Les 3 romans finalistes 2015 vus par Romain Lancrey

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Les 3 romans finalistes 2015 vus par Romain Lancrey
Les 3 romans finalistes 2015 vus par Romain Lancrey-Javal….
L’Euphorie des places de marché, de Christophe Carlier, (Serge Safran)
« Ce court roman suit l’agenda d’une semaine, du lundi au samedi, dans le destin
croisé de personnages au bureau, dans l’univers impitoyable d’aujourd’hui : « la crise
et les krachs, les dettes et les doutes » (p. 11). Le personnage central Norbert
Langlois, directeur de Buronex, n’en peut plus des mauvais et déloyaux services de
son assistante Agathe, qui ajoute la malveillance à la paresse – en martyrisant les
machines et les gens, et notamment la jeune et travailleuse stagiaire Ludivine, qui
fait tout à sa place. Comment se débarrasser de cette salariée sotte, parasite et
vulgaire ? Une première idée : le tueur à gages : « Deux jours plus tard, on
retrouverait le corps d’Agathe, au coin d’une rue, une tache rouge au milieu du front
[…]. Ce serait simple, sans appel et beaucoup plus efficace qu’un licenciement. » (p.
80). Pris d’un scrupule humaniste – sa jeune femme attend des jumeaux, ce qui
l’inquiète beaucoup -, le directeur opte pourtant pour le piège d’une faute
professionnelle avérée. Il reçoit un gros client américain, fait établir des contrats en
double pour en faire remettre un mauvais par sa salariée. Mais les choses ne
tournent pas comme prévu : le dîner d’affaire où vient minauder la corpulente
Agathe, qui se prend pour Liz Taylor, tourne au fiasco. « Chacun son idée pour
entrer dans la haute. Langlois croyait aux affaires, Agathe avait choisi le loto » (p.
110). Et la malheureuse stagiaire, Ludivine, secrètement éprise de son patron, va de
déception en déception dans des tentatives d’amour virtuel… Ce roman
professionnel des débandades – une nuit d’amour manquée irrésistible de
l’Américain à l’hôtel – n’est tendre avec personne. « Il entrait probablement dans les
attributions d’Agathe de le border dans son lit, tout ce qui adviendrait ensuite pouvant
être considéré comme un geste commercial hors contrat » (p. 145)… Pour ceux qui
ne l’aurait pas compris, le titre de l’ouvrage L’Euphorie des places de marché relève
de l’ironie féroce et grinçante. »
Le Liseur du 6h27, Jean-Paul Didierlaurent, Au Diable Vauvert
« Le Liseur du 6h27 est une fable sur le livre. C’est d’abord une fable sur la
destruction du livre. Le héros, qui vit seul en banlieue parisienne, a tous les sujets de
tristesse : il s’appelle Guylain Vignolles, ce qui lui a toujours valu la pénible
contrepèterie de « Vilain Guignol » ; il a pour métier d’envoyer les livres au pilon
dans une gigantesque broyeuse qui se nomme « la Chose »… Tant d’invendus
aujourd’hui qui terminent par camions dans ces mâchoires d’acier : « la Chose
attendait sa pâtée » (p. 30). Pour trouver un réconfort dans son RER du matin, de
6h27, le héros lit à haute voix quelques pages détachées de livres, échappées au
pilon – et le public des transports en commun l’écoute, de plus en plus attentif… La
suite est sombre : le vieil ami de Guylain Vignolles a les jambes arrachées par la
broyeuse dans un horrible accident du travail – et reste le confident du héros… Mais
il y a toujours un public pour les livres : deux vieilles dames demandent au « liseur »
de venir faire sa lecture publique dans leur maison de retraite toutes les semaines.
D’où une scène hilarante où une vieille institutrice décide de lui prendre son rôle, de
lui voler une page emportée par hasard et qui détaille une scène pornographique – le
public de la maison de retraite est ravi. Un autre bonheur attend le liseur qui a trouvé
une clé USB d’une jeune fille inconnue, et finit par lui envoyer un bouquet de fleurs et
une lettre de proposition de rencontre, qu’elle reçoit dans le lieu peu approprié où
elle travaille : des toilettes publiques de grande surface : « Mademoiselle, je ne suis
pas à proprement parler un Prince charmant (…) J’aime les livres, même si je passe
le plus clair de mon temps à les détruire. (…). Je conclurai avec cette formule qui,
j’en conviens, fait un peu ampoulée sur les bords, mais je crains de n’avoir plus
jamais l’occasion ni l’envie de l’écrire à quelqu’un d’autre qu’à vous : Mon destin est
entre vos mains. » (p. 216-217). Du merveilleux moderne, léger et délicieux. »
Debout-payé, Gauz, Le Nouvel Attila, Paris, 2014
« Le titre est expliqué très vite : « DEBOUT-PAYE : désigne l’ensemble des métiers
où il faut rester debout pour gagner sa pitance. » (p. 24). Ce texte inclassable
raconte à la fois le parcours et les remarques d’un jeune Africain venu à Paris, et qui
exerce le métier de vigile dans les magasins pour survivre en France. Au contact de
ses frères de différentes nationalités, il observe les mœurs des habitants, des clients
parmi lesquels il doit débusquer les voleurs. On sait, depuis le XVIIIe siècle, la
puissance de ce regard étranger et lucide, qui frappe d’étrangeté tout ce qu’il
observe. Humour caustique : « Le vigile adore les bébés. Peut-être parce que les
bébés ne volent pas. Les bébés adorent les vigiles. Peut-être parce qu’il ne traîne
pas les bébés aux soldes. » (p. 27). Des constats ironiques et cinglants : « Du jour
au lendemain, une nouvelle race de citoyens venait d’être inventée : les sans-papiers
» (p. 59). Des choses vues, qui se passent de commentaires : « REBELLE. Une
femme intégralement voilée porte un petit panier dans lequel est posée la bouteille
de parfum Lady Rebel de Mango » (p. 119). C’est drôle, percutant, très révélateur
des choses de la rue et des magasins, et de toute la société française dont on suit
l’évolution, de la crise pétrolière des années 70 à la crise économique et politique
actuelle – avec le regard distancié de celui qui voit qu’on continue d’acheter des
produits de luxe dans ces périodes dites de « crise ». En arrière-fond, la situation
dramatique de l’Afrique, les considérations sur l’aggravation des ségrégations
ethniques ou religieuses, dans une tour de Babel renversée… Image de ce chaos, le
texte est lui-même chaotique, faisant alterner maximes, choses vues, anecdotes,
récit discontinu, digressions politiques… Entre le témoignage, la méditation, le
journal de bord et le roman, un ouvrage irrégulier et décapant. »
Le Démantèlement du cœur, Daniel de Roulet, Buchet-Castel, Libella, Paris,
2014,
« Ce livre est un roman à thèse, qui veut rendre compte des dangers de la société
moderne, comme Stendhal voulait faire la chronique de 1830. Le Rouge et le noir est
le modèle affiché : Daniel de Roulet lui reprend le titre même de ses chapitres. Rien
à voir pourtant entre le destin de ces personnages et celui de Julien Sorel. Leur
ambition se limite à traverser une époque de désastre. Daniel de Roulet termine là
sa grande série de livres sur le nucléaire, qui transposent les désastres modernes
dans la fiction. Trois personnages : Max, le père, est ingénieur à Londres où il
supervise la désamiantage d’une tour ; Shizuko, la mère, handicapée japonaise dans
son fauteuil roulant, assiste à la mise hors de danger d’un surgénérateur de Malevi ;
et les deux ont la soixantaine ; enfin leur fils, Mirafiori travaille comme ouvrier à
Fukushima, en mars 2011… La mère et le père aspirent à se retrouver après des
décennies de séparation ; le fils, éloigné, vit d’autres drames. Il a été emprisonné. «
Tu as peur de retourner en prison ? – Dans la tête, j’y suis encore. – Alors mieux
vaut le nucléaire. » (p. 63). Ce n’est pas certain : la grande catastrophe de
Fukushima, le tremblement de terre et les fuites, montrent que le pire n’est jamais
sûr… Et le dernier mensonge rapporté sera « Vive le nucléaire. » (p. 198). Compact,
documenté, ce roman présente la douloureuse froideur des hommes brisés par les
énergies modernes et leurs dangers. Le titre est technique : le démantèlement du
cœur concerne le cœur du surgénérateur de la centrale ; on comprend le jeu de mots
– et ce qui broie aussi aujourd’hui le cœur des hommes. Un récit foisonnant et bien
documenté, une écriture sèche et glaciale. De là à égaler la rigueur de Stendhal…
L’ambition était peut-être un peu grande. Mais on aura vérifié que les héros
modernes risquent plus aujourd’hui l’irradiation que la guillotine. »
Et les femmes dans tout ça ?
Par Romain Lancrey-Javal*
« C’était, dimanche dernier, 8 mars 2015, la journée des droits des femmes. Je ne
vais pas retracer l’histoire de ces droits, ou de leur absence, à travers l’histoire de la
littérature…Dans les grands genres antiques, l’épopée et la tragédie, nul travail des
femmes, puisque ce sont des personnages de haut rang, et qui donc, comme les
hommes, ne travaillent pas. Elles attendent, comme Pénélope ; elles sont enlevées,
comme Hélène ou Andromaque ; elles aiment et elles meurent, comme Phèdre. Les
femmes, comme les hommes, entrent dans l’histoire de la littérature, lorsqu’il s’agit
du travail, par la petite porte. Dans les genres mineurs : paysannes et servantes de
la comédie, des fables… Pauvre Perrette et son pot au lait… En faisant entrer tout
l’univers quotidien du réel, et donc le travail, dans la littérature, le roman fait aussi
entrer le travail des femmes. Car c’est une illusion de penser que le travail des
femmes est récent. Cependant le roman montre que le travail prestigieux reste une
affaire d’hommes. Au XIXe siècle, les personnages féminins sont confrontés à une
triste alternative : la femme qui travaille est misérable : l’ouvrière Gervaise chez Zola
; la femme qui ne travaille pas s’ennuie : la petite bourgeoise Emma Bovary chez
Flaubert. Plus d’un siècle plus tard, dans ces romans de 2014-2015, je vous laisse
voir si les choses ont changé. Les romans en compétition nous montrent des
femmes au travail exaltant : femme handicapée, en fauteuil roulant, et qui a du mal à
suivre le démantèlement du coeur d’un surgénérateur (« Le Démantèlement du
coeur » de Daniel de Roulet) ; vendeuses anorexiques de boutiques de vêtements
(« Debout-payé » de Gauz) ; stagiaire exploitée ou secrétaire promue en escort girl
de fortune (« L’Euphorie des places de marché » de Christophe Carlier) ; dame-pipi
dans une grande surface (« Le Liseur du 6h27 » de Jean-Paul Didierlaurent).
N’exagérons rien. Dans une page sur le commerce parisien, est évoquée
l’importance d’une femme âgée, mais influente et riche (« Debout-Payé », p. 121) ;
elle détient 80% du capital d’une entreprise de parfums ou de cosmétiques ; et elle
distribue généreusement son argent : elle s’appelle Liliane Bettencourt… Lueur
d’espoir dans les romans en compétition. D’après ces romans, vous voyez, il ne faut
pas désespérer de la situation professionnelle des femmes… »
* Extrait de son intervention du 12 mars 2015 au Ministère du Travail.