Article Dominique Genévrier
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Article Dominique Genévrier
François Cheng, « pèlerin de l’Occident » Dominique Genévrier IRIEC Université Montpellier III Le parcours de François Cheng, traducteur, essayiste, poète et romancier français contemporain, est emblématique de notre thème d’aujourd’hui, puisqu’il s’inscrit dans une triple trajectoire : d’abord un itinéraire géographique qui a conduit le poète, de la Chine où il est né en 1929, à Paris, où il est arrivé en 1947 à l’âge de 19 ans ; puis un itinéraire spirituel initialement imprégné de la pensée chinoise qui va totalement s’ouvrir à la culture occidentale ; enfin un parcours d’écriture entre les poèmes de langue chinoise que François Cheng continue à écrire à son arrivée en France, et le recueil poétique en langue française De l’arbre et du rocher qu’il publie en 1989 aux éditions Fata Morgana. C’est un parcours qui s’inscrit également dans le temps, puisque c’est une période de 40 ans qui va s’écouler entre l’arrivée du poète en France et la publication de 1989. Jeté sur les routes dès sa jeunesse en raison des bouleversements de la société chinoise dus à la guerre sino-japonaise, puis à la guerre civile, pris au piège de l’exil français après l’avènement en 1949 de la République populaire de Chine, « le corps si souvent rompu de fatigue et rongé de solitude » selon ses propres termes1, François Cheng dut trouver un mot pour donner un sens à son errance : ce fut celui de pèlerinage. Dans un petit livre intitulé Le dialogue, une passion pour la langue française2, il écrit : « Ouvert à tous vents, surtout à ceux venus de ma terre d’accueil, j’ai subi influences et métamorphoses. J’ai résonné à la voix orphique et christique. Une force inconnue, grandie en moi, m’a poussé à devenir ce « pèlerin », ce « quêteur » qui tente de renouer non tant avec le passé qu’avec ce qui peut advenir. » Il réitère cette profession de foi, lorsqu’il prononce son discours d’entrée à l’Académie française le 19 juin 2003 : « Plus tard du fait de mon destin, je n’ai pas hésité à me laisser qualifier de « pèlerin de l’Occident ». Cherchant à connaître la meilleure part de ce que l’Europe peut réaliser, je refuse de fixer des limites à ma quête ». Ce terme de pèlerin revêt plusieurs sens dont il donne lui-même quelques clés à travers son œuvre, notamment dans son roman, Le dit de Tianyi3, récit qui semble coïncider en partie 1 François Cheng, Pèlerinage au Louvre, Flammarion, 2008, p. 10 François Cheng, Le Dialogue, une passion pour la langue française, Desclée de Brouwer, 2002, p. 71 3 François Cheng, Le dit de Tianyi, Albin Michel, 1998, p. 16 2 avec l’histoire personnelle de l’auteur. En Chine, jusqu’à une époque très récente, il était facile de connaître très tôt l’expérience de la mort, car les exécutions publiques pour délits divers ou pour raison politique constituaient un évènement banal auquel les gens venaient assister comme à un spectacle. A titre d’exemple, on peut relire le récit de l’exécution de Ah Q, héros tragique d’un roman écrit en 1921 par l’écrivain chinois Lu Xun4. Ces châtiments publics devaient servir d’exemple et contribuer à l’éducation des citoyens. Bien souvent, ils engendraient en eux le sentiment de la fragilité de leur situation sociale et de la précarité de leur existence. Le début du roman Le dit de Tianyi évoque les croyances qui entourent la mort. Des rites très stricts accompagnaient les défunts, afin que leur âme ne s’égare et ne soit condamnée à errer parmi les vivants ou ne parvienne à réintégrer le corps de l’un d’entre eux, alors dépossédé lui-même de son âme. Ils étaient de nature à frapper l’imagination d’un jeune enfant en y laissant une empreinte indélébile. Si l’on ajoute à cela les tribulations que connut le poète dans sa jeunesse chinoise compte tenu du contexte social et politique, l’expression de « pèlerin de la terre », prend alors tout son sens. L’enfant du roman se sent immédiatement dans un « hors de », hors d’un corps qu’il dit « aléatoire »5, hors de la sécurité d’un cocon familial menacé, hors d’une sécurité physique ou mentale. Pour l’auteur, la vie est définitivement perçue comme un passage auquel il faut donner un sens. Dans son œuvre en général, François Cheng est extrêmement sensible au caractère de finitude qui caractérise le destin humain par rapport à l’infini cosmique, tension qui nourrit une interrogation fondamentale : comment s’approcher au plus près du mystère de notre existence au sein de l’univers vivant. Nous ne faisons que passer Tu nous apprends la patience6 Si l’homme est marqué par l’aspect mortel de sa condition, il n’en reste pas moins que son passage sur cette terre ne s’opère pas comme un vagabondage insouciant ou indifférent, qu’il lui appartient de lui donner une direction. D’une part, l’homme n’existe que dans la relation : relation à la terre qui le porte dans laquelle s’inscrit le mystère de la Beauté, et relation à l’autre qui est le chemin de l’Ouvert. D’autre part, la terre est mémoire dans le sens où elle porte les traces de ceux qui nous ont précédés, mais en étant le réceptacle de ce qui a été, elle 4 Lu Xun, La Véritable histoire de Ah Q, Edition en Langues étrangères (wai wen chubanshi), 2001 François Cheng, op. cit. p. 22 6 François Cheng, Double Chant, in À l’orient de tout, Poésie/Gallimard, 2005, p. 17-108, poème p. 27 5 donne un sens à ce qui va être. Cette continuité entre le royaume des morts et celui des vivants donne également un sens et une direction à l’existence humaine : Une source les retiendra seule Pour donner à boire aux morts7 Si l’on évoque en particulier le créateur, c’est ce chemin « orienté », cette plongée au cœur même de la réalité physique du séjour terrestre qui est susceptible de l’initier de façon vivante à la quête artistique, morale et spirituelle, et de le porter à la plénitude de ses capacités. Jamais François Cheng ne sépare l’homme et le lieu. En parlant de la vallée du Yangzi, berceau du taoïsme, de la vallée du Fleuve Jaune, berceau du confucianisme, des provinces de l’Ouest et du Nord où se trouvent les vestiges du bouddhisme, le poète nous dit : « Il y avait grand intérêt à visiter ces hauts lieux, car, de tout temps, les Chinois ont été persuadés que certains lieux fastes étaient favorables à l’essor de grandes pensées et qu’inversement, l’esprit d’une grande pensée, imprègne et façonne un lieu »8. L’existence d’un « génie du lieu » est une certitude. La fracture entre l’homme et le lieu se nomme exil, et c’est cet exil, bien réel, qui va confirmer François Cheng dans sa vocation de pèlerin. Entre l’homme et la terre, le poète et le lieu, doit naître un dialogue. Le pèlerinage en est l’un des modes opératoires : dialogue comme tentative de guérison d’une paralysie, celle de l’infinie nostalgie de la Chine dont le poète ne peut se départir. Le pèlerinage est alors mise en mouvement, quête tournée vers un Ouvert, vers la découverte de l’autre, pas tant l’autre de l’autre, mais plutôt le même de l’autre. C’est, dit le poète, « rompre le Temps, transformer le temps vécu en Espace vivant »9, mission non seulement personnelle, mais aussi ouverte, qui n’est pas seulement la volonté intellectuelle de mettre en lumière les points de jonction des deux traditions extrême-orientale et occidentale, mais celle de trouver, dans et par la langue poétique, un sens collectif et même universel, en enrichissant par là même l’œuvre de perspectives humanistes, morales et philosophiques. Le chemin de ce pèlerin ne mène finalement non pas tant à une conversion qu’à une réconciliation, afin que : L’homme de longue errance 7 François Cheng, op. cit. p. 70 François Cheng, in revue Conférence n° 20 printemps 2005, « Homo Viator » pp. 111-117 9 François Cheng, L’un vers l’autre, Albin Michel, 2008 8 Assoit enfin royaume10 Il existe des traditions du pèlerinage aussi bien en Chine qu’en Occident et c’est en partie à la tradition religieuse et culturelle chinoise du Voyage en Occident (Xi you ji)11 que se réfère François Cheng. Elle relate l’expédition au VIIe siècle après J.-C. d’un bonze nommé Xuanzang, parti de Chine pour sillonner l’Inde et étudier auprès de diverses communautés l’enseignement du Bouddha Au terme d’un long et dangereux périple il rentre en Chine, et y introduit cet enseignement nouveau. Cet apport de la pensée bouddhique va renouveler la pensée chinoise pétrie de confucianisme et ouvrir l’âge d’or de la culture chinoise, notamment de la poésie, qui concerne la période des dynasties Tang et Song du VIIe au XIIIe siècle. C’est un élément important, car la spiritualité qui éclaire un pan de la poésie de François Cheng est aussi celle d’une de ces écoles bouddhiques, le bouddhisme chan12 : « Ce courant privilégie (…) l’illumination de l’instant qui transcende le temps, une illumination qu’on obtient par le dépouillement et la vacuité, c’est-à-dire par l’effacement d’un sujet trop plein de soi »13. Sa poésie se réfère également au « Chant du Chu » (Chu-ci) de la tradition poétique chinoise qui débute au IIIe siècle avant J.-C., dont le principal représentant est Qu Yuan qui, dans le chant du Li-sao, « relate sa quête à la fois réelle et spirituelle »14. François Cheng va effectuer en 1960 le premier pèlerinage en Italie, pèlerinage religieux, puisqu’il a embrassé, ou est sur le point de le faire, la foi chrétienne, catholique exactement (il abandonnera son prénom chinois de Chi-Hsien pour se baptiser François, du nom de François d’Assise qu’il révère), mais avant tout pèlerinage culturel selon la tradition des artistes et écrivains du Nord de l’Europe qui, au XVIIIe siècle, ont régénéré leurs facultés créatrices par le Voyage en Italie. La figure de Goethe 15 s’impose alors comme un prédécesseur de François Cheng dans cette tradition, car même si les distances parcourues étaient moins grandes en ce qui concerne l’écrivain allemand, l’écart entre les cultures du Nord et du Sud de l’Europe restait considérable. La nécessité affirmée d’un élargissement de l’horizon culturel et d’une recherche de l’universalité, en passant non pas par des systèmes et des idées, mais par l’immersion dans le réel dans un mouvement évolutif et dynamique, leur est commune. Goethe découvrant l’architecture romaine, Cheng la peinture des Primitifs 10 François Cheng, op. cit. p. 17 Xuanzang avait laissé un récit de voyage : Rapport du Voyage en Occident, qui fut rédigé par un disciple sur les ordres de l’empereur Taizong des Tang (Datang xiyu ji), récit repris sous les Ming entre 1500 et 1600 par un certain Wu Cheng’en et intitulé Pérégrinations vers l’Ouest. 12 François Cheng, Le dialogue, une passion pour la langue française. Desclée de Brouwer, 2002, p. 67 13 Id., p. 67 14 Id., p. 66 15 cité par François Cheng dans Le dit de Tianyi, Albin Michel,1998, p. 94 11 italiens et de la Renaissance, se sentent régénérés. Cette extase ressentie devant la lumière toscane et la peinture italienne, François Cheng la qualifie de « véritable choc » : « Cette terre gorgée de soleil et d’histoire m’écrasa d’emblée par toute la densité de sa présence et par la richesse des trésors artistiques qu’elle recelait dans ses moindres recoins »16. C’est elle qui inspire largement le recueil poétique des Cantos toscans17. Et le lied de Goethe qui console Mignon18 : Connais-tu le pays des citronniers en fleur ? Dans le feuillage obscur flambe l’orange d’or (…) Connais-tu la montagne et son sentier de brume ? La mule cherche un chemin parmi les nues, Dans les cavernes gîte l’antique race des dragons, (…) trouve un étrange écho dans le poème Ivre de clarté terrestre, extrait des Cantos toscans19: Ivre de clarté terrestre, L’ange du visible est passé. L’étranger, lui, venu des sources Et des nuages, a nostalgie Du vallon irrévélé ; Assis au creux de la pénombre, À l’écoute de l’ocre de Sienne. François Cheng définit le recueil des Cantos comme « un dialogue élargi avec la terre qui nous porte, (…) dialogue comme « commune présence » - selon l’expression, cette fois-ci, de René Char »20. C’est cette « commune présence » qui autorise une double lecture de cette œuvre poétique ou, pour être moins didactique, une lecture plurivoque qui vaut pour le réel et 16 François Cheng, Pèlerinage au Louvre, Flammarion, 2008, p. 9 Recueil paru en 1999 aux éditions Unes 18 Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, folio classique, Gallimard, 1999, p. 195 19 Cantos toscans, in À l’orient de tout, Poésie/Gallimard, 2005, pp. 111-159, poème p. 121 20 François Cheng, Le Dialogue, une passion pour la langue française, Desclée de Brouwer, 2002, p. 72 17 le spirituel. François Cheng revient souvent sur l’image d’un jardin, semé un peu au hasard, où cohabitent herbes folles et floraisons diverses : « L’image idéale d’une culture n’est-elle pas un jardin à multiples plantes qui rivalisent de singularité, et qui, par leurs résonances réciproques, participent à une œuvre commune ? »21 . Si la quasi-totalité des poèmes de À l’orient de tout s’inscrit dans un lieu indifférencié, les Cantos toscans échappent à la règle et se réfèrent de manière explicite à l’Italie. Attardons-nous sur le poème Ivre de clarté terrestre. On y voit Sienne et la couleur de brique rose de sa Piazza del Campo, « l’ocre de Sienne » qui évoque l’univers de la peinture siennoise des primitifs italiens, et reflète l’éblouissement de la lumière italienne incarnée par l’éclat de cet ocre. Le lieu surgit dans une harmonie visuelle et picturale, une beauté quasi céleste marquée par la figure chrétienne de l’ange, ange nimbé d’or de la peinture renaissante, médiateur entre le visible et l’invisible, ange qui n’est déjà plus qu’une trace, aussi légère que le souffle de son passage. Cette célébration orphique de la lumière et de la beauté a pour contre-point, ou complément, l’insinuation de la pénombre dans un paysage de montagnes ou de collines, ombre plutôt bienfaisante qui incite à l’attente de l’irrévélé , de ce qui échappe à la puissance de la lumière, qui parle à l’insu de soi. « Dans ce « canto », la couleur de « l’ ocre de Sienne » fait signe dans le même temps pour le paysage naturel et pour l’art des peintres, et l’on constatera immédiatement que les sujets choisis dans le recueil rappellent ceux de la peinture chinoise : les monts et les collines (…), les arbres et les oiseaux (…), un rocher solitaire ou quelques « roseaux courbés »... »22. Cet étranger , supérieur à l’autochtone en ce qu’il a un œil neuf, n’a-t-il pas en effet entremêlé deux visions, celle de la réalité présente liée à l’éclat de la peinture italienne, et celle de sa culture d’origine : celle qui, par ses poètes célèbrent les sources et les brumes, et par ses peintres les monts et les nuages, dans cet art du Shanshui23 où, dans un lavis monochrome, les monts escarpés et leurs cascades jaillissantes jouent avec les nues, où les vallons profonds recèlent un personnage en méditation, noyé dans l’immensité du paysage. Une continuité entre les éléments du paysage et la création du poète-peintre indique une fusion toute intérieure : fusion née de « l’écoute ». Ce témoignage d’une impression visuelle, dont le véhicule se trouve être l’écoute, peut apparaître comme paradoxal. En fait il s’agit ici de silence. Claudel dans un extrait de ses Œuvres en prose : L’œil écoute, dit en parlant de l’art pictural hollandais : « A tous les spectacles qu’elle lui propose [la réalité], il ajoute cet élément qui est le silence, ce silence qui 21 Id., p. 13 Yvan Daniel, in Revue de littérature comparée, Hommage à François Cheng, Paris Sorbonne, avril-Juin 2007, N° 322, « La Chine et l’Italie dans les Cantos toscans », pp. 165-175, Erudition/Klincksieck, Paris 2007 23 Shanshui (eaux et montagnes) 22 permet d’entendre l’âme, à tout le moins de l’écouter, et cette conversation au-delà de la logique qu’entretiennent les choses du seul fait de leur coexistence et de leur compénétration. » 24 Le paysage italien entièrement absorbé n’est plus qu’un « paysage de l’âme » à la manière des tableaux chinois. « C’est de sujet à sujet, et sous l’angle de la confidence intime, que l’homme y noue ses liens avec la nature.» 25 . L’ivresse une fois contenue, il s’agit de se glisser dans le pur échange. François Cheng s’approprie alors la puissance de l’idéogramme chinois, et joue sur le double sens du mot vue : la vue de celui qui regarde et la vue de la chose regardée, restituant ainsi la potentialité du caractère chinois jian qui signifie à la fois regarder et être regardé, ou qui, associé au caractère ting, signifie entendre. Le poème situe le lecteur dans un espace dynamique habité par les entités du monde : Ange figure du divin et Souffle du Tao, Italie et Chine, ouverture et clôture, peinture siennoise ou peinture chinoise du paysage, couleur de l’or ou indicible point gris26, éloquence de l’Occident ou humilité patiente de la Chine, œil ou oreille. C’est l’espace où se trouve le personnage assis au creux de la pénombre au vers 6. Ce vers situé après un point-virgule occupe, à l’égal de l’étranger, une position particulière entre le tercet précédent, celui de l’ombre pleine d’un suspens, et le retour à la lumière au vers final dans l’épiphanie du paysage. Le personnage ainsi en équilibre entre pénombre et lumière, incarnant par son attitude physique et spirituelle la méditation bouddhique, est la figure de l’Entre, c’est-à-dire d’un lieu médian qui permet la transformation, la mutation et éventuellement l’accession au Vrai. Le blanc interstitiel entre les vers inscrit la dimension fondamentale du Vide au sein du Plein et invite à un dépassement de la réalité phénoménale vers sa dimension d’absence. Mais la richesse des références littéraires, picturales et religieuses de ce poème est plus qu’un enjeu esthétique ou poétique. Elle relève avant tout d’une quête spirituelle. Elle est le fruit d’une double visée que le terme de pèlerinage englobe : célébrer. Célébrer toutes les singularités qui coexistent dans l’univers vivant, faire chanter la matière comme cet ocre de Sienne. Et ce Vivant qualifiant le monde végétal, animal ou minéral aussi bien que l’homme et ses productions, ne jaillit, comme le langage, qu’au plus près de sa source : la Nature au sens cosmique du terme. Seule la proximité entre le pèlerin et le chemin qu’il emprunte, Du pied à la pierre 24 Paul Claudel, Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989, p. 189 François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, 2006, p. 103 26 François Cheng, À l’orient de tout, Gallimard, 2005, p. 42 25 il n’y a qu’un pas27 est susceptible de le conduire à un « au-delà », intuition qui lui est donnée par la beauté du monde physique et l’harmonie d’un instant. Le pèlerin, comme le poète ou le peintre, doit composer avec le temps ; la marche comme l’activité picturale ou poétique est un art du temps à la dimension de l’espace parcouru, à la dimension de l’esprit ou de l’âme qui simultanément se souvient et se décante. Célébrer puis accéder par ce long cheminement qui vide du « trop plein de soi », à une réalité transfigurée par la lumière ; le regard opère alors une traversée du réel pour en écarter l’opacité et le saisir dans la transparence d’une révélation. Le cœur du paysage toscan, transfiguré par l’éclat de sa couleur, se révèle au cœur du poète-pèlerin qui accède à la pureté, cœur pur qui contiendrait tous les mondes, selon la tradition taoïste. Ainsi la dimension spirituelle et religieuse du pèlerinage en Occident se trouve soigneusement tissée avec la quête bouddhique et taoïste de la pensée chinoise. Par le traitement de la lumière, François Cheng met en résonnance la transfiguration occidentale et la révélation bouddhique. Si la lumière dans la peinture chrétienne descend du Ciel, comme signe du divin, et transfigure ainsi le réel dans un principe de discontinuité, c’est, dans la peinture ou la poésie chinoise, la même lumière qui irradie le corps, l’art et le monde dans un principe de circularité et de continuité. La couleur ou le noir qui la qualifie, ne sont que les pôles extrêmes de la manifestation d’une même quête, celle de l’infini28 : Jade lisse au toucher Soumis aux mille caresses À toi-même transparent Tu caresses un seul rêve : Seule lune sur seul étang D’où s’envole l’oie sauvage Vers l’infini ouvert Au-dedans de toi-même 27 28 Op. cit. p. 20 Op. cit. p. 39 __________________________________________________________________________ BIBLIOGRAPHIE Cheng, François, À l’orient de tout, collection Poésie, Gallimard, 2005 Cheng, François, Vide et Plein : le langage pictural chinois, Seuil, 1991 (1979) Cheng, François, discours de réception prononcé à l’Académie française dans la séance publique, le jeudi 19 juin 2003, http://www.académie-française.fr Cheng, François, Pèlerinage au Louvre, Flammarion, 2008 Cheng, François, L’un vers l’autre, en voyage avec Victor Segalen, Albin Michel, 2008 Cheng, Anne, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Le Seuil, Points essais, 1997 Daniel, Yvan, in Revue de littérature comparée, Paris Sorbonne, Hommage à François Cheng, avril-juin 2007, Klincksieck, Paris, 2007, « La Chine et l’Italie dans les Cantos toscans de François Cheng », pp. 165-175 Petrucci, Raphaël, La Philosophie de la Nature dans l’Art d’Extrême-Orient, présentation par François Cheng, Librairie You Feng, Paris, 1998 Pietra, Régine, in Revue d’Esthétique « autour de la Chine », n° 5, 1983, « Le lavis en Chine à l’époque des Song du Sud », pp. 67-77 Dictionnaire de la Civilisation chinoise, Encyclopædia Universalis, Albin Michel, 1998