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TAMASA présente LA PROPRIÉTÉ C’EST PLUS LE VOL UN FILM D’ELIO PETRI VERSION RESTAURÉE P SORTIE LE 12 FÉVRIER 2014 « La propriété ne peut rien donner d’autre que la maladie et les malades, elle ne peut qu’amblématiser toute la série des frustrations sexuelles et tenir l’homme prisonnier de celles-ci. Elle est la clef de cette espèce de ceinture de chasteté dans laquelle la société capitaliste a emprisonné l’homme ». Elio Petri. SYNOPSIS Modeste employé de banque, pris de démangeaisons au simple contact de l’argent, Total vit chaque jour dans l’angoisse. Convaincu des injustices causées par la richesse, il décide de s’attaquer au système, en prenant pour cible un boucher qui étale sa fortune avec ostentation. Total démissionne pour se consacrer exclusivement à sa nouvelle tâche ! Il observe le comportement de sa future victime, puis passe à l’action … ‘‘ Jamais Elio Petri n’aura été si caustique. Il a l’humour de Mocky, la fantaisie de Fellini, la modernité d’Antonioni, la critique de Pasolini, la colère de Rosi, la folie de Ferreri… Ce mariage de la politique, de la beauté plastique et de l’humour se retrouve peut-être aujourd’hui chez Paolo Sorrentino ’’ Jean-Jacques Birgé LA PROPRIÉTÉ C’EST PLUS LE VOL OU LE « HUIS-CLOS DE L’AVOIR » Au générique de La propriété c’est plus le vol défilent des figures inquiétantes dues au pinceau de Renzo Vespignani, des figures d’angoisse, visages déformés, semblant sortir du néant en apparitions fugitives. L’un de ces portraits, le plus caractéristique, offre une double face selon un axe perpendiculaire qui oppose une moitié gauche et une moitié droite du visage : en raccourci, c’est l’univers de la schizophrénie, du dédoublement de la personnalité, qui vient à notre rencontre. L’homme aliéné, divisé, écartelé, soudain nous interroge. Nous sommes au cœur de l’œuvre d’Elio Petri. De film en film, depuis l’Assassin, Elio Petri poursuit un discours dont chaque chapitre approfondit le précédent. Après Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon et La classe ouvrière va au paradis, La propriété c’est plus le vol apparaît comme l’œuvre la plus caractéristique de son auteur, la plus amère, la plus désespérée aussi. Point d’échappatoire dans un monde, le nôtre, dominé par l’argent, un monde où la propriété et le vol sont comme les deux faces d’une même maladie incurable. Au début du film, Total, le voleur, s’adresse au public : « Je ne suis pas différent de toi.., de toi... de toi... de lui... Vous n’êtes pas différents de moi. Nous sommes égaux dans les besoins, inégaux dans leur satisfaction... Je sais que je ne pourrai jamais avoir rien de plus que ce que j’ai aujourd’hui. Jusqu’à la mort. Aucun de vous ne pourra jamais avoir plus que ce qu’il a, même si beaucoup auront plus que moi, comme beaucoup auront moins que moi. En d’autres termes, celui qui aura plus aura le superflu, celui qui aura moins sera privé du nécessaire. Mais dans la lutte pour avoir ce que nous avons et dont, justement, le plus souvent nous n’avons pas besoin, beaucoup tombent malades de maux honteux, se remplissent le corps de plaies, à l’intérieur et à l’extérieur. Ensuite, beaucoup d’autres s’effondrent, meurent, sont exclus, détruits, transformés, ils deviennent bêtes, pierres, arbres, morts, vers. » Cette introduction nous offre la vision effrayante d’un univers lancé à la poursuite du profit, un huis-clos tragique de l’égoïsme et de l’envie, l’égoïsme comme précepte fondamental de la religion de la propriété, l’envie comme moteur de toute démarche visant à l’accumulation des biens de la part des « honnêtes gens » comme des voleurs, l’envie dans lequel se cache, comme le dit Petri, « la haine de classe ». La propriété c’est plus le vol décrit une société — la société capitaliste — dans laquelle l’appropriation individuelle est le trait dominant de la structure économique. Le propriétaire est l’archétype de cette société et le voleur n’en est que l’homothétie. Le voleur ni ne conteste ni ne cherche à détruire la propriété : il cherche simplement à acquérir l’objet de ses désirs par des voies différentes de celles des gens honnêtes. Le voleur participe d’un même système que le propriétaire, tous deux sont engagés dans la même course au profit, l’un par une voie légale — qui n’exclue pas d’ailleurs le recours à des méthodes crapuleuses —, l’autre par une voie illégale clairement acceptée comme telle. Entre le propriétaire et le voleur, il n’existe pas de différence de nature, tout au plus une différence de degré. Leur affrontement n’est qu’apparemment inégal : ils contribuent tous deux à la survie d’un système économique dont ils sont de sûrs piliers ; leur conservatisme leur fait également haïr une transformation radicale qui supprimerait la propriété et le vol. Paradoxalement, possédants et larrons ont des intérêts communs, presque des privilèges de classe à défendre : ils ne sont différents qu’au regard de la loi et des organismes chargés de la faire respecter. Pour défendre son bien, le propriétaire peut en effet compter sur l’assistance des forces de l’ordre, la police et la justice (on pourrait sans difficulté y inclure — bien que cela ne soit pas directement indiqué dans le film — l’Eglise dont Petri souligne le caractère conservatoire de toute société établie. L’argent cherche à s’ennoblir en empruntant une sorte de rituel ecclésiastique : la banque de La propriété c’est plus le vol ne ressemble-t-elle pas à une église ?. La police traque les voleurs et en même temps entretient avec eux des rapports de promiscuité. Le policier trouve dans le « milieu » les indicateurs dont il a besoin pour accomplir sa tâche. La police pénètre ce monde particulier qui est celui des « hors-la-loi » mais en même temps se fait pénétrer par lui. Ici l’ambiguïté devient totale et nous renvoie à une constante du film : la mise en lumière de la collusion entre des intérêts apparemment contradictoires mais qui agissent tous pour la survie d’un ordre qui leur est profitable. Lorsque meurt Albertone, — le grand maître du vol —, tous les voleurs se rassemblent à l’enterrement pour écouter l’oraison funèbre prononcée par Paco l’Argentin ; même le policier — preuve supplémentaire des limites floues entre « les gendarmes et les voleurs » — vient assister aux funérailles. Paco l’Argentin fait l’éloge du défunt et, en termes très explicites, souligne le rôle social du voleur, individu parfaitement intégré : le voleur est une nécessité sociale : grâce à lui peuvent proliférer quantité d’activités comme celles de la police, de la justice, des prisons, des banques, des assurances, et même de la construction des portes, coffres, serrures... Si tous les voleurs cessaient de voler, l’équilibre social serait en péril, l’économie nationale péricliterait. De surcroît, le voleur est plus honnête que le possédant, il travaille au grand jour non dans l’hypocrisie du profit capitaliste. Le voleur déclaré permet l’activité cachée du vol capitaliste. Le voleur justifie l’existence d’une structure répressive profitable à l’ordre en général et dont le pouvoir pourra détourner le sens en l’employant contre ceux-là même, les « politiques », qui contestent radicalement le pouvoir établi. De plus, le vol joue comme une motivation supplémentaire à toutes les formes d’accumulation : c’est parce qu’il y a risque de dépossession que le bourgeois cherche à posséder toujours davantage. Comme le dit le policier : « la peur du vol fait jouir les riches ». En allant plus avant dans l’analyse, on constate que la propriété est non seulement le fondement d’un ordre économique mais aussi la base de la définition de la personnalité. Le possédant est contenu tout entier dans l’objet de sa possession, il se définit par rapport à ce qu’il possède, son identité prend appui sur les objets accumulés. Qu’on le prive de ses biens et on lui ôte son identité : le boucher ira jusqu’à tuer Total pour retrouver sa montre, son stylo, son couteau ; privé de ces objets, il ne peut plus s’appuyer sur eux pour avoir un minimum de conscience de son moi. « Je possède donc je suis », l’avoir confine à l’être — confusion fondamentale qui engendre la folie. Entraîné dans le mécanisme de la possession, l’individu ne peut jamais se satisfaire de ce qu’il détient, il lui faut toujours plus puisqu’il tire son existence même du volume des choses qu’il accumule : le profit sans fin devient une règle immuable pour l’individu comme pour la collectivité. Le progrès n’est plus, dès lors, qu’un accroissement du capital, un développement de l’avoir qui s’accompagne d’une sclérose inversement proportionnelle de l’être. A force d’accumuler, l’homme devient une partie de cette accumulation ; il devient un objet parmi tous les objets qu’il amasse, il devient une partie de ses propriétés. A force de posséder, il se dépossède de lui-même, il se réifie et n’est plus qu’une conscience vide ramenée aux dimensions de l’inutile, de l’insensé, du néant. Il est clair en effet que, de par sa construction même, La propriété n’est plus un vol ne laisse entrevoir aucune échappatoire. A partir des prolégomènes, tout s’accomplit de manière inéluctable. Le sentiment de possession détruit tout : l’avoir s’empare de l’être et le phagocyte méthodiquement. Le boucher possède : des boucheries, des immeubles, une voiture, une femme (dont le statut est strictement de nature objective). Lorsqu’on touche à ses biens, on altère sa personne d’où une lutte de reconquête qui le conduira jusqu’à la destruction physique du voleur. Total est allergique à l’argent : il vole le boucher et tente de mettre en pratique un « marxisme-mandrakisme » qui le conduira à sa perte ; il veut détruire la propriété par un acte de la volonté, mais, de par son comportement, il reconstruit le processus de la possession comme moyen de définir son identité. Il voulait changer le monde, il ne s’est même pas changé lui-même ; l’envie était sa seule motivation authentique. En somme, la maladie de la propriété est contagieuse ; du boucher, elle est passée à l’employé de banque et, même le père de ce dernier finit par être contaminé en découvrant que le goût du caviar volé est identique à celui du caviar acheté et que par le vol le caviar peut devenir un aliment quotidien et non plus exceptionnel. Le père s’est donc complètement projeté dans l’acceptation des comportements de son fils. Le cercle se referme, le mal a gagné tout le monde et le vieil homme regarde à nouveau le spectateur comme le faisait son fils au début du film : le père va et vient assis sur une balançoire, le fond est noir, il fixe le public et déclare : « mon fils était comme un père pour moi » Elio Petri a bâti son film à la manière d’une œuvre dans laquelle la participation est sans cesse cassée par des discours que les protagonistes — Total, le boucher, le policier, Albertone, dont le poème de Belli tient lieu d’adresse au public, le père de Total — destinent aux spectateurs. Le film est une interrogation non close sur elle-même mais ouverte vers chacun de nous. Le film veut que nous nous interrogions, que nous fassions l’analyse de notre comportement par rapport à la propriété. De plus, l’œuvre choisit la veine de la comédie dramatique, du drame qui utilise la vulgarité — dans un sens non péjoratif — et les masques populaires pour développer son discours. Le débat d’idées s’inscrit dans un personnage aussi « terre à terre » qu’un boucher, un boucher qui symbolise le pouvoir capitaliste. Une phrase résume le rôle emblématique de ce pouvoir, elle est inscrite en lettres de bronze aux murs de la boucherie : « L’homme est un animal carnivore. » L’œuvre procède par bonds successifs, elle ne raconte pas une continuité dramatique mais juxtapose un certain nombre de situations qui mettent en pratique les conceptions de Brecht telles que les définie Walter Benjamin : « Brecht a renoncé à des actions d’ample respiration. Et ainsi il a réussi à transformer le rapport fonctionnel entre la scène et le public, le texte et l’interprétation, le metteur en scène et l’acteur. Le théâtre épique — a expliqué Brecht — ne doit pas tant développer une action que présenter des situations. Brecht obtient ces situations dans la mesure où il interrompt l’action. Je rappelle ici la présence des « songs » qui ont pour fonction fondamentale d’interrompre l’action. Ici (c’est-àdire dans le principe de l’interruption), le théâtre épique adopte un procédé qu’au cours de ces dernières années le cinéma et la radio, la presse et la photographie ont rendu familier. Je parle du procédé du montage : le morceau monté interrompt le contexte dans lequel il est monté. (...) L’interruption de l’action tend toujours à empêcher l’illusion chez le public. Une telle illusion n’est pas adaptée à un théâtre qui se propose de traiter les éléments de la réalité dans le sens d’une expérimentation. Les situations sont le résultat non le point de départ d’une telle expérimentation. Situations qui, dans tel ou tel personnage, sont toujours les nôtres. » On comprend mieux dès lors le sens des monologues adressés au public dans La propriété c’est plus le vol. Non seulement ceux-ci cassent la participation à la manière des « songs » brechtiens mais de surcroît créent le rapport analogique — souligné par Benjamin — entre le personnage sur l’écran et le public dans la salle. Comme le dit Total au début du film en s’adressant au spectateur : « Je ne suis pas différent de toi. Tu n’es pas différent de moi ». Dans l’interview publiée dans ce volume, Elio Petri fait référence à Otto Dix, ce peintre allemand qui imposa dans ses toiles « une vision crue de la réalité, une peinture sans concession ni complaisance », un homme, ami de Brecht, qui « se heurta dès le début à un mur de haine et d’incompréhension », qui provoqua la « terreur des bourgeois et des esthètes des années vingt » et qui plus tard dû s’exiler à cause des nazis. Cette référence explicite le mélange de réalisme et d’expressionnisme qui caractérise la mise en scène d’Elio Petri. Ce qui était déjà visible dans les autres films du cinéaste trouve ici un point de convergence évident. Si La propriété c’est plus le vol fait référence à Brecht, le film fait aussi penser, pour aborder les influences cinématographiques, à l’expressionnisme allemand. Les décors sont utilisés en fonction des nécessités de la situation mise en scène : la banque ressemble à un édifice liturgique, l’appartement du boucher est l’expression presque caricaturale du raffinement bourgeois. Les objets — le couteau, la montre, le stylo, le chapeau du boucher, les affiches au mur de la chambre de Total, le dictionnaire du père, les figures du générique — sont conçus comme autant d’éléments signifiants qui introduisent dans un univers à l’expression exacerbée. Le style d’interprétation, fait à la fois de stylisation et de boursouflure, procède de la même intention : provoquer l’éclatement du naturel pour le faire déboucher sur une déformation expressive. Enfin, au niveau des comportements, Petri a recours à des modes symboliques : Albertone incarne la double face du voleur grâce à un maquillage de scène qui le présente comme à demi-homme et à demi-femme. Total, qui éprouve un sentiment de malaise à l’égard de l’argent, est concrètement malade. L’argent déclenche chez lui une allergie violente : à la banque, au début du film, il est obligé de travailler avec des gants. Quant au boucher, sa folie de la possession se traduit par des comportements agressifs lorsqu’il est privé des objets qui servent à le définir socialement et humainement. Pour récupérer ceux-ci — pour récupérer son identité —, il tue et justifie faussement son acte criminel par la nécessité de maintenir l’ordre face au comportement iconoclaste de Total. La référence à l’expressionnisme allemand peut s’appuyer sur un exemple précis, même si Elio Petri n’a pas pensé consciemment à La Rue sans joie (1925). Un des protagonistes du film de Pabst est un boucher (interprété par Werner Krauss), un affameur des pauvres à qui il vend sa viande très cher. Dans un intertitre, ce boucher est appelé « le tyran de la ruelle Melchior ». Comme dans La propriété c’est plus le vol, le boucher est un homme de pouvoir et de force : la police le protège de la colère des pauvres dans une attitude de collusion des intérêts que Petri souligne également dans son film. Le boucher tire de sa position économique des avantages multiples. Dans une société dominée par l’argent, il est puissant puisque riche. Il vit avec un gros chien qui accroît encore sa position d’oppresseur dans la société. Jouisseur, il achète les grâces des femmes en leur donnant des morceaux de viande. Comme le boucher du film de Petri, il n’a de rapports avec celles-ci que sur le plan de la jouissance, jamais du sentiment. On retrouve même dans les deux films une identité d’image : Ugo Tognazzi brandit la viande à pleine main et Werner Krauss saisit également à pleine main un quartier de viande qu’il découpe avec un gros couteau et un hachoir (le boucher est un homme armé) avant de le lancer sans emballage à une jeune fille (Greta Garbo). *** Auteur à ce jour de neuf films, Elio Petri s’affirme comme un des réalisateurs les plus originaux et les plus personnels du cinéma italien contemporain, un cinéma si riche en talents divers. Si une tendance de la sensibilité italienne conduit les auteurs à utiliser assez souvent le passé comme moyen d’aborder indirectement le présent (cf. certains films de Rosi, Vancini, Maselli, Damiani, Montaldo, Ferreri, Bertolucci, Lizzani, les frères Taviani), Petri a au contraire choisi d’analyser notre temps en termes directs et de poser clairement le problème — pour ne parler que des trois derniers films — de la police et du pouvoir policier, de la condition ouvrière et de la division du travail, de la propriété et de l’argent dans la société contemporaine. Petri n’a jamais pris appui sur le passé comme moyen allégorique ; mieux même, la seule fois où il est sorti de la contemporanéité, ce fut pour se projeter dans le futur de La Dixième Victime, comme si, non content d’analyser les structures schizoïdes de notre monde, le cinéaste voulait de surcroît en prévoir le développement dans le temps. L’univers cinématographique de Petri est donc parfaitement cohérent par rapport à l’homme vivant dans la quotidienneté brutale de son époque et éprouvant le besoin d’en parler en termes non allusifs : le souci de clarté est d’ailleurs en grande partie responsable des choix stylistiques de La propriété c’est plus le vol. La distanciation répond au désir, comme nous l’avons vu, de rendre le discours parfaitement intelligible et de briser l’émotion qui cherche toujours à s’imposer dans l’esprit du spectateur. Dans ses derniers films, le cinéaste s’aventure chaque fois un peu plus dans un monde clos privé de toute issue. L’univers de Petri est placé sous le signe du pessimisme qui enlève presque tout espoir quant à l’efficacité pratique des films. Comme le dit Total dans La propriété c’est plus le vol : « Un discours, même sincère, n’est jamais gravé dans la pierre ; la pellicule cinématographique possède un tel caractère éphémère qu’elle peut être considérée comme l’emblème du fugitif, du provisoire, de l’inutile, du superflu. Le même mot que l’on enregistre et que l’on retransmet, célèbre, au moment même où il est diffusé électriquement, sa catastrophique impuissance, parce que les mots comptent quand ils ont un interlocuteur proche et direct ; de même que les faits ont seulement un poids avant de devenir des images. En somme, pour compter, les faits doivent être pour ainsi dire des faits accomplis et non imaginés ». Certes le cinéaste pousse le raisonnement à l’extrême et ne prend pas totalement à son compte de tels propos. Pourtant, on ne saurait mieux affirmer et reconnaître un sentiment de précarité dans l’accomplissement d’une création cinématographique, mieux souligner un état d’impuissance à l’égard d’une réalité à transformer. Ce dramatique constat d’échec ne peut être dépassé, comme le souligne Petri dans l’interview publiée ici, que par le recours à l’utopie ; elle seule peut encore donner à l’homme la volonté d’agir : « l’utopie est une forme de sauvetage ». Au-delà du pessimisme, l’œuvre de Elio Petri recèle le désir de déboucher sur une prise de conscience salutaire. Dans une phrase que n’aurait pas désavouée Gramsci, Petri déclare : (La) réalité doit être changée, mais avec la mise en action d’un processus global de prise de conscience et de libération ; processus dans lequel on agit parallèlement sur la base économique et sur les superstructures. Dans une telle perspective, le cinéma a son rôle à jouer, un rôle important, celui de mettre, de manière critique, le spectateur devant son état d’esclavage et de scission ; pour cela, le cinéma doit employer tous les moyens possibles, à l’intérieur et à l’extérieur des structures, avec l’objectif d’obtenir le maximum de communication possible ». De film en film, Elio Petri s’approche chaque fois un peu plus de cet objectif essentiel. Jean A. Gili in Elio Petri, sous la direction de Jean A. Gili, Faculté des Lettres de Nice. ENTRETIEN AVEC ELIO PETRI Dans quelle mesure La propriété c’est plus le vol, poursuit-il le discours commencé avec Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon et La classe ouvrière va au paradis ? En un certain sens, chacun des films est la description d’un huis-clos. Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, c’est le pouvoir politique, la prison du pouvoir, l’enfer du pouvoir, avec la dissociation et la maladie que cela provoque. Puis, La classe ouvrière va au paradis, c’est l’enfer de la production, et donc la dissociation et la maladie provoquées par la production. Enfin, il y a l’enfer de l’argent, celui que l’on pourrait presque aborder d’un point de vue métaphysique, l’enfer de la propriété ; cet enfer, en un certain sens, les résume tous, devenant en cela quasi métaphysique ; il permet à chacun de nous n’importe quelle action, dans le domaine du pouvoir politique et par-dessus tout dans le domaine de la production. Donc, trois huis-clos, trois enfers, et certainement le dernier est le plus difficile à décrire car il est à la fois le plus vaste et le plus étroit, le plus circonscrit. A des journalistes qui me demandaient pourquoi je n’avais pas de personnage positif dans le film, j’ai répondu : « Dans l’enfer petit-bourgeois de la propriété et de l’argent, il n’existe pas de possibilité de libération, de récupération ». La propriété est une pièce qui doit être détruite. Sur le pouvoir économique, on peut faire un certain raisonnement ; on peut tenter de réadapter la production. De même pour le pouvoir politique : ce sont des chambres que l’on peut ouvrir pour y faire entrer un vent nouveau, des chambres que l’on peut mettre en rapport entre elles et en rapport avec d’autres chambres. Je suis pessimiste sur la possibilité de faire de ces enfers quelque chose de différent mais je comprends que l’on puisse nourrir un projet à l’égard de ces chambres fermées. Par contre, si on entre dans la chambre fermée de la propriété et de l’argent, on est gazé par les miasmes qu’exhale notre inconscient : cette chambre ne peut qu’être détruite, il n’existe pas de possibilité de la changer. Dans la propriété apparaissent tous les aspects négatifs de notre formation socio psychologique. Si l’on suit jusqu’au bout les discours de Guattari et de Deleuze, on peut conserver une forme de respect pour ces démembrements du psychisme, une forme de respect et d’optimisme pour le mot production ; cela n’est pas possible à l’égard de la propriété. La propriété ne peut rien donner d’autre que la maladie et les malades elle ne peut qu’emblématiser toute la série des frustrations sexuelles et tenir l’homme prisonnier de celles-ci. Elle est la clef de cette espèce de ceinture de chasteté dans laquelle la société capitaliste a emprisonné l’homme. Ce n’est pas par hasard que des trois films c’est le dernier qui est le plus malade ; c’est aussi celui dont l’élaboration du scénario m’a donné le plus de difficultés. Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon part d’un scénario, en un certain sens, assez facile à écrire. La classe ouvrière va au paradis était quelque chose de simple : il y avait des années qu’il fallait dire certaines choses évidentes sur la production et sur les rapports entre l’ouvrier et la production. La propriété c’est plus le vol contient aussi des choses faciles mais qui ne se disent plus. D’une certaine manière, il s’agissait de restituer au spectateur le sens d’inéluctabilité qu’il y a dans le rapport entre l’homme et la propriété. En fait, les monologues, que beaucoup s’obstinent à considérer comme inutiles — à tort selon moi —, ont pour fonction de donner au spectateur, et pas seulement comme mécanisme de distanciation à la Brecht (cela n’est pas tellement leur rôle), le sens de l’inéluctabilité dans laquelle vivent et sont vécus les personnages. Le personnage qui parle de lui montre qu’il a des idées très claires sur ce qu’il est : malgré cela, il ne peut pas changer. Tel est le sens des monologues ; c’est grâce à eux que le film est complètement négatif. S’ils manquaient, il pourrait y avoir des soupiraux car il serait possible de penser que les personnages agissent comme vécus, guidés par l’instinct, qu’ils sont dans l’erreur, qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Non, ces personnages se comportent de manière consciente ; ils savent qu’ils sont ce qu’ils sont, des malades, des voyous, des simples d’esprit ; ils savent qu’il n’est pas possible de se changer eux-mêmes. Ces problèmes mettent en rapport notre inconscient profond avec les armes les plus globales, les plus totales, de la société, c’est-à-dire le sens de la propriété. Le sens de la propriété s’enfonce jusqu’au plus profond du puits de l’inconscient. El le sens de la propriété est un mode d’aliénation. Oui, et en même temps, nous nous en servons pour nous identifier. C’est un problème très sérieux qui demanderait d’autres films. Lorsque je regarde les enfants que je connais, je sens que la première chose qu’ils expriment c’est la volonté d’appropriation, ils disent tout de suite « non » puis « c’est à moi », le refus et l’appropriation pour pouvoir appuyer sur quelque chose leur propre identité. Ils ont besoin d’avoir des preuves constantes de leur propre existence. Notamment leur existence sociale. Les régimes socialistes ne sont pas arrivés à résoudre ce problème ; ils n’ont absolument pas voulu affronter la question d’un point de vue scientifique. Il est clair qu’un film ne peut la résoudre. Le film veut être une fable un peu sinistre ; les thèmes sont seulement des faits qui contaminent le spectateur, le font entrer dans les problèmes : « Regarde en toi et tu verras que tu es malade comme les personnages du film, regarde si tu peux en sortir, eux ne le peuvent pas, toi peut-être que oui. » Le sens de la propriété est-il naturel ou acquis par l’éducation ? Je pense que le sens de la propriété naît des problèmes du territoire ; même les animaux ont des liens très forts avec les objets : les chiens, par exemple, ont des rapports très puissants avec certains objets. Comme le disent les psychanalystes, cette attitude a un lien avec les rites de la défécation et de l’agressivité. Chaque fois que nous jouissons du plaisir d’avoir en poche une certaine somme d’argent, c’est comme si nous jouissions des dépouilles de notre ennemi. Sur ce point, la propriété a une fonction d’encouragement de l’identité, de l’agressivité et de la sublimation de l’agressivité, une fonction d’encouragement et de sublimation des rapports sexuels inexprimés. Il est clair que le sens de la propriété a une portée historique qui réprime de façon castratrice beaucoup des flux de l’inconscient. Le problème c’est de libérer l’inconscient et non de continuer à l’emprisonner ; or, dans la propriété, l’inconscient est littéralement nié, endormi, enrégimenté. Pourquoi Total est-il allergique à l’argent ? Je pense que pour l’homme, et même pour le bourgeois le plus convaincu de capitalisme, le rapport avec l’argent est très schizoïde : d’un côté on aime l’argent et de l’autre on le méprise ; c’est une situation très simple, très banale, un premier signe de maladie dans le rapport avec l’argent. Par exemple, la tendance de l’univers bourgeois est d’aimer les femmes mais de les mépriser, de les utiliser comme instrument de plaisir puis de les juger moralement comme des putains. Plus généralement, cette attitude est celle de l’homme produit par la civilisation capitaliste : cela continue la scission dont nous avons déjà maintes fois parlé. L’allergie de Total devient donc une maladie symbolique de l’embarras éprouvé devant l’argent. notamment devant l’argent d’autrui qu’on ne peut pas s’approprier puisque la loi l’interdit. Cet embarras est endémique en fonction du problème de savoir si l’argent du producteur Rusconi, un fasciste qui a proposé un film à Visconti et avec lequel Visconti a accepté de signer, était plus sale ou plus propre que celui d’un autre producteur. Nous en sommes donc toujours au même point : l’argent fasciste est-il sale ou non ? Et dans ces conditions, pouvons-nous l’utiliser ? L’argent est sale et pourtant nous nous en servons pour tourner des films et nous espérons l’employer pour des motifs utiles. En fait, nous continuons à utiliser un vieux proverbe latin, « l’argent n’a pas d’odeur ». En effet, l’argent est sale, sale de merde, de sang. Derrière Rusconi, il y a l’argent de certains pétroliers, donc cet argent est taché de sang. La banque dans le film ressemble à une église. L’argent, comme toutes les choses sales, doit être rejeté ou conservé dans des lieux extrêmement propres et, de fait, il n’y a rien de plus propre qu’un cabinet de toilette : il faut être propre et donc les excréments sont détruits, travestis, dans un rituel presque chirurgical. Aujourd’hui, la défécation est presque devenue une forme de liturgie ascétique. La même attitude vaut pour l’argent. L’argent est sale — également du point de vue matériel. Il est employé, compté ; il passe de mains en mains prenant la personnalité de qui le possède à un certain moment tout en conservant de manière terrifiante sa propre personnalité. L’argent s’use constamment et, par ailleurs, il naît sale : un billet neuf dure très peu de temps, dix jours, un mois... L’argent est ensuite conservé dans des lieux qui ressemblent à des temples et il y a tout un rituel dans la manière d’aller le chercher... Toute chose qui concerne l’argent peurtdevenir dangereuse, l’argent suscite la violence, l’avidité, l’agressivité, les instincts agressifs. Une banque est donc un temple fortifié, ce n’est jamais un temple désarmé. L’autre raison pour laquelle j’ai choisi de représenter la banque comme un temple, c’est que dans un certain sens l’argent est Dieu ; c’est le Deus ex machina de notre existence historique et donc il mérite vraiment d’être conservé dans un temple. Et Le film est bâti sur une série de rapports, propriété - vol, acheter - voler, église - police, gens honnêtes - voleurs. Il s’agit toujours du rapport par couple et du rapport de ces couples entre eux. Ces couples sont composés d’éléments étroitement liés, pile et face, les deux termes ne peuvent vivre s’ils sont séparés. Il n’y a pas de doute que dire « propriété » signifie dire « vol », et donc possibilité de crime. Si j’ai une propriété, je m’expose immédiatement au risque de susciter la volonté d’autrui de me la prendre : je provoque le vol. Nous en sommes arrivés au point où même dans la magistrature capitaliste cette idée s’est imposée. En Italie par exemple, certains vols dans les supermarchés n’ont pas été punis. On compte déjà deux cas de ce type, une sentence à Rome, une autre à Bari. La facilité avec laquelle ces marchandises sont exposées à l’oeil du public est telle que l’incitation à l’achat se transforme en incitation au vol. Une personne qui entre dans un supermarché est soumise à une provocation si forte que des juges ont rendu des sentences de non-lieu à l’égard de voleurs, des juges ayant en main le code civil et le code pénal, deux codes nés du cœur du capitalisme et basés sur le rapport de propriété. Donc avant de démontrer que la propriété est un vol, il faut établir que la propriété est sujette au vol. On peut alors passer à l’autre face du théorème : la propriété est un vol. Bien entendu, par propriété je n’entends pas la cravate mais, par exemple, les moyens de production. A partir du moment où je soustrais à la collectivité des biens, des moyens de production, d’une certaine manière je deviens un voleur. Le fait que j’utilise pour moi seul les choses fondamentales qui pourraient être d’utilisation collective, me transforme en être asocial, en criminel. Si l’on considère la morale d’un autre point de vue et si l’on commence à créer un type de morale qui part du principe que les délits les plus graves sont ceux commis contre la collectivité, alors les crimes des exploiteurs, les crimes de ceux qui s’approprient des patrimoines, des biens immenses, deviennent les plus importants. Le film montre bien que le boucher est aussi voleur que l’ex-employé de banque. Naturellement, les marxistes de stricte obédience ont violemment critiqué le film. Ils m’ont reproché le choix du boucher. Choisir un boucher, disent-ils, est trop simple pour décrire l’accumulation capitaliste. Pour moi, ce choix est de type expressionniste, culturel ; je voulais approfondir la recherche de type expressionniste commencée de manière consciente avec Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon. Le boucher est une figure topique de la culture figurative expressionniste ; par exemple, Otto Dix, qui appartient au courant de l’expressionnisme social, a fait un très beau portrait de boucher, quelque chose d’étonnant. Ce choix visuel et culturel avait aussi l’avantage de ne pas proposer une polémique contre un exploiteur abstrait mais contre un individu qui, par certains aspects, est utile. Le boucher est également un personnage symbolique d’un autre point de vue : il se salit les mains, il tue les animaux, il se sert pour s’enrichir de l’inextinguible avidité de viande des hommes. Je n’ai pas connu un seul boucher pauvre. A Rome, qui pour moi est la ville du film — La Proprietà non è più un furto se déroule à Rome, pas dans une autre ville —, le boucher est un type humain très important. Cela est sans doute vrai ailleurs. Le boucher représente toujours un pouvoir, c’est un homme armé. Oui, il est armé, c’est un roi, un dieu. Il n’a pas peur du sang, il dispense la viande. Par ailleurs, La Proprietà non è più un furto n’est pas un film sur l’accumulation du capital, de la richesse. Ceux qui ont vu dans le film une espèce de description de l’accumulation capitaliste, en ont raté complètement le sens. En fait, il s’agit du choléra que représente la propriété : les régimes socialistes ne sont pas guéris de cette maladie. Vous avez déclaré dans une interview que les gauchistes se trompaient lorsqu’ils voyaient dans les voleurs des contestataires de l’ordre social. Les voleurs, comme le dit Albertone dans le film, veulent s’enrichir avec des moyens plus expéditifs, plus sincères, plus risqués : les moyens sont différents, pas les objectifs ; les voleurs sont seulement la face renversée du capitalisme. C’est si vrai que tous les voleurs finissent par ouvrir des restaurants, des entreprises honnêtes... En un certain sens, ils sont des bourgeois un peu plus sincères. Le discours de Luigi Proletti est profondément conformiste. Les critiques marxistes ont pris ce discours pour un éloge du voleur, ce qu’il n’est pas. Même le policier vient assister aux obsèques d’Albertone. La police ne peut pas vivre sans les voleurs. Si on dit « la propriété n’existe plus », une grande partie des crimes n’existe plus : la propriété et la pauvreté n’existent plus. Si le vol n’est pas un crime, si le mot vol n’est plus méprisable, on affirme des choses très saines. De même dans l’amour, il n’est pas juste de considérer comme une perversion toute conduite sexuelle qui s’écarte du coït envisagé comme conduite de reproduction : c’est une manière absolument perverse de voir l’amour. Il est juste et clair que le rapport avec les choses soit plein de désirs. Il est normal qu’un individu ait un désir profond, sérieux, total — Total est le nom d’un des protagonistes —, pour toutes les choses qu’il voit et qui, en général, ne sont pas à lui. Pourquoi ne devrait-on pas désirer les choses et les femmes des autres ? Comment se peut-il qu’une chose soit ma propriété et non propriété de tous ? C’est un fait aberrant. Commençons par établir que la maladie c’est cela et non le vol. Comment est-il possible que je puisse avoir le droit de clôturer six cents hectares de terre et de dire « cette terre est à moi » ? Je suis un terrestre comme trois milliards et demi d’autres terrestres : quel droit devrais-je avoir de m’approprier la terre ? C’est une chose folle, la vraie maladie est là, comme est malade celui qui considère comme une perversion tout type de rapport sexuel non orienté vers l’objectif de la reproduction dans le cadre du mariage. Au fond, c’est la substance profonde du freudisme, ses limites... Dans le film est également abordé le thème de la vulgarité. Le film est aussi un film sur la vulgarité. Autrefois les bourgeois séparaient le corps et l’âme, une division cartésienne. Ils séparaient l’activité excrémentielle — gagner de l’argent — de l’activité privée qui pouvait être extrêmement raffinée d’un point de vue esthétique. Le jour c’était la chasse à l’argent — une chasse qui symbolisait la chasse aux hommes, aux ennemis —, le soir, les concerts. Maintenant, la bourgeoisie jette le masque avec l’élévation du niveau moyen et avec la contribution des couches les plus inférieures de la société. Désormais la vie bourgeoise a perdu tout verni de type esthétisant ; selon moi, toute recherche dans le sens de l’esthétique est un adjuvant de la vie bourgeoise. Il est absurde de rendre le discours gentil. Aujourd’hui, le discours de la bourgeoisie est brutal, les mensonges de cette classe sont absurdes et brutaux, la vie qu’elle nous fait mener est brutale et vulgaire. La vulgarité du système de vie bourgeois est présente dans toute chose, par exemple dans le choix des matériaux avec lesquels on construit, dans les buts de la vie : la vulgarité est désormais le signe distinctif de toute chose. Pensons encore à la vulgarité de la presse quotidienne. Nous ne nous rendons pas compte de tout cela : le mécanisme brechtien devrait nous servir dans la vie de moyen de distanciation pour arriver à nous détacher du moment dans lequel nous vivons et à nous rendre compte de la vulgarisation épouvantable des objectifs de l’existence humaine. Donc le film est une cure homéopathique à l’égard de la vulgarité. D’une certaine manière, la vulgarité est un progrès : les choses se révèlent avec leur vrai visage ; au moins, il n’y a plus le grand raffinement qui cache le vide culturel. Aujourd’hui, il faut aller jusqu’au bout, il faut faire comprendre jusqu’à quel point de vulgarité désespérée, de vide, de vacuité, sont arrivés les gens et la vie humaine. Il faut que les hommes comprennent cela et qu’ils commencent à réagir. Cela était mon objectif, je ne sais pas si je l’ai atteint avec mes derniers films et surtout avec La Proprietà non è più un furto. Dans La Classe operaia, en dehors de la séquence des objets « kitsch » à la maison, les images étaient toujours brutales. Il ne s’agit pas de mélodrame mais d’une volonté consciente de brutalité pour que les gens se rendent compte de la brutalité à laquelle ils sont exposés dans la vie de tous les jours. Ainsi, La Proprietà non è più un furto souffre des différents aspects de la maladie et les offre à la réflexion. Le générique apparaît sur une peinture déjà agressive. Il s’agit d’une peinture d’un ami, Renzo Vespignani, dont j’avais déjà utilisé les eaux fortes pour I giorni contati. Par certains aspects, c’est un peintre expressionniste et le choix de son tableau me servait à construire dès le début le climat de type expressionniste. Nous arrivons là à un autre type de discours fait par la critique marxiste. Celle-ci reproche au film de vouloir s’approprier sans rigueur des thèmes brechtiens, des systèmes brechtiens. Ce reproche prouve que Brecht est envisagé ici de manière très bourgeoise. En fait, Brecht a besoin du théâtre de variétés pour être Brecht, il a besoin de la vulgarité. Selon moi, le premier au monde qui ait affronté le thème de la vulgarité, c’est Brecht. Pour cela, il s’est servi de manière pop de tous les matériaux que lui offrait la civilisation de consommation, chansons, chansonnettes, ambiances populaires, ambiances du lumpen prolétariat, petits métiers... La première erreur est de considérer Brecht comme une espèce de prêtre agissant au niveau de l’office liturgique d’une grande église. Non, Brecht est un grand personnage populaire. Désormais, nous sommes habitués à voir dans la distanciation — un thème qu’il a inventé et qu’il voulait toujours utiliser de manière populaire — quelque chose d’ennuyeux :un spectacle ne devient distancié qu’au moment où il devient ennuyeux. Brecht ne voulait pas dire cela, il voulait créer chez le spectateur, au moment même du spectacle, un mécanisme de prise de conscience de la thématique et d’analyse du rapport du public avec cette thématique. Ainsi, le mécanisme de distanciation offert par Strehler n’est pas le seul. J’ai assisté à des spectacles brechtiens donnés par Le Berliner Ensemble, quelques mois avant la mort de Brecht : ce sont des spectacles populaires, avec des acteurs populaires qui hurlent leur foi dans le socialisme ou, comme dans La Mère de Gorki, leur haine du tzar. Dans ce spectacle de propagande, la distanciation naissait du rapport avec la vie bourgeoise, avec le spectacle bourgeois ; il s’agissait de tout autre chose que de la distanciation habituelle. Pour Brecht, le spectacle populaire n’est pas le spectacle bourgeois. Voilà le problème qui me distingue de ces critiques marxistes qui forment désormais une nouvelle aristocratie. Ces critiques sont d’abord victimes de certains modèles de la culture bourgeoise. Moi, au contraire, je suis relié profondément à la tradition populaire italienne. Brook, par exemple, parle du mécanisme de distanciation comme d’une source d’invention ; il dit que le premier mécanisme de distanciation qu’il a vu mettre en œuvre, c’était pendant le sermon dans sa paroisse lorsqu’il était enfant. Le prédicateur faisait circuler un clerc qui tirait par la manche le fidèle qui s’endormait. Ce mécanisme est très imaginatif, il n’est ni schématique, ni rigide : le mécanisme de la distanciation doit être une source d’invention. Il semble que les discours de Brook et de Benjamin répondent clairement. La situation à créer n’est pas à la surface du spectacle mais en profondeur. Benjamin estime que tous les moyens sont bons pour arriver à interrompre l’action et à empêcher ainsi le spectateur de sombrer dans l’illusion. Dans le cas de La Proprietà non è più un furto, les monologues sont l’équivalent des songs brechtiens. Au lieu d’être des chansons déjà en soi émotives, ce sont des monologues « froids ». Les critiques auraient peut-être préféré que j’utilise des chansons. Peut-être qu’ils me reprochent le style dramatique de certaines scènes. L’insertion de ces ruptures — les monologues — est destinée à contredire le style dramatique. Je donne au spectateur l’illusion de suivre une action puis je le bloque pour essayer de le faire réfléchir sur ce qu’il a vu. On me reproche aussi l’élément comique. Voici une phrase de Benjamin : « Nous observerons qu’il n’y a pas d’élan meilleur pour la pensée que le rire. Et, en particulier, les vibrations du diaphragme peuvent offrir à la pensée des occasions meilleures que celles de l’âme. Le théâtre épique abonde en une seule chose — justement en occasions pour le rire ». n Le film se termine d’ailleurs sur un monologue, celui de Salira Randone «Mon fils était comme un père pour moi». C’est l’intervention la plus froide de toutes, c’est l’ultime moyen de distanciation. Tant est si vrai que le public sort du film plutôt perplexe, ce qui signifie aussi pensif. C’est ce que je voulais obtenir. Pour revenir au problème de la définition de ce qu’est la distanciation, il faudrait démontrer que cette dernière équivaut à l’ennui. Selon cette acception du mot distanciation, le détachement du spectateur doit absolument se produire dans une atmosphère raréfiée, comme si la pensée et la conscience ne pouvaient se développer que dans la raréfaction. Selon moi, une action qui produit ensuite une certaine dose de vécu chez le spectateur peut être distanciante. Pourquoi abandonner l’emploi des moyens traditionnels si ceux-ci permettent non seulement d’être clair par rapport aux problèmes du récit mais aussi d’être efficace auprès du spectateur en jetant des ponts qui lient le spectacle aux spectateurs. Voilà le problème de fond. A propos de la mise en scène des problèmes sexuels et du recours à des séquences érotiques, certains accusent le film de compromis commercial. Cela n’est pas vrai : les scènes érotiques du film ont un sens mortuaire, c’est un rituel dans lequel l’homme devient objet de la femme objet. L’érotisme est complètement réifié, l’amour n’existe plus, chacun vit les expériences sexuelles pour son propre compte, séparément, malgré l’union à travers les sexes, je ne vois vraiment pas où est le compromis commercial. Sur ce point, la présence du nu féminin doit être considérée comme une chose absolument normale. Pourtant, ce type de séquence — absolument critique et distanciée par rapport à un sexe réifié — provoque la sexophobie des critiques et aussi des spectateurs. Ce sont les éléments du film qui sont les moins acceptes : cette façon absolument sans pitié de regarder la manière bourgeoise de faire l’amour, le fait de ne penser qu’à son propre plaisir et non à celui de l’autre, blesse sans doute la sensibilité des belles âmes, sensibilité également blessée par le fait que le film n’indique aucune alternative à l’amour bourgeois. De fait, le jeune Total ayant reconnu la femme du boucher comme une chose qui appartient à ce dernier, se comporte avec elle comme avec les autres propriétés du boucher et les rapports sexuels qu’il a avec elle sont l’équivalent de beaucoup de petits vols. Le « rebelle » du film se comporte à l’égard de la femme de la même manière que son antagoniste. Le film est privé de toute « espérance ». Il n’y a donc pas de compromis commercial — souvent déguisé en « espoir » — mais seulement la volonté de communiquer. Dans un monde aussi soupçonneux — peut-être soupçonneux à juste titre — je pourrais aussi être accusé d’hypocrisie. Je ne crois pas à un film vu par personne. En dehors de mon propre divertissement à faire des spectacles, à diriger de bons acteurs de la manière la meilleure possible, à créer des situations curieuses et étranges pour le spectateur, je pense que le cinéma doit être réalisé de toutes les manières possibles. Personnellement, le cinéma qui me paraît le plus utile, c’est celui qui porte à une communication claire et rationnelle avec le spectateur moyen. Le spectateur est une entité abstraite, mais en disant spectateur moyen nous définissons quelque chose de plus concret du point de vue sociologique. Parler d’un spectateur moyen, c’est parler d’un individu lié au spectacle traditionnel. Le pari est de chercher à tourner des films qui provoquent des situations de distanciation sans rompre avec le spectateur moyen. C’est un pari que j’ai fait depuis mon premier film et que je recommence lors de chaque tournage. Cela au moins, on devrait le reconnaître. On ne peut pas m’accuser de vouloir échapper à l’ennui, d’ailleurs mes spectacles ne sont pas si joyeux, ni si commerciaux que cela. Mon dernier film n’est pas commercial, les personnages sont tous négatifs. En cela, je ne cherche pas à suivre une mode. Je crois que l’unique manière de comprendre le futur, c’est de regarder le présent avec un certain pessimisme. Celui qui est heureux de ce qu’il a, de ce rien qu’il possède, ne peut aller de l’avant. Le pessimisme est une arme de recherche. Nous ne sommes pas des savants ; au fond, et j’utilise ce mot avec un certain mépris, nous sommes des moralistes. Lorsque Albertone récite un poème, il est maquillé de façon à être moitié homme et moitié femme. Faut-il y voir une allusion à la schizophrénie ? En un certain sens, c’est la schizophrénie et en tout cas c’est la bisexualité, ainsi nous revenons au thème des couples, police - église, propriété - vol, homme - femme. Le couple est la base fondamentale des structures dialectiques, chaque élément est copulatif. Albertone récite un poème de Giuseppe Gioacchino Belli, un grand poète romain du siècle dernier. Il s’agit d’un poème sur les multiples manières qu’ont les gens du peuple, à Rome, pour désigner le membre viril en le comparant toujours à des choses très concrètes, agressives mais généreuses ; un autre poème existe sur le sexe féminin dans lequel on trouve souvent une forme de mépris. L’auteur est comme perplexe devant son propre sexe, un peu épouvanté devant ce sexe masculin, devant sa propre identité ; de là vient cette espèce d’ambivalence qu’a son visage. Au fond, ce spectacle, c’est le monologue de l’acteur. J’avais un monologue pour Albertone. « Moi, je suis un acteur donc je suis un voleur, l’acteur vole l’identité d’autrui avec le rêve fou de découvrir ce qu’elle est. Le voleur de par son rôle ne fait pas autre chose que jouer au mieux le personnage de l’homme honnête et dans la nuit il se met à faire partie du monde animal, il est souris, il est chat, il est singe, il est hyène, il est taupe, il est caméléon. Comme acteur et comme voleur, je peux dire que si l’humanité aimait l’art, elle attendrait la nuit pour assister dans un silence religieux au spectacle des voleurs et, à la fin, elle nous couvrirait d’applaudissements ». Pour une question d’efficacité narrative, nous n’avons pas conservé le monologue d’Albertone, nous ne voulions pas répéter à plusieurs reprises le thème de la représentation, le poème de Belli suffisait. Du point de vue de la mise en scène, on note l’absence presque totale des mouvements de zoom dans La Proprietà non è più un furto. Je n’ai employé le zoom que dans A Ciascuno il suo. Je n’emploie pas le zoom, je préfère des objectifs naturels. J’utilise souvent des objectifs qui rapprochent l’expression des acteurs, mais avec certaines précautions parce que ces objectifs aplatissent le visage de l’acteur et réduisent la spiritualité de ce dernier. Ainsi, je fais très attention au choix des objectifs. En réalité, il y a beaucoup de premiers plans dans mes films : ce n’est pas l’emploi du zoom qui caractérise mes films mais le recours aux premiers plans. Regarder en face les individus est une chose très sérieuse. Les hommes et le cinéma ont la grande possibilité de regarder en face, de près, dans les yeux. Je ne suis pas pour les films d’atmosphère. Randone dans le rôle du père de Total fait une composition étonnante. Quand Salvo Randone déclame les formes antiques du verbe avoir, il donne tout le sens d’absolu possession qu’a un propriétaire : présomption, domination, sens de la propriété, sens d’exposer comme dans une vitrine ce que l’on possède. Cet homme vit au milieu des dictionnaires, notamment le Tommaseo, un des premiers dictionnaires modernes rédigé par un grand écrivain du XIXe siècle. Tommaseo était un Italien d’origine dalmate, il a beaucoup étudié la langue italienne et a également rédigé un dictionnaire des synonymes ; c’était un homme profondément catholique. Curieusement les gens ne rient pas lors de la déclamation de Randone. On trouve une devise de Mussolini dans la bouche de Total «Croire, obéir. combattre ». Oui, parce qu’en définitive, à partir de cette hypocrisie on arrive tout de suite au fascisme. La morale petite-bourgeoise de l’honnêteté que professe Randone conduit au fascisme — bien entendu, la réplique est une plaisanterie. Par contre, l’emploi du verbe n’est pas une plaisanterie : cette espèce de distillé de la civilisation petite-bourgeoise qu’est le père, confond le verbe être et le verbe avoir ; si on lui demande le sens du verbe avoir, il répond par le verbe être, et vice versa. Pour la morale bourgeoise, ces deux choses se confondent : c’est dans cette confusion que se trouve la maladie. Quand pour avoir, on est obligé de dépenser des parties considérables de sa propre existence, on est malade ; quand pour être, on croit qu’il faut avoir le plus grand nombre possible de choses, on est malade. Cela est le sens profond du film. Pourquoi le père ne veut d’abord pas voir que son fils est un voleur ? Au début le père est honnête, puis, petit à petit, en voyant arriver ces objets volés, il entre dans le jeu. Cependant, il ne veut rien savoir, il nie les vols de son fils, sinon, avec sa morale catholique., et petite-bourgeoise, il deviendrait complice. A la fin au contraire, il aide son fils dans ses négociations avec le boucher. Il comprend que l’utopisme de son fils est au fond quelque chose de sage : l’utopie est une forme de sauvetage. Le sens du marxisme-mandrakisme, une réplique ayant un aspect amusant, est celui-ci : si le marxisme et la révolution ne sont pas des miracles, alors croire dans l’utopie est quelque chose de très important. L’utopie est le sel de la vie, le rêve ou le venin de la vie (ce qui est la même chose) ; l’utopie peut donner un sens à l’aspect grisâtre de la vie bourgeoise. Donc le père finit par comprendre que son fils est sage ; dans son monologue final, suspendu dans cette espèce de vide historique qu’est l’existence petite-bourgeoise, il est obligé de reconnaître qu’il est orphelin. Au fond, c’est ce que ne font pas les gauches traditionnelles par rapport aux mouvements de 1968 : peutêtre que tôt ou tard, elles seront obligées de reconnaître qu’elles sont orphelines de cet utopisme. Naturellement, le fait que ce film soit une source de moralité, et non de moralisme, était aussi une chose très importante pour moi. Il ne faut pas confondre le moralisme avec la recherche d’une nouvelle moralité. Quand je dis que nous sommes des moralistes, je ne sais pas si l’usage que l’on fait de ce mot est juste. Pour moi, le sens de la moralité qui vient des Manuscrits philosophiques et économiques de 1844 est fondamental : on trouve là un essai de Marx sur l’argent qui est profondément moderne parce qu’il donne un contenu schizophrénique au rapport de l’homme avec l’argent. Marx dit que l’argent rend stupides les personnes intelligentes, honnêtes les malhonnêtes, malhonnêtes les honnêtes. De là émane vraiment son horreur de l’argent et de la maladie de l’argent. Quant à lui, il n’en possédait pas. On découvre ici la recherche d’une morale nouvelle et une description absolument exacte du rapport avec l’argent, un rapport schizophrénique. Propos recueillis par Jean A. Gili Né à Rome en 1929, Elio Petri est l’un des rares cinéastes italiens issus de la classe ouvrière. Son père travaillait dans le cuivre. Journaliste et critique dans des publications communistes (l’Unità, Città aperta), Petri quitte le parti en 1956 lors du soulèvement en Hongrie, mais reste préoccupé par les questions sociales et politiques, en cela profondément modelé par le réalisateur de Riz amer, «Beppo» De Santis, dont il fut l’assistant et le coscénariste entre 1953 et 1960. Très tôt, Petri explore une approche différente du film politique, proche des problèmes humains causés par la modernisation de plus en plus aliénante des moyens de production, son sujet d’élection restant la solitude des êtres. FILMOGRAPHIE 1961L’assassin 1962 I giorni contati 1963 L’instituteur de Vigevano 1964 Haute Infidelité 1965 La dixième victime 1967 A chacun son dû 1968 Un coin tranquille à la campagne 1970 Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon 1971 La classe ouvrière va au paradis 1973 La propriété c’est plus le vol 1976 Todo modo 1978 Les mains sales 1979 Bonnes nouvelles LA PROPRIÉTÉ C’EST PLUS LE VOL [La Proprietà non è più un furto] Italie - 1974 - 2h05 - couleur - format 1,85 - DCP Lion d’Or du Meilleur Film Restauré - Festival de Venise 2013 Réalisation Elio Petri Scénario Elio Petri, Ugo Pirro Photo Luigi Kurveiller Musique Ennio Morricone Montage Ruggero Mastroianni Costumes Gianni Polidori Producteur Claudio Mancini Production Quasars Film Company - Labrador Film Interprètes Ugo Tognazzi (le boucher), Flavio Bucci (Total), Daria Nicolodi (Anita), Salvo Randone (le père de Total), Julien Guiomar (le directeur de la banque), Mario Scaccia (Albertone), Orazio Orlando (Pirelli), Cecilia Polizzi (Mafalda), Luigi Proietti (Paco) La restauration numérique a été réalisée à partir du meilleur élément disponible aujourd’hui, un marron combiné conservé à la Cineteca di Bologna. L’élément a été numérisé en 4K puis restauré numériquement. Le son original a été numérisé et restauré numériquement à partir du même élément. La restauration a été effectuée au laboratoire L’Immagine Ritrovata en 2011. SORTIE LE 12 FÉVRIER 2013 P Distribution TAMASA 63 rue de Ponthieu - 75008 Paris [email protected] - T. 01 43 59 01 01 P Relations Presse Frédérique Giezendanner [email protected] - 06 10 37 16 00 P Remerciements Nous remercions Alberto Barbera (Museo del Cinema di Torino), Gianluca Farinelli (Cineteca di Bologna) et Davide Pozzi (Imagine Ritrovata), qui nous ont donné accès aux éléments restaurés de La proprietà non è più un furto. Nous remercions chaleureusement Paola Petri pour son soutien indéfectible et son aide précieuse depuis le premier jour. Nous remercions Jean A. Gili pour son autorisation à publier dans ce dossier l’entretien qu’il a réalisé avec Elio Petri. Distribution TAMASA 63 rue de Ponthieu, 75008 Paris - www.tamasadiffusion.com