Ruée vers la rime Vaudou dans les circuits Gonzo

Transcription

Ruée vers la rime Vaudou dans les circuits Gonzo
disques
HIP HOP • ROOTWORDS, «THE RUSH»
une nouvelle dimension, toujours faite de
pirouettes et de sauts, mais désormais ludiques et
enjoués. Car PommelHORSE ne cite jamais littéralement, il jongle avec les rythmes, les balises musicales. Il impose son souffle, sa griffe pour évoquer
des ambiances, des sensations comme ce «Moving
Sidewalk» dans lequel on s’immerge rapidement
en s’imaginant évoluer sur un sol mouvant. Un
voyage intérieur fait de sensations et d’impressions à découvrir absolument.
ELISABETH STOUDMANN
Ruée vers la rime
On avait repéré son
flow élastique, sa facilité à rimer (en anglais)
et l’attention portée
aux arrangements de
ses titres naviguant
entre rap, soul-funk et
reggae – toutes choses
qui le plaçaient à part,
en tête de cordée du
hip hop romand. C’était particulièrement frappant sur son deuxième EP six titres, All Good, verni
il y a tout juste un an. Comme promis, le Genevois
d’origine américano-zambienne Julio Mwansa
Nkowane, alias Rootwords (qu’on peut traduire
par les «mots-racine»), revient avec un premier
album, The Rush. Un titre qui traduit le jaillissement, l’urgence et la niaque, en parfait accord
avec cet artiste doué et déterminé. Il est toujours
secondé par les Block Notes, un groupe live éclectique et aguerri.
L’affaire ne s’engage pourtant pas
idéalement avec «Whats’ Going on» (à ne pas
confondre avec le classique de Marvin Gaye), qui
singe la figure tutélaire Eminem avec un peu trop
d’évidence, accroche répétée en boucle et apostrophe «Hey yo!» de rigueur. «Keep On» élève le
niveau des débats avec sa fusion rap-rock nerveuse débouchant sur un refrain pop plein scope,
soutenu par une armada de violons. Taillé pour les
ondes, au prix peut-être de la singularité qu’on
percevait dans la personnalité et le parcours
complexes de Rootwords. Décalquer les formules
américaines est un coup à double tranchant. On
préfère les vignettes autobiographiques moins
tapageuses, telles «Mwansa», ou les exercices de
styles brillants comme «Cold Crush» où Rootwords
déploie naturellement son agilité oratoire.
Après un «Freedom of Speech» en mode
reggae, respiration bienvenue à laquelle contribue la voix suave du Jamaïcain Denham Smith,
«The Box» excelle dans la rime qui claque, sur un
beat minimal soutenu par un motif mélodique
entêtant. «Deep Feat» convoque Lyn M du groupe
Aloan pour un refrain soul-pop langoureux particulièrement réussi, dans les shoes de Lauryn Hill.
«Your Game» avec sa mélodie guimauve et son
chorus de sax sonne plus quelconque. En fin de
parcours, «Get Busy» s’approprie un crossover raprock aux relents blaxploitation, basse lourde et
cuivres rugissants.
Conclusion: Rootwords a plus d’un tour
dans son sac à rimes, il touche à tout mais fait
mouche surtout quand il ne se soucie pas d’épater
la galerie et puise dans ses ressources propres.
Moins de gros son et de tics d’outre-Atlantique
pourraient lui être profitables, tant il dispose
d’atouts glanés au fil d’un ride métissé. Rootwords
est de toute façon parti pour s’affirmer, libéré du
poids de ses influences et de son envie de trop
bien faire. En attendant, The Rush pose un jalon
incontestable sur la route du rap.
RODERIC MOUNIR
ROOTWORDS, THE RUSH, KINYAMA SOUNDS / IRASCIBLE
ELECTRO-ROCK TRIBAL • SOLANGE
LA FRANGE, «MOUVMENT»
Vaudou dans les circuits
Solange La Frange est
d’humeur percussive.
Pas bête, l’idée d’appliquer à la lettre le
programme
«transe
tribale» brandi par la
culture techno. Trublion de la scène
electro helvète, le trio
vaudois organise donc
un corps-à-corps synthétique et syncrétique entre
ses beats, ses riffs de guitare et les tambours de
l’ensemble burkinabé Farafina. Un hybride implacable naît de cette machination.
Quatre ans séparent MouVmenT de son
excellent prédécesseur, album éponyme enregistré à Bristol chez un camarade de PJ Harvey. Le trio
a écumé les scènes d’Europe sans se ménager.
Rassasiés, Julie Hugo (chant), Luca Manco (guitare,
basse) et Tristan Basso (claviers, machines, chœurs)
ont appuyé sur la touche reset de leur console.
Plein gaz sur l’autoroute vaudou-punk. «No
escape for ugly people!» «No place to go on the
other side»! «Gimme more / I wanna get higher!»
Déclamés façon Pussy Riot ou langoureusement
susurrés, ces slogans hédonistes ne se piquent
d’aucune profondeur philosophique, just for fun.
Le propos est à chercher ailleurs, dans les gouffres
excitants de la bacchanale.
POMMELHORSE, WINTERMADNESS, UNIT RECORDS
PIANO • JOHANN BOURQUENEZ, «SOLO 1»
Métaphores solitaires
PARADIGMA FILMS
Les morsures de l’aube
BANDE ORIGINALE Un petit groupe
de sionistes armés, dont un jeune
rescapé polonais des camps de la
mort, détient un officier anglais dans
la Palestine sous mandat britannique
de 1947. Faut-il exécuter l’otage, kidnappé en représailles à la condamnation à mort d’un «résistant» par
«l’occupant»? La nuit sera longue et
les cas de conscience habilement
disséqués par la caméra de Romed
Wyder, cinéaste genevois d’origine
haut-valaisanne qui signe là son
quatrième film. Présenté à Soleure
(critique dans notre édition du
25 janvier dernier), Dawn se fait
toujours attendre en salles. Cette
adaptation de L’Aube d’Elie Wiesel,
coproduite avec Israël, l’Allemagne et
le Royaume-Uni, est un huis clos
tendu, dont la bande-son signée
Bernard Trontin est publiée par le
Genevois Shayo Records (Goodbye
Ivan, In Gowan Ring, Julia Kent).
Le batteur des Young Gods,
membre également du Fanfareduloup Orchestra, n’en est pas à sa première escapade solitaire. Plus exactement, c’est en duo qu’il enregistrait il
y a quelques années (pour Shayo) le
très bel album de November, projet
Libre à chacun de juger si la formule, littéralement répétitive, excède le gimmick et résistera
aux écoutes successives. Solange La Frange ne fait
pas dans la demie-mesure. Nul doute que son parti
pris tranché et tranchant trouvera sa pleine démesure dans l’ambiance orgiaque d’un dancefloor de
festival. Ou ce samedi soir, dans l’enceinte plus
confinée de la Gravière à Genève.
RMR
SOLANGE LA FRANGE, MOUVMENT, TWO GENTLEMEN /
IRASCIBLE
FOLK-PUNK • GONZO & WONKEYMAN
FEAT. MISHA D, «GOD IS JUST A FLASH»
Gonzo se fait le Seigneur
Fermement
arrimés
aux valeurs cardinales
du punk-rock et de la
chanson contestataire,
Gonzo & Wonkeyman
sont des activistes
biennois, quinquagénaires ou presque,
dont les premiers méfaits remontent à la
création du Bikini Test de La Chaux-de-Fonds. Une
époque, les années quatre-vingt, où l’ouverture
d’un club – qui plus est, à la «périphérie» – cristallisait les aspirations libertaires d’une génération
condamnée à l’ennui, la conscription et, quand ce
n’était pas le chômage, un job déprimant.
Autoproclamés «naïfs et mécréants», les
deux compères persistent dans l’erreur. Ils ont
bricolé avec leurs amis Jim et Mischa D une hérésie
fleuve (28 titres, près d’une heure de musique)
baptisée God is Just a Flash. Les adaptations libres
de Nina Simone et des Stones («Sinnerman» et
«Sympathy for the Devil», forcément) côtoient des
saillies folk lo-fi à classer entre Lou Reed, Alan
electro-pop racé impliquant le chanteur du groupe anglais And Also The
Trees, Simon Huw Jones. En attendant la suite de cette collaboration,
c’est bien en solo que Bernard Trontin a mis en musique les états d’âme
des protagonistes de Dawn.
Un disque à l’atmosphère
opaque, tout en strates immersives et
en ondes sourdes, irradié ça et là de
rais synthétiques, restituant parfaitement l’emprise de la nuit, son
altération de l’esprit. Flux et reflux
des états de conscience, attente,
songes et angoisses. Les écarts entre
les motifs musicaux semblent s’étirer
à mesure que progresse l’album,
brouillant les repères temporels et
affûtant l’acuité auditive. Quand
arrive «Terminal», pièce qui conclut
ce voyage intérieur, le piano harmonieux et la percussion métallique
Hang doucement frappée des
paumes offrent une délivrance, et
une conclusion magistrale. A écouter
seul dans la nuit.
RODERIC MOUNIR
Bernard Trontin, Dawn. Music For Romed
Wyder’s Movie, Shayo / Irascible
Mais quel est donc le
virus qui pousse les
pianistes genevois à
s’adonner aux joies du
solo? Après la parution du disque Dawnscape de Leo Tardin et
avant la prestation de
Marc Perrenoud au
Montreux Jazz Festival, Johann Bourquenez (pianiste et leader du
groupe Plaistow) sort ses premiers enregistrements solo, disponibles uniquement en format
numérique via son site bandcamp.
Quatre pièces prenantes et surprenantes
qui nous plongent dans un univers sombre et
tendre à la fois, oscillant entre métaphores
guerrières et instants lumineux. La première, est
un «Canon dodécaphonique» en cinq volets. Les
notes s’étirent, font place ou se juxtaposent aux
moments percussifs puis se taisent dans le dénuement d’un rythme qui se meurt. Elles préparent à
«Bass Drone 1», un long bourdonnement qui
s’amplifie, se gonfle, se fait menaçant avant de
s’éteindre, presque apaisé. Dans «Accent 4»,
Johann Bouquenez sort du dépouillement et ose la
surenchère de notes qui s’ajoutent les unes aux
autres en strates successives. «Etude à la Steve
Reich en la bémol mineur» se construit sur des
motifs répétitifs, en progression graduelle ou en
rupture. Entre le drone musical et l’ovni visionnaire, Johann Bourquenez surprend, une fois encore.
Tant mieux.
ESN
JOHANN BOURQUENEZ, SOLO 1,
JOHANNBOURQUENEZ.BANDCAMP.COM
FUSION-PUNK LIBERTAIRE • ZEPPO, «MUE»
Le cri des partisans
Vernissage ce samedi à 22h au Cabinet à Genève
(vente du disque et DJ set). www.lecabinet.ch
Vega et l’impro sur un coin de table. Sans apprêt ni
prétention, leurs charges rock minimales et leurs
fredonnements à la guitare folk, avec force sifflements, discours samplés à la TV, ukulélé voire
trompette, dénoncent en «dix commandements»
l’hypocrisie bigote, la folie guerrière engendrée
par les antagonismes politico-religieux («August
2013» sur fond sonore d’attaques chimiques en
Syrie) et la faillite du modèle «too big to fail».
L’exercice est aussi, en creux, un pied-denez réjouissant à toute ambition mercantile. Autoproduit, il est édité par Little Records, microlabel
fondé par Alain «Gonzo» Meyer.
RMR
GONZO & WONKEYMAN FEAT. MISHA D, GOD IS JUST A
FLASH, LITTLE RECORDS
JAZZ MUTANT • POMMELHORSE,
«WINTERMADNESS»
Sensations fortes
PommelHORSE est sans
aucun
doute
la
manifestation d’une
nouvelle génération
post-Internet,
ayant
assimilé à la vitesse de
l’éclair une somme de
musiques impressionnante. Impossible d’expliquer sinon comment
d’aussi jeunes musiciens (bernois en l’occurrence)
peuvent avoir intégré autant de styles différents.
Du rock de stade aux musiques de danse électroniques, du jazz aux formes expérimentales, du
heavy metal au classique, ce deuxième album
propose un jazz mutant. PommelHORSE a choisi
pour nom «cheval d’arçon». A cet accessoire de
gym sur lequel chaque écolier s’est un jour laborieusement escrimé à faire des culbutes, il donne
«Trop punk pour les
un-e-s, trop metal
pour
les
autres»,
s’amuse Zeppo dans
les notes de pochette
de son album anniversaire. Un vinyle baptisé
Mue, qui renferme la
version
CD
ainsi
qu’une
deuxième
rondelle plastique (Exuvie) garnie de vingt titres
remasterisés, retraçant le parcours du groupe
neuchâtelois de 1994 à aujourd’hui. L’objet
marque vingt ans d’activisme «eco-anar-core»,
formule peaufinée par le trio aux idéaux radicaux.
Antispéciste, antifasciste et écolo, Zeppo
se compose de Julien (chant, guitare), Fonk (basse,
chœurs) et Jo (batterie, chœurs). Inutile d’espérer
une baisse de régime ni la moindre concession sur
le fond: Zeppo charge guitare au clair et avec
force vociférations gutturales contre le «système
mortifère», «les fachos dans les quartiers» et une
société «écolo-capitaliste» où «pullulent tant de
merde et de projets insensés». La prose de Zeppo
ne fait pas dans la nuance, c’est à la fois sa force et
sa faiblesse.
Au plan musical, rien à redire. Les structures complexes de Zeppo alternent riffs tranchants comme l’acier, accélérations fulgurantes,
dissonances nauséeuses et breaks désarticulés
parfaitement contrôlés (qui a dit que l’anarchie signifiait le chaos?). L’agencement impressionne,
d’autant que le trio s’offre à la sixième plage une
pause détente en mode reggae, chaloupé. Halte
aux cadences infernales? C’est pour mieux repartir
à l’assaut.
Hybride de Nomeansno, Noir Désir et de
death metal, Zeppo ose quelques couplets rappés
par des MC’s invités (Abstral Compost, Tito ou le
Basque Txomine) ainsi qu’un «Bella Ciao» en
version ska-punk-metal renforcé par une chorale
italophone! On en reprend pour vingt ans? RMR
ZEPPO, MUE (AVEC EXUVIE), COPROD. LA SOCIETE PUE,
CONTRE-CHOC, FÉDÉRATION LIBERTAIRE DES MONTAGNES,
ESPACE NOIR, ORG. SOCIALISTE LIBERTAIRE, MALOKA, ETC.
LeMag rendez-vous culturel du Courrier du samedi 12 avril 2014 •