I just don`t like Mondays
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I just don`t like Mondays
Wrath Une Nouvelle de lise marie jaillant Lundi 13h-15h : Maths “I just don’t like Mondays” Brenda Spencer Prune se leva lentement. Elle remonta son col roulé pour cacher le bouton sur sa joue droite. Son corps se réveillait, devenait horriblement présent : ses seins, ses fesses, ses jambes, ce tas de membres immondes, boiteux, mal articulés. Elle repoussa sa chaise et s’avança vers le tableau. Même sa démarche lui sembla bizarre, encore plus empotée que d’habitude. À mesure qu’elle avançait, son apparence extérieure se liquéfiait, sa tête se remplissait de murmures hostiles, de moqueries potentielles. Elle monta sur l’estrade, fixa le tableau et se retourna. Toute la classe la regardait. Benjamin Poirier cria : « Allez Beetlejuice, on se réveille ! » Sa voisine pouffa en gardant les lèvres fermées, pour cacher les éclats métalliques de son appareil dentaire. Des rictus mauvais apparaissaient au coin de toutes les bouches. Même le prof esquissait un sourire. Ils attendaient du spectacle ! Qu’elle s’effondre ! Qu’elle pleure peut-être ! Prune baissa les yeux et releva les manches de son pull. Elle sortit délicatement le cutter de sa poche et le fit glisser au creux de sa main droite. M. Loignont commençait à perdre patience : « Si vous n’avez pas fait l’exercice, autant le dire tout de suite ! Vous nous faites perdre notre temps ! ». Une ride de contrariété se creusa sur son front. Prune le fixa de son regard le plus vide. Quelques secondes s’écoulèrent. On entendit des ricanements gênés au fond de la classe. Prune détourna enfin les yeux et tendit le bras gauche. D’un geste brusque, elle entailla largement l’avant-bras. Un peu surprise par la douleur, elle ferma les yeux, puis les rouvrit. Un filet rouge s’écoulait sur le cahier d’absences. Un par un, les noms des élèves disparaissaient sous le sang. Lundi 11h-12h : Français « Vous pouvez faire mieux, Prune, c’est très décevant », lui dit Mme Lheureux en lui rendant sa copie maculée de rouge. Prune jeta un coup d’œil à la feuille et se cacha la tête entre les mains. 6 ! Comment pouvait-on oser lui mettre 6 à une dissert ? Sur Phèdre en plus ! Sur la Scène IV qu’elle connaissait par cœur ! Mes crimes désormais ont comblé la mesure. Je respire à la fois l'inceste et l'imposture. Mes homicides mains, promptes à me venger, Dans le sang innocent brûlent de se plonger « Tu n’as pas bien compris le texte. N’oublie pas que Racine est un dramaturge classique. Phèdre exprime sa douleur d’une façon rationnelle, mesurée et cohérente », avait écrit la salope. Une bouffée de haine envahit Prune. Phèdre, rationnelle ! Vouloir éventrer son beau-fils, se baigner les mains de son sang, le jeter aux bêtes sauvages ! Dans le genre mesuré, ce n’était pas mal ! Qu’est-ce que la pauvre Phèdre aurait dû faire pour être vue comme folle ? Se crever les yeux et s’offrir au premier esclave venu ? S’arracher la tunique et se lacérer les seins devant Hippolyte, façon péplum années 1950 ? Bullshit, tout ça. Phèdre était la démesure personnifiée, la douleur brute et sans porte de sortie. Un frisson d’émotion traversa Prune. Elle comprenait Phèdre, elle l’aimait ! C’était le role model par excellence. Venger son martyr par un acte flamboyant et odieux, voilà ce qu’elle voulait faire. — Tu as compris tes erreurs ? dit Mme Lheureux en se penchant sur son épaule. — Oui, j’ai manqué de rigueur dans mon analyse… fit Prune avec un grand sourire. — Tout à fait ! Tu t’es laissée entraîner par le texte. Le but d’un commentaire, c’est de dépasser le premier niveau de compréhension. Ce n’est pas parce que Phèdre paraît excessive qu’elle l’est. Il faut nettoyer la rhétorique comme disait Barthes… Mme Lheureux marqua une pause, comme si elle réfléchissait à une citation. « Enfin bon… L’essentiel est que tu fasses mieux la prochaine fois », dit la pétasse en tapotant des doigts sur la table. Tout en rangeant ses affaires, Prune médita sur la noirceur de l’époque. Les années 00 étaient nihilistes par essence, douloureuses et sans avenir. Quel contraste avec l’espoir des Trente Glorieuses ! L’invention du Prozac ! La bombe H comme solution ultime ! Quelle époque grandiose, qui avait inventé la plaie et le couteau, la dépression et l’anéantissement collectif ! Aujourd’hui, les anti-dépresseurs ne suffisaient plus à canaliser la douleur. Pire, les armes de destruction massive n’avaient jamais existé, tout le monde en était conscient. La bombe atomique n’était qu’une arnaque géniale, destinée à regonfler le moral de populations en fin de course. Vous en chiez, vous êtes malheureux MAIS la fin est proche ! Bientôt l’explosion finale, le jugement ultime ! Bien sûr, à défaut de bombes, on pouvait toujours compter sur les Arabes fanatiques pour anéantir New York City. Les Américains se rattachaient passionnément à cet espoir suicidaire : pitié encore une attaque ! Mais les Arabes, c’était comme la bombe H : une lueur passagère dans un ciel noir. Non, décidément, l’époque était glauque. Pas de voie de sortie grandiose par l’explosion finale. Lundi après-midi L’aiguille rentrait et ressortait de la chair. Le mouvement régulier aurait pu durer des heures. Prune regardait ça avec un détachement satisfait. De temps en temps, l’infirmière levait les yeux et lui jetait un regard mauvais. C’était une grosse bonne femme, avec une peau luisante et rougeaude. Prune lui fit un sourire. La matrone enfonça plus profondément l’aiguille, comme si elle voulait déchirer la plaie, l’agrandir plutôt que la recoudre. Prune ne ressentait plus aucune douleur, elle avait fait ce qu’elle devait faire. Elle savait qu’un jour, elle serait capable de s’arracher la peau, de se brûler vive, de se couper un membre peut-être. S’ouvrir le ventre devant un public de militaires, d’autres l’avaient fait avant elle. Il fallait qu’elle trouve autre chose, l’apothéose du gore, « Stigmata », « Scream », « Souviens-toi l’été dernier », tout ça passé au mixer. Qu’il ne reste que des lambeaux de chair pendants, des confettis de peau et d’organe. Du sang partout. Laisser une image d’elle comme un corps désarticulé, le cerveau ouvert, le corps brûlé, un tas d’organes désarticulés et immondes… Le regard de l’infirmière se faisait plus vicieux, elle approchait de la fin, la plaie allait être recousue. Elle tira un grand coup pour resserrer le nœud. Les lèvres de Prune se figèrent dans un sourire crispé. La grosse creusa sa ride entre les sourcils. — Ce n’est pas très malin, ce que tu as fait. Prune ne répondit rien. — Ça aurait pu s’infecter en plus. Quand on a la chance d’avoir un corps en pleine santé, on en prend soin ! Et visiblement, ce n’est pas la première fois que tu fais ça… Tu as pensé aux cicatrices que ça va laisser ? Prune se taisait toujours. La voix se fit plus maternelle. — Tu sais, il faut que tu apprennes à t’aimer. Si tu n’aimes pas ton corps, personne ne t’aimera… Prune regarda par la fenêtre. L’infirmerie occupait un bâtiment décrépi, style manoir gothique à l’écart du terrain de sport. Même pour un mois de janvier, la journée était glaciale. Le sol était recouvert de fins cristaux blancs. Prune reconnut des élèves de première ES qui couraient en petits groupes autour du stade. Pour l’endurance, les garçons et les filles étaient mélangés. Ils trottinaient serrés les uns contre les autres, en pulls et avec des gants. Le tableau était charmant : ces adolescents unis par l’amitié, courant ensemble, se dépassant dans l’effort. On aurait dit le Téléthon. Prune serra les dents. Elle aurait donné n’importe quoi pour avoir un FR-F6. Les shooter un par un, discrètement, depuis la fenêtre de l’infirmerie. Depuis qu’elle avait vu « Bowling for Columbine », elle ne pensait qu’à ça. Michael Moore avait déclenché une vocation. Le premier school shooting français ! Être l’Ange exterminateur, l’agent de l’Apocalypse ! Elle sentit l’infirmière lui secouer le bras. — Il faut que tu fasses un effort ! Que tu arrêtes de te renfermer sur toi-même… Que tu t’ouvres aux autres, un peu ! La matrone s’arrêta, essoufflée. Prune remarqua que ses joues étaient devenues rouge vif. Un téléphone dans le couloir se mit à sonner. — Tu ne bouges pas, d’accord ? Je reviens dans cinq minutes. Prune hocha la tête. Voilà ce qu’il fallait faire : recréer l’ambiance idyllique de l’aprèsColumbine. Ces adolescentes blondes, grandes, en parfaite santé, les produits les plus purs de l’Amérique, ces rescapées, en pleurs, se cajolant, s’embrassant. Les Françaises étaient un peu moins mignonnes, mais ça ferait l’affaire. Prune eut un frisson d’excitation. Ce qu’il aurait fallu, c’est que quelqu’un s’en charge pour elle, un sniper, un Serbe si possible. À la limite un Tchèque ferait l’affaire. Ça pullulait dans le lycée, depuis le jumelage « Ivry- Kutná Hora ». Ils cachaient probablement des Bazoukas à l’internat. Quand même, c’était un peu dommage de déléguer le shooting. Mais au moins, elle serait au cœur de l’action, au milieu du terrain de sport, à attendre le carnage. Elle courrait aider les rescapés, elle les verrait cracher du sang. Leur corps mutilé pendrait entre ses bras. Elle mettrait les doigts dans leurs entrailles. Et elle serait à l’origine de tout ça ! Elle aurait eu un impact sur le monde. Le seul problème d’un tel scénario, et c’était un gros problème, c’est qu’elle ne serait pas la STAR de l’événement. Les journalistes parleraient de l’enfance de Vojtech Peroutka, de la mafia tchèque, de la poudrière des Balkans, des Tchéchènes et autres conneries. Et une fois encore, elle resterait dans l’ombre. Prune décida de rentrer chez elle, en priant pour que personne n’ait prévenu sa mère. Elle entrouvrit la porte, vérifia que l’infirmière n’était pas dans les parages et se dirigea tranquillement vers la sortie. Elle lança un CD de Marilyn Manson dans son Discman. « This is the last day on earth… ». Jamais la voix de l’Antéchrist ne lui avait semblé si puissante, si sensible. « This is a perfect world, a world that threw me away today… » La maison était vide. Sa mère allait probablement rentrer vers 18h. Elle travaillait comme secrétaire dans un cabinet médical au centre d’Ivry. C’était une chance d’avoir trouvé ce job, d’éviter Paris et les trois heures de transport aller-retour. Prune décida de savourer les deux heures de tranquillité qui lui restait avant le retour de sa mère. Elle ouvrit un grand bac de glace à la fraise et l’entama gaiement, mangeant à même le pot. Après, elle s’enferma dans sa chambre pour écouter son vieux CD des Smashing Pumpkins. « The tragedies reside in you, the secret sights hide in you… » L’espace d’une ou deux minutes, Prune fut bien. Les hurlements de Billy Corgan l’apaisaient. Elle aurait voulu vivre dans cet univers qu’ouvrait Bodies, un monde dur, de souffrance et d’immense joie. Elle remit la chanson au début et alla dans la salle de bains. Les lames de rasoirs brillaient sous la lumière. Elle les désinfectait toujours après s’être coupée. Elle releva ses manches et observa sa nouvelle plaie. Les fils sillonnaient la cicatrice, sur un ou deux centimètres. Elle appuya un peu sur la peau violacée. C’était fascinant : sa première cicatrice avec des points de suture ! Les autres traces rouges faisaient amateur en comparaison. Prune était quand même contente du design général. Les cicatrices les plus anciennes étaient de simples rayures sur la face antérieure de l’avant-bras. « Des trucs de pré-pubère », pensa Prune. Les deux MM entrelacés lui plaisaient nettement plus. Ça lui donnait l’impression d’être liée à Manson, d’avoir avec lui une relation secrète, probablement unilatérale mais néanmoins forte et indestructible. « The empty bodies stand at rest, casualties of their own flesh… » hurlait Corgan. Bien sûr, il y avait aussi les initiales de Xavier Polin sur le biceps. Celles-là, elle aurait donné n’importe quoi pour les supprimer. Dire qu’elle avait été passionnément amoureuse de ce type ! Elle lui avait même demandé son signe astrologique, pour vérifier la compatibilité. Normalement, les Poissons sont irrésistiblement attirés par les Béliers. Peut-être que Xavier Polin ne savait pas qu’elle était Bélier, c’est pour ça qu’il était resté insensible à son charme… Prune retourna dans sa chambre pour relire son horoscope dans « Super » : « La traversée du désert est finie ! Tu es sur le point de trouver chaussure à ton pied. Ouvre ton cœur à de nouvelles rencontres sans te prendre la tête ». Prune resta perplexe. Ça lui rappelait le catéchisme, quand on lui disait d’ « ouvrir son cœur pour accueillir l’amour du Christ ». Peut-être que c’était la même chose avec les boyfriends, qu’il fallait être prête à recevoir leur Amour. S’habiller sexy, se mettre du gloss et du mascara, c’était sûrement des moyens pour ouvrir son cœur. À moins que ça soit plus spirituel : avoir confiance en soi, rayonner de bonheur, et autres conneries. Elle jeta le magazine dans un coin et sortit son vernis à ongles. Depuis que le beau-père de Prune avait trouvé une petite télé d’occasion, on mangeait en regardant les infos. Jean-Michel tenait à se tenir au courant de l’actualité. Il avait lu « Sociologie et business », et depuis, il savait qu’un chef d’entreprise doit repérer les grandes évolutions sociétales pour pouvoir conquérir de nouveaux marchés. Auparavant, c’était plus simple : il suffisait de fabriquer les croquettes pour clébards, de les livrer à Carrefour et d’attendre que le profit tombe. Mais c’était avant que le business devienne intelligent. « Les entrepreneurs d’aujourd’hui sont des intellectuels », aimait à répéter Jean-Michel en se caressant la barbe d’un air satisfait. Il avait même embauché un chef de projet pour s’occuper des « perspectives évolutionnistes du marché de l’alimentation pour animaux de compagnie ». Le type devait compiler des articles du type « Johnny Hallyday et son berger allemand », pour connaître l’attitude des leaders d’opinion vis-à-vis des croquettes. D’une certaine façon, la télé était un soulagement. Jean-Michel fixait l’écran, une main tenant sa fourchette, l’autre posée sur son gros bide. La mère de Prune était perpétuellement claquée à cause de son problème à la thyroïde. Ou alors elle avait mal aux jambes, au dos, à la tête. Elle commençait à avoir des bajoues, ses rides se creusaient. La dégradation de son corps n’aurait pas de fin. Chaque fois que Prune la regardait, elle avait une terreur secrète de devenir comme ça, une vieille femme, usée, aigrie. Juste avant de servir le plat principal, la mère de Prune éteignit la télé. Jean-Michel émit un grognement de mécontentement. — Deux minutes, j’ai quelque chose à dire à ma fille. Prune sursauta. — Le lycée a appelé au cabinet médical tout à l’heure, dit-elle de sa voix fatiguée habituelle. Je ne te demande qu’une seule chose… Elle marqua une pause. Prune retint sa respiration. « C’est de ne pas tourner comme ta sœur. J’en mourrais. » Elle baissa les yeux et prit son air de martyr. Cécile, la sœur de Prune, avait redoublé sa Première. Elle avait toutefois rattrapé cette catastrophe en rentrant à Sciences-po. Ce n’était pas Polytechnique, mais enfin, il ne fallait pas trop en demander à cette pauvre fille. — Qu’est-ce qu’elle a fait, encore ? demanda Jean-Michel, sortant enfin de sa torpeur intellectuelle. La mère de Prune se contenta de rallumer la télé. Pendant le reste du repas, Prune essaya de penser à Marilyn Manson : « Yesterday, I was dirty, wanted to be pretty… » Très tôt, elle avait compris que tout serait merdique comparé à la musique. Quand elle appuyait sur la touche « play » de son Discman, un univers s’ouvrait. Le monde dans lequel elle était née était étroit, mauvais et sans avenir. Un monde sans aucune grandeur, sans aucune possibilité de transcendance. Au fond, même la musique ne pouvait rien pour combler le vide. — Ah non, pas encore ce programme crétin… Reste sur la 3, ça va être la météo, dit la mère de Prune en se saisissant de la télécommande. Prune se mordit la lèvre inférieure. Ce n’était quand même pas de sa faute si elle ne supportait pas toute cette crasse. Et elle devait se les taper tous les jours ! Ses parents, son beau-père, les gens de sa classe, toutes ces merdes pathétiques qui faisaient son quotidien, qui faisaient sa vie. — Au fait, tu veux organiser une fête pour ton anniversaire ? Jean-Michel se tourna vers elle avec son sourire des bons jours. — Euuh…Bof…C’est que… Prune gratouilla le fond de son assiette avec son couteau. — Tu sais bien qu’elle n’a pas d’amis, arrête de l’embêter avec ça, fit sa mère en haussant les épaules. Le regard que lui jeta Prune contenait toute la haine dont elle était capable. La vieille pute, qu’est-ce qu’elle croyait ? Qu’elle n’était pas capable de se faire des amis ? Il aurait suffi qu’elle s’achète un jean Miss Sixty et qu’elle fume des joints comme tout le monde. Les pauvres crétins de son âge n’avaient qu’une ambition : s’intégrer, se faire accepter par un groupe supposé supérieur et populaire. Elle au moins était individualiste ! Elle voulait être unique, pas appartenir à un troupeau de semi-retardés. Le téléphone sonna. Prune se rua dessus pour répondre. C’était sa sœur. — Cécile, tu devais venir manger à la maison ce soir, fit Prune de sa voix la plus larmoyante. — Je sais, je sais…Mais là, franchement, ça ne va pas être possible. Trop de boulot.J’en ai minimum jusqu’à minuit. On entendait un fonds de techno derrière. — Tu viens demain, alors ? demanda Prune. — Pfff…écoute, on verra. Tu ne veux pas plutôt venir à Paris ce week-end ? — Non, je voulais te voir aujourd’hui, c’était urgent, dit Prune en baissant la voix. — Qu’est-ce qui ne va pas, encore ? — Oh, rien, je me suis juste ouvert les avants-bras en classe cet aprèm’, c’est à peu près tout. Ah si…j’ai eu un 6 à ma dissert sur Phèdre. Prune entendit sa sœur soupirer. — Écoute, dit Cécile d’une voix lasse, j’en ai un peu marre de tes chantages à deux balles. Tout ce que tu cherches, c’est que les gens te remarquent. Fais du théâtre, ma poule ! — Tu n’as que ça à me dire ? — Non, fais toi des amis aussi ! Quand tu arrêteras de penser uniquement à toi, ça sera peut-être plus facile. Tu vois ce que je veux dire ? Prune se mit à sangloter. — Allez, ma poule, je ne voulais pas faire de la peine, dit Cécile. Juste, arrête de te prendre la tête. Tu es au mauvais âge, c’est tout. Après, ça s’arrange. Prune colla un mouchoir sur ses yeux et renifla un grand coup. Elle resta silencieuse. — Ça va, ça va…fit Cécile au bout de quelques secondes. Je viens te voir demain. OK ? Comme ça, on pourra parler ensemble. Ça te va ? — Super, fit Prune en raccrochant. Elle se moucha et retourna s’asseoir à table. Ce soir-là, 58 400 foyers d’Île-de-France regardèrent les infos régionales sur la 3. La chambre de Prune occupait l’ancien grenier. L’hiver, c’était un peu humide. Mais Jean-Michel avait installé un Velux. C’était ce qu’il avait de mieux dans la vie de Prune. Elle aimait regarder les constellations d’étoiles pour deviner son avenir. Parce que les horoscopes dans les magazines, tout compte fait, mieux vaut ne pas s’y fier. Comme chaque fois qu’elle était vraiment déprimée, Prune s’efforça de penser à autre chose. Elle ressortit son numéro de « Super ». Le sommaire s’annonçait des moins alléchants. Elle passa rapidement sur Mario serial kisser , « jeune lover de 18 ans qui nous fait fondre avec son tube torride Let me love you ». Yeah, right. En fait, elle avait acheté le journal UNIQUEMENT pour l’interview de Skye Sweetnam, « Britney Spears en version rock n’roll ». « Il y a pleins de beaux gosses dans les aéroports », affirmait la donzelle. Prune pensa qu’elle pourrait faire ça, ce week-end, aller à Orly et faire du repérage de beau mâle. Et puis, elle pensa que non, elle n’était pas du genre à aborder des garçons dans la rue. Ça n’avait pas beaucoup d’intérêt, de toute façon. Elle préférait encore être seule. Elle en était encore au début de l’interview quand elle entendit son portable sonner. Ça l’étonna un peu : à part Cécile, personne ne l’appelait jamais. « Numéro caché » : c’était probablement un débile de sa classe qui voulait faire une blague. Elle laissa passer trois sonneries puis elle se décida à décrocher : — Prune, c’est toi ? fit une voix aiguë de femelle. — Euuuh… C’est qui ? — C’est Eugénie Solivot… Prune eut un instant d’écœurement : pourquoi fallait-il qu’une grue pareille l’appelle ? Déjà, de la voir parader toute la journée, entourée de sa cour de fidèles… — Écoute, Prune, je voulais juste savoir si tu allais mieux… — Oui oui, ça va, grogna Prune en pinçant la peau près de sa nouvelle coupure, celle qu’elle s’était faite en rentrant du lycée. Quelques gouttes de sang perlèrent à la surface. Elle les étala sur l’avant-bras. — Je sais que je n’ai pas toujours été sympa avec toi… Je voulais juste… Enfin, voilà, si je peux t’aider ou quoi que ce soit, n’hésite pas, fit Eugénie d’un ton doucereux. Prune l’imagina en train d’enrouler une de ses mèches blondes du bout du doigt. — C’est pour ça que tu m’appelles ? dit-elle en tirant un peu sur le fil de suture de sa plaie. — Oui, enfin… J’ai pensé que peut-être tu te sentais seule et que tu voulais parler à quelqu’un… — Admirable, murmura Prune en continuant à tirer sur le fil. Elle abandonna, ça devenait trop douloureux pour elle. — Pardon ? — Je disais que je trouve ça admirable, que tu t’intéresses à moi alors que tu es si populaire… — Oh, pas tellement que ça, protesta la pétasse. — Et avec tellement de succès auprès des garçons. Tout en gardant des notes satisfaisantes, des activités extrascolaires, un mode de vie équilibré, des projets pour l’avenir… Non, vraiment, c’est admirable de ta part. Tendre la main aux plus faibles, aux plus laids, aux plus disgraciés… Chercher à les aider ! C’est sublime ! Prune avait effroyablement chaud tout d’un coup. Elle s’éventa avec son magazine, sans grand succès. — Euuh… oui, enfin, je fais ce que je peux…dit Eugénie, un peu gênée. — Tu peux être fière de toi ! Rien que de t’avoir parlé pendant deux minutes, je me sens mieux ! fit Prune, qui sentait maintenant ses joues brûler et la sueur couler de son front. — OK… Bon, on se voit demain, d’accord ? dit Eugénie avant de raccrocher. Sale pute, murmura Prune. Elle resta quelques minutes immobile sur son lit avant de jeter son Motorola par terre. L’appareil s’ouvrit en deux. Plus d’emmerdeur ce soir, au moins. Elle alluma son ordinateur, puis lança AOL. La page de son blog s’afficha en écran d’accueil. Une jolie fleur, une ancolie, décorait le coin gauche de l’écran. Le dernier message qu’elle avait posté remontait à hier : Relief Tomorrow’s gonna bleed to death, When I open my own body, I hold my heart and squeeze it It’s juicy and full of life Full of hate and contempt. Aim high and keep trying Squeeze harder and hate yourself Maybe in a long time You’ll be relieved from my pain Calm down, breathe and smile, You’ll soon be loved and happy Open your arms and keep smiling Your death will be painless. Prune se couvrit la tête de ses mains. Comment avait-elle pu écrire une merde pareille ? Bon, d’accord, c’était en anglais mais quand même… Le pire, c’est que 26 visiteurs avaient lu ça depuis hier ! 4 commentaires avaient même été postés : « en fait c bô » (Amos, le 22/01/05 à 22h30), « c laid » (Leen, à 23h02), « Hot hot hot » (SuperMario, à 23h14), « yes bravo de toute façon ici tout le monde est en train de mentir ! La magie du net ! » (Titomtom, 23h45), « Je te comprends » (Inka, le 23/01/05 à 03h54). Une vague nausée monta à la gorge de Prune. Elle s’enfonça les ongles dans la paume et rouvrit son magazine. Skye Sweetnam disait qu’elle se sentait incomprise par tout le monde, sauf par Britney qui est « adorable et très professionnelle ». Prune détacha le poster au centre du magazine : le corps magnifique de Skye s’étala sur son bureau. Elle regardait l’objectif d’un air sexy, les deux mains plaquées sur les hanches. Ses lèvres ourlées étaient rehaussées de Juicy tube rouge framboise à paillettes. Son pantalon moulant laissait deviner un string noir. Et cette fille n’avait que 16 ans ! Le même âge que Prune ! Elle faisait des tournées mondiales, elle donnait des interviews dans les bars-lounge du Hilton ou du Lutetia. Elle était aimée, désirée, plus que n’importe quelle femme normale ne l’est dans toute une vie. Le pire, c’est qu’elle le méritait : elle incarnait la sensualité la plus troublante, la plus irrésistible qui soit. Il y avait dû y avoir une erreur, quelque part. À 13 ou 14 ans, Prune avait accepté provisoirement son sort. Certes, elle était moche, coincée, et persécutée par les cons de sa classe ; sa sœur, qui venait d’avoir 19 ans, collectionnait les admirateurs ; sa mère venait de se remarier à Jean-Michel. Mais cette situation a priori intenable, Prune l’avait endurée en serrant les lèvres. Pendant trois ans, elle avait attendu que son destin se réalise. À 16 ans, sa vraie vie allait commencer. Comme dans « Another Teen movie », elle serait l’ « ugly-pretty girl » : la mocheté qui enlève ces lunettes, qui met une robe moulante et hop, magie, devient une bombe sexuelle. Mais elle devait mériter sa nouvelle vie de sex symbol, elle devait tenir, endurer toute cette souffrance. Même Cécile en avait bavé au collège, c’est ce qu’elle lui avait dit, qu’elle ne revivrait cette période pour rien au monde, qu’elle préférait encore mourir. Sauf qu’elle, à 16 ans, elle avait son premier copain, elle commençait à s’en sortir. Prune, c’était plutôt le contraire. Sa vie était devenue encore plus catastrophique, même si c’était difficile à imaginer. Au moins, avant, elle n’essayait pas de se maquiller, de s’habiller bien, d’avoir confiance en elle et autres conneries des magazines féminins. Elle avait fait tout ce qu’il faut faire, le khôl sous les yeux mais discret, le gloss mais pas trop, la jupe, oui mais pas trop courte. Les regards aux garçons, sexy sans être putasse. Les tentatives de raccrochement vers les groupes de filles hype du lycée. Mais au fond, c’était foutu d’avance : elle resterait Prune, la pauvre débile qu’on emmerde, le « boudin-Beetlejuice » comme disait Benjamin Poirier. Plus que les moqueries, ce qui l’humiliait, c’était d’avoir quémandé leur reconnaissance, de s’être abaissée à ce niveau. Et tout ça pour rien. Prune récupéra les deux morceaux de son portable et tenta de les emboîter. L’écran s’alluma. Indestructible, se dit-elle en embrassant le Motorola. Elle essaya d’appeler Cécile. Au bout de trois sonneries, le répondeur se mit en marche. Normalement, il fallait attendre cinq sonneries avant la messagerie. Cécile ne voulait pas lui parler, visiblement. Prune ouvrit le tiroir de son bureau et en tira trois boîtes de Doliprane 1 000 mg. Elle les mit dans un sac plastique et emporta le tout dans la salle de bains. Elle ferma la porte à clés, puis changea d’avis et la rouvrit. De toute façon, sa mère n’utilisait jamais cette salle de bains. Elle ouvrit l’armoire à pharmacie pour sortir les lames de rasoir.