LES CONTRÔLES JURIDICTIONNELS EN EUROPE (I) – LA COUR

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LES CONTRÔLES JURIDICTIONNELS EN EUROPE (I) – LA COUR
Année universitaire 2011 – 2012
Premier semestre
INSTITUTIONS EUROPEENNES ET
COMMUNAUTAIRES
UNIVERSITE PIERRE MENDES FRANCE
Licence 2e année
Groupes A, B + DAPI
Enseignants : Mme Catherine Schneider, Professeur, Chaire Jean Monnet
M. Henri Oberdorff, Professeur
Travaux dirigés : M. Thomas Arendt, Doctorant contractuel-enseignant
LES CONTRÔLES JURIDICTIONNELS EN EUROPE (I) –
LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME
Séance n° 6
I. Le champ d’application du contrôle exercé par la Cour européenne des droits de l'homme
- Article 19 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
- Droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et
ses Protocoles, extraits.
II. Les modalités du contrôle juridictionnel
A) L’originalité du mécanisme de contrôle juridictionnel
- D. Chagnollaud, G. Drago (dir.), Dictionnaire des droits fondamentaux, Dalloz, Paris, 2006, p. 140-141.
B) Le mécanisme initial de contrôle
- Rapport annuel de la Cour européenne des droits de l'homme pour l’année 2010, juin 2011, p. 11-12
(source : www.echr.coe.int)
C) Les réformes du mécanisme de contrôle juridictionnel
- G. Cohen-Jonathan, « Convention européenne des droits de l'homme – Système international de contrôle », in
Juris-classeur Europe, Fasc. 6510, 2001.
- Schéma de la procédure devant la Cour européenne des droits de l'homme avant et après l’entrée en vigueur du
Protocole n°11 à la CEDH.
- Rapport annuel de la Cour européenne des droits de l'homme pour l’année 2010, p. 12-14
(source : www.echr.coe.int).
- E. Decaux, « L’entrée en vigueur du Protocole n°14 de la Convention CEDH. Too late and too little… », La
semaine juridique. Edition générale, juin 2010, n°23, 616.
- Allocution d’ouverture de Jean-Paul Costa au Colloque « Dix ans de la « nouvelle » Cour européenne des droits
de l’homme : bilan et perspectives », Strasbourg, 13 octobre 2008.
Travail à effectuer :
-
A l’aide de la fiche de TD, de votre cours et éventuellement d’un manuel, répondre aux questions
suivantes :
o Quelles ont été les différentes réformes de la Cour EDH ?
o Quels sont les principaux apports du Protocole n° 14 à la CEDH ?
-
Dissertation (devoir maison à rendre obligatoirement, 3 pages ½ d’ordinateur ou 1 copie double ½
manuscrite max.) :
« La Cour européenne des droits de l’homme ».
1
I. Le champ d’application du contrôle exercé par la Cour européenne des droits de l'homme
- Article 19 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
« Afin d'assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de
ses protocoles, il est institué une Cour européenne des Droits de l'Homme, ci-dessous nommée "la Cour". Elle fonctionne de
façon permanente ».
- Droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et ses
Protocoles, extraits
Article 2 – Liberté de circulation et d’établissement sur le
territoire national
Article 3 – Interdiction de l’expulsion des nationaux
Article 4 – Interdiction des expulsions collectives d’étrangers
Convention européenne des droits de l'homme (adoptée
en 1950, entrée en vigueur en 1953)
Article 2 – Droit à la vie
Article 3 – Interdiction de la torture
Article 4 – Interdiction de l'esclavage et du travail forcé
Article 5 – Droit à la liberté et à la sûreté
Article 6 – Droit à un procès équitable
Article 7 – Pas de peine sans loi
Article 8 – Droit au respect de la vie privée et familiale
Article 9 – Liberté de pensée, de conscience et de religion
Article 10 – Liberté d'expression
Article 11 – Liberté de réunion et d'association
Article 12 – Droit au mariage
Article 13 – Droit à un recours effectif devant une instance
nationale en cas de violation des droits et
libertés reconnus dans la Convention (à
combiner avec une autre disposition de la
Convention)
Article 14 – Interdiction de discrimination dans la jouissance
des droits et libertés reconnus dans la
Convention (à combiner avec une autre
disposition de la Convention)
Protocole n° 6 (adopté en 1983 et entré en vigueur en
1985)
Article 1 – Abolition de la peine de mort
Protocole n° 7 (adopté en 1984 et entré en vigueur en
1988)
Article 1 – Garanties procédurales en cas d'expulsion
d'étrangers
Article 2 – Droit à un double degré de juridiction en matière
pénale
Article 3 – Droit d'indemnisation en cas d'erreur judiciaire
Article 4 – Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois pour les
mêmes faits (principe non bis in idem)
Article 5 – Egalité entre époux au regard du mariage, durant
le mariage et lors de la dissolution
Protection n° 12 (adopté en 2000 et entré en vigueur en
2005)
Article 1 – Interdiction générale de toute forme de
discrimination
Protocole additionnel (adopté en 1952, entré en vigueur en
1954)
Article 1 – Protection de la propriété
Article 2 – Droit à l'instruction et droit des parents d’assurer
cette éducation conformément à leurs convictions
religieuses et philosophiques
Article 3 – Droit à des élections législatives libres
Protocole n° 13 (adopté en 2OO2 et entré en vigueur en
2003)
Article 1 – Abolition de la peine de mort en toutes
circonstances
Protocole n°14 (13 mai 2004)
Protocole n°14 bis (27 mai 2009)
Protocole n° 4 (adopté en 1963 et entré en vigueur en
1968)
Article 1 – Interdiction de l’emprisonnement pour dette
II. Les modalités du contrôle juridictionnel
A) L’originalité du mécanisme de contrôle juridictionnel
- D. Chagnollaud, G. Drago (dir.), Dictionnaire des droits fondamentaux, Dalloz, Paris, 2006, p. 140-141
La Cour européenne des droits de l'homme est une juridiction internationale indépendante qui siège à Strasbourg depuis
le 21 janvier 1959, date à laquelle sa juridiction fut acceptée par huit États. Devenue permanente, elle constitue désormais
l'élément central du mécanisme de contrôle supranational de l'application de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après désignée sous le sigle
«CEDH» ou sous le terme «Convention»). Venue s'insérer dans un cadre audacieux de protection des droits de l'homme,
cette pièce centrale en tire les traits essentiels qui font son identité et son originalité.
La gestation du système actuel a débuté au lendemain de la Seconde Guerre mondiale; elle s'inscrivait dans un
mouvement plus vaste lancé, au niveau international, au début du XXe siècle. […] Les discussions relatives à l'élaboration de
la Convention et à l'organisation d'un mécanisme juridictionnel de contrôle commencèrent en mai 1948 lors du Congrès de
La Haye. Elles se poursuivirent dans l'enceinte du Conseil de l'Europe après sa création en mai 1949. Si l'ambition première,
qui était d'assurer une garantie effective des droits fondamentaux de l'individu contre les empiétements arbitraires de l'État,
fut au final satisfaite, elle le fut d'abord de manière relative. En effet, le mécanisme de contrôle qui vit finalement le jour est
apparu moins ambitieux que les idées exprimées lors du Congrès. Il avait notamment été proposé de créer une Cour de
justice qui aurait pu être saisie par tout citoyen d'un recours en violation de ses droits garantis par la Convention. Mais les
États souverains n'étaient pas prêts à assumer la charge d'un prétoire possiblement submergé de recours abusifs ou de
requêtes futiles, qui présentait en outre un risque d'exploitation à des fins politiques. D'autres opposants à l'instauration d'un
2
système judiciaire à disposition des justiciables, tel Henri Rolin, futur membre et président de la Cour de Strasbourg,
estimaient que la mise en accusation d'un État devant une « Cour de justice », présentait un degré de gravité tel que seuls les
gouvernements des autres États membres du Conseil de l'Europe devaient avoir la capacité d'en être les initiateurs. Il fut finalement décidé de contourner l'idée d'une cour de justice directement accessible aux justiciables et de recourir à un filtre, celui
de la Commission européenne, qui fut alors chargée de se prononcer sur la recevabilité des requêtes. Le système mis en place
présentait une première limite importante : les compétences attribuées aux organes conventionnels n'étaient exercées que de
manière facultative. Mais il était également fait état d'une seconde limite incarnée dans ce que certains qualifiaient le
«caractère hybride» d'un système hésitant entre approche politique et résolution juridictionnelle des litiges liés aux droits de
l'homme. L'avenir se rangera du côté d'une juridictionnalisation croissante de l'organe conventionnel de contrôle. Profitant du
rayonnement médiatique et politique de ses arrêts, la Cour a pu réaffirmer son rôle et affermir son autorité dans un espace
européen ouvert aux droits de l'homme.
Le système de contrôle de la CEDH présente des caractéristiques originales, tant au niveau international que régional,
qui ont déterminé l'essence même du travail de la Cour. L'une de ces particularités figure à l'article 33 de la Convention,
selon lequel la Cour peut être saisie par tout État contractant de tout manquement à la Convention sans avoir à démontrer
d'intérêts propres. En d'autres termes, contrairement au droit international classique, il n'est pas interdit à l'État de se
prévaloir devant la Cour d'un statut de «chevalier blanc» à l'égard des autres États et de faire jouer un droit d'ingérence
judiciaire en vue de garantir l'application de la Convention dans l'intérêt général et le respect des droits objectivement
reconnus aux individus. Cette faculté a cependant été peu utilisée malgré son intérêt évident au regard de la garantie
collective des droits fondamentaux. La crainte de représailles judiciaires a souvent orienté les États vers des moyens plus
discrets de règlement des litiges comme les voies de la diplomatie. À cet égard, l'absence de requête étatique contre la Russie
pour contester les opérations militaires en Tchétchénie est particulièrement édifiante. La deuxième particularité, qui fixera
les contours de la fonction de juger de la Cour, réside dans le droit de recours individuel, qu'elle qualifie de «véritable droit
d'action» (arrêt Mamatkulov et al. C. Turquie du 6 févr. 2003). D'abord reconnu de manière facultative, en vertu de l'ancien
article 25 de la CEDH, puis de plein droit depuis l'entrée en vigueur du Protocole n° 11, ce droit est considéré comme un
acquis majeur du droit européen des droits de l'homme. Il constitue la forme la plus achevée d'internationalisation du droit
des victimes dans ce domaine. L'individu se trouve placé au centre du système européen de protection des droits
fondamentaux et de la politique jurisprudentielle de la Cour ; il devient l'unité signifiante de base autour de laquelle
s'ordonne le pluralisme des droits de l'homme. Cet accès libéral au prétoire de la Cour a permis à celle-ci d'arborer une
attitude progressiste et de s'immiscer dans certains grands problèmes de société qui ont eu un effet d'entraînement sur la
jurisprudence européenne. […]
B) Le mécanisme initial de contrôle
- Rapport annuel de la Cour européenne des droits de l'homme pour l’année 2010, juin 2011, p. 11-12.
3. La Convention prévoit deux types de requêtes : les requêtes étatiques et les requêtes individuelles. Celles de la première
catégorie sont rares. Les grandes affaires sont celle que l’Irlande a portée dans les années 70 contre le Royaume-Uni, au sujet
de mesures de sécurité en Irlande du Nord, et plusieurs affaires soumises par Chypre contre la Turquie à propos de la
situation dans le nord de Chypre. A l’heure actuelle, deux requêtes étatiques sont pendantes devant la Cour : Géorgie c.
Russie (n°1 et n°2).
4. Le droit de recours individuel, qui est l’une des caractéristiques essentielles du dispositif actuel, était initialement une
option que les Etats contractants étaient libres de choisir ou non. Lorsque la Convention est entrée en vigueur, seuls trois des
dix Etats contractants originels reconnaissaient ce droit. En 1990, tous les Etats contractants (alors au nombre de vingt-deux)
avaient reconnu ce droit, qui fut par la suite accepté par tous les Etats d’Europe centrale et orientale ayant rejoint le Conseil
de l’Europe et ratifié la Convention après cette date. Lorsque le Protocole no 11 entra en vigueur en 1998, la reconnaissance
du droit de recours individuel devint obligatoire. Selon les termes de la Cour, « l’individu s’est vu reconnaître au plan
international un véritable droit d’action pour faire valoir des droits et libertés qu’il tient directement de la Convention »1. Ce
droit vaut pour les personnes physiques et morales, les groupes de particuliers et les organisations non gouvernementales.
5. Initialement, la procédure de traitement des requêtes comportait un examen préliminaire par la Commission, qui statuait
sur leur recevabilité. Dès lors qu’une requête était déclarée recevable, la Commission se mettait à la disposition des parties
en vue d’obtenir un règlement amiable. En cas d’échec, elle rédigeait un rapport établissant les faits et formulant un avis sur
le fond de l’affaire. Le rapport était transmis au Comité des Ministres.
6. Là où l’Etat défendeur avait accepté la juridiction obligatoire de la Cour (ce qui était également facultatif avant l’entrée en
vigueur du Protocole no 11), la Commission et tout Etat contractant concerné disposaient d’un délai de trois mois, à compter
de la transmission du rapport au Comité des Ministres, pour porter l’affaire devant la Cour afin que celle-ci rende à son sujet
une décision définitive et contraignante, prévoyant le cas échéant l’octroi d’une indemnité. Avant 1994, les particuliers ne
pouvaient pas saisir la Cour, mais cette année-là le Protocole n° 9 entra en vigueur et modifia la Convention de manière à
leur permettre de soumettre leur cause à un comité de filtrage composé de trois juges, chargé de décider si la Cour devait
examiner la requête.
Si une affaire n’était pas déférée à la Cour, le Comité des Ministres décidait s’il y avait eu ou non violation de la
Convention et, le cas échéant, accordait à la victime une « satisfaction équitable ». Il était également responsable de la
1
Arrêt Mamatkulov et Askarov c. Turquie, rendu par la Grande Chambre le 4 février 2005, paragraphe 122.
3
surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour. A son entrée en vigueur le 1er novembre 1998, le Protocole n°11 a fait de la
procédure fondée sur la Convention une procédure totalement judiciaire, la fonction de filtrage des requêtes anciennement
dévolue à la Commission ayant été confiée à la Cour elle-même, dont la compétence est devenue obligatoire. La fonction de
décision du Comité des Ministres a été formellement abolie.
C) Les réformes du mécanisme de contrôle juridictionnel
- G. Cohen-Jonathan, « Convention européenne des droits de l'homme – Système international de contrôle », in Jurisclasseur Europe, Fasc. 6510, 2001.
A. - Les raisons d'une réforme
33. – L'explosion du contentieux européen – L'extension géographique du Conseil de l'Europe (notamment, après 1989,
vers les pays d'Europe centrale et orientale) et le développement impressionnant du nombre de requêtes individuelles, ainsi
que leur complexité croissante, ont engendré une surcharge qui ne pouvait plus être durablement supportée par les organes de
contrôle de Strasbourg. Le nombre de requêtes a ainsi augmenté de 500 % au cours des sept dernières années. En 1999, le
nombre de requêtes "enregistrées" a été de 8402 (contre 4749 en 1997 – dont 558 concernant la France – 2481 en 1995 et
860 en 1987). La Cour européenne a rendu en deux ans plus d'arrêts que son prédécesseur en 39 ans : du 1er novembre 1998,
date à laquelle elle a commencé à fonctionner, au 5 décembre 2000, la Cour actuelle avait en effet rendu 838 arrêts, soit un
de plus que sa devancière, qui exerçait à temps partiel, de 1959 au 31 octobre 1998... Au cours de la seule année 2000, plus
de 16 000 requêtes individuelles ont fait l'objet d'un examen préliminaire (dont seulement 904 ont été déclarées recevables),
et 695 arrêts ont été prononcés... Corrélativement, et sauf urgence particulière […], la durée de la procédure atteignait en
moyenne cinq ans et demi : plus de quatre ans devant la Commission (dont deux ans et demi environ au stade de la
recevabilité et de 12 à 18 mois devant la Cour). Une telle durée devenait intolérable, surtout en matière de droits de l'homme,
d'autant plus que les recours internationaux à Strasbourg ne sont pas suspensifs, sauf si l'État obtempère à une demande de
mesure conservatoire. Sur un autre plan, les États souhaitaient que le mécanisme de contrôle apparût davantage comme un
système judiciaire indépendant. Il s'agit cette fois de changements qualitatifs qui étaient désirés, en mettant en cause la
procédure suivie devant la Commission, en particulier son déroulement à huis clos, et surtout l'absence totale de toute
procédure publique et contradictoire devant le Comité des Ministres. L'intervention de ce dernier dans l'exercice de sa
compétence contentieuse présentait certes le mérite d'être rapide et de ne pas surcharger la Cour dans des affaires ayant
donné lieu à une jurisprudence bien établie. Mais dans quelques affaires, il est arrivé que le Comité des Ministres ne soit pas
parvenu à réunir la majorité des deux tiers requise par l'ancien article 32 pour l'adoption d'une décision. Dans cette
hypothèse, l'affaire était classée sans suite... ce qui équivalait pour les requérants à un véritable déni de justice (V. résolution
DH (77) 2, Asiatiques d'Afrique orientale c/ Royaume-Uni : Rec. 1984, p. 59. – DH (85) 7, Dores et Silveira c/ Portugal :
Rec. 1989, p. 11). De même, à l'occasion de l'affaire interétatique Chypre c/ Turquie […], le Comité a "renoncé" à utiliser
l'article 32, et à se prononcer sur les innombrables violations constatées par la Commission. Une telle carence, de nature
avant tout politique, jetait une zone d'ombre sur le mécanisme international de contrôle de la Convention […]. Le Comité
n'était en rien un Tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1, de la Convention.
34. – Le protocole 11 – Pour toutes ces raisons, la réforme du système de contrôle de la Convention était à l'étude depuis
une dizaine d'années, les États ayant opté finalement pour la solution contenue dans le protocole 11 dont la signature est
intervenue le 11 mai 1994 et qui est entré en vigueur le 1er novembre 1998, après avoir été ratifié par tous les États Parties.
Aujourd'hui, le protocole 11 vient donc réviser profondément la Convention européenne. Sans revenir sur des controverses
passées, il faut quand même signaler que le système préconisé par le protocole 11 (la Cour unique) n'a pas provoqué un
enthousiasme spontané. D'autres solutions étaient possibles pour rationaliser la procédure de contrôle (V. notamment L.E. Pettiti, Le protocole 11, son historique et son avenir : Justices, 6/1997, p. 71 s.).
B. - Présentation de la réforme
35. – La nouvelle Cour européenne – Depuis le 1er novembre 1998, il n'y a donc plus qu'un seul organe de contrôle, la
Cour européenne, désormais permanente, qui statue en premier et dernier ressort sur les différentes requêtes étatiques ou
individuelles qui lui sont toutes adressées directement. Il y a lieu de souligner cette innovation, puisque tout individu placé
sous la juridiction d'un État partie bénéficie désormais de plein droit d'un recours immédiat devant un juge international. Il
convient de bien mesurer l'importance du changement : le droit de recours individuel n'est plus subordonné à l'acceptation
d'une clause facultative ; et l'accès direct à la Cour – dont la compétence n'est plus facultative – crée dans le patrimoine de
chaque individu un instrument de protection sans égal dans le monde. La Commission est donc supprimée en tant que telle,
et le Comité des Ministres perd sa compétence contentieuse (ancien art. 32). Il conserve la tâche importante de surveiller
l'exécution des arrêts de la Cour par les États (Convention, art. 46 § 2 – ancien art. 54 –). Les rédacteurs du Protocole 11 ont
pensé de cette manière diminuer la durée de la procédure internationale et accorder aux requérants l'avantage d'une procédure
totalement judiciaire. Les conditions de recevabilité des requêtes demeurent identiques (Convention révisée, art. 35). D'autre
part, si tout État partie a un intérêt objectif à intenter un recours en cas de violation de la Convention à l'égard de qui que ce
soit (on note la différence avec la protection diplomatique), les requérants individuels (personnes physiques ou morales,
art. 34) doivent toujours établir leur qualité de victime.
D. - Saisine de la Cour
40. – On regrettera que les requêtes étatiques soient relativement peu nombreuses : une vingtaine de recours concernant
sept groupes d'affaires. Il faut faire ici spécialement mention de l'arrêt rendu par la Cour européenne (après le rapport
précieux de la Commission) le 10 mai 2001 dans l'affaire Chypre contre Turquie. Dans ce contentieux très long et continu
4
entre les deux pays, cette requête est la première (excepté l'intervention de Chypre dans l'affaire Loizidou, 23 mars 1995,
préc.) à avoir pu être déférée à la Cour. Le gouvernement requérant avait précédemment formé trois requêtes contre l'État
défendeur pour dénoncer les violations de la Convention depuis les événements de juillet et août 1974. La Commission avait
aussi rendu à cet égard deux rapports importants en 1976 et 1983 (rendus publics en 1992). Le Comité des Ministres avait
adopté pour sa part deux résolutions assez décevantes en 1979 et 1992 […]. La requête considérée ici soulevait nombre de
questions touchant au droit international général […]. Dans son arrêt, la Cour procède à pas moins de quatorze constats de
violations continues de la Convention (art. 2, 3 et 5, en particulier), concernant notamment les chypriotes grecs portés
disparus et leurs familles […].
Un arrêt de l'année 2000 concernait aussi une requête interétatique (Cour EDH, 5 avr. 2000, Danemark c/ Turquie),
concernant des manquements à l'article 3. Elle comportait une double dimension intéressante, de protection diplomatique
puisque la victime était de nationalité danoise, mais aussi de dénonciation d'une pratique générale d'emploi par les forces de
l'ordre de la contrainte physique pour obtenir des aveux. Toutefois la Cour n'a pas eu à se prononcer sur ces points, puisque
la requête s'est soldée par un règlement amiable. Sur un plan plus général, l'utilisation plus fréquente de l'article 33
permettrait de respecter davantage l'esprit de la Convention si, s'agissant de transgressions multiples des droits fondamentaux
les plus précieux (sans compter les autres violations du droit international), les États faisaient jouer la garantie collective,
réalisant ainsi une sorte d'"ingérence" judiciaire... Toujours est-il que, comparativement, ce sont les dizaines de milliers de
requêtes individuelles qui constituent aujourd'hui le pivot de la protection internationale.
41. – Recours individuels – Désormais, donc, l'individu possède un recours de plein droit porté directement devant une
Cour de justice. Un tel recours s'applique à tous les droits garantis, qu'ils se situent dans la Convention de base ou dans
n'importe quel protocole ratifié par l'État mis en cause. Cette règle ne subit qu'une exception prévue à l'article 56 paragraphe
4 : si un État déclare étendre l'application de la Convention à un territoire dont il assure les relations internationales, il doit
spécifier s'il accepte aussi la compétence de la Cour pour examiner des requêtes individuelles. […]
2° Compétence de la Cour
46. – Compétence "ratione temporis" – La Cour n'est compétente qu'au regard des faits dénoncés survenus
postérieurement à l'entrée en vigueur de la Convention pour l'État défendeur. Toutefois une situation continue constitutive de
violation n'échappe pas à sa compétence si, commencée avant cette date critique, elle perdure ensuite. Il en va ainsi du
simple fait de continuer à détenir un fichier constitué avant l'entrée en vigueur de la Convention pour l'État donné car, en
matière de protection de la vie privée, (art. 8, infra) une ingérence résulte autant de la mémorisation de données à caractère
personnel que de leur conservation ultérieure permettant de les utiliser sans que les intéressés puissent en réfuter le contenu
(Cour EDH, 4 mai 2000, Rotaru c/ Roumanie, § 46) . De même si une nationalisation est un acte instantané échappant à la
compétence de la Cour quand il est intervenu avant la ratification de la Convention, l'absence d'indemnisation est un fait
continu qui contrevient à un droit garanti par la seconde phrase de l'alinéa premier de l'article 1er du Protocole additionnel
(Cour EDH, 11 janv. 2000, Almeida Garrett e. a. c/ Portugal, § 41 et § 43).
47. – Compétence "ratione loci" – En ce qui concerne la compétence ratione loci de la Cour, la jurisprudence entend la
notion de "juridiction" au sens d'"autorité". Dans sa décision du 26 mai 1975 concernant l'affaire Chypre c/ Turquie (DR 2,
p. 125) la Commission le déclare nettement : bien au-delà des actes accomplis sur le territoire national, ce sont les
compétences de l'État qui sont en cause. Dès lors que l'État exerce sa compétence même hors de son territoire, il doit agir en
conformité avec la Convention. Et la Cour confirme cette doctrine dans l'arrêt Loizidou c/ Turquie du 23 mars 1995 (A
n° 310) : ... "une Partie Contractante peut également voir engager sa responsabilité lorsque, par suite d'une action militaire –
légale ou non –, elle exerce en pratique le contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national (occupation de la
partie septentrionale de Chypre et création de la « RTCN »). L'obligation d'assurer dans une telle région le respect des droits
et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu'il s'exerce directement, par l'intermédiaire des forces
armées de l'État concerné, ou par le biais d'une administration locale subordonnée" (§ 62, souligné par nous) (V. l'arrêt du
10 mai 2001, Chypre c/ Turquie, § 69 et § 81). C'est donc aussi à bon droit que la Cour ne prend pas en considération le lieu
où une arrestation est opérée ; alors que la Commission l'avait jugée licite au regard de l'article 5 § 1 parce que fondée sur
des raisons plausibles de soupçonner la commission d'une infraction pénale et opérée sur le territoire de l'État, la Cour se
borne à la juger telle par l'effet du premier élément seul (Cour EDH, 21 déc. 2000, Egmez c/ Chypre, § 83).
48. – Compétence "ratione personae" quant au défendeur – La requête doit être dirigée contre un État contractant. Ce
principe de base doit être explicité pour apprécier l'étendue de la responsabilité internationale de l'État au titre de la
Convention. L'imputabilité de la violation alléguée doit donc concerner un État ayant ratifié la Convention (et donc accepté
le droit de recours individuel), et éventuellement le protocole concerné par certains griefs. L'imputabilité d'une violation
alléguée de la Convention soulève quelquefois des difficultés. Dans l'affaire Drozd et Janousek (Cour EDH, 26 juin 1992 :
série A, n° 240), la Cour a estimé qu'elle était incompétente ratione personae pour apprécier les responsabilités de la France
et de l'Espagne du fait du mauvais fonctionnement de la justice en Andorre, ayant abouti à la condamnation des requérants.
Par contre, ces derniers étant détenus en France, la Convention était certainement applicable à ce titre.
49. – Compétence "ratione materiae" – Il faut relever que, selon la Commission : "Aux termes de l'article 1 de la
Convention, les États membres sont responsables de tous les actes ou omissions de leurs organes internes qui auraient violé
la Convention, que l'acte ou l'omission en question soient effectués en application du droit... interne ou d'obligations
internationales" (Cour EDH, 9 févr. 1990, M & Co, préc.). Ce principe a été formulé à l'occasion de requêtes dirigées contre
5
des mesures nationales d'application du droit communautaire, et a trouvé dernièrement une expression claire (voire
audacieuse) dans l'arrêt Matthews c/ Royaume-Uni du 18 février 1999.
- Schéma de la procédure devant la Cour européenne des droits de l'homme
Procédure avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11
Procédure après l’entrée en vigueur du Protocole n° 11
1. Phase initiale
Requête étatique
(art. 24)
1. Phase initiale
Requête individuelle
(art. 34)
Requête individuelle
(art. 25)
Requête étatique
(art. 33)
La cour
Comité 3
membres
Comité 3 juges
Commission
Irrecevabilité
Unanimité
Irrecevabilité
Unanimité
(1)Examen de la
recevabilité
(art.26 et 27)
Chambre
(1)Examen de la
recevabilité
(art.29 et 35)
Irrecevabilité
Fin de l’affaire
Décision de recevabilité
Irrecevabilité
Fin de l’affaire
Décision de recevabilité
(1)Etablissement des faits
et conciliation (art. 28)
Echec
Règlement amiable
Rapport (art. 31)
(1)Etablissement des faits
et conciliation (art. 28)
Règlement amiable :
Radiation du Rôle
(art. 30)
Règlement amiable :
Radiation du rôle
(art. 39)
2. Phase finale
2. Phase finale
Cour : comité de 3 juges
saisine par requérant
individuel
dans délai de 3 mois
(III) Comité des Ministres
(art. 32 §1)
Echec
Règlement amiable
Arrêt définitif
(III) Cour (art. 46)
Saisine par Etat ou
Commission dans délai
de 3 mois (art. 8)
Décision définitive
(art. 32)
Arrêt définitif +
satisfaction équitable
s’il y a lieu (art. 50)
Le CM surveille
l’exécution de sa décision
(art. 32 § 3)
Le CM surveille
L’exécution de l’arrêt
(art. 54)
(III) Arrêt au fond (art. 29)
+
satisfaction équitable
s’il y a lieu (art. 41)
Renvoi, délai 3 mois
Collège de 5 juges
Rejet
(art. 43)
Acceptation
(art. 43)
Grande Chambre
Arrêt définitif
(art. 44)
Compétence facultative
Protocole facultatif n°9 :
entrée en vigueur : le 1er octobre 1994
Le CM surveille
L’exécution de l’arrêt
(art. 54)
- Rapport annuel de la Cour européenne des droits de l'homme pour l’année 2010, p. 12-14.
8. Dans les premières années d’existence de la Convention, le nombre de requêtes introduites auprès de la Commission était
relativement modeste, et celui des affaires tranchées par la Cour bien plus faible encore. Cette situation changea dans les
années 1980, époque où l’augmentation croissante du nombre d’affaires portées devant les organes de la Convention rendit
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de plus en plus malaisée la tâche de maintenir la durée des procédures dans des limites acceptables. A ce problème s’ajouta,
à partir de 1990, l’augmentation rapide du nombre d’Etats contractants, qui passa de vingt-deux au nombre total actuel de
quarante-sept. Alors qu’elle avait enregistré 404 affaires en 1981, la Commission en enregistra 4 750 en 1997, dernière année
pleine où fonctionna le mécanisme de contrôle initial. Par ailleurs, le nombre de dossiers non enregistrés ou provisoires
ouverts par elle au cours de cette même année 1997 grimpa à plus de 12 000. Dans une bien moindre mesure, les chiffres
pour la Cour reflétaient une situation analogue : 7 affaires déférées en 1981, 119 en 19972.
9. Le graphique ci-dessous […] illustrent la charge de travail actuelle de la Cour : fin 2010, près de 140000 requêtes
attribuées étaient pendantes devant elle. Comme au cours des années précédentes, quatre Etats représentent plus de la moitié
(55,9%) des requêtes inscrites au rôle : 28,9% de ces requêtes sont dirigées contre la Russie, 10,9% contre la Turquie, 8,6%
contre la Roumanie et 7,5% contre l’Ukraine. Si l’on ajoute l’Italie (7,3%) et la Pologne (4,6%), six Etats représentent plus
des deux tiers de cette charge de travail (67,8%).
Requêtes attribuées à une formation judiciaire (1955-2010)
*Commission européenne des droits de l’homme
Le graphique suivant indique le nombre total d’arrêts prononcés par l’ancienne Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole
n°11, puis le nombre d’arrêts que la Cour a rendus par an sur la période 1999-2010. L’ancienne Cour avait rendu moins de
1000 arrêts. La nouvelle Cour en prononcé plus de 12500.
Arrêts (1959-2010)
En 2010, le plus grand nombre d’arrêts avaient pour Etats défendeurs la Turquie (278), la Russie (217), la Roumanie (143)
l’Ukraine (109). Ces quatre pays représentaient près de la moitié (49,8 %) de tous les arrêts. Si l’on ajoute la Pologne (107)
et l’Italie (98), près des deux tiers (63,4%) des arrêts rendus au cours de l’année concernaient ces six Etats. Il convient
toutefois de noter que le nombre d’affaires déclarées irrecevables ou rayées du rôle continue à progresser. En particulier, le
nombre d’affaires radiées à la suite d’un règlement amiable ou d’une déclaration unilatérale a presque doublé (…).
3680 décisions relatives à des demandes de mesures provisoires (article 39 du règlement) ont été rendues par la Cour en
2010, soit une augmentation de 53% par rapport au nombre déjà exceptionnel de demandes traitées l’année précédente
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Au 31 octobre 1998, l’« ancienne » Cour avait rendu un total de 837 arrêts. Durant ses années d’existence (1955-1998), la Commission a reçu plus de
128 000 requêtes. Elle a continué de fonctionner pendant douze mois, afin de traiter les affaires déjà déclarées recevables avant l’entrée en vigueur du
Protocole n° 11.
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(2402). 1440 demandes, soit près de 40%, ont été accueillies. Les demandes de mesures provisoires représentent une charge
supplémentaire pour la Cour et son greffe.
10. Le 1er juin 2010 est entré en vigueur le Protocole n°14, qui modifie certains articles de la Convention. Deux de ses
dispositions (création de la formation de juge unique et possibilité pour les comités de trois juges de se prononcer sur les
affaires faisant l’objet d’une jurisprudence bien établie) avaient déjà pris effet à l’égard des Etats contractants qui avaient
auparavant approuvé l’application provisoire du Protocole ou accepté le Protocole n° 14 bis. Le but principal est d’améliorer
les capacités de la Cour en instaurant de plus petites formations judiciaires, ce afin de permettre aux juges de se consacrer
davantage aux affaires urgentes ou juridiquement plus importantes.
11. Les statistiques exposées ci-dessus et au chapitre XII montrent clairement les pressions que subit le système de la
Convention. La situation s’est sans cesse détériorée au fil des ans. Les Etats contractants ont réagi en organisant, les 18 et 19
février 2010, la Conférence d’Interlaken, au cours de laquelle ils ont adopté la Déclaration d’Interlaken sur l’avenir de la
Cour européenne des droits de l’homme. Ce texte réaffirme l’attachement des Etats parties à la Convention et à la Cour. Il
met fortement l’accent sur le principe de subsidiarité en vertu de la Convention. En ce qui concerne le système de la
Convention, la Déclaration prévoit à l’avenir de nouveaux mécanismes de filtrage des requêtes irrecevables et envisage
l’éventualité du traitement des requêtes répétitives par le même organe. Concernant la Cour en particulier, la Déclaration
préconise des améliorations dans la procédure de sélection des juges. A cette fin, le Comité des Ministres a adopté une
résolution créant un panel consultatif d’experts qui examinera les listes de candidats de chaque Etat contractant avant leur
soumission à l’Assemblée parlementaire. Le panel est entré en fonction en janvier 2011. Enfin, la Déclaration prévoit une
procédure simplifiée pour la modification de dispositions d’ordre organisationnel de la Convention, par le biais d’un Statut
pour la Cour ou d’une nouvelle disposition dans la Convention permettant de modifier certains articles sans avoir recours à
un nouveau Protocole.
12. D’après le calendrier prévu par la Déclaration, les travaux préparatoires aux modifications futures de la Convention
devront être achevés d’ici à juin 2012 et être suivis d’une période d’évaluation jusqu’en 2015. Les autres changements plus
fondamentaux qui s’avéreraient nécessaires au fonctionnement durable de la Convention à long terme devront être examinés
par le Comité des Ministres avant la fin de 2019.
- E. Decaux, « L’entrée en vigueur du Protocole n°14 de la Convention EDH, Too late and too little… », La semaine
juridique. Edition générale, juin 2010, n°23, 616.
L'entrée en vigueur du Protocole n° 14 à compter du 1er juin 2010, plus de six ans après son adoption, constitue un
événement politique pour le Conseil de l'Europe. - Les conférences de Madrid, en mai 2009 et d'Interlaken, en février 2010,
ont permis un déblocage diplomatique, ouvrant la voie à la ratification de la Fédération de Russie, le dernier État partie à
accomplir cette formalité tant attendue. - Pour autant, le Protocole n° 14 à la CEDH, « amendant le système de contrôle de la
Convention », n'est qu'une réforme technique, de portée limitée et intervenant trop tard. - Réforme déjà dépassée du fait de
l'accumulation des requêtes individuelles et qui laisse entiers les problèmes de fond d'une Cour chargée de protéger les droits
de l'homme de 800 millions d'européens, à travers 47 États…[…]
Sommaire
Dans un premier temps, il était envisagé une entrée en vigueur rapide du Protocole n° 14 qui avait été adopté le 13
mai 2004 […]. Ainsi le 3e sommet des chefs d'État et de Gouvernement des États membres du Conseil de l'Europe, réuni à
Varsovie en mai 2005, avait-il lancé une réflexion ambitieuse en demandant à un groupe de sages d'examiner « l'efficacité à
long terme du mécanisme de contrôle de la Convention EDH, y compris les effets initiaux du Protocole n° 14 et des autres
décisions prises en mai 2004 ». Le comité des Sages - où siégeait notamment l'ancien premier président de la Cour de
cassation, Pierre Truche - a rendu son rapport définitif en novembre 2006[…]. Mais la perspective d'une entrée en vigueur du
Protocole n° 14 dans un délai de 2 ans s'est vite éloignée, la Fédération de Russie retardant sa ratification, en multipliant les
prétextes de blocage. Devant cette impasse, la conférence de Madrid, convoquée en mai 2009 a constitué une sorte de quitte
ou double. Sur le plan technique, un « Protocole n° 14 bis » a été adopté, sous forme d'un accord inter se qui constitue un
précédent assez dangereux au regard des principes du droit international public, au risque de détricoter le Protocole n° 14,
par une sorte de renégociation à la carte […]. Pour autant, ce pari a été un succès, dans la mesure où tout semble indiquer que
la crainte d'être durablement isolée par ses partenaires et de voir le train de la réforme partir sans elle, a amené la Russie à un
revirement de position. Une nouvelle conférence, organisée à Interlaken, à l'initiative de la présidence suisse les 18 et 19
février 2010, a permis à la Russie de faire le geste politique tant attendu en déposant son instrument de ratification, ouvrant
ainsi la voie à l'entrée en vigueur du Protocole n° 14, trois mois après, à compter du 1er juin 2010. La conférence d'Interlaken
ouvre de nouvelles perspectives ambitieuses, à moyen et à long terme pour l'avenir de la Cour EDH, mais son résultat le plus
immédiat est de fermer une trop longue parenthèse de 6 ans, en permettant à la Cour d'entrer dans le troisième âge de son
existence, en mettant en oeuvre la Convention telle qu'amendée par le Protocole n° 14 qui s'applique désormais aux 47 États
parties, c'est-à-dire à l'ensemble des États membres du Conseil de l'Europe.
1. 1. La réorganisation de la Cour EDH
La réforme modifie le système d'élection des juges en prévoyant un mandat unique de 9 ans (Conv. EDH, art. 23
mod. ; Prot. n° 14, art. 2), alors qu'initialement les juges étaient élus pour 9 ans, renouvelables, sans limite d'âge, comme c'est
toujours le cas à la Cour internationale de La Haye. Le Protocole n° 11 avait réduit cette durée à 6 ans renouvelables, tout en
imposant non sans démagogie une limite d'âge à 70 ans. Ce système avait pour inconvénient de soumettre les juges sortants à
réélection, dans le contexte très politique de l'Assemblée parlementaire, ce qui n'était guère conforme à leur dignité et à leur
indépendance. En adoptant un mandat unique, relativement long, le Protocole n° 14 garantit l'indépendance formelle des
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juges, même si c'est au prix de la continuité. Une hypothèque de taille demeure s'agissant de candidats élus de plus en plus
jeunes - notamment dans les « nouvelles démocraties » - qui devront retrouver une carrière dans leur pays d'origine, après
neuf années passées à Strasbourg. Reste aussi à savoir si la qualité de la Cour se maintiendra avec un taux de rotation des
juges aussi rapide, si l'on considère que les principaux responsables de la Cour, à commencer par son président, le juge JeanPaul Costa […], siègent depuis 1998. Le Protocole n° 14 met en place un dispositif transitoire pour éviter une césure dans
l'organisation de la Cour : les juges accomplissant leur premier mandat voient celui-ci prorogé de 3 ans et porté
automatiquement à 9 ans, tandis que les autres juges bénéficient d'une prolongation « de plein droit » de 2 ans, sous réserve
du couperet de la limite des 70 ans. Par contre, les nouveaux juges seront désormais élus pour un mandat unique de 9 ans.
L'organisation interne de la Cour se trouve modifiée par l'introduction d'un nouvel échelon pour traiter les affaires.
L'articulation de la Grande Chambre – composée de 17 juges – et des chambres – composées de 7 juges – demeure
inchangée. En pratique la Cour a renforcé sa force de travail en répartissant son potentiel de 47 juges au sein de 4 puis de 5
chambres.
Mais c'est à l'échelon inférieur que l'économie de moyens intervient, avec la mise en place d'un juge unique venant décharger
les comités de 3 juges. Ainsi, en vertu de l'article 27 créé (Prot. n° 14, art. 7), un juge unique peut déclarer une requête
irrecevable. Il est précisé que le juge unique ne peut examiner une requête « introduite contre la Haute partie contractante au
titre de laquelle ce juge a été élu » (Conv. EDH, art. 26 mod. ; Prot. n° 14, art. 6). Cette disposition de bon sens n'en pose pas
moins des questions pratiques, sur le plan linguistique ou juridique, le juge unique pouvant se trouver dans la dépendance du
greffe, notamment lorsqu'il s'agit de langues « rares ».
Les comités de 3 juges quant à eux sont saisis pour « examen complémentaire » des affaires transmises par le juge
unique et peuvent, en vertu de l'article 28, § 1, modifié (Prot. n° 14, art. 8), soit les déclarer irrecevables, soit se prononcer
sur le fond, « lorsque la question relative à l'interprétation ou à l'application de la Convention (…) fait l'objet d'une
jurisprudence bien établie de la Cour ». Il s'agit des « affaires répétitives » qui encombrent le rôle de la Cour. Autrement dit,
ce que faisaient les comités de 3 juges, le juge unique sera appelé à le faire, tandis que les comités pourront suppléer les
chambres pour le tout-venant du contentieux.
On peut noter au passage que l'article 24 sur le greffe est modifié (Prot. n° 14, art. 4), en gommant la mention des «
référendaires », le modèle de la Cour de justice des Communautés européennes n'ayant pas fait école, mais en instituant des
« rapporteurs », qui tout en faisant partie du greffe seront chargés d'assister les juges uniques. Rien ne dit si ce système
n'aboutira pas à un système d'assesseurs, à des « sous-juges » nommés et non élus, agissant « sous l'autorité » lointaine du
président de la Cour EDH. Sans aller jusqu'à mettre en place le « comité judiciaire » préconisé par le comité des Sages, à
défaut de ressusciter l'ancienne commission, ce qui impliquerait un nouveau protocole, on peut imaginer une évolution
empirique, au sein du système actuel. Mais cette restructuration progressive va surtout de pair avec une restriction des
critères de recevabilité, dans le but avoué de « renforcer la capacité de filtrage de la Cour ».
2. 2. Les conditions de recevabilité
Classiquement, la Convention EDH définissait des conditions strictes de recevabilité, en écartant notamment toute
requête « manifestement mal fondée ou abusive » (pour une vue d'ensemble de la jurisprudence, V. not. F. Sudre et alii, Les
grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme : PUF, coll. Thémis, 5e éd., 2009. - Et V. Berger, Jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l'homme : Sirey, 11e éd., 2009). Ainsi le fond était considéré prima facie, comme un
élément de la recevabilité, ce qui peut sembler étrange pour un juriste français. Mais l'élément le plus discuté de la réforme
actuelle consiste à ajouter une nouvelle condition de recevabilité, à l'article 35, § 3, b), lorsque la Cour « estime (…) que le
requérant n'a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses
Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n'a pas été
dûment examinée par un tribunal interne » (pour ce débat, V. not. G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss (dir), La réforme du
système du contrôle contentieux de la Convention européenne des droits de l'homme : Bruylant, 2005).
Malgré ces deux conditions, présentées comme des « clauses de sauvegarde », la nouvelle disposition relève du
principe de minimis non curat praetor, sans prendre garde au fait que pour la victime potentielle d'une violation des droits
garantis toute affaire est « importante ». Le caractère négligeable du préjudice est difficile à apprécier, si l'on rappelle qu'un
franc symbolique a été considéré comme une condamnation pénale dans l'affaire Lehideux et Isorni contre France (CEDH,
23 sept. 1998, n° 24662/94 : JDI 1999, vol. 1, p. 266, E. Decaux et P. Tavernier ; JCP G 1999, II, 10119, note H. Moutouh).
Il appartiendra aux juges de trouver une voie moyenne pour éviter d'être submergés par les requêtes individuelles sans fermer
l'accès de la Cour aux victimes les plus démunies, comme cela avait été le cas en 1990 d'un comité de trois membres de la
Commission dans une affaire d'extrême pauvreté (CEDH, comm., 9 mai 1990, Van Volsem c/ Belgique : RUDH 1990, p.
349, F. Sudre). La référence au principe de subsidiarité n'est pas non plus tout à fait convaincante, même avec le bémol «
dûment examinée » si l'on rappelle que, le plus souvent, c'est le juge interne qui est défaillant. Mais l'aspect le plus grave de
la réforme est de confier la mise en oeuvre de ces dispositions nouvelles à un juge unique, en dehors de toute collégialité, ce
qui peut faire craindre une procédure expéditive, avec des décisions standardisées.
3. 3. L'exécution des arrêts
Un troisième volet de la réforme est venu alourdir le Protocole n° 14, sans qu'on puisse saisir son effet utile. Il s'agit
de la mise en place d'un véritable jeu de cache-cache entre la Cour et le Comité des ministres. Depuis 1998, le Comité des
ministres avaient acquis un rôle particulièrement important en veillant à la bonne exécution des arrêts. Ce faisant il s'était
heurté à certains États récalcitrants, comme à l'occasion de l'affaire Ilascu contre Russie et Moldavie qui avait donné lieu à
un arrêt de condamnation du 8 juillet 2004 (CEDH, 8 juill. 2004, n° 48787/99). Or face à une impasse politique devant le
Comité des ministres, le Protocole n° 14 n'imagine rien de mieux qu'un renvoi devant la Cour. Dans un premier temps, pour
sauver la face de l'État condamné, l'article 46 (Conv. EDH, art. 46 mod. ; Prot. n°14, art. 16) évoque une « difficulté
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d'interprétation » de l'arrêt, la Cour étant saisie par un vote aux deux tiers du Comité des ministres. Si la Cour précise ou
confirme son interprétation, le Comité des ministres se trouve de nouveau au pied du mur. Il peut encore, après « mise en
demeure » de l'État en cause, « saisir la Cour de la question du respect par cette partie de son obligation au regard du 1 »,
c'est-à-dire son obligation de « se conformer aux arrêts définitifs de la Cour » dans les litiges auxquels il est partie…
Autrement dit, tout se passe comme si la Cour devait dire deux fois ce qu'est un « arrêt définitif »…Et en cas de violation de
l'article 46, § 1, la Cour « renvoie l'affaire au Comité des ministres afin qu'il examine les mesures à prendre ».
Alors que la Convention se bornait à affirmer l'autorité de la chose jugée, laissant le soin au Comité des ministres, en
tant qu'organe politique, de surveiller « l'exécution des arrêts », le Protocole n° 14 instaure une escalade verbale, où la Cour
et le Comité des ministres sont appelés à se répéter ou à se dédire, comme dans les rodomontades des personnages de Pagnol
qui ne cessent de menacer « arrête moi, ou je fais un malheur ». Il s'agissait sans doute d'une mesure inutile qui a été perçue
comme une provocation par la Russie, mettant en péril l'ensemble de la réforme. Évacué par le Protocole n° 14 bis, le nouvel
article 46 n'a pas fait l'objet d'une déclaration d'opting out de la part de la Russie mais on peut supposer qu'elle a reçu assez
d'apaisement pour le considérer comme inoffensif. Ainsi au lieu de renforcer l'autorité de la Cour et du Comité des ministres,
la réforme risque d'ouvrir la voie à une renégociation diplomatique des arrêts préalable à une réinterprétation de la part de la
Cour à qui on demandera de revoir sa copie… Mais ces trois grands volets ne sont pas les seules innovations du Protocole n°
14 qui marque également deux essais à transformer. D'une part, l'article 36 sur la tierce intervention consacre le rôle
privilégié du Commissaire aux droits de l'homme en la matière, ce qui ne pouvait manquer d'inquiéter les États craignant une
forme d'activisme judiciaire, à commencer par la Russie (cf. E. Decaux et Ch. Pettiti (ed), La Tierce intervention devant la
Cour européenne des droits de l'homme : Bruylant, 2009). Alors que le mandat du Commissaire établi par la résolution
99(50) du Comité des ministres dressait une cloison étanche avec la Cour, en soulignant son rôle non-contentieux, il trouve
sa pleine consécration juridique dans les traités européens. D'autre part, l'article 59 de la Convention est amendé pour
préciser que « L'Union européenne peut adhérer à la présente Convention ». C'est une formule symétrique de celle qui
apparaît dans le traité de Lisbonne, mais au-delà de ce voeu pieux, reste à négocier les modalités techniques de cette
adhésion. Là encore la Russie a fait savoir qu'elle serait vigilante et que son attitude dépendra du climat de l'ensemble de ses
relations avec l'Union européenne. C'est assez dire qu'on attend déjà avec impatience le Protocole n° 15 à la CEDH…
- Allocution d’ouverture de Jean-Paul Costa au Colloque “Dix ans de la “nouvelle” Cour européenne des droits de
l’homme : bilan et perspectives », Strasbourg, 13 octobre 2008.
[…] S’agissant de la période de dix ans qui vient de s’écouler, elle comporte à la fois des aspects très positifs et des aspects
moins favorables. Je les évoquerai successivement avant de dégager les perspectives d’avenir.
Les aspects très positifs
La consécration du droit de recours individuel et le caractère enfin obligatoire de la juridiction de la Cour sont
incontestablement à mettre à l’actif de la réforme. Le caractère désormais purement juridictionnel du mécanisme représente
un progrès indéniable par rapport au système antérieur. Le droit de recours individuel et la juridiction obligatoire ne
dépendent plus de décisions des Etats.
Dans le même temps, le nombre des arrêts et des décisions rendus par la Cour a considérablement augmenté. Je me bornerai
à rappeler que 7 771 requêtes étaient pendantes le 31 décembre 1998 et qu’actuellement le chiffre des affaires pendantes est
approximativement de 95 000 (douze fois plus en dix ans). […]
Toutes ces améliorations ne doivent pas cependant masquer certains aspects moins favorables de l’évolution récente.
Les aspects moins favorables
Il me faut parler de l’engorgement de la Cour et des délais trop longs dans lesquels, de ce fait, elle rend ses décisions. Pour
ne citer que quelques chiffres, en 2007, le nombre d’affaires attribuées à une formation judiciaire a été de 41 700, le nombre
de requêtes tranchées de 28 792, ce qui fait un déficit de presque treize mille ; pour les neuf premiers mois de 2008, le
nombre d’affaires attribuées à une formation judiciaire est de 37 550, ce qui constitue une augmentation non négligeable, et
le nombre de requêtes jugées s’élève à 22 073 soit un déficit de plus de quinze mille. Et les très nombreuses requêtes
engendrées par les événements du Caucase vont aggraver notre charge.
Les causes de l’engorgement sont connues. […]
Peu après l’entrée en vigueur du Protocole 11, il est apparu que le système allait accumuler des retards préjudiciables. Le
Protocole 14, élaboré par l’ensemble des Etats membres, a pour objet de rendre le fonctionnement de la Cour plus efficace.
Ouvert à la signature dès le printemps de 2004, il a été signé par tous les Etats parties à la Convention, mais une ratification
manque encore, depuis deux ans, pour que le Protocole entre en vigueur […].
Face à cette situation, comment envisager l’avenir, c’est le troisième et dernier volet de mon intervention.
L’avenir
Le recours individuel, directement porté devant la Cour, caractéristique majeure du système européen, et lente conquête
encore unique au monde, constitue un acquis incontestable et salué de toute part. Mais il faut le concilier avec un traitement
rapide et efficace des requêtes. […]
Pour que les perspectives de notre Cour soient à la hauteur de son bilan, il faut que tous ensemble nous réfléchissions à
l’avenir, que nous appelions de nos vœux un souffle nouveau. Ce n’est pas facile. Le nombre même des recours - qui ne sont
pas tous, loin s’en faut, sans fondement -, révèle à la fois que la défense des droits de l’homme appelle une vigilance
constante, et que quelque 800 millions d’Européens font confiance à notre Cour pour l’assurer. Je ne suis pas pessimiste pour
l’avenir. A condition bien entendu que la volonté existe, la volonté des Etats mais aussi celle de la société civile, les droits de
l’homme ne déclineront pas au XXIème siècle. Ils doivent au contraire progresser.
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