ZAT in Placebo - Joël Vacheron

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ZAT in Placebo - Joël Vacheron
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>Texte Joël Vacheron
La tirade paranoïaque que déclame
Orwell dans son ouvrage futuriste
«1984» prend une consonance de plus
en plus manifeste dans la réalité
contemporaine. Bien que nous ne
soyons pas encore totalement immergés dans une société de contrôle – l’ensemble des dispositifs techniques permettant, de façon implicite ou non, la
surveillance et le contingentement –
réduisent de manière déterminante les
sphères d’autonomie à l’intérieur de
nos sociétés. Créer des zones d’autonomie qui fonctionneraient selon leurs
propres règles, c’est le projet que
développe Hakim Bey à travers le
principe des TAZ.
A mesure que se développent des discours
prosélytes et standardistes sur les bienfaits de
la globalisation, la place pour la simple
conception de modes de vie et de pensées disparates et autonomes se font aussi rares que
les neurones de Johny Halliday. Faut-il dès lors
se laisser engloutir par une couverture uniforme
qui homogénéiserait nos existences jusqu’à les
rendre aussi palpitantes que celles d’une rangée de bovidés regardant passer un train derrière leur clôture? Faut-il flipper sur la dépossession progressive de nos espaces de liberté?
Allons-nous devenir de simples androïdes lobotomisés aux activités prédéterminées? A vous
de voir. Mais il reste évident que des pirates
du XVIIIe siècle jusqu’aux free parties du XXe,
l’histoire est jonchée d’exemples qui démontrent que des groupes d’individus ont réussi à
créer des poches de liberté à l’intérieur desquelles ils pouvaient vivre selon leurs désirs du
moment. C’est cette capacité profondément
créative à pouvoir toujours détourner la banalité du train-train quotidien que tente de
réveiller Hakim Bey lorsqu’il nous parle des
Zones Autonomes Temporaires (TAZ: Temporary
Autonomous Zone).
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A comme Autonomie. Toujours chez les
pirates, Nassau aux Bahamas est une réalisation concrète d’un «état» autonome. La terre et
les activités quotidiennes y étaient gérées en
commun, les représentants élus pour de courtes
durées et les butins partagés de façon totalement égalitaire. La mixité des races et l’abandon des critères de sang attira d’innombrables
miséreux qui fuyaient les «avantages» de l’impérialisme du Nouveau Monde comme l’esclavage, la servitude, l’intolérance et les tortures
du travail forcé. A tel point que l’on dit même
que certains équipages de l’époque explosaient
de joie lorsqu’ils voyaient arriver des pirates.
Balançant leurs supérieurs par dessus bord, ils
partaient rejoindre sans aucune lutte le camp
de ces «bandits sociaux».
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Z comme Zone. Il n’existe aucun plan a
priori permettant de définir quelle forme peut
prendre cette zone. Car c’est avant tout par le
biais de la pratique, par la multitude d’expériences circonstanciées et de situations particulières qu’elle peut émerger de manière aléatoire. C’est pourquoi – généralement – une TAZ
ne se définit pas, ni ne se planifie... Elle se vit!
On peut tout de même utiliser métaphoriquement l’exemple des pirates et des corsaires du
XVIIIe siècle pour illustrer cette idée. En effet,
ces derniers avaient créé un réseau de navigation à l’échelle du globe qui était constellé
d’îles et d’enclaves secrètes qui leurs servaient
de points de chute durant leurs longues pérégrinations. Certaines de ces îles – que l’on ne
trouvait sur aucune carte officielle – abritaient
des petites communautés «vivant délibérément
hors-la-loi et bien déterminées à le rester, ne
fût-ce que pour une vie brève, mais joyeuse».
Ce mode de vie marginal et festif nécessitait
une forme de tactique de la disparition, en ce
sens qu’un des impératifs pour que ces zones
survivent tenait dans l’adage que «pour vivre
heureux, il faut vivre caché».
T comme Temporaire. Les poches de liber té que sont les TAZ ont comme élément essentiel leur contingence génératrice. Elles ne se
constituent jamais pour durer, car elles sont
«une opération qui libère une zone (de terrain,
de temps, d’imagination, d’espace) puis se dissout, avant que l’Etat ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace». Ainsi,
dès que la TAZ est nommée, représentée, médiatisée,
elle doit disparaître, pour resurgir ailleurs, à nouveau
invisible. En ce sens, elle est nomade non seulement au sens physique d’un déplacement dans l’espace, mais également au sens psychique. Par
cette idée, Hakim Bey entend relever «la vision du
monde post-idéologique et multi-perspectiviste» des
sociétés contemporaines qui nous donne la
capacité de voir, pour la première fois, comme au
travers des yeux d’un insecte où chaque facette reflète un tout autre monde. Dès lors, cette
pluralité à provoquer l’émergence «de gitans,
de voyageurs psychiques poussés par le désir
et la curiosité, détachés de tout temps et de tout
lieu, à la recherche de la diversité et de l’aventure...». Bref, toute une frange d’individus, de
bandes, qui refusent la sédentarité et l’homogénéisation du monde moderne pour aller
«chasser et cueillir» dans des contrées parallèles.
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Dans nos sociétés technologisées, ce
nomadisme psychique prend des formes particulièrement novatrices. Le Web offre non seulement un support logistique à la TAZ, mais il
lui permet également d’exister. Ainsi, de manière sommaire, on peut dire que la TAZ «existe»
aussi bien dans le «monde réel» que dans l’espace d’information. A l’instar des warez –
dans leur conception initiale non mercantile,
ils permettent le downloading gratuit de programmes qui ne sont quelquefois pas encore
sortis sur le marché – le réseau permet l’émergence de sites pirates qui tirent leur force de
l’impossible localisation et du caractère éphémère de leur apparition. Ce caractère fluctuant
et «soluble» des informations sur le net permet
également la transmission de communications
clandestines, qui profitent largement à la mise
sur pied de festivités prohibées telles que les free
parties et autres Technivals dont les «novönomades» sont très friands.
Les nouveaux réseaux d’information,
par le biais de codes cryptés balancés sur des
infolines et reliés par le net, ont ainsi permis
aux parties sauvages de l’underground techno
de prendre une ampleur énorme, et pas forcément bénéfique pour l’esprit initial des ces rassemblements, durant ces dernières années. Les
bandes qui déclenchent ces fêtes chaotiques
ont la particularité de vivre dans des roulottes.
Cette non-fixité leur permet principalement de
bénéficier d’une mobilité extraordinaire pour
cheminer à travers l’Europe et également de
détourner les législations étatiques. Du fait que
la police n’a pas le droit de déloger des caravanes avant dix jours si celles-ci ne troublent
pas l’ordre public. Résultat, des fêtes véritablement sauvages rassemblant une meute de technophiles du voyage durant plusieurs jours et
plusieurs nuits. Une TAZ concrète peut émerger. Car la fête doit demeurer un élément
majeur des zones d’autonomies temporaires,
en ce sens qu’elle «est toujours «ouverte»
parce qu’elle n’est pas «ordonnée»; elle peut
être planifiée, mais si rien ne se passe, elle
échoue. La spontanéité est un élément crucial». De plus, elle reste éminemment sociale
puisqu’elle nécessite le face-à-face et une certaine convivialité pour exister. Une zone hors
du temps et de l’espace prend forme rythmée
par les seuls beats explosifs d’une sono pourrave. Loin des chichis futiles des clubs institutionnalisés, des travellers déchaînés posent les
jalons de la révolution du XXIe siècle.
Abandonnant les préceptes canoniques militaristes et poussiéreux des théories révolutionnaires, ils pratiquent une insur rection spontanée, festive et chaotique, qui clame dans un
flux de décibels la nécessité de refuser la soumission et de vivre intensément le temps présent.
Même si Big Brother cherche à poser un
regard omniscient sur nous, il ne faut pas omettre
qu’il y a toujours «des trous-à-rats dans la
Babylone de l’information»!
> Hakim Bey, TAZ, zone autonome temporaire, Ed.
L’Eclat, 1997 (http://www.tao.ca/~cas/ZAT.html)
> Peter Lamborn Wilson, Utopies
Pirates, Ed. Dagorno, (à paraître)
> Les écrits d'Hakim Bey:
http://www.hermetic.com/bey/
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