Trouver Grâce - Theatre sur laclasse.com
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Trouver Grâce Luc Tartar Pièce écrite au cours d’une résidence virtuelle sur le site la classe.com, En lien avec dix classes de collèges de la Métropole de Lyon et du département du Rhône septembre 2015 – juin 2016 Erasme, Compagnie Ariadne Luc Tartar [email protected] www.luc-tartar.net 1 Trouver Grâce Personnages Le chœur des collégiens Hakim collégien Alice préparatrice en pharmacie Pablo collégien Inès collégienne Claire mère de Grâce et de Fabien Mathilde présentatrice de TV12 Fabien frère de Grâce La routière Le professeur Grâce Tous ces personnages peuvent être joués par cinq comédiens, chaque comédien jouant alors plusieurs personnages. Grâce est en scène du début à la fin de la pièce. Elle assiste en témoin aux différentes scènes, et participe parfois à l’action, soit dans son propre rôle, soit éventuellement en prenant la place d’autres personnages, notamment les membres de sa famille (Claire, Fabien). C’est un peu comme si elle inventait l’histoire… 2 Tableau d’une possible répartition des rôles Comédien 1 Comédienne 2 Comédienne 3 Comédien 4 Comédienne 5 Scène 1 Hakim chœur chœur chœur chœur Scène 2 Hakim Alice Inès Pablo Claire Scène 3 Hakim Mathilde Inès Pablo Fabien Scène 4 Hakim La routière Le professeur Voix de Grâce Scène 5 Hakim La routière Mathilde Inès Le professeur Pablo Grâce Claire Scène 6 chœur chœur chœur chœur chœur 3 Un tour du monde Tu irais où toi ? Et par quel moyen de transport ? A pied à vélo en avion en auto ? Est-ce que tu partirais tout nu comme le jeu qu’on voit à la télé avec la débrouillardise en bandoulière sans savoir où tu vas à l’aventure récupérant des vêtements et composant ton itinéraire au fil des rencontres ? Ou est-ce que tu planifierais tout passant des nuits en cachette des parents à étudier les pays les civilisations les us et coutumes des peuplades les plus lointaines et la route la plus sûre la plus belle la plus époustouflante pour les rejoindre ? Tu partirais pourquoi d’abord ? Pour voyager voir du pays des îles paradisiaques et les beautés qui vont avec hommes et femmes animaux tous plus beaux les uns que les autres pour changer d’air de vie d’environnement et d’entourage… Respire. …ou tu partirais pour frimer faire des selfies avec des gens devant des paysages des monuments et poster tes photos sur Facebook ? Ouf. Je prends le globe terrestre et je dis ICI. Là où est posé mon doigt j’irai. Voilà comment moi je choisirais. Et si tu tombes dans la mer ? Je suis libre de faire tourner le monde comme je l’entends aussi longtemps que je le veux et je pose mon doigt sur les terres sur les mers. Tu triches ! Dans la mer faut bien regarder des fois y a des îles. La Patagonie. C’est pas une île ! C’est au bout du monde. Il y a la mer. Oui mais c’est pas une île ! Il y a des îles. J’irai là. C’est froid. Quitte à choisir moi je choisis Tahiti. Ou les Maldives. C’est bien aussi les Maldives. C’est chaud. Il paraît que sur les plages il y a des vendeurs qui vendent des cages à oiseaux tu achètes une cage tu ouvres la cage et les oiseaux trois couleurs s’envolent en file 4 indienne virevoltant dans le ciel comme le fil coloré d’un cerf-volant c’est drôlement beau. A quoi ça sert ? A faire quelque chose de beau ! A voir quelque chose de beau. Ça ne sert à rien. A relâcher des oiseaux. Pour quoi faire ? Et la cage qu’est-ce que t’en fais ? Quel rabat-joie ! Dans la vie on fait des tas de choses comme ça qui ne servent à rien. Comme ce jeu débile le globe le doigt et plouf dans l’eau ! Moi j’aime pas les jeux débiles. Comme quand le prof nous fait ouvrir le dictionnaire au hasard des pages. J’aime bien moi : on tombe sur des mots inconnus. A quoi ça sert ? Qu’ils restent dans leurs pages ! Mais s’ils restent dans leurs pages c’est idiot on ne les connaîtra jamais. Il paraît qu’en Afghanistan ils font des concours de cerfs-volants. A Berck aussi ils font des concours de cerfs-volants. Où ? Oui mais là c’est du sérieux. De vrais combats. Ils enduisent les fils de colle de poisson et de verre pilé et quand deux cerfs-volants s’affrontent il y a des morts. Il y a toujours des morts en Afghanistan. Y a pas qu’en Afghanistan qu’il y a des morts. C’est vrai. Y en a partout. La liste est longue des pays où ça meurt en vrac. Ça meurt aussi en bas de chez toi si tu vas par là. Voilà pourquoi moi je partirais : pour les morts en vrac. Leur porter secours. S’ils sont morts c’est trop tard ! Comment tu peux vivre sans bouger quand tu vois tout ça à la télé et tous ceux qui fuient leur ville en se crashant dans leur vie ? 5 Tu parles en vrille. C’est trash. On dit Tu pars en vrille. Pas tu parles. Moi j’aime pas connaître des mots nouveaux. Des morts nouveaux tu veux dire. Venant de pays du bout du monde et d’îles paradisiaques aux longues plages de sable blanc tachées de sang. Moi je veux surfer tranquille chez moi dans ma chambre devant mon écran à jouer et tchater et à faire le tour du Net c’est un autre tour du monde. Le monde entier à portée de clic. Y a plus besoin de partir ! Tu parles. Et tous ceux qui ne peuvent pas faire autrement ? Ceux qui fuient la misère la guerre la dictature… avec rien dans les mains que leur tête parce qu’ils n’ont pas eu le temps de prendre quelque chose… Tu crois que c’est pour ça qu’elle est partie ? Y a pas la guerre ici. Non je veux dire : parce qu’elle aussi elle a le désespoir en bandoulière ? Qui a dit ça ? Les bruits circulent depuis qu’elle a disparu. Elle n’a pas disparu. Elle est sortie du cours. Mais depuis on ne l’a pas revue. Hakim a refusé de sortir quand le prof lui a demandé. C’est elle qui est sortie. C’est tout. Tu trouves ça normal ? Le prof demande à un élève de sortir. L’élève refuse. Il y a un face à face terrible et tout à coup c’est une autre élève qui sort et qui claque la porte. Et celle-là on ne la revoit jamais. Parle pas de malheur. En tout cas c’est pas normal. Moi je dis il y a aiguille sous roche. Anguille. Et comment faire pour la retrouver ? 6 Alerte enlèvement. C’est pour les enfants. Autant chercher une anguille dans une botte de foin. Non c’est bon je déconne. Tu déconnes ? Grâce a claqué la porte elle a couru dans le couloir descendu l’escalier elle est partie en trombe dans la ville on perd sa trace dans le méli-mélo des voies rapides et des échangeurs elle passe sous des ponts voit tomber la nuit dort dans l’inconnu se réveille en larmes ne peut pas se laver peut-être qu’elle est en danger entravée et toi tu déconnes ? Tu irais où toi si tu étais elle ? Et par quel moyen de transport ? Est-ce que tu partirais sans savoir où tu vas ? Ou est-ce que tu planifierais quelque chose ? Imagine. Tu es elle. Où tu vas ? Qu’est-ce que tu fais ? Je suis Hakim. C’est vrai que vous vous êtes disputés ? * Un arrêt de bus Alice, au téléphone : Tu ferais quoi toi ? Et dans quel ordre ? Est-ce que tu appellerais au secours est-ce que tu crierais à pleine voix A L’AIDE HELP AYUDA HILFE en faisant de grands gestes pour attirer l’attention des passants des automobilistes ou des motards parce qu’une dame vient de tomber sous l’abribus à tes pieds sans crier gare tête la première ? Ou est-ce que tu parerais au plus pressé en te penchant vers elle pour lui venir en aide lui porter secours parce qu’elle s’est fracassée la tête contre le bord du trottoir et que ça doit faire mal et qu’il y a déjà du sang et qu’il faut commencer sans tarder les premiers gestes de sécurité ? Temps. Qu’est-ce qu’on faisait là d’abord ? Et qui est-elle ? Pablo : Les gestes de sécurité j’ai pas écouté moi quand on a eu la formation. Alice, au téléphone : On attend le bus. On est quatre. Un deux trois quatre. (Temps. Aux autres) Nommez-vous. Je suis Alice. (Elle désigne son téléphone) C’est Gwladys. Ma collègue. Alice et Gwladys. Préparatrices en pharmacie. Et vous ? Inès et Pablo : On vient du collège. Alice : Comment vous appelez-vous ? Inès : Inès. Je suis Inès. Pablo : Je suis Pablo. Alice, au téléphone : Bon. Donc nous sommes quatre : Alice Inès Pablo… Et elle comment s’appelle-t-elle ? Pablo, à Inès : Tu les connais toi les gestes de sécurité ? 7 Alice, au téléphone et/ou à Inès et Pablo : Attendez. Récapitulons. On attend le bus. Le 123. Il est toujours en retard. Tais-toi ! J’essaie d’y voir clair. On attend le bus. Nous sommes quatre : Alice Inès Pablo et… une dame. Nous ne connaissons pas son prénom. Elle ne nous l’a pas donné. Elle est tombée. Personne ne faisait attention à elle. Nous étions en train de discuter. Alice, au téléphone : On parlait de la télé. De l’émission qui refait ta déco intérieure tu te souviens ? Oui. Bon. (à Inès et Pablo) Et vous de quoi parliez-vous ? Pablo : On parlait d’une histoire au collège. Inès : Une fille est partie. Elle s’est levée en plein cours elle a claqué la porte et on ne l’a plus revue. Alice : Ah bon ? Comment s’appelle-t-elle ? (au téléphone) Tu ferais quoi toi ? Mise en position latérale de sécurité massage cardiaque ? Temps Est-ce qu’elle respire encore ? Je ne sais pas. (à Inès et Pablo) Qui va voir ? Inès : Pablo. Va voir si elle respire. Pablo : Mais je sais pas moi. Les gestes de sécurité j’ai pas écouté. Inès : C’est malin. Pablo : Mais est-ce que je pouvais savoir qu’une dame allait tomber sous l’abribus pratiquement à mes pieds ? Non je ne pouvais pas le savoir. Tu les connais toi les gestes ? T’as écouté ? Alice : Arrêtez. Récapitulons. Inès : STOP. Elle respire ! Madame ? Madame vous m’entendez ? Alice : On va crier. Appeler au secours. Attirer l’attention des automobilistes. Aidezmoi. A l’aide ! Help ! Ayuda ! Hilfe ! Criez ! Faites de grands gestes pour qu’on nous voie ! Pablo : J’ose pas. Inès : Il est timide. Il prend jamais la parole en classe. Pablo : Tais-toi. Alice : Ma parole. Ils accélèrent. Je leur fais peur. Une cinglée les bras en l’air devant un abribus. Inès : Je crois que le bus arrive. Alice, au téléphone : Le bus arrive c’est pas dommage. Comment ? Quelle émission ? Mais tu sais bien : Une dame vient. Chez toi. Avec son équipe. Elle voit 8 tout de suite ce qui cloche. La déco le mobilier les couleurs sur les murs elle rentre partout dans toutes les pièces elle fait Ouh là là… Inès : Et Super Nanny vous connaissez ? Elle va dans les familles. Alice : Ah oui. Quand les parents n’ont plus d’autorité. (au téléphone) Une fois j’ai vu une gamine fallait voir comment elle parlait à sa mère ! (à Inès) Tu ne parles pas comme ça à ta mère toi ? La dame : Personne ne s’occupe de moi. Je suis tombée à leurs pieds ils ne savent pas les gestes. Ils n’ont pas écouté ou ils sont branchés télé. Le bus va arriver je ne pourrai pas monter dedans. Pourtant j’aurais aimé participer à la conversation. Je crois qu’ils ont parlé de ma fille. Je n’ai pas tout compris et j’ai mélangé beaucoup de choses. Ma fille a disparu. Elle a quitté l’école en coup de vent le soir n’est pas rentrée la nuit je ne sais où la police bien sûr la police mais la police a dit Il faut attendre. Attendre combien de temps ? Madame calmez-vous c’est une question d’heures. Soixante-douze heures. J’ai dit soixante-douze ! Ils ont dit Oui c’est une bêtise un nouveau jeu un défi sur les réseaux sociaux disparaître pendant soixantedouze heures et puis réapparaître comme une fleur. J’ai dit Ma fille n’est pas une fleur. C’est une fille. Le plus grand m’a regardée dans les yeux et m’a dit Et votre mari ? J’ai dit Quoi mon mari ? Est-ce que c’est vrai tout ce qu’on raconte sur votre famille ? Les cris le soir ? Les bris de vaisselle ? Les coups dans les murs dans les meubles ? J’ai dit Les coups ? Et puis le petit a regardé le grand et il a dit d’un coup Et Hakim ? Est-ce que vous connaissez Hakim ? Alice : Madame madame vous m’entendez ? Inès : Elle revient à elle. Alice : Madame comment vous appelez-vous ? Claire : Claire. Je m’appelle Claire. Est-ce que vous avez vu ma fille ? Elle passait là sur le trottoir. Pablo : Elle délire. Claire : Elle s’appelle Grâce. Ce n’est pas une fleur c’est ma fille. Elle a disparu et maintenant quel jour sommes-nous quelle heure est-il ? Elle marchait là. Sur le trottoir. Ou peut-être ici. Je ne sais plus. Elle a claqué la porte elle a couru dans le couloir descendu l’escalier elle est partie en trombe on a perdu sa trace et on s’est réveillés en larmes. Son père son frère et moi. Peut-être qu’elle est en danger ? Entravée ? A Inès. Tu irais où toi si tu étais elle ? Inès : Madame je la connais. C’est ma copine. Au collège. Claire, à Pablo : Et toi ? Hakim ? Inès : Non c’est Pablo. Il est timide. Claire : Qu’est-ce qu’il a fait Hakim ? 9 Alice, au téléphone : L’ambulance arrive. C’est pas dommage. (à Claire) Madame l’ambulance arrive. Vous êtes tombée. Nous nous sommes précipités et ces jeunes gens m’ont aidée à vous mettre en position latérale de sécurité. Rassurez-vous. Tout va bien se passer. Votre fille on va la retrouver. Inès, à Pablo : Une chance que tu savais comment faire. Moi j’ai pas écouté pendant la formation. Temps. Qu’est-ce que tu as ? Tu pleures ? Pablo : C’est Hakim. Moi je ne voulais pas... On a déconné. Temps. Hakim : Pourquoi tu as dit ça ? Pablo mon ami pourquoi tu as fait ça ? Qu’est-ce qu’ils vont croire maintenant ? Ce n’est pas ça. Pas ça que vous croyez. Je sais que vous imaginez des choses. Vous vous racontez des histoires. Hakim ceci Hakim cela. Des histoires où Hakim attise. Où Hakim attire. Où Hakim attaque. Vous ne connaissez pas Hakim. Pas celui que vous croyez. Moi je rêve de cerfs-volants. Oui vous avez bien entendu. De cerfs-volants. A Berck il y a des concours. A Dieppe aussi. Et en Afghanistan. Ça ne fait pas de moi un taliban. Vous iriez où vous si vous étiez elle ? Moi je voulais l’emmener voir les fleurs d’Atacama. Le désert le plus aride au monde. Tu as vu ça à la télé ? Un sol désespérément nu. Et quand il pleut tous les quatre ou cinq ans le désert devient un gigantesque champ de fleurs. Comme quoi il ne faut jamais désespérer. Grâce où es-tu ? * Ce qu’on ne cherche pas TV12 : Vous feriez quoi vous ? Votre fille a disparu depuis plus de soixante-douze heures elle a quitté le collège en claquant la porte la mère a appelé la police la police mène l’enquête l’enquête ne mène à rien et à l’heure qu’il est plus de trois jours après la disparition de Grâce personne je dis bien personne ne sait où se trouve cette jeune fille. Ni sa famille ni ses amis ni les professeurs réunis en ce moment même derrière les murs de ce collège n’ont la moindre idée de l’endroit où elle se trouve et si elle est en danger. Mettez-vous à la place de Claire sa mère victime hier en fin d’après-midi d’un malaise en pleine rue. Mettez-vous à la place de sa famille son père son frère mettez-vous à la place de ces élèves du collège ils sont en état de choc et attendent ici devant les grilles jour et nuit des nouvelles de leur camarade. Temps. Je me tourne justement vers une de ces jeunes filles. Bonjour. Comment t’appelles-tu ? Inès : Inès. TV12 : Tu connaissais Grâce ? Inès : Oui. TV12 : Tu la connaissais bien ? 10 Inès : Oui. C’est ma copine. TV12 : Je me suis laissé dire qu’elle aimait te confier sa souffrance ? Inès : … TV12 : Est-ce vrai ? Et dans quelle circonstance ? Temps. Que te disait-elle ? Temps. Tu as entre les mains l’avis de disparition que la police a placardé dans toute la ville. Peux-tu nous le montrer s’il te plaît ? Voilà. Comme ça. Face à la caméra. Peux-tu nous le lire ? Inès : Avis de disparition. TV12 : Mais encore ? Inès : Signalement : Jeune fille âgée de 15 ans – taille 1m 65 – corpulence mince – cheveux châtains longs et ondulés – yeux vert-gris. Tenue vestimentaire : dernière apparition en jean bleu foncé – sweat noir et Vans noires. Circonstance de la disparition : le 3 octobre vers 14 h 30 l'intéressée a quitté son collège en plein cours et n'est pas revenue chez elle le soir. Elle n'a plus donné signe de vie depuis. TV12 : Elle n’a plus donné signe de vie depuis. Comme ces mots chers téléspectateurs semblent claquer dans le vide ! Et toi ? Comment t’appelles-tu ? Pablo :… TV12 : Es-tu aussi un ami de Grâce ? Inès : Il s’appelle Pablo. Il est timide. TV12 : Pablo. Tu étais paraît-il un ami proche de Grâce. Que sais-tu de sa disparition ? Es-tu au courant de quelque chose ? La police a retrouvé des textes dans son journal intime. Notamment cette liste de mots étranges. Un poème ? Hors de moi Chiens de faïence Ventre à terre Colle et verre pilé Ma vie dans le mille. Qu’en penses-tu Pablo ? A qui ces mots sont-ils adressés ? Y a-t-il là-dessous un code secret ? La question vous est également posée chers téléspectateurs. Vous pouvez jouer de chez vous et tenter de décoder vous aussi ce message. Pablo : Pablo Bacalo. C’est mon nom. TV12 : Oui bien sûr. Mais à qui ces mots étaient-ils destinés d’après toi ? A Hakim ? Qui est Hakim ? Hakim chers téléspectateurs est LE témoin de cette affaire. 11 Actuellement interrogé par la police qui tente de savoir l’objet du différend qui l’a opposé à Grâce. Pourquoi Grâce et Hakim se sont-ils disputés ? Là est la clé de l’énigme. Et toi Pablo ? Tu ne dis rien. Crainte et silence. Tu as perdu ta langue ? Pablo : Moi j’aime la capoeira. TV12 : On entend chers téléspectateurs dans cette voix qui tremble l’angoisse qui étreint toute cette ville. Le moment est venu de clore cette émission avec une petite surprise. Ce que vous entendez-là – et certains d’entre vous l’auront reconnue – c’est Sitting down here de Lene Marlin une chanson que Grâce écoutait casque sur les oreilles enfermée dans sa chambre. Où qu’elle soit nous pensons tous à elle ce soir. Je rends l’antenne non sans vous poser une dernière fois cette question lancinante : Et vous ? Que feriez-vous ? Temps. A bientôt pour un nouveau numéro de Reviens-nous. Ici Mathilde Stokol. TV12. Temps. Inès : C’est complètement con. Mathilde : Comment ? Inès : Parler d’elle à l’imparfait. Elle n’est pas morte ! Et son journal à l’antenne. Vous n’avez pas le droit ! Mathilde : Nous sommes là pour aider. Inès : Qui vous l’a donné ? Mathilde : J’ai mes sources. N’aie crainte. Ta copine on la retrouvera. Fabien : Moi je sais où elle est. Mathilde : Tu es qui toi ? Fabien : Fabien. Mathilde : Le frère de Grâce ? Ah attends ne bouge pas. On va te filmer. Elle est là ta mère ? Je veux dire tu as le droit à l’image ? Tu as quel âge ? Bon. On va te poser des questions. Tu sais ce genre d’émissions. Une dame vient. Avec un micro. Et son équipe. La caméra et tout. Elle te pose des questions. La dame. Et toi tu réponds. Voilà ce qu’on va faire. La dame c’est moi. Et toi tu réponds. D’accord ? C’est pour la télé. Tu connais ? Fabien : Ça va je suis pas débile. Mathilde : Mais non qui a dit ça ? Fabien : Vous me parlez comme à un débile. Mathilde : Mais non voyons. Bon. Quel est ton prénom ? 12 Fabien : Fabien je vous ai dit. J’ai onze ans. Mathilde : Ah oui. Parfait. Alors on y va. Tu es prêt ? Fabien : Ma sœur a disparu. Mathilde : Attends… Fabien : Elle est partie. Maman a dit C’est pas un garçon pour toi elle a claqué la porte et elle est partie. Ma sœur est somnambule elle marche dans les rues sans s’arrêter et moi je la suis la nuit. J’ai fouillé en secret dans son ordinateur et j’ai trouvé ça : Je ne me reconnais plus j’ai les mains moites je ne sais pas où je vais je marche sans m’arrêter. Ma sœur est somnambule. C’est un secret que je n’ai jamais dit à personne. Mathilde : Euh c’était très bien mais… ça ne tournait pas. Un petit problème. On peut le refaire ? Attends. Où vas-tu ? Hakim : Laissez-le. TV12 : Hakim ? Quel coup de théâtre chers téléspectateurs ! Je consulte mes notes. Ah oui. Hakim. Robuste à l’extérieur mais fragile à l’intérieur dit le compte-rendu du psychologue. Et aussi : pensées très noires. En rapport avec la dispute ? Hakim : Quelle dispute ? TV12 : Celle qui vous a opposé à Grâce. Mais reprenons au début voulez-vous ? Grâce et vous c’est une affaire qui marche ? Hakim : Je ne comprends pas. TV12 : Comment vous êtes-vous rencontrés ? Hakim : Mon père a eu un accident. Sa moto contre un arbre et ça ne pardonne pas. A Berck il y a un hôpital pour les grands blessés. Les pieds dans l’eau ou presque. C’est là qu’il s’est retrouvé. Moi je suis venu le voir tous les jours. J’ouvrais grand les fenêtres de sa chambre et j’allais sur le sable pour faire voler mon cerf-volant. Je voulais qu’il me voie de son lit. Qu’il voie les progrès que j’avais faits. C’est lui qui m’avait offert mon premier cerf-volant. Il m’avait dit Un jour je t’inscrirai pour les combats de cerfs-volants. Et puis un jour une fille est entrée dans sa chambre avec des fleurs. Elle cherchait sa mère. S’était trompée de chambre. J’ai dit Les fleurs elles sont pour moi ? Elle m’a regardé. C’était Grâce. Ses cheveux son visage sa robe ses mains ses chaussures. On s’est revus tous les jours. On allait sur la plage. Parfois jusqu’aux blockhaus. A Berck il y a des blockhaus indestructibles qui font partie du paysage ils s’enfoncent dans le sable des dunes un peu comme des cicatrices. Grâce et moi on aimait bien s’y réfugier. Des escaliers des couloirs des salles à moitié ensablées des tourelles ça sent souvent mauvais mais on s’y fait on y passait des heures à discuter de tout de rien à faire le vide à écouter de la musique 13 et même parfois à danser comme ce gars qui chaque jour sur la plage dansait la capoeira. Un grand timide qui ne disait rien juste qu’il voulait devenir champion. Pablo. Il n’est pas devenu champion il est devenu mon ami. Il a essayé de m’apprendre la capoeira j’ai essayé de le faire jouer au foot. Qu’est-ce qu’on a rigolé ! Et Grâce avec nous. Et puis un jour nos parents ont guéri. Enfin je veux dire que mon père est sorti. Paraplégique mais il est sorti quand même. Voilà au début c’était ça. Après… TV12 : Oui ? Hakim : Votre émission ? Y a des gens qui regardent ça ? TV12 : Euh oui bien sûr Hakim les téléspectateurs sont là ils vous écoutent ils cherchent à savoir qui vous êtes. Hakim : Alors j’ai une question à leur poser. TV12 : Oui… Hakim : Quand on marche sans s’arrêter… est-ce qu’on finit par trouver ce qu’on ne cherche pas ? * A l’aide Un camion sur une aire d’autoroute. La radio : …Les voyageurs de la nuit sont de tout cœur avec vous Gabriel. Gardez l’espoir et dites-vous que vous n’êtes pas seul. Bon courage et rappelez-nous pour nous donner des nouvelles. Nous écoutons maintenant… Du bruit dans la cabine, derrière le rideau. La routière, au volant : Y a quelqu’un ? La porte d’entrée d’un appartement. Le professeur : Hakim ? Qu’est-ce que tu fais là ? Hakim : Monsieur je… Le professeur : Tu n’as pas à venir ici chez moi. Hakim : Monsieur je…voulais m’excuser. 14 Y a quelqu’un ! Le professeur : Comment ? Hakim : Je voulais m’excuser pour ce qui s’est passé en classe. Si y a quelqu’un faut sortir. Y a quelqu’un ! Le professeur : Hakim… pourquoi… comment tu as eu mon adresse ? Je vous préviens j’appelle la police. Je ne veux pas d’ennui moi. Hakim : Je me suis débrouillé. Le professeur : Hakim tu n’as pas le A Calais ils vont vous débarquer alors ce droit… n’est pas la peine sortez tout de suite ! Hakim : Monsieur ne me jetez pas à la porte ! Je compte jusqu’à trois. Un… deux… Le professeur ferme sa porte. Grâce, derrière le rideau : Non ! Hakim, repousse la porte : Non ! La routière : Qui est là ? Le professeur : Hakim… Hakim j’ai entendu tes excuses. On en parle demain au collège. C’est une fille ? Hakim : Monsieur j’ai des choses à vous dire. Ne fermez pas la porte. Comment t’appelles-tu ? Je n’ai pas le droit de transporter des migrants. Pas le droit. Interdit. Niet. Compris ? La routière essaie d’ouvrir le rideau, mais Grâce l’en empêche. Grâce : Non s’il vous plaît ne regardez Le professeur : Hakim regarde-moi tu as pas ! fait des bêtises ? La routière : D’accord d’accord je ne regarde pas ! mais il faut sortir. Sortez et vous n’aurez pas d’ennui. Hakim : Monsieur… c’est Grâce… Le professeur : Qu’est-ce que tu as fait ? 15 Hakim : Rien. Le professeur : Tu n’as jamais rien fait Hakim c’est bien ça le problème. Grâce : Madame écoutez-moi. Hakim : Monsieur est-ce que je peux entrer ? Le professeur ouvre sa porte. La routière : Ah misère… Je t’écoute mais fais vite. Le professeur : Je n’ai pas beaucoup de temps Hakim. Je suis en famille. Grâce : Merci madame. Hakim : Merci monsieur. La routière : Quel âge as-tu ? Monsieur je voulais m’excuser. De ce qui s’est passé de mon comportement je tiens tête et ça énerve tout le monde vous aussi je vous tiens tête et pourtant je vous aime bien je voulais m’excuser de pas être sorti quand vous m’avez dit de sortir j’ai bien vu que vous étiez tout rouge hors de vous… Grâce : Je suis enceinte. La routière : Ah non ! Pas ça ! …et que tout ça c’était… je veux dire… j’aurais pas dû faire ça. Le professeur : Qu’est-ce que tu as fait Hakim. Qu’est-ce qui s’est passé avec Grâce ? C’est bien ma veine. Grâce : Madame j’ai peur. Hakim : C’est mon père. La routière : Qu’est-ce que tu fais là ? Où est ta famille ? Mon père l’a mise à la porte. Où sont tes parents ? Qui s’occupe de toi ? J’ai voulu la présenter à mon père il est entré dans une colère mon père a dit pas de ça ici pas d’elle chez moi qu’elle sorte et tout de suite obéis ou je te fous dehors avec elle. J’ai honte monsieur. De ce que j’ai fait. 16 Le professeur : Qu’est-ce que tu as fait ? Hakim : Rien. Je n’ai rien fait. Je n’ai pas réagi. Je n’ai rien dit. Mon père l’a foutue dehors elle est partie en pleurant ma mère a dit A table et je me suis assis. Depuis combien de temps ? Est-ce que tu connais le père ? Monsieur aidez-moi c’est à cause de moi qu’elle a disparu. Quelqu’un est au courant ? Tu en as parlé… à ta mère ?... à l’infirmière à l’assistante sociale je ne sais pas moi… il y a bien des gens en qui tu as confiance et à qui tu peux en parler ? Je ne te comprends pas je ne vous comprends pas mais qu’est-ce que tu as dans la tête ? Tu ne sais donc pas qu’on peut tomber enceinte à ton âge ? Tu Le professeur : Qu’est-ce que je peux veux foutre ta vie en l’air c’est ça ?… faire ? Pardon. Je ne voulais pas m’emporter. Je… excuse-moi tu n’y es pour rien. Hakim je veux bien t’aider mais je… C’est… Qu’est-ce que tu attends de moi ? Je ne sais pas ce que je peux faire. Je peux t’amener quelque part si ce n’est pas trop loin de mon trajet j’ai des horaires tu sais des horaires à respecter je ne peux pas balader n’importe qui dans mon camion mais pour toi je ferais bien une exception à une condition il faut ouvrir ce rideau d’accord ? Je veux voir ton visage. Est-ce que tu sais où elle est ? D’accord ? Grâce : J’ai une question. Hakim : Il y a un blockhaus. A Berck. C’est là qu’on se retrouvait quand on s’est connus. La routière : Oui ? Le professeur : Tu penses qu’elle est làbas ? Grâce : Qu’est-ce que vous transportez ? Hakim : Monsieur. Aidez-moi. Il faut y 17 aller. La routière : C’est ça que tu veux savoir ? Grâce : C’est drôle… une femme au volant. Le professeur : Est-ce que tu m’as tout dit Hakim ? La routière : Comment ça ? Grâce : Une femme qui conduit un camion. La routière : Mais dans quel monde tu vis ? Dans quel monde vous vivez vous les jeunes ? Grâce : Une femme… La routière : Ça va pas ? Grâce : Hors de moi Chiens de faïence Ventre à terre Colle et verre pilé Ma vie dans le mille. La routière : Qu’est-ce que c’est ça ? Grâce : Madame… aidez-moi ! Hakim : Monsieur c’est pas moi… C’est Pablo… La routière ouvre le rideau. La routière : QU’EST-CE QUE TU AS FAIT ? MAIS QU’EST-CE QUE TU AS FAIT ? * Un blockhaus Au pied d’un blockhaus, devant la mer. Grâce est en fauteuil roulant. Hakim se tient debout à côté d’elle. Un long silence. Le bruit des vagues. Grâce : Je marche. Je marche sans m’arrêter. Droit devant moi je ne sais pas où mais j’y cours je ne peux pas rester comme ça immobile comme un bout de bois sur les flots de la vie je me lève et je marche je claque des portes tous ces obstacles devant moi je saute vos murs et je m’enfuis échappe à je ne sais quoi à la paralysie à l’indifférence et même à la pitié qui me tatoue la peau y trace des mots à vif des 18 lettres de feu de sang regarde est-ce que tu sais lire ? Je me lève en rêve éveillé et je marche droit devant je brise ces liens qui me maintiennent en cage je marche en rage en nage à force de marcher transpire à grosses gouttes ma peau suintante comme celle des grands brûlés je marche au bord de l’eau au bord des routes je ne me reconnais plus et je ne te reconnais plus. Je crie. J’écris. EST-CE QUE TU SAIS LIRE ? Hakim : Papa… je… Grâce : Tu ? Hakim : Papa… Grâce : Ton père est handicapé. Incapable de marcher mais il n’est pas incapable d’aimer. Encore faut-il lui parler. Est-ce que tu lui parles ? Hakim : Il est vieux. Il ne comprend rien. Grâce : Et toi qu’est-ce que tu comprends ? Hakim : Je l’aime. Grâce : Alors dis-le lui. Hakim : Ça se dit pas. Grâce : Ça se dit pas ça se fait pas… On en crève de toutes ces choses qu’il faut pas dire pas faire. Hakim : …Il y a… une fille… au collège… Grâce : Qu’est-ce qu’elle a fait ? Hakim : Non… C’est moi… C’est Pablo… Grâce : Ça ne m’intéresse pas. Hakim : Papa écoute-moi ! Grâce : Fais bien attention à ce que tu vas dire ! Tu n’es plus mon fils si tes paroles écorchent mes oreilles. Hakim : Papa je… Grâce : Eh bien ? Hakim : On a déconné. Grâce : Vous êtes des garçons. A table. Temps. Grâce se lève. 19 Grâce : Tu es plus handicapé que ton père. Ton père n’a pas de jambes et toi tu n’as pas de cœur. Regarde ce que tu m’as fait. Grâce, ses bras en sang. Hakim : Où vas-tu ? Grâce : Tu n’as rien vu. Rien lu. Mon corps pleure et toi tu ne me défends pas tu ne bouges pas. Tu vis assis. Entrent La routière, Le professeur… Grâce est présente pendant toute la scène qui suit, tantôt observatrice, tantôt prenant part à l’action. La routière : J’ai ouvert le rideau et il y en avait partout. J’ai cru qu’elle était morte. Du sang des tessons de bouteille ça coulait sur mon duvet sur mes oreillers j’ai crié j’ai paniqué j’ai cru qu’elle avait tué le bébé attenté à ses jours que sais-je j’ai pris ce que j’avais sous la main pour essuyer mais je ne savais pas d’où venait tout ce sang j’ai tapoté sa peau ses bras ses jambes ça coulait de partout j’ai appelé à l’aide mais ma voix étouffée ne portait pas je n’osais pas descendre de mon camion j’avais peur de la laisser seule j’ai continué à tapoter doucement sa peau pour trouver où faire le garrot je criais Qu’est-ce que tu as fait ? J’ai pensé à mon téléphone à appeler les secours qu’est-ce que j’avais fait de mon téléphone ? Je lui ai dit Aide-moi qu’est-ce que tu as fait ? Elle délirait c’était incompréhensible une histoire de colle des chiens de faïence du verre pilé je me suis dit elle est droguée en manque jusqu’à ce que j’aperçoive des lettres sur ses bras puis sur son ventre alors j’ai compris qu’elle ne s’était pas ouvert les veines mais qu’elle avait écrit des mots sur sa peau un peu comme… des scarifications je crois qu’on appelle ça comme ça… ça m’a soulagée j’ai lu HAKIM sur son corps plusieurs fois en long en large et en travers je me suis dit celui-là elle l’a dans la peau elle s’est mise à pleurer elle a dit maman maman et je l’ai prise dans mes bras. Hakim et Le professeur, comme s’ils arrivaient devant le blockhaus. Hakim : Hakim. Elle a écrit mon prénom… Le professeur : C’est du sang. Hakim : Elle n’est pas là. Le professeur : Comment le sais-tu ? Hakim : Elle n’est pas là. On s’est trompé. Hakim s’empare du fauteuil roulant et le pousse devant le blockhaus. Le professeur : Qu’est-ce que tu fais ? Hakim : C’est mon père. 20 Le professeur : Ce fauteuil appartient sans doute à l’hôpital. Il y en a plein sur leur terrasse. Des enfants s’en seront emparés pour jouer et l’amener ici près des blockhaus… Ça n’a rien à voir avec ton père. Hakim : Si vous le dites… Le professeur : Hakim. Qu’est-ce qui s’est passé ? Où est Grâce ? Hakim : On ne peut pas revenir en arrière. Le professeur : C’est ce que tu voudrais ? Hakim : Monsieur... Le professeur : Qu’est-ce que tu as fait ? Temps. Hakim : J’ai voulu tester son amour. Sa fidélité. On a échafaudé un plan avec Pablo. Il devait lui parler. Lui dire que je ne l’aimais plus. Pour voir comment elle réagirait. Et puis il devait sortir les violons jouer la sérénade pour voir si elle tombait dans ses bras à lui. Le professeur : C’est ignoble. Hakim : Ça nous a échappé. Ça a mal tourné. Le professeur : C’était après que ton père l’ait mise à la porte ? Hakim : Oui. Le professeur : Tu comprends ce que ça veut dire Hakim ? Hakim : Oui. Le professeur : Tu l’as abandonnée deux fois. Hakim : Je sais. Le professeur : Tu ne l’as pas protégée tu ne l’as pas défendue et comme si ça ne suffisait pas tu l’as mise à l’épreuve tu l’as sacrifiée à l’intransigeance de ton père. Tu vaux mieux que ça Hakim. Il va falloir réparer. Hakim : C’est impossible. Le professeur : Pourquoi ? Hakim : Parce que je l’ai tuée. Temps. Apparition soudaine de Mathilde et de la caméra de TV12. 21 TV12 : Quel coup de théâtre Mesdames et Messieurs ! Le meurtrier se dénonce en direct dans notre émission consacrée à cette affaire qui passionne tout le pays. Hakim se met à table. Sous le regard de son père et de douze millions de téléspectateurs il avoue avoir tué Grâce. Hakim : Elle m’a dit Je suis enceinte. J’ai dit C’est qui ? Elle m’a dit C’est Pablo j’ai dit Je le tue mais en vrai c’est elle que j’ai tuée. TV12 : Ment-il ou dit-il la vérité ? Envoyez dès maintenant par sms à notre numéro spécial les mots Coupable ou Innocent. Une voiture est à gagner. Mais je vois que la mère approche. Un autre moment de vérité ? Nous allons le découvrir ensemble et tout cela en direct sur TV12 ! Brouhaha, forêt de micros, crépitements de flashes. Claire : Crier. A m’en arracher la gorge. Des coups dans les murs dans les meubles nos visages défaits devant les caméras. Ô ma fille mon enfant ma rose blanche notre famille en larmes ton père ton frère et moi soutenus par des voisins impuissants devant ce pire qui nous tient à la gorge les crocs dans nos jugulaires et qui ne nous lâche plus resserrant son étreinte à chacune des mauvaises nouvelles que nous apprenons depuis soixante-douze heures. Notre famille écorchée vive disséquée notre douleur offerte à la curiosité des foules qui entrent dans notre intimité par effraction et se repaissent du spectacle. Notre fille s’appelait Grâce. C’était une jeune fille charmante et la vie le lui rendait bien. Inès, à Grâce : Tu pleures ? Grâce : C’est ma mère. Elle pleure parce que je suis morte. C’est ma mère c’est mon père et c’est mon frère. C’est mon corps. Souillé. Retrouvé je ne sais où dans un fossé ou un trou d’eau puis exposé pendant trois jours on vient de loin pour me rendre hommage ma famille le collège les élèves les professeurs tout le monde se bouscule à mon enterrement je suis morte et c’est bien fait pour eux tu m’entends c’est bien fait pour eux tous. Ils verront à quoi ressemble la vie maintenant que je suis morte. Adieu je disparais regardez bien je ne suis plus là vous aurez beau dire On l’aimait c’est trop tard je ne suis plus rien plus une fille maman encore moins une rose je ne suis plus qu’une marche blanche PLUS JAMAIS CA ! Hakim tu entends ça ? Plus jamais tu m’entends ? Plus jamais bafouée comme ça. Et ah oui j’oubliais : je suis enceinte. Inès : T’es sérieuse ? Grâce : Je crois. Enfin je ne sais pas. Je m’en fous. Inès : Ce n’est pas vrai. Grâce : Qu’est-ce que ça change puisque je suis morte ? Le téléphone d’Hakim sonne. 22 Hakim : Pablo ? Quoi ? Où ça ? Au collège ? Au professeur. Ils viennent de la retrouver. Elle est vivante. * Dernier combat Tu aurais fait quoi toi ? Ton petit ami t’envoie un pote à lui qui dit J’ai un message il ne t’aime plus mais moi si tu veux je suis disponible… Tu aurais accusé le coup genre la fille qui pâlit mais qui essaie de ne pas le montrer tu aurais cédé aux avances du messager – on va dire par vengeance – et ce faisant tu aurais été piégée ou tu aurais feint l’indifférence genre Je m’en fous il ne me méritait pas et toi tu n’es pas mieux que lui dégagez de ma vie ? Ou tu aurais fait comme elle brouiller les pistes en criant Je suis enceinte et puis claquer la porte faire trois pas et t’enfermer dans la pièce d’à côté pendant que tout le monde te cherche dehors ? Elle était vraiment dans la pièce d’à côté ? Dans le débarras du collège le local de la femme de ménage. C’est dingue. Personne n’a pensé à la chercher là. Parmi les seaux les serpillères et les balais. Qu’est-ce qu’elle a fait pendant trois jours ? Elle a pleuré elle s’est sentie abandonnée et elle s’est vue morte… Quelle imagination ! C’est bien une fille… Tu n’as jamais imaginé ton enterrement ? Non. Aucune imagination. Tu es bien un garçon ! J’imagine ce que je veux quand je veux ! Mon avenir mes enfants mes voyages et même la fin de cette histoire. Vas-y je t’écoute… Rappel des faits. Un tour du monde. Tahiti Les Maldives et tout ce qu’on ne cherche pas : un arrêt de bus un blockhaus un camion et dans sa tête une fille enceinte jusqu’au sang. Je suis Grâce. Belle et rebelle musique à fond dans ma chambre I’m sitting down here but you can’t see me. J’ai un frère de onze ans et des parents. Sur mon bureau une photo. Il s’appelle Hakim. Je l’aime. 23 Je suis Hakim. Robuste à l’extérieur mais tout petit devant mon père. Je lui rends grâce pour toutes ces années mais aujourd’hui c’est fini. Je l’affronte. Dans le parc en face du collège. Et devant Grâce qu’on a retrouvée. Regardez ! Deux cerfs-volants. Les fils enduits de colle et de verre pilé. Le bleu. Le rouge. Dernier combat. Le bleu c’est le père. Assis dans son fauteuil roulant au milieu du parc. Le rouge c’est Hakim. Un petit cerf-volant de rien mais qui traîne une longue banderole derrière lui. C’est dangereux. La banderole peut s’enrouler autour du fil. Empêcher le maniement et les figures. Hakim – qu’est-ce qui lui prend ? – bille en tête prend le vent et remonte vers le fil de l’adversaire. Le bleu esquive comme pour mieux contre-attaquer. Un instant tout se fige comme si le vent était tombé d’un coup ou comme si les cerfs-volants se jaugeaient avant le coup de grâce. Soudain le rouge fait un bond dans le ciel les deux fils se rapprochent se touchent on dirait qu’ils chantent tellement ils sont tendus appuyés l’un contre l’autre – le fils le père – lequel des deux va l’emporter lequel va céder la place ou crier grâce ? Alors le rouge saisit sa chance un tourbillon qui passe et qui le projette en avant coupant net le fil paternel. Ainsi va la vie. Et tandis que le petit cerf-volant bleu dégringole dans l’herbe Hakim prend son envol décrit quelques arabesques et sous nos yeux ébahis déploie fièrement sa banderole. Quatre mots qui flashent un smash jeu set et match : GRÂCE JE T’AIME. Ça c’est de la déclaration ! Il pose un genou à terre tout en continuant à diriger son cerf-volant. Comme s’il disait devant tout le monde : Grâce… je te présente mes excuses. Grâce à quoi il retombe dans ses bonnes grâces. Elle s’approche. Il se relève. Lui tend la poignée du cerf-volant. Elle s’en saisit. Il passe derrière elle. L’entoure de ses bras. Replace ses mains par-dessus ses mains à elle. Elle se love contre lui. 24 Ils regardent le ciel. Ensemble. Comme s’ils savouraient l’instant présent. Cette belle lumière de fin d’après-midi. Le vent qui modèle les nuages et fait danser les cerfs-volants. Et l’amour fou. Plus fort que tout. Qui les fait décoller au quart de tour avec la joie en bandoulière et sans affaires de rechange. Et la vie soudain trouve grâce à leurs yeux. 25