Degrés et usages du savoir dans les romans de Patrick DEVILLE

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Degrés et usages du savoir dans les romans de Patrick DEVILLE
Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009
Degrés et usages du savoir dans les romans de Patrick DEVILLE
(1987-1995)
Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi*
ABSTRACT
Grand voyageur, cinéphile averti, Directeur littéraire de la M.E.E.T, la Maison des écrivains étrangers et
traducteurs de Saint-Nazaire, Patrick Deville, né en 1957, bâtit depuis bientôt vingt ans, une œuvre originale qui
compte maintenant sept romans et plusieurs nouvelles. Ses fictions représentent l’une des tentatives
d’élaboration du roman aujourd’hui. Notre analyse qui s’interroge sur les degrés et usages du savoir souligne
leur pertinence quant à l’approche du savoir, du savoir scientifique comme du savoir-vivre.
Mots clefs : Roman Français Contemporain, Interrogation Sur Les Référents Scientifiques Utilisables
En Littérature, Savoirs Scientifiques, Savoir-Vivre Et Savoir-Faire, Formalisme, Ambition
Encyclopédique, Humour, Pensée Du Temps.
INTRODUCTION
Grand voyageur, cinéphile averti, Directeur littéraire
de la M.E.E.T, la Maison des écrivains étrangers et
traducteurs de Saint-Nazaire, Patrick Deville, né en 1957,
bâtit depuis vingt ans, une œuvre originale qui compte
sept romans et plusieurs nouvelles.(1) En fait, ses
réalisations d’auteur, de traducteur et de rédacteur sont
nombreuses et constituent les marques vivantes d’un
investissement littéraire, d’une création continue et
dynamique mais discrète, en attente d’un plus vaste
public.
Publiés par les Editions de Minuit, ses premiers
romans - Cordon bleu (1987), Longue vue (1988), Le feu
d’artifice (1992) et La femme parfaite (1995) - ont
marqué la critique universitaire(2) du tournant du siècle en
tant qu’« écriture minimaliste », voire « impassible ».
Longtemps affublée du titre de « nouveau Nouveau
Roman », l’écriture de Deville au fil des années a
toutefois gagné en ampleur et en souplesse, comme en
atteste Ces deux-là (2000).
Grâce à la publication de deux romans d’une facture
très différente des précédents dans lesquels le mélange
des genres – épistolaire, romanesque, poétique,
journalistique, diariste et historique – prime, le projet
littéraire de Deville a amorcé un réel tournant. Ambitieux
* Department of Modern Languge, Faculty of Arts, Al alAlbayt University, Jordan. Received on 3/12/2006 and
Accepted for Publication on 7/11/2007.
et complexes, Pura vida : Vie & mort de William Walker
(2004) et La tentation des armes à feu (2006) mêlent
subjectivité et références scientifiques, anecdotes et
documents. L’écrivain, qui publie désormais aux Editions
du Seuil, a effectivement élargi son univers en faisant la
part belle à l’Histoire et à la politique. Somme toute, les
fictions de Deville – dont certaines sont traduites en plus
de dix langues : Longue vue, par exemple - représentent
l’une des tentatives d’élaboration du roman aujourd’hui,
et à ce titre requiert notre intérêt.
Dans cette étude, nous nous interrogerons plus
particulièrement sur les degrés et usages du savoir, du
savoir scientifique comme du savoir-vivre qu’il instaure,
dans les romans chronologiquement les plus anciens de la
bibliographie devillienne(3).
Selon un plan tripartite, nous verrons d’abord
comment le discours scientifique moderne travaille en
profondeur les diégèses de Deville ; nous montrerons
ensuite comment l’architecture interne des fictions tire
profit de cette attention de l’auteur portée aux savoirs ;
enfin, nous mettrons en lumière le savoir-vivre élaboré
pour
les
personnages
d’après
le
discours
épistémiologique actuel.
1. PREMIERE PARTIE : DES ROMANS TEXTURE
SCIENTIFIQUE
Face aux romans de Patrick Deville, tout lecteur
remarquera d’emblée la présence de données
scientifiques(4) qui se double d’une interrogation sur les
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© 2009 DAR Publishers/University of Jordan. All Rights Reserved.
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référents utilisables dans un monde de fiction. Ce trait
unificateur des premiers récits s’explique comme la
conséquence logique des avancées des sciences et des
techniques dont les répercussions dans le quotidien le
plus banal sont nombreuses à la fin du vingtième siècle.
L’écrivain a contruit ses intrigues au prisme de ces
savoirs et, comme marque la plus flagrante de son
questionnement sur leur développement et ses
conséquences, il propose un vaste jeu avec la
connaissance. De fait, il se réfère aux expériences,
énoncés,
démonstrations,
exercices,
systèmes
épistémologiques, théories ou modèles de pensées de très
nombreuses disciplines scientifiques. Hantés par la
philosophie des sciences, les récits exposent des savoirs,
ici sans explication, là en les intègrant habilement à
l’intrigue ; acquis et interrogations de la civilisation
occidentale moderne s’y dessinent tout naturellement,
sans plus de critique que d’apologie du progrès. En outre,
Deville appréhende le paysage scientifique actuel sans
recours au fantastique(5) : même si ce genre littéraire
constitue bel et bien une solide base de réflexion sur la
réalité et possède une ambition proche de la sienne - à
savoir, offrir une lecture du monde dans lequel nous
vivons - ni Cordon bleu, ni Longue vue, ni Le feu
d’artifice ou La femme parfaite ne se rattachent au roman
d’anticipation ou de science-fiction.(6) Loin de toute
équivoque, l’écrivain explique clairement son approche
particulière des sciences exactes : « science-fiction oder
wie auch immer geartete Wissenschaftlsfiktionen sind für
mich ohne Belang.»(7) Souvent proches des romans
d’espionnage dont l’atmosphère est teintée de paranoïa et
dans lesquels des organisations secrètes tissent lentement
leurs toiles meurtrières,(8) les romans de Deville portent
en revanche la marque, allusive ou prégnante, de savoirs
mis en discours et laissés à la disponibilité des
personnages et des voix narratives.
Cordon bleu, par exemple, dépeint un huis clos
étouffant : l’intrigue retrace la dernière mission dans une
grande ville de province d’un vieil agent secret irascible
et cynique. Aidé de son second nommé Varadarayan,
Balbus œuvre pour le compte de l’Ordre, une mystérieuse
organisation dont le chef se plaît à se faire appeler Dieu,
et doit mettre en scène l’assassinat par empoisonnement
d’un jeune gérontologue. L’accomplissement de cette
mission savamment orchestrée va cependant de pair avec
le délabrement physique et mental de Balbus : le vieil
agent finit même par contracter la maladie qu’il ne devait
que mimer pour piéger le médecin. Les référents
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scientifiques concernent en premier lieu les
protagonistes puisque l’auteur prend soin de leur donner
une solide formation et d’en faire des scientifiques
accomplis. Balbus est ainsi pourvu d’une thèse de
théologie (CB, 30) ; il étudie l’optique, la géométrie et
l’astronomie (CB,15,164) et passe des heures à résoudre
des énigmes mathématiques ; il s’intéresse de surcroît à
l’ornithologie (CB, 12, 13, 47). Son subordonné,
Varadarayan est lui aussi féru de sciences appliquées :
physique et de chimie bio-moléculaire n’ont aucun secret
pour lui ! Il possède des « connaissances convenables en
zoologie, pharmacologie et botanique » (CB,49). Leur
victime à tous deux est, pour sa part, médecin
gérontologue…
Les héros de Longue vue – roman qui est d’emblée
placé sous la caution de savoir de Michelet dont une
citation est placée en exergue (LV, 6) – s’inscrivent dans
cette lignée de savants et d’érudits. Ils cultivent un
rapport particulier aux sciences exactes. Körberg est un
ornithologue professionnel. Skoltz un artiste bardé de
diplômes (LV, 14, 65), qui s’adonne aux sciences –
physique et climatologie notamment (LV, 123) - avec
assiduité durant ses congés. Jyl possède d’étonnantes
capacités intellectuelles (LV, 31, 53, 64, 84, 95-96).
Symétriquement, le protagoniste du Feu d’artifice,
Louis, est un ancien étudiant en philosophie, à l’instar du
narrateur, qui est aujourd’hui Docteur en géographie,
passionné de topographie mais qui étudie également «
avec application (...) la mathématique des surfaces
minimales » (FA, 13, 112, 139). Le héros de La femme
parfaite entretient, lui, un rapport aux chiffres
exceptionnel de précision, qui le pousse à avouer qu’il ne
peut lire un nombre sans aussitôt le mémoriser. « Si cette
infirmité simplifia ma vie d’étudiant, elle a depuis
transformé ma mémoire en archives du World Watch
Institute, année après année » (FP, 25). Son discours
quotidien est donc truffé d’informations encyclopédiques
sur les sujets les plus divers. «La seule fabrication du
papier consomme quatre milliards d’arbres par an. (Une
superficie forestière supérieure à l’Angleterre tout
entière disparaît chaque année dans le monde)» (FP,8788). La mémoire de Paul Cortese est d’un poids immense
et donne au lecteur la possibilité de traverser par le biais
de courtes réflexions un vaste champ de réflexion. « Je
glissai que, si l’on additionnait les augmentations de la
contribution sociale généralisée (C.S.G.), de la taxe
intérieure sur les produits pétroliers (T.I.P.P.), des droits
sur l’alcool et la majoration du forfait hospitalier à la
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charge de l’assuré, on devait obtenir pour l’année dans
les cent milliards de ponction supplémentaire sur le
revenu des ménages, auprès desquels la réduction de
l’impôt direct faisait figure de gadget pour demeurés »
(FP, 68). Le roman accumule les notations sur l’actualité
politique et économique internationale – blocus américain
de Cuba, accords d’Alena, immigration clandestine
cubaine aux Etats-Unis, guerre en Yougoslavie, combats
intestins en ex-Union Soviétique, dette du Tiers-Monde,
inégalité nord-sud : « Vous êtes riche. Et votre richesse
tue chaque jour des enfants dont vous ne verrez jamais
les cadavres » (FP, 126)… La pensée économique, qui
concerne la production, la distribution et la
consommation des richesses et des biens matériels à
l’échelle mondiale, pourrait se concevoir comme une
mordante critique mais, glisser une courte phrase sur ces
questions correspond bien plutôt à une habitude
handicapante
pour
l’hypermnésique
Cortese.
L’engagement qui pouvait se lire dans ses propos
critiques et idéologiques (FP, 94) est anéanti par son
aptitude extraordinaire à manier tous les chiffres qui
l’étouffent et l’inhibent : « Je manquai d’allumer la
radio, m’en abstins. De peur d’apprendre l’explosion
d’une centrale atomique ex-soviétique ou la dilatation du
trou dans la couche d’ozone. Quarante-quatre réacteurs
nucléaires sont aujourd’hui en construction dans le
monde.» (FP, 25). L’ambition de tout savoir devient
théoriquement envisageable grâce à la mémoire
encyclopédique de ce personnage, mais elle s’étiole
finalement dans l’approche d’un homo scientificus inapte
à la sublimer.
De surcroît, et parce que tous les protagonistes sont
des garants de savoirs, Deville fait de leurs vastes
connaissances le domaine de son attaque ironique(9) : il
laisse son lecteur prendre pleinement conscience de la
sénilité aggravée de Balbus, du trouble incompréhensible
de Jyl devant l’orthographe, de l’attitude improductive au
possible de Körberg qui doit compléter son atlas, ouvrage
de toute une vie, mais dont l’instrument de travail, la
longue-vue, lui sert autant sinon plus à s’adonner à des
rêveries passéistes ou des égarements voyeuristes...
Quoiqu’il en soit, le regard que toutes ces figures
devilliennes posent sur le monde ne saurait être que
scientifique à l’extrême : références et préférences vont
aux savoirs et nous renseignent sur le degré de
scientificité à l’œuvre dans les pratiques usuelles de la fin
du vingtième siècle. Mais, les connaissances de ces héros
sont soumises à l’influence toujours grandissante des
progrès technologiques qui, chaque jour, déstabilisent un
peu plus leurs habitudes de pensées. Et, par son
détachement ironique constant, le romancier désamorce
l’aridité des savoirs exposés au fil de ses romans : il
prend un soin particulier à brouiller les pistes qu’il tend à
ses lecteurs en proposant des énoncés qui revendiquent
leur non-appartenance à la fiction par des dispositions
typographiques : des étiquettes ornithologiques (LV, 58)
sont, par exemple, reproduites et inserées dans le texte.
D’autre part, le romancier en inventant d’autres qu’il
donne évidemment pour authentiques, comme des articles
de journaux (LV, 107; FP,133-134) ou des lettres
officielles (FP, 88-89).
Au fil de la lecture, l’irruption de ces « effets de
réel »(10) s’avère déroutante pour le lecteur qui, malgré
tout, ne peut feindre d’ignorer leur caractère romanesque.
Car, même si elles sont véridiques et vérifiables, ces
occurrences appartiennent au discours fictif des
personnages ou des narrateurs. La technique narrative de
l’écrivain s’appuie précisément sur ce travail de sape et
de manipulation. « Il lui demandait de lire dans
l’encyclopédie les articles Bohr, Heisenberg et
Schrödinger » (LV, 86). Si le lecteur de Longue vue suit
cette indication destinée à Jyl, il comprendra les indices
qu’il recueillera tout au long de l’intrigue. Mais comment
pourra-t-il donc saisir la scène durant laquelle, dans
Cordon bleu, le narrateur résume
« ex professo mais
brièvement » (CB, 95) les trois lois de Képler, selon les
relevés de Tycho-Brahé, à son voisin de banc,
cruciverbiste ? Certainement en remarquant que le mot de
passe que doivent utiliser les deux hommes pour la
mission Cordon bleu est aphélie et qu’il se trouve
justement dans la grille de mots croisés ! Il se souviendra
avec profit que Balbus avait peu avant rappelé ces
fameuses lois de Képler et distingué l’aphélie du périhélie
(CB, 24)... C’est sans jamais interrompre le cours de sa
diégèse que le romancier présente partiellement des
données scientifiques à propos desquelles seul le lecteur
assidu et patient trouvera une explication. Logiquement,
se crée une complicité ou une aversion pour le romanciermanipulateur qui se joue de son lecteur dont il requiert
toute l’attention pour une lecture-déchiffrement. Et ce qui
séduit Deville, c’est ce tour de passe-passe que permet la
fiction romanesque. « Voici un livre scientifique, car
Skoltz et Körberg, effectivement, je les ai connus.» (LV,
9).
Nostalgique d’une possible vérité littéraire, l’écrivain
a éliminé toute volonté d’exhaustivité de son projet
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romanesque : ses fictions sélectionnent, découpent et
agencent des pans entiers de la réalité pour leur conférer
un véritable sens. En conséquence, elles intègrent des
théories, des conceptions et des modèles de pensée
provenant de vastes disciplines. Cordon bleu est traversé
de références aux sciences physiques, comme l’optique et
la thermodynamique. Il fait aussi une large place aux
découvertes récentes de l’astrophysique, de l’astronomie
et à des éléments précis d’ornithologie, ainsi que, plus
sporadiquement, à la chimie moléculaire, aux
mathématiques et à la géométrie. Longue vue contient
également de nombreuses allusions à des concepts
concrets comme les éléments d’optique – le titre, qui
rappelle la longue-vue, est un premier indice renforcé par
la forte présence d’instruments tels les jumelles ou les
appareils photo…-, de géologie, de zoologie, de chimie,
de climatologie et de mathématique. Le roman aborde
également la philosophie des sciences à travers les
courants probabiliste et idéaliste. L’exemple le plus
explicite, sinon le plus caricatural, est ce passage
descriptif dans lequel Deville revisite le théorème de
Pythagore(11) sur les triangles rectangles : « Les
déplacements de Jyl, au cours de la journée, étaient à
angles droits et réguliers : nord-sud vers la mer, toutes
les demi-heures, puis ouest-est toutes les heures, de son
drap de bain au bar de la plage. Elle n’empruntait jamis
l’hypoténuse, n’allant jamais se baigner sitôt s’être
désaltérée, ni se désaltérer sitôt s’être baignée : assise au
bar de la plage, elle buvait des tropicanas à l’orange et
suçait les glaçons, slurp» (LV, 44). Des analogies, des
explications ou des métaphores, le lecteur extrait les
interrogations cosmologiques qui ont ému le vingtième
siècle.
Deville confère généralement à ses personnages une
épaisseur psychologique et des tentations scientifiques,
grâce à ce thème réccurrent dans son œuvre, la pensée du
temps ravageur. Déjà évoquée, la citation de l’historien et
écrivain Jules Michelet, placée en exergue, entre de plainpied dans cette thématique : « Aujourd’hui comme aux
jours de Pline et Columelle, la jacinthe se plaît dans les
Gaules, la pervenche en Illyrie, la marguerite sur les
ruines de Numance, et pendant qu’autour d’elles les
villes ont changé de maîtres et de nom, que plusieurs sont
rentrées dans le néant, que les civilisations se sont
choquées et brisées, leurs paisibles générations ont
traversé les âges et se sont succédé l’une à l’autre
jusqu’à nous, fraîches et riantes comme aux jours des
batailles »(12) (LV, 6). Les figures animées par le
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romancier savent en effet, à l’instar des physiciens et des
poètes, que le séjour des hommes sur la Terre se fait dans
le temps et non seulement dans l’espace. « Louis fixait
son visage au fond du miroir, il caressait le projet
d’entrer chaque jour dans une cabine Photomaton (dans
une vingtaine d’années, il laisserait défiler les photos
sous l’ongle de son pouce et surveillerait son
vieillissement en accéléré, verrait ses joues se creuser,
son regard s’effondrer) » (FA, 76-77). Vécu ici comme
sculpture de soi, le temps rejoint ailleurs le désir
d’omniscience. Dans La femme parfaite, les bienfondés
d’une mémoire a priori parfaite se trouvent – nous
l’avons expliqué plus avant - remis en cause puisque le
héros possède une mémoire absolue qui ne lui permet pas
de vivre plus sereinement.(13) Maîtriser le temps, c’est le
vœu de la troublante héroïne du Feu d’artifice qui, quant
à elle, souhaite modifier la chronologie en l’arrêtant à des
moments précis grâce à la vitesse !
Rappelons que Le feu d’artifice raconte l’évolution
des relations de deux amis tombés sous le charme de la
mystérieuse Juliette un 14 juillet à Nantes. Chacun suit
l’envoûtante jeune femme dans un périple transeuropéen :
l’un, à ses côtés dans une voiture ; l’autre, penché sur les
cartes routières encombrant sa chambre sur lesquelles il
note les déplacements du couple grâce aux appels
téléphoniques, aux télécopies et aux photographies qu’il
reçoit quotidiennement d’eux. A l’instar des précédents,
le roman comporte de nombreuses références
scientifiques(14) et aborde l’astrophysique, l’optique, la
chimie, la physique, l’astronomie et la géométrie. En
outre, il truffe de termes géologiques – le héros est
topographe !- et brasse le lexique des nouvelles
technologies communicationnelles. Là encore, le lecteur
est placé devant quelques « effets de réel » que sont les
notices biographiques du photographe Nadar (FA, 69-70),
du physicien Plateau (FA, 135-136), du mathématicien
Cournot, des philosophes Lequier et Hamelin (FA, 42-43)
et que sont aussi les rappels historiques tels le résumé
d’un glorieux épisode de la ville de Nantes (FA, 153-154)
ou l’évocation d’un natif de la ville : Jules Verne.(15) Le
but de ces incursions extra-littéraires n’est évidemment
pas d’offrir des connaissances scientifiques au lecteur
comme le ferait un manuel ou un livre d’érudition, mais
plutôt de lui montrer la nette influence de ces
connaissances, prises parmi les plus récentes, sur les
personnages et, à travers eux, sur lui-même.
Les sciences exactes mettent donc à la disposition de
l’écrivain une panoplie d’interprétants dont il fait usage, à
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commencer par le lexique, pour peindre la réalité née des
savoirs et sans cesse remodeler par leur avancée. De fait,
si les données scientifiques, égrénées ça et là au sein des
intrigues, dotent les fictions d’un arrière-plan original
grâce à la personnalité et aux parcours des héros, elles
sous-tendent encore plus fortement leur composition
structurelle.
2. DEUXIEME PARTIE : VERS UN FORMALISME
SCIENTIFIQUE
Dans les romans de Patrick Deville, l’architecture
interne repose généralement sur un agencement habile et
savamment choisi qui signale par contrecoup une
tendance formaliste. C’est, en particulier, le dispositif
architectural des deux premières fictions qui dévoile cette
visée proscientifique de l’écrivain.
La composition de Cordon bleu relève de la
mathématique et plus exactement d’une structure
arithmétique, c’est-à-dire numérique. Le roman présente,
en effet, une structure d’une infinie régularité
distributionnelle : 1 (1.2.3.) 2 (1.2.3.) 3 (1.2.3.), qui
équivaut à trois exposant deux : (3²). Il y a neuf unités
narratives nettement isolées qui s’enchaînent ; chaque
unité correspond à trois exposant zéro : (3º= 1) et s’inscrit
parallèlement au sein d’un ensemble ternaire, équivalant
à trois exposant un : (3¹ = 3). Le chiffre trois assure donc
à la composition de Cordon bleu sa stabilité et sa
progression.(16) De même, il faut remarquer un effet de
miroir, binaire, dans certaines permutations placées au
sein de la narration, par exemple, lorsqu’au cœur du
roman, la mission de Balbus touche à sa fin et accélère
les symptômes de sa maladie, c’est-à-dire qu’elle remet
en cause l’ordre des événements et la hiérarchie de
l’Ordre. Cette inversion(17) qui se situe au centre de
Cordon bleu est subrepticement signalée par cette
remarque : « Le cruciverbiste était également
verbicruciste » (CB, 96) ! Autrement dit, avec ce premier
roman, résumé plus avant, Patrick Deville se donne pour
contrainte d’écriture des formes tirées de la
microphysique.
Symétriquement, la composition de Longue vue se
fonde sur des notions de chimie moléculaire : le roman
est composé de trois parties dans lesquelles se distribuent
des sous-parties numérotées : 1 (1.2.3.) 2 (4.5.6.) 3 (7.8.).
La mathématisation de la structure est évidente puisque la
continuité de un à huit se dégage et aboutit à un nombre
pair, le deux. Elle est interrompue par des unités
impaires. La progression est suivie, même si ce sont deux
progressions, l’une ternaire, l’autre à huit unités qui se
superposent. Cette seconde progression rappelle la loi de
l’octet en chimie moléculaire, c’est-à-dire le groupe de
huit électrons appartenant à une même orbitale atomique
et formant une structure stable. La composition en
triptyque, de son côté, évoque la notion chimique de
composé ternaire, c’est-à-dire la formation de trois corps
simples qui, par fusion moléculaire, entraîne à leur tour la
stabilité. Et, dans ce composé ternaire, chaque atome
obéit à la loi de l’octet qui représente une capacité
d’information.(18)
Mais, dans Longue vue, c’est la microphysique qui
travaille l’architecture interne, et spécialement les
structures dissipatives. L’hypothèse du Démon de
Maxwell qui semble contrevenir au second principe de la
thermodynamique(19) est la clef d’interprétation du roman
la plus probante.
Rappelons brièvement que l’intrigue de Longue vue se
déroule dans un pays indéterminé du Maghreb où pendant
une semaine environ une adolescente, Jyl, accompagnée
d’Alexander Skoltz, son précepteur, passe des vacances.
Baignades, déjeuners au restaurant et exercices
mathématiques se succèdent pendant que, parallèlement,
grâce à la magie du souvenir, l’été 1957 revient à la
mémoire du père de Jyl, un ornithologue revenu dans la
même bourgade pour y compléter son atlas. Avec lui
ressurgissent son grand amour pour la mère de
l’adolescente, aujourd’hui décédée, les airs de la
chanteuse Oum Kalsoum et la douceur de vivre d’antan.
Grâce à la construction métaphorique de Longue vue,
Patrick Deville parvient à proposer des éléments pour la
compréhension de ses personnages, et notamment de
Körberg, puisque le lien entre les deux fils narratifs
principaux, qui est aussi un lien entre passé et présent,
s’établit grâce à sa longue-vue. Toute la physique
quantique trouve son origine dans cet apport de la
physique classique, pour imaginaire que fût cette
expérience idéalisée du démon de Maxwell qui est
intégrée aux exercices de Jyl : « Bien, dit Skoltz, prenons
plutôt un récipient empli d’un gaz en équilibre thermique
(…) En 1871, J.C. Maxwell (1831-1879) propose de
glisser au milieu de notre récipient une cloison équipée
d’un petit volet mobile. Un observateur très attentif, un
démon (l’expérience est connue sous le nom du Démon de
Maxwell) repère, dans le voisinage du volet, les
molécules les plus rapides et leur ouvre le passage dans
un sens, comme ça, manœuvrant le volet dans l’autre
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sens pour les molécules les plus lentes. Tu me suis ? Très
vite, l’enceinte n’est plus en équilibre thermique, puisque
toutes les molécules les plus actives sont du même côté.
Le démon a créé un ordre à partir du désordre, il a
contrevenu au second principe de la thermodynamique,
il a remonté le temps (il est allé du plus froid au plus
chaud), bravo. Mais (Skoltz biffait d’un grand X son
schéma sur le sable) voici l’exorcisme : il faudrait, pour
que le démon puisse voir les molécules le munir
idéalement d’une lampe-torche ou d’une longue-vue
équipée d’un projecteur, donc d’une source de
rayonnement en déséquilibre, et le démon n’ira jamais
que d’un désordre vers un nouveau désordre» (LV, 8384). Cette hypothèse signifie que l’observateur en quête
d’informations entre irrémédiablement en interaction
avec le phénomène qu’il étudie : c’est ce qui se nomme
l’idéalisme quantique. Autrement dit, chaque mesure
introduit un élément nouveau, une variation de la fonction
de probabilité, qui rend impossible une description
causale continue du comportement de l’objet mesuré.
Dans son expérience, le physicien Maxwell attribue à son
démon microscopique une réelle fonction cognitive : le
démon peut choisir et contrevenir au second principe. La
clef du paradoxe ne tarde pourtant pas à
apparaître puisque l’exercice des fonctions cognitives du
démon consomme nécessairement une certaine quantité
d’énergie qui compense précisément la diminution
d’entropie du système... En revanche, l’indéterminisme
demeure une valeur sûre dans le système moderne, qui
stipule (comme l’explique Skoltz) que la Science ne peut
livrer des résultats qu’a priori possibles. « Accroupi sur
la plage, Alexandre Skoltz, un scion de bambou à la main
dessine sur le sable mouillé une expérience qu’il soumet
à Jyl. La ligne discontinue, là, au centre, symbolise un
plan vertical percé de deux trous, vu de profil. Le
rectangle sur la gauche est un appareil qui projette vers
le plan un flux d’électrons. Eh bien, Jyl, la nature ellemême ne sait pas, au dernier moment, par quel trou va
passer l’électron.» (LV,74) Concrètement, la référence à
Maxwell et au second principe de la thermodynamique(20)
atteste dans ses applications qu’il est rigoureusement
impossible d’évoluer physiquement à son gré dans le
temps intrinsèque à la réalité objective. Et, c’est grâce à
Körberg, hanté par le phénomène de l’irréversibilité du
temps, que l’écrivain institue cette expérience de
physique en principe. Le démon de Maxwell, en tant que
métaphore centrale du roman, structure la mise en
relation du temps subjectif et d’une théorie du temps
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objectif.
Echapper au temps, évoluer sans entraves dans
l’espace-temps, contrevenir au deuxième principe de la
thermodynamique sont des désirs qui s’entendent ici dans
leur acception métaphysique. Ce que Körberg ressent
maladivement,
Jyl
et
Skoltz
l’appréhendent
théoriquement lors de leurs exercices intellectuels et en
offrent par deux fois une démonstration drôle et
convaincante (LV, 96). Le maître et son élève concluent
que, pour accéder à un monde sans temporalité, il faudrait
donc tout connaître. Parce que l’homme éprouve une
sensation temporelle dès que diminue son ignorance, pour
avoir du temps, il lui faut prendre conscience de son
ignorance, donc accumuler des savoirs. De fait, les héros
de Longue vue ne peuvent que souhaiter tout savoir et
doivent pour cela tout voir ! S’éclaire alors le double clin
d’œil de Patrick Deville, contenu dans le titre même de ce
roman: mieux vaut avoir une longue vue car être atteint
de myopie entrave la connaissance ! La longue-vue,
instrument qui seul peut porter le regard loin dans
l’espace-temps (LV, 110-112), devient la clef de
l’intrigue. Dans le voyeurisme douloureux de Körberg
comme dans les projections mathématiques de Jyl et
Skoltz se lit en filigrane le désir, ailleurs affirmé, qui
travaille thématiquement et structurellement les œuvres
devilliennes : la tentation encyclopédique, ce rêve de tout
savoir et de faire le tour des connaissances en annulant
toute temporalité. Car, cette expérience de microphysique
démontre que si l’homme ne perdait pas d’informations,
s’il retenait tout, le temps ne passerait pas ! En effet,
selon les règles de l’entropie et les hypothèses de la
thermodynamique, le temps n’est qu’une perte
d’informations : tout voir et, par conséquent, tout savoir
permet théoriquement d’arrêter le temps ! Au sein de la
narration, ce vœu entretient la confusion entre le passé et
le présent, symptomatique de l’attitude du scoptophile
Körberg, et aboutit à l’abolition pure et simple du présent.
Tout ce qui a fait l’existence de ce personnage ne détient
donc pas le même droit à subsister puisque le choix du
souvenir s’établit d’après la charge affective qui lui est
associée et de la qualité du vécu qui lui correspond. Le
passé, qui a valeur d’explication de soi dans le présent,
fait figure de remise en jeu de toutes ses possibilités pour
Körberg : c’est dans ce sens qu’il convient d’expliciter le
fait que le vécu historique, c’est-à-dire le présent réel du
héros, se voit constamment contaminé par des épisodes
du passé, relevant de son enfance (LV, 23, 24, 25, 33, 37,
39, 40, 58, 72, 73, 106) ou de sa vie amoureuse (LV, 46,
Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009
47, 67, 76, 77, 78). Cette obsession de remonter le temps
n’aboutit pas à une conception linéaire de l’espace-temps
car Körberg possède un autre sens du monde, qui remet
en question la causalité et bouleverse jusqu’à la linéarité
du roman. Des opérateurs personnels servant à observer
et à interpréter le réel objectif dans lequel s’ajuste le
temps affectif sillonnent le texte : le caillou rougeâtre
(LV, 22, 23, 24, 28, 52, 58, 59, 64, 65, 72, 81, 106), le
domaine Körberg (LV, 25, 79, 80, 118), les volières (LV,
71, 74)… Revenu sur les lieux d’un bouleversant épisode
sentimental, vécu des années auparavant, Körberg y
trouve à présent sa fille Jyl (LV, 79, 94-95,100) sans
toutefois la rencontrer et lui parler, l’observant
simplement à l’aide de sa longue-vue d’ornithologue. «
Körberg scrutant son visage, retrouvant ou croyant
retrouver des traits du visage de Stella, une façon de
sourire, de poser maintenant le menton sur sa paume
retournée, attentive » (LV, 111). A ce titre, l’adolescente
également assure la continuité entre passé et présent.
Körberg est placé au bord d’un horizon de passé
disponible qui le met face à face avec lui-même, le guide,
l’opprime, l’inspire et l’emprisonne. Mais la réalité n’est
jamais univoque, jamais complètement connaissable. Et il
n’est peut-être pas souhaitable qu’elle le devienne : en
dépit de la précision de ses observations, Körberg ne
cherche aucunement à établir un quadrillage exhaustif de
la réalité. Sa vision du monde est orientée, non
mathématique. Son être tout entier s’implique dans le
monde par sa perception mobile, fragmentaire et
intermittente. Cette empreinte est repérable sur un plan
psychologique de même qu’elle s’inscrit dans la
construction du texte. La réalité dépend de la façon dont
Körberg décide de l’observer, « aigle ou voyeur » : le
temps subjectif et le temps scientifique, creuset des
douleurs, ne s’additionneront jamais. Le phénomène de la
mémoire se consolide, de surcroît, dans cette ambiguïté :
elle ne peut être définie comme le simple retour d’un
présent écoulé puisque le réel se définit comme un absolu
impossible à dédoubler. Finalement, Jyl, au même titre
que les éléments végétaux et minéraux, symbolise pour
Körberg une continuité qui n’est pas tout à fait entre le
passé et le présent mais qui est à la fois souvenir et
présent vécu…
Quant au Feu d’artifice, dans sa structure interne, il
repose sur des formes de topologie mathématique, et plus
précisément sur cette image spatiale des cellules de
Bénard que l’on appelle une structure dissipative en
microphysique.(21) A nouveau, ce sont les personnages
qui prennent en charge le discours explicatif : « Tetsu
Okura lui offrit un livre de topologie et lui raconta en
deux mots sur le palier, l’histoire des cellules de
Bénard.» (FA, 30) ; « J’expliquais à Victor assis à côté
de moi au soleil que, lorsqu’un gaz est enflammé, tout ce
que souhaite la chaleur, l’énergie, c’est de se disperser le
plus vite possible dans l’espace. Mais, si un récipient
d’eau est posé sur la flamme, la masse des molécules
qu’il contient fait obstacle à cet éparpillement : la
chaleur qui les rencontre sur son chemin les bouscule
comme des billes dans le chaos le plus total. Puis, dans
ce désordre, apparaissent des mouvements de convexions
réguliers, des rouleaux, qu’on appelle des cellules de
Bénard » (FA, 103). Schématiquement, ce que
démontrent ces découvertes, c’est que toute vie est une
complexification progressive des structures dissipatives et
que son sens consiste à accélérer le gaspillage de
l’énergie, selon les lois de l’entropie. La dissipation
signifie ici une perte d’énergie dégradée en agitation
thermique. Cette structure dissipative modèle la diègèse
qui veut que Juliette, personnage catalyseur, propose à
ses amis une véritable fuite en avant (pour ne pas dire une
vaine et désordonnée dépense d’énergie !) : «Cap
Canaveral, disait Juliette. Détourner une navette
spatiale... Partir sur la Lune » (FA, 52). En fait, le
déplacement fortuit s’avère un moyen d’entraver la fixité
de sa conscience sur le concept de finitude. Pour Juliette,
il est évident que la thématique spatiale est inséparable de
la thématique temporelle, la distance devenant un reflet
du temps. Fidèle à ce concept, le narrateur à son tour
évoque le « pur plaisir de se mouvoir très vite dans
l’espace et de contracter en retour le temps» (FA, 64).
Pour fuir les ecchymoses semées par le temps, Juliette
théorise : « Le seul moyen de rouler le temps (...) c’est de
rouler le plus vite possible dans l’espace » (FA, 109).
Ces deux héros s’empressent de mettre à l’examen leurs
supputations à l’aide de leur «Open Round Trip»
(FA,106) et voyagent au gré de caprices, sans véhémence,
inaptes à tenir lieu de réels désirs. Louis, le géographe et
Juliette, employée dans une agence de voyages,
parcourent ainsi l’Europe en voiture, sans véritable
excitation ni motif de départ. «- Voir le bassin
d’Arcachon, disait Juliette, la dune de Pilât. Je ne sais
pas moi, les rouleaux de Biarritz. - Où tu veux, disait
Louis.» (FA, p.51). Parce que l’intrigue entière repose sur
« un mouvement pur. Sans mobile apparent » (FA, 70),
leur mal de vivre conserve quelques allures de drame
névrotique. « Au fil des villages traversés, des panneaux
- 189 -
Degrés et usages du savoir …
Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi
croisés sur lesquels décroissait le kilométrage les
séparant de l’embouchure de l’estuaire, Louis découvrait
- amusant d’en finir si tard avec l’aristotélisme - que le
mouvement d’un mobile dans l’espace est facile et
gratuit, et qu’il lui suffisait de laisser aller la voiture pied
au plancher et de slalomer entre les poids-lourds » (FA,
50).
Du côté du lecteur, la sensation d’enfermement
spatio-temporel provoque toutefois un vertige d’irréalité
car les contraintes référentielles deviennent aléatoires : la
diégèse est corsetée dans la cage d’un temps circulaire
qui s’étend du 14 juillet (FA, 10) au 14 juillet (FA, 151).
Parallèlement aux trajets de Juliette et Louis, le narrateur
accomplit un travail de reconstruction et présente son
récit comme une représentation de représentation de la
réalité qui mine le jeu de la lecture. Le Je du Feu
d’artifice s’adjoint le rôle d’un singulier narrateur
puisqu’il retranscrit, pour son propre compte en tant que
personnage, les aventures et mésaventures d’un autre
personnage, son ami Louis, qui lui confie les événements
de son existence sous la forme de données brutes,
envoyées par courrier, télécopies ou photographies
(FA,79). Le Je a un statut de personnage dans la fiction
que Louis lui donne à lire et à réécrire, selon un schéma
d’emboîtement et de récursivité. Le narrateur trahit-il
Louis ou bien est-il fidèle à ses descriptions ? C’est dans
ce principe d’incertitude que s’engendre le roman ! Le Je
se montre, du reste, un narrateur si passionné qu’il se
prend au jeu, à l’instar de son personnage, Louis, avec
lequel il se confond finalement : « Je lui avais prêté un
tee-shirt. Nous avions à peu près la même taille» (FA,
157). Puis, Louis se distingue et il est sur le point de
devenir à son tour un narrateur : « Il me disait qu’il avait
réfléchi et qu’il allait raconter l’histoire en faisant de
moi le personnage principal » (FA,157). Distinguer les
voies narratives devient un exercice complexe et ambigu
pour le lecteur, lorsque Louis, le personnage principal
devenu narrateur, déclare : « Je vais t’appeler Louis » !
Le roman peut à partir de là recommencer à l’infini...
Aussi teinté de scientificité qu’il soit, Le feu d’artifice
n’en demeure pas moins une création artistique(22) au
même titre que les trois autres romans analysés car tous
mettent les expériences et modèles scientifiques au
service de la construction diégétique. S’éclairent, de fait,
les liens entre les modes d’écritures scientifiques et
poétiques - que, sans nul doute, Deville souhaite mettre
en lumière-, qui toutes deux procèdent du même
mouvement de création, des formes les plus simples aux
- 190 -
plus complexes...
3. TROISIEME PARTIE : SAVOIR VIVRE LA
MODERNITE
Bien que tout entier fondé sur une expérience ou une
hypothèse scientifique, les fictions de Deville ne
s’appréhendent pas pour autant comme d’arides manuels
scientifiques. Loin s’en faut ! Et les jeux et les enjeux de
ce romanesque ne vont pas sans dérision ni distance. S’il
est intéressant de voir à quel degré de connaissance le
lecteur s’expose en ouvrant ces romans, il ne faut pas
perdre de vue que les œuvres sont bâties avec mille
matériaux et jamais sans humour : Cordon bleu contient,
par exemple, deux recettes de cuisine, les bouchées à la
reine et le chutney indien, et comporte de précieuses et
précises informations sur les chaussures de golf !
Grâce à des protagonistes obnubilés par un monde de
signes qu’ils ne comprennent plus et qui exhale un
parfum de finitude et d’ennui, Patrick Deville préserve les
enjeux romanesques traditionnels que sont les destins
humains en proie aux difficultés de l’existence : il peint
des personnages qui souffrent de ce que les avancées
scientifiques n’aient fait que redoubler le sentiment de
fragilité des certitudes physiques, de l’ordre moral et des
vérités philosophiques, qui disent la difficulté d’être
aujourd’hui, celle d’habiter l’espace des nouvelles
technologies, et qui s’interrogent sur la sociabilité à
l’heure du virtuel. « J’essayais d’imposer une géométrie
à un monde en savon noir » (FA, 68) ; « J’oscillais d’un
pied sur l’autre entre le non-être et le néant » (FA, 9).
Avec Le feu d’artifice et La femme parfaite, le romancier
se prête à un jeu à la limite du formalisme sur les
marques publicitaires et les logos en créant un univers de
faux-semblants où les êtres se dissimulent derrière les
choses et leurs marques.(23) Des personnages de ces deux
intrigues, le lecteur ne connaît que les effluves de leurs
parfums, la texture de leurs costumes toujours griffés, la
marque de leurs chaussures, de leurs voitures, de leurs
hypnotiques ou de leurs vodkas préférés... « La
journaliste portait Tuscany Per Donna d’Aramis, et plus
loin vibrait Eternity for Men de Calvin Klein : je
m’aperçus que si tous ces parfums me parvenaient avec
autant d’acuité, c’est que je n’en portais pas. Je
déplorais l’évaporation de la bulle d’Egoïste dans
laquelle je vivais habituellement» (FP,153). Il va de soi
que les marques et emblèmes commerciaux mentionnés
sont chargés d’une indéniable force suggestive car ce sont
Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009
des mots-indices plus parlants que toute description et, à
ce titre, ils sont parfaitement identifiables par les lecteurs,
nonobstant âge, sexe, compétences culturelles et niveau
social. En fait, les marques parlent directement à
l’imaginaire français contemporain fasciné par le réel
hypersémiotisé. Aptes à représenter le monde, elles sont
les vrais mots, les vrais signes qui demeurent nantis d’un
potentiel de signification immédiat. Le feu d’artifice et La
femme parfaite montrent en cela que la culture des années
quatre-vingt et quatre-vingt-dix n’est plus tant littéraire
que publicitaire. L’écrivain se révèle habile à peindre les
hantises d’une époque et sous sa plume, les savoirs
scientifiques, parmi ceux que nous avons précédemment
cités, côtoient savoir-faire et savoir-vivre. La toile de
fond des intrigues contient des interrogations qui reflètent
la réalité des deux dernières décennies du vingtième
siècle et qui leur procurent une coloration dramatique.
« Selon certains astrophysiciens, il conviendrait de
lancer des bombes thermonucléaires vers le soleil avant
qu’il n’enfle en géante rouge » (FA, 9). Avec La femme
parfaite, ce constat est des plus flagrants.
Rappelons que ce roman relate les aventures d’un
jeune père de famille, Paul Cortese, courrier de Cabinet
de profession, aux prises avec une organisation secrète
meurtrière dont l’un des membres n’est autre que son
supérieur direct, Robin. Le point de départ de ses ennuis :
avoir fait passer un mannequin de plastique pour une
femme réelle, et qui plus est parfaite, la sienne ! Entre
Paris et La Havane, aveuglé par la superficialité
confortable du milieu très sophistiqué de la diplomatie
internationale, ce héros malgré lui, passablement
paranoïaque, rencontre d’énormes difficultés à distinguer
la fiction de la réalité, de même qu’à prendre conscience
des risques et des menaces qui pèsent sur lui. Tout au
long du récit, Paul Cortese cherche à fuir le réel auquel
chacun - et en particulier Robin -, à grands renforts de
reproches ou de conseils, tente de l’enchaîner : «
J’aimerais vous ouvrir un peu les yeux sur la réalité ;
Descends de ton nuage et ouvre un peu les yeux sur la
réalité ; Je voulais t’ouvrir les yeux sur la réalité » (FP,
84,102,145). Même quand Cortese se plaît à rêver de
partir loin de la civilisation avec son fils et de faire de
l’oisiveté une activité à plein temps, Robin s’interpose
sous la forme symbolique du principe de réalité
freudien. « J’aurais volontiers roulé sans cesse en ligne
droite (...) pour le conduire jusqu’à la savane ou vers une
montagne où nous serions restés couchés un siècle ou
deux, mais dans une heure le téléphone intérieur aurait
sonné. Et ç’aurait été Robin. C’est lui qui en a payé
l’installation» (FP, 20). Jamais il ne se résout à
abandonner tout à fait l’espace virtuel qu’il a organisé
méthodiquement dans le cadre de sa vie et qui lui permet
à loisir de « se désolidariser du monde, en lévitation audessus ou au-dessous de la planète qui tourne lentement,
indifférente » (FP, 84). Cette fuite hors de la réalité, bien
que violemment entravée, persiste en lui : Cortese
souhaite exister selon un protocole élégant au sein d’un
enclos égocentrique empli de voyages, de luxe, de rêves,
de superficialité et de mélancolie douceâtre. Son « délire
chronique
systématisé
avec
tendances
aux
interprétations » (FP,114) ne servira que l’organisation
secrète pour laquelle il travaille sans même en avoir
conscience. A ses dépens, Cortese apprendra que la vie
n’est qu’un vaste piège et que, sauf à être inculpé pour le
meurtre d’Olga et séparé de son unique fils, il devra
collaborer avec l’organisation criminelle et manipulatrice.
Face à cette situation des plus inconfortables, le
personnage étonnamment évolue peu. La réalité est un
piège, soit. Retrouvant son aplomb de dandy, il cherchera
à échapper à la réalité qu’on lui impose mais non par le
combat, la révolte ou la violence. Cortese est un esthète
en quête de pureté et de perfection absolues et la
véhémence finale tant attendue se résorbe en cette
résignation poétique. C’est la vision d’un ailleurs
immuable, d’un autre temps, d’un autre espace qui clôt le
roman. « J’aurais aimé que ma vie fût un grand palmier
tout extasié de soleil dans un matin clair, au dessus d’une
corniche vertigineuse, longs stipes acérés scintillant au
gré du vent comme du camphre dans l’aurore » (FP,155).
Grâce à ce protagoniste, La femme parfaite rejoint
thématiquement les autres romans de Deville qui sont
finalement à l’image des personnages-silhouettes qui les
parcourent : saturés d’interrogations dues à la conscience
aiguë et suractive de la finitude(24) et traversés par une
éthique permissive et hédonique à forte coloration
nihiliste. « Avec un appareil plus rapide, il serait possible
de surfer sur les premières vagues de la nuit, de voir sans
cesse les enseignes au néon s’allumer sous l’avion, les
préparatifs du dîner et les apéritifs, les premiers
préservatifs et les suicides des solitaires dans des
cuisines silencieuses, nimbées de reflets roses ou abricot
sur la faïence (...) J’abaissai le rideau guillotine,
connectai la veilleuse et sortis Giacomo Leopardi » (FA,
93). La plume de Deville devient scalpel lorsqu’il s’agit
de souligner l’aliénation sociale d’individus par trop
lucides de la vanité d’agir. L’écrivain ne recule devant
- 191 -
Degrés et usages du savoir …
Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi
aucun symptômes pour décrire ce malaise : les troubles
narcissiques à tendance paranoïaque et psychosomatiques
du héros de Cordon bleu, Balbus, qui, en plus de
confondre les épisodes de sa vie avec ceux d’un feuilleton
de la télévision, La Dame de Deauville, (CB, 21, 44, 118)
confond le réel et la fiction de sa mission au point d’être
atteint par les symptômes d’une maladie qu’il ne devait
que simuler ou encore la mythomanie aggravée par un
semblant de dédoublement de la personnalité de Juliette,
dans Le feu d’artifice...
Un arrière-plan philosophique apparaît dans les
évocations des rapports d’altérité et de séduction, de
l’aliénation sociale et de la conscience de soi.
L’appréhension globale du présent renvoie aux Pensées
pascaliennes et au Zibaldone léopardien, deux des
références largement présentes dans les œuvres de Patrick
Deville. Les autres occurrences sont orientées vers le
stoïcisme antique, celui de Zénon, d’Epictète et de Marc
Aurèle. Dans Le feu d’artifice, par exemple, narrateurs et
personnages sont entièrement imprégnés de cette sagesse,
et, en studieux adeptes, ils remettent leurs existences
entre les mains de ces maîtres et de leur pouvoir
livresque. Non sans dérision. « C’est l’anesthésie
générale qui me faisait peur. Et l’impossibilité de fermer
l’œil devant l’arrivée du scalpel. Je me récitais les
pensées de Marc Aurèle. L’important, c’est de toujours
conserver son sang-froid » (FA, 39). Les allusions
philosophiques sont autant d’esquisses d’un savoir-vivre
qui se retrouvent fréquemment dans des propos banals en
demi-teinte ; elles constituent un indispensable vademecum. « J’avais apporté les Stoïciens au Paradis, ainsi
qu’une bouteille de gin et une de Schweppes. J’ai déplié
la chaise sur le balcon et allongé mes jambes au soleil.
J’ai commencé par Epictète en sirotant mon verre, sous
de petits nuages blancs, cotonneux, immobiles. Plutôt
changer tes désirs que l’ordre du monde.» (FA, 46).
Aussi insignifiantes et ordinaires qu’elles soient, les
tribulations quotidiennes des protagonsites aboutissent à
une citation philosophique : « je me contentai de fixer la
surface blanche de la table, parfaitement immobile, et
cette phrase de Thérèse d’Avila me vint à l’esprit : La vie
n’est qu’une nuit à passer dans une mauvaise auberge.
Brave petite » (FP, 49). Le héros de La femme parfaite
prononce même ce De Profondis aux accents
shopenhaueriens : « Je ne fus jamais un être
particulièrement distrait. Non. J’ai toujours su que le
pire en règle générale était inévitable » (FA, 11).
Fort heureusement, cet esprit philosophique alerte
- 192 -
s’accompagne d’une dynamique ironie. Ainsi le cynique
Balbus ouvre-t-il ce qui sera en définitive l’ultime étape
de
la
meurtrière
opération
Cordon
bleu
(l’empoisonnement du Docteur Choblet lors d’une fête)
par ces paroles : « Il était temps d’accepter la leçon des
Stoïciens, de Cicéron, tout particulièrement : tout ce qui
nous reste à faire c’est de dîner entre amis, sereinement,
en attendant la mort, et de nous laisser porter par les
mélodies de la cithare, et de sourire » (CB, 88). Et la
mort ne sera pas longue à venir pour la victime qui n’aura
pas même le temps d’achever son dîner (CB, 87-90).
Toutefois, le stoïcisme, synonyme d’acceptation de la
réalité telle qu’elle est, avec ses joies et ses douleurs,
n’est qu’un stoïcisme de façade : aucun des personnages
ne souligne autre chose que son incapacité à saisir la
réalité, à la comprendre et à l’accepter. La philosophie,
aride et pure, inscrite quant à elle au cœur des débats
européens du XIXe siècle, celle du Zibaldone(25)
leopardien, trouve alors une place de choix dans La
femme parfaite. C’est parce que les liens entre la
souffrance et le plaisir sont indestructibles que la lecture
de Leopardi constitue pour Paul Cortese un enchantement
et qu’elle recèle tant de pensées affinant sa conscience.
La souffrance lui devient aussi indispensable que la joie,
étant admis que seuls la pureté et l’absolu des réalités,
choses et sentiments, lui importent. Le milieu, le
médiocre, le tiède : voilà ce qu’il déteste. « Je lisais
Zibaldone, un de ces livres qui (…) est d’une telle beauté
dans son désespoir absolu qu’il fait naître un bonheur
léger, aérien, ultime, une réjouissance du simple fait
d’être vivant et conscient de la futilité du fait » (FP, 9394). Dans son cas, le stoïcisme est bel et bien dépassé par
la quête de la perfection absolue qu’il impose à son
existence : aussi, loin de rechercher « une femme par fête
» (FP, 70) cherche-t-il « la femme parfaite » (FP,10, 24,
29, 39, 41, 102, 103). Rien d’étonnant à constater que
cette femme qu’il juge idéale n’est pas Olga, qu’il
rencontre à La Havane, mais le mannequin de plastique
autour duquel et pour lequel il a méticuleusement
aménagé sa salle de bain de cosmétiques et de produits de
toilette, pour lequel encore il laisse la télévision branchée
jour et nuit ! La femme parfaite se trouve être celle qui
possède le moins d’attributs humains, et qui
physiquement - ou plus exactement chimiquement avoisine la pureté, attendu qu’elle est vide et sans
intériorité, ni physique, ni psychologique. L’idéal féminin
serait-il en passe de devenir inhumain ? Serait-ce une
sorte de sylphide de plastique sculptée, sinon moulée,
Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009
selon les canons de beauté actuels ? Le romans de Deville
a le mérite de susciter ces interrogations. Autrement dit,
Cortese est en quête d’un corps de femme qui ne soit plus
seulement un objet de désirs, mais également un objet de
design. Le monde apparaît telle une « hallucination
passagère», dans laquelle tout semble faux (FA, 9, 64,
67, 150) et Cortese a tout lieu de répéter que « Le monde
est un monde de faux semblants » (FP, 43, 47).
Dans Le feu d’artifice, le nihilisme de Juliette repose
également sur la négation de la valeur de
l’être ontologique. Le corps humain dans la splendeur
organique de sa matérialité et de sa temporalité lui
devenant insupportable, elle rêve d’« apparaître et de
disparaître comme la Vierge », de ne plus avoir à se
sustenter - « l’anorexie est angélique » - et de pouvoir en
« un clin d’œil choisir d’être ailleurs et s’y rendre
tellement plus vite que la lumière demeure un instant
derrière (elle), la mémoire de (son) image » (FA, 113). A
l’instar des personnages précités, Juliette s’inscrit comme
témoin des nouvelles souffrances du monde
hypertechnologisé. « C’est la réalité qui vieillit
mal » (FA, 66).
En dépit de son caractère anecdotique, l’approche de
la philosophie confère aux personnages une consistance
certaine en tant que représentations d’êtres humains, et
non plus seulement en tant que produits-types d’une
époque. Calqués sur la silhouette typique de l’homme
contemporain avec ses travers, ses doutes, ses angoisses,
ses erreurs, ses projets et ses désirs, les personnages de
Deville ont cependant une manière plutôt souveraine de
perdre pied sans angoisse. « Il me disait que, des jours
comme celui-ci, il faudrait être pris en otage par un
psychotique pour se sentir vraiment vivant » (FA, 86).
Des traces d’optimisme outrancier surgissent comme par
effraction dans leur existence et coexistent avec leurs
réflexions les plus profondes sur les abîmes ouverts par la
science et la technologie. « Tout flottait dans la brume et
les champs bleuissaient. Rolls et Royce... De Dion et
Bouton... J’étais immobile devant la machine à café
d’une station-service, et je fixais l’immense disque rouge
et or qui semblait monter tout doucement au-dessus du
parking. Les anges et les oiseaux commençaient à
chanter. Je me suis souvenu que le percolateur et moi
filions autour du soleil à 107 000 kilomètres-heure. Mine
de rien » (FA,149).
C’est par le détachement qui devance le désespoir que
les protagonistes dépassent leur destin à coloration
tragique. Leur manière de perdre pied devient dès lors
plutôt humoristique : « Plutôt une sympathie avec la
planète entière, dans son mouvement fragile. Yop-là
Boum. Je fredonnais » (FA, 87). Signe que, pour
assimiler le paysage intellectuel présent, formé d’après
des bouleversements épistémologiques radicaux, Deville
a définitivement choisi la force du langage ironique qui
est également la marque la plus prégante de la modernité.
CONCLUSION : UNE PETITE SPHERE DE
VERTIGE
Faisant fi des modes, mouvements et manifestes en
vogue dans les années soixante-dix et quatre-vingt,
Patrick Deville construit une œuvre personnelle,
originale, au style léger et savant dans laquelle la forte
volonté de représentation est constamment minée de
l’intérieur par un jeu avec l’Ecriture. Même si des
références à une contemporanéité reconnaissable par le
lecteur achèvent de donner aux récits une superficialité
trompeuse, la réussite de cette œuvre romanesque est de
se constituer, dès à présent, en domaine
phénoménologique, en lieu où enrichir et comprendre la
réalité en la questionnant. C’est d’ailleurs à ce titre que
les savoirs scientifiques et culturels apparaissent comme
fondement de diégèses hautes en couleurs, comme
moteur d’une langue originale et pittoresque, et comme
modèle de composition. Les fictions de Deville réservent
de nombreux pièges à leurs lecteurs : pour les déjouer et
apprécier le programme de l’auteur, une vigilance de tous
les instants est requise, qui maîtrise tous les excès dans
les domaines de l’imaginaire et du savoir.
Les romans analysés appartiennent à une période
d’écriture désormais datée pour Patrick Deville. Il se
garde toutefois de la renier car elle reflète sa passion pour
la philosophie des sciences, son esthétique picturale et
photographique, son goût du dépaysement et de la
solitude, propre aux voyageurs, qui se fond si bien à sa
parfaite connaissance de l’histoire de l’Amérique
Centrale. Mais, comme nous l’avons signalé plus avant,
l’œuvre actuelle de Deville se place sous l’égide d’un
projet littéraire plus exigeant, qui souligne une véritable
recherche dans l’écriture, en adéquation avec un style
singulier qui, aujourd’hui, arrive à maturité.
L’œuvre naissante (1987-1995) mise ici en lumière se
révêle donc aussi fragile et complexe qu’une bulle de
savon ! Car c’est dans cette métaphore que l’œuvre
trouve, selon Patrick Deville lui-même, sa plus juste
définition : « Oui, ça peut être une bonne image : une
- 193 -
Degrés et usages du savoir …
Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi
petite sphère de vertige, légère et parfaite, brillante et
parcourue de reflets… ».(26)
NOTES
(9)
(1)
(2)
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Une bibliographie est annexée à cet article.
Nous distinguons ici la critique universitaire, qui, par
ses analyses et publications (thèses, ouvrages collectifs
ou monographies…) appartient de plein droit au
discours scientifique, de la critique journalistique, qui, à
travers journaux et périodiques mensuels, participe,
quant à elle, de la réception immédiate des œuvres.
Les abréviations utilisées sont : CB : Cordon bleu ; LV :
Longue vue ; FA : Le feu d’artifice ; FP : La femme
parfaite.
Un essai de Deville sur l’écriture romanesque et ses
relations avec le système épistémologique de diverses
sciences exactes est paru en 1990. Rédigé en allemand,
édité à Vienne et intitulé Über wissenschaftliche und
poetische Schreibweisen, cet essai est le complément
théorique de Longue vue, paru deux ans plus tôt, qui
explicite l’intérêt de Deville non pas tant pour les
réalisations scientifiques que pour le discours
scientifique.
En effet, aucune de ses fictions ne crée de réalité
différente de la nôtre, avec une rationalité de type
exclusivement scientifique, cautionnée par une
explication elle aussi scientifique et dans laquelle
évoluent machines, robots et autres humanoïdes. Les
protagonistes, s’ils sont majoritairement des savants,
sont dépeints dans les affres du tâtonnement et s’avèrent
plus proches des savants de Flaubert que de Marie
Shelley.
Précisons que l’attribut fantastique, comme l’apparition
d’un ange gardien dans Le feu d’artifice est le seul fait
de la conscience du personnage. Si Louis ne se
formalise nullement de voir paraître, puis disparaître, un
être invisible et négligemment posé sur son épaule (FA,
49, 61, 120, 147, 149, 152) c’est que cet ange gardien « Un ange à bec, disait-il. Les plus dangereux» (FA, 26)
- prend pour lui la forme d’une vision réconfortante.
C’est une sorte de conscience-bis.
La traduction du texte allemand est : « La sciencefiction ainsi que toutes les fictions scientifiques sont
pour moi sans intérêt. »
Voir, par exemple, ces scènes de violence typiques des
romans policiers : la description du cadavre éviscéré
d’Olga aux premières lignes de La femme Parfaite ou la
scène d’empoisonnement du Docteur Choblet dans
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Cordon bleu….
Un écrivain comme Jules Verne n’en faisait-il pas de
même en intégrant dans ses romans - histoires
extraordinaires, voyages vers l’inconnu et autres
aventures - des savants et leurs exacts contrepoints ? Et,
l’apothicaire Homais n’est-il pas pour Gustave Flaubert
la pure incarnation de la bêtise ?
Selon la terminologie barthésienne.
Théorème selon lequel le carré de l’hypoténuse est égal
à la somme des carrés des deux autres côtés.
La référence à ces deux figures historiques de savants
latins n’est donc pas impromptue. Rappelons que Pline
était un naturaliste qui a rédigé une vaste encyclopédie
sur les connaissances de son temps ainsi que des traités
de rhétorique, et Columelle, l’auteur au premier siècle
de notre ère d’un traité d’agronomie d’une grande
précision.
En effet, la mémoire lorsqu’elle fonctionne
correctement classe, trie, supprime et permet à chacun
d’oublier ce qui doit l’être. Nous l’avons déjà évoqué :
ce personnage est affligé d’une déficience qui fait qu’il
mémorise toutes sortes d’informations chiffrées comme
les dates, les scores des rencontres sportives, les
données économiques ou géographiques… Calculs,
probabilités et autres taxes lui sont immédiatement
disponibles (FP, 83, 126, 154).
Nous n’évoquerons pas ici l’expérience de Plateau, qui
consiste à suivre de ses yeux le soleil dans sa course) et
qui, elle, rend compte de l’utilisation de la technique
narrative cinématographique.
Ce clin d’œil admiratif de Deville se poursuit avec le
personnage d’«Annette Vernes »…
Pour mémoire, rappelons que, depuis le Moyen Age, les
nombres impairs, parce qu’indivisibles, sont des
symboles de pureté et de perfection, qui connotent le
Bien, l’Eternel et le Divin, et que le chiffre trois en
particulier possède une symbolique très riche : Père, Fils
et Saint-Esprit, il est le chiffre sacré de la culture judéochrétienne ; ça, moi et surmoi, il symbolise également la
triade psychanalytique. Dans la symbolique médiévale,
les chiffres pairs sont moins positifs car ils sont liés à
l’humain et, par conséquent, menacés de destruction. Ils
se sont plus récemment constitués une symbolique
scientifique.
La dialectique de l’ordre et du désordre se réfère
directement à une notion appartenant à la topologie
Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009
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mathématique : la pensée ouroborique.
Avec le bit, l’octet est la plus petite unité numérique ; il
représente un ordre de grandeur, parallèle à la longueur ou
la quantité, et correspond à une capacité d’information.
Le paradoxe du Démon de Maxwell, longuement
explicité par les héros de Longue vue, est qu’il semble
contrevenir
au
deuxième
principe
de
la
thermodynamique, qui se résume en principe de
l’ignorance croissante : en l’absence d’énergie,
l’information possédée par un système diminue, car si
elle ne passe en énergie, elle se dégrade. Et, le principe
quantitatif de cette dégradation se nomme l’entropie.
Signalons que James Clerk Maxwell est un physicien
écossais, auteur de la théorie électromagnétique de la
lumière qui, en les rassemblant, a mis en valeur la
symétrie des théories de la lumière, de l’électricité et du
magnétisme.
Le second principe de thermodynamique veut qu’en
l’absence d’énergie, l’information introduite dans un
système diminue. C’est la loi de l’entropie.
Signalons que les découvertes liées à ces structures
dissipatives ont un impact en macrophysique (relatif au
chaos originel) mais aussi en embryologie car elles
permettent de savoir ce qu’est le vivant et pourquoi il y
a du vivant...
En cela, la composition de Cordon bleu et de Longue
vue peut également renvoyer au formalisme et, par
exemple, à l’écriture à contraintes d’une école comme
l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle).
Les marques touchent tous les biens de consommation :
« pastilles Fisherman’s Friend, vodka-Seven Up,
bouteille de Laurent Perrier, stylo Mont-Blanc, bonbon
La Pie qui chante, chaîne haute fidélité Bang &
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Olufsen, ceinture Gibaud, cosmétiques Lancaster,
Peugeot 504, chaussures Adidas, vodka Wyborowa,
Balisto, Mars et Bounty, Kronenbourg, Moulinex, boîte
Tupperware, rhum Négrita, Tropicola et Atarax, pardessus noir Giani Versace, Magic-Box du QuickBurger, chewing-gum Hollywood, costume mi-saison
gris clair Yves Saint-Laurent et des lunettes de vue
Sabana à monture d’écaille …» (FP, 11, 17, 26, 27,
126…)
La finitude telle que l’appréhende, par exemple Michel
Foucault, celle « à partir de quoi nous sommes, et nous
pensons, et nous savons, est soudain devant nous,
existence à la fois réelle et impossible, pensée que nous
ne pouvons penser, objet pour notre savoir mais qui se
dérobe toujours à lui.» (Michel Foucault, Les mots et
les choses : une archéologie des sciences humaines,
Paris : Editions Gallimard, 1990).
Le Zibaldone est le journal intellectuel de Giacomo
Leopardi, sorte de laboratoire spirituel dans lequel sont
abordées des thématiques ancestrales, opposant
l’antique au moderne, dans lequel encore sont explicités
le relativisme absolu, la mort, la théorie de
l’accoutumance ou le phénomène de l’illusion, du
souvenir ou encore l’art d’être malheureux. Leopardi,
épouvanté, écrivait, par exemple, qu’il était le néant luimême et qu’il se sentait étouffé par cette pensée, lui
conférant la certitude que la réalité est néant également.
Patrick Deville répond ici à Xavier Person et Henri
Scepi (cf. bibliographie). L’écrivain évoque la bulle de
savon, comme le ferait un mathématicien, en tant que
« surface optimale » et précise : « Le film de savon obéit
à une nécessité extrême pour produire une bulle : une
tension constante de 67 mg/cm. Sinon : pop. ».
BIBLIOGRAPHIE
ŒUVRES ETUDIEES
DEVILLE, Patrick
- Cordon bleu, 1987. Paris : Editions de Minuit.
- Longue vue, 1988. Paris : Editions de Minuit.
- Le feu d’artifice, 1992. Paris : Editions de Minuit.
- La femme parfaite, 1995. Paris : Editions de Minuit.
OUVRAGES CITES
PERSON, Xavier ; SCEPI, Henri, Patrick Deville, 1991.
Poitiers : Office du Livre en Poitou-Charentes.
FOUCAULT, Michel, 1990. Les mots et les choses : une
archéologie des sciences humaines, Paris : Editions
Gallimard.
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Degrés et usages du savoir …
Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi
The Levels and Uses of Science in the Novels of the Writer Patrick
Deville during the Years (1987-1995)
Isabelle B. Rabadi* and Wael Rabadi
ABSTRACT
A huge traveller infatuated with cinema world, and constantly acquainted with what is going in this
area filling the position of a literature manager for the house of foreigners and translators in the city
of Saint-Nazaire. The writer Patrick Deville was born in 1957 and since nearly twenty years, he wrote
a huge group of rare writings and they consist of seven novels and group of short stories. His novels
are considered temptations to prepare the modern novel. Our analysis to his scripts, with lies on
kwonwing the levels and uses of science and on revealing its suitability in accordance to its throwing
of subjects such as knowledge, scientific knowledge and the knowledge of how to live.
Keywords: Modern French Novel, Questioning about Scientific Resources that are Usable in
the Field of Literature, How to Live and How to Work, Encyclopedic Ambitions,
Comedy, The Century’s Ideology.
1995 -1987 ‫ﺩﺭﺠﺎﺕ ﻭﺍﺴﺘﺨﺩﺍﻤﺎﺕ ﺍﻟﻌﻠﻭﻡ ﻓﻲ ﺭﻭﺍﻴﺎﺕ ﺍﻟﻜﺎﺘﺏ ﭙﺎﺘﺭﻴﻙ ﺩﻭﭭﻴل ﺒﻴﻥ ﺍﻷﻋﻭﺍﻡ‬
*‫ﺇﻴﺯﺍﺒﻴﻼ ﺒﺭﻨﺎﺭﺩ ﺍﻟﺭﺒﻀﻲ ﻭﻭﺍﺌل ﺍﻟﺭﺒﻀﻲ‬
‫ﻤﻠﺨـﺹ‬
‫ ﻴﺸﻐل ﻤﻨﺼﺏ ﻤﺩﻴﺭ ﺃﺩﺒﻲ ﻟﺩﺍﺭ ﺍﻟﻜﺘﺎﺏ‬.‫ ﻤﻭﻟﻊ ﺒﻌﺎﻟﻡ ﺍﻟﺴﻴﻨﻤﺎ ﻭﻫﻭ ﻋﻠﻰ ﺍﻁﻼﻉ ﺩﺍﺌﻡ ﻋﻠﻰ ﻤﺎ ﻴﺠﺭﻱ ﻓﻲ ﻫﺫﺍ ﺍﻟﻤﺠﺎل‬،‫ﺭﺤﺎﻟﺔ ﻜﺒﻴﺭ‬
‫ﺒﺎ ﻤﺠﻤﻭﻋﺔ‬ ‫ﻤﺎ ﺘﻘﺭﻴ‬ ‫ ﺃﹼﻟﻑ ﻤﻨﺫ ﻋﺸﺭﻴﻥ ﻋﺎ‬،1957 ‫ ﻭﻟﺩ ﺍﻟﻜﺎﺘﺏ ﭙﺎﺘﺭﻴﻙ ﺩﻭ ﭭﻴل ﻋﺎﻡ‬.‫ﺍﻷﺠﺎﻨﺏ ﻭﺍﻟﻤﺘﺭﺠﻤﻴﻥ ﻓﻲ ﻤﺩﻴﻨﺔ ﺴﺎﻥ ﻨﺎﺯﻴﺭ‬
‫ ﺘﻌﺩ ﺭﻭﺍﻴﺎﺘﻪ ﺇﺤﺩﻯ ﺍﻟﻤﺤﺎﻭﻻﺕ‬.‫ﻜﺒﻴﺭﺓ ﻤﻥ ﺍﻷﻋﻤﺎل ﺍﻟﻔﺭﻴﺩﺓ ﺍﻷﺼل ﻭﻫﻲ ﻋﺒﺎﺭﺓ ﻋﻥ ﺴﺒﻊ ﺭﻭﺍﻴﺎﺕ ﻭﻤﺠﻤﻭﻋﺔ ﻗﺼﺹ ﻗﺼﻴﺭﺓ‬
‫ ﻓﺘﺤﻠﻴﻠﻨﺎ ﻟﻨﺼﻭﺼﻪ ﺍﻟﺫﻱ ﻴﺘﺴﺎﺀل ﻋﻥ ﺩﺭﺠﺎﺕ ﻭﺍﺴﺘﺨﺩﺍﻤﺎﺕ ﺍﻟﻌﻠﻭﻡ ﻴﺸﺩﺩ ﻋﻠﻰ ﺒﻴﺎﻥ ﻤﻼﺀﻤﺘﻬﺎ ﺒﺎﻟﻨﺴﺒﺔ‬.‫ﻹﻋﺩﺍﺩ ﺍﻟﺭﻭﺍﻴﺔ ﺍﻟﻤﻌﺎﺼﺭﺓ‬
.‫ﻟﻁﺭﺤﻬﺎ ﻟﻤﻭﺍﻀﻴﻊ ﻤﺜل ﺍﻟﻤﻌﺭﻓﺔ ﻭﺍﻟﻤﻌﺭﻓﺔ ﺍﻟﻌﻠﻤﻴﺔ ﻭﻤﻌﺭﻓﺔ ﻜﻴﻔﻴﺔ ﺍﻟﻌﻴﺵ‬
‫ ﻜﻴﻑ ﻨﻌﻴﺵ‬،‫ ﺘﺴﺎﺅل ﺤﻭل ﺍﻟﻤﺭﺍﺠﻊ ﺍﻟﻌﻠﻤﻴﺔ ﺍﻟﻘﺎﺒﻠﺔ ﻟﻼﺴﺘﺨﺩﺍﻡ ﻓﻲ ﻤﺠﺎل ﺍﻷﺩﺏ‬،‫ ﺍﻟﺭﻭﺍﻴﺔ ﺍﻟﻔﺭﻨﺴﻴﺔ ﺍﻟﻤﻌﺎﺼﺭﺓ‬:‫ﺍﻟﻜﻠﻤـﺎﺕ ﺍﻟﺩﺍﻟـﺔ‬
.‫ ﻓﻜﺭ ﺍﻟﻌﺼﺭ‬،‫ ﻓﻜﺎﻫﺔ‬،‫ ﻁﻤﻭﺤﺎﺕ ﻤﻭﺴﻭﻋﻴﺔ‬،‫ﻭﻜﻴﻑ ﻨﻌﻤل‬
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.2007/11/7 ‫ ﻭﺘﺎﺭﻴﺦ ﻗﺒﻭﻟﻪ‬،2006/12/3 ‫ ﺘﺎﺭﻴﺦ ﺍﺴﺘﻼﻡ ﺍﻟﺒﺤﺙ‬.‫ ﺍﻷﺭﺩﻥ‬،‫ ﺠﺎﻤﻌﺔ ﺁل ﺍﻟﺒﻴﺕ‬،‫ ﻜﻠﻴﺔ ﺍﻵﺩﺍﺏ‬،‫* ﻗﺴﻡ ﺍﻟﻠﻐﺎﺕ ﺍﻟﺤﺩﻴﺜﺔ‬
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