LES SOLUTIONS AUX CONFLITS EN MATIÈRE DE DIVORCE

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LES SOLUTIONS AUX CONFLITS EN MATIÈRE DE DIVORCE
LES SOLUTIONS AUX CONFLITS EN MATIÈRE DE DIVORCE RELIGIEUX
DU XIXe SIÈCLE À NOS JOURS
LE CAS DE REFUS DE DÉLIVRANCE DU GUETH EN DROIT INTERNE
FLORENCE RENUCCI
Chargée de recherches au CNRS, Centre d’Histoire Judiciaire (UMR 8025)
[email protected]
La question du gueth est particulièrement intéressante puisqu’elle concerne un débat
d’actualité : les rapports entre l’État et la religion. De quoi s’agit-il exactement dans ce cas ? A
l’origine, dans le droit mosaïque, le gueth est une répudiation car il n’appartient qu’au mari. Il
évolue par la suite dans un sens plus égalitaire puisque le tribunal peut contraindre le mari à
dissoudre l’union dans des cas précis et qu’à partir du XIe siècle la rupture du lien matrimonial
n’a pas lieu sans le consentement de l’épouse 1. Aujourd’hui, en Israël, la femme peut divorcer
pour débauche, adultère, défaut d’entretien, injures graves et sévices, refus de cohabitation, état
physique ou social du mari, impuissance ou conversion du mari à une autre religion.
Si la question de la délivrance du gueth se pose en droit international privé, la présente
étude se propose de mettre l’accent sur l’existence de ce problème en droit interne 2. Il faut dans
un premier temps comprendre comment le gueth peut engendrer des conflits en France entre
citoyens français mariés civilement sur le territoire. Il est certain que dans ce cas le seul divorce
valide aux yeux du droit commun est le divorce judiciaire. Toutefois, après s’en être acquittés,
les époux sont à même de recourir à un divorce religieux 3. En droit mosaïque, le divorce doit
être consenti par les deux époux. Or, un phénomène relativement courant se produit : l’homme
refuse de donner son consentement, c’est-à-dire de délivrer la lettre de gueth 4. Ce refus n’a que
des effets limités sur sa personne. S’il se remarie, il sera considéré comme polygame, sans que
cela n’entraîne la nullité du mariage subséquent 5. Les conséquences sur l’épouse sont, elles, très
importantes. Elle ne peut se remarier religieusement 6. Si elle vit avec quelqu’un sans que le gueth
R. SCIALOM, « Le contenu du mariage religieux face aux évolutions sociales : l’exemple du mariage juif », dans Droit
et religions. Annuaire, vol. 2, tome 1, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille (PUAM), 2007, p. 176.
2 Sur le gueth en droit international privé, se référer à I. STIBBE, Le divorce juif en droit international privé. Le gueth ou
la tradition à l’épreuve de la laïcité, Lungano/Paris, Edis, 2005.
3 Du fait qu’ils sont divorcés civilement, le terme « ex-époux » serait plus approprié. Toutefois, nous avons préféré
utiliser le terme « époux » et « épouse » afin de mettre l’accent sur le fait qu’ils demeuraient mariés religieusement ce qui constitue le cœur de notre problème.
4 Il faut toutefois préciser qu’il existe des cas où l’épouse refuse de consentir au divorce. Ces exemples sont assez rares
devant les tribunaux et n’entraînent pas nécessairement les mêmes conséquences que pour les femmes privées de
gueth. Dans une affaire célèbre de 1992, l’Australia Family Court a utilisé son pouvoir général d’injonction pour
ordonner à une femme qui refusait d’accepter le gueth de se présenter devant le Beith din, c’est-à-dire le tribunal
rabbinique, de Melbourne (cf. B. S. JACKSON, « Agunah and the Problem of Authority : Directions for Future
Research », Melilah, 2004/1, p. 15, note 66).
5 Si les séfarades peuvent être polygames, cette pratique est interdite chez les ashkénazes par un amendement
attribué au rabbin Guershom au Moyen-Age. Toutefois, d’après Isabelle STIBBE, « même si la polygamie est prohibée
depuis l’ordonnance du rabbin Guershom, la violation de cette interdiction n’exclut pas la validité d’un deuxième
mariage du mari. Si un homme marié épouse une autre femme alors qu’il est déjà engagé dans les liens du mariage, le
second mariage n’est pas frappé de nullité » (I. STIBBE, op. cit., p. 8-9).
6 Il faut toutefois préciser que dans la plupart des pays, seuls les conservateurs et les orthodoxes sont concernés. En
effet, dans le judaïsme réformé le divorce civil suffit et permet un remariage religieux. Cf. Entrée « divorce », dans G.
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n’ait été délivré, elle est considérée comme une femme adultère (agounah) et ses enfants issus
du nouveau mariage seront mamzerim, c’est-à-dire illégitimes. Les mêmes conséquences
s’appliquent à la femme dont le mari est introuvable ou porté disparu.
Il est donc aisé de comprendre les difficultés engendrées pour les femmes de confession
israélite confrontées à la non-délivrance du gueth. Il s’agit d’une affaire purement religieuse, ne
concernant pas a priori les juridictions civiles françaises. Pourtant, certaines épouses vont
s’adresser aux tribunaux. Un tel recours soulève immédiatement une objection fondamentale : le
principe de séparation de l’Église et de l’État. Elle doit pourtant être relativisée. En réalité, dans
une série de cas, la jurisprudence a dû prendre en considération les intérêts religieux des parties
ou se pencher sur les convictions religieuses des individus, en particulier en droit de la famille.
Ainsi, la jurisprudence a admis dans des affaires relatives à des fiançailles, une action en
dommages-intérêts pour rupture abusive. Elle admet également comme injure grave pouvant
motiver le divorce ou la séparation de corps, le refus par l’un des conjoints de faire procéder à
une cérémonie religieuse après la célébration du mariage civil quand il existe une promesse de
mariage 7. Une partie de la jurisprudence considère donc que le principe de laïcité ne s’oppose
pas à la protection des convictions religieuses ou à leur prise en considération. En 1955, le
tribunal civil de Metz rappellera par exemple, à propos d’un refus de délivrer le gueth, qu’il y a
« atteinte à un sentiment d’ordre religieux » 8. Toutefois, certaines juridictions se sont déclarées
incompétentes dans ce domaine au nom du principe de laïcité. C’est le cas, par exemple, du
tribunal d’Alger, le 8 mars 1927 9. La question du gueth est donc complexe car elle se situe sur
une double frontière : entre identité et foi, entre justice séculière et justice religieuse. Elle est la
source d’un conflit ancien qui n’a pas été définitivement résolu par les tribunaux (I). Cette
difficulté conduit à observer les autres propositions qui ont vu le jour en France et à comparer
les solutions mises en place par les principaux pays confrontés à cette question (II).
I – LA RÉSOLUTION JUDICIAIRE DU CONFLIT EN FRANCE
Les conflits en matière de délivrance du gueth ne sont pas nouveaux 10. Contrairement à ce
qu’un auteur a pu affirmer, leur résolution ne s’est pas présentée pour la première fois en 1972
devant la plus haute juridiction11, mais en 1876 suite à une affaire qui s’était déroulée en Algérie.
La jurisprudence coloniale avait en effet déjà été confrontée à ce problème au Maghreb. Si la
primauté de cette jurisprudence dans la résolution des conflits liés au gueth a parfois été
mentionnée 12, elle n’a jamais été démontrée de façon systématique. Or, elle mérite de l’être car il
semble que les propositions dégagées à cette époque ont anticipé les solutions actuelles
relativement à la qualification de l’acte et aux sanctions.
WIGODER (dir.) et S. A. GOLDBERG (dir. pour l’adaptation française), Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris,
Cerf/Lafont, 1996, p. 291.
7 Cf. notamment pour des époux de confession catholique : tribunal civil de Nancy, 8 juillet 1957, Gazette du Palais
(GP), II, p. 305. Pour des époux de confession israélite : tribunal civil de la Seine, 3 mars 1933, GP, 1933, I, p. 757.
8 Tribunal civil de Metz, 27 avril 1955, Juris-Classeur Périodique (JCP), 1960, II, n. 11632.
9 Justice de paix d’Alger, 8 mars 1927, Revue Algérienne (RA), 1927, II, p. 139.
10 On en trouve des traces sous l’Ancien Régime, en particulier lors de la retentissante affaire Peixotto. Cf. M.
HUMBERT, « Un divorce judaïque devant la juridiction royale : l’affaire Samuel Peixotto-Sarah Mendès D’Acosta »,
dans Mélanges à la mémoire de Marcel-Henri Prevost : droit biblique, intentions rabbiniques, communautés et société,
Paris, PUF, 1982, p. 307-318.
11 Note de Ch. LARROUMET sous Cour de cassation (chambre civile), 13 décembre 1972, Dalloz (D), 1973, p. 493.
L’auteur de la note indique, en effet, qu’il s’agit à sa connaissance du premier arrêt de la Cour de cassation sur la
question.
12 Cl. BONTEMS, « Un mal social séculaire : la lettre de gueth ou les tribulations amoureuses du citoyen Pariente »,
dans Histoire du droit social. Mélanges en hommage à Jean Imbert, Paris, PUF, 1989, p. 73-86.
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A – La qualification de l’acte
Les tribunaux ont pu considérer qu’en refusant de délivrer le gueth, le mari ne remplit pas
une obligation qu’un contrat met à sa charge. Appliqué au gueth, ce raisonnement revient à
soutenir que lorsque les époux se sont mariés religieusement (more judaïco) devant le rabbin, ils
ont par là même admis que la dissolution de leur union aurait lieu elle aussi religieusement 13.
Par conséquent, le refus du mari de délivrer le gueth à son épouse doit être considéré comme
une violation contractuelle. Cette thèse a été reprise par le tribunal de Metz le 27 avril 1955 14.
Toutefois, une grande partie de la jurisprudence rejette ce raisonnement et considère que la
qualification n’est pas contractuelle, mais délictuelle. Le refus de délivrance du gueth est alors
considéré comme un délit civil stricto sensu ou un quasi-délit.
En Algérie, la première décision en ce sens est un arrêt de la cour d’appel du 29 juillet
1875 15. En l’espèce, un dénommé Isaac Pariente, dix-sept ans, se marie religieusement avec une
jeune fille de treize ans, Yamina Lelouch 16. Il s’engage à l’épouser civilement lorsqu’elle aura
atteint l’âge de quinze ans. Entre-temps, celle-ci est renvoyée chez ses parents. Alors que Yamina
Lelouch a déjà fêté son quinzième anniversaire depuis un peu moins d’un an, Pariente, qui est
citoyen français, annonce effectivement son mariage, mais avec une autre femme. Les projets
d’union de Pariente échouent à deux reprises – successivement avec les dénommées Médioni et
Stora – et c’est finalement la troisième tentative qui aboutit. Yamina Lelouch assigne en justice
l’intéressé afin de l’obliger à délivrer le gueth. En première instance, le tribunal civil d’Alger,
dans un jugement du 11 janvier 1875, déboute la demanderesse. Mais en appel, la cour d’Alger
trouve le moyen de sanctionner l’action du mari : « Si le mariage religieux est inhabile à créer un
lien conjugal civil ; et s’il n’a pas la valeur légale d’un contrat, il est du moins un fait qui peut,
dans certains cas, devenir la source d’un préjudice et d’un quasi-délit passibles de dommagesintérêts » 17. Par arrêt du 28 février 1876, la Cour suprême refuse de casser la décision de la cour
d’appel 18.
Cette solution est reprise par la cour d’appel le 9 avril 1908 19. Elle est critiquée en note par
Émile Larcher, avocat et professeur à l’école de droit d’Alger connu pour ses analyses sans
concessions 20. Le juriste défend le jugement du tribunal de Bône infirmé en appel. Il relève, en
effet, que ne pas faire ce que l’on n’est pas obligé de faire ne saurait constituer une faute. Si le
mari « a le droit de ne pas délivrer le gueth », il ne peut, par définition, être condamné parce qu’il
n’a pas usé de son droit 21. L’auteur précise toutefois qu’il serait opportun « de chercher dans la
théorie de l’abus du droit une justification à la solution que la cour a adoptée » 22. Cette référence
à la théorie de l’abus de droit n’est pas étonnante car le sujet fait particulièrement débat à cette
13 Tribunal civil de Casablanca, 21 décembre 1949, D, II, 1953, p. 538, note LUCHAIRE. Arrêts utilisant la notion
d’engagement : cour d’appel d’Alger, 25 juin 1925, RA, 1928, II, p. 35-36 ; cour d’appel de Rabat, 9 mai 1933, Revue de
Droit International Privé (RDIP), 1934, p. 125.
14 Tribunal civil de Metz, 27 avril 1955, op. cit.
15 Cour d’appel d’Alger, 29 juillet 1875, Jurisprudence algérienne (JA), 1875, p. 35.
16 Le fait que le mariage religieux ait eu lieu avant le mariage civil, alors que les intéressés étaient des citoyens
français, s’explique facilement en Algérie. Le décret Crémieux du 24 octobre 1870 avait imposé massivement aux
israélites d’Algérie (environ 35 000 personnes) la citoyenneté française. Toutefois, la première génération qui a
bénéficié de ce texte était encore ancrée dans ses coutumes, ce qui explique que la loi commune n’ait pas toujours été
strictement respectée.
17 Cour d’appel d’Alger, 29 juillet 1875, op. cit., p. 36.
18 Cour de cassation (chambre des requêtes), 28 février 1876, Sirey, 1877, p. 27.
19 Cour d’appel d’Alger, 9 avril 1908, RA, 1910, II, p. 51.
20 E. LARCHER fit paraître dans la Revue Algérienne une série d’études intitulées « Les bizarreries de la législation
algérienne » où il mettait en évidence certaines incohérences du droit colonial. Pour accéder à des éléments
bibliographiques et biographiques concernant cet auteur, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse : Le statut
personnel des indigènes : comparaison entre les politiques juridiques française et italienne en Algérie et en Libye (19191943), Thèse pour le doctorat en droit, Aix-en-Provence, 2005, p. 295 ; 321 ; 333-334.
21 Note de E. LARCHER sous cour d’appel d’Alger, 9 avril 1908, op. cit., p. 53.
22 Ibid.
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époque. Au début du XXe siècle, plusieurs thèses traitent du sujet 23. Enfin, Larcher n’a sans doute
pas été insensible aux écrits de son collègue Marcel Morand, directeur de l’école de droit d’Alger,
qui a publié en 1906 un article intitulé « De l’abus du droit dans la législation musulmane » 24.
Selon cet auteur, la doctrine musulmane traditionnelle accorde des réparations « à l’occasion
d’actes ou d’abstentions qui semblent bien n’être que la manifestation d’un droit » 25. L’argument
de l’abus de droit est repris dans un jugement du tribunal d’Alger, le 2 janvier 1939 26. Cette
même théorie a été utilisée en métropole lorsque la question du refus de délivrance du gueth
s’est posée entre citoyens français 27.
La théorie de l’abus de droit, qui se réfère à l’usage excessif d’un droit qui a engendré une
atteinte aux droits d’autrui, suppose une intention de nuire. Cette dernière révèle le caractère
abusif de l’abstention. Si dans la majorité des décisions des juridictions françaises en Algérie, la
théorie de l’abus de droit n’est pas explicitement mentionnée, l’intention de nuire est, pour sa
part, presque systématiquement évoquée. Durant la période coloniale comme aujourd’hui, la
jurisprudence possède une double approche de la question. Dans certains cas, elle déduit
l’intention de nuire du « défaut d’intérêt sérieux du mari à refuser le gueth » 28. Dans d’autres cas,
l’intention de nuire est prouvée par l’attitude de l’époux qui utilise par exemple le gueth comme
moyen de pression pour obtenir des contre-parties financières. Ainsi, dans l’arrêt du 29 juillet
1875, la cour estime que le mari refuse à sa femme, contre toute équité, « une liberté qu’il s’est
attribué lui-même » 29 par rancune ou pour des motifs pécuniaires 30. En 1876, la Cour de
cassation reprend la terminologie de l’arrêt de la cour d’appel d’Alger en rappelant qu’Isaac
Pariente, a « obéi aux aspirations d’une basse vengeance ou à des calculs d’une abjecte
cupidité » 31. Le chantage financier est stigmatisé, rappelant la dimension morale du conflit. Dans
cette optique, le jugement du 8 mars 1927 de la justice de paix d’Alger regrette que beaucoup
d’israélites en soient « arrivés à faire du « ghit », indépendamment de son caractère vexatoire au
premier chef, un véritable moyen spéculatif, source pour eux, lorsque leur ex-femme est
fortunée, de revenus très appréciables » 32. Le tribunal civil d’Alger se demande enfin, dans un
jugement du 2 juin 1939, si le refus du mari de délivrer le gueth ne « reflète pas le désir (…)
nuisible de spéculation » 33. Le professeur Bontems émet l’hypothèse que ces affirmations sont
en rapport avec des préjugés antisémites : dans le domaine familial, « l’ordre israélite » serait
perçu comme puisant « ses racines dans l’esprit de lucre » 34. Si les termes et la généralisation
opérée dans la rédaction des décisions ne sont sans doute pas exempts d’a priori négatifs, il n’en
E. PORCHEROT, De l’abus de droit, Thèse, Droit, Dijon, 1901 ; L. SALANSON, De l’abus du droit, Thèse, Droit, Paris,
1903 ; C. DOBROVICI, De l’abus de droit, Thèse, Droit, Paris, 1909.
24 Sur Morand, se référer à : L.-A. BARRIERE, « Marcel Morand, interprète du droit musulman algérien », dans Les
grands juristes. Actes des journées internationales de la société d’histoire du droit (Aix-en-Provence, 22-25 mai 2003),
Aix-en-Provence, PUAM, 2006, p. 228 et s.
25 M. MORAND, « De l’abus du droit dans la législation musulmane », RA, 1906, I, p. 13.
26 Tribunal civil d’Alger, 2 juin 1939, Journal des tribunaux algériens, 12 juin 1941, cité par M. BELICHA, Le divorce
confessionnel chez les israélites. Essai sur la question du gueth, Alger, Fontana, 1953, p. 45.
27 Cf. notamment Cour de cassation (chambre civile), 13 décembre 1972, op. cit., p. 493.
28 Cf. par exemple, tribunal civil de Guelma, 15 mai 1924, GP, 1924, II, p. 424. Pour la période actuelle : I. STIBBE,
op. cit., p. 103.
29 Cet argument reviendra par la suite (cf. par exemple : cour d’appel d’Alger, 22 octobre 1917, RA, 1919-20, II, p. 144).
30 Cour d’appel d’Alger, 29 juillet 1875, op. cit., p. 37.
31 Cour de cassation (chambre des requêtes), 28 février 1876, op. cit., p. 28.
32 Justice de paix d’Alger, 8 mars 1927, op. cit., p. 141.
33 Tribunal civil d’Alger, 2 juin 1939, op. cit., p. 44.
34 C. BONTEMS, op. cit., p. 78.
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est pas moins indéniable que le gueth est souvent employé comme objet de négociation35. Cet
état de fait constitue, aujourd’hui encore, un grave problème 36.
L’absence d’intention de nuire marque la limite de ce type de raisonnements, ce qui a
conduit la jurisprudence et la doctrine actuelles à les critiquer et à proposer de nouvelles
solutions 37. Quoi qu’il en soit, la non-délivrance du gueth continue dans la plupart des cas d’être
qualifiée de délit ou de quasi-délit qui engage la responsabilité de son auteur. L’article 1382 du
Code civil selon lequel « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige
celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » s’applique. Il reste donc à déterminer quelle
est la nature de cette réparation.
B – Les sanctions
Trois types de sanctions ont été proposées par la jurisprudence : les dommages-intérêts
réductibles, les dommages-intérêts et l’astreinte. Les dommages-intérêts réductibles
apparaissent pour la première fois dans l’affaire Pariente. La cour d’appel d’Alger condamne en
1875 Pariente à verser 10 000 francs de dommages-intérêts en précisant toutefois que « cette
somme sera réduite à 3000 francs si, avant le surlendemain de la signification du présent arrêt,
date de rigueur, Pariente a consenti ou valablement offert à la demoiselle Lelouch la répudiation
selon la loi mosaïque » 38. En 1876, la Cour suprême refuse de casser la décision 39. On retrouvera
ce type de sanction dans deux décisions : un arrêt de la cour d’appel d’Alger du 9 avril 1908 40 et
un jugement du tribunal civil de Tlemcen du 11 février 1909 41. Il s’agit d’un procédé original
puisque, contrairement aux dommages-intérêts compensatoires, la somme n’est pas fixée une
fois pour toute et, contrairement à l’astreinte, il existe un maximum prévu 42. Dans les décisions
postérieures, les juridictions ont recours soit à l’astreinte, soit aux dommages-intérêts. Si l’on
s’appuie sur les décisions publiées, il apparaît que l’astreinte est utilisée pour la première fois
dans un arrêt de la cour d’appel d’Alger du 26 janvier 1911 43. Elle est également appliquée dans
l’arrêt du 22 octobre 1917 44. Les dommages-intérêts sont ensuite préférés à l’astreinte – sauf
exception 45. Par la suite, les tribunaux métropolitains ont utilisé les dommages-intérêts,
l’astreinte 46 ou, plus rarement, les deux 47.
La Cour de cassation a toutefois rejeté l’utilisation de l’astreinte dans un arrêt du 21 avril
1982 48. Le fait de donner la lettre de gueth est analysé par cette juridiction comme une faculté
relevant du domaine de la liberté de conscience. Par conséquent, le recours à l’astreinte est
Le président du consistoire d’Alger, Maurice Belicha, en témoigne en 1953 : « Personnellement témoin, durant de
longues années de vie consistoriale, de situations pénibles, atroces, tragiques parfois, hélas, survenant, toujours, du
fait d’exigences inouïes de maris, lors des laborieuses tractations tendant à obtenir d’eux la remise libératoire du
« gueth » à leur femme déjà divorcée civilement, il nous est apparu que cette situation ne pouvait s’éterniser sans
danger pour le judaïsme » (M. BELICHA, op. cit., p. 10).
36 « La motivation des maris peut être simplement le chantage (« Tu me payes 100.000 dollars et je te donnerai un
gueth ») ; un désir d’obtenir des concessions relativement à l’entretien ou à la garde des enfants ; ou le produit d’une
méchanceté, d’une rancune ou d’une rage irrationnelles » (Rabbin Y. BREITOWITZ, « Domestic relations law 236b : a
Study in Communications Breakdown », www.jlaw.com/Articles/sec236b.html).
37 Cf. I. STIBBE, op. cit., p. 104 et s. et note du professeur F. CHABAS sous Cour de cassation (chambre civile), 5 juin
1985, GP, 1986, I, p. 9.
38 Cour d’appel d’Alger, 29 juillet 1875, op. cit., p. 37.
39 Cour de cassation (chambre des requêtes), 28 février 1876, op. cit., p. 27.
40 Cour d’appel d’Alger, 9 avril 1908, op. cit.
41 Tribunal civil de Tlemcen, 11 février 1909, RDIP, 1909, p. 562.
42 Note sous cour d’appel d’Alger, 9 avril 1908, RDIP, 1909, p. 566.
43 Cour d’appel d’Alger, 26 janvier 1911, RA, 1913, II, p. 127.
44 Cour d’appel d’Alger, 22 octobre 1917, op. cit., p. 142.
45 Cour d’appel de Rabat, 9 mai 1933, op. cit., p. 125.
46 Tribunal de grande instance de la Seine, 22 juin 1967, RDIP, 1968, p. 356.
47 Tribunal civil de Grenoble, 7 mai 1958, JCP, 1960, II, n. 11632.
48 Cour de cassation (chambre civile), 21 avril 1982, GP, 1983, p. 590.
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exclu 49. Pour la même raison qu’on ne peut obliger « un artiste-peintre à exécuter
matériellement le tableau qui lui a été commandé, on ne [peut] contraindre un mari à délivrer le
gueth » 50. Le professeur et avocat Éric Agostini a critiqué cet argument 51 et, plus généralement,
l’invocation du principe de laïcité dans ce cas 52. De nouveaux raisonnements ont été avancés 53.
En faisant fi de l’aspect proprement juridique du problème et en s’attachant à son aspect
pratique, il est évident que les conclusions de la Cour de cassation ne permettent pas de mettre
fin à la situation difficile de la femme à laquelle le gueth n’a pas été remis. Même si les
dommages-intérêts constituent parfois une somme très élevée 54, il semble que les femmes aient
peu encore utilisé ce moyen pour convaincre leur mari de leur délivrer le gueth 55. L’astreinte
constitue à l’inverse un moyen efficace, de même que, dans une moindre mesure, les dommagesintérêts réductibles. Paradoxalement, il existe du point de vue théorique un risque que la
solution des dommages-intérêts soit instrumentalisée par des femmes pour des motifs
pécuniaires alors que, parallèlement, celles qui veulent voir cesser le préjudice qu’elles subissent
n’obtiennent pas satisfaction. La Cour de cassation peut aider à la résolution de ce problème en
renouant avec sa jurisprudence de 1876. En sanctionnant le mari par des dommages-intérêts
réductibles, elle n’use pas d’une astreinte mais d’une quasi-astreinte et permet de donner à la
victime une chance supplémentaire de voir sa situation changer.
En l’état actuel de la jurisprudence, les solutions aux conflits en matière de délivrance du
gueth ne paraissent donc pas entièrement satisfaisantes. Les réponses et les autres propositions
présentées en France et dans d’autres pays permettraient peut-être d’obtenir de meilleurs
résultats.
II – LES AUTRES MODES DE RÉSOLUTION DU CONFLIT
Il existe des points communs entre les propositions françaises et américaines. Toutes deux
prévoient des mesures préventives et des mesures curatives. Le système israélien, pour sa part,
se différencie fondamentalement sur la question de la compétence des tribunaux religieux. Ces
modes de résolution des conflits liés au gueth doivent être exposés de manière à déterminer s’ils
sont réellement efficaces.
A – Les propositions françaises
Dans l’affaire Pariente, l’exposé des faits indique que l’intimé s’est engagé par acte sous
seing privé à épouser civilement Yamina Lelouch. Si cette sécurité s’est avérée insuffisante, le
principe plus général d’un document prénuptial a fait l’objet de propositions. En 1907, le grand
rabbin Joseph Lehmann suggère aux futurs époux de s’engager préalablement à leur mariage à
ne jamais recourir au divorce civil. Cet engagement est inclus dans la ketouba ou contrat de
mariage, par conséquent, en le violant, l’union religieuse est automatiquement annulée ce qui
permet d’échapper à l’obligation de la délivrance du gueth. L’Union des rabbins français reprend
Contra cour d’appel de Rabat, 9 mai 1933, op. cit., p. 125 : « Attendu que l’astreinte a le même caractère que les
dommages-intérêts ; que l’une comme l’autre ont en l’espèce, le même but, soit la réparation d’un dommage (…) ».
50 I. STIBBE, op. cit., p. 133.
51 Cf. la note de É. AGOSTINI sous Cour de cassation (chambre civile), 5 juin 1985, JCP, 1987, II, n. 20728.
52 Cf. la note de É. AGOSTINI, op. cit. et la note du même auteur sous cour d’appel de Versailles, 31 octobre 1994, D.,
1995, p. 246.
53 Cf., par exemple, V. FORTIER, « Le juge, gardien du pluralisme confessionnel », Revue de la Recherche Juridique. Droit
Prospectif, 2006-3, p. 1164-1165.
54 Cour d’appel de Versailles, 31 octobre 1994, op. cit., p. 245. La somme était de 200.000 francs.
55 L’absence de négociation de la part de la femme est peut-être due en France au manque d’informations.
Contrairement aux Français, les Anglo-Saxons ont créé de véritables sites internet dédiés au problème des femmes
agounot, comme, par exemple, www.getora.com. Sur les sites francophones que nous avons visités, nous n’avons
trouvé qu’un seul message d’internaute au fait de la jurisprudence française et conseillant à une femme d’utiliser la
menace des dommages-intérêts pour que son mari récalcitrant lui délivre le gueth.
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la même année le principe d’un mariage à clause résolutoire 56. Toutefois, cette solution n’est pas
adoptée car elle repose sur la validité du mariage sous conditions. Or, celle-ci ne fait pas
l’unanimité parmi les rabbins 57. Le 3 novembre 1929, l’avocat A. Sultan présente un rapport lors
de la constitution de la fédération départementale des associations cultuelles constantinoises
qui s’intéresse à la question du gueth. Il s’agit une fois encore d’insérer une clause spéciale dans
la ketouba. L’idée est repoussée, la clause étant accusée de vicier le mariage religieux 58. Il est
également envisagé des années plus tard d’insérer cette clause non dans la ketouba, mais dans
un document connexe ou encore, de prévoir la remise par l’homme, au moment du mariage, d’un
« gueth anticipé » à la femme qui peut en disposer après la séparation 59. Ces projets ne se
concrétisent toutefois pas 60.
Si ces propositions tentent de résoudre le problème de manière préventive, d’autres
mesures doivent y mettre un terme de manière curative, c’est-à-dire après le prononcé du
divorce civil. En 1900, le consistoire d’Alger menace de priver de tout honneur religieux le mari
récalcitrant, ce qui constitue également une sanction sociale 61. Dans son rapport de 1929,
l’avocat A. Sultan conseille d’établir une règle selon laquelle un homme ne pourrait se remarier
religieusement qu’à condition de prouver qu’il a délivré à sa femme le gueth, « et ce, sous la
forme d’une pièce émanant de l’association cultuelle de la résidence de son ex-épouse » 62. Cette
mesure est adoptée en Algérie. En 1953, Maurice Belicha, président du consistoire d’Alger,
présente un raisonnement basé sur des sources religieuses. Il ne devrait pas, par conséquent,
heurter le judaïsme orthodoxe. Dans un premier temps, il confirme qu’une prescription
mosaïque donne au mari le pouvoir de délivrer ou de ne pas délivrer le gueth – celui-ci ne peut
donc être contraint de le faire. Toutefois, ce faisant le mari commet « un acte méchant » et porte
préjudice à la femme. Or, la loi juive prévoit la réparation du préjudice matériel. Dans ce cas, elle
consiste à donner le gueth. Le mal engendré doit en effet être réparé « même couvert par la
légalité » 63. Le mari sera traduit devant le tribunal rabbinique « pour avoir méconnu la Loi de
Dieu, en ne réparant pas un préjudice dont il a été l’auteur conscient » 64. Le tribunal le
condamnera en conséquence à la suppression de tout honneur religieux durant un temps
déterminé. Si cette peine ne conduit pas à un changement de comportement du mari, il sera
banni de la communauté et « déchu de toute capacité religieuse » 65. Le tribunal se substituera à
lui pour remettre le gueth à l’épouse. Si le raisonnement et la nature de la juridiction sont
différents, cette solution n’est pas sans rappeler, au final, la décision de la cour d’appel d’Alger
du 3 février 1868 qui conclut que l’épouse « sort libre de la maison conjugale, comme si la lettre
de répudiation lui avait été donnée » 66. Un tel arrêt n’avait toutefois été possible que parce
qu’entre 1841 et 1870, les juridictions françaises appliquaient le droit mosaïque aux sujets
G. ATLAN, Les juifs et le divorce. Droit, histoire et sociologie du divorce religieux, Bern, Peter Lang, 2002, p. 216.
Cf. B. S. JACKSON, « Agunah and the Problem of Authority : Directions for Future Research », op. cit., p. 10 et s. En
1933, Lucien KADOUCH reprend la proposition de Joseph LEHMANN dans un ouvrage intitulé Divorce juif et tribunaux
civils français. Solutions les plus récentes de jurisprudence et de doctrine, Thèse, Droit, Dijon, 1935.
58 M. BELICHA, op. cit., p. 17.
59 Ibid., p. 29.
60 À titre comparatif, en 1955, le protectorat marocain fait exception. Les rabbins y prévoient un engagement du mari
à délivrer le gueth lorsque l’épouse est de nationalité étrangère - par exemple, de nationalité française. Bien qu’ils
soient protégés français, les Marocains ne sont pas, en effet, considérés comme des nationaux français par la
jurisprudence. Une « citoyenne » ou une sujette française qui épouse un Marocain se marie donc pour les tribunaux
avec un étranger. Un modèle-type d’engagement est reproduit dans A. ZAGOURI, Le divorce d’après la loi talmudique.
Chez les Marocains de confession israélite et les réformes actuelles en la matière, Tanger, LGDJ, 1958, p. 113-114.
61 Cf. la lettre du président du consistoire d’Alger, Salomon Honnel, au grand rabbin de France Zadoc Kahn, le
17 octobre 1900 citée dans G. ATLAN, op. cit., p. 212.
62 M. BELICHA, op. cit., p. 17.
63 Ibid., p. 33-34.
64 Ibid., p. 37.
65 Ibid.
66 Cour d’appel d’Alger, 3 février 1868, JA, 1868, p. 5.
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israélites 67. Finalement, la solution de Maurice Bélicha ne semble pas avoir été appliquée, mais
elle met en évidence les efforts intellectuels déployés et s’inscrit dans un courant de fond qui
vise à résoudre la question du gueth en s’appuyant sur les sources religieuses 68.
Aux Etats-Unis, et plus spécifiquement dans l’état de New-York, le problème de la femme
agounah a également engendré une série de propositions 69. Souvent proches de celles qui ont
été développées en France, elles se divisent également en mesures préventives et en mesures
curatives.
B – Les propositions américaines
Sur le fond, l’idée d’une clause de sauvegarde dans la ketouba se retrouve également aux
Etats-Unis. En 1939, Juda Leïb Epstein, un rabbin de Brooklyn, membre du Conseil rabbinique
conservateur d’Amérique, avance cette solution 70. La proposition provoque un tollé et est
abandonnée. En 1954 pourtant, l’assemblée rabbinique conservatrice adopte une ordonnance
(taqqanah) 71 présentée par Saül Lieberman selon laquelle une clause pourra être insérée dans le
contrat de mariage. Elle prévoit que les époux s’engagent, en cas de désaccords, à se plier à la
décision du tribunal religieux (Beith din) du mouvement conservateur 72. En 1983, dans l’affaire
Aviztur c. Aviztur, une femme demande à la cour d’appel de l’État de New York d’enjoindre son
mari à comparaître devant le Beith din – ce qu’il refuse de faire – en application de la clause
Lieberman. La juridiction donne raison à l’épouse en comparant la ketouba à un contrat de
mariage. L’arrêt Aviztur c. Aviztur engendre une intense controverse 73. D’une part, il conduit à
de nouvelles propositions : la clause n’est plus insérée dans la ketouba, mais fait l’objet d’un
document à part. La validité du mariage est toujours subordonnée à la délivrance du gueth par le
mari. Dans le cas où le mari ne s’y conforme pas, le tribunal religieux annule rétroactivement le
mariage, la femme n’a donc plus à obtenir le gueth. Ce système a l’avantage d’éviter le recours
aux tribunaux civils 74. Entre-temps d’autres types d’accords prénuptiaux ont été élaborés aux
Etats-Unis dans le même but 75.
L’arrêt Aviztur c. Aviztur aboutit, d’autre part, à la rédaction en 1983 de la section 253 du
« New York Domestic Relations Law » (nommé également « first New York State Get Law ») qui
dispose qu’une juridiction civile de l’État de New York ne peut prononcer un divorce lorsque le
67 Avant le décret Crémieux du 24 octobre 1870, les israélites comme les musulmans étaient des sujets français, mais
non des citoyens. Contrairement à ces derniers, leurs droits politiques étaient réduits et ils conservaient leur statut
personnel particulier, c’est-à-dire qu’ils restaient soumis au droit mosaïque - ou au droit musulman - en matière d’état
et de capacité et, plus généralement, pour tout ce qui concernait leurs relations familiales (polygamie, rupture du lien
matrimonial, etc.).
68 En 1884, Moïse Netter, rabbin de Médéah en Algérie, proposait en s’appuyant sur le Talmud proposait de remplacer
le gueth par le divorce civil. L’idée fut soutenue par le rabbin Michel-Alexandre Weill. Le grand rabbin de France
Lazare Izidor fut sensible à cette proposition et la soumit en 1885 aux autorités rabbiniques étrangères. Parmi elles,
de nombreux rabbins s’y opposèrent farouchement. Cf. G. ATLAN, op. cit., p. 214.
69 Pour une vision générale du problème aux Etats-Unis, cf. Michael J. Broyde, Marriage, Divorce and the Abandoned
Wife in Jewish Law : a Conceptual Understanding of the Agunah Problems in America, Ktav Publishing House, 2001,
p. 43-58.
70 Cité par M. BELICHA, op. cit., p. 19.
71 La taqqanah est « une loi ou ordonnance instituée soit par les sages du Talmud et applicable à tous les Juifs, soit par
les dirigeants communautaires pour les membres de leur communauté (taqqanot ha-qahal), ou par les membres
d’une association pour en régler les affaires internes » (Entrée « Taqqanah », Dictionnaire encyclopédique…, op. cit.,
p. 994). C’est par exemple une taqqanah du rabbin Guershom qui prescrivit que le consentement de la femme était
une condition nécessaire à la rupture du lien matrimonial.
72 Entrée « divorce », Dictionnaire encyclopédique…, op. cit., p. 291.
73 Cf. B. S. JACKSON, « Agunah and the Problem of Authority : Directions for Future Research », op. cit., p. 6, note 23.
74 Cf. I. STIBBE, op. cit., p. 148.
75 Cf. à ce sujet l’article documenté, détaillé et critique de S. METZGER-WEISS sur les types d’accords prénuptiaux (S.
METZGER-WEISS, « Sign at your own risk : the « RCA » prenuptial may prejudice the fairness of your future divorce
settlement », Cardozo Women’s Law Journal, n. 49, 1999, en particulier p. 63 et s.).
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demandeur n’a pas prouvé qu’il n’existait aucun obstacle au divorce religieux 76. En juillet 1992,
un « second New York State Get Law » voit le jour. Dorénavant la section 236b du texte
comporte deux élements qui n’étaient pas prévus par la section 253. Les juridictions n’ont plus
comme seul moyen de pression de différer le divorce civil, elles peuvent également agir sur le
montant de la pension alimentaire et la division des biens 77. De plus, elles ont le pouvoir de
prendre ces mesures même lorsque c’est la femme qui demande le divorce. Le principe général
du « New York Domestic Relations Law » a été repris en Afrique du Sud en 1996 78 et au
Royaume-Uni en 2002 79.
Le système israélien se distingue enfin des exemples français et américains sur la question
de la compétence des tribunaux.
C – Les tribunaux israéliens
En Israël, quel que soit le mouvement auquel appartient un individu (libéral, orthodoxe ou
conservateur), le gueth est obligatoire. Dans un premier temps, un jugement du tribunal
rabbinique ou du tribunal des affaires familiales règle les différents points du divorce (garde des
enfants, partage des biens, etc.). Toutefois, ce n’est pas cette décision, mais la délivrance du
gueth qui engendre le prononcé du divorce. En théorie, le tribunal rabbinique ne peut obliger
l’époux à délivrer le gueth car celui-ci serait alors considéré comme forcé (meoussé). Toutefois, il
fixe une audience de preuve afin d’examiner les motifs du mari au regard de la loi juive. Après
examen, le tribunal a alors le droit d’obliger l’époux à délivrer le gueth ou, à l’inverse, la femme à
l’accepter. Lorsque malgré ce jugement, une partie persiste dans son refus, le procureur général
et le tribunal civil de district peuvent la contraindre. Les autorités de l’État n’agissent qu’à
condition que les tribunaux rabbiniques aient conclu que le mari ou la femme devaient être
contraints à délivrer ou à recevoir le gueth 80. Il faut noter que déjà à l’époque talmudique, il était
établi que les tribunaux rabbiniques étaient compétents dans certaines circonstances pour
obliger le mari à donner le gueth par tous moyens jusqu’à ce qu’il dise « je veux divorcer d’avec
ma femme » 81.
Les sanctions ordonnées sont pour la plupart économiques. Le permis de conduire peut
être suspendu, le passeport confisqué, le compte en banque gelé ou l’accès à certaines fonctions
interdit 82. D’après les statistiques transmises par les tribunaux rabbiniques en janvier 1998, des
sanctions ont été prises cent six fois en trois ans. Elles n’ont atteint le but imparti (la délivrance
du gueth) que dans quarante-trois cas 83. L’emprisonnement est rarement appliqué (deux cas par
an) 84. Cette constatation s’explique par le fait qu’au fond les rabbins ne sont pas insensibles aux
Au Canada, une mesure proche est adoptée en 1990. Le juge peut refuser de prononcer le divorce civil lorsqu’il y a
un empêchement au remariage d’un individu. D’abord appliquée en Ontario et au Québec, cette loi a ensuite été
étendue à l’ensemble du pays.
77 Y. BREITOWITZ, « Domestic relations law 236b : a Study in Communications Breakdown », op. cit. Il existe une
controverse au sein des autorités rabbiniques dans ce cas. Certaines reconnaissent la validité du gueth, tandis que
d’autres affirment qu’il s’agit d’un gueth « forcé » (ibid.).
78 B. S. JACKSON, « Agunah and the Problem of Authority : Directions for Future Research », op. cit., p. 72.
79 Cf. le texte dans I. STIBBE, op. cit., p. 97, note 30.
80 Cf. ibid., p. 138-139.
81 Entrée « divorce », Dictionnaire encyclopédique…, op. cit., p. 290. La formule utilisée permet d’affirmer qu’il y a
volonté du mari, alors que ce dernier est contraint. Il faut noter que d’après S. TIBI, au début du XXe siècle, en Tunisie,
le tribunal rabbinique n’hésitait pas à incarcérer l’époux pour le convaincre de délivrer le gueth (S. TIBI, Le statut
personnel des israélites et spécialement des israélites tunisiens, Tunis, Maison française d’éditions et de publications
Guenard et Franchi, 1923, t. 3 (quatre tomes en un volume), p. 80).
82 B. S. JACKSON, « Agunah and the Problem of Authority : Directions for Future Research », op. cit., p. 6, note 25.
83
S. DANIELS, « A chained woman », Sivan, Vol. 55, n. 41, 6 juin 2003 (disponible sur
http://www.jewishaz.com/jewishnews/030606/chained.shtml).
84 D’après Soriya DANIELS, « l’emprisonnement est rare parce que, dans la pratique, le couple a été séparé depuis au
moins sept ans ; en plus de quoi la femme doit prouver que le mari est impuissant, homosexuel ou violent. D’après
l’International Jewish Women’s Rights Watch, huit maris récalcitrants sont aujourd’hui en prison en Israël pour avoir
refusé à leurs femmes le gueth » (ibid.). B. S. JACKSON indique que l’emprisonnement n’est pas toujours efficace. En
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conséquences de la contrainte sur le gueth qui pourrait être considéré comme forcé. De surcroît,
ils considèrent que leur mission est avant tout une mission de réconciliation du couple plutôt
que de séparation 85, ce qui explique qu’ils octroient le plus souvent une seconde chance au mari
en cas d’adultère ou de violence domestique à condition qu’il exprime des remords et qu’il ne
soit pas récidiviste 86.
Finalement, la comparaison entre la France, les Etats-Unis et Israël démontre qu’il n’existe
pas de modèle en matière de refus de délivrance du gueth. Chaque système a ses failles
théoriques et/ou pratiques. En outre, même si elles étaient parfaitement efficientes, certaines de
ces solutions ne pourraient être appliquées en France en raison du strict principe de laïcité. Il
faut toutefois remarquer que l’utilisation d’accords prénuptiaux, écartée dans un premier temps
en France et aux Etats-Unis puis adoptée dans ce dernier pays, bénéficie actuellement d’un
certain consensus. Cette solution préventive a récemment été évoquée en France 87. Une
résolution religieuse de la question serait particulièrement appréciable à un moment où la
jurisprudence semble vouloir s’en désengager 88.
CONCLUSION
La première partie de cette étude a permis de mettre en évidence l’évolution des solutions
jurisprudentielles françaises concernant le refus de délivrance du gueth. Contrairement à ce qui
a pu être affirmé, la Cour de cassation ne s’est pas prononcée pour la première fois en 1972 sur
cette question, mais en 1876. Elle refusait de casser l’arrêt de la cour d’Alger, ce qui ne doit pas
étonner dans la mesure où la jurisprudence coloniale a anticipé les décisions plus
contemporaines. En ce sens, elle a joué un rôle de laboratoire juridique ou d’anticipation du
droit. Il serait pourtant imprudent d’affirmer sans preuves formelles que cette jurisprudence a
influencé les solutions métropolitaines récentes. Toutefois, un fait demeure certain : une partie
de la doctrine en a connaissance. Ainsi, plusieurs décisions des juridictions coloniales sont citées
en note sous les jugements du tribunal de Metz du 27 avril 1955, du tribunal de la Seine du 22
février 1957 89, du tribunal de Grenoble du 7 mai 1958, et sous l’arrêt de la cour d’appel de Paris
du 4 février 1959 90. Cette anticipation de la part des juridictions ultramarines concerne la
qualification de l’acte et les sanctions. Parmi les sanctions imposées au mari récalcitrant,
l’astreinte est sans doute la plus efficace, mais elle a été abandonnée par la Cour de cassation en
1982 au profit des dommages-intérêts car elle était en contradiction avec la liberté de
conscience. D’un point de vue pratique, les solutions jurisprudentielles ne sont donc pas
entièrement efficaces dans la réparation du préjudice, ce qui conduit à se demander si d’autres
solutions sont envisageables.
Certaines des solutions mises au point aux Etats-Unis et en Israël sont impossibles à
appliquer en France en raison du principe strict de laïcité. De plus, elles ne constituent pas des
modes de résolution du conflit entièrement efficaces. Malgré ces différences de fond, les trois
nations se rejoignent parfois. Ainsi, la condamnation du mari par les juridictions civiles à des
effet, dans une affaire célèbre une femme dut attendre que son mari meure en prison pour être « libre ». Son attente
avait duré trente-deux ans (B. S. JACKSON, « Agunah and the Problem of Authority : Directions for Future Research »,
op. cit., p. 6, note 25).
85 Cette préoccupation se retrouve également dans la religion musulmane puisque le Coran a instauré de nouvelles
règles concernant la répudiation afin que le mari ait du temps pour reconsidérer sa décision avant qu’elle ne soit
définitive.
86 S. DANIELS, « A chained woman », op. cit. et S. METZGER-WEISS, op. cit., p. 58, note 47.
87 Cf. la proposition en ce sens de l’association « Paroles de femmes » au président du consistoire de Paris, Joël
MERGUI (www.parolesdefemmes.org).
88 « Considérant que la demande relative au gueth est de nature religieuse et ne peut être appréciée par la justice
civile française soumise à ses obligations de laïcité » (Cour d’appel de Paris, 19 décembre 2007, JCP, IV, 1330).
89 Cf. tribunal civil de la Seine, 22 février 1957, GP, 1957, I, p. 247. Il est également fait référence dans cette note de
l’arrêt de la Cour de cassation de 1876.
90 Note sous tribunal civil de Metz, 27 avril 1955 ; tribunal civil de Grenoble, 7 mai 1958 ; cour d’appel de Paris, 4
février 1959, op. cit., n. 11632.
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dommages-intérêts est pratiquée en Israël 91 et aux Etats-Unis 92, même si elle reste
exceptionnelle. De surcroît, l’instauration d’accords prénuptiaux qui existent déjà dans ces deux
pays est débattue en France. Au-delà de cette mesure préventive, une solution religieuse globale,
par l’intermédiaire d’une taqqanah audacieuse, constituerait une issue heureuse, mais elle se
heurte à la difficulté d’obtenir un consensus parmi les rabbins conservateurs et orthodoxes 93.
91 Plus étonnant, le juge à la Jerusalem Family Court, Ben-Zion Greenberger a, par une décision du 23 janvier 2001,
condamné un mari récalcitrant à des dommages-intérêts, notamment pour avoir provoqué chez sa femme un état de
« détresse émotionnelle ». Il a plus généralement considéré que la position de la agounah était contraire à
l’autonomie, à la dignité et à la liberté de la femme. La décision est disponible sur
internet : www.legalaid.org.il/judgement.htm.
92 En avril 2001, la Cour suprême de New York condamna un mari qui ne délivrait pas le gueth pour avoir occasionné
chez sa femme un état de « détresse émotionnelle » (« emotional distress »). Cf. S. DANIELS, op. cit.
93 L’International Council of Jewish Women (ICJW) a encouragé en 2006 le grand rabbin Amars à organiser une
conférence réunissant des rabbins de différentes parties du globe afin de résoudre le problème des agounot. Mais elle
a été annulée au dernier moment, apparemment sous la pression de cercles ultra-orthodoxes. Cf. « Aufstand
ultraorthodoxer Rabbiner », Tachles das jüdische wochenmagazin (article disponible en ligne sur le site de
l’association « Paroles de femmes »).
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