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1. Afin de prendre en considération le cadre dans lequel je suis aujourd'hui chaleureusement invité à échanger quelques idées autour du cinématographe de Robert Bresson, le musée d'art contemporain de Shanghai, j'ai choisi de commencer en évoquant la peinture du XXe siècle. Il s'agit d'une citation. Mon intervention, qui tentera modestement d'agencer un certain nombre de fragments de pensées en relation avec l'œuvre de Robert Bresson, en comportera beaucoup d'autres, qui seront explicitées comme telles ou non. En 1948, Marie Raymond, artiste peintre et mère du célèbre artiste Yves Klein, décrivit son propre regard de peintre en ces termes : "L'espace, le vide apparent entre les choses, c'est là que réside la vie, ce mystérieux lien entre les atomes, la trame de l'infini." Robert Bresson a, me semble-t-il, partagé dans ses films - et de façon majeure - cet intérêt pour le vide qu'il y a entre les choses et ce que, à première vue, on ne voit pas. Le mot "chose" doit ici être compris dans un sens très large, être lié au matériel en opposition à l'immatériel, englobant aussi bien objets, humains, animaux... Témoignent de cet engouement ses célèbres Notes sur le cinématographe publiées en 1975 dans lesquelles il a fixé sur le papier - plus comme pense-bête tardif que pour "faire école" - les principaux axiomes de son travail. Signalons au passage que la règle consistant à laisser une grande place à la chance et au hasard lors des tournages, prend volontiers l'ascendant sur toutes les autres. Page 77, nous pouvons lire : "TRADUIRE le vent invisible par l'eau qu'il sculpte en passant." Ce style épuré et poétique bien à lui, que l'on retrouve sous sa plume comme dans ses films, est aussi ici métaphorique. En effet, cette citation, liée au sens propre au paysage, peut également parfaitement rejoindre, au sens figuré, cette autre note à propos des visages de ses "modèles" - nom qu'il donnait aux acteurs amateurs avec qui il travaillait dans ses films - page 98 : "Modèles. C'est à toi, ce n'est pas au public qu'ils donnent ces choses qu'il ne verrait peut-être pas (que tu ne fais qu'entrevoir). Dépôt secret et sacré." C'est également à ce vide entre les choses, à cet indicible, que Philippe Arnaud fait allusion au début de son petit livre de référence sur Bresson, lorsqu'il décrit l'écart ontologique entre le "réalisme" honni par Bresson, et le "réel" qu'il a si subtilement capté dans ses films. Il écrit : "Le réel, dans la réalité, c'est-ce qui n'est pas encore assimilé, et à l'écran, le réel, c'est-ce qui n'est pas immédiatement ou directement figurable. C'est ce qui se passe entre les choses. [..] Le réel ne se confond pas avec la réalité, il en est la part excédentaire, dont la réalité, ce réel connu, pacifié, égal à son attente, porte le chiffre ou l'empreinte." (Robert Bresson, Philippe Arnaud, pp 17-18) 2. Comment Bresson parvient-il à capter dans ses plans les passions, l'action et la tragédie, fruits de ce "réel" qui circule librement, échappé entre les choses ? Il part tout d'abord d'un axiome noble car égalitaire, propre au regard : les éléments en présence lors du tournage doivent être regardés et approchés, dans leur différence même, avec la plus totale égalité. Autrement dit, pour que ce qui se cache entre les éléments directement visibles se révèle d'autant mieux devant l'objectif puis à l'âme des spectateurs, ces éléments doivent impérativement avoir le même coefficient d'importance pour le cinéaste. Et cette égale importance n'est pas également minorée, mais également majorée. Le contraire entraînerait un déséquilibre, porterait l'attention sur une chose plutôt qu'une autre et annihilerait la traque de l'infiniment fragile et farouche apparition du réel. Dès lors, on ne peut pas s'étonner que l'âne de Au Hasard Balthazar ait été rigoureusement soumis aux mêmes conditions que les modèles de ses films durant le casting, qu'il ait fallu - au prix de grandes difficultés lors du tournage - un âne non dressé, à égalité avec ses modèles qui ne sont pas des acteurs professionnels mais des amateurs. 3. Égalité donc, mais aussi éloge de la pauvreté, comme le note fort justement André Bazin dans son texte phare à propos du film Journal d'un curé de campagne : "Alors que les personnages du livre existent concrètement pour le lecteur, que la brièveté éventuelle de leur évocation sous la plume du curé d'Ambricourt n'est nullement ressentie comme une frustration, une limitation à leur existence et à la connaissance que nous en avons, Bresson ne cesse, en les montrant, de les soustraire à nos regards. A la puissance d'évocation concrète du romancier, le film substitue l'incessante pauvreté d'une image qui se dérobe par le simple fait qu'elle ne se développe pas." (qu'est-ce que le cinéma ?, Le "Journal d'un curé de campagne" et la stylistique de Robert Bresson, André Bazin, p. 110, 1951) [Bazin soulève ici un autre point très important, longuement développé dans la suite de son texte mais aussi par d'autres exégètes de ses films, celui de l'adaptation cinématographique d'œuvres littéraires. Je n'ai pas le temps d'en dire plus maintenant.] Un chapitre entier des Notes sur le cinématographe s'intitule : "De la pauvreté". On peut, par exemple, y lire cette note fulgurante : "Rien de trop, rien qui manque." La simplicité apparente de ces quelques mots ne doit pas faire oublier la difficulté redoutable qui se cache derrière la recherche d'un tel équilibre épuré. Une recherche qui a, à n'en pas douter, quelques affinités avec le geste harmonieux et ascétique des grands peintres traditionnels de la culture chinoise. Dans son premier film datant de 1943, Les Anges du péché, une scène représente, selon moi, la quintessence de cet acte de dépouillement, de pauvreté auquel Bresson n'aura de cesse de se rattacher avec force conviction par la suite. Anne-Marie, une femme des villes très sophistiquée, décide de quitter le Grand Monde, et arrive dans un monastère pour y vivre sa vie. Dans la scène en question, nous la voyons dans sa chambre, abandonner un à un tous ses attributs matérialistes et luxueux. Elle jette également, dans le feu de la cheminée allumée, une photo d'elle datant de sa vie passée, alors qu'elle posait en femme du Monde, maquillée et habillée de manière très chic. Je pense que ces quelques plans traduisent, dès 1943, la forte volonté qu'aura Bresson de ne pas se laisser attirer par le star-system, de faire le vide en repoussant le superflu de manière préliminaire. 4. J'ai cité les propos de Marie Raymond en introduction, j'aurais tout aussi bien pu évoquer le monologue de Jean-Paul Belmondo dans Pierrot le Fou, le film de Jean-Luc Godard de 1965. Imitant la voix de l'acteur Michel Simon (donc sans doute plus en hommage à Renoir qu'à Bresson), il dit, face à la caméra : "J’ai trouvé une idée de roman. Ne plus décrire la vie des gens, mais seulement la vie, la vie toute seule. Ce qu’il y a entre les gens : l’espace, le son et les couleurs. Il faudrait arriver à ça. Joyce a essayé, mais on doit pouvoir faire mieux." On voit ainsi se dessiner dans cette recherche de captation de ce qu'il y a "entre les gens", une sorte de manifeste commun, non seulement à la peinture, au cinéma, mais aussi évidemment à la littérature moderne. Godard écrivait déjà dans les Cahiers du cinéma en 1957, à propos du film Bitter Victory de Nicholas Ray : "On ne s'intéresse plus aux objets, mais à ce qu'il y a entre les objets, et qui devient à son tour objet. Nicholas Ray nous force à regarder comme réel ce que l'on ne regardait même pas comme irréel." Il ne fait aucun doute que, sans avoir jamais cherché à en imiter bêtement le travail mais plutôt à s'imprégner de son esprit, Bresson a été une source d'inspiration majeure pour Godard. Ce dernier ouvre d'ailleurs les deux premiers chapitres de ses monumentales Histoire(s) du cinéma par des citations des Notes sur le cinématographe. 5. Cependant, ne nous y trompons pas. Même s'il a, à ses débuts, été tenté par la peinture, Robert Bresson a, comme peu d'autres cinéastes, totalement mis à profit ce que lui apportait de neuf le médium cinématographique. Il ne fut pas un de ces cinéastes décoratifs et académiques qui, ne se faisant ni une haute idée de l'art qu'ils pratiquent, ni de la peinture, pensent naïvement en terme d'identité complète et sans reste entre les deux arts. Ainsi que le philosophe Gilles Deleuze l'affirmait devant les élèves de l'école de cinéma parisienne de la FEMIS en 1987 dans ce qui reste l'une de ses rares conférences : S'il existe bien un point de convergence entre la peinture, le cinéma, et les autres pratiques créatrices qui réside "dans la constitution d'espaces-temps", "la peinture invente des blocs de lignes-couleurs" quand faire du cinéma consiste à "fabriquer des blocs de mouvements-durée". Bresson avait tout à fait conscience de cette différence et d'ailleurs, Deleuze prend ensuite justement Bresson comme exemple en décrivant la manière dont ce dernier conçoit l'espace-temps en blocs de mouvements-durée dans ses films : "Tout se passe comme si l’espace bressonnien, à certains égards, se présentait comme une série de petits morceaux dont la connexion n’est pas prédéterminée. Série de petits morceaux, dont, dès lors, la connexion n’est pas prédéterminée." Ces "petits morceaux", ces fragments animés, sont raccordés entre eux après le tournage, par l'opération du montage. On voit bien que si leur connexion n'est pas prédéterminée au tournage, il y a assurément quelque chose qui peut passer entre eux, la liaison est fragile, des images absentes peuvent venir se glisser subrepticement entre deux prises retenues au montage. Ainsi, le vide est là aussi, non seulement dans le plan, mais aussi entre deux plans qui en laissent éventuellement deviner un troisième qui pourra aussi bien s'imprimer dans la mémoire des spectateurs que les deux qui sont véritablement présents dans le film. Des images mentales, décentrées, fantômes. Des images-gonds, raccordant tant bien que mal l'espace et le temps, qui n'apparaissent que par la grâce d'images fragmentaires, visuelles ou sonores, savamment disposées au montage. Des apparitions qui rappellent que le cinéma n'est pas l'art du tout montrer, ni du tout voir. Nombreux ont sûrement cru, après la projection, avoir aperçu le train filant dans la nuit à la fin d'Un condamné à mort, ou le visage de la vieille dame lorsque son père la gifle dans la dernière partie de L'Argent… Non, à l'écran vous n'avez entendu que le vacarme du train qui passe, vous n'avez vu que le bol tenu par la vieille dame qui tangue brutalement et le café à l'intérieur qui en déborde. 6. Deleuze relie ensuite le travail de la main du monteur - il faut noter que Bresson n'était pas monteur lui-même, même s'il travaillait évidemment en étroite collaboration avec les monteurs de ses films - aux nombreuses mains visibles dans les films de Bresson. En 2012, on peut affirmer que ce geste du montage est quasiment d'un autre temps, comme une forme d'artisanat révolu. Aujourd'hui, et après l'avènement analogique de la vidéo dans les années 80-90 qui déjà transformait considérablement le geste du monteur, qu'il s'agisse du montage d'images numériques ou d'images de synthèses, la main n'a plus le même travail à fournir. Elle reste quasiment inerte sur la souris d'un ordinateur, ou se contente de faire glisser les images du doigt à même l'écran. Ceci est constaté sans réelle nostalgie puisque ces gestes différents s'accompagneront de nouvelles images et de nouvelles formes de montages. Le jeu des mains filmées et montées, au début de Un condamné à mort s'est échappé, est admirable. Il indique, dès l'ouverture, le rapport de force qui va naître entre Fontaine, prisonnier des allemands, et ses geôliers. On peut d'emblé constater l'écart entre la main exposée du policier qui passe froidement les vitesses sur le levier et celle, discrète et fébrile, de Fontaine qui tente un geste pour s'échapper de la voiture. Cette main peu adroite, qui est la même que celle du pickpocket amateur dans Pickpocket, va, au fil du film, prendre de l'assurance. Elle va devoir se plier à la discipline et à la mécanique de ses ennemis pour leur échapper : nous observons ceci dans les nombreux gros plans montrant les mains déterminées de Fontaine au travail, préparant méticuleusement son évasion dans sa cellule. 7. Ces mains résistantes rappellent que Bresson s'est aussi attaché dans nombre de ses films à raconter l'histoire de ceux qu'on ne voit pas. Comme le fameux cinéaste chinois Jia Zhangke plus tard, qui prit un petit pickpocket anonyme pour personnage principal de son premier film Xiao Wu, pickpocket en 1997, Bresson s'est intéressé à des personnages aux prises avec la société dans laquelle ils vivent. Inadaptés, prisonniers, persécutés, ils évoluent généralement en marge de la société, soit qu'ils en fassent le choix incapables de se conformer aux conventions de celle-ci, soit qu'ils y soient contraints et forcés. Le suicide, effacement fatal, est brutalement omniprésent dans les films de Bresson à partir de Mouchette, en 1967. L'acte a d'ailleurs généralement lieu hors-champ, dans une sortie du cadre pour le cache qui est aussi ultime retrait du monde. A partir de la fin des années 60 et pendant les années 70, durant cette décennie de grandes luttes politiques en France, Bresson - contrairement à Godard par exemple - préfèrera donc évoquer dans ses films le désespoir plutôt que les espoirs suscités par les nouvelles formes de résistances aux dérives d'une société qu'il condamnait lui aussi fortement. Les suicidés de la dernière période de Bresson s'opposent apparemment en tout aux personnages fragilisés qui luttent pourtant sans relâche, tels Fontaine dans Un condamné à mort, ou Agnès à la fin des Dames du Bois de Boulogne. Jean-Luc Godard, dans le chapitre 3A des Histoire(s) du cinéma, interprète les derniers mots d'Agnès à la fin des Dames du Bois de Boulogne (- Lutte ! - Je lutte. - Reste ! - Je reste.") comme l'unique geste cinématographique de résistance du cinéma français durant toute l'occupation allemande. Cette interprétation prend tout son sens lorsqu'on met en regard cette scène avec les propos exaltés de Fontaine à la fenêtre de sa cellule dans Un condamné à mort (- Pourquoi tout ça ? - Pour lutter. Lutter contre les murs, lutter contre moi, lutter contre ma porte. Vous aussi Mr Blanchet il faut lutter, et espérer.). Métaphoriquement ou très directement, dans les deux cas, la nécessité vitale de lutter est mise en avant. A mon sens, c'est surtout ce Robert Bresson là qui a bien sa place, au musée je ne sais pas, mais parmi les compagnons de route dont nous nous devons aujourd'hui d'être les contemporains, certainement.