis : 1. Karin Bruilliard, « “Gated Communities” for War Ravaged Baghdad », Washington Post, 23 avril 2007 ; Ann Scott Tyson, « The Two Sides of Baghdad Barriers », Washington Post, 30 avril 2007, et « Troops at Baghdad Outposts Seek Safety in Fortifications », Washington Post, 8 mai 2007. 2. Colonel David Sutherland, « Greywolf, Making A Difference », briefing du commandant la 3e Brigade de la 1st CAV à Diyala, <http://www.understandingwar.org/files/Sutherland BriefingSlides.pdf>. 3. Dénommés « Fils de l’Irak » (SoI) depuis février 2008, ces miliciens sont payés par le contribuable américain et assurent des tâches statiques (points de contrôle). Ils favorisent une diffusion du pouvoir à l’échelon local. 4. Mécanisme institutionnel par lequel les enseignements opérationnels sont analysés. Commun aux armées occidentales, il porte le nom de « lessons learned » aux États-Unis et de RETEX en France. 782 116662 - Folio : q75 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak reconstitution d’un environnement physique et socioculturel du Moyen-Orient, jeu de rôle avec des locuteurs arabes, scénarios élaborés en flux continus avec le théâtre. Ce « village Matilda », outre le drill sur les règles d’engagement, permet aussi d’affiner deux autres points de la mise en condition opérationnelle de l’unité : la nécessité de cartographier le « terrain humain », celle d’alléger les unités d’artillerie pour accroître les effectifs disponibles dans les missions de sauvegarde 1. Outre l’entraînement, l’intégration des enseignements est aussi le fait des centres de formation initiale ou continue. Ainsi, des vétérans des premières campagnes sont inclus parmi les étudiants du Marine Corps Command and Staff College (MCCSC) afin de participer à la révision du small wars manual 2. Un deuxième canal informel est celui des listes bibliographiques (reading lists) que les commandants d’unité transmettent à leurs subordonnés. Elles permettent en effet de recentrer la préparation opérationnelle autour de thèmes de campagne précis. C’est la solution choisie par le colonel Henry McMaster en prévision du déploiement du 3rd ACR dans la province de Ninive à l’hiver 2004-2005 3. Brillant historien spécialiste des relations civilomilitaires durant la guerre du Vietnam, le chef de corps initie ainsi ses principaux officiers à la contre-insurrection via les lectures de Lawrence d’Arabie mais surtout de David Galula. Ce procédé, largement institutionnalisé dans l’Army et les Marines, est élargi par Mattis lors de son commandement de la composante Marines du CENTCOM 4. La diffusion des procédures passe également par les contacts plus ou moins formels entre pairs. Notamment, le développement des réseaux Internet sécurisés permet les échanges de renseignements, ainsi que le partage des lessons learned. Le protocole SIPRnet 5 héberge ainsi des blogs et des forums sécurisés. Créé en 2004 par le major Patrick Michaelis, de l’état-major de la 1st CAV, CAVNET se fixe la mission de préparer les hommes « à la prochaine patrouille et non à la prochaine guerre » en « partageant la connaissance pour gagner le combat » 6. Le site, présenté comme un forum à arborescence multiple, est un complément aux sites des chefs de section et des commandants d’unité fondés en 2003 par des élèves de West Point afin de gérer les adaptations opérationnelles et raccourcir la boucle OODA (Observer, s’Orienter, Décider Agir) 7. Bien que classifiées, certaines informations de ces sites sont parfois diffusées plus largement à travers la rubrique « Companycommand » de Army Magazine, édité par l’Association de l’US Army (AUSA). Les commandants de théâtre tiennent un rôle intermédiaire entre la diffusion formelle et informelle du processus des enseignements opérationnels. Les généraux Casey et Petraeus prennent des initiatives visant à identifier au plus vite les procédures et les problèmes, et à diffuser l’information utile aux officiers et sous-officiers présents en Irak. Ils agissent à travers des think tanks, sur le modèle des commandements unifiés : les « Doctors without Orders » et le « Baghdad Brain Trust ». D’autres initiatives sont à 1. Major Daniel D. Schmitt, « Waltzing Matilda », Marine Corps Gazette, 89 (1), janvier 2005, p. 20-25 ; colonel Thomas Conally, lieutenant-colonel Lance McDaniel, « Leaving the Tubes at Home », Marine Corps Gazette, 89 (10), octobre 2005, p. 31-34. 2. Colonel John Toolan, « Concept Paper for US Marine Corps Command and Staff College Master Thesis Project », Quantico, Va., USMCCSC, 21 juillet 2005, <http://smallwarsjournal.com/ documents/toolan.doc> (accédé le 2 juin 2007). 3. Elaine M. Grossman, « To Understand Insurgency in Iraq : Read Something Old, Something New », Inside the Pentagon, 2 décembre 2004. 4. Lieutenant-général James Mattis, « USMC MARFORCENT’s Reading List », mars 2007, <http://www.mca-marines.org/gazette/PDF/readlistall.pdf> (accédé en juin 2007). 5. Secure Internet Protocole Router Network. 6. Dan Baum, « Battle Lessons », The New Yorker, 17 janvier 2005, entretien de Patrick Michaelis sur PBS Online, <http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/company/lessons/>. 7. Il s’agit des sites <companycommand.com> et <platoonleader.army.mil>. 783 116662 - Folio : q76 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat noter : l’ouverture de la Counterinsurgency Academy à Camp Taji en novembre 2005 accompagne l’inauguration de l’académie Phoenix. Si la seconde est l’ultime formation que reçoivent les conseillers militaires américains avant leur affection, la première est imposée, avec réticence, à tous les commandants de bataillon et de brigade déployés en Irak. Dans un second temps, le processus de retours d’expérience est progressivement institutionnalisé dans le cœur des organisations militaires. Il s’agit d’assurer une plus large diffusion des enseignements et d’en déduire d’éventuelles adaptations institutionnelles, voire des réformes en profondeur. La prise en main des processus informels décrits plus haut permet de généraliser ceux-ci. Ainsi en est-il par exemple pour la mise en condition opérationnelle. Traditionnellement dévolus aux opérations combinées, les centres d’entraînement de l’Army (National Training Center – NTC – et Joint Readiness Training Center – JRTC) intègrent dans l’année 2006 les procédures initiées par Mattis 1. Bien plus, les scénarios et les procédures de l’OPFOR (la force chargée de tenir le rôle des différents ennemis génériques) s’adaptent continuellement grâce au déploiement d’observateurs du NTC au sein des unités présentes en Irak. Les centres d’entraînement des Marines partagent les enseignements du NTC afin d’optimiser et de standardiser au plus vite les Tactics, Techniques and Procedures (TTP). Des réformes découlent de cette appropriation des mécanismes informels. En mai 2005, le corps des Marines institutionnalise les concepts de « culture opérationnelle » au sein du Center for Advanced Operational Cultural Learning dans lequel les officiers et sous-officiers sont initiés aux subtilités du contexte socioculturel de leur zone de déploiement et reçoivent des rudiments d’arabe 2. L’USMC est imité en février 2006 par l’Army qui crée un Culture Center au sein de l’École du renseignement de Fort Huachuca (Arizona) 3. Ce centre dispense des cours généraux sur l’Islam, le Moyen-Orient et la culture arabe 4. Ces deux entités bénéficient d’un contact direct avec le théâtre irakien par l’intermédiaire d’observateurs, mais aussi, depuis l’hiver 2006-2007, d’équipes d’anthropologues et d’ethnologues accompagnant les unités militaires et chargées de l’étude du « terrain humain ». In fine toutefois, le mécanisme du RETEX est l’affaire des Center for Lessons Learned de l’Army (Combined Arms Center) et des Marines (Marine Corps Warfighting Laboratory). Complétant l’ensemble, la création de l’Iraq Assistance Group – organique à la 1re division d’infanterie de Fort Riley, chargé de former les futurs conseillers militaires « incrustés » dans les unités de la nouvelle armée irakienne, du niveau divisionnaire au niveau de la compagnie – est une première réforme importante. Un de ses cadres, le lieutenant-colonel John Nagl, promoteur du manuel de contre-insurrection de décembre 2006, milite en effet pour la création d’un corps de conseillers spécialisés au sein de l’Army 5. Enfin, un troisième temps est celui du réinvestissement des enseignements au sein de la prospective doctrinale. Il s’agit de penser les concepts doctrinaux de la contreinsurrection. La culture jominienne des services américains place la doctrine formelle au 1. Brigadier-général Robert W. Cone, « The Changing National Training Center », Military Review, mai-juin 2006, p. 70-79. 2. Barak A. Salmoni, « Advances in Predeployment Culture Training : the US Marine Corps Approach », Military Review, novembre-décembre 2006, p. 79-88. 3. Major Remi J. Hajjar, « The Army’s New TRADOC Culture Center », Military Review, ibid., p. 89-92. 4. Collection personnelle de l’auteur. 5. John A. Nagl, Institutionalizing Adaptation. It’s Time for a Permanent Army Advisor Corps, Washington, DC, Center for A New American Security, 2007. 784 116662 - Folio : q77 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak cœur des préoccupations opérationnelles, politiques et institutionnelles. Dans ce cadre, des centres de réflexion intégrés aux centres de doctrine et d’enseignement des forces terrestres sont sollicités tandis que d’autres sont crées. Dans la première catégorie, il est possible de citer la réactivation du Small Wars Center of Excellence qui, au sein du Marine Corps Combat Development Command, (MCCDC) fait le lien entre le Marine Corps Warfighting Laboratory et le Training and Education Command (TECOM). Plus discrètement, l’Army crée en 2003 l’Institut de maintien de la paix et des opérations de stabilisation. Au sein du Training and Doctrine Command (TRADOC), l’USPKSO capitalise sur les ressources du défunt Institut du maintien de la paix créé en 1993. Inscrit dans la structure de l’Army War College, l’institut participe à la formation des officiers supérieurs par le Center for Strategic Leadership. À la seconde catégorie doit être rattaché le nouveau Centre de contre-insurrection combiné de l’Army et des Marines (USA/ USMC : Counterinsurgency Center of Excellence). Basé à Fort Leavenworth, il est ainsi chargé de collecter les données émanant du théâtre pour en tirer des procédures aux niveaux tactiques, opérationnels et stratégiques (été 2006) 1. Il en est de même pour le Centre des guerres irrégulières ouvert par les Marines à Quantico en mai 2007 2. Les réflexions prospectives sont confiées aux commandants respectifs du Combined Arms Center (CAC) et du MCCDC : à partir de 2005, il s’agit des lieutenants-généraux David Petraeus et James Mattis 3. DES INSTITUTIONS QUI APPRENNENT : LA DOCTRINE DE CONTRE-INSURRECTION DES FORCES TERRESTRES AMÉRICAINES LA REDÉCOUVERTE DE LA « DOCTRINE CLASSIQUE » Les procédures de la contre-insurrection en Irak nécessitent une relecture de la part de la communauté de défense de manière à en fixer les interprétations et à en tirer des conséquences politiques, institutionnelles et opérationnelles. Le cadre central, mais non exclusif, en sont les revues professionnelles. Historiquement en effet, les revues professionnelles de l’Army et des Marines ont joué le rôle de standardisation des pratiques ou des concepts doctrinaux, à la fois en les diffusant le plus largement possible, mais aussi en créant un réseau de sens dans lequel elles sont relues. Aux marges, les think tanks, tant militaires que civils, et des analystes participent aux débats. Ceux-ci résultent donc d’une pluralité d’acteurs et de réseaux et de l’articulation entre les demandes politiques, institutionnelles et opérationnelles. Historiquement, la demande politique est primordiale. Dès 2002, la préparation de l’invasion de l’Irak a nécessité de s’interroger sur la manière de stabiliser le pays après la chute du régime baasiste. Le Pentagone, notamment l’Office of Secretary of Defense (OSD) géré par Paul Wolfowitz, a ainsi commandité une recherche menée au sein du Strategic Studies Institute (SSI) de l’Army War College sous la direction de Conrad Crane 4. Le 1. Joël Mathis, « Counterinsurgency Center in Kansas to Play Crucial Role in Mideast Wars », Lawrence Journal, 1er octobre 2006. 2. « ON WAR, Counterinsurgency Training », Fredericksburg.com, 2 novembre 2007. 3. Le commandant du CAC est l’adjoint du commandant du TRADOC, alors que le commandant du MCCDC est l’adjoint direct du commandant du corps des Marines. 4. James Fallows, « Blind Into Baghdad », The Atlantic Monthly, janvier 2004. 785 116662 - Folio : q78 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat rapport produit en février 2003 insiste sur les changements du contexte pour écarter toute référence indue à la stabilisation de l’Allemagne et du Japon après la seconde guerre mondiale 1. Cette demande politique guide également les recherches menées au sein du SSI concernant la formation des unités « indigènes » 2. À noter enfin que l’OSD et le Département d’État cooptent également des personnalités indépendantes à titre de consultant dans le domaine de la stabilisation et de la contre-insurrection, afin d’élaborer une sortie de crise. Ainsi en est-il par exemple du colonel en retraite du corps des Marines Gary Anderson en 2004 ou du lieutenant-colonel de l’armée australienne David Killcullen en 2005 3. La demande opérationnelle intervient à partir de 2003. D’abord informelle, elle transparaît dans des articles isolés de revues professionnelles. Précocement, la Gazette du corps des Marines (Marine Corps Gazette : MCG) ou Army Magazine accueillent en effet les témoignages d’acteurs opérationnels. Ces contributions exposent non seulement les procédures et les difficultés, mais participent également d’une première relecture des expériences combattantes. À partir de 2005, la Military Review, organe du Combined Arms Center, se joint à la MCG. Les blogs militaires (military blogs ou milblogs) s’ajoutent aux revues professionnelles. Tenus par des soldats, des parents de soldats ou des correspondants de guerre accrédités par le Pentagone et « incrustés » au sein des unités, ces espaces permettent la diffusion des informations et l’inscription des débats purement opérationnels dans un cadre politique ou institutionnel élargi. En avril 2007, un règlement concernant les courriers électroniques et la publication de données confidentielles restreint provisoirement cette fonction 4. Toutefois, plusieurs de ces blogs ou forums demeurent aujourd’hui des lieux de débats intenses et souvent riches, faisant d’autre part la liaison entre les militaires, les analystes et l’opinion publique 5. La demande institutionnelle est plus tardive. Elle se focalise sur la définition d’impératifs qui puissent permettre l’adaptation de la doctrine, de l’organisation, de la formation ou de la logistique des forces. La nomination de Peter Schoemaker comme chef d’étatmajor de l’Army à la fin de l’année 2003 marque une étape. Dans son discours d’inauguration du 11 décembre 2003, il insiste en effet sur la nécessité de s’adapter et notamment de modifier les structures culturelles de l’institution 6. Cette orientation générale se traduit par une inflexion des réflexions au sein du TRADOC 7 mais aussi par la cooptation d’idées venant d’individus marginaux. Le tournant intervient ainsi au cours de l’année 2005 lorsque Schoemaker choisit de diffuser les travaux de John Nagl auprès des principaux dirigeants du service 8. Parallèlement, il s’agit de mettre à jour la doctrine de 1. Conrad C. Crane, W. Andrew Terrill, Reconstructing Iraq : Insights, Challenges, and Missions for Military Forces in a Post-Conflict Scenario, Carlisle, Strategic Studies Institute of the US Army War College, 2003. 2. Ce point était l’obsession de Paul Wolfowitz dans la préparation du conflit : Michael R. Gordon, Bernard E. Trainor, Cobra II. The Inside Story of Invasion and Occupation of Iraq, New York, Vintage Books, 2005. 3. Gary Anderson, « Saddam’s Greater Game », Washington Post, 2 avril 2003 ; George Packer, « Knowing the Ennemy », The New Yorker, 18 décembre 2006. 4. Department of the Army, Army Regulation 530-1 : Operations and Signal Policy Operations Security (OPSEC), Washington DC, Government Printing Office, 19 avril 2007. 5. Les blogs les plus lus sont « The small wars journal », « The long war journal », « INDC Journal », « The Captain’s Journal » et « Abu Muqawama ». 6. General Peter J. Schoomaker, « The Way Ahead », Military Review, mars-avril 2004, p. 2-16. 7. Brigadier-général David A. Fastabend, Robert H. Simpson, « Adapt or Die. The Imperative for a Culture Innovation in the US Army », Army Magazine, février 2004, p. 15-21. 8. Ainsi écrit-il que « [l’Army] se sert de l’opportunité offerte par la guerre à la terreur pour transformer [son] organisation et sa culture » : John A. Nagl, Learning to Eat Soup with a Knife..., 786 116662 - Folio : q79 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak l’institution datant de 1987 1. Confiée au lieutenant-colonel Jan Horvath, la rédaction du Field Manual Interim 3-07.22 en octobre 2004 accumule les enseignements, les techniques et les procédures dérivées des expériences américaines et britanniques 2. L’ensemble, plus descriptif que prescriptif, est une publication provisoire, d’une durée de deux ans et destinée à combler les lacunes doctrinales. Bien que présentant de substantielles avancées par rapport à la vision traditionnelle de l’institution, ce projet ne tient que partiellement compte des réalisations de 2003-2004. Pour ce qui concerne les Marines, le commandant du corps Michael Hagee préconise le 18 avril 2005 de développer « l’entraînement et la formation accrue en langues étrangères, [ainsi que] la conscience culturelle » 3. Comme les deux autres demandes, la demande institutionnelle se traduit par la publication d’articles au sein des revues professionnelles. Plus particulièrement, deux d’entre elles jouent un rôle clé dans le processus d’interprétation. En 2006, sous l’impulsion de David Petraeus, la Military Review devient l’organe privilégié dans lequel les principes et les impératifs de la contre-insurrection sont discutés et exposés 4. Le commandant du CAC lie ainsi le processus de rédaction du manuel combiné, alors en cours, et les débats institutionnels. Plus anciennement, la revue Parameters de l’Army War College accueille la réflexion historique et sociologique d’acteurs soucieux de la redécouverte des principes anciens de la contre-insurrection. La réflexion intellectuelle s’inscrit en effet dans un processus de redécouverte et de relecture du paradigme dominant de la contre-insurrection. Élaborée dans les années 1960 aux États-Unis et au Royaume-Uni, la doctrine « classique » imprègne ainsi les réflexions successives menées depuis 2004. La plupart de ses promoteurs sont des officiers ou des universitaires considérés (ou se considérant) comme des marginaux au sein de leur organisation. La fréquence de leurs citations fait ainsi émerger quelques noms : outre John Nagl et David Killcullen, on trouve le lieutenant-colonel Robert Cassidy ou le Dr Steven Metz. En premier lieu, un rappel historique est fait sur le passé contre-insurrectionnel de l’Army et des Marines. Les guerres indiennes ou la guerre contre les insurgés philippins au début du 20e siècle sont convoquées pour montrer la contingence de la culture « conventionnelle » de l’armée de terre et rappeler également les succès, ainsi que les stratégies et les procédures qui les ont rendus possibles 5. Dans un second temps, il s’agit d’expliquer les raisons d’un échec pressenti autant que redouté. La comparaison entre les succès britanniques en Malaisie (mais op. cit., avant-propos page ix. John Nagl est une figure popularisée par Peter Maas, « Professor Nagl’s War », The New York Times, 11 janvier 2004. 1. Department of the Army, Field Manual FM 90-8 Counterguerrilla Operations, Washington DC, Government Printing Office, 29 août 1986. 2. DefenseTech, « Army’s Insurgent Manual Author Speaks », 17 novembre 2004, <http://www.defensetech.org/archives/001225.html> (accede le 2 décembre 2006) 3. Général Michaël W. Hagee, ALMAR 018/05, 33rd Commandant of the Marine Corps Updated Guidance (The 21st Century Marine Corps Creating Stability in an Unstable World), Washington DC, USMC Headquarters, 18 avril 2005. 4. Military Review Special Edition Counterinsurgency Reader, octobre 2006. 5. Lieutenant-colonel Robert M. Cassidy, « Winning The War of Fleas : Lessons from Guerilla Warfare », Military Review, septembre-octobre 2004, p 41-46 ; Major Thomas S. Bundt, « An Unconventional War : The Philippine Insurrection 1899 », Military Review, mai-juin 2004, p. 9-10 ; Charles Byler, « Pacifying the Moros », Military Review, mai-juin 2005, p. 41-45 ; Brian McAllister, « The Philippines : Nation Building and Pacification », Military Review, mars-avril 2005, p. 46-54 ; lieutenant-colonel Robert Cassidy, « Back to the Street Without Joy : Counterinsurgency Lessons from Vietnam and Others Small Wars », Parameters, été 2004, p. 73-83 ; Timothy K. Deady, « Lessons from a Successful Counterinsurgency : The Philippines, 1899-1902 », Parameters, été 2005, p. 53-68. 787 116662 - Folio : q80 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat aussi en Irlande du Nord) et les échecs américains au Vietnam n’est pas neuve. Mais elle trouve un nouveau souffle à l’occasion de la réédition du livre du lieutenantcolonel John Nagl sur le sujet. Pris dans ce débat, la vision même du conflit vietnamien évolue, puisque Nagl attribue les succès tardifs aux programmes CORDS 1 et Phoenix 2, qui sont repris comme modèles pour les procédures actuelles 3. Enfin, un troisième temps voit la recherche de pratiques adaptées au contrôle du milieu urbain. L’Irlande du Nord semble d’abord l’exemple le plus adéquat, mais les mauvaises performances des Britanniques à Bassorah remettent en lumière la référence française de la bataille d’Alger 4. Outre les événements, les penseurs, stratèges et tacticiens du passé sont proposés comme d’incontournables références. Il ne s’agit pas seulement d’étudier leurs réflexions ou leurs actes, mais plutôt de s’inspirer directement d’eux, de manière parfois linéaire. Émergent ainsi des « gourous » dont la pensée « magique » doit permettre la victoire. Un premier rappel est publié dans Parameters au printemps 2004 : Roger Trinquier, organisateur des maquis anti-vietminh et théoricien de la guerre révolutionnaire lors de la bataille d’Alger, David Galula, officier français marqué par les expériences chinoises et grecques, démissionnaire à la fin de la guerre d’Algérie et analyste pour la RAND, Roger Kitson, l’officier britannique chargé de la lutte contre les Mau-Mau au Kenya de 1952 à 1963 (ou alternativement Roger Thompson, commandant en Malaisie) et, à travers eux, Mao, Sun Tsu et Laurence d’Arabie forment ainsi un panthéon qui, peu ou prou, est repris tel quel dans le FM 3-24 5. Les phrases de Galula notamment sont citées tels des aphorismes dans de nombreux articles et blogs aujourd’hui. Son livre, Counterinsurgency Warfare : Theory and Practice, paru en 1964, est réédité en 2006 avec une préface de John Nagl, tandis que ses observations sont souvent reprises 6. Il en résulte une standardisation de la contre-insurrection autour de quelques principes généraux : séparation des insurgés du reste de la population et gain « des esprits et des cœurs » (contrôle de la population), usage de forces indigènes et des réseaux sociopolitiques locaux (combat par « procuration » et respect culturel), approche intégrée des opérations avec un accent particulier sur les opérations d’influence (approche holistique). 1. Le programme de Civil Operations for Revolutionary (puis Rural) Development Support intègre des actions civilo-militaires aux actions traditionnelles de sécurité. 2. Programme de la CIA visant à l’élimination de la structure de commandement du Vietcong par des assassinats et des retournements. 3. Dale Andrade, lieutenant-colonel James H. Willbanks, « CORDS/Phoenix : Counterinsurgency Lessons from Vietnam to the Future », Military Review, mars-avril 2006, p. 9-23 ; Jacob Kipp, Lester Grau, Karl Prinslow, capitaine Don Smith, « The Human Terrain System : A New CORDS for 21st Century », Military Review, septembre-octobre 2006, p. 8-15. 4. Lieutenant-colonel M. Wade Markel, « Draining the Swamp : British Strategy of Population Control », Parameters, printemps 2006, p. 35-48 ; lieutenant-colonel James D. Campbell, « French Algeria and British Northern Ireland : Legitimacy and The Rule of Law in Low-Intensity Conflict », Military Review, mars-avril 2006, p. 2-5 ; Colonel Henri Boré, « Cultural Awareness and Irregular Warfare : The French Army Experience in Africa », Military Review, juillet-août 2006, p. 108-111. 5. Robert Tomes, art. cité. 6. Major-général Victor H. Krulak, colonel David Galula, Dr G. K. Tankam, « Counterinsurgency : Fighting the Abstract War », Marine Corps Gazette, 91 (10), octobre 2007, p. 10-25, notamment p. 16-22. Ces interventions sont des rééditions de 1963. Galula, bien que Français, est davantage un penseur anglo-saxon dans sa conception de la contre-insurrection, qu’il enrichit de la vision maoiste. Son livre n’a été publié en France qu’en février 2008. 788 116662 - Folio : q81 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak ENTRE CLASSICISME ET APPROFONDISSEMENT : LA DOCTRINE FORMELLE DES FORCES TERRESTRES Le processus de formalisation du FM 3-24 counterinsurgency est un phénomène politique capital. À l’origine, la traduction des multiples impératifs est l’œuvre de David Petraeus, nommé à la tête du CAC en octobre 2005. Les mois suivants aboutissent non seulement à trouver un coordinateur, le Dr Crane (en novembre), mais aussi à rassembler une équipe de rédacteurs (décembre) et à rédiger le brouillon du manuel (février 2006). Une deuxième phase dans l’été et le début de l’automne consiste en une révision substantielle menée à travers la publication de certains chapitres dans la Military Review et les réflexions du Counterinsurgency Center of Excellence du colonel Peter Mansoor 1. Le point essentiel tient dans la combinaison entre la volonté de trois hommes, David Petraeus et James Mattis mais aussi John Nagl – véritable « père » du manuel –, et la capacité à rassembler au-delà des services et des administrations par la tenue de conférences. On peut citer ainsi le rôle de Sarah Sewall, directrice du Carr Center for Human Rights Policy de Harvard à l’origine de la conférence de novembre 2005 sur la contreinsurrection, mais surtout de celle de février 2006 à Fort Leavenworth 2. Lors de ce dernier événement, les principaux auteurs du manuel confrontent leur brouillon à des journalistes, à des analystes et des représentants des ONG. Le 15 décembre 2006, le FM 3-24 est officiellement publié dans une version plus courte et plus incisive que la version provisoire. Téléchargé immédiatement plus d’un million de fois, le manuel bénéficie d’une campagne de promotion dont John Nagl est le porte-parole. En septembre 2007, les presses de l’Université de Chicago, principal éditeur de Nagl, publient une version brochée du manuel, préfacé par John Nagl et Sarah Sewall. Le produit final démontre la prédominance des principes classiques. Tout d’abord parce que la contre-insurrection y est présentée comme un type idéal tirant ses caractéristiques principales des expériences de la période « coloniale » 3. Surtout, la planification de la contreinsurrection insiste essentiellement sur un modèle, celui expérimenté à Tell Afar et dans l’ensemble de l’Irak 4. Autrement dit, l’approche britannique en Malaisie – la « tâche d’huile » – est considérée comme le moyen principal de la mission. Enfin, le manuel présente la formation des forces de sécurité de la « nation-hôte » dans la continuité de la doctrine de Low-intensity Conflict (LIC) définie à l’époque de Kennedy et affinée sous Reagan 5. Le manuel intègre également les enseignements tirés des expériences en opérations de stabilisation dans les années 1990. Ainsi, la reconnaissance de la nécessaire cohérence entre les lignes d’opérations militaires et civilo-militaires, illustrée par la planification de Chiarelli à Bagdad, marque une évolution de la doctrine classique vers d’avantage de coopération inter-agences. Ici, l’influence des travaux de Sarah Sewall pour le développement d’une doctrine « nationale » de contre-insurrection est manifeste. Par ailleurs, le manuel reconnaît 1. Eliot Cohen, Conrad Crane, Jan Horvath, John Nagl, « Principles, Imperatives and Paradoxes of Counterinsurgency », Military Review, mars-avril 2006, p. 49-53. 2. Sarah Sewall, « Modernizing US Counterinsurgency Practice : Rethinking Risks and Developing a National Strategy », dans « Insights », Military Review, septembre-octobre 2005, p. 103-109. 3. Department of the Army/Headquarters US Marine Corps, FM 3-24/MCWP 3-33.5 Counterinsurgency, op. cit., chapitre 1, « Insurgency and Counterinsurgency ». Voir aussi les vignettes utilisées comme exemples. 4. Ibid., chapitre 5, « Counterinsurgency Operations ». 5. Le chapitre 6 y est entièrement consacré : ibid., « Developping Host-Nation Security Forces ». 789 116662 - Folio : q82 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat l’émergence de nouvelles normes de conflit. La complexité de l’environnement, la prédominance de l’action urbaine et « au cœur des populations » nécessitent des opérations militaires d’influence, une bonne connaissance culturelle, une approche holistique du développement, de la sécurité et de la gouvernance et une éthique renouvelée 1. Se pose ainsi le problème de la maîtrise de la violence. Dans une approche classique, FM 3-24 peine à aller au-delà du paradigme, prêté à l’expérience britannique, de l’usage limité de la force (minimum use of force) 2. À l’inverse, le manuel brode sur les concepts de continuum de la violence et d’escalade de la force, mais en les envisageant comme une réponse à une situation donnée et non comme un moyen de réduire la violence 3. Autrement dit, un contresens est fait sur l’usage de la force par les Britanniques, ce qui en dit long sur le caractère normatif des interprétations historiques 4. Enfin, le manuel insiste sur le paradigme culturel, à la fois comme un paramètre explicatif de l’action des forces armées, mais aussi en tant que donnée opérationnelle majeure. Au sein du corps des Marines, la doctrine de contre-insurrection semble aller au-delà de ces limitations. En dépit de sa participation au FM 3-24, le MCCDC mène en effet son propre agenda. Sous l’impulsion de James Mattis, la division Concepts du MCWL produit une riche réflexion qui s’écarte des conclusions du manuel de l’Army sur plusieurs points. Ainsi, l’objectif semble d’intégrer la contre-insurrection aux concepts émergents définis par le Corps à l’orée du 21e siècle et d’évaluer en retour la pertinence de ceux-ci. Plus particulièrement, les débats tournent autour de l’approfondissement du concept des « Opérations décentralisées » (Distributed Operations : DO) en contexte de contre-insurrection 5. Un second point considère la manière dont le contexte des « guerres irrégulières » nécessite ou non une adaptation du concept de « guerre de manœuvre expéditionnaire » 6. En juin 2006, le MCCDC publie un manuel provisoire portant sur le sujet. Ce tentative manual, dont le nom renvoie à la définition historique de la mission de débarquement amphibie dans les années 1930, décrit le concept de guerre irrégulière et les recommandations à suivre dans la planification. Il définit ainsi la manière dont les éléments du contexte se combinent aujourd’hui et en déduit l’impératif d’une approche globale fondée sur la simultanéité des lignes d’opérations. Outre cette parcimonie, le Marine Corps Interim Publication MCIP 3-33.02 aborde frontalement le problème de la maîtrise de la violence en considérant l’usage de la force sous l’angle de Clausewitz – « forcer l’ennemi à accomplir notre volonté » – au-delà de l’opposition entre l’usage indiscriminé et l’usage limité 7. Sur un plan prospectif, la nomination de James Mattis à 1. Ibid., chapitre 7, « Leadership and Ethics in Counterinsurgency ». 2. Voir notamment les sections 1-97, 1-132, 1-150 et 7-23. 3. Voir la section 1-97. En cela, il s’oppose à la doctrine française de maîtrise de la violence. Cf. Loup Francart, Jean-Jacques Patry, « Mastering Violence. An Option for Operational Military Strategy », Naval War College Review, 53 (3), 2000, p. 144-185. 4. D’où la contestation de Ralph Peters, « A Dishonest Doctrine », Armed Forces Journal, décembre 2007, qui regrette l’absence de références à la campagne contre les Mau-Mau au Kenya. 5. Headquarters US Marine Corps, A Concept for Distributed Operations, Washington DC : Government Printing Office, 25 avril 2005. 6. Headquarters US Marine Corps, Marine Corps Doctrinal Publication MCDP 1 Warfighting, Washington DC, Government Printing Office, 20 juin 1997. Marine Corps Combat Development Command, The 21st Century Corps. Creating Stability in an Unstable World, diaporama, 21 juillet 2006. 7. Marine Corps Combat Development Command, Marine Corps Interim Publication MCIP 3-33.02 Tentative Manual for Countering Irregular Threats. An Updated Approach to Counterinsurgency Operations, Quantico, MCCDC, 7 juin 2006, p. 39 et 40 ; Karl Von Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 20. 790 116662 - Folio : q83 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak la tête du Joint Force Command en novembre 2007 ouvre de nouvelles perspectives. En effet, ce commandement est chargé d’accompagner la « transformation » des forces armées des États-Unis et de l’OTAN. Un des défis essentiels de Mattis consiste à approfondir et à élargir le concept central d’opérations « basées sur les effets » (Effect-based Operations : EBO). D’abord élaboré au sein de l’Air Force dans le contexte de la « Révolution dans les Affaires militaires » (RMA), le concept évolue aujourd’hui vers un renversement de la perspective du raisonnement décisionnel. Traditionnellement en effet, les militaires américains conçoivent la manœuvre comme un enchaînement de tâches consécutives. Dans le contexte de la contre-insurrection, la modification que pourrait apporter la direction de Mattis aboutirait à penser plus finement l’action en terme d’effet à accomplir. Cette nomination marque également le renforcement de la dynamique d’inversion entre les deux services terrestres depuis les années 1990. Si le processus doctrinal reste aux mains de l’Army, la réflexion et l’expérimentation sont davantage l’apanage du corps des Marines. ** Le processus d’apprentissage des institutions militaires terrestres des États-Unis est-il complet ? Il semble en fait qu’il faille plutôt parler d’apprentissage superficiel, en ce sens où les adaptations empiriquement constatées sur le terrain et au sein des institutions ne remettent pas en cause l’orientation principale vers le combat conventionnel et le professionnalisme radical. Il s’agit toutefois de nuancer. Au sein du corps des Marines, l’intégration de la contre-insurrection dans les paradigmes doctrinaux semble effectuée. En revanche, le maintien de programmes d’acquisition hérités de la fin de la guerre froide 1 voisine avec la réticence à s’engager plus longtemps en Irak 2. Cette ambivalence s’explique par une culture cultivant l’innovation jusqu’au conformisme mais refusant, pour sa survie, de ressembler à une deuxième armée de Terre. Au sein de cette dernière, les résistances sont grandes, notamment du côté des dirigeants de l’institution. Le général Casey, chef d’état-major de l’Army, répète à l’envi sa crainte de voir l’institution « étirée » par les rotations successives de ses unités 3. Les acquisitions restent focalisées sur le programme de Future Combat System et la numérisation des unités modulaires. Outre ces résistances, il faut noter l’âpreté des débats entre les partisans de la contre-insurrection, craignant un oubli rapide à la fin du conflit 4 et demandant la création d’un corps spécialisé et permanent de conseillers militaires, et leurs adversaires, redoutant la concurrence doctrinale entre le FM 3-24 et le FM 3-0 5. Cependant, la refonte récente de ce dernier document ouvre de nouvelles perspectives et indique les nouvelles relations de pouvoir au sein de l’institution : le lieutenant-général William Caldwell, commandant du 1. Notamment l’avion convertible Osprey V-22 dont une escadrille est déjà déployée en Irak. 2. Le général Conway, commandant du corps, a insisté en octobre 2007, puis en janvier 2008 sur la volonté de déployer des Marines en Afghanistan. En février 2008, il a rappelé la nécessité de revenir aux « fondamentaux expéditionnaires » : DefenseNews, « New Mission for USMC relies on Amphibs », 10 février 2008. 3. Témoignage devant la commission des Forces armées de la Chambre des représentants, 28 février 2008. 4. Shawn Bimley, Vikram Singh, « Averting the System Reboot », Armed Forces Journal, décembre 2007. 5. Lieutenant-colonel Gian Gentile, « Eating Soup with a Spoon », Armed Forces Journal, septembre 2007. À noter que le FM 3-24 a un statut supérieur au manuel intérimaire d’octobre 2004 dont la numérotation faisait dépendre du Field Manual 3-07 Stability and Support Operations. Le Field Manual FM 3-0 Operations est la « bible » de l’Army dans le domaine opératif. Il a remplacé en juin 2001 le FM 100-5. 791 116662 - Folio : q84 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Stéphane Taillat Combined Arms Center depuis l’été 2007, a su s’appuyer sur un réseau de jeunes officiers 1 et d’experts marginaux 2 pour introduire un nouvel équilibre entre les « missions de combat majeures » et la contre-insurrection au sein du manuel opératif 3. Ce nouvel équilibre est renforcé par la contestation de certains jeunes officiers, vétérans de plus d’années de guerre que les dirigeants, vis-à-vis de ces derniers 4. Cependant, ces évolutions sont loin d’être linéaires. Notamment, les procédures de maîtrise de la violence et les règles d’engagement visant à la « désescalade de la force » restent tributaires d’une perception spécifique du degré d’emploi de la force. Ainsi, si les opérations en 2007 ont vu peu de victimes collatérales, il n’en est pas de même dans l’hiver et le printemps 2008. Cela s’explique par la conception particulière de la protection des militaires qui exige l’emploi de la force écrasante contre des adversaires menaçants : les opérations sur Mossoul (janvier-avril 2008) et sur Sadr City (mars-avril 2008) ont vu de nouveau l’utilisation de l’appui-feu rapproché et des frappes aériennes « de précision » en combat urbain. D’autre part, l’interprétation de la doctrine et des procédures de contre-insurrection doit nécessairement poser la question des références assumées de celles-ci et celle-là à la doctrine « classique » datant de l’ère coloniale. Il s’agit en partie d’une actualisation de savoirs tenus jusqu’ici en lisière de la culture organisationnelle des services étudiés. Après tout, le terme même de counterinsurgency renvoie à la guerre du Vietnam et à son principal penseur, David Galula, référence centrale du FM 3-24. Cependant, il ne s’agit pas d’un simple retour en arrière. À bien des égards, la contre-insurrection telle que menée par les forces terrestres américaines en Irak, si elle reprend l’impératif classique du contrôle des populations, se heurte à un dilemme : ce contrôle n’est plus admis en contexte postcolonial, mais reçoit souvent l’adhésion des communautés locales, lors même que la mission des forces américaines est de consolider l’État central 5. Ainsi, si le contexte irakien semble avoir forcé les forces terrestres américaines à « apprendre » la contre-insurrection, il ne paraît pas acquis que cet apprentissage dépasse le niveau local. En effet, la compréhension du contexte national irakien paraît biaisée par les préjugés fédéralistes des Américains. En second lieu, ce processus n’est pas univoque. Par leurs actions de contre-insurrection, tant politiques que militaires ou socioéconomiques, les militaires américains et, depuis deux ans, les fonctionnaires du Département d’État et de l’Agence américaine d’aide au développement (USAID) intégrés dans le concept de Provincial Reconstruction Teams (PRT), ont également modifié en profondeur les structures locales et nationales 6. Si la contreinsurrection a provoqué une diffusion décentralisée du pouvoir au sein des institutions militaires, il semble que ce soit le cas également dans la société irakienne. 1. Comme le Lieutenant-colonel Paul Yingling, officier d’artillerie et ancien responsable COIN dans le 3e regiment blindé de cavalerie à Tell Afar en 2005. 2. Sous l’avatar de « Frontier 6 », le général Caldwell appartient au réseau du Small Wars Council qui opère sur Internet en faveur de la contre-insurrection. 3. Department of the Army, Field Manual FM 3-0 Operations, Washington DC, Government Printing Office, 28 février 2008. 4. Lieutenant-colonel Paul Yingling, « Failure in Generalship », Armed Forces Journal, mai 2007. 5. Les militaires américains en Irak se trouvent devant l’impossible tâche de promouvoir localement un gouvernement central impuissant à fournir les services essentiels. En effet, les locaux perçoivent les forces américaines comme seules capables de le faire. Dans certaines zones, les commandants de bataillon, voire de compagnie, sont perçus comme mitigeant l’influence du pouvoir central. 6. Sur les modifications liées au tribalisme, lire Steven Simon, « The Price of the Surge », Foreign Affairs, 87 (3), mars-avril 2008, p. 57-76. 792 116662 - Folio : q85 - Type : qINT 08-10-28 15:43:21 L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black Forces terrestres américaines et contre-insurrection en Irak Stéphane Taillat, agrégé d’histoire et titulaire d’un Master 2 en relations et sécurité internationales, est aussi officier dans la réserve opérationnelle de l’armée de terre et doctorant en histoire militaire et études de défense. Il poursuit des recherches sur la contre-insurrection américaine en Irak dans le cadre d’un doctorat en histoire militaire et études de la défense, et collabore régulièrement à Défense et Sécurité Internationale (<[email protected]>). RÉSUMÉ/ABSTRACT ADAPTATION ET APPRENTISSAGE : LES FORCES TERRESTRES AMÉRICAINES ET LA CONTRE-INSURRECTION EN IRAK La contre-insurrection est désormais au cœur des débats sur la guerre en Irak, autant pour ses implications militaires que politiques et institutionnelles. Contredisant les prévisions sur la résistance des institutions militaires terrestres des États-Unis à adopter des méthodes « irrégulières », de nombreuses réformes conceptuelles, organisationnelles et opérationnelles sont intervenues depuis 2003. À partir d’un important matériel empirique, cet article considère ainsi la dynamique d’apprentissage et d’adaptation qui en est la cause. ADAPTATION AND LEARNING : US ARMY AND MARINES, AND COUNTERINSURGENCY IN IRAQ In the last two years, counterinsurgency has become a central issue in the debates concerning the US presence in Iraq, due to its political, military and institutional implications. Unlike the theoretical expectations regarding the unwillingness of American services to adopt irregular warfare, many conceptual, organizational and operational reforms occurred since 2003, leading to a contingent construct. Drawing on empirical evidences, this article wants to highlight the role of organizational learning and adaptation in the construction of counterinsurgency in US Army and Marines. 793