BERLIN ALEXANDERPLATZ/1

Transcription

BERLIN ALEXANDERPLATZ/1
Photo Nicoletta Zalaffi. Collection Rui Nogueira
Rainer Werner Fassbinder
BERLIN
ALEXANDERPLATZ
de
Rainer Werner FASSBINDER (1980)
Berlin AlexAnderplAtz
RFA, 1980. Réal. et scén.: rainer Werner
FAssBinder, d’après le roman de Alfred
döBlin. Images: xaver schWArzenBerger. Musique: peer rABen. Int.:
günter lAmprecht (Franz Biberkopf),
hanna schygullA (Eva), Barbara
sukovA (Mieze), elizabeth trissenAAr
(Lina), udo kier (jeune homme dans le
nightclub), raul gimenez (Konrad), Axel
BAuer (Dreske), ivan desny (Pums),
karin BAAl (Minna), voiler spengler
(Bruno), gottfried John (Reinhold),
Brigitte mirA (Frau Bast), Barbara
vAlentin (Ida), hark Bohm (Mr. Luders),
marquard Bohm (Otto), Franz Buchrieser (Meck), margit cArstensen (Terah,
un ange), Annemarie dÜrringer (Cilly),
roger Fritz (Herbert), helmut griem
(Sarug, un ange), irm hermAnn (Trude),
traute hoess (Emmy), günther kAuFmAnn (Theo), lilo pempeit (Frau Pums),
Fritz schediWy (Willy), helen vitA
(Fraenze). v.o. s.-t. angl. — couleurs —
15h14.
Au sortir de prison, Franz Biberkopf, un
camelot, regagne Alexanderplatz avec une
idée en tête: vivre honnêtement. Là, il est à
nouveau entraîné dans de sales combines.
Il redevient bientôt un voleur d’envergure…
À Venise, et récemment à Nanterre lors du
Festival du jeune cinéma Allemand a été
projeté Berlin Alexanderplatz, feuilleton
télévisuel de treize épisodes et un épilogue,
produit par la Bavaria pour la WDR, co-produit par la RAI, adapté et réalisé par Rainer
Werner Fassbinder. Ce fut, à coup sûr, un
événement. Dans le texte de lui que nous
publions plus loin, RWF fait la genèse de
son rapport au livre d’Alfred Döblin, publié
en 1929. J’aimerais dire déjà en quoi Berlin
Alexanderplatz est un aboutissement (provisoire) dans le travail de Fassbinder.
«Il existe toujours un moment littéraire dans
n’importe quelle existence humaine où l’on
aime une femme beaucoup plus pour le
papier à fleurs de sa chambre à coucher
que pour sa personnalité dépouillée de toute
influence décorative», dit Pierre Mac Orlan
dans sa préface au roman d’Alfred Döblin
(«Berlin Alexanderplatz»). Dans ce livre, se
trouvent reliés avec une grande précision
les décors (les maisons, les bars, les rues,
la place) et les personnages: ils évoquent le
destin de Franz Biberkopf, (…) dans le
Berlin des années 20. Il y a là un mode de
signification dont Fassbinder s’est fait une
règle à travers ses films: décors, vêtements,
accessoires informent sur la situation sociale, historique, économique de ses personnages (en cela il est obstinément brechtien).
Il n’est donc pas surprenant que l’œuvre de
Döblin ait eu, comme il affirme dans le texte
qui suit, une importance aussi décisive
quant à ce qu’il devait faire au théâtre
comme au cinéma.
L’intérêt du Berlin Alexanderplatz est
d’abord d’exposer le background accompli
de l’œuvre du cinéaste, et l’objectif vers
lequel de film en film, cette œuvre a tendu (il
explique plus loin comment en toute logique,
son travail devait le mener à l’adaptation de
ce roman «un peu plus tard», précise-t-il).
Franz Biberkopf (admirablement interprété
par Gunther Lamprecht) y est effectivement
la version plus systématique de Fox (le
jeune homosexuel du droit du plus fort),
de Hanni l’adolescente de gibier de passage, du marchand des quatre saisons, de
maman kuster, de maria Braun, de l’ouvrier marocain et de sa compagne de tous
les autres s’appellent Ali. Des êtres qui
transportent leurs corps avec une ostentation dérisoire (Fassbinder filme souvent des
gros, dont la corpulence théâtralise encore
les personnages) et qui, quelque soit le
degré de marginalité sociale dans laquelle
ils sont plongés (même les terroristes de la
troisième génération), prétendent paradoxalement au Bonheur dans la cité.
Comme eux, Franz Biberkopf veut devenir
un «honnête homme». Comme eux, il est
jeté dans les bas-fonds de l’âme humaine,
et se retrouve seul dans un monde vide (les
espaces fassbinderiens sont toujours désertiques); comme eux, il est plus fragile que sa
corpulence ne le laisse prévoir et un jour il
craque.
Mais Berlin Alexanderplatz n’est pas seulement la somme des investissements passés de l’œuvre de Fassbinder. Il en constitue le point d’aboutissement et même le
point limite: là où le cinéma allemand
contemporain rencontre le cinéma allemand
contemporain de ce Berlin de la fin des
années 20, celui des pionniers, celui de la
première génération, celui qui va disparaître. Retrouver pour la circonstance (le
film) l’atmosphère cinématographique de
cette époque, c’est plus et autre chose
qu’ajouter à une intrigue, un supplément
esthétique venu du passé. Et Fassbinder à
la différence de Herzog (qui dans nosferatu
n’a eu d’autre ambition que de goûter le
cinéma de Murnau) semble en être
conscient. Si Biberkopf fait penser au
dernier des hommes, c’est moins comme
une référence cinéphilique que parce que
l’un et l’autre peuvent reprendre en cœur le
même leitmotiv terrible: «Malheur à celui qui
se fie aux hommes».
En retrouvant les pas des cinéastes de la
première génération, Fassbinder est paradoxalement plus proche d’un Syberberg que
des autres cinéastes de R.F.A.: il ne fait
œuvre généalogique que pour questionner
l’imaginaire allemand contemporain. En
remontant aux sources de ses obsessions, il
place le cinéma allemand à un tournant.
Toutes ces raisons rendent nécessaires la
projection (ou la diffusion) de ce feuilleton
sur les (grands ou petits) écrans français. Il
semble que ce soit loin d’être acquis. Puisse
le texte qui suit y contribuer.
Serge Le Peron
Les Cahiers du Cinéma
N°321, Mars 1981
≈≈≈≈≈
A propos du roman d’Alfred döblin
les villes de l’homme et son âme
par rainer Werner Fassbinder
première rencontre
Il y a vingt ans environ, j’avais juste quatorze ans, peut-être même déjà quinze, atteint
par une puberté presque meurtrière, j’ai rencontré, au cours de mon voyage absolument
non académique, extrêmement personnel et
assujetti seulement à mes associations les
plus personnelles, à travers la littérature
mondiale, le roman d’Alfred Döblin «Berlin
Alexanderplatz».
D’abord, pour être honnête, ce livre ne m’a
pas du tout accroché, et ça n’a bien sûr fait
ni «clac» ni «tilt» comme ça s’était déjà produit parfois jusqu’alors entre moi et certains
livres, à vrai dire en petit nombre, que j’avais
lus. Au contraire, les premières pages, peutêtre dans les deux cents, m’ont si désespérément ennuyé que j’ai mis le livre de côté,
non fini et même à peu près sûr que je ne le
lirais jamais plus. Étonnant ! Je n’aurais pas
seulement manqué un des contacts les plus
excitants et les plus captivants avec une
œuvre d’art, non — et je crois savoir ce que
je dis —, ma vie même, certainement pas en
totalité mais dans un certain, un grand
nombre de choses, peut être plus décisives
que je ne peux m’en apercevoir jusqu’à
aujourd’hui, se serait déroulée autrement,
souriez si vous voulez, qu’elle ne s’est
déroulée avec le «Berlin Alexanderplatz» de
Döblin dans la tête, dans la chair, dans le
corps en totalité et dans l’âme.
En fait, l’auteur tourne peut-être par lâcheté,
peut-être par une crainte inexplicable des
conceptions morales en vigueur à son
époque et dans sa classe, peut-être aussi
par peur inconsciente d’être d’une certaine
façon atteint personnellement, Döblin tourne
donc durant des chapitres, durant des
pages et des pages, trop longtemps
presque, autour de son sujet ou, mieux, du
véritable sujet de son roman «Berlin
Alexanderplatz». La rencontre du «héros»,
Franz Biberkopf, avec l’autre «héros» du
roman, c’est-à-dire avec Reinhold, la rencontre qui détermine le cours ultérieur de la
vie de ces deux hommes se produit, dans
l’édition de poche du roman, longue de 410
pages, à la page 155, après plus du tiers
donc et au moins 150 pages trop tard,
comme il me semblait autrefois à la première lecture, impression qui ne s’est d’ailleurs
pas fondamentalement transformée chez
moi, mais seulement de façon nuancée, jusqu’à aujourd’hui.
Toujours est-il, mais très certainement pour
mon propre bonheur, que j’ai surmonté le
premier tiers de «Berlin Alexanderplatz» qui
— comme je l’ai dit — m’avait plus ennuyé
que bouleversé, troublé ou même touché,
j’ai donc lu plus loin, lu soudain, d’une façon
qu’on peut encore à peine appeler lire, mais
plutôt engloutir, dévorer, aspirer. Notions
trop faibles encore pour cette lecture, qui,
dangereuse, n’était souvent même plus du
tout de la lecture, mais bien plutôt de la vie,
de la souffrance, du désespoir, de la peur.
Mais par bonheur, le roman de Döblin est
trop bon pour permettre qu’on y sombre ou
qu’on s’y perde. J’étais sans cesse, chaque
lecteur est, à ce que je crois, presque
contraint de revenir à soi-même, à sa propre
réalité, à l’analyse de toute réalité de tout un
chacun. Une exigence, au demeurant, que
je poserais pour toute œuvre d’art. Il se peut
que «Berlin Alexanderplatz» m’ait aidé à
reconnaître cette exigence envers l’art, à la
formuler et, surtout, à la poser pour mon
propre travail. J’ai donc rencontré un chefd’œuvre qui non seulement était en mesure
d’aider, en quelque sorte, à vivre — ça
aussi, j’en parlerai encore — une œuvre
d’art, «Berlin Alexanderplatz» qui aide à élaborer du théorique sans être théorique, qui
contraint à des attitudes morales sans être
morale, qui aide à accepter le banal comme
essentiel, comme sacré, sans être banale
ou même sacrée ou sans prétendre être une
chronique de l’essentiel et malgré tout sans
être pour autant cruelle, ce qui est rare pour
des œuvres de cette valeur.
Mais «Berlin Alexanderplatz» ne m’a pas
seulement aider dans une sorte de processus de maturation éthique, non, il a aussi
été pour moi, qui étais quelqu’un de véritablement menacé en pleine adolescence,
une aide à vivre véritable, simple et concrète, car, à l’époque, j’ai réduit le roman de
Döblin, en le simplifiant bien sûr beaucoup
trop, à mes propres problèmes et questions,
et l’ai lu comme l’histoire de deux hommes
dont le petit peu de vie se brise sur cette
terre parce qu’ils n’ont pas la possibilité de
trouver le courage de seulement reconnaître, sans même parler de pouvoir
s’avouer qu’ils se désirent d’une manière
étrange, qu’ils s’aiment en quelque sorte,
que quelque chose de mystérieux les unit
davantage qu’il n’est d’ordinaire admissible
entre hommes.
Il ne s’agit certes pas là de quelque chose
de sexuel entre des personnes du même
sexe, Franz Biberkopf et Reinhold ne sont
en aucune façon homosexuels — pas
même au sens le plus large, ils n’ont pas de
problèmes de ce genre, rien ne le laisse
entendre. Pas même la relation, nettement
sexuelle, de Reinhold avec un jeune homme
en prison, aussi heureuse que Döblin nous
décrive cette relation. Ça n’a absolument
rien à voir, je l’affirme, avec ce qu’il y a entre
Franz et Reinhold. Non, ce qu’il y a entre
Franz et Reinhold, ce n’est ni plus ni moins
qu’un pur amour que rien de social ne met
en péril. C’est vraiment cela. Mais naturellement, ce sont tous les deux, Reinhold encore plus que Franz, des êtres sociaux et, en
tant que tels, évidemment pas en mesure ne
serait-ce que de comprendre cet amour,
même de l’accepter, de simplement le
prendre et de devenir plus riches et plus
heureux par un amour qui, de toute façon,
survient beaucoup trop rarement parmi les
hommes. Et, effectivement, on le comprend,
que doit signifier pour un être qui a été élevé
comme nous ou de façon analogue, un
amour qui ne mène à aucun résultat visible,
et à rien qui soit montrable, exploitable,
c’est-à-dire utile ? Un tel amour doit, si tristement en va-t-il de l’amour et si terriblement, un tel amour doit faire peur à ceux-là
qui ont appris que l’amour est utilisable, au
moins utile, au positif comme au négatif —
n’avons-nous pas appris à jouir même de la
souffrance —, un tel amour doit nous faire
peur, tout simplement. A chacun de nous.
C’est à peu près ainsi ou d’une manière
analogue que j’ai dû lire, à l’époque, «Berlin
Alexanderplatz», lors de la première lecture.
Et, pour être plus concret, cette lecture m’a
aidé à m’avouer les peurs torturantes qui me
paralysaient presque, la peur de m’avouer
mes désirs homosexuels, de céder à mes
besoins réprimés, cette lecture m’a aidé à
ne pas devenir complètement malade, menteur, désespéré, elle m’a aidé à ne pas sombrer.
Quelque cinq ans plus tard, j’ai lu à nouveau
«Berlin Alexanderplatz». Cette fois-ci,
quelque chose de complètement différent
m’a retourné ou m’a éveillé à une expérience qui m’a aidé à son tour à comprendre
beaucoup de choses de ce que je suis —
une expérience qui m’a aidé à ne pas faire
inconsciemment quelque chose que je vou-
drais appeler grossièrement «vivre une vie
de seconde main». A la seconde lecture,
donc, il m’est devenu, de page en page, de
plus en plus clair, avec étonnement d’abord,
puis de plus en plus avec angoisse, avec un
tel trouble enfin que je semblais presque
contraint de fermer les yeux et les oreilles,
c’est-à-dire de refouler, il me devenait de
plus en clair que beaucoup de ce que j‘avais
cru être moi, moi même, n’était rien d’autre
que ce qui était décrit par Döblin dans
«Berlin Alexanderplatz».
J’avais donc tout simplement fait de la fiction
de Döblin ma vie. Et, cependant, ce fut pour
une bonne part encore une fois le roman qui
m’a aidé à surmonter l’angoissante crise qui
suivit et à travailler à quelque chose qui,
comme je l’espère, pourrait devenir, en fin
de compte, dans une mesure relativement
lâche, ce qu’on nomme une identité, pour
autant que cela soit seulement possible
dans cette saleté pourrie.
Tout d’abord, j’ai vu le film de Phil Jutzi,
Berlin Alexanderplatz que j’ai trouvé, pris
en lui-même, un film pas mal du tout, en
aucune façon mauvais. Sans doute, avec ce
film, a-t-on complètement oublié le roman
de Döblin. Le livre et le film n’ont rien à voir
ensemble. Chacun, en son genre, le film de
Jutzi lui aussi, à coup sûr, est indépendant
de l’autre. Et comme le film est malgré tout
le médium avec lequel je m’identifie le plus,
j’ai pris la décision de faire un jour, et pourquoi un jour seulement, je ne le sais plus,
peut-être quand je serais suffisamment
capable, la tentative de me risquer avec
mes moyens filmiques, en fin de compte à
titre d’expérience, à dresser avec le «Berlin
Alexanderplatz» de Döblin le procès-verbal
d’un commerce avec cette littérature tout à
fait spéciale.
Il a fallu plus de dix ans pour que ça aboutisse. Et si la situation n’avait pas été ce
qu’elle était — il fallait que je le fasse sinon
un autre l’aurait fait — je me serais accordé
encore un peu plus de temps. Mais chronologiquement ce qu’il y a eu c’est que j’ai
inséré dans beaucoup de mes travaux des
dix dernières années beaucoup de citations,
pourrait-on dire, du roman de Döblin. Et puis
à un moment ou à un autre, la raison était
qu’on faisait un livre sur moi, j’ai vu tous mes
films pendant trois jours d’affilée. Et de nouveau — cette fois ça m’a tout simplement
sidéré — j’ai constaté qu’il y avait eu dans
mes travaux sensiblement plus de citations
— et d’ailleurs le plus souvent inconsciemment — que je ne l’avais supposé.
Alors j’ai à nouveau lu le livre; je voulais
maintenant savoir plus précisément ce qu’il
y avait entre le roman de Döblin et moi.
Beaucoup de choses me sont devenues
plus claires, mais l’essentiel était tout de
même bien pour moi la reconnaissance et
l’aveu qui s’ensuivait que ce roman, une
œuvre d’art, avait contribué à décider du
cours de ma vie.
Sûrement tous ceux qui n’ont pas lu «Berlin
Alexanderplatz» vont se demander maintenant quel genre d’histoire a bien pu raconter
Döblin pour qu’elle puisse prendre, ne
serait-ce que pour un unique lecteur, une
importance tellement grande, presque existentielle, ce qui est un effet tout de même
bien inhabituel pour une œuvre d’art prise
isolément. Alors il faudrait répondre honnê-
tement à quelqu’un posant une question sur
l’histoire du roman «Berlin Alexanderplatz»
que celle-ci, à dire vrai, ne va pas bien loin.
Bien au contraire l’histoire de l’ancien
ouvrier transporteur Biberkopf, sa sortie de
prison, son serment de rester dorénavant un
homme honorable, et l’échec de cette résolution, sont bien plus une succession, parfois incroyablement brutale, de petites histoires lamentables dont chacune pourrait
fournir aux feuilles de chou obscènes les
manchettes les plus obscènes. L’essentiel
de «Berlin Alexanderplatz» n’est donc pas
son histoire, le roman a cela en commun
avec quelques autres grands romans de la
littérature mondiale, sa construction est, si
c’est possible, encore plus ridicule que celle
des «Affinités électives» de Goethe — l’essentiel c’est tout simplement la façon dont
l’extrêmement banal et l’incroyable de l’histoire est raconté. Et l’attitude vis-à-vis des
personnages de l’intrigue que l’auteur met
pitoyablement à nu devant le lecteur pendant que d’un autre côté il lui apprend à voir
avec la plus grande tendresse ces êtres mis
à nu jusqu’à la médiocrité et, à la fin, à les
aimer.
trajectoire de Biberkopf
Arrivé ici, je veux pourtant tenter brièvement
de rapporter, très simplement, l’action toute
pure. Comme je l’ai dit, l’ancien ouvrier
transporteur Franz Biberkopf est libéré de
prison où il a fait quatre ans pour avoir tué à
coup de batte son ancienne amie Ida qui, à
Berlin, était allée faire le tapin pour lui dans
les années vingt en raison de leurs difficultés économiques. Le prisonnier libéré a
d’abord les habituels problèmes de puissance sexuelle qu’il perd en violant presque la
sœur de sa victime, de sorte qu’ensuite il est
en mesure de commencer une liaison avec
la Polonaise Lina, et cela de telle manière
qu’elle pourrait le prendre pour de l’amour:
elle amène Franz à faire le serment de rester, dorénavant, honorable, aussi vrai…vous
savez la suite. (…)
Dans l’ensemble, rien de plus qu’un roman
de quatre sous, dans le détail rien de plus
qu’un alignement de manchettes de feuilles
de chou. Qu’est-ce qui fait alors de ce plot
quelque chose de grand ? C’est le comment, c’est évident. Dans le «Berlin
Alexanderplatz», aux émotions, aux sentiments, aux moments de bonheur, aux
désirs, aux satisfactions, aux douleurs, aux
peurs, aux déficits de conscience objectivement minimes et tout simplement
médiocres, aux individus apparemment
sans apparence, sans importance, insignifiants, on accorde ici aux prétendus «petits»
la même dimension que celle qu’on n’accorde d’ordinaire dans l’art qu’aux «grands».
On reconnaît aux hommes dont parle Döblin
dans «Berlin Alexanderplatz», en particulier
bien sûr au protagoniste, à l’ancien ouvrier
transporteur Franz Biberkopf, plus tard souteneur, meurtrier, voleur et de nouveau souteneur, un subconscient tellement différencié, une imagination et une faculté de souffrance à peine croyables, telles que n’en ont
pas été aussi largement dotées la plupart
des personnages de la littérature mondiale;
naturellement dans la mesure, bien sûr, où
mes connaissances suffisent ici, et quand
bien même il s’agirait d’êtres aussi cultivés,
d’intellectuels aussi intelligents ou d’amants
aussi grands qui soient, pour ne citer que
quelques personnages.
L’attitude de Döblin vis-à-vis de ses personnages, ces créatures à coup sûr objectivement indigentes et insignifiantes, est influencée, avec une assez grande certitude,
comme je le soutiens, et bien que Döblin l’ait
contesté à différentes reprises, par les
découvertes de Sigmund Freud. «Berlin
Alexanderplatz» serait ainsi donc vraisemblablement la première tentative de transposer dans l’art les connaissances freudiennes. Cela, en premier lieu.
vivre dans la grande ville
En second lieu, Döblin raconte chaque lambeau d’action, aussi banal soit-il, comme un
processus important et imposant en soi, le
plus souvent comme partie d’une mythologie mystérieuse, puis de nouveau comme
traduction de facteurs religieux, qu’ils soient
chrétiens ou qu’ils soient juifs.
Döblin avait, parce que, de confession juive,
il s’était converti au catholicisme, plus de
problèmes avec la religion qu’il n’est habituel. Peut-être a-t-il pour cette raison tenté
de maîtriser justement ces problèmes, de
découvrir le particulier de la religion dans le
banal et de le raconter comme tel. Formulé
d’une manière simplifiée, cela signifie sans
doute qu’aucun élément de l’action, même
si celui-ci se suffisait entièrement, n’est là
seulement pour lui-même, mais qu’il est en
plus un élément d’un second, d’un autre
récit plus impénétrable et plus mystérieux,
qu’il fait par conséquent partie d’un second
roman dans le roman ou peut-être aussi
d’une mythologie privée de l’auteur, mais je
ne veux pas avoir à en décider pour le
moment.
Enfin, en troisième lieu, c’est la technique de
récit que Döblin a inventée ou peut-être
aussi seulement choisie pour «Berlin
Alexanderplatz». Du reste cette interrogation: inventée ou non ? je ne la crois en
aucune façon importante, car ce qui est bel
et bien décisif c’est qu’un auteur ait choisi
les moyens appropriés à ses intentions et
non qu’il en soit, en plus, l’inventeur; ça peut
occuper les historiens de la littérature, ça n’a
aucune importance pour le lecteur qui a le
bonheur de lire un roman pour lequel l’auteur a trouvé la forme adéquate, et c’est ce
qu’a fait Alfred Döblin pour «Berlin
Alexanderplatz» avec une sûreté somnambulique. Et que maintenant Döblin ait connu
«Ulysse» de James Joyce avant d’écrire
«Berlin Alexanderplatz» ou qu’il ne l’ait pas
connu, ça ne rend son roman ni meilleur ni
pire. Au demeurant, je pourrais très bien
m’imaginer que deux auteurs découvrent en
même temps presque les mêmes techniques nouvelles de récit, à vrai dire pourquoi pas? Comme dans l’Histoire ellemême, tout dans l’histoire de la littérature
n’est pas explicable à partir d’elle-même. Un
mystère, serait-ce seulement l’espoir,
demeurera toujours.
D’ailleurs, je trouve plus captivante que la
question de savoir si Döblin connaît
«Ulysse», l’idée que la langue de «Berlin
Alexanderplatz» soit influencée par le rythme des trains de la S-Bahn qui passaient
devant le cabinet de travail d’Alfred Döblin.
La langue porte sûrement l’empreinte de
tels objets, de tels bruits de la grande ville,
de leur rythme spécifique, précisément, de
leur continuelle frénésie d’éternel va-etvient. Et de la vie consciente dans une gran-
de ville, d’une vigilance toute particulière
pour tout ce qu’est vraiment vivre dans la
ville, vient également, avec certitude, la
technique du collage que Döblin a utilisée ici
dans son roman de la grande ville, un des
rares qui soit. Vivre dans la grande ville, cela
signifie le changement continuel dans l’attention pour les sons, les images, les mouvements. Et ainsi les moyens du fragment
de récit choisi changent de la même façon
que peut changer l’intérêt d’un habitant
éveillé d’une grande ville, sans que celui-ci,
comme le récit, cesse d’avoir conscience
d’en être le centre.
D’autres devront en dire plus et puis aussi
des choses plus précises sur le style de récit
spécifique de Döblin, je peux seulement
signaler que Döblin a encore écrit d’autres
choses, des œuvres d’art qui signifieront
peut-être plus pour les générations futures,
qui seront peut-être un jour plus importantes
ne
l’est
aujourd’hui
«Berlin
que
Alexanderplatz». Et que Döblin soit lu, plus,
beaucoup plus qu’il ne l’est aujourd’hui, je
ne peux que le souhaiter. Pour l’amour des
lecteurs. Et de la vie.
(Traduit de l’allemand
par Jean-François Poirier)
Les Cahiers du Cinéma,
N°321, mars 1981
rainer Werner Fassbinder est né le 31 mai 1945 et est mort le 10 juin 1982.
Dès 1965, il réalise un court métrage en 16mm, der stadtstreicher, suivi en 1966, d’un autre petit film, en 35mm cette fois, der kleine chaos.
Il n’a que 21 ans, vit d’emplois occasionnels et suit des courts d’art dramatique à Munich. Il n’est pas admis à l’école de cinéma qui vient d’être
créée à Berlin et rejoint une petite troupe de théâtre d’avant-garde de Munich, l’Action Theater. Il y fait ses premières mises en scène et écrit
sa première pièce,Katzelmacher (1968). C’est alors qu’il crée une nouvelle troupe, l’Antiteater, avec plusieurs participants de l’Action Theater,
dont Hanna Schygullah, Irm Herrmann, Peer Raben, Kurt Raab. L’Antiteater se rend célèbre par des représentations jugées provocatrices, révisions iconoclastes de grands classiques ou adaptations de textes de Fassbinder lui-même. Plusieurs d’entre-eux, d’ailleurs, seront adaptés
pour la radio, la télévision et surtout, pour le cinéma.
Il tourne ses premiers films en 1969, trois en une année: liebe ist kälter als die tod (L’Amour est plus froid que la mort), götter der pest
(Les Dieux de la peste), et katzelmacher. Il enchâine avec sept films en 1970, pour le cinéma et la télévision. En 1971, après avoir publié une
étude sur les mélodrames de Douglas Sirk, Fassbinder signe der händler der vier Jahreszeiten (Le Marchand des quatre-saisons), le premier de ses «mélodrames distanciés». Suivra une profusion de films, autant de chef-d’oeuvres, qu’il réalise avec une boulimie inaltérable, tout
en restant fidèle à sa «famille» de comédiens et de techniciens. Fassbinder ne sera pas toujours suivi par le public dans sa frénésie féconde,
une course jalonnée d’obstacles, avec des plongées (despair) puis des rebonds (die ehe der maria Braun). Son dernier film, achevé peu
avant sa mort, Querelle, d’après Genet, est une oeuvre inclassable, une nouvelle variation sur les thèmes de prédilection de l’écrivain.
Il meurt 10 jours après son 37e anniversaire, après avoir réussi son pari, réaliser trente films avant ses 30 ans. En effet, à l’âge où certains
réalisateurs — et non des moindres — signent leur premier long métrage, Fassbinder a eu le temps de devenir l’un des cinéastes les plus
importants de la seconde moitié du XXe siècle, avec près d’une quarantaine d’oeuvres cinématographiques, destinées au grand ou au petit
écran, plus une multitude de pièces, d’écrits et de mise en scènes théâtrales. Acteur, auteur dramatique, metteur-en-scène, monteur, cinéaste, producteur, le météore Fassbinder , considéré comme «le Balzac du cinéma», laisse une empreinte de géant.
≈≈≈≈≈
Alfred döblin naît à Stettin le 10 août 1878. Jeune nouvelliste pionner, il touche à la consécration avec son roman «Berlin, Alexanderplatz»,
publié en 1929. Issu d'une famille juïve, Alfred Döblin a quitté son pays en 1934, pour la Suisse, la France, puis les États-Unis. Il retourne en
Allemagne à la fin des années quarante, où il est rejeté et considéré comme un étranger. Atteint de paralysie, il meurt le 26 juin 1957. Tombé
dans l'oubli durant ses années d'exil, Döblin bénéficie toutefois d'une renaissance posthume qui lui vaut d'être considéré comme le chef de file
de la littérature allemande du début du XXe siècle.
Archives:
2000/Fiche n°59
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
16, rue Général-Dufour 1204 Genève
(022) 320.78.78

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