MYTHE ET TRAGEDIE C`est grâce à la Tragédie que le mythe

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MYTHE ET TRAGEDIE C`est grâce à la Tragédie que le mythe
MYTHE ET TRAGEDIE
C’est grâce à la Tragédie que le mythe parvient à son contenu le plus profond, à sa forme la
plus expressive. Il se redresse une dernière fois comme un héros blessé et sa force débordante,
jointe au calme et à la sagesse du mourant brille dans ses yeux d’une ultime et puissante
flamme.
Nietzsche, La Naissance de la tragédie.
Il faut en prendre son parti […] ; les mythes ne nous disent rien qui nous instruise sur l’ordre
du monde, la nature du réel, l’origine de l’Homme ou sa destinée. On ne peut espérer d’eux
nulle complaisance métaphysique, ils ne viendront pas à la rescousse d’idéologies exténuées.
En revanche, les mythes nous apprennent beaucoup sur les sociétés dont ils parviennent, ils
aident à exposer les ressorts intimes de leur fonctionnement, éclairent la raison d’être de
croyances, de coutumes et d’institutions dont l’agencement paraissait incompréhensible de
prime abord : enfin et surtout ils permettent de dégager certains modes d’opérations de l’esprit
humain, si constants au cours d’un siècle et si généralement répandus sur d’immenses espaces
qu’on peut les tenir pour fondamentaux, et chercher à les retrouver dans d’autres sociétés et
d’autres domaines de la vie mentale où l’on ne soupçonnait pas qu’ils intervinssent.
Lévi-Strauss, L’Homme nu, Plon, 1950.
FREUD FACE À ŒDIPE
1900 : Si Œdipe-Roi émeut autant le lecteur ou l’acteur moderne que les contemporains de
Sophocle, ne peut-on admettre que l’accent poignant de la tragédie grecque ne dépend pas de
la lutte de l’homme contre le Destin, mais de la nature même de l’homme en qui se livre ce
combat ? Sans doute une voix en nous nous prédispose à reconnaître chez Œdipe la force
contraignante du destin…
Et, en réalité, il est un thème de l’histoire du roi Œdipe qui explique la sentence de
cette voix intérieure. Sa destinée nous émeut seulement parce qu’elle aurait pu être nôtre,
parce que l’oracle qui a présidé à notre naissance fait peser sur nous et sur lui la même
malédiction. Peut-être sommes-nous tous condamnés à diriger vers notre mère nos premières
pulsions sexuelles ; peut-être sommes-nous tous condamnés à diriger vers notre père nos
premières pulsions de haine, nos premiers désirs d’opposition ; et peut-être sont-ce nos rêves
qui nous révèlent ce que nous sommes. Le roi Œdipe, tuant son père Laios et épousant sa
mère Jocaste, ne fit rien d’autre que satisfaire un désir – le désir de notre enfance. Mais plus
fortunés que lui, dans la mesure où nous ne sommes point atteints de psychose ou de névrose,
nous avons réussi à vaincre les pulsions sexuelles qui, depuis notre enfance, nous attirent vers
notre mère, à oublier la jalousie que nos ressentions à l’égard de notre père. Ce roi, en qui les
désirs primitifs de l’enfance ont trouvé leur pleine satisfaction, nous fait horreur ; et notre
horreur se nourrit de toute la force qui a servi, depuis notre enfance, à chasser ces désirs de
notre esprit. Mettant en pleine lumière la culpabilité d’Œdipe, le poète nous force à prendre
conscience de notre Moi profond, où dorment toujours, quoique refoulées, les mêmes
pulsions. Comme Œdipe, nous vivons ignorants des désirs qui font outrage à la moralité, ces
désirs que la Nature nous a imposé et qui, une fois dévoilés à notre conscience, nous font
détourner les yeux des scènes de notre enfance.
Freud, L’Interprétation des rêves, PUF, 1967.
1919 : Mais vient le temps où le gel endommage cette floraison précoce ; aucune de ces
amours incestueuses ne peut échapper au sort du refoulement.
Freud, « On bat un enfant », Névrose, psychose, perversions, PUF.
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Il faut toujours avoir présent à l’esprit que ce qu’on appelle « complexe d’Œdipe » est
proprement inconscient : le désir incestueux qu’éprouve le petit d’homme, comme sa haine du
père qu’il admire, il n’en a aucune idée consciente. Je voudrais placer les spectateurs dans
une relation similaire au récit de Sophocle. Il vaut du reste d’être noté que la pièce commence
dans des fumées destinées sans doute à éloigner la peste mais qui évoquent aussi une sorte de
voile entre nous et le réel. Œdipe lui-même, quoique ayant décidé de mener l’enquête, ne
parvient pas à résoudre la confusion où le plongent les révélations successives qui déferlent
sur lui. Cette histoire de meurtre du père, d’inceste et de descendance coupable est d’abord,
pour tout sujet humain, inconcevable. Je voudrais rendre cet aspect palpable pour le public.
La mort d’Œdipe, si généreusement accueilli par Thésée, roi d’Athènes, apparaît d’abord
comme une délivrance, mais elle est, hélas, suivie d’autres crimes, guerres et violences.
Toujours cette marque, cette faute, cet aveuglement d’Œdipe dont nous sommes les héritiers.
Philippe Adrien
FREUD PARLE-T-IL À CÔTÉ ?
Impossible, bien entendu, pour le lecteur d’aujourd’hui de recevoir l’information comme
l’accueillaient tout naturellement les contemporains de Sophocle sur les gradins du théâtre
d’Athènes. D’abord parce que ce qui, pour nous, est un texte était pour eux un spectacle où le
chant, la danse, la musique avaient leur part, et que nous ne saurions du tout imaginer. Ensuite
parce qu’ont changé, autant que le milieu social, les catégories de pensée, les formes de
sentiment, les cadres de l’expérience de soi, d’autrui, du monde, des dieux – en bref l’homme
intérieur, c’est-à-dire tout ce fond commun, ce savoir partagé auxquels le texte fait
implicitement référence pour assurer, dans la transmission au public, ses effets de message.
L’Œdipe que nous déchiffrons dans la tragédie n’est pas et ne peut être celui des citoyens
d’Athènes. Mais le travail de l’historien n’a pas d’autre justification que de tenter de
reconstruire ce modèle évanoui comme il s’efforce d’objectiver sous forme d’écrits
historiques un passé qui ne peut plus être vécu.
Pierre Vidal-Naquet, Préface à Œdipe et ses mythes, Editions Complexe, 2006.
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Mais en quoi une œuvre littéraire appartenant à la culture de l’Athènes du Ve siècle avant J.C. et qui transpose elle-même de façon très libre une légende thébaine bien plus ancienne,
antérieure au régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d’un médecin du début du
XXe siècle sur la clientèle de malades qui hantent son cabinet ? Dans la perspective de Freud,
la question n’exige pas de réponse, parce qu’elle n’a pas même à être posée. En effet,
l’interprétation du mythe et du drame grecs ne paraît faire à ses yeux problème d’aucune
façon. Ils n’ont pas à être déchiffrés par des méthodes d’analyse appropriées. Immédiatement
lisibles, entièrement transparents à l’esprit du psychiatre, ils livrent d’emblée une signification
dont l’évidence apporte aux théories psychologiques du clinicien une garantie d’universelle
validité. Mais où se situe ce « sens » qui se révélerait ainsi, directement à Freud et, après lui, à
tous les psychanalystes comme si, nouveaux Tirésias, un don de double vue leur avait été
octroyé pour atteindre, par-delà les formes d’expression mythiques ou littéraires, une vérité
invisible ou profane ? Ce sens n’est pas celui que recherchent l’helléniste et l’historien, un
sens présent dans l’œuvre, inscrit dans ses structures, et qu’il faut laborieusement reconstruire
par une étude à tous les niveaux du message que constitue un récit légendaire ou une fiction
tragique. […]
Pour la psychologie historique, la matière de la tragédie n’est plus alors le rêve posé
comme une réalité humaine étrangère à l’histoire, mais la pensée sociale propre à la cité du Ve
siècle, avec les tensions, les contradictions qui surgissent en elle quand l’avènement du droit
et les institutions de la vie politique mettent en cause, sur le plan religieux et moral, les
anciennes valeurs traditionnelles : celles-là même qu’exaltait la légende héroïque, où la
tragédie puise ses thèmes et ses personnages, non plus pour les glorifier, comme le faisait
encore la poésie lyrique, mais pour les mettre en question publiquement, au nom du nouvel
idéal civique, devant cette espèce d’assemblée ou de tribunal populaires que constitue un
théâtre grec. Ces conflits internes de la pensée sociale, la tragédie les exprime en les
transposant suivant les exigences d’un genre littéraire nouveau, ayant ses règles et sa
problématique propres. Le brusque surgissement du genre tragique à la fin du VIe siècle, dans
le moment même où le droit commence à élaborer la notion de responsabilité en différenciant
de façon encore maladroite et hésitante le crime « volontaire » du crime « excusable »,
marque une étape importante dans l’histoire de l’homme intérieur : dans le cadre de la cité,
l’homme commence à s’expérimenter lui-même en tant qu’agent, plus ou moins autonome par
rapport aux puissances religieuses qui dominent l’univers, plus ou moins maître de ses actes,
ayant plus ou moins prise sur son destin politique et personnel.
Cette expérience, encore flottante et incertaine, de ce qui sera dans l’histoire
psychologique de l’Occident la catégorie de la volonté, s’exprime dans la tragédie sous forme
d’une interrogation angoissée concernant les rapports de l’homme à ses actes : dans quel
mesure l’homme est-il réellement la source de ses actions ? Lors même qu’il semble en
prendre l’initiative et en porter la responsabilité, n’ont-elles pas ailleurs qu’en lui leur
véritable origine ? Leur signification ne demeure-t-elle pas en grande partie opaque à celui-là
même qui les commet, de telle sorte que c’est moins l’agent qui explique l’acte, mais plutôt
l’acte qui, révélant après coup son sens authentique, revient sur l’agent, éclaire sa nature,
découvre ce qu’il est, et ce qu’il a réellement accompli sans le savoir . Cette intime liaison
entre un contexte social où les conflits de valeur apparaissent insolubles et une pratique
humaine devenue tout entière « problématique » faute de pouvoir exactement se situer dans
l’ordre religieux du monde, explique que la tragédie soit un moment historique très
précisément localisé dans l’espace et le temps. On la voit naître, s’épanouir puis disparaître à
Athènes en l’espace d’un siècle.
Si les anciens les admiraient, si le public moderne est par certaines d’entre elles
bouleversé comme devant Œdipe-Roi, c’est que la tragédie n’est pas liée à un type particulier
de rêve, que l’effet tragique ne réside pas dans une matière, même onirique, mais dans la
façon de mettre cette matière en forme pour donner le sentiment des contradictions qui
déchirent le monde divin, l’univers social et politique, le domaine des valeurs, et faire ainsi
apparaître l’homme lui-même comme un thaûma, un deinòn, une sorte de monstre
incompréhensible et déroutant, à la fois agent et agi, coupable et innocent, maîtrisant toute la
nature par son esprit industrieux et incapable de se gouverner, lucide et aveuglé d’un délire
envoyé par les dieux. Contrairement à l’épopée et à la poésie lyrique où jamais l’homme n’est
présenté en tant qu’agent, la tragédie situe d’emblée l’individu au carrefour de l’action, face à
une décision qui l’engage tout entier ; mais cet inéluctable choix s’opère dans un monde de
forces obscures et ambiguës, un monde divisé où « une justice lutte contre une autre justice »,
un dieu contre un dieu, où le droit n’est jamais fixé, mais au cours même de l’action se
déplace, « tourne » et se transforme en son contraire. L’homme croit opter pour le bien ; il s’y
attache de toute son âme ; et c’est le mal qu’il a choisi, se révélant, par la souillure de la faute
commise, un criminel. […]
Pour qu’il y ait conscience tragique, il faut en effet que les plan humain et divin soient
assez distincts pour s’opposer (c’est-à-dire que se soit dégagée la notion d’une nature
humaine) sans cesser pourtant d’apparaître inséparables. Le sens tragique de la responsabilité
surgit lorsque l’action humaine fait déjà l’objet d’une réflexion, d’un débat intérieur, mais
qu’elle n’a pas encore acquis un statut assez autonome pour se suffire pleinement à ellemême. Le domaine propre de la tragédie se situe à cette zone frontière où les actes humains
viennent s’articuler avec les puissances divines, où ils révèlent leur sens véritable, ignoré de
ceux-là mêmes qui en ont pris l’initiative et en portent la responsabilité, en s’insérant dans un
ordre qui dépasse l’homme et lui échappe. Toute la tragédie joue donc nécessairement sur
deux plans.
Jean-Pierre Vernant, « Œdipe sans complexe », Œdipe et ses mythes,
éditions Complexe, 1988.
L’EFFET TRAGIQUE
L’ambiguïté qu’on trouve dans Œdipe-Roi ne concerne ni l’opposition des valeurs ni la
duplicité du personnage qui mène l’action et se plaît à jouer avec sa victime. Dans le drame
dont il est la victime, c’est Œdipe, et Œdipe seul, qui mène le jeu. Rien, sinon sa volonté têtue
de démasquer le coupable, la haute idée qu’il se fait de sa charge, de ses capacités, de son
jugement (sa gnốmê), son désir passionné de connaître à tout prix la vérité – rien ne l’oblige à
pousser l’enquête à son terme. Tirésias, Jocaste, le berger tentent successivement de l’arrêter.
En vain. Il n’est pas homme à se contenter de demi-mesures, à s’accommoder d’un
compromis. Œdipe va jusqu’au bout. Et au bout du chemin qu’il a envers et contre tous tracé,
Œdipe découvre qu’en menant le jeu du début à la fin c’est lui-même du début à la fin, qui a
été joué. Aussi pourra-t-il dans le moment où il se reconnaît responsable d’avoir de ses
propres mains forgé son malheur, accuser les dieux d’avoir tout préparé et tout fait.
L’équivoque dans les propos d’Œdipe correspond au statut ambigu qui lui est conféré dans le
drame et sur lequel toute la tragédie est construite. Quand Œdipe parle, il lui arrive de dire
autre chose ou le contraire de ce qu’il dit. L’ambiguïté de ses propos ne traduit pas la duplicité
de son caractère, qui est tout d’une pièce, mais plus profondément la dualité de son être.
Œdipe est double. Il constitue par lui-même une énigme dont il ne devinera le sens qu’en se
découvrant en tout point le contraire de ce qu’il croyait et paraissait être. Le discours secret
qui s’institue, sans qu’il le sache, au sein de son propre discours, Œdipe ne l’entend pas. Et
nul témoin du drame sur la scène, en dehors de Tirésias, n’est non plus capable de le
percevoir. Ce sont les dieux qui renvoient à Œdipe, en écho à certaines de ses paroles, son
propre discours déformé ou retourné. Et cet écho inverse, qui sonne comme un éclat de rire
sinistre, est en réalité un redressement. Ce que dit Œdipe sans le vouloir, sans le comprendre,
constitue la seule vérité authentique de ses propos. La double dimension du langage oedipien
reproduit donc, sous une forme inversée, la double dimension du langage des dieux, tel qu’il
s’exprime dans la formule énigmatique de l’oracle. Les dieux savent et disent la vérité, mais
ils la manifestent en la formulant dans des mots qui paraissent aux hommes dire tout autre
chose. Œdipe ne sait ni ne dit la vérité, mais les mots dont il se sert pour dire autre chose
qu’elle, la manifestent à son insu de façon éclatante pour qui a le don de double oreille,
comme le devin a double vue. Le langage d’Œdipe apparaît ainsi comme le lieu où se nouent
et s’affrontent dans la même parole deux discours différents : un discours humain, un discours
divin. Au début, les deux discours sont bien distincts et comme coupés l’un de l’autre ; au
terme du drame, quand tout est éclairci, le discours humain s’inverse et se transforme en son
contraire ; les deux discours se rejoignent : l’énigme est résolue. Sur les gradins du théâtre, les
spectateurs occupent une situation privilégiée qui leur permet, comme les dieux, d’entendre
en même temps les deux discours opposés et d’en suivre d’un bout à l’autre, à travers le
drame, la confrontation. […]
Qu’est donc Œdipe ? Comme son propre discours, comme la parole de l’oracle, Œdipe
est double, énigmatique. Du début à la fin du drame, il reste psychologiquement et
moralement le même : un homme d’action et de décision, au courage que rien ne peut abattre,
à l’intelligence conquérante, et auquel on ne peut imputer aucune faute morale, aucun
manquement délibéré à la justice. Mais sans qu’il le sache, sans l’avoir voulu ni mérité, ce
personnage oedipien se révèle, dans toutes ses dimensions sociale, religieuse, humaine,
inverse de ce qu’il apparaît à la tête de la cité. L’étranger corinthien est en réalité natif de
Thèbes ; le déchiffreur d’énigmes, une énigme qu’il ne peut déchiffrer ; le justicier, un
criminel ; le clairvoyant, un aveugle ; le sauveur de la ville, sa perdition. Œdipe, celui qui
pour tous est célèbre, le premier des humains, le meilleur des mortels, l’homme du pouvoir,
de l’intelligence, des honneurs, de la richesse, se retrouve le dernier, le plus malheureux et le
pire des hommes, un criminel, une souillure objet d’horreur pour ses semblables, haï des
dieux, réduit à la mendicité et à l’exil. […]
Envisagé du point de vue des hommes, Œdipe est le chef clairvoyant, égal aux dieux ;
considéré du point de vue des dieux il apparaît aveugle, égal à rien. Le retournement de
l’action, comme l’ambiguïté de la langue, marque la duplicité d’une condition humaine qui,
sur le mode de l’énigme, prête à deux interprétations opposées. Le langage humain s’inverse
quand les dieux parlent à travers lui. La condition humaine s’inverse – si grand, si juste, si
heureux qu’on soit – dès lors qu’on la toise à la mesure des dieux. Œdipe « avait lancé sa
flèche plus loin qu’un autre, il avait conquis la félicité la plus fortunée ». Mais, au regard des
Immortels, qui s’élève au plus haut est aussi le plus bas. Œdipe le bienheureux touche le fond
du malheur : « Quel homme, chante le chœur, a connu d’autre bonheur que celui qu’il
imagine pour retomber dans l’infortune après cette illusion ? Avec ton destin pour exemple,
oui ton destin, malheureux Œdipe, je n’estime heureuse aucune vie des humains. » […]
A travers ce schème logique de l’inversion, correspondant au mode de penser ambigu
propre à la tragédie, un enseignement d’un type particulier est proposé aux spectateurs :
l’homme n’est pas un être qu’on puisse décrire ou définir : il est un problème, une énigme
dont on n’a jamais fini de déchiffrer les doubles sens. La signification de l’œuvre ne relève ni
de la psychologie ni de la morale ; elle est d’ordre spécifiquement tragique. Le parricide,
l’inceste, ne correspondent ni au caractère d’Œdipe, à son ethos, ni à une faute morale, adikía,
qu’il aurait commise. […]
Chez Sophocle, sur-humain et sous-humain se rejoignent et se confondent dans le
même personnage. Et comme ce personnage est le modèle de l’homme, toute limite s’efface
qui permettrait de cerner la vie humaine, de fixer sans équivoque son statut. Quand il veut, à
la façon d’Œdipe, mener jusqu’au bout l’enquête sur ce qu’il est, l’homme se découvre
énigmatique, sans consistance ni domaine qui lui soit propre, sans point d’attache fixe, sans
essence définie, oscillant entre l’égal à dieu et l’égal à rien. Sa vraie grandeur consiste dans
cela même qui exprime sa nature d’énigme : l’interrogation.
Jean-Pierre Vernant, Ambiguïté et Renversement,
Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi,
Mythe et Tragédie en Grèce Ancienne, La Découverte, 2005.
UNE SCÈNE POLITIQUE ?
Depuis plusieurs décennies, pour tous ceux qui s’attachent au théâtre comme institution
athénienne, la cause semblerait entendue. Politique, de part en part politique – et l’on ajoutera,
pour faire bonne mesure, civique et démocratique –, est le théâtre, en l’occurrence la tragédie
– et la comédie, mais Aristophane n’est pas ce qui m’occupe ici. Et de dérouler, à l’appui de
cette affirmation, une longue liste de preuves qui, toujours, commence par la mention du rôle
de l’Archonte, organisateur des Grandes Dionysies et qui, à ce titre, désigne les chorèges pour
les représentations tragiques. Après avoir rappelé qu’avec la triérarchie, la chorégie est la plus
importante des liturgies, on s’empresse généralement d’ajouter que le théâtre est un jeu
réservé aux citoyens puisque aussi bien tous les agents en sont athéniens, depuis le poète qui
fait la leçon aux hommes (hebôntes) jusqu’aux acteurs et aux choreutes, ces derniers
constituant en quelque sorte une version pacifique des citoyens-soldats, en passant par les
spectateurs – le théatron à proprement parler – dont la disposition sur les gradins constituerait
une sorte de « carte du corps civique » et les juges du concours dramatique, recrutés sur la
base des dix tribus clisthéniennes, tout comme les dix stratèges dont les libations solennelles
ouvrent le spectacle tragique.
Un pas de plus, et l’on fait du théatron, entendu comme rassemblement des citoyens,
une sorte de double à peine différencié d’une assemblée (ekklésia), « oubliant » apparemment
– ce que les orateurs attiques, eux, n’oublient jamais – que la présence d’étrangers (sans
même évoquer la question si controversée de celle des femmes) était constitutive de ce type
très particulier d’assemblées.
Pour éviter le risque de pareilles simplifications, dues à un trop évident désir de
« politiser » intégralement tout ce qui est athénien, il n’est pas d’autre ressource que
d’instaurer, une fois encore, un va-et-vient entre le théatron et les textes dont il accueillait la
représentation. Quel que soit l’accent mis sur le caractère civique du théâtre, force est alors de
reconnaître la profonde ambiguïté du fait théâtral, à la fois civique et tellement ouvert à ce qui
n’est pas civique. C’est ainsi que Pierre Vidal-Naquet peut du même mouvement marquer
avec force tout ce qui distingue une représentation tragique d’une séance de l’ekklésia et,
passant du théatron dans l’orkhestra, rappeler que, contrairement aux analyses trop simples
qui en font une incarnation du peuple, le chœur est rarement composé de citoyens ; d’ailleurs,
si le chœur se veut conseiller du héros, il est rarement écouté, si bien que, dans l’univers
tragique, le dialogue est toujours menacé. Quant au héros, même s’il parle l’attique et si le
mètre iambique donne à sa langue, ainsi que l’affirme Aristote, un certain caractère de
quotidienneté, son action ne peut que « déplacer, inverser, et parfois supprimer l’ordre
politique. » En d’autres termes, l’univers tragique est tout sauf un fac-similé de la cité – cité
dont Pierre Vidal-Naquet écrit qu’elle est, « dans sa structure même, une machine antitragique ».
Nicole Loraux, La Voix endeuillée, Gallimard, 2001.
LA CRISTALLISATION TRAGIQUE
Car l’œuvre, Œdipe à Colone, est avant tout une réflexion sur le cas si singulier d’Œdipe,
qu’Œdipe-Roi s’était contenté d’exposer sans en proposer de morale ni de conclusion. Mais
un destin si exceptionnel, une vie aussi chargée de signes de toute sorte, tellement contraire à
l’ordre humain des choses, exigeaient une explication. Plus de trente ans après Œdipe-Roi,
Sophocle revient donc sur cette histoire qui hanta la conscience des Grecs et ne cessa de les
défier de son énigme. Or, pour résoudre l’énigme d’Œdipe, les clés que suggère Sophocle sont
d’une grande simplicité : Œdipe est innocent, Œdipe n’est pas coupable des fautes qu’on lui
reproche. Il a commis ses crimes sans le savoir, sans le vouloir. Il a expié ses fautes en
s’aveuglant, en vivant sur les routes en mendiant. Il mérite d’en être lavé, de trouver quelque
part la fin de ses épreuves et de se purifier à jamais de ce passé maudit. Ainsi, de nouveau
innocent à la veille de sa mort, le roi détrôné, le fils parricide et incestueux, le mendiant
maudit devient un modèle et un sauveur, un être élu par les dieux eux-mêmes, marqué par eux
du signe de la grandeur.
On retrouve donc là, résumés en cet oratorio grandiose, tous les thèmes qui furent ceux
de Sophocle et qu’il traita à travers les différents sujets choisis par lui pour les traduire.
Indiscutablement, on doit voir dans Œdipe à Colone le testament spirituel de Sophocle, le
message qu’à la veille de sa mort il transmet à ses contemporains à travers la bouche d’Œdipe.
Et ce message, c’est celui que nous avons indiqué, mais fragmentaire alors et souvent esquissé
sans être approfondi, à travers Antigone, Ajax, Electre, Philoctète : toute souffrance est
rédemptrice, toute épreuve est en voie vers le salut, car tels sont les desseins en apparence
absurdes des dieux. Œdipe à Colone est une œuvre de la réconciliation : réconciliation
d’Œdipe avec lui-même et réconciliation, sans doute, de Sophocle avec les dieux. Car tout
lecteur attentif de son œuvre, aura remarqué bien souvent dans ses pièces des allusions claires
et nettes à la perfidie, voire à la perversité des dieux, coupables de se jouer des hommes et de
rire de leurs malheurs. La liste des citations montrant que Sophocle ne fut pas toujours
l’auteur pieux que l’on croit, serait trop longue à faire. Mais justement, cette dernière œuvre
est, à travers le cas si exemplaire d’Œdipe, une occasion d’y voir clair en lui-même et de
proposer son ultime philosophie : ce n’est qu’au terme d’une vie, à la fin de toutes les
épreuves subies, qu’on peut en comprendre le sens et ce sens, c’est justement celui de la
grandeur, de la réconciliation, du salut de l’homme, de son éternité. Dès lors, le malheur fût-il
celui d’Œdipe, devient inexplicable et compréhensible : il est une voie détournée, difficile,
éprouvante, qui mène l’homme vers son salut. Au terme de la vie d’Œdipe et de celle de
Sophocle (et ce ne peut être un hasard si à la veille de sa mort Sophocle se penche sur le héros
mourant), luisent les lumières éblouissantes de la réconciliation.
Jacques Lacarrière, Préface à Œdipe à Colone, Oxus, 2008.
« Devant le vieillard atteint par l’excès du malheur et livré passivement à tout ce qui lui
advient », écrit Nietzsche d’Œdipe à Colone, « une sérénité supra-terrestre vient à nous,
descendant d’une sphère divine, et nous indique que le héros, dans son attitude purement
passive, atteint à une activité suprême dont les effets dureront bien au-delà de sa vie, alors que
dans sa vie antérieure, tous ses efforts et tous nos actes conscients n’ont fait que le conduire à
cette passivité ».
Les deux tragédies d’Œdipe-Roi et d’Œdipe à Colone n’ont pris en charge toute
l’étendue du rêve et du désir que pour mieux poser la question de la vocation humaine.
Vocation d’aimer, vocation de puissance, vocation d’ouverture, vocation de vivre et vocation
de mourir, vocations qui se précisent les unes par les autres, et plus encore, les unes contre les
autres ; telle est la matière du prodigieux retournement du pour au contre qui structure les
deux tragédies. Tout est double et susceptible d’une jouissance et d’un vertige : la tragédie
s’est nourrie de l’hésitation déjà présente dans le mythe, mais elle l’a fait à la manière d’un
cristal.
Voilà pourquoi elle a supplanté, pour toute civilisation, toutes les autres versions du
mythe d’Œdipe. Voilà pourquoi elle est devenue elle-même mythique ou, si l’on veut,
« mythe du mythe ». Tout y était et tout y était double, grandeur et misère de l’homme, double
postulation vers le bien et vers le mal, accouplement de l’homme et du dieu, pour reprendre
autant de termes pascaliens et baudelairiens, ou les mots de Hölderlin. La complexité du
regard du poète avait encore ajouté à la donnée primitive pour en faire cette prodigieuse
matrice susceptible de susciter tant d’œuvres et de lectures. Il y a, du récit linéaire de la vie
d’Œdipe à ces deux tragédies, une mise en perspective qui à la fois alerte et terrifie . Mais il y
a plus encore, et au lieu d’abandonner son héros au seul châtiment qui lui était dû pour avoir
bravé un interdit, elle lui propose un double salut qui peut-être ajoute encore à son opacité.
Œdipe est sauvé par Sophocle et par la littérature qui le remettent aux mains des dieux. Mais
il est aussi sans nul doute sauvé par la prodigieuse clarté et par l’ordonnance du poème qui
l’arrachent à la fois aux affres du combat et à celles de l’échec. C’est ainsi que, plus
énigmatiques encore que toutes les versions du mythe qui s’arrêtent à la mutilation d’Œdipe,
les deux tragédies se reprennent sur elles-mêmes comme deux touts clos dont les générations
d’écrivains et de penseurs voudront percer le sens et le secret. La condamnation qui pèse sur
Œdipe, ainsi que le double salut qui lui est accordé, par la foi du poète et par la forme du
poème, se proposent encore à la sagacité humaine comme un mirage et une vérité.
Colette Astier, Le Mythe d’Œdipe, Armand Colin, 1974.