Degrés et usages du savoir dans les romans de Patrick DEVILLE
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Degrés et usages du savoir dans les romans de Patrick DEVILLE
Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009 Degrés et usages du savoir dans les romans de Patrick DEVILLE (1987-1995) Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi* ABSTRACT Grand voyageur, cinéphile averti, Directeur littéraire de la M.E.E.T, la Maison des écrivains étrangers et traducteurs de Saint-Nazaire, Patrick Deville, né en 1957, bâtit depuis bientôt vingt ans, une œuvre originale qui compte maintenant sept romans et plusieurs nouvelles. Ses fictions représentent l’une des tentatives d’élaboration du roman aujourd’hui. Notre analyse qui s’interroge sur les degrés et usages du savoir souligne leur pertinence quant à l’approche du savoir, du savoir scientifique comme du savoir-vivre. Mots clefs : Roman Français Contemporain, Interrogation Sur Les Référents Scientifiques Utilisables En Littérature, Savoirs Scientifiques, Savoir-Vivre Et Savoir-Faire, Formalisme, Ambition Encyclopédique, Humour, Pensée Du Temps. INTRODUCTION Grand voyageur, cinéphile averti, Directeur littéraire de la M.E.E.T, la Maison des écrivains étrangers et traducteurs de Saint-Nazaire, Patrick Deville, né en 1957, bâtit depuis vingt ans, une œuvre originale qui compte sept romans et plusieurs nouvelles.(1) En fait, ses réalisations d’auteur, de traducteur et de rédacteur sont nombreuses et constituent les marques vivantes d’un investissement littéraire, d’une création continue et dynamique mais discrète, en attente d’un plus vaste public. Publiés par les Editions de Minuit, ses premiers romans - Cordon bleu (1987), Longue vue (1988), Le feu d’artifice (1992) et La femme parfaite (1995) - ont marqué la critique universitaire(2) du tournant du siècle en tant qu’« écriture minimaliste », voire « impassible ». Longtemps affublée du titre de « nouveau Nouveau Roman », l’écriture de Deville au fil des années a toutefois gagné en ampleur et en souplesse, comme en atteste Ces deux-là (2000). Grâce à la publication de deux romans d’une facture très différente des précédents dans lesquels le mélange des genres – épistolaire, romanesque, poétique, journalistique, diariste et historique – prime, le projet littéraire de Deville a amorcé un réel tournant. Ambitieux * Department of Modern Languge, Faculty of Arts, Al alAlbayt University, Jordan. Received on 3/12/2006 and Accepted for Publication on 7/11/2007. et complexes, Pura vida : Vie & mort de William Walker (2004) et La tentation des armes à feu (2006) mêlent subjectivité et références scientifiques, anecdotes et documents. L’écrivain, qui publie désormais aux Editions du Seuil, a effectivement élargi son univers en faisant la part belle à l’Histoire et à la politique. Somme toute, les fictions de Deville – dont certaines sont traduites en plus de dix langues : Longue vue, par exemple - représentent l’une des tentatives d’élaboration du roman aujourd’hui, et à ce titre requiert notre intérêt. Dans cette étude, nous nous interrogerons plus particulièrement sur les degrés et usages du savoir, du savoir scientifique comme du savoir-vivre qu’il instaure, dans les romans chronologiquement les plus anciens de la bibliographie devillienne(3). Selon un plan tripartite, nous verrons d’abord comment le discours scientifique moderne travaille en profondeur les diégèses de Deville ; nous montrerons ensuite comment l’architecture interne des fictions tire profit de cette attention de l’auteur portée aux savoirs ; enfin, nous mettrons en lumière le savoir-vivre élaboré pour les personnages d’après le discours épistémiologique actuel. 1. PREMIERE PARTIE : DES ROMANS TEXTURE SCIENTIFIQUE Face aux romans de Patrick Deville, tout lecteur remarquera d’emblée la présence de données scientifiques(4) qui se double d’une interrogation sur les - 183 - © 2009 DAR Publishers/University of Jordan. All Rights Reserved. Degrés et usages du savoir … Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi référents utilisables dans un monde de fiction. Ce trait unificateur des premiers récits s’explique comme la conséquence logique des avancées des sciences et des techniques dont les répercussions dans le quotidien le plus banal sont nombreuses à la fin du vingtième siècle. L’écrivain a contruit ses intrigues au prisme de ces savoirs et, comme marque la plus flagrante de son questionnement sur leur développement et ses conséquences, il propose un vaste jeu avec la connaissance. De fait, il se réfère aux expériences, énoncés, démonstrations, exercices, systèmes épistémologiques, théories ou modèles de pensées de très nombreuses disciplines scientifiques. Hantés par la philosophie des sciences, les récits exposent des savoirs, ici sans explication, là en les intègrant habilement à l’intrigue ; acquis et interrogations de la civilisation occidentale moderne s’y dessinent tout naturellement, sans plus de critique que d’apologie du progrès. En outre, Deville appréhende le paysage scientifique actuel sans recours au fantastique(5) : même si ce genre littéraire constitue bel et bien une solide base de réflexion sur la réalité et possède une ambition proche de la sienne - à savoir, offrir une lecture du monde dans lequel nous vivons - ni Cordon bleu, ni Longue vue, ni Le feu d’artifice ou La femme parfaite ne se rattachent au roman d’anticipation ou de science-fiction.(6) Loin de toute équivoque, l’écrivain explique clairement son approche particulière des sciences exactes : « science-fiction oder wie auch immer geartete Wissenschaftlsfiktionen sind für mich ohne Belang.»(7) Souvent proches des romans d’espionnage dont l’atmosphère est teintée de paranoïa et dans lesquels des organisations secrètes tissent lentement leurs toiles meurtrières,(8) les romans de Deville portent en revanche la marque, allusive ou prégnante, de savoirs mis en discours et laissés à la disponibilité des personnages et des voix narratives. Cordon bleu, par exemple, dépeint un huis clos étouffant : l’intrigue retrace la dernière mission dans une grande ville de province d’un vieil agent secret irascible et cynique. Aidé de son second nommé Varadarayan, Balbus œuvre pour le compte de l’Ordre, une mystérieuse organisation dont le chef se plaît à se faire appeler Dieu, et doit mettre en scène l’assassinat par empoisonnement d’un jeune gérontologue. L’accomplissement de cette mission savamment orchestrée va cependant de pair avec le délabrement physique et mental de Balbus : le vieil agent finit même par contracter la maladie qu’il ne devait que mimer pour piéger le médecin. Les référents - 184 - scientifiques concernent en premier lieu les protagonistes puisque l’auteur prend soin de leur donner une solide formation et d’en faire des scientifiques accomplis. Balbus est ainsi pourvu d’une thèse de théologie (CB, 30) ; il étudie l’optique, la géométrie et l’astronomie (CB,15,164) et passe des heures à résoudre des énigmes mathématiques ; il s’intéresse de surcroît à l’ornithologie (CB, 12, 13, 47). Son subordonné, Varadarayan est lui aussi féru de sciences appliquées : physique et de chimie bio-moléculaire n’ont aucun secret pour lui ! Il possède des « connaissances convenables en zoologie, pharmacologie et botanique » (CB,49). Leur victime à tous deux est, pour sa part, médecin gérontologue… Les héros de Longue vue – roman qui est d’emblée placé sous la caution de savoir de Michelet dont une citation est placée en exergue (LV, 6) – s’inscrivent dans cette lignée de savants et d’érudits. Ils cultivent un rapport particulier aux sciences exactes. Körberg est un ornithologue professionnel. Skoltz un artiste bardé de diplômes (LV, 14, 65), qui s’adonne aux sciences – physique et climatologie notamment (LV, 123) - avec assiduité durant ses congés. Jyl possède d’étonnantes capacités intellectuelles (LV, 31, 53, 64, 84, 95-96). Symétriquement, le protagoniste du Feu d’artifice, Louis, est un ancien étudiant en philosophie, à l’instar du narrateur, qui est aujourd’hui Docteur en géographie, passionné de topographie mais qui étudie également « avec application (...) la mathématique des surfaces minimales » (FA, 13, 112, 139). Le héros de La femme parfaite entretient, lui, un rapport aux chiffres exceptionnel de précision, qui le pousse à avouer qu’il ne peut lire un nombre sans aussitôt le mémoriser. « Si cette infirmité simplifia ma vie d’étudiant, elle a depuis transformé ma mémoire en archives du World Watch Institute, année après année » (FP, 25). Son discours quotidien est donc truffé d’informations encyclopédiques sur les sujets les plus divers. «La seule fabrication du papier consomme quatre milliards d’arbres par an. (Une superficie forestière supérieure à l’Angleterre tout entière disparaît chaque année dans le monde)» (FP,8788). La mémoire de Paul Cortese est d’un poids immense et donne au lecteur la possibilité de traverser par le biais de courtes réflexions un vaste champ de réflexion. « Je glissai que, si l’on additionnait les augmentations de la contribution sociale généralisée (C.S.G.), de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (T.I.P.P.), des droits sur l’alcool et la majoration du forfait hospitalier à la Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009 charge de l’assuré, on devait obtenir pour l’année dans les cent milliards de ponction supplémentaire sur le revenu des ménages, auprès desquels la réduction de l’impôt direct faisait figure de gadget pour demeurés » (FP, 68). Le roman accumule les notations sur l’actualité politique et économique internationale – blocus américain de Cuba, accords d’Alena, immigration clandestine cubaine aux Etats-Unis, guerre en Yougoslavie, combats intestins en ex-Union Soviétique, dette du Tiers-Monde, inégalité nord-sud : « Vous êtes riche. Et votre richesse tue chaque jour des enfants dont vous ne verrez jamais les cadavres » (FP, 126)… La pensée économique, qui concerne la production, la distribution et la consommation des richesses et des biens matériels à l’échelle mondiale, pourrait se concevoir comme une mordante critique mais, glisser une courte phrase sur ces questions correspond bien plutôt à une habitude handicapante pour l’hypermnésique Cortese. L’engagement qui pouvait se lire dans ses propos critiques et idéologiques (FP, 94) est anéanti par son aptitude extraordinaire à manier tous les chiffres qui l’étouffent et l’inhibent : « Je manquai d’allumer la radio, m’en abstins. De peur d’apprendre l’explosion d’une centrale atomique ex-soviétique ou la dilatation du trou dans la couche d’ozone. Quarante-quatre réacteurs nucléaires sont aujourd’hui en construction dans le monde.» (FP, 25). L’ambition de tout savoir devient théoriquement envisageable grâce à la mémoire encyclopédique de ce personnage, mais elle s’étiole finalement dans l’approche d’un homo scientificus inapte à la sublimer. De surcroît, et parce que tous les protagonistes sont des garants de savoirs, Deville fait de leurs vastes connaissances le domaine de son attaque ironique(9) : il laisse son lecteur prendre pleinement conscience de la sénilité aggravée de Balbus, du trouble incompréhensible de Jyl devant l’orthographe, de l’attitude improductive au possible de Körberg qui doit compléter son atlas, ouvrage de toute une vie, mais dont l’instrument de travail, la longue-vue, lui sert autant sinon plus à s’adonner à des rêveries passéistes ou des égarements voyeuristes... Quoiqu’il en soit, le regard que toutes ces figures devilliennes posent sur le monde ne saurait être que scientifique à l’extrême : références et préférences vont aux savoirs et nous renseignent sur le degré de scientificité à l’œuvre dans les pratiques usuelles de la fin du vingtième siècle. Mais, les connaissances de ces héros sont soumises à l’influence toujours grandissante des progrès technologiques qui, chaque jour, déstabilisent un peu plus leurs habitudes de pensées. Et, par son détachement ironique constant, le romancier désamorce l’aridité des savoirs exposés au fil de ses romans : il prend un soin particulier à brouiller les pistes qu’il tend à ses lecteurs en proposant des énoncés qui revendiquent leur non-appartenance à la fiction par des dispositions typographiques : des étiquettes ornithologiques (LV, 58) sont, par exemple, reproduites et inserées dans le texte. D’autre part, le romancier en inventant d’autres qu’il donne évidemment pour authentiques, comme des articles de journaux (LV, 107; FP,133-134) ou des lettres officielles (FP, 88-89). Au fil de la lecture, l’irruption de ces « effets de réel »(10) s’avère déroutante pour le lecteur qui, malgré tout, ne peut feindre d’ignorer leur caractère romanesque. Car, même si elles sont véridiques et vérifiables, ces occurrences appartiennent au discours fictif des personnages ou des narrateurs. La technique narrative de l’écrivain s’appuie précisément sur ce travail de sape et de manipulation. « Il lui demandait de lire dans l’encyclopédie les articles Bohr, Heisenberg et Schrödinger » (LV, 86). Si le lecteur de Longue vue suit cette indication destinée à Jyl, il comprendra les indices qu’il recueillera tout au long de l’intrigue. Mais comment pourra-t-il donc saisir la scène durant laquelle, dans Cordon bleu, le narrateur résume « ex professo mais brièvement » (CB, 95) les trois lois de Képler, selon les relevés de Tycho-Brahé, à son voisin de banc, cruciverbiste ? Certainement en remarquant que le mot de passe que doivent utiliser les deux hommes pour la mission Cordon bleu est aphélie et qu’il se trouve justement dans la grille de mots croisés ! Il se souviendra avec profit que Balbus avait peu avant rappelé ces fameuses lois de Képler et distingué l’aphélie du périhélie (CB, 24)... C’est sans jamais interrompre le cours de sa diégèse que le romancier présente partiellement des données scientifiques à propos desquelles seul le lecteur assidu et patient trouvera une explication. Logiquement, se crée une complicité ou une aversion pour le romanciermanipulateur qui se joue de son lecteur dont il requiert toute l’attention pour une lecture-déchiffrement. Et ce qui séduit Deville, c’est ce tour de passe-passe que permet la fiction romanesque. « Voici un livre scientifique, car Skoltz et Körberg, effectivement, je les ai connus.» (LV, 9). Nostalgique d’une possible vérité littéraire, l’écrivain a éliminé toute volonté d’exhaustivité de son projet - 185 - Degrés et usages du savoir … Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi romanesque : ses fictions sélectionnent, découpent et agencent des pans entiers de la réalité pour leur conférer un véritable sens. En conséquence, elles intègrent des théories, des conceptions et des modèles de pensée provenant de vastes disciplines. Cordon bleu est traversé de références aux sciences physiques, comme l’optique et la thermodynamique. Il fait aussi une large place aux découvertes récentes de l’astrophysique, de l’astronomie et à des éléments précis d’ornithologie, ainsi que, plus sporadiquement, à la chimie moléculaire, aux mathématiques et à la géométrie. Longue vue contient également de nombreuses allusions à des concepts concrets comme les éléments d’optique – le titre, qui rappelle la longue-vue, est un premier indice renforcé par la forte présence d’instruments tels les jumelles ou les appareils photo…-, de géologie, de zoologie, de chimie, de climatologie et de mathématique. Le roman aborde également la philosophie des sciences à travers les courants probabiliste et idéaliste. L’exemple le plus explicite, sinon le plus caricatural, est ce passage descriptif dans lequel Deville revisite le théorème de Pythagore(11) sur les triangles rectangles : « Les déplacements de Jyl, au cours de la journée, étaient à angles droits et réguliers : nord-sud vers la mer, toutes les demi-heures, puis ouest-est toutes les heures, de son drap de bain au bar de la plage. Elle n’empruntait jamis l’hypoténuse, n’allant jamais se baigner sitôt s’être désaltérée, ni se désaltérer sitôt s’être baignée : assise au bar de la plage, elle buvait des tropicanas à l’orange et suçait les glaçons, slurp» (LV, 44). Des analogies, des explications ou des métaphores, le lecteur extrait les interrogations cosmologiques qui ont ému le vingtième siècle. Deville confère généralement à ses personnages une épaisseur psychologique et des tentations scientifiques, grâce à ce thème réccurrent dans son œuvre, la pensée du temps ravageur. Déjà évoquée, la citation de l’historien et écrivain Jules Michelet, placée en exergue, entre de plainpied dans cette thématique : « Aujourd’hui comme aux jours de Pline et Columelle, la jacinthe se plaît dans les Gaules, la pervenche en Illyrie, la marguerite sur les ruines de Numance, et pendant qu’autour d’elles les villes ont changé de maîtres et de nom, que plusieurs sont rentrées dans le néant, que les civilisations se sont choquées et brisées, leurs paisibles générations ont traversé les âges et se sont succédé l’une à l’autre jusqu’à nous, fraîches et riantes comme aux jours des batailles »(12) (LV, 6). Les figures animées par le - 186 - romancier savent en effet, à l’instar des physiciens et des poètes, que le séjour des hommes sur la Terre se fait dans le temps et non seulement dans l’espace. « Louis fixait son visage au fond du miroir, il caressait le projet d’entrer chaque jour dans une cabine Photomaton (dans une vingtaine d’années, il laisserait défiler les photos sous l’ongle de son pouce et surveillerait son vieillissement en accéléré, verrait ses joues se creuser, son regard s’effondrer) » (FA, 76-77). Vécu ici comme sculpture de soi, le temps rejoint ailleurs le désir d’omniscience. Dans La femme parfaite, les bienfondés d’une mémoire a priori parfaite se trouvent – nous l’avons expliqué plus avant - remis en cause puisque le héros possède une mémoire absolue qui ne lui permet pas de vivre plus sereinement.(13) Maîtriser le temps, c’est le vœu de la troublante héroïne du Feu d’artifice qui, quant à elle, souhaite modifier la chronologie en l’arrêtant à des moments précis grâce à la vitesse ! Rappelons que Le feu d’artifice raconte l’évolution des relations de deux amis tombés sous le charme de la mystérieuse Juliette un 14 juillet à Nantes. Chacun suit l’envoûtante jeune femme dans un périple transeuropéen : l’un, à ses côtés dans une voiture ; l’autre, penché sur les cartes routières encombrant sa chambre sur lesquelles il note les déplacements du couple grâce aux appels téléphoniques, aux télécopies et aux photographies qu’il reçoit quotidiennement d’eux. A l’instar des précédents, le roman comporte de nombreuses références scientifiques(14) et aborde l’astrophysique, l’optique, la chimie, la physique, l’astronomie et la géométrie. En outre, il truffe de termes géologiques – le héros est topographe !- et brasse le lexique des nouvelles technologies communicationnelles. Là encore, le lecteur est placé devant quelques « effets de réel » que sont les notices biographiques du photographe Nadar (FA, 69-70), du physicien Plateau (FA, 135-136), du mathématicien Cournot, des philosophes Lequier et Hamelin (FA, 42-43) et que sont aussi les rappels historiques tels le résumé d’un glorieux épisode de la ville de Nantes (FA, 153-154) ou l’évocation d’un natif de la ville : Jules Verne.(15) Le but de ces incursions extra-littéraires n’est évidemment pas d’offrir des connaissances scientifiques au lecteur comme le ferait un manuel ou un livre d’érudition, mais plutôt de lui montrer la nette influence de ces connaissances, prises parmi les plus récentes, sur les personnages et, à travers eux, sur lui-même. Les sciences exactes mettent donc à la disposition de l’écrivain une panoplie d’interprétants dont il fait usage, à Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009 commencer par le lexique, pour peindre la réalité née des savoirs et sans cesse remodeler par leur avancée. De fait, si les données scientifiques, égrénées ça et là au sein des intrigues, dotent les fictions d’un arrière-plan original grâce à la personnalité et aux parcours des héros, elles sous-tendent encore plus fortement leur composition structurelle. 2. DEUXIEME PARTIE : VERS UN FORMALISME SCIENTIFIQUE Dans les romans de Patrick Deville, l’architecture interne repose généralement sur un agencement habile et savamment choisi qui signale par contrecoup une tendance formaliste. C’est, en particulier, le dispositif architectural des deux premières fictions qui dévoile cette visée proscientifique de l’écrivain. La composition de Cordon bleu relève de la mathématique et plus exactement d’une structure arithmétique, c’est-à-dire numérique. Le roman présente, en effet, une structure d’une infinie régularité distributionnelle : 1 (1.2.3.) 2 (1.2.3.) 3 (1.2.3.), qui équivaut à trois exposant deux : (3²). Il y a neuf unités narratives nettement isolées qui s’enchaînent ; chaque unité correspond à trois exposant zéro : (3º= 1) et s’inscrit parallèlement au sein d’un ensemble ternaire, équivalant à trois exposant un : (3¹ = 3). Le chiffre trois assure donc à la composition de Cordon bleu sa stabilité et sa progression.(16) De même, il faut remarquer un effet de miroir, binaire, dans certaines permutations placées au sein de la narration, par exemple, lorsqu’au cœur du roman, la mission de Balbus touche à sa fin et accélère les symptômes de sa maladie, c’est-à-dire qu’elle remet en cause l’ordre des événements et la hiérarchie de l’Ordre. Cette inversion(17) qui se situe au centre de Cordon bleu est subrepticement signalée par cette remarque : « Le cruciverbiste était également verbicruciste » (CB, 96) ! Autrement dit, avec ce premier roman, résumé plus avant, Patrick Deville se donne pour contrainte d’écriture des formes tirées de la microphysique. Symétriquement, la composition de Longue vue se fonde sur des notions de chimie moléculaire : le roman est composé de trois parties dans lesquelles se distribuent des sous-parties numérotées : 1 (1.2.3.) 2 (4.5.6.) 3 (7.8.). La mathématisation de la structure est évidente puisque la continuité de un à huit se dégage et aboutit à un nombre pair, le deux. Elle est interrompue par des unités impaires. La progression est suivie, même si ce sont deux progressions, l’une ternaire, l’autre à huit unités qui se superposent. Cette seconde progression rappelle la loi de l’octet en chimie moléculaire, c’est-à-dire le groupe de huit électrons appartenant à une même orbitale atomique et formant une structure stable. La composition en triptyque, de son côté, évoque la notion chimique de composé ternaire, c’est-à-dire la formation de trois corps simples qui, par fusion moléculaire, entraîne à leur tour la stabilité. Et, dans ce composé ternaire, chaque atome obéit à la loi de l’octet qui représente une capacité d’information.(18) Mais, dans Longue vue, c’est la microphysique qui travaille l’architecture interne, et spécialement les structures dissipatives. L’hypothèse du Démon de Maxwell qui semble contrevenir au second principe de la thermodynamique(19) est la clef d’interprétation du roman la plus probante. Rappelons brièvement que l’intrigue de Longue vue se déroule dans un pays indéterminé du Maghreb où pendant une semaine environ une adolescente, Jyl, accompagnée d’Alexander Skoltz, son précepteur, passe des vacances. Baignades, déjeuners au restaurant et exercices mathématiques se succèdent pendant que, parallèlement, grâce à la magie du souvenir, l’été 1957 revient à la mémoire du père de Jyl, un ornithologue revenu dans la même bourgade pour y compléter son atlas. Avec lui ressurgissent son grand amour pour la mère de l’adolescente, aujourd’hui décédée, les airs de la chanteuse Oum Kalsoum et la douceur de vivre d’antan. Grâce à la construction métaphorique de Longue vue, Patrick Deville parvient à proposer des éléments pour la compréhension de ses personnages, et notamment de Körberg, puisque le lien entre les deux fils narratifs principaux, qui est aussi un lien entre passé et présent, s’établit grâce à sa longue-vue. Toute la physique quantique trouve son origine dans cet apport de la physique classique, pour imaginaire que fût cette expérience idéalisée du démon de Maxwell qui est intégrée aux exercices de Jyl : « Bien, dit Skoltz, prenons plutôt un récipient empli d’un gaz en équilibre thermique (…) En 1871, J.C. Maxwell (1831-1879) propose de glisser au milieu de notre récipient une cloison équipée d’un petit volet mobile. Un observateur très attentif, un démon (l’expérience est connue sous le nom du Démon de Maxwell) repère, dans le voisinage du volet, les molécules les plus rapides et leur ouvre le passage dans un sens, comme ça, manœuvrant le volet dans l’autre - 187 - Degrés et usages du savoir … Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi sens pour les molécules les plus lentes. Tu me suis ? Très vite, l’enceinte n’est plus en équilibre thermique, puisque toutes les molécules les plus actives sont du même côté. Le démon a créé un ordre à partir du désordre, il a contrevenu au second principe de la thermodynamique, il a remonté le temps (il est allé du plus froid au plus chaud), bravo. Mais (Skoltz biffait d’un grand X son schéma sur le sable) voici l’exorcisme : il faudrait, pour que le démon puisse voir les molécules le munir idéalement d’une lampe-torche ou d’une longue-vue équipée d’un projecteur, donc d’une source de rayonnement en déséquilibre, et le démon n’ira jamais que d’un désordre vers un nouveau désordre» (LV, 8384). Cette hypothèse signifie que l’observateur en quête d’informations entre irrémédiablement en interaction avec le phénomène qu’il étudie : c’est ce qui se nomme l’idéalisme quantique. Autrement dit, chaque mesure introduit un élément nouveau, une variation de la fonction de probabilité, qui rend impossible une description causale continue du comportement de l’objet mesuré. Dans son expérience, le physicien Maxwell attribue à son démon microscopique une réelle fonction cognitive : le démon peut choisir et contrevenir au second principe. La clef du paradoxe ne tarde pourtant pas à apparaître puisque l’exercice des fonctions cognitives du démon consomme nécessairement une certaine quantité d’énergie qui compense précisément la diminution d’entropie du système... En revanche, l’indéterminisme demeure une valeur sûre dans le système moderne, qui stipule (comme l’explique Skoltz) que la Science ne peut livrer des résultats qu’a priori possibles. « Accroupi sur la plage, Alexandre Skoltz, un scion de bambou à la main dessine sur le sable mouillé une expérience qu’il soumet à Jyl. La ligne discontinue, là, au centre, symbolise un plan vertical percé de deux trous, vu de profil. Le rectangle sur la gauche est un appareil qui projette vers le plan un flux d’électrons. Eh bien, Jyl, la nature ellemême ne sait pas, au dernier moment, par quel trou va passer l’électron.» (LV,74) Concrètement, la référence à Maxwell et au second principe de la thermodynamique(20) atteste dans ses applications qu’il est rigoureusement impossible d’évoluer physiquement à son gré dans le temps intrinsèque à la réalité objective. Et, c’est grâce à Körberg, hanté par le phénomène de l’irréversibilité du temps, que l’écrivain institue cette expérience de physique en principe. Le démon de Maxwell, en tant que métaphore centrale du roman, structure la mise en relation du temps subjectif et d’une théorie du temps - 188 - objectif. Echapper au temps, évoluer sans entraves dans l’espace-temps, contrevenir au deuxième principe de la thermodynamique sont des désirs qui s’entendent ici dans leur acception métaphysique. Ce que Körberg ressent maladivement, Jyl et Skoltz l’appréhendent théoriquement lors de leurs exercices intellectuels et en offrent par deux fois une démonstration drôle et convaincante (LV, 96). Le maître et son élève concluent que, pour accéder à un monde sans temporalité, il faudrait donc tout connaître. Parce que l’homme éprouve une sensation temporelle dès que diminue son ignorance, pour avoir du temps, il lui faut prendre conscience de son ignorance, donc accumuler des savoirs. De fait, les héros de Longue vue ne peuvent que souhaiter tout savoir et doivent pour cela tout voir ! S’éclaire alors le double clin d’œil de Patrick Deville, contenu dans le titre même de ce roman: mieux vaut avoir une longue vue car être atteint de myopie entrave la connaissance ! La longue-vue, instrument qui seul peut porter le regard loin dans l’espace-temps (LV, 110-112), devient la clef de l’intrigue. Dans le voyeurisme douloureux de Körberg comme dans les projections mathématiques de Jyl et Skoltz se lit en filigrane le désir, ailleurs affirmé, qui travaille thématiquement et structurellement les œuvres devilliennes : la tentation encyclopédique, ce rêve de tout savoir et de faire le tour des connaissances en annulant toute temporalité. Car, cette expérience de microphysique démontre que si l’homme ne perdait pas d’informations, s’il retenait tout, le temps ne passerait pas ! En effet, selon les règles de l’entropie et les hypothèses de la thermodynamique, le temps n’est qu’une perte d’informations : tout voir et, par conséquent, tout savoir permet théoriquement d’arrêter le temps ! Au sein de la narration, ce vœu entretient la confusion entre le passé et le présent, symptomatique de l’attitude du scoptophile Körberg, et aboutit à l’abolition pure et simple du présent. Tout ce qui a fait l’existence de ce personnage ne détient donc pas le même droit à subsister puisque le choix du souvenir s’établit d’après la charge affective qui lui est associée et de la qualité du vécu qui lui correspond. Le passé, qui a valeur d’explication de soi dans le présent, fait figure de remise en jeu de toutes ses possibilités pour Körberg : c’est dans ce sens qu’il convient d’expliciter le fait que le vécu historique, c’est-à-dire le présent réel du héros, se voit constamment contaminé par des épisodes du passé, relevant de son enfance (LV, 23, 24, 25, 33, 37, 39, 40, 58, 72, 73, 106) ou de sa vie amoureuse (LV, 46, Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009 47, 67, 76, 77, 78). Cette obsession de remonter le temps n’aboutit pas à une conception linéaire de l’espace-temps car Körberg possède un autre sens du monde, qui remet en question la causalité et bouleverse jusqu’à la linéarité du roman. Des opérateurs personnels servant à observer et à interpréter le réel objectif dans lequel s’ajuste le temps affectif sillonnent le texte : le caillou rougeâtre (LV, 22, 23, 24, 28, 52, 58, 59, 64, 65, 72, 81, 106), le domaine Körberg (LV, 25, 79, 80, 118), les volières (LV, 71, 74)… Revenu sur les lieux d’un bouleversant épisode sentimental, vécu des années auparavant, Körberg y trouve à présent sa fille Jyl (LV, 79, 94-95,100) sans toutefois la rencontrer et lui parler, l’observant simplement à l’aide de sa longue-vue d’ornithologue. « Körberg scrutant son visage, retrouvant ou croyant retrouver des traits du visage de Stella, une façon de sourire, de poser maintenant le menton sur sa paume retournée, attentive » (LV, 111). A ce titre, l’adolescente également assure la continuité entre passé et présent. Körberg est placé au bord d’un horizon de passé disponible qui le met face à face avec lui-même, le guide, l’opprime, l’inspire et l’emprisonne. Mais la réalité n’est jamais univoque, jamais complètement connaissable. Et il n’est peut-être pas souhaitable qu’elle le devienne : en dépit de la précision de ses observations, Körberg ne cherche aucunement à établir un quadrillage exhaustif de la réalité. Sa vision du monde est orientée, non mathématique. Son être tout entier s’implique dans le monde par sa perception mobile, fragmentaire et intermittente. Cette empreinte est repérable sur un plan psychologique de même qu’elle s’inscrit dans la construction du texte. La réalité dépend de la façon dont Körberg décide de l’observer, « aigle ou voyeur » : le temps subjectif et le temps scientifique, creuset des douleurs, ne s’additionneront jamais. Le phénomène de la mémoire se consolide, de surcroît, dans cette ambiguïté : elle ne peut être définie comme le simple retour d’un présent écoulé puisque le réel se définit comme un absolu impossible à dédoubler. Finalement, Jyl, au même titre que les éléments végétaux et minéraux, symbolise pour Körberg une continuité qui n’est pas tout à fait entre le passé et le présent mais qui est à la fois souvenir et présent vécu… Quant au Feu d’artifice, dans sa structure interne, il repose sur des formes de topologie mathématique, et plus précisément sur cette image spatiale des cellules de Bénard que l’on appelle une structure dissipative en microphysique.(21) A nouveau, ce sont les personnages qui prennent en charge le discours explicatif : « Tetsu Okura lui offrit un livre de topologie et lui raconta en deux mots sur le palier, l’histoire des cellules de Bénard.» (FA, 30) ; « J’expliquais à Victor assis à côté de moi au soleil que, lorsqu’un gaz est enflammé, tout ce que souhaite la chaleur, l’énergie, c’est de se disperser le plus vite possible dans l’espace. Mais, si un récipient d’eau est posé sur la flamme, la masse des molécules qu’il contient fait obstacle à cet éparpillement : la chaleur qui les rencontre sur son chemin les bouscule comme des billes dans le chaos le plus total. Puis, dans ce désordre, apparaissent des mouvements de convexions réguliers, des rouleaux, qu’on appelle des cellules de Bénard » (FA, 103). Schématiquement, ce que démontrent ces découvertes, c’est que toute vie est une complexification progressive des structures dissipatives et que son sens consiste à accélérer le gaspillage de l’énergie, selon les lois de l’entropie. La dissipation signifie ici une perte d’énergie dégradée en agitation thermique. Cette structure dissipative modèle la diègèse qui veut que Juliette, personnage catalyseur, propose à ses amis une véritable fuite en avant (pour ne pas dire une vaine et désordonnée dépense d’énergie !) : «Cap Canaveral, disait Juliette. Détourner une navette spatiale... Partir sur la Lune » (FA, 52). En fait, le déplacement fortuit s’avère un moyen d’entraver la fixité de sa conscience sur le concept de finitude. Pour Juliette, il est évident que la thématique spatiale est inséparable de la thématique temporelle, la distance devenant un reflet du temps. Fidèle à ce concept, le narrateur à son tour évoque le « pur plaisir de se mouvoir très vite dans l’espace et de contracter en retour le temps» (FA, 64). Pour fuir les ecchymoses semées par le temps, Juliette théorise : « Le seul moyen de rouler le temps (...) c’est de rouler le plus vite possible dans l’espace » (FA, 109). Ces deux héros s’empressent de mettre à l’examen leurs supputations à l’aide de leur «Open Round Trip» (FA,106) et voyagent au gré de caprices, sans véhémence, inaptes à tenir lieu de réels désirs. Louis, le géographe et Juliette, employée dans une agence de voyages, parcourent ainsi l’Europe en voiture, sans véritable excitation ni motif de départ. «- Voir le bassin d’Arcachon, disait Juliette, la dune de Pilât. Je ne sais pas moi, les rouleaux de Biarritz. - Où tu veux, disait Louis.» (FA, p.51). Parce que l’intrigue entière repose sur « un mouvement pur. Sans mobile apparent » (FA, 70), leur mal de vivre conserve quelques allures de drame névrotique. « Au fil des villages traversés, des panneaux - 189 - Degrés et usages du savoir … Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi croisés sur lesquels décroissait le kilométrage les séparant de l’embouchure de l’estuaire, Louis découvrait - amusant d’en finir si tard avec l’aristotélisme - que le mouvement d’un mobile dans l’espace est facile et gratuit, et qu’il lui suffisait de laisser aller la voiture pied au plancher et de slalomer entre les poids-lourds » (FA, 50). Du côté du lecteur, la sensation d’enfermement spatio-temporel provoque toutefois un vertige d’irréalité car les contraintes référentielles deviennent aléatoires : la diégèse est corsetée dans la cage d’un temps circulaire qui s’étend du 14 juillet (FA, 10) au 14 juillet (FA, 151). Parallèlement aux trajets de Juliette et Louis, le narrateur accomplit un travail de reconstruction et présente son récit comme une représentation de représentation de la réalité qui mine le jeu de la lecture. Le Je du Feu d’artifice s’adjoint le rôle d’un singulier narrateur puisqu’il retranscrit, pour son propre compte en tant que personnage, les aventures et mésaventures d’un autre personnage, son ami Louis, qui lui confie les événements de son existence sous la forme de données brutes, envoyées par courrier, télécopies ou photographies (FA,79). Le Je a un statut de personnage dans la fiction que Louis lui donne à lire et à réécrire, selon un schéma d’emboîtement et de récursivité. Le narrateur trahit-il Louis ou bien est-il fidèle à ses descriptions ? C’est dans ce principe d’incertitude que s’engendre le roman ! Le Je se montre, du reste, un narrateur si passionné qu’il se prend au jeu, à l’instar de son personnage, Louis, avec lequel il se confond finalement : « Je lui avais prêté un tee-shirt. Nous avions à peu près la même taille» (FA, 157). Puis, Louis se distingue et il est sur le point de devenir à son tour un narrateur : « Il me disait qu’il avait réfléchi et qu’il allait raconter l’histoire en faisant de moi le personnage principal » (FA,157). Distinguer les voies narratives devient un exercice complexe et ambigu pour le lecteur, lorsque Louis, le personnage principal devenu narrateur, déclare : « Je vais t’appeler Louis » ! Le roman peut à partir de là recommencer à l’infini... Aussi teinté de scientificité qu’il soit, Le feu d’artifice n’en demeure pas moins une création artistique(22) au même titre que les trois autres romans analysés car tous mettent les expériences et modèles scientifiques au service de la construction diégétique. S’éclairent, de fait, les liens entre les modes d’écritures scientifiques et poétiques - que, sans nul doute, Deville souhaite mettre en lumière-, qui toutes deux procèdent du même mouvement de création, des formes les plus simples aux - 190 - plus complexes... 3. TROISIEME PARTIE : SAVOIR VIVRE LA MODERNITE Bien que tout entier fondé sur une expérience ou une hypothèse scientifique, les fictions de Deville ne s’appréhendent pas pour autant comme d’arides manuels scientifiques. Loin s’en faut ! Et les jeux et les enjeux de ce romanesque ne vont pas sans dérision ni distance. S’il est intéressant de voir à quel degré de connaissance le lecteur s’expose en ouvrant ces romans, il ne faut pas perdre de vue que les œuvres sont bâties avec mille matériaux et jamais sans humour : Cordon bleu contient, par exemple, deux recettes de cuisine, les bouchées à la reine et le chutney indien, et comporte de précieuses et précises informations sur les chaussures de golf ! Grâce à des protagonistes obnubilés par un monde de signes qu’ils ne comprennent plus et qui exhale un parfum de finitude et d’ennui, Patrick Deville préserve les enjeux romanesques traditionnels que sont les destins humains en proie aux difficultés de l’existence : il peint des personnages qui souffrent de ce que les avancées scientifiques n’aient fait que redoubler le sentiment de fragilité des certitudes physiques, de l’ordre moral et des vérités philosophiques, qui disent la difficulté d’être aujourd’hui, celle d’habiter l’espace des nouvelles technologies, et qui s’interrogent sur la sociabilité à l’heure du virtuel. « J’essayais d’imposer une géométrie à un monde en savon noir » (FA, 68) ; « J’oscillais d’un pied sur l’autre entre le non-être et le néant » (FA, 9). Avec Le feu d’artifice et La femme parfaite, le romancier se prête à un jeu à la limite du formalisme sur les marques publicitaires et les logos en créant un univers de faux-semblants où les êtres se dissimulent derrière les choses et leurs marques.(23) Des personnages de ces deux intrigues, le lecteur ne connaît que les effluves de leurs parfums, la texture de leurs costumes toujours griffés, la marque de leurs chaussures, de leurs voitures, de leurs hypnotiques ou de leurs vodkas préférés... « La journaliste portait Tuscany Per Donna d’Aramis, et plus loin vibrait Eternity for Men de Calvin Klein : je m’aperçus que si tous ces parfums me parvenaient avec autant d’acuité, c’est que je n’en portais pas. Je déplorais l’évaporation de la bulle d’Egoïste dans laquelle je vivais habituellement» (FP,153). Il va de soi que les marques et emblèmes commerciaux mentionnés sont chargés d’une indéniable force suggestive car ce sont Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009 des mots-indices plus parlants que toute description et, à ce titre, ils sont parfaitement identifiables par les lecteurs, nonobstant âge, sexe, compétences culturelles et niveau social. En fait, les marques parlent directement à l’imaginaire français contemporain fasciné par le réel hypersémiotisé. Aptes à représenter le monde, elles sont les vrais mots, les vrais signes qui demeurent nantis d’un potentiel de signification immédiat. Le feu d’artifice et La femme parfaite montrent en cela que la culture des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix n’est plus tant littéraire que publicitaire. L’écrivain se révèle habile à peindre les hantises d’une époque et sous sa plume, les savoirs scientifiques, parmi ceux que nous avons précédemment cités, côtoient savoir-faire et savoir-vivre. La toile de fond des intrigues contient des interrogations qui reflètent la réalité des deux dernières décennies du vingtième siècle et qui leur procurent une coloration dramatique. « Selon certains astrophysiciens, il conviendrait de lancer des bombes thermonucléaires vers le soleil avant qu’il n’enfle en géante rouge » (FA, 9). Avec La femme parfaite, ce constat est des plus flagrants. Rappelons que ce roman relate les aventures d’un jeune père de famille, Paul Cortese, courrier de Cabinet de profession, aux prises avec une organisation secrète meurtrière dont l’un des membres n’est autre que son supérieur direct, Robin. Le point de départ de ses ennuis : avoir fait passer un mannequin de plastique pour une femme réelle, et qui plus est parfaite, la sienne ! Entre Paris et La Havane, aveuglé par la superficialité confortable du milieu très sophistiqué de la diplomatie internationale, ce héros malgré lui, passablement paranoïaque, rencontre d’énormes difficultés à distinguer la fiction de la réalité, de même qu’à prendre conscience des risques et des menaces qui pèsent sur lui. Tout au long du récit, Paul Cortese cherche à fuir le réel auquel chacun - et en particulier Robin -, à grands renforts de reproches ou de conseils, tente de l’enchaîner : « J’aimerais vous ouvrir un peu les yeux sur la réalité ; Descends de ton nuage et ouvre un peu les yeux sur la réalité ; Je voulais t’ouvrir les yeux sur la réalité » (FP, 84,102,145). Même quand Cortese se plaît à rêver de partir loin de la civilisation avec son fils et de faire de l’oisiveté une activité à plein temps, Robin s’interpose sous la forme symbolique du principe de réalité freudien. « J’aurais volontiers roulé sans cesse en ligne droite (...) pour le conduire jusqu’à la savane ou vers une montagne où nous serions restés couchés un siècle ou deux, mais dans une heure le téléphone intérieur aurait sonné. Et ç’aurait été Robin. C’est lui qui en a payé l’installation» (FP, 20). Jamais il ne se résout à abandonner tout à fait l’espace virtuel qu’il a organisé méthodiquement dans le cadre de sa vie et qui lui permet à loisir de « se désolidariser du monde, en lévitation audessus ou au-dessous de la planète qui tourne lentement, indifférente » (FP, 84). Cette fuite hors de la réalité, bien que violemment entravée, persiste en lui : Cortese souhaite exister selon un protocole élégant au sein d’un enclos égocentrique empli de voyages, de luxe, de rêves, de superficialité et de mélancolie douceâtre. Son « délire chronique systématisé avec tendances aux interprétations » (FP,114) ne servira que l’organisation secrète pour laquelle il travaille sans même en avoir conscience. A ses dépens, Cortese apprendra que la vie n’est qu’un vaste piège et que, sauf à être inculpé pour le meurtre d’Olga et séparé de son unique fils, il devra collaborer avec l’organisation criminelle et manipulatrice. Face à cette situation des plus inconfortables, le personnage étonnamment évolue peu. La réalité est un piège, soit. Retrouvant son aplomb de dandy, il cherchera à échapper à la réalité qu’on lui impose mais non par le combat, la révolte ou la violence. Cortese est un esthète en quête de pureté et de perfection absolues et la véhémence finale tant attendue se résorbe en cette résignation poétique. C’est la vision d’un ailleurs immuable, d’un autre temps, d’un autre espace qui clôt le roman. « J’aurais aimé que ma vie fût un grand palmier tout extasié de soleil dans un matin clair, au dessus d’une corniche vertigineuse, longs stipes acérés scintillant au gré du vent comme du camphre dans l’aurore » (FP,155). Grâce à ce protagoniste, La femme parfaite rejoint thématiquement les autres romans de Deville qui sont finalement à l’image des personnages-silhouettes qui les parcourent : saturés d’interrogations dues à la conscience aiguë et suractive de la finitude(24) et traversés par une éthique permissive et hédonique à forte coloration nihiliste. « Avec un appareil plus rapide, il serait possible de surfer sur les premières vagues de la nuit, de voir sans cesse les enseignes au néon s’allumer sous l’avion, les préparatifs du dîner et les apéritifs, les premiers préservatifs et les suicides des solitaires dans des cuisines silencieuses, nimbées de reflets roses ou abricot sur la faïence (...) J’abaissai le rideau guillotine, connectai la veilleuse et sortis Giacomo Leopardi » (FA, 93). La plume de Deville devient scalpel lorsqu’il s’agit de souligner l’aliénation sociale d’individus par trop lucides de la vanité d’agir. L’écrivain ne recule devant - 191 - Degrés et usages du savoir … Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi aucun symptômes pour décrire ce malaise : les troubles narcissiques à tendance paranoïaque et psychosomatiques du héros de Cordon bleu, Balbus, qui, en plus de confondre les épisodes de sa vie avec ceux d’un feuilleton de la télévision, La Dame de Deauville, (CB, 21, 44, 118) confond le réel et la fiction de sa mission au point d’être atteint par les symptômes d’une maladie qu’il ne devait que simuler ou encore la mythomanie aggravée par un semblant de dédoublement de la personnalité de Juliette, dans Le feu d’artifice... Un arrière-plan philosophique apparaît dans les évocations des rapports d’altérité et de séduction, de l’aliénation sociale et de la conscience de soi. L’appréhension globale du présent renvoie aux Pensées pascaliennes et au Zibaldone léopardien, deux des références largement présentes dans les œuvres de Patrick Deville. Les autres occurrences sont orientées vers le stoïcisme antique, celui de Zénon, d’Epictète et de Marc Aurèle. Dans Le feu d’artifice, par exemple, narrateurs et personnages sont entièrement imprégnés de cette sagesse, et, en studieux adeptes, ils remettent leurs existences entre les mains de ces maîtres et de leur pouvoir livresque. Non sans dérision. « C’est l’anesthésie générale qui me faisait peur. Et l’impossibilité de fermer l’œil devant l’arrivée du scalpel. Je me récitais les pensées de Marc Aurèle. L’important, c’est de toujours conserver son sang-froid » (FA, 39). Les allusions philosophiques sont autant d’esquisses d’un savoir-vivre qui se retrouvent fréquemment dans des propos banals en demi-teinte ; elles constituent un indispensable vademecum. « J’avais apporté les Stoïciens au Paradis, ainsi qu’une bouteille de gin et une de Schweppes. J’ai déplié la chaise sur le balcon et allongé mes jambes au soleil. J’ai commencé par Epictète en sirotant mon verre, sous de petits nuages blancs, cotonneux, immobiles. Plutôt changer tes désirs que l’ordre du monde.» (FA, 46). Aussi insignifiantes et ordinaires qu’elles soient, les tribulations quotidiennes des protagonsites aboutissent à une citation philosophique : « je me contentai de fixer la surface blanche de la table, parfaitement immobile, et cette phrase de Thérèse d’Avila me vint à l’esprit : La vie n’est qu’une nuit à passer dans une mauvaise auberge. Brave petite » (FP, 49). Le héros de La femme parfaite prononce même ce De Profondis aux accents shopenhaueriens : « Je ne fus jamais un être particulièrement distrait. Non. J’ai toujours su que le pire en règle générale était inévitable » (FA, 11). Fort heureusement, cet esprit philosophique alerte - 192 - s’accompagne d’une dynamique ironie. Ainsi le cynique Balbus ouvre-t-il ce qui sera en définitive l’ultime étape de la meurtrière opération Cordon bleu (l’empoisonnement du Docteur Choblet lors d’une fête) par ces paroles : « Il était temps d’accepter la leçon des Stoïciens, de Cicéron, tout particulièrement : tout ce qui nous reste à faire c’est de dîner entre amis, sereinement, en attendant la mort, et de nous laisser porter par les mélodies de la cithare, et de sourire » (CB, 88). Et la mort ne sera pas longue à venir pour la victime qui n’aura pas même le temps d’achever son dîner (CB, 87-90). Toutefois, le stoïcisme, synonyme d’acceptation de la réalité telle qu’elle est, avec ses joies et ses douleurs, n’est qu’un stoïcisme de façade : aucun des personnages ne souligne autre chose que son incapacité à saisir la réalité, à la comprendre et à l’accepter. La philosophie, aride et pure, inscrite quant à elle au cœur des débats européens du XIXe siècle, celle du Zibaldone(25) leopardien, trouve alors une place de choix dans La femme parfaite. C’est parce que les liens entre la souffrance et le plaisir sont indestructibles que la lecture de Leopardi constitue pour Paul Cortese un enchantement et qu’elle recèle tant de pensées affinant sa conscience. La souffrance lui devient aussi indispensable que la joie, étant admis que seuls la pureté et l’absolu des réalités, choses et sentiments, lui importent. Le milieu, le médiocre, le tiède : voilà ce qu’il déteste. « Je lisais Zibaldone, un de ces livres qui (…) est d’une telle beauté dans son désespoir absolu qu’il fait naître un bonheur léger, aérien, ultime, une réjouissance du simple fait d’être vivant et conscient de la futilité du fait » (FP, 9394). Dans son cas, le stoïcisme est bel et bien dépassé par la quête de la perfection absolue qu’il impose à son existence : aussi, loin de rechercher « une femme par fête » (FP, 70) cherche-t-il « la femme parfaite » (FP,10, 24, 29, 39, 41, 102, 103). Rien d’étonnant à constater que cette femme qu’il juge idéale n’est pas Olga, qu’il rencontre à La Havane, mais le mannequin de plastique autour duquel et pour lequel il a méticuleusement aménagé sa salle de bain de cosmétiques et de produits de toilette, pour lequel encore il laisse la télévision branchée jour et nuit ! La femme parfaite se trouve être celle qui possède le moins d’attributs humains, et qui physiquement - ou plus exactement chimiquement avoisine la pureté, attendu qu’elle est vide et sans intériorité, ni physique, ni psychologique. L’idéal féminin serait-il en passe de devenir inhumain ? Serait-ce une sorte de sylphide de plastique sculptée, sinon moulée, Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009 selon les canons de beauté actuels ? Le romans de Deville a le mérite de susciter ces interrogations. Autrement dit, Cortese est en quête d’un corps de femme qui ne soit plus seulement un objet de désirs, mais également un objet de design. Le monde apparaît telle une « hallucination passagère», dans laquelle tout semble faux (FA, 9, 64, 67, 150) et Cortese a tout lieu de répéter que « Le monde est un monde de faux semblants » (FP, 43, 47). Dans Le feu d’artifice, le nihilisme de Juliette repose également sur la négation de la valeur de l’être ontologique. Le corps humain dans la splendeur organique de sa matérialité et de sa temporalité lui devenant insupportable, elle rêve d’« apparaître et de disparaître comme la Vierge », de ne plus avoir à se sustenter - « l’anorexie est angélique » - et de pouvoir en « un clin d’œil choisir d’être ailleurs et s’y rendre tellement plus vite que la lumière demeure un instant derrière (elle), la mémoire de (son) image » (FA, 113). A l’instar des personnages précités, Juliette s’inscrit comme témoin des nouvelles souffrances du monde hypertechnologisé. « C’est la réalité qui vieillit mal » (FA, 66). En dépit de son caractère anecdotique, l’approche de la philosophie confère aux personnages une consistance certaine en tant que représentations d’êtres humains, et non plus seulement en tant que produits-types d’une époque. Calqués sur la silhouette typique de l’homme contemporain avec ses travers, ses doutes, ses angoisses, ses erreurs, ses projets et ses désirs, les personnages de Deville ont cependant une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse. « Il me disait que, des jours comme celui-ci, il faudrait être pris en otage par un psychotique pour se sentir vraiment vivant » (FA, 86). Des traces d’optimisme outrancier surgissent comme par effraction dans leur existence et coexistent avec leurs réflexions les plus profondes sur les abîmes ouverts par la science et la technologie. « Tout flottait dans la brume et les champs bleuissaient. Rolls et Royce... De Dion et Bouton... J’étais immobile devant la machine à café d’une station-service, et je fixais l’immense disque rouge et or qui semblait monter tout doucement au-dessus du parking. Les anges et les oiseaux commençaient à chanter. Je me suis souvenu que le percolateur et moi filions autour du soleil à 107 000 kilomètres-heure. Mine de rien » (FA,149). C’est par le détachement qui devance le désespoir que les protagonistes dépassent leur destin à coloration tragique. Leur manière de perdre pied devient dès lors plutôt humoristique : « Plutôt une sympathie avec la planète entière, dans son mouvement fragile. Yop-là Boum. Je fredonnais » (FA, 87). Signe que, pour assimiler le paysage intellectuel présent, formé d’après des bouleversements épistémologiques radicaux, Deville a définitivement choisi la force du langage ironique qui est également la marque la plus prégante de la modernité. CONCLUSION : UNE PETITE SPHERE DE VERTIGE Faisant fi des modes, mouvements et manifestes en vogue dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Patrick Deville construit une œuvre personnelle, originale, au style léger et savant dans laquelle la forte volonté de représentation est constamment minée de l’intérieur par un jeu avec l’Ecriture. Même si des références à une contemporanéité reconnaissable par le lecteur achèvent de donner aux récits une superficialité trompeuse, la réussite de cette œuvre romanesque est de se constituer, dès à présent, en domaine phénoménologique, en lieu où enrichir et comprendre la réalité en la questionnant. C’est d’ailleurs à ce titre que les savoirs scientifiques et culturels apparaissent comme fondement de diégèses hautes en couleurs, comme moteur d’une langue originale et pittoresque, et comme modèle de composition. Les fictions de Deville réservent de nombreux pièges à leurs lecteurs : pour les déjouer et apprécier le programme de l’auteur, une vigilance de tous les instants est requise, qui maîtrise tous les excès dans les domaines de l’imaginaire et du savoir. Les romans analysés appartiennent à une période d’écriture désormais datée pour Patrick Deville. Il se garde toutefois de la renier car elle reflète sa passion pour la philosophie des sciences, son esthétique picturale et photographique, son goût du dépaysement et de la solitude, propre aux voyageurs, qui se fond si bien à sa parfaite connaissance de l’histoire de l’Amérique Centrale. Mais, comme nous l’avons signalé plus avant, l’œuvre actuelle de Deville se place sous l’égide d’un projet littéraire plus exigeant, qui souligne une véritable recherche dans l’écriture, en adéquation avec un style singulier qui, aujourd’hui, arrive à maturité. L’œuvre naissante (1987-1995) mise ici en lumière se révêle donc aussi fragile et complexe qu’une bulle de savon ! Car c’est dans cette métaphore que l’œuvre trouve, selon Patrick Deville lui-même, sa plus juste définition : « Oui, ça peut être une bonne image : une - 193 - Degrés et usages du savoir … Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi petite sphère de vertige, légère et parfaite, brillante et parcourue de reflets… ».(26) NOTES (9) (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) Une bibliographie est annexée à cet article. Nous distinguons ici la critique universitaire, qui, par ses analyses et publications (thèses, ouvrages collectifs ou monographies…) appartient de plein droit au discours scientifique, de la critique journalistique, qui, à travers journaux et périodiques mensuels, participe, quant à elle, de la réception immédiate des œuvres. Les abréviations utilisées sont : CB : Cordon bleu ; LV : Longue vue ; FA : Le feu d’artifice ; FP : La femme parfaite. Un essai de Deville sur l’écriture romanesque et ses relations avec le système épistémologique de diverses sciences exactes est paru en 1990. Rédigé en allemand, édité à Vienne et intitulé Über wissenschaftliche und poetische Schreibweisen, cet essai est le complément théorique de Longue vue, paru deux ans plus tôt, qui explicite l’intérêt de Deville non pas tant pour les réalisations scientifiques que pour le discours scientifique. En effet, aucune de ses fictions ne crée de réalité différente de la nôtre, avec une rationalité de type exclusivement scientifique, cautionnée par une explication elle aussi scientifique et dans laquelle évoluent machines, robots et autres humanoïdes. Les protagonistes, s’ils sont majoritairement des savants, sont dépeints dans les affres du tâtonnement et s’avèrent plus proches des savants de Flaubert que de Marie Shelley. Précisons que l’attribut fantastique, comme l’apparition d’un ange gardien dans Le feu d’artifice est le seul fait de la conscience du personnage. Si Louis ne se formalise nullement de voir paraître, puis disparaître, un être invisible et négligemment posé sur son épaule (FA, 49, 61, 120, 147, 149, 152) c’est que cet ange gardien « Un ange à bec, disait-il. Les plus dangereux» (FA, 26) - prend pour lui la forme d’une vision réconfortante. C’est une sorte de conscience-bis. La traduction du texte allemand est : « La sciencefiction ainsi que toutes les fictions scientifiques sont pour moi sans intérêt. » Voir, par exemple, ces scènes de violence typiques des romans policiers : la description du cadavre éviscéré d’Olga aux premières lignes de La femme Parfaite ou la scène d’empoisonnement du Docteur Choblet dans - 194 - (10) (11) (12) (13) (14) (15) (16) (17) Cordon bleu…. Un écrivain comme Jules Verne n’en faisait-il pas de même en intégrant dans ses romans - histoires extraordinaires, voyages vers l’inconnu et autres aventures - des savants et leurs exacts contrepoints ? Et, l’apothicaire Homais n’est-il pas pour Gustave Flaubert la pure incarnation de la bêtise ? Selon la terminologie barthésienne. Théorème selon lequel le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. La référence à ces deux figures historiques de savants latins n’est donc pas impromptue. Rappelons que Pline était un naturaliste qui a rédigé une vaste encyclopédie sur les connaissances de son temps ainsi que des traités de rhétorique, et Columelle, l’auteur au premier siècle de notre ère d’un traité d’agronomie d’une grande précision. En effet, la mémoire lorsqu’elle fonctionne correctement classe, trie, supprime et permet à chacun d’oublier ce qui doit l’être. Nous l’avons déjà évoqué : ce personnage est affligé d’une déficience qui fait qu’il mémorise toutes sortes d’informations chiffrées comme les dates, les scores des rencontres sportives, les données économiques ou géographiques… Calculs, probabilités et autres taxes lui sont immédiatement disponibles (FP, 83, 126, 154). Nous n’évoquerons pas ici l’expérience de Plateau, qui consiste à suivre de ses yeux le soleil dans sa course) et qui, elle, rend compte de l’utilisation de la technique narrative cinématographique. Ce clin d’œil admiratif de Deville se poursuit avec le personnage d’«Annette Vernes »… Pour mémoire, rappelons que, depuis le Moyen Age, les nombres impairs, parce qu’indivisibles, sont des symboles de pureté et de perfection, qui connotent le Bien, l’Eternel et le Divin, et que le chiffre trois en particulier possède une symbolique très riche : Père, Fils et Saint-Esprit, il est le chiffre sacré de la culture judéochrétienne ; ça, moi et surmoi, il symbolise également la triade psychanalytique. Dans la symbolique médiévale, les chiffres pairs sont moins positifs car ils sont liés à l’humain et, par conséquent, menacés de destruction. Ils se sont plus récemment constitués une symbolique scientifique. La dialectique de l’ordre et du désordre se réfère directement à une notion appartenant à la topologie Dirasat, Human and Social Sciences, Volume 36, (Supplement), 2009 (18) (19) (20) (21) (22) (23) mathématique : la pensée ouroborique. Avec le bit, l’octet est la plus petite unité numérique ; il représente un ordre de grandeur, parallèle à la longueur ou la quantité, et correspond à une capacité d’information. Le paradoxe du Démon de Maxwell, longuement explicité par les héros de Longue vue, est qu’il semble contrevenir au deuxième principe de la thermodynamique, qui se résume en principe de l’ignorance croissante : en l’absence d’énergie, l’information possédée par un système diminue, car si elle ne passe en énergie, elle se dégrade. Et, le principe quantitatif de cette dégradation se nomme l’entropie. Signalons que James Clerk Maxwell est un physicien écossais, auteur de la théorie électromagnétique de la lumière qui, en les rassemblant, a mis en valeur la symétrie des théories de la lumière, de l’électricité et du magnétisme. Le second principe de thermodynamique veut qu’en l’absence d’énergie, l’information introduite dans un système diminue. C’est la loi de l’entropie. Signalons que les découvertes liées à ces structures dissipatives ont un impact en macrophysique (relatif au chaos originel) mais aussi en embryologie car elles permettent de savoir ce qu’est le vivant et pourquoi il y a du vivant... En cela, la composition de Cordon bleu et de Longue vue peut également renvoyer au formalisme et, par exemple, à l’écriture à contraintes d’une école comme l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle). Les marques touchent tous les biens de consommation : « pastilles Fisherman’s Friend, vodka-Seven Up, bouteille de Laurent Perrier, stylo Mont-Blanc, bonbon La Pie qui chante, chaîne haute fidélité Bang & (24) (25) (26) Olufsen, ceinture Gibaud, cosmétiques Lancaster, Peugeot 504, chaussures Adidas, vodka Wyborowa, Balisto, Mars et Bounty, Kronenbourg, Moulinex, boîte Tupperware, rhum Négrita, Tropicola et Atarax, pardessus noir Giani Versace, Magic-Box du QuickBurger, chewing-gum Hollywood, costume mi-saison gris clair Yves Saint-Laurent et des lunettes de vue Sabana à monture d’écaille …» (FP, 11, 17, 26, 27, 126…) La finitude telle que l’appréhende, par exemple Michel Foucault, celle « à partir de quoi nous sommes, et nous pensons, et nous savons, est soudain devant nous, existence à la fois réelle et impossible, pensée que nous ne pouvons penser, objet pour notre savoir mais qui se dérobe toujours à lui.» (Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris : Editions Gallimard, 1990). Le Zibaldone est le journal intellectuel de Giacomo Leopardi, sorte de laboratoire spirituel dans lequel sont abordées des thématiques ancestrales, opposant l’antique au moderne, dans lequel encore sont explicités le relativisme absolu, la mort, la théorie de l’accoutumance ou le phénomène de l’illusion, du souvenir ou encore l’art d’être malheureux. Leopardi, épouvanté, écrivait, par exemple, qu’il était le néant luimême et qu’il se sentait étouffé par cette pensée, lui conférant la certitude que la réalité est néant également. Patrick Deville répond ici à Xavier Person et Henri Scepi (cf. bibliographie). L’écrivain évoque la bulle de savon, comme le ferait un mathématicien, en tant que « surface optimale » et précise : « Le film de savon obéit à une nécessité extrême pour produire une bulle : une tension constante de 67 mg/cm. Sinon : pop. ». BIBLIOGRAPHIE ŒUVRES ETUDIEES DEVILLE, Patrick - Cordon bleu, 1987. Paris : Editions de Minuit. - Longue vue, 1988. Paris : Editions de Minuit. - Le feu d’artifice, 1992. Paris : Editions de Minuit. - La femme parfaite, 1995. Paris : Editions de Minuit. OUVRAGES CITES PERSON, Xavier ; SCEPI, Henri, Patrick Deville, 1991. Poitiers : Office du Livre en Poitou-Charentes. FOUCAULT, Michel, 1990. Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris : Editions Gallimard. - 195 - Degrés et usages du savoir … Isabelle B. Rabadi and Waël Rabadi The Levels and Uses of Science in the Novels of the Writer Patrick Deville during the Years (1987-1995) Isabelle B. Rabadi* and Wael Rabadi ABSTRACT A huge traveller infatuated with cinema world, and constantly acquainted with what is going in this area filling the position of a literature manager for the house of foreigners and translators in the city of Saint-Nazaire. The writer Patrick Deville was born in 1957 and since nearly twenty years, he wrote a huge group of rare writings and they consist of seven novels and group of short stories. His novels are considered temptations to prepare the modern novel. Our analysis to his scripts, with lies on kwonwing the levels and uses of science and on revealing its suitability in accordance to its throwing of subjects such as knowledge, scientific knowledge and the knowledge of how to live. Keywords: Modern French Novel, Questioning about Scientific Resources that are Usable in the Field of Literature, How to Live and How to Work, Encyclopedic Ambitions, Comedy, The Century’s Ideology. 1995 -1987 ﺩﺭﺠﺎﺕ ﻭﺍﺴﺘﺨﺩﺍﻤﺎﺕ ﺍﻟﻌﻠﻭﻡ ﻓﻲ ﺭﻭﺍﻴﺎﺕ ﺍﻟﻜﺎﺘﺏ ﭙﺎﺘﺭﻴﻙ ﺩﻭﭭﻴل ﺒﻴﻥ ﺍﻷﻋﻭﺍﻡ *ﺇﻴﺯﺍﺒﻴﻼ ﺒﺭﻨﺎﺭﺩ ﺍﻟﺭﺒﻀﻲ ﻭﻭﺍﺌل ﺍﻟﺭﺒﻀﻲ ﻤﻠﺨـﺹ ﻴﺸﻐل ﻤﻨﺼﺏ ﻤﺩﻴﺭ ﺃﺩﺒﻲ ﻟﺩﺍﺭ ﺍﻟﻜﺘﺎﺏ. ﻤﻭﻟﻊ ﺒﻌﺎﻟﻡ ﺍﻟﺴﻴﻨﻤﺎ ﻭﻫﻭ ﻋﻠﻰ ﺍﻁﻼﻉ ﺩﺍﺌﻡ ﻋﻠﻰ ﻤﺎ ﻴﺠﺭﻱ ﻓﻲ ﻫﺫﺍ ﺍﻟﻤﺠﺎل،ﺭﺤﺎﻟﺔ ﻜﺒﻴﺭ ﺒﺎ ﻤﺠﻤﻭﻋﺔ ﻤﺎ ﺘﻘﺭﻴ ﺃﹼﻟﻑ ﻤﻨﺫ ﻋﺸﺭﻴﻥ ﻋﺎ،1957 ﻭﻟﺩ ﺍﻟﻜﺎﺘﺏ ﭙﺎﺘﺭﻴﻙ ﺩﻭ ﭭﻴل ﻋﺎﻡ.ﺍﻷﺠﺎﻨﺏ ﻭﺍﻟﻤﺘﺭﺠﻤﻴﻥ ﻓﻲ ﻤﺩﻴﻨﺔ ﺴﺎﻥ ﻨﺎﺯﻴﺭ ﺘﻌﺩ ﺭﻭﺍﻴﺎﺘﻪ ﺇﺤﺩﻯ ﺍﻟﻤﺤﺎﻭﻻﺕ.ﻜﺒﻴﺭﺓ ﻤﻥ ﺍﻷﻋﻤﺎل ﺍﻟﻔﺭﻴﺩﺓ ﺍﻷﺼل ﻭﻫﻲ ﻋﺒﺎﺭﺓ ﻋﻥ ﺴﺒﻊ ﺭﻭﺍﻴﺎﺕ ﻭﻤﺠﻤﻭﻋﺔ ﻗﺼﺹ ﻗﺼﻴﺭﺓ ﻓﺘﺤﻠﻴﻠﻨﺎ ﻟﻨﺼﻭﺼﻪ ﺍﻟﺫﻱ ﻴﺘﺴﺎﺀل ﻋﻥ ﺩﺭﺠﺎﺕ ﻭﺍﺴﺘﺨﺩﺍﻤﺎﺕ ﺍﻟﻌﻠﻭﻡ ﻴﺸﺩﺩ ﻋﻠﻰ ﺒﻴﺎﻥ ﻤﻼﺀﻤﺘﻬﺎ ﺒﺎﻟﻨﺴﺒﺔ.ﻹﻋﺩﺍﺩ ﺍﻟﺭﻭﺍﻴﺔ ﺍﻟﻤﻌﺎﺼﺭﺓ .ﻟﻁﺭﺤﻬﺎ ﻟﻤﻭﺍﻀﻴﻊ ﻤﺜل ﺍﻟﻤﻌﺭﻓﺔ ﻭﺍﻟﻤﻌﺭﻓﺔ ﺍﻟﻌﻠﻤﻴﺔ ﻭﻤﻌﺭﻓﺔ ﻜﻴﻔﻴﺔ ﺍﻟﻌﻴﺵ ﻜﻴﻑ ﻨﻌﻴﺵ، ﺘﺴﺎﺅل ﺤﻭل ﺍﻟﻤﺭﺍﺠﻊ ﺍﻟﻌﻠﻤﻴﺔ ﺍﻟﻘﺎﺒﻠﺔ ﻟﻼﺴﺘﺨﺩﺍﻡ ﻓﻲ ﻤﺠﺎل ﺍﻷﺩﺏ، ﺍﻟﺭﻭﺍﻴﺔ ﺍﻟﻔﺭﻨﺴﻴﺔ ﺍﻟﻤﻌﺎﺼﺭﺓ:ﺍﻟﻜﻠﻤـﺎﺕ ﺍﻟﺩﺍﻟـﺔ . ﻓﻜﺭ ﺍﻟﻌﺼﺭ، ﻓﻜﺎﻫﺔ، ﻁﻤﻭﺤﺎﺕ ﻤﻭﺴﻭﻋﻴﺔ،ﻭﻜﻴﻑ ﻨﻌﻤل (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10) (11) (12) (13) (14) (15) (16) (17) (18) (19) (20) (21) (22) (23) (24) (25) (26) ________________________________________________ .2007/11/7 ﻭﺘﺎﺭﻴﺦ ﻗﺒﻭﻟﻪ،2006/12/3 ﺘﺎﺭﻴﺦ ﺍﺴﺘﻼﻡ ﺍﻟﺒﺤﺙ. ﺍﻷﺭﺩﻥ، ﺠﺎﻤﻌﺔ ﺁل ﺍﻟﺒﻴﺕ، ﻜﻠﻴﺔ ﺍﻵﺩﺍﺏ،* ﻗﺴﻡ ﺍﻟﻠﻐﺎﺕ ﺍﻟﺤﺩﻴﺜﺔ - 196 -