FEMMES ET COMPTABILITÉ
Transcription
FEMMES ET COMPTABILITÉ
FEMMES ET COMPTABILITÉ Claire Dambrin et Caroline Lambert « Le Mémorial […] est un livre dans lequel le marchand note toutes ses transactions […]. Ce livre est tenu dans « la furie des affaires ». Les postes y sont inscrits par le marchand, ses employés, ses assistants ou les femmes si elles sont capables de le faire en l’absence des autres. », Luca Pacioli, extrait du premier traité de comptabilité, 1494. A sa façon, en homme de son temps, Pacioli s'interrogeait sur la capacité comptable des femmes ... Si la recherche en comptabilité reste, en France, discrète sur le thème des questions de « genre », la recherche comptable anglo-saxonne s’y intéresse depuis une vingtaine d’années1. D’excellentes études ont été réalisées sur l’histoire de la profession comptable et les processus de marginalisation des femmes qui l’ont jalonnée (Crompton et Sanderson, 1990 ; Lehman, 1992 ; Loft, 1992 ; Kirkham et Loft, 1993). Cette marginalisation des femmes a évolué au cours du temps, en passant d’une ségrégation horizontale2 (rejet des femmes à l’extérieur de la profession) à une ségrégation verticale (cantonnement des femmes à des tâches subalternes au sein de la profession) : l’accès à certaines tâches a été ouvert aux femmes, mais les activités associées à une rémunération élevée et au prestige sont restées le pré carré des hommes (Wootton et Kemmerer, 2000). 1 À ce jour (juin 2008), seuls deux articles ont paru dans les revues comptables académiques françaises (Pesqueux, 1998 ; Dambrin et Lambert, 2006). 2 Il y a ségrégation horizontale lorsque l’on interdit l'accès à une profession sur la base de critères sexuels. Cela aboutit à la création de professions dites masculines (pilote de chasse, expert-comptable) ou féminines (sagefemme, assistante de direction). En France, l’exclusion des femmes de la profession comptable n’a jamais été entérinée par un texte de loi. Au contraire, la Grande-Bretagne (Lehman, 1992), le Canada (McKeen et Richardson, 1998) ou l’Espagne (Carrera, Gutierrez et Carmona, 2001) ont fermé par des lois l’accès à la profession sur des critères de genre. 1 Dans les années 1990, plusieurs études montrent une faible proportion de femmes au top management des cabinets comptables alors que les niveaux hiérarchiques inférieurs se féminisent (Ciancanelli et al., 1990 ; Hooks, 1992 ; Barker et Monks, 1998). Ce phénomène est souvent décrit comme le résultat d’un « plafond de verre ». L’expression « plafond de verre » est apparue dans les années 1970 aux États-Unis pour décrire les barrières artificielles et invisibles, créées par des préjugés organisationnels et individuels, empêchant les femmes d’atteindre les plus hauts niveaux de l’organisation (Wirth, 2001). Le problème de ce concept est qu’il suppose l’existence d’un point fixe au delà duquel la progression de carrière serait impossible. Or il semble que la rareté des femmes se construit progressivement, suite à une série d’événements tout au long de leur carrière (Wirth, 2001). Laufer (2004) évoque à ce titre « l’organisation de la rareté » des femmes, c’est-à-dire les moyens, sans cesse renouvelés, de sélectionner ceux qui intégreront le groupe des happy few et de maintenir les autres à l’extérieur. Nous nous intéressons donc, dans cet article, aux explications de la rareté des femmes aux plus hauts niveaux des cabinets comptables3. Dans un premier temps, une synthèse des données sur la présence des femmes dans la profession comptable, en France, comme à l’international nous permet de confirmer leur rareté aux plus hauts niveaux hiérarchiques. Dans un second temps, nous identifions, à partir d’une revue de la littérature, quatre hypothèses explicatives de cette rareté. La première évoque le « retard historique » des femmes dans leur ascension hiérarchique. La deuxième met en avant des traits de personnalité différents entre hommes et femmes, susceptibles d’expliquer des différences de carrières. La troisième identifie des barrières organisationnelles (exigences du client, politique de ressources humaines, etc.) qui pénalisent particulièrement les femmes. La dernière est 3 Pour nous, ce phénomène de rareté n’est pas seulement imputable aux cabinets comptables, car les femmes elles-mêmes y participent en s’excluant des chemins traditionnels d’accès à l’association (Dambrin et Lambert, 2008). 2 davantage centrée sur les stéréotypes, normes et valeurs associés traditionnellement à chacun des sexes, diffusés au niveau de la société en général. 1. LA RARETÉ DES FEMMES AU SOMMET DE LA PROFESSION La plupart des recherches sur la rareté des femmes dans la profession comptable ont été réalisées en prenant comme terrain les grands cabinets d’audit. En effet, l’accessibilité des données (existence et disponibilité de statistiques sur les minorités dans les pays anglosaxons), la lisibilité des strates hiérarchiques et des carrières types (modèle up or out) et la puissance du modèle organisationnel des grands cabinets qui déteint sur l’ensemble de la profession (Ramirez, 2005) facilitent l’identification d’un éventuel plafond de verre. Rares sont les articles s’intéressant aux différences entre les hommes et les femmes dans la profession comptable qui concluent à l’absence d’un plafond de verre. Certaines études font toutefois exception et l’on peut citer celle de Trapp et al. (1989) qui, dans leur enquête sur les cabinets d’audit américains, soutiennent qu’il n'existe de plafond de verre, ni en termes de salaires, ni en termes d'opportunités de carrière pour les femmes. Selon eux, si les femmes ont l’impression qu’elles ont moins de chance que les hommes de devenir associées ou qu’elles n’obtiennent pas les mêmes conditions salariales que leurs homologues masculins, cela ne traduit pas une réalité factuelle mais s’explique par des lacunes de communication de la part de la direction des cabinets. Cette propension à nier la responsabilité de l’organisation dans l’existence d’un plafond de verre peut en partie être imputée au fait que les femmes, au moins dans le monde occidental, sont de plus en plus nombreuses dans la profession comptable. À ce sujet, certains auteurs soulignent que les progrès en termes de progression de carrière des femmes sont plus nets dans la profession comptable que dans d'autres domaines dits masculins (droit, ingénierie, sciences physiques), essentiellement grâce au fait que la profession est régulée par le diplôme d'expert-comptable 3 (Certified Public Accountant) et qu'elle connaît un fort taux de croissance numérique dans les années 1970 et 1980 (French et Meredith, 1994). Si la féminisation de la profession comptable est indiscutable, un bref aperçu des données concernant l’évolution de carrière des femmes dans différents pays montre que la rareté des femmes aux plus hauts niveaux des cabinets demeure une question d’actualité. Aux États-Unis, la part des femmes comptables diplômées est passée de 28 % à 50 % entre 1977 et 1992 (Reed, Kratchman et Strawser, 1994). D’après les données de l’AICPA (Accounting Institute of Certified Public Accountants), les femmes représentent 52 % des nouveaux entrants dans la profession en 2002, c’est-à-dire des nouveaux diplômés joignant l’association professionnelle, contre 45 % vingt ans plus tôt. En revanche, elles représentent 38 % des nouveaux embauchés et seulement 14 % des associés, ou détenant des parts dans une organisation (AICPA, 2005, p. 11). En 1996, en Nouvelle-Zélande, le constat est identique : les femmes représentent 38 % de la profession mais seulement 7 % des associés (Kim, 2004). En France, les femmes sont également moins représentées dans les plus hauts échelons de la hiérarchie des cabinets comptables. Elles représentent 50 % des assistants débutants mais seulement un tiers des directeurs de missions (Hantrais, 1995). La situation semble relativement similaire si l’on étend l’analyse à l’ensemble de la profession. Les femmes représentent une large part des effectifs des postes de comptables faiblement qualifiés (INSEE, 2005) et peu nombreuses sont celles qui poursuivent leurs études jusqu’à l’obtention du diplôme d’expert-comptable. Alors qu’elles représentaient 12 % des experts-comptables en 1990, elles n’en représentent toujours que 13 % 8 ans plus tard, en 1998 (Daniel in Audusseau-Besson, 2000)4. Une dernière statistique laisse entrevoir une 4 S. Daniel, « Les représentations que les femmes experts-comptables ont des carrières féminines dans la profession », mémoire de DEA, Université Paris Dauphine, in Audusseau-Besson (2000). 4 marginalisation plus subtile : seuls 13,52 % des diplômés d’expertise-comptable exerçant sous forme libérale sont des femmes (Chambre, 2004). La tendance de ces dernières années (1995 à 1999) ne vient que très peu nuancer ce constat, puisque « seul un nouvel inscrit sur cinq à l’Ordre des Experts-Comptables est une femme » (Chambre, 2004, p. 25). Le constat au Canada, est identique puisque seulement 13% des associés et des indépendants sont des femmes (Tabone, 2005). Si l’on ne peut assimiler cette situation à celle d’un plafond de verre, le fait que la plupart des femmes semblent exclues ou s’excluent de l’aboutissement professionnel et social que représente l’installation en indépendant n’est pas sans poser question. Une des explications possibles est la difficulté rencontrée par les femmes pour s’imposer dans un contexte social où les valeurs associées à l’entrepreneuriat restent perçues comme « masculines » : prise de risque, leadership, responsabilités… 2. COMMENT EXPLIQUER CETTE RARETÉ ? Quatre hypothèses sont fréquemment présentées dans les recherches sur la rareté des femmes aux plus hauts niveaux des organisations comptables : l’hypothèse du retard historique, celle des différences « naturelles » entre hommes et femmes, celle des obstacles organisationnels et celle des stéréotypes. L’hypothèse du retard historique Une explication de la rareté des femmes peut être conjoncturelle : les différences de carrières ne proviennent pas de discriminations particulières à l’encontre des femmes. Le faible nombre d’associées femmes s’explique simplement par un phénomène de "pipeline" : beaucoup de femmes ont débuté récemment leur carrière dans la comptabilité libérale et n’ont pas eu le temps de se hisser au sommet. Laufer (2004) souligne que cette analyse se rencontre 5 dans d’autres contextes organisationnels (en dehors de la profession comptable) et nomme ce type d’explication « retard historique ». L’argument avancé par les auteurs tels que Kanter (in Ciancanelli et al., 1990) est que les femmes entrant dans une organisation dominée par les hommes font face à des difficultés similaires à celles des nouveaux immigrants : arriver sur un terrain où les règles ont été définies par le groupe dominant. L’argument sous-jacent est que c’est la rareté et non le fait d’être une femme qui explique les difficultés rencontrées par les femmes. L’augmentation de la population féminine règlera donc de fait les problèmes rencontrés par les femmes. Ces recherches adoptent, souvent implicitement, une perspective libérale et ont recours à des méthodologies quantitatives de collecte de données. Toutefois, ce type d’approche, très fortement critiqué, se révèle de plus en plus rare. La plupart des recherches évoquent ce type d’analyses pour les déconstruire et les réfuter, comme Hull et Umansky (1997). Cependant, ce phénomène mécanique ne suffit pas à expliquer la ségrégation à laquelle les femmes sont encore confrontées (Roberts et Coutts, 1992). Il semble ainsi que, dans les grands cabinets d’audit, le plafond de verre se situe entre le grade de manager confirmé et celui d’associé. En Grande-Bretagne, dans la tranche 36-45 ans, 34 % des hommes sont associés contre 25 % des femmes (Ciancanelli et al., 1990). En France, dix ans après le constat réalisé par Hantrais (1995), les femmes restent moins représentées dans les plus hauts échelons de la hiérarchie des cabinets comptables, constituant toujours 50 % des assistants débutants et seulement de 7 à 20 % des associés selon les cabinets (Laigneau et Vandermeirssche, 2006). Ainsi, l’analyse selon laquelle le plafond de verre n’existe pas dans la profession comptable n’est pas tenable. Si le plafond s’élève, il ne disparaît pas. L’hypothèse des différences hommes/femmes De nombreuses études expliquent la rareté des femmes au sommet des cabinets par le fait qu’elles seraient simplement différentes des hommes. Les obstacles auxquels elles sont 6 confrontées sont inhérents à leur sexe. Ces obstacles concernent les attributs et les savoirfaire, la motivation, les traits de personnalité. L’absence des femmes aux plus hauts niveaux de l’organisation s’explique par des perceptions du métier et des motifs de satisfaction différents de ceux des hommes (Reed, Kratchman et Strawser, 1994 ; Hunton, Neidermeyer et Wier, 1996). Ces différences aboutiraient à un désengagement progressif des femmes (Barker et Monks, 1998), ce qui expliquerait leur turnover comparativement plus élevé que celui des hommes (Hunton, Neidermeyer et Wier, 1996). Certains de ces obstacles individuels relèvent de choix de vie des femmes présentés comme délibérés par les chercheurs. Par exemple, Bernardi (1998) analyse le turnover des femmes comme la résultante d’un choix de vie centré sur la famille. Par anticipation, elles investiraient moins dans leur formation et n'acquerraient donc pas les qualifications requises pour suivre une carrière linéaire. Ce type d’analyses, relevant d’un féminisme libéral non revendiqué, est également largement contesté. Ainsi, Ciancanelli (1998) montre que ce que l’on nomme « choix de vie » est en réalité imposé par des pressions sociales relatives aux responsabilités de la femme dans le foyer, ou de contraintes financières nouvelles. Ce pseudo libre-arbitre est largement critiqué : ce que l’on qualifie à tort d’« implication » des femmes au travail est conditionné par « des arrangements socialement structurés » qui exercent des contraintes sur elles (Roberts et Coutts, 1992 ; Wajcman, 2003). Un autre type d’obstacles individuels apparaît dans les études sur les traits de personnalité ou caractéristiques des femmes. Ces études aboutissent à des résultats contradictoires. Collins (1993) avance que les femmes sont plus sujettes au stress et qu’elles quittent la profession pour cette raison. Barker et Monks (1998) expliquent la différence de progression de carrière entre hommes et femmes en partie par un manque de confiance en soi caractéristique des femmes. Au contraire, Davidson et Dalby (1993) montrent que « les comptables femmes sont aussi intelligentes, incisives et entreprenantes, indépendantes, 7 confiantes et sûres d’elles [que les hommes]. Mynatt et al. (1997) montrent également que les femmes ont plus tendance que les hommes à avoir une personnalité de « Type A » (i.e. « masculin, blanc, anglo-saxon et protestant »), associée à des positions hiérarchiques élevées dans les cabinets et de faibles intentions de turnover. Ces études ne valident donc pas l’hypothèse selon laquelle les femmes auraient des traits de personnalité incompatibles avec une ascension hiérarchique dans la profession comptable. Par conséquent, ces chercheurs s’attendent à des progressions de carrières similaires entre les hommes et les femmes. Leurs anticipations étant infirmées par les faits, ils invitent à considérer d’autres facteurs pour expliquer la lenteur de la progression hiérarchique des femmes (Davidson et Dalby, 1993 ; Mynatt et al., 1997 ; Glover, Mynatt et Schroeder, 2000). L’hypothèse des obstacles organisationnels Les barrières qui empêchaient les femmes d’accéder à la profession jusqu’au début du XXe siècle se sont transformées en obstacles internes (Lehman, 1992). Parmi ces obstacles, les recherches mentionnent, le comportement du client, l’acquisition des savoirs et des techniques ainsi que des politiques de gestion des ressources humaines défavorables aux femmes (promotion et rémunération). Le client apparaît soit comme un obstacle organisationnel réel (ses exigences en termes de disponibilité et de mobilité prennent le pas sur la qualité de vie souhaitée par les comptables, hommes ou femmes (Hooks, 1998)), soit comme un moyen discursif pour justifier les discriminations à l’encontre des femmes dans les cabinets (les membres des cabinets prétendent que le client préfère travailler avec des comptables hommes) (Loft, 1992 ; Anderson-Gough, Grey et Robson, 2005). L’acquisition du savoir et des techniques constitue un autre type d’obstacle organisationnel. Deux types de connaissances sont nécessaires à la poursuite d'une carrière comptable : des connaissances formelles ou académiques, sanctionnées par des diplômes, et 8 des connaissances organisationnelles ou savoir du terrain (expérience, connaissance des informations et traditions informelles de l'entreprise, etc.) (Crompton, 1987). L'acquisition croissante de qualifications académiques par les femmes ne suffit pas forcément à changer les modèles de ségrégation existants (Crompton, 1987). La rareté des femmes au sommet est en effet entretenue par la difficulté d’acquisition des connaissances organisationnelles. Les auteurs qui identifient cet obstacle mettent l’accent sur les freins informels à l’acquisition du savoir organisationnel (Crompton, 1987 ; Crompton et Sanderson, 1990 ; Spruill et Wootton, 1995 ; Hammond et (Traduction) Pesqueux, 1998 ; Anderson-Gough, Grey et Robson, 2005). Par exemple, les jeunes femmes bénéficient moins que leurs homologues masculins des dispositifs de parrainage (Scandura et Viator, 1994). Crompton (1987) cite également l'exclusion des réseaux d'anciens, généralement très masculins, les clubs réservés aux hommes, les sports d’équipe masculins (rugby) ou les weeks-ends passés sur les terrains de golf. Les conditions de travail relatives à la profession (nombreux voyages, horaires de travail tardifs, etc.) sont parfois présentées comme un facteur explicatif d’une progression de carrière plus lente et/ou d’un turnover plus élevé chez les femmes. Récemment, plusieurs études se sont intéressées aux aménagements du temps de travail proposés par les cabinets d’audit (Frank et Lowe, 2003 ; Charron et Lowe, 2005 ; Johnson, Lowe et Reckers, 2007). En 1998, Barker et Monks mentionnaient déjà l’impossibilité pour les femmes comptables irlandaises d’opter pour des aménagements de temps de travail, soit parce que peu de cabinets en proposaient, soit parce qu’il était mal vu d’en demander. Plus récemment, le succès des programmes d’aménagement du temps de travail a été mis en question (Frank et Lowe, 2003 ; Charron et Lowe, 2005 ; Johnson, Lowe et Reckers, 2007). Ces auteurs montrent que, dès leur développement dans la profession comptable, ces programmes ont été marqués d’un sceau 9 féminin, entraînant une perception défavorable de la profession dans son ensemble. Les coûts cachés de ces programmes (difficulté à évaluer la personne qui dispose d’un aménagement du temps de travail, abus potentiels de la personne, situation injuste par rapport aux autres, éloignement des réseaux et perte de compétence technique) et l’impact défavorable sur la progression de carrière (horizon temporel de promotion, différence de salaire) expliquent selon eux leur attractivité encore limitée. De manière générale, les politiques des ressources humaines méritent une attention particulière du fait de leur statut ambigu : ces politiques sont-elles des conséquences ou des causes de la différence en termes de progression de carrière entre hommes et femmes dans les cabinets ? Par exemple, Bernardi (1998, p. 348-349) considère que les politiques de promotion de carrière et de rémunération ne devraient bénéficier qu’aux individus qui font « des choix de vie centrés sur leur carrière ». Il conclut de son étude que les efforts menés par les grands cabinets comptables pour retenir « les femmes dont les choix de vie sont centrés sur leur famille sont probablement vains ». D’autres chercheurs les envisagent comme des facteurs explicatifs de la rareté. Les femmes quitteraient la profession car elles sont moins reconnues et moins rémunérées que leurs homologues masculins (Lehman, 1992 ; Reed, Kratchman et Strawser, 1994 ; Barker et Monks, 1998). La promotion et le recrutement sont de ce fait envisagés comme des processus qui contribuent à la reproduction de la domination masculine (Grey, 1998). On recrute des gens comme soi et on promeut des gens comme soi, phénomène qualifié d’homo sociality (Anderson-Gough, Grey et Robson, 2005). Tout en reconnaissant l’existence d’obstacles organisationnels, certains auteurs estiment qu’ils sont insuffisants pour expliquer les discriminations à l’encontre des femmes. Pillsbury et al. (1989) soutiennent que les hommes et les femmes quittent la profession pour des raisons similaires (temps de travail excessif, manque de responsabilités futures, meilleures opportunités professionnelles ailleurs). C’est donc dans des obstacles d’une autre nature que 10 sont cherchées les raisons des discriminations : la rareté des femmes est maintenue par des préjugés véhiculés dans la société en général (Reed, Kratchman et Strawser, 1994). Cela nous amène à décrypter les obstacles d’ordre social. L’hypothèse des stéréotypes Les discriminations rencontrées par les femmes au travail reflètent les valeurs et les normes perpétuées dans la société en général. Ce sont les stéréotypes associés à chacun des sexes qui expliquent principalement le plafond de verre (Crompton, 1987 ; Hull et Umansky, 1997 ; Adams et Harte, 1998). On retrouve derrière ces stéréotypes les traits associés aux deux genres : les hommes incarnent le pouvoir, alors que les femmes représentent l'affectif, le nourricier et des rôles sociaux prédéfinis (les managers sont naturellement des hommes et les femmes des mères). Les traits attribués aux femmes sont incompatibles avec une profession masculine, ordonnée par les hommes, pour les hommes (Kirkham, 1992)5. Les femmes qui ont été cooptées au rang d’associé ont généralement joué le jeu des hommes (Hantrais, 1995). Un des points les plus intéressants qui ressort des recherches portant sur ces thématiques réside dans le dilemme auquel les femmes sont confrontées. Si elles se conforment aux stéréotypes féminins, on leur reproche de donner la priorité à leur famille, de manquer de leadership dans leur travail. Si elles adoptent des comportements plus dominateurs, on leur reproche d'outrepasser leur rôle et elles sont évaluées négativement. Les femmes qui souhaitent progresser dans la hiérarchie seraient donc contraintes d’adopter des comportements qualifiés de « masculins » au prix d’une souffrance personnelle et d’une inefficience organisationnelle (Maupin et Lehman, 1994). Dans un tel contexte, la maternité devient synonyme de ralentissement, voire d’arrêt de la progression de carrière dans les cabinets (Windsor et Auyeung, 2006 ; Dambrin et 5 Pour une synthèse des travaux sur la profession comptable portant sur la symbolique du masculine, se référer à Audusseau-Besson (2000). 11 Lambert, 2008). Plus généralement, de nombreuses recherches soulignent la difficulté de cumuler sereinement vie professionnelle et vie familiale (Collins, 1993 ; Barker et Monks, 1998). La femme-mère n’a pas sa place dans la profession. En revanche, la société attend d’elle qu’elle soit la « comptable du ménage » et/ou l’épouse attentionnée et compréhensive de l’expert-comptable (Walker, 1998 ; Llewellyn et Walker, 2000 ; Walker, 2003 ; Carnegie et Walker, 2007). * * * Tout au long de cette réflexion, nous avons interrogé la nature des facteurs qui expliquent l’ascension hiérarchique limitée des femmes. Quatre hypothèses explicatives émergent de notre analyse de la littérature : l’hypothèse du retard historique, celle des différences sexuelles, celle des obstacles organisationnels et celle des stéréotypes. Selon l’hypothèse historique, « les choses » auraient dû se régler d’elles-mêmes avec le temps. Mais le constat actuel invalide cette perspective. C’est la combinaison d’obstacles organisationnels et sociaux qui explique le mieux selon nous la sous-représentation persistante des femmes aux postes de direction dans les entreprises. Comment rendre compte de ce phénomène de rareté des femmes top managers si l’on souhaite mieux le contrer ? Il ne faut sans doute pas penser le problème comme étant spécifique aux femmes. C’est l’identité de tous les comptables qui souffre des stéréotypes perpétués au niveau social et organisationnel. Des études récentes sur la construction de l’identité des comptables, hommes et femmes, contribuent au développement de cette perspective plus holistique (Grey, 1998 ; Anderson-Gough, Grey et Robson, 2005 ; Windsor et Auyeung, 2006 ; Haynes, 2008a ; Haynes, 2008b). 12 D’un point de vue pratique, lorsque les grands cabinets d’audit développent des politiques de ressources humaines labellisées « Femme », ne participent-ils pas à la « ghettoïsation » des femmes et des hommes dans des modèles statiques de carrière ? Plus généralement, on peut regretter le conservatisme des politiques d'égalité professionnelle dans lesquelles les stéréotypes sur les qualités et rôles respectifs des deux sexes ne sont pas remis en question. Orientées vers la protection des femmes, ces politiques ont tendance à les victimiser et participent ainsi au renforcement des stéréotypes existants. Ni les lois, ni les mentalités n'évoluent indépendamment des situations concrètes dans lesquelles les individus sont engagés. À ce titre, beaucoup parient sur la référence à des expériences individuelles de femmes leaders pour qu’un modèle féminin du pouvoir existe à terme dans les esprits. Cette approche est tout à fait intéressante. Il semble toutefois également essentiel de combattre les stéréotypes subis par les hommes autant que par les femmes. Par exemple, si les hommes avaient les mêmes opportunités que les femmes de s’investir davantage dans leur vie familiale sans porter préjudice à leur carrière, cela aurait sans aucun doute des répercussions notoires sur les carrières des femmes. Les entreprises ne pourraient plus implicitement reporter uniquement sur les femmes la responsabilité de s’adapter aux attentes organisationnelles et elles seraient sans aucun doute amenées à revoir leurs schémas de carrière. Références ADAMS C. A. et HARTE G., « The changing portrayal of the employment of women in British banks' and retail companies' corporate annual reports », Accounting, Organizations and Society, vol. 23, n° 8, 1998, pp. 781-812. AICPA, « Annual Report 2004-2005. America Counts on CPA », AICPA, 2005. ANDERSON-GOUGH F., GREY C. et ROBSON K., « 'Helping Them to Forget.' The organizational embedding of gender relations in public audit firms », Accounting, Organizations and Society, vol. 30, n° 5, 2005, pp. 469-490. AUDUSSEAU-BESSON C., « Femmes et comptabilité », in B. Colasse (ed.), Encyclopédie de la comptabilité, du contrôle de gestion et de l’audit (1ère édition), Economica, Paris, 2000, pp. 687-700. BARKER P. C. et MONKS K., « Irish women accountants and career progression: A research note », Accounting, Organizations and Society, vol. 23, n° 8, 1998, pp. 813-823. BERNARDI R. A., « The implications of lifestyle preference on a public accounting career: an exploratory study », Critical Perspectives on Accounting, vol. 9, 1998, pp. 335-351. 13 CARNEGIE G. D. et WALKER S. P., « Household accounting in Australia. Prescription and practice from the 1820s to the 1960s », Accounting, Auditing & Accountability Journal, vol. 20, n° 1, 2007, pp. 41-73. CARRERA N., GUTIERREZ I. et CARMONA S., « Gender, the state and the audit profession: evidence from Spain (1942-88) », The European Accounting Review, vol. 10, n° 4, 2001, pp. 803-815. CHAMBRE N., Les femmes dans la profession d'expert-comptable. État des lieux, analyse, propositions, Mémoire en vue de l'obtention du Diplôme d'Expertise Comptable, 2004. CHARRON K. F. et LOWE D. J., « Factors that affect accountant's perception of alternative work arrangements », Accounting Forum, vol. 29, n° 2, 2005, pp. 191-206. CIANCANELLI P., GALLHOFER S., HUMPHREY C. et KIRKHAM L., « Gender and accountancy: Some evidence from the UK », Critical Perspectives on Accounting, vol. 1, n° 2, 1990, pp. 117-144. COLLINS K. M., « Stress and Departures from the Public Accounting Profession: A Study of Gender Differences », Accounting Horizons, vol. 7, n° 1, 1993, pp. 29-38. CROMPTON R., « Gender and accountancy: A response to Tinker & Neimark », Accounting, Organizations and Society, vol. 12, n° 1, 1987, pp. 103-110. CROMPTON R. et SANDERSON K., Gendered Jobs and Social Change, Routledge, London, 1990. DAMBRIN C. et LAMBERT C., « Le deuxième sexe dans la profession comptable. Réflexions théoriques et méthodologiques. », Comptabilité - Contrôle - Audit, vol. 12, n° 2, 2006. DAMBRIN C. et LAMBERT C., « Mothering or Auditing? The Case of two Big Four in France », Accounting, Auditing & Accountability Journal, vol. 21, n° 4, 2008, pp. 474-506. DAVIDSON R. A. et DALBY J. T., « Personality profile of Female public accountants », Accounting, Auditing and Accountability Journal, vol. 6, n° 2, 1993, pp. 81-97. FRANK K. E. et LOWE D. J., « An Examination of Alternative Work Arrangements in Private Accounting Practice », Accounting Horizons, vol. 17, n° 2, 2003, pp. 139-151. FRENCH S. et MEREDITH V., « Women in public accounting: Growth and Advancement », Critical Perspectives on Accounting, vol. 5, n° 3, 1994, pp. 227-241. GLOVER H. D., MYNATT P. G. et SCHROEDER R. G., « The personality, job satisfaction and turnover intentions of African-American male and female accountants: An examination of the human capital and structural/class theories », Critical Perspectives on Accounting, vol. 11, 2000, pp. 173-192. GREY C., « On being a professional in a 'Big Six' firm », Accounting, Organizations and Society, vol. 23, n° 5/6, 1998, pp. 569-587. HAMMOND T. D. et (TRADUCTION) PESQUEUX Y., « Témoignage et histoire des comptables noirs américains: l'histoire de Theodora Rutherford », Comptabilité - Contrôle - Audit, vol. Tome 4, n° 2, 1998, pp. 109-120. HANTRAIS L., « A Comparative Perspective on Gender and Accountancy », The European Accounting Review, vol. 4, n° 2, 1995, pp. 197-215. HAYNES K., « (Re)figuring accounting and maternal bodies: The gendered embodiment of accounting professionals », Accounting, Organizations and Society, vol. 33, n° 4-5, May-July, 2008a, pp. 328-348. HAYNES K., « Transforming Identities: Accounting Professionals and the Transition to Motherhood », Critical Perspectives on Accounting, vol. 19, n° 5, July, 2008b, pp. 620-642. HOOKS K. L., « Gender effects and labor supply in Public Accounting: An agenda of research issues », Accounting, Organizations and Society, vol. 17, n° 3/4, 1992, pp. 343-366. 14 HOOKS K. L., « The danger of misguided conclusions », Critical Perspectives on Accounting, vol. 9, n° 3, 1998, pp. 377-385. HULL R. P. et UMANSKY P. H., « An Examination Of Gender Stereotyping as an Explanation For Vertical Job Segregation in Public Accounting », Accounting, Organizations and Society, vol. 22, n° 6, 1997, pp. 507-528. HUNTON J. E., NEIDERMEYER P. E. et WIER B., « Hierarchical and Gender Differences in Private Accounting Practice », Accounting Horizons, vol. 10, n° 2, 1996, pp. 14-31. INSEE, « Les familles professionnelles - Données de cadrage », 2005. JOHNSON E. N., LOWE D. J. et RECKERS P. M. J., « Alternative work arrangements and perceived career success: Current evidence from the big four firms in the US », Accounting, Organizations and Society, 2007. KIM S. N., « Racialized gendering of the accountancy profession: toward an understanding of Chinese women’s experiences in accountancy in New Zealand », Critical Perspectives on Accounting, vol. 15, n° 3, 2004, pp. 400-427. KIRKHAM L. M., « Integrating Herstory and History in Accountancy », Accounting, Organizations and Society, vol. 17, n° 3/4, 1992, pp. 287-297. KIRKHAM L. M. et LOFT A., « Gender and the construction of the professional accountant », Accounting, Organizations and Society, vol. 18, n° 6, 1993, pp. 507-558. LAIGNEAU A.-S. et VANDERMEIRSSCHE D. 2006, « Évolution des carrières des femmes dans l'audit », HEC School of Management. LAUFER J., « Femmes et carrières: la question du plafond de verre », Revue Française de Gestion, n° 151, juillet-août, 2004, pp. 117-127. LEHMAN C. R., « "Herstory" in Accounting: the First Eighty Years », Accounting, Organizations and Society, vol. 17, n° 3/4, 1992, pp. 261-285. LLEWELLYN S. et WALKER S. P., « Household Accounting as an Interface Activity: The Home, the Economy and Gender », Critical Perspectives on Accounting, vol. 11, n° 4, 2000, pp. 447-478. LOFT A., « Accountancy and the gendered division of labour: A review essay », Accounting, Organizations and Society, vol. 17, n° 3/4, 1992, pp. 367-378. MAUPIN R. J. et LEHMAN C. R., « Talking Heads: Stereotypes, Status, Sex-roles and Satisfactions of Female and Male Auditors », Accounting, Organizations and Society, vol. 19, n° 4-5, 1994, pp. 427-437. MCKEEN C. A. et RICHARDSON A. J., « Education, employement and certification: An oral history of the entry of women into the Canadian accounting profession », Business and Economic History, vol. 27, n° 2, 1998, pp. 500-522. MYNATT P. G., OMUNDSON J. S., SCHROEDER R. G. et STEVENS M. B., « The impact of Anglo and Hispanic ethnicity, gender, position, personality and job satisfaction on turnover Intentions: a path analytic Investigation », Critical Perspectives on Accounting, vol. 8, 1997, pp. 657-683. PACIOLI L., Suma de Arithmetica Geometria Proportioni i Proportionalita, Venise, 1494, R. Haulotte et E. Stevelinck (trad.), Luca Pacioli – Sa vie, son œuvre, Pragnos, Vesoul, 1975. PESQUEUX Y., « Témoignage et histoire des comptables noirs américains: l'histoire de Theodora Rutherford », Comptabilité - Contrôle - Audit, vol. 4, n° 2, 1998, pp. 109120. PILLSBURY C. M., CAPAZZOLI L. et CIAMPA A., « A synthesis of research studies regarding the upward mobility of women in public accounting », Accounting Horizons, vol. March, 1989, pp. 63-70. 15 RAMIREZ C., Contribution à une théorie des modèles professionnels. Le cas des comptables libéraux en France et au Royaume-Uni, Thèse pour l'obtention du titre de docteur en sciences sociales, EHESS, Paris, 2005. REED S. A., KRATCHMAN S. H. et STRAWSER R. S., « Job Satisfaction, Organizational Commitment, and Turnover Intentions of United States Accountants. The Impact of the Locus of Control and Gender », Accounting, Auditing and Accountability Journal, vol. 7, n° 1, 1994, pp. 31-58. ROBERTS J. et COUTTS J. A., « Feminization and Professionalization: A Review of an Emerging Literature on the Development of Accounting in the United Kingdom », Accounting, Organizations and Society, vol. 17, n° 3/4, 1992, pp. 379-395. SCANDURA T. A. et VIATOR R. E., « Mentoring in public accounting firms: An analysis of mentor-protégé relationships », Accounting, Organizations and Society, vol. 19, n° 8, 1994, pp. 717-734. SPRUILL W. G. et WOOTTON C. W., « The Struggle of Women in Accounting: The Case of Jennie Palen, Pioneer Accountant, Historian and Poet », Critical Perspectives on Accounting, vol. 6, 1995, pp. 371-389. TABONE J., « Findings », CA Magazine, vol. 138, n° 9, November 2005, p. 9. TRAPP M. W., HERMANSON R. H. et TURNER D. H., « Current Perceptions of Issues Related to Women Employed in Public Accounting », Accounting Horizons, March, 1989, pp. 71- 85. WAJCMAN J., « Le genre au travail », in J. Laufer, C. Marry et M. Maruani (ed.), Le travail du genre, La Découverte, Paris, 2003, pp. 151-162. WALKER S. P., « How To Secure Your Husband’s Esteem. Accounting and Private Patriarchy in the British Middle Class Household During the Nineteenth Century », Accounting, Organizations and Society, vol. 23, n° 5/6, 1998, pp. 485-514. WALKER S. P., « Professionalisation or incarceration? Household engineering, accounting and the domestic ideal », Accounting, Organizations and Society, vol. 28, n° 7/8, 2003, pp. 743-772. WINDSOR C. et AUYEUNG P., « The Effect of Gender and Dependent Children on Professional Accountant's Career Progression », Critical Perspectives on Accounting, vol. 17, n° 6, 2006, pp. 828-844. WIRTH L., Breaking through the glass ceiling: Women in management, International Labour Office, Geneva, 2001. WOOTTON C. W. et KEMMERER B. E., « The changing genderization of the accounting workforce in the US, 1930-90 », Accounting, Business & Financial History, vol. 10, n° 2, 2000, pp. 169-190. 16