Apprendre le FLM/FLS dans un contexte plurilingue et pluriculturel

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Apprendre le FLM/FLS dans un contexte plurilingue et pluriculturel
Communication présentée au colloque AUF de Nouakchott (Mauritanie)
« Partenariat entre les langues : perspectives descriptives et perspectives didactiques»
(5-6-7 novembre 2007)
Apprendre le FLM/FLS dans un contexte plurilingue et
pluriculturel : la bilingualité en tant que partenariat entre
les langues
Véronique Miguel Addisu
Enseignante de français langue maternelle et seconde au Lycée franco-éthiopien d’AddisAbeba (Ethiopie, réseau AEFE)
Doctorante en Sciences du Langage (Laboratoire Lidifra, Université de Rouen)
Les recherches sur la didactique des langues en contextes plurilingues sont
aujourd’hui fortement marquées par ce que les sociolinguistes (dont William Labov est le
précurseur1) ont montré des liens entre variation et identité sociale. Louise Dabène2 par
exemple, et plus récemment Danièle Moore3 ont montré combien les contextes
d’apprentissage sont marqués par les situations de plurilinguisme vécues par les
apprenants : quel partenariat créent-ils pour apprendre et pour être 4 ?
Par une approche socio-constructiviste nous désirons faire émerger les liens
dialectiques que des adolescents plurilingues font entre leurs pratiques langagières et leurs
représentations sur l’apprentissage du français et en français au Lycée franco-éthiopien
« Guebre Mariam » d’Addis-Abeba, capitale de l’Ethiopie (désormais L.G.M.). Une
didactique adaptée aux apprenants en tant que sujets ne peut faire l’économie d’une
compréhension fine du contexte dans lequel les apprentissages se déroulent puisqu’ici les
pratiques langagières des élèves en famille diffèrent selon qu’ils sont de familles
éthiopiennes ou non. Cela influe sur les interactions entre pairs (dans la cour) qui révèlent
1
Voir en particulier LABOV W., (1972) 1976, Sociolinguistique, Editions de Minuit, Paris.
DABENE L., 1994, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues, Paris, Hachette
« références ».
3
. MOORE D., 2006, Plurilinguismes et école, Lal, Paris, Didier.
4
Pour une synthèse sur la question entre pratiques langagières et scolarisation, et les orientations de la
recherche, voir BAUTIER, 2001, « Pratiques langagières et scolarisation », Revue française de pédagogie
n°137, 2001/12, p. 117-161.
2
1
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les enjeux d’un parler bilingue, véritable sociolecte à fonction identitaire. Cette « langue du
L.G.M. » ne reste pas aux portes des classes, et les représentations des élèves sur les
langues de l’apprentissage sont empreintes de ces pratiques.
Le cadre de notre recherche
Un contexte exolingue
Addis-Abeba est une ville dont la plupart des habitants parle amharique.
L’influence de l’anglais est forte dans les classes aisées mais la majorité des habitants le
parle très peu au quotidien. Les élèves du L.G.M. apprennent en français, alors que le pays
n’est pas francophone et que la communauté scolaire (1800 élèves dont 800 au secondaire)
est composée d’élèves éthiopiens (70 %), d’élèves français (5 %) et d’élèves d’autres
nationalités (25 %) dont beaucoup viennent de pays africains francophones (15 %). Une
cinquantaine de nationalités sont représentées chaque année. Aujourd’hui, le Lycée (créé
en 1947) dispense aux élèves les programmes français et les prépare au baccalauréat. Les
élèves éthiopiens suivent obligatoirement un double cursus (français et éthiopien). Ils
apprennent le français dès 3 ans, avec des enseignants français et éthiopiens. Ils
s’approprient donc cette langue dans le cadre de l’Institution scolaire, et développent leurs
compétences langagières en amharique essentiellement dans le cadre familial ; dans la
cour, on pratique au moins les deux langues. Lorsqu’ils arrivent en sixième, ils ont suivi un
enseignement en français pendant au moins 8 ans. Les programmes français sont dispensés
dans un contexte exolingue et pluriculturel, que Louis Porquier et Bernard Py caractérisent
comme « une relation entre les participants et les moyens de communication
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(symétriques/asymétriques) dont ils disposent et utilisent dans un contexte donné
(homoglotte ou hétéroglotte), qu’il s’agisse ou non d’appropriation » 5.
Protocole de recherche
Notre expérience empirique d’enseignant de français dans cet établissement depuis
1996 nous a poussée à choisir une approche plurielle pour notre recherche. Pour
comprendre ce que les enfants vivent en-dehors de la classe, nous nous appuyons sur des
questionnaires et sur des entretiens. Les questionnaires6 ont été remplis en cours par 4
classes en mars 2006 (sixième, quatrième, première, 84 élèves). Dix-huit élèves ont
accepté un entretien d’explicitation suite aux questionnaires, sur lesquels nous nous
appuyons pour identifier les pratiques et représentations en classe. En avril 2008, nous
avons complété nos enquêtes par de nouveaux questionnaires auprès d’une classe de
seconde et d’une autre classe de sixième, qui nous ont montré que les résultats sont
globalement semblables ; c’est la raison pour laquelle nous choisissons de présenter ici
avec précision les résultats d’une seule cohorte (2003, 24 élèves de sixième) en tant
qu’échantillon représentatif de pratiques généralisées, même si le facteur « âge » influe
parfois de façon non négligeable. Nous en ferons alors état le cas échéant.
Présentation du groupe
Les 24 questionnaires illustrent le cas de 13 élèves de famille éthiopienne et de 11
élèves de famille non éthiopienne. Dans tous les cas étudiés ici, la pratique des langues en
famille recoupe les nationalités : toutes les familles éthiopiennes parlent au moins
l’amharique en famille, et toutes les familles non éthiopiennes parlent au moins le français
5
PORQUIER ET PY, 2004, Apprentissage d’une langue étrangère, contextes et discours, Paris, Crédif/Didier,
p.60.
6
Le questionnaire se compose de 5 grandes parties : - renseignements généraux – toi et les langues (en
famille/au LGM) – toi et l’apprentissage – francophonie, bilinguisme et scolarité – LGM et cultures – toi et
les adultes.
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en famille. Le groupe d’élèves non éthiopiens est très divers (tous utilisent le français en
famille comme langue principale) : 6 élèves depuis peu dans le pays et 5 élèves scolarisés
depuis la maternelle au L.G.M., les familles sont souvent mixtes (7/11), 8 nationalités sont
représentées. Le groupe des élèves éthiopiens est plus homogène (tous utilisent au moins
l’amharique en famille) : un seul élève est arrivé récemment.
Généralement, les familles choisissent cette école pour mener à bien un projet de
réussite scolaire (familles non francophones) ou en lien avec les pratiques familiales
(familles francophones). Dans notre étude, une famille est dite « francophone » lorsqu’on
pratique le français en famille, ce qui n’est pas le cas de la plupart des familles
éthiopiennes que nous connaissons, même si un parent est par ailleurs « francophone ».
Cette acception peut ne pas être pertinente dans un autre contexte.
Quelles pratiques langagières en famille ?
Les pratiques déclarées des élèves de famille éthiopienne sont plurilingues
(amharique, français, anglais), ce qui les différencie des élèves scolarisés dans des écoles
publiques à Addis-Abeba7. Ces familles appartiennent le plus souvent à un milieu socioculturel aisé et minoritaire dans le pays, ce qui est très probablement lié au choix d’un
établissement scolaire étranger. Seuls 9 d’entre eux disent utiliser plusieurs langues avec
un même parent mais tous utilisent « parfois » (7/13) ou « souvent » (6/13) plusieurs
langues avec leurs frères et sœurs. Les pratiques « jeunes » se différencient des pratiques
des adultes. Aucune autre langue éthiopienne n’est citée (alors qu’il en existe 80 environ
dans le pays) et pourtant ces familles ne sont pas toutes amharas. On peut avancer
l’hypothèse que les enfants ne pensent pas à évoquer ces langues, mais la raison en est plus
probablement l’évolution des pratiques en milieu urbain : tendance à l’unification et choix
7
Le « mélange de langues » est généralement connoté négativement dans certains contextes monolingues,
mais il ne l’est pas à Addis-Abeba (et plus généralement en contexte plurilingue), car c’est une pratique
courante, reconnue, et sinon valorisée, du moins acceptée.
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d’une langue ayant un statut reconnu8. La plupart disent qu’alterner les langues est
« naturel » (9 réponses), qu’ils le font « par plaisir » (4 réponses). Ils estiment que « cela
n’a pas d’importance » pour leur(s) interlocuteur(s) (8 réponses), que cela « permet une
meilleure compréhension » (1 réponse). Il est spécifié 1 fois que la maman se fâche et
refuse que l’enfant mélange les langues ; cela semble « gêner » dans 1 réponse, ce qui
montre que des stratégies d’intercompréhension en situation plurilingue diffèrent
notablement de situations de type monolingue. Ainsi, les enfants peuvent choisir des
langues différentes ou un parler bilingue selon leurs interlocuteurs ; ils semblent davantage
pratiquer l’alternance des langues entre eux qu’avec les parents. Ces conclusions nous
semblent aller dans le sens d’autres études faites sur des populations étrangères en France9.
Les élèves non éthiopiens ont des pratiques langagières diverses. Le français est
évoqué dans toutes les familles, il est présenté comme la seule langue utilisée dans 5/11
familles. Les langues évoquées sont variées (7 langues), mais les pratiques ne sont pas
toutes plurilingues. On peut supposer ici qu’il n’existe pas nécessairement de lien entre le
fait d’être plurilingue et le fait d’appartenir à une famille pluriculturelle (parents ayant des
langues maternelles différentes). La plupart disent alterner des langues (8/11). Tous disent
utiliser au moins le français ; 3 élèves disent utiliser l’amharique en alternance avec
d’autres langues, alors qu’ils ne la citent pas dans les « langues parlées en famille », ce qui
montre qu’ils développent des pratiques différentes de celles transmises en famille. Les
élèves présents depuis longtemps dans le pays citent plus facilement l’amharique (3/5) que
les « nouveaux » (1/6). Selon 5 questionnaires, l’interlocuteur n’y attache pas
d’importance, cela est perçu comme gênant dans 1 questionnaire.
8
Voir CALVET, 1994, Les voix de la ville, introduction à la sociolinguistique urbaine, Paris, Essais Payot,
p.13.
9
Voir en particulier DEPREZ C., 1994, Les enfants bilingues, Paris, Didier ; et LECONTE F., 1997, La famille
et les langues. Une étude sociolinguistique de la deuxième génération africaine dans la région rouennaise,
Paris, l’Harmattan.
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Malgré les différences, la plupart des élèves sont bilingues10 ; beaucoup ont une
pratique régulière de l’alternance de langues, ce qu’ils considèrent comme « naturel ». Les
langues les plus présentes dans leur répertoire sont le français (langue la plus partagée),
l’amharique (langue la plus utilisée quantitativement), puis l’anglais. C’est cette diversité
dans les pratiques qui s’exprime à l’intérieur de l’établissement scolaire.
Pratiques langagières et représentations au L.G.M. : la
cour11
Un parler bilingue
En dehors des cours, les enfants de famille éthiopienne disent utiliser plusieurs
langues, dont au moins l’amharique et le français (11/13 ; anglais cité 3 fois). Les langues
qu’ils citent en exemple de « ce qu’ils entendent le plus souvent dans la cour » témoignent
d’une pratique bilingue : 8 évoquent un mélange de langues (3 citent le français, 1 cite
l’anglais). Deux élèves qualifient ce mélange de « langue du L.G.M. », réponses beaucoup
plus fréquentes chez les plus âgés. Selon les entretiens, il s’agit d’un répertoire verbal
plurilingue, qui trouve son unité dans la diversité plutôt que dans le fait que chacun la
parle. Les élèves qui parlent ici ne disent pas la pratiquer, mais la présentent comme
caractéristique du parler des élèves. C’est la raison pour laquelle nous pouvons maintenant
parler de « parler bilingue12 » entre élèves.
10
Nous entendons ici par « bilingues les personnes qui se servent de deux ou plusieurs langues dans la vie de
tous les jours » (Grosjean, 1993 :14)
11
Les élèves n’ont aucune obligation statutaire de parler le français dans la cour. En classe, la règle est de
parler français.
12
Nous nous référons ici à la définition donnée par Grosjean (1993 :21) et qui nous semble la plus apte à
interroger le contexte que nous étudions ici : c’est le mode de communication du bilingue « lorsqu’il est face
à un autre bilingue qui parle les deux mêmes langues que lui, et qui accepte le mélange des langues ».
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16.35 E : et quand tu dis qu’au Lycée ya d’autres langues aussi c’est lesquelles ?13
16.36 WEN : l’italien + et + les langues africaines le Sénégal tout ça / moi quelquefois dans une phrase je dis
« le » et je dis en amharique et je mélange tout / au Lycée je parle plus souvent français / 80% /
1.18 ABE : c’est desfois qu’on mélange mais beaucoup de fois on parle en amharique / au lycée la majorité je
parle amharique / le quatre-vingt / dix pour cent en amharique / j’entends l’amharique et le français j’entends
beaucoup de fois / le camerounais et les autres langues d’Afrique je connais pas /
Pourtant, pour 5/13 élèves, les « fautes14 en français qu’ils ne faut pas faire entre
élèves » sont linguistiques, 2 citent une attitude, mais 6 ne répondent pas : la question leur
a semblé déconcertante. Les élèves de quatrième répondent plus naturellement à cette
question alors que ceux de seconde refusent d’en faire état. Les erreurs évoquées sont
reprises de façon récurrente par les enseignants. On peut donc voir émerger une certaine
représentation de la norme linguistique : elle est liée à la pratique du français de
scolarisation et non à la pratique du parler bilingue, qui serait ainsi considéré par les élèves
comme le moyen (unique ?) de pouvoir s’exprimer librement, en respectant les langues
parlées par tous les élèves. Selon l’âge des élèves, l’importance donnée à la norme exogène
diffère.
Voici ce qui est dit de la réaction des pairs lorsqu’un élève fait une erreur :
1.31 E : Et toi des fois tu fais des fautes ?
1.32 ABE : oui desfois oui quand je parle rapidement je fais des fautes et je les corrige /
1.33 E : et les autres élèves corrigent pas ?
1.34 ABE : desfois ils les corrigent / des fois ils savent pas qu’ils ont fait des fautes /
13
Par souci de lisibilité, nous avons pris le parti de transcrire sans utiliser l’alphabet phonétique. Par contre,
désirant étudier les caractéristiques des variations dans les sociolectes, nous avons cherché à en rendre
compte sur un mode empirique. C’est la raison pour laquelle « il y a » prononcé /ya/ est rendu compte tel
quel par exemple. De même, lorsque les liaisons ne sont pas relevées, c’est qu’elles ne sont pas faites par le
locuteur.
14
Terme discutable du point de vue linguistique, mais qui a été intentionnellement choisi dans le
questionnaire, car il fait davantage sens pour les élèves que « erreur ». Par ailleurs, il peut permettre de mettre
en évidence certaines représentations des élèves.
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Les attitudes évoquées sont diverses : il faut parler « en bon français » (influence de la
norme scolaire), les autres corrigent parfois, ce qui peut donner lieu à des discussion
épilinguistiques. Cela peut donc provoquer une certaine insécurité identitaire, repérable par
des stratégies d’hypercorrection, ou au contraire d’évitement.
Parmi les 11 élèves de famille non éthiopienne, 4 disent ne pratiquer que le
français ; les 3 élèves qui citent l’amharique sont dans l’établissement depuis la maternelle.
Les « fautes en français qu’il ne faut pas faire entre élèves » sont d’ordre linguistique pour
4 d’entre eux, mais 6 ne répondent pas. Leurs représentations de la norme du français sont
donc comparables à celles des autres élèves, même si on ne sait rien de leurs réactions face
aux erreurs des pairs. Aucun d’entre eux n’a en effet donné suite à la proposition
d’entretien. Les entretiens de seconde montrent des représentations contrastées, liées à
l’importance que l’élève accorde à l’intégration au groupe de pairs : le but est d’abord de
ne pas être stigmatisé, et non de « parler français ». Ainsi, ne parler « que » français peut
être vécu comme un handicap.
Etre « mieux dans sa peau »…
Les « langues préférées » sont variées15 mais quelle que soit la langue et l’origine
des élèves, la plupart disent que ce choix est lié à « l’habitude », à « la facilité » (12/24),
8/24 disent que c’est « la seule langue qu’ils connaissent » ou leur « langue maternelle » ou
la « langue de la famille ». Seuls 4/24 font un choix lié au principe de coopération16 : la
langue qu’ils préfèrent est celle qui leur permet de se faire comprendre de davantage de
personnes. Il ne s’agit donc pas tant de communiquer que de se dire. L’âge des locuteurs y
est pour beaucoup puisque les plus âgés préfèrent généralement une langue selon sa
15
Elèves éthiopiens : amharique (8), français (4), alternance amharique français (1) ; Elèves d’autres
nationalités : français (7), anglais (2), alternance français/italien (1), bambara (1).
16
GRICE H-P., 1979, « Logique et conversation », dans Communications n°30, pp. 57-72.
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fonction d’intégration17. Pour 11 d’entre eux, « être bilingue permet d’être mieux dans sa
peau » alors qu’ « être francophone » n’est cité que 7 fois, principalement par des élèves de
famille non éthiopienne. Ces derniers contrebalancent peut-être le fait qu’ils sont peu
nombreux par l’attachement à la langue de prestige de l’établissement scolaire. Mais ce
n’est peut-être pas tant « être francophone » que pouvoir voir sa langue maternelle
reconnue statutairement qui permet d’être « mieux dans sa peau ».
Une communauté linguistique ?
Comment tous ces enfants (tous francophones, amharophones pour la plupart, mais
qui parlent plusieurs langues en alternance) s’entendent-ils ? Comment les élèves qui ne
parlent « que » le français peuvent-ils s’intégrer ?
11.53 E : et comment y font les élèves qui parlent pas l’amharique alors ?
11.54 NAT : ++ euh je crois qu’ils parlent seulement le français /
1.19 E : quels sont les élèves qui parlent surtout amharique ?
1.20 ABE : les Ethiopiens /
1.21 E : et les élèves qui parlent surtout français ?
1.22 ABE : / tout qui sont ici / qui apprennent ici /
1.23 E : et ceux qui parlent surtout les autres langues africaines ?
1.24 ABE : les noirs / beaucoup de fois les noirs /
1.25 E : / toi tu comprends un peu les langues africaines maintenant ?
1.26 ABE : non /
On peut entrevoir ici une pratique de groupe : celle d’un parler marqué par
l’alternance et le respect de la différence de chaque idiolecte, alors même que
l’interlocuteur peut ne pas comprendre toutes les informations. Tous les élèves éthiopiens
17
Pour une synthèse sur la « variable âge », voir BAUVOIX, 1998, « L’âge de la parole : la variable âge en
sociolinguistique », dans DiversCité langues, en ligne vol.III,.www.uquebec.ca/diverscite.
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parlent aussi le français, la plupart des autres élèves présents depuis longtemps parlent
l’amharique, mais les élèves « de passage » ne semblent pas se trouver très à l’aise dans un
contexte si particulier. Le fait qu’aucun d’entre eux n’ait accepté d’en parler lors d’un
entretien (et les entretiens menés en 2008) confirme cette hypothèse. Par ailleurs, le fait
que les corrections « entre élèves » soit une pratique reconnue, sinon courante, montre
combien les enfants sont marqués par un des traits de ce que nous appellerons la « culture
L.G.M. » : dans la mesure où cela n’attente pas à la face18 du locuteur, il faut parler un
« bon français », ou bien mieux vaut peut-être parler amharique.
Pourtant si les uns se perçoivent plutôt comme ayant une seule culture (12/13
élèves de famille éthiopienne) les autres évoquent des appartenances culturelles plurielles
(10/11). Pratiques plurilingues et identité pluriculturelle ne vont donc pas nécessairement
de pair. Cela ne leur permet pas de se reconnaître dans une culture commune, puisque
18/24 élèves pensent qu’il n’y a pas « une culture des élèves du Lycée ». Ces résultats
changent avec l’entrée dans l’adolescence. Le parler bilingue que nous avons identifié est
donc un « capital linguistique19 » commun, qui participe à la construction d’une culture
commune. Ce parler bilingue se caractériserait ici par une reconnaissance statutaire des
pairs, sans qu’ils le pratiquent nécessairement. Il ne s’agirait donc pas de leur point de vue
d’une revendication identitaire, mais d’un moyen de mieux s’entendre. Nous pouvons
parler en ce sens de « communauté linguistique »20. Cette norme endogène s’oppose de fait
à la norme du français scolaire prônée en classe (norme exogène). Il s’agirait donc pour les
élèves de savoir adapter leurs pratiques à des situations exolingues différenciées ; se situer
18
Au sens de GOFFMAN, 1974, Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit, p.9 :« On peut définir le
terme de « face » comme étant la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers
la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier ».
19
Voir à ce propos Bourdieu qui présente la compétence langagière comme un produit dont la valeur est
évaluée par les locuteurs selon leur perception du « marché linguistique » dans lequel ils évoluent (1982 :45).
20
Au sens de Labov (1976:38) une communauté linguistique est « un groupe de locuteurs qui ont en commun
un ensemble d’attitudes sociales envers la langue ».
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sur un axe exolingue-plurilingue entre pairs (plusieurs locuteurs de langues différentes,
pratiques bilingues), et exolingue-unilingue dans la classe (plusieurs locuteurs de langues
différentes, pratiques unilingues : tous disent parler le français)21. C’est dans ce contexte
que le partenariat se tisse entre les langues.
Les pratiques langagières et représentations au L.G.M. :
en cours
Apprentissage et francophonie
Dix élèves éthiopiens lient la francophonie au fait de « parler » français alors qu’il
n’apparaît pas dans les « qualités du bon élève ». Pourtant, ils se disent francophones, et 12
pensent que « cela permet de mieux apprendre au L.G.M. ». Les raisons invoquées sont
d’ordre interne (mieux comprendre…) dans 6 cas. Mais dans 5/13 cas, on fait simplement
mention du statut du français dans l’établissement (langue de scolarisation) sans tirer de
conséquences sur l’apprentissage proprement dit. Les autres élèves se disent tous
francophones mais seuls 6/11 disent que « cela aide à mieux apprendre ». Les deux élèves
ayant répondu par la négative expliquent que « le français ne suffit pas pour être bon » et
que « la plupart des gens qui terminent le trimestre premiers sont amharophones22 ».Tout le
monde sent donc confusément qu’être francophone est une condition nécessaire mais pas
suffisante pour réussir au L.G.M.. Les représentations qu’ils ont de la réussite scolaire sont
sans doute liées : que faut-il faire pour apprendre ? S’agit-il de se plier à ce qui est
demandé ou de s’approprier des démarches et des stratégies ? Les réponses des plus âgés
sont similaires, ce qui nous fait penser que l’insécurité linguistique est réelle, ou bien que
cette insécurité est d’abord due à la pression scolaire. En effet, si pour 11/24 élèves, « être
21
De Pietro propose une typologie complète dans « Vers une typologie des situations de contacts
linguistiques », Langages et Société n°43, pp.65-89.1998.
22
Ce que nos observations confirment.
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bilingue permet d’être mieux dans sa peau », on ne dit que dans 2 cas que réfléchir en
plusieurs langues aide à l’apprentissage.
Qui sont les bons élèves ?
Outre le fait que beaucoup parlent d’ « apprendre » comme quelque chose d’assez
mystérieux, 13 disent qu’il faut écouter (et donc se taire) alors que seuls 4 disent qu’il faut
« poser des questions » (et donc parler). Aucun élève éthiopien ne cite des qualités liées à
la francophonie, et seul 1 élève le fait dans la classe. Bien apprendre selon eux, ce n’est
donc décidément pas d’abord parler (français) ! Ces élèves maîtrisent-ils suffisamment le
français pour ne plus le considérer comme une « qualité nécessaire », ou bien au contraire
pensent-ils que la maîtrise du français n’est pas vraiment nécessaire pour réussir au
Lycée ? Ce qui revient à dire que pour beaucoup, « être bon élève », c’est faire ce que les
enseignants serinent en terme d’attitudes « depuis depuis »…
Une culture d’apprentissage
Les élèves éthiopiens semblent peu sensibles à la norme pédagogique instituée par
le système scolaire français, et il semble même que les corrections soient repérées comme
étant davantage le fait des pairs en-dehors de la classe. Les élèves d’autres nationalités
semblent s’être davantage appropriés la norme standard du français. Tous les élèves sont
aux prises avec une tension propre aux situations plurilingues et pluriculturelles : il faut
savoir construire son identité, en respectant la différence de l’autre, tout en considérant la
norme unilingue prônée par l’Institution comme une composante nécessaire à
l’apprentissage. Pour apprendre, il ne s’agit pas tant de « bien parler français » que de se
comporter comme il se doit.
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Il y a donc une norme endogène entre pairs (parler bilingue ici), qui ne
s’harmoniserait avec la norme pédagogique (externe au groupe) qu’à la condition que la
fonction identitaire soit préservée. Il faut savoir trouver sa place dans le groupe de pairs,
tout en acceptant que les stratégies utilisées pour cela ne soient pas reconnues par les
enseignants, même si elles peuvent se révéler un atout cognitif. Il semble que cette
problématique soit à gérer par tous les élèves, quelle que soit leur langue principale. Ce
serait la composante première de cette « culture du L.G.M. » que d’aucun récusent en
sixième, mais qui s’exprime davantage en quatrième, et dont on se réclame parfois haut et
fort en seconde. Ce n’est qu’à la condition que ce partenariat entre fonction
d’apprentissage et fonction identitaire soit reconnu par l’Institution que l’apprentissage
semble pouvoir être efficient.
Conclusions
Dans un contexte d’apprentissage exolingue pluriel, plurilinguisme ne rime pas
nécessairement avec identité pluriculturelle. Les stratégies que nous avons identifiées sont
plus ou moins efficaces selon la réaction du ou des autres groupes auxquels on s’adresse,
on peut alors choisir de ne pas communiquer ; ce qui revient à dire que pour certains,
mieux vaut ne pas s’écouter pour mieux s’entendre. La norme pédagogique (unilingue)
nécessaire à l’apprentissage se présente alors comme un autre pôle pour l’élève, qu’il doit
pouvoir s’approprier (dans une visée de réussite), en sachant se situer en tant qu’apprenant
sans que sa face d’adolescent ne se sente menacée. C’est en ce sens que nous parlons de
partenariat entre les langues. Reconnaître en effet ce qui se tisse dans l’individu de part sa
bilingualité revient à poser les prémisses d’une logique de partenariat à l’échelle de l’école,
à l’échelle d’une société plurilingue et multiculturelle. Mais « le danger est grand de passer
de la reconnaissance (…) des usages quotidiens des jeunes, au maintien de ces derniers
dans une marginalisation linguistique et sociale » (Bautier, 1997 :16). L’enjeu est bien de
13
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chercher à favoriser chez l’élève un partenariat entre ses répertoires verbaux, dans
l’objectif d’un apprentissage efficace, pour une meilleure intégration sociale, rôle premier
de l’école s’il en est.
Bibliographie
BAUTIER E, 1997, « Usages identitaires du langage et apprentissage. Quel rapport au langage ? Quel rapport à
l’écrit ? », Migrants-Formation n°108, mars 1997,pp.5-20.
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