Les mangas ou l`imaginaire amoureux des adolescentes

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Les mangas ou l`imaginaire amoureux des adolescentes
Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 126–130
Article original
Les mangas ou l’imaginaire amoureux des adolescentes
Mangas or fantasy love of adolescent girls
M. Spiess ∗ , L. Goldsztaub
Équipe de recherches « psychanalyse, psychopathologie et psychologie clinique », EA 3071, université de Strasbourg,
12, rue Goethe, 67000 Strasbourg, France
Résumé
Venus du Japon, les mangas importés en France sont destinés pour une large part à un public adolescent et propagent les modes juvéniles
contemporaines au plus près des évolutions de la société et des mentalités. Cet article s’intéresse spécifiquement aux mangas de genre « shôjo »
que lisent les adolescentes aujourd’hui et montre que leurs contenus s’emparent des questions qui se posent pour elles à l’adolescence. Un certain
nombre d’adolescentes au cours de suivis analytiques ont évoqué ces lectures qui les renvoient à leur propre quotidienneté, à leurs fantasmes,
leurs rêveries et à leur vie affective. L’approche proposée s’appuie sur la présentation de quelques mangas dont les images, les onomatopées et
les contenus, manifestes et latents, ont été explorés. Nous l’avons développée au regard des concepts psychanalytiques du sexuel et des processus
propres à l’adolescence. La découverte et le trouble du sentiment amoureux, la conquête de l’identité féminine à partir des voies ouvertes par la
bisexualité psychique, le questionnement sur le désir sexué sont traités de façon privilégiée dans ces mangas au fil d’une narrativité qui reflète la
complexité et la conflictualité de ces problématiques. En faisant de l’identité, de l’amour et de la sexualité leurs thématiques centrales, les mangas
font écho à la construction subjective de l’adolescente, à travers des interrogations du côté de l’être et du sujet. Pour un temps, ils accompagnent
les mouvements psychiques de distanciation, d’affirmation identificatoire et identitaire, sur fond d’enjeux œdipiens. En représentant un ailleurs,
les mangas autorisent la rupture du familier et ouvrent aux adolescentes l’espace à l’altérité et au devenir adulte.
© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Mangas ; Adolescentes ; Amours ; Identité féminine ; Désir sexué
Abstract
Mangas were imported to France from Japan. They mainly target adolescent readers and spread contemporary juvenile fashions sticking closely
to changes in society and ways of thinking. This article deals specifically with mangas of the “shôjo” type, read by adolescent girls, and shows
how their content deals with the questions the girls ask themselves during adolescence. During their psychoanalytic treatment, a number of
adolescent girls mentioned reading them and feeling transported back to everyday experiences, as well as relating the mangas to their daydreams
and fantasies, and their emotional life in general. This article draws on a few mangas, exploring both the manifest and latent content of their
drawings and onomatopoetic allusions in the context of psychosexual concepts and processes specific to adolescence. Discovering love and its
turmoil, establishing one’s female identity out of psychic bisexuality, and typical adolescent concerns about gender roles are dealt with by those
mangas, and their stories relate the conflicting nature of those complex problems. Reflecting core themes such as identity, love and sexuality,
mangas echo the adolescent girl’s development of “selfhood”, through questioning about “subject” and “being”. For some time, they back up
psychological motions such as identificatory and identity affirmation as well as distancing, within the foundation of an Oedipus schema. Because
they picture an “Elsewhere”, mangas allow adolescent girls to break away from their familiar world, opening up to otherness and adulthood.
© 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Keywords: Mangas; Adolescent girls; Love; Female identity; Gender roles
∗
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (M. Spiess).
0222-9617/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.neurenf.2011.07.007
Les mangas représentent un ailleurs. Ils proviennent d’un
pays distant du nôtre, lointain – le Japon – d’une autre culture,
d’un monde étranger. À travers les genres « shôjo » et « shônen »,
respectivement destinés aux adolescentes et aux adolescents, ils
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propagent les modes juvéniles contemporaines. Les dessins en
noir et blanc créent un climat particulier fait de minimalisme,
de dérision mais aussi de traits incisifs, tranchés et les histoires
parlent de vie quotidienne, de sentiments, d’émotions, d’amour.
Beaucoup d’onomatopées traversent les textes. C’est un univers
à l’envers, les livres édités en sens de lecture japonais, se lisant
à partir de la dernière page, de droite à gauche et de haut en bas.
En quoi l’imaginaire des mangas fait-il écho aux problématiques des adolescentes ? En clinique, il arrive que certaines
d’entre elles évoquent ces lectures : en prise avec leurs pensées,
leurs rêveries ou encore comme une ouverture sur le monde
dans l’attrait du différent, du nouveau. . ., comme une forme
d’invitation au voyage. Suivant la sélection d’une adolescente de
mon entourage, j’ai découvert trois séries de mangas composées
chacune de plusieurs volumes : « L’infirmerie après les cours »
de Setona Mizushiro, « Gokinjo, une vie de quartier » de Ai
Yazawa et « Larme ultime » de Shin Takahashi. Ces récits sont
denses, complexes, difficiles à résumer. Qu’ils portent sur la
réalité de tous les jours ou qu’ils intègrent une dimension fantastique, ils sont de façon extrêmement nette, directe au cœur
même du questionnement des adolescentes, et visent au plus
près leurs préoccupations.
1. Histoires d’amour
« L’infirmerie après les cours » se construit autour du personnage de « Mashiro » dont l’identité sexuée n’est pas assurée.
C’est bien une fille (comme l’indique la présentation du livre)
mais elle s’est convaincue qu’elle était un garçon. Et son corps,
d’apparence masculine, reflète cette ambiguïté. Au regard des
autres, elle est un lycéen, un garçon et pour soutenir cette réalité
subjective, elle sort avec une fille, Kuréha. L’histoire se déroule
dans un lycée et l’infirmerie est une porte qui ouvre sur un autre
univers appelé « le rêve » où chaque « entrant » apparaît selon
sa véritable nature. Dans ce « cours après les cours » dont la traversée permettra de quitter le lycée, se révèlent – dans l’épreuve
en forme de rêve ou de cauchemar – les souvenirs enfouis, les
blessures cachées, les désirs, les aspects sombres, la violence, la
haine qui habitent chacun. Il s’agit, en présence d’une « femmeprofesseur » (faisant fonction de passeuse), d’affronter ses peurs,
son passé et de se confronter aux autres. À l’infirmerie, ce
sont des « cœurs mis à nu », sans possibilité de dissimulation
et on y apprend notamment que Kuréha, petite, a été victime de
viol. Le récit s’étoffe d’un autre personnage ; So est le garçon
qui tombe amoureux de Mashiro et qui, tout comme Kuréha,
n’est pas dupe du « secret de son corps ». C’est lui qui la fait
vaciller dans son « vouloir être un garçon » et semble la pousser à l’acceptation de sa féminité. So est un « tombeur », un
séducteur qui vit, par ailleurs, une relation incestueuse avec
sa sœur. Voilà esquissée à grands traits la trame des premiers
tomes de ce manga fourmillant d’évènements, de révélations et
de contenus qui se jouent des frontières entre réalité et fantasme,
entre différences de sexe et d’identité. On y trouve bisexualité,
travestissement, traumatisme sexuel, inceste, homosexualité. . .
Cela n’est pas sans évoquer la « structure psychique ouverte »
de l’adolescent (e) dont parle très justement Julia Kristeva
[1]. Structure qui s’ouvre au refoulé tout en amorçant une
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réorganisation psychique du sujet. Structure inachevée, corps
indécis. . . L’adolescence est un moment de remise en question
des identifications et de recherche d’un objet d’amour, un temps
de transformation subjective radicale, fait d’interrogations fondamentales et impérieuses. Qu’est-ce qu’être une femme ? Un
homme ? Qu’en est-il du désir de l’autre, de l’amour, de la sexualité ? Setona Mizushiro fait place au questionnement existentiel
des adolescentes en créant une héroïne à l’identité incertaine
et en composant un triangle amoureux qui autorise tous les
possibles. . .
Tout autre est l’atmosphère de « Gokinjo, une vie de quartier », manga qui s’adresse aux jeunes filles qui entrent dans
l’adolescence. L’auteur y sollicite les lecteurs par de petits
encarts, des clés sont données pour expliciter certains éléments
culturels propres au Japon. La fiction est centrée sur la vie quotidienne dans un quartier à travers les relations entre les gens
qui y vivent, les amitiés nouées et fait apparaître des figures
adultes (parents, concierge, barman, enseignants. . .). Mikako,
personnage principal, est lycéenne dans une école artistique et
son rêve est de créer sa propre boutique de mode. Elle a un
ami d’enfance, Tsutomu, qui habite le même immeuble et fréquente le même lycée. Celui-ci aime beaucoup Mikako mais il
se demande si sortir avec elle n’est pas une « mauvaise idée »
car « synonyme d’enfermement ». Il tente alors d’agrandir son
monde en sortant avec une autre élève, Body-Ko, mais il se rendra compte au moment où un de ses amis commence à draguer
Mikako que c’est bien cette dernière qu’il aime. Progressivement, tout au long des volumes successifs, Mikako découvrira
les véritables sentiments de Tsutomu à son égard et questionnera les siens propres. Comment passer de l’enfance à l’âge
adulte ? Des amis d’enfance peuvent-ils former un couple amoureux ? Cette « solution » n’est-elle pas défense par rapport à
l’inconnu ? Comment désirer ailleurs que dans le monde de
l’enfance ? Se greffe sur cette thématique de base une multitude
de situations « modernes » que vit Mikako : parents divorcés,
retrouvailles avec un père longtemps absent, valorisation de la
réussite sociale et poursuite d’études à l’étranger au prix d’un
déchirement entre rêve professionnel et amour. Qu’elles concernent les personnages principaux ou secondaires, les histoires
d’amour se multiplient dans ce manga dont le motif essentiel est
la découverte du sentiment amoureux. Doute, séduction, jalousie
accompagnent la survenue des premières « idylles », renvoyant à
l’épreuve de la rencontre de l’autre sexe. Parallèlement, sur fond
d’une vie sociale animée et d’une passion partagée entre amis
pour la création et la mode, il y a la recherche d’un statut adulte
référé aux modèles et aux idéaux du monde contemporain, dans
l’exploration des différentes voies d’accomplissement de soi.
Quelques mots enfin sur « Larme ultime ». Ce manga destiné
aux plus de seize ans, raconte la destinée d’un couple de lycéens,
Shûji (le garçon) et Chise (la fille), dans un contexte de guerre
hyper-technologique. Ensemble, ils tiennent un journal intime
qui révèlera à Shûji que le corps de celle qu’il aime est aussi
l’arme ultime de destruction du monde. L’amour qu’ils décident
de vivre jusqu’au bout constitue la réponse dernière qu’ils
opposent à la folie guerrière des hommes. Au-delà de sa tonalité
sombre et pessimiste, l’intérêt de cette série réside notamment
dans les développements sur l’émergence de l’amour, les peurs
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et les craintes dans l’engagement envers l’autre, les premières
relations sexuelles. Les dessins sont sans ambiguïté, le texte précis, direct et l’ensemble paraît relever d’une forme d’initiation
à la sexualité.
2. De la sexualité infantile au pubertaire
En 1905, Freud publie les Trois essais sur la théorie de la
sexualité. Ce texte fondamental, ce « livre de la pulsion », selon
l’expression d’O. Mannoni [2], s’organise en trois parties : les
aberrations sexuelles, la sexualité infantile et les transformations
de la puberté. Avec cet ouvrage, Freud rompt avec la sexologie de
son temps où la sexualité se définissait par la finalité de la reproduction de l’espèce et travaille sur ce qui a été omis : l’enfant dans
l’étude de la sexualité, la sexualité infantile. Dans la conception
freudienne, la sexualité ne se limite pas à l’exercice des fonctions sexuelles, à la génitalité mais se situe dans un cadre bien
plus large dans la mesure où elle se manifeste dans l’ordre pulsionnel dès les débuts de la vie, mettant en jeu toutes les parties
du corps de l’enfant, où elle englobe l’ensemble des perversions
et où elle apparaît comme la question – inapaisée, constamment
relancée – du sujet humain. Freud introduit une autre façon de
penser la sexualité. L’idée qu’il avance est celle de la prédominance de la vie sexuelle de l’enfant dans l’évolution générale de
la sexualité, compte tenu de son instauration diphasée comprenant un temps infantile auquel succède, après une période de
latence, celui de la puberté, de la maturité physiologique.
La sexualité infantile est caractérisée sur le versant de
l’érotisation du corps avec la recherche de satisfactions autoérotiques, de l’éveil de la sensualité par l’intermédiaire de
la mère et sur le versant de l’activité psychique en tant
qu’elle s’accompagne de productions fantasmatiques complexes
s’exprimant en grande part dans les « théories sexuelles infantiles ». La liaison de la sexualité aux fantasmes est essentielle
car elle signifie qu’avant la maturité génitale, il y a d’abord une
organisation fantasmatique précoce qui se construit sous le signe
du désir et sous l’effet de la structuration œdipienne, impliquant
le champ entier de la relation à l’autre.
La réalité sexuelle, telle que Freud la dégage, est réalité psychique, monde des représentations et des fantasmes inconscients
de l’enfance, né d’un impossible à signifier. L’énigme de la naissance et de la sexualité dévoile une ignorance fondamentale que
l’on peut définir comme ignorance du sexe féminin si bien que
la réalité du sexuel s’ordonne, comme Freud l’énonce en 1923,
autour d’un seul terme, d’un unique symbole, le phallus.
Cette avancée théorique correspond à la découverte, dans
l’organisation sexuelle infantile, d’une phase phallique au cours
de laquelle l’opposition des sexes coïncide avec la polarité
phallique/châtré. À ce stade, le sexe féminin n’est pas distingué comme tel. Ce que voit l’enfant, c’est la castration et cela
le met « en devoir de s’affronter à la relation de la castration
avec sa propre personne » ([3] ; 115). Freud souligne qu’il y a
dissymétrie des sexes concernant la problématique de la castration. Les conséquences psychiques de la différence anatomique
se présentent pour le garçon comme menace de castration et
pour la fille comme manque de pénis, comme incomplétude.
L’homologie un temps présumée entre l’Œdipe féminin et celui
du garçon cède, conduisant Freud à des révisions fondamentales
et à des développements nouveaux sur la question de la féminité.
Freud reconnaît que c’est une voie très sinueuse qui conduit
la fillette à la relation œdipienne et qui l’amène à se détourner de
la mère pour investir le père comme nouvel objet d’amour. La
découverte par la fille de sa différence sexuelle et de la castration
de la mère, le ressentiment et le dépit qui en découlent, comptent
parmi les motifs de ce passage à l’amour du père, constitutif de
l’accès à la féminité. Au cœur de ces changements et transformations, Freud a inscrit le rôle structural du « Pénisneid »,
terme irréductible selon lui de la sexualité féminine. « L’envie
de pénis » trace le chemin de la féminité et la position féminine sera réalisée lorsque s’y substituera symboliquement le
désir d’enfant. Cette envie, ce « vouloir l’avoir », subsiste néanmoins dans l’inconscient sans rien perdre de sa puissance. Vers
la fin de son œuvre, Freud repense le devenir-femme à partir de l’histoire pré-œdipienne de la fille et met en évidence
l’importance de la relation primitive à la mère. Ce lien inaltérable, résistant, qui semble déborder le savoir psychanalytique,
désigne ce qui, du féminin, demeure « continent noir », part
obscure.
Après cette phase œdipienne, la période de latence permet le
déplacement de l’intérêt de l’enfant vers des objectifs plus socialisés. L’entrée dans la puberté est le moment d’un recentrage de
la sexualité autour de la génitalité et de l’affectivité et d’un choix
d’objet d’amour resexualisé. Les années de l’adolescence sont
un temps d’épreuve, marqué par l’irruption du réel des phénomènes pubertaires. Elles réveillent chez l’adolescent(e) les
déterminations inconscientes du complexe d’Œdipe, suscitent
des fantasmes sexuels qui confrontent au tabou de l’inceste
et imposent une quête identitaire à distance des désirs et des
modèles parentaux. L’éloignement d’avec le monde de l’enfance
conduit à l’abandon des positions infantiles toutes-puissantes
et bouleverse les repères identificatoires sous l’effet d’une
désidéalisation des images parentales. C’est au prix de renoncements et de détachements que le sujet adolescent avance dans
l’affirmation de sa différence et la conquête de son identité
propre.
Le primat de la génitalité et la question du choix d’objet
constituent selon Freud les éléments déterminants de la puberté.
Au cours de cette phase de développement qui inaugure la sexualité adulte, s’opère « une subordination de toutes les excitations,
quelle que soit leur origine, au primat des zones génitales »
([4] ; 151). Ce primat qui unifie les pulsions partielles n’est pas
pour autant exclusif : les zones érogènes investies dans l’enfance
deviennent sources d’un plaisir « préliminaire » qui prépare au
« plaisir terminal », à la jouissance sexuelle, expérience nouvelle
à l’âge adolescent.
On peut cependant reconnaître l’incertitude des adolescents
quant à leur sexualité naissante, leurs difficultés tantôt muettes
tantôt bruyantes et leurs défenses. Winnicott le souligne : la
sexualité survient trop tôt, « avant l’aptitude à l’assumer » ([5] ;
260), et l’activité sexuelle intervient alors davantage comme une
façon de se débarrasser de la sexualité que comme une tentative
de la vivre. Elle fait naître des angoisses qui, chez la fille, apparaissent spécifiquement liées au corps, à son intégrité, à son
effraction ou au rapprochement et au risque de confusion avec
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le corps maternel. Par ailleurs, comment, entre adolescents, se
découvrir et se rencontrer ?
La découverte et l’intégration de la dimension génitale
du corps renvoient d’abord l’adolescent à lui-même et le
confrontent au fait d’avoir à assumer une nouvelle identité corporelle et psychique comme identité sexuée. Celle-ci se consolide
à l’époque de la puberté, à l’appui de la position sexuée établie
dans l’inconscient pendant l’enfance. Ce qui détermine la sexuation, ainsi que l’enseignent Freud et après lui Lacan, ne provient
pas du biologique mais ressort, dans la logique de l’inconscient,
du langage qui offre un unique signifiant, le phallus, pour rendre
compte des positions masculine et féminine.
C’est à l’adolescence que s’inscrit la découverte de l’autre
sexe, du sexe féminin et cela implique une élaboration sur le
désir sexué. En effet, il ne s’agit plus seulement d’avoir ou non
le phallus mais aussi de l’être ou non comme objet phallique
du désir ; « la dialectique phallique de l’avoir et du manque est
ainsi complétée par celle de l’être ou du manque à être à partir de
l’échange sexuel, à l’adolescence » ([6] ; 91). Autrement dit, la
castration ne concerne plus uniquement la perte ou l’insuffisance
mais se présente, par la mise en place de la fonction symbolique du phallus, comme expérience du manque en soi, comme
acceptation d’une limitation dans la relation à l’autre.
Concernant le choix d’objet sexuel, Freud a montré qu’il se
produisait en deux temps ; il distingue un choix d’objet infantile et un choix d’objet pubertaire, le premier orientant de façon
décisive le second. On trouve à ce propos un passage éclairant
dans son article « Sur la psychologie du lycéen » : « Les personnes auxquelles l’enfant se fixe sont ses parents et ses frères
et sœurs. Tous les êtres qu’il connaît plus tard deviennent pour
lui des personnes substitutives de ces premiers objets (. . .) et ont
donc à assumer une sorte d’héritage sentimental. . ., tout choix
ultérieur d’amitié et d’amour se fait sur fond de traces mnésiques laissées par ces premiers modèles » ([7] ; 229). Ainsi, le
choix se détourne-t-il, en raison de la prohibition de l’inceste,
des premiers objets d’amour pour se reporter sur d’autres, non
incestueux, mais qui leur ressemblent. La confluence vers l’objet
de deux courants, celui de la tendresse et celui de la sensualité,
donnée comme caractéristique de l’adolescence, sera néanmoins
rapprochée du choix d’objet infantile, la différence entre l’avant
et l’après puberté se trouvant réduite en conséquence.
En s’arrêtant sur la vie amoureuse des deux sexes, Freud
définit deux types de choix d’objet : le choix d’objet par étayage
où l’objet d’amour est élu sur le modèle des figures parentales et
primordialement de la mère ou de son substitut et le choix d’objet
narcissique qui s’opère sur le modèle de la relation du sujet à
lui-même. Alors que l’amour selon le type par étayage paraît
caractériser l’homme, les femmes choisissent de préférence leur
objet d’amour selon un mode narcissique, leur besoin d’être
aimées étant plus grand que celui d’aimer.
Il est à noter que, lorsqu’il introduit le narcissisme féminin, Freud commence par évoquer la transformation corporelle
de la fille au moment de la puberté : « . . .il semble que, lors
du développement pubertaire, la formation des organes sexuels
féminins, qui étaient jusqu’ici à l’état de latence, provoque
une augmentation du narcissisme originaire, défavorable à un
amour d’objet régulier s’accompagnant d’une surestimation
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sexuelle » ([3] ; 94). Ce qui est suggéré, note Assoun, c’est « une
« phallicisation » du corps de la femme, au moment où justement
le devenir-femme s’inscrit en transformation corporelle. . .Il y
a là à penser une « autosuffisance » de la femme, révélée au
moment de l’ « incarnation » de sa féminité » ([8] ; 12). Ce surgissement du corps pubère est à relier à la quête phallique, à
travers le statut particulier qu’acquiert le corps féminin, dans sa
fonction d’objet désirable, propre à susciter le désir de l’autre.
À défaut d’avoir le phallus, la femme le symbolise sur le mode
de l’être et c’est, indique Lacan, « pour être le phallus, c’est-àdire le signifiant du désir de l’Autre, que la femme va rejeter
une part essentielle de la féminité, nommément tous ses attributs dans la mascarade » ([9] ; 694). Pour être un homme ou une
femme, il faut jouer à paraître détenteur du phallus « pour le protéger d’un côté, pour en masquer le manque dans l’autre » » ([9] ;
694). Le narcissisme féminin viendrait alors signaler, au-delà de
l’apparence, du masque, l’ordre d’un mystère, une énigmatique
féminité.
3. Les mangas, un ailleurs
Une des particularités des mangas est l’usage des onomatopées. Comme dans beaucoup de bandes dessinées, « les coups,
les chocs et les explosions, avec une forte prédominance des
bruits sourds sur les bruits sonores » ([10] ; 172) sont privilégiés,
ce qui souligne leurs significations corporelles et leur proximité
avec la sexualité infantile.
Pour nous, ces onomatopées sont des reviviscences de la relation primitive mère–enfant. Lorsque l’enfant entend la langue
maternelle, les sonorités qu’il y discerne sont en lien avec les
soins corporels. Au fur et à mesure de son développement, celuici émet des sons, des babillements, que la mère reprend (de son
regard, de sa voix, de ses affects) en en donnant un sens, en
lui présentant des signifiants que l’enfant va inscrire comme
signification, comme signifié ou comme signifiant. La fonction
de ces onomatopées invoque l’archaïsme infantile et constitue
aussi les prémices au questionnement sexuel ; la différenciation
des mots, la sortie des sensations par des voies symbolisantes ou
imaginarisantes, font parties des étapes de la différence sexuelle
inconsciente.
C’est bien la question de ce que veut dire être femme et
sa dimension d’énigme que met en scène « L’infirmerie après
les cours » [11], à partir de la recherche identitaire de son
héroïne, au corps « dépareillé », longiligne, d’allure masculine
mais marqué par le réel de la menstruation, signe de son sexe
féminin. « Qui suis-je et qui suis-je censée aimer moi qui ne
connais même pas mon propre sexe ? » [11]. La modification
biologique n’apporte pas de réponse à Mashiro et l’hésitation
quant à son sexe l’entraîne vers une autre « solution », celle de
l’identification à un homme. De cette place, elle peut explorer
la question de la féminité en se liant à Kuréha, proche, semblable, du même sexe. Seule figure adulte, l’imago substitutive
de la mère, l’autre femme, est incarnée par le personnage du
professeur qui encadre le cours spécial qu’est « le rêve » ; elle
sert d’appui, de passeuse, en ce temps de solitude fondamentale et de perte des repères identificatoires. Le regard et l’amour
d’un garçon, So, relancent le questionnement : « Pourquoi est-il
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persuadé que je suis une femme ? » s’interroge Mashiro, essayant
par là de découvrir l’idée qu’un homme se fait d’une femme et
en quoi celle-ci est désirable, et quel serait le savoir supplémentaire qu’il en aurait. L’idéal féminin est représenté par l’objet
d’amour incestueux de So, en l’occurrence sa sœur aînée. La
conquête par Mashiro de son identité féminine à partir des voies
ouvertes par la bisexualité psychique et le renoncement de So à
son choix d’objet infantile fondent la trame de ce manga qui dessine, entre le monde de l’enfance et celui de l’adulte, un univers
adolescent indécis, ambigu, fluctuant.
Au niveau de leurs contenus, les mangas s’emparent des
questions qui se posent à l’adolescence et font de l’identité,
de l’amour et de la sexualité leurs thématiques centrales. Si
celle de l’identité subjective prévaut dans « L’infirmerie après
les cours », l’accent est porté, dans « Gokinjo, une vie de quartier », sur l’irruption du sentiment amoureux, l’expérience de
« tomber amoureux ». La différence entre amitié et amour sert
de fil conducteur. Sortir de l’enfance équivaut pour Mikako à
s’extraire d’une forme d’indifférenciation sexuelle qui caractérise sa relation à Tsutomu, son ami de toujours, pour se risquer
à le rencontrer comme autre, de l’autre sexe : moment de transition où se réactualise la découverte de la différence des sexes,
où se modifie irrémédiablement le rapport à l’autre. Les changements irréversibles de l’adolescence, marques de l’inscription
dans une histoire, amènent Mikako à renouer avec son père, dans
la reconnaissance de l’importance de son désir, et à engager le
conflit avec sa mère. Quitter l’enfance signifie aussi pouvoir
s’arracher à la mère, s’extraire du monde maternel. Concernant
la sexualité, les développements diffèrent en fonction des séries
de mangas. C’est du côté de l’abus sexuel, des fantasmes de viol
et d’effraction, des tentatives de forçage et de l’angoisse devant
l’acte sexuel qu’elle est saisie dans « L’infirmerie après les
cours » tandis que les dessins et le texte des scènes de sexualité de
« Larme ultime », loin de la suggestion et de l’approximation,
semblent prendre valeur d’initiation tout en associant sexe et
amour.
Les mangas que lisent les adolescentes racontent des histoires
d’amour de toutes sortes et renvoient à des interrogations du côté
de l’être et du sujet. Cependant, on peut aussi leur accorder une
fonction plus générale, en lien avec « la barrière de l’inceste ».
Freud y insiste dans plusieurs de ses textes, il y a nécessité
pour tout adolescent de se détacher de ses parents. Ce processus de détachement, commandé par l’interdit de l’inceste,
est favorisé par la désidéalisation parentale. Cela ne va pas de
soi et, en même temps que se réalise le rejet des fantasmes
incestueux, « s’accomplit un travail psychologique propre au
temps de la puberté, qui compte parmi les plus importants, mais
aussi les plus douloureux, à savoir l’effort que fait l’enfant
pour se soustraire à l’autorité des parents, effort qui seul
produit l’opposition si importante pour le progrès, entre la
nouvelle génération et l’ancienne » ([4] ; 137). Progrès, obtenu
par l’éloignement, le renoncement, qui permet à l’adolescent
de créer son identité singulière, de prendre son autonomie et
de trouver sa place dans la société. Ce mouvement apparaît
aujourd’hui moins évident, plus compliqué au regard des caractéristiques de notre monde contemporain. En effet, alors que la
différence entre les générations tend à être estompée et que le
temps de l’adolescence se prolonge, il peut être parfois plus difficile pour certains adolescents ou adolescentes de s’éprouver
différenciés et de se défaire des liens qui existaient dans
l’enfance.
Les mangas ouvrent sur un ailleurs lointain et peut-être
participent-ils de cet effort qui fait barrage aux fantasmes
incestueux, de cette distanciation à l’œuvre. Ils apportent des
sonorités autres, distinctes de celles de la langue maternelle,
étrangères, évoquent le voyage, le déplacement, la possibilité de
porter son désir ailleurs.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
Références
[1]
[2]
[3]
[4]
[5]
[6]
[7]
[8]
[9]
[10]
[11]
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