BERLIN ALEXANDERPLATZ/1
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BERLIN ALEXANDERPLATZ/1
Photo Nicoletta Zalaffi. Collection Rui Nogueira Rainer Werner Fassbinder BERLIN ALEXANDERPLATZ de Rainer Werner FASSBINDER (1980) Berlin AlexAnderplAtz RFA, 1980. Réal. et scén.: rainer Werner FAssBinder, d’après le roman de Alfred döBlin. Images: xaver schWArzenBerger. Musique: peer rABen. Int.: günter lAmprecht (Franz Biberkopf), hanna schygullA (Eva), Barbara sukovA (Mieze), elizabeth trissenAAr (Lina), udo kier (jeune homme dans le nightclub), raul gimenez (Konrad), Axel BAuer (Dreske), ivan desny (Pums), karin BAAl (Minna), voiler spengler (Bruno), gottfried John (Reinhold), Brigitte mirA (Frau Bast), Barbara vAlentin (Ida), hark Bohm (Mr. Luders), marquard Bohm (Otto), Franz Buchrieser (Meck), margit cArstensen (Terah, un ange), Annemarie dÜrringer (Cilly), roger Fritz (Herbert), helmut griem (Sarug, un ange), irm hermAnn (Trude), traute hoess (Emmy), günther kAuFmAnn (Theo), lilo pempeit (Frau Pums), Fritz schediWy (Willy), helen vitA (Fraenze). v.o. s.-t. angl. — couleurs — 15h14. Au sortir de prison, Franz Biberkopf, un camelot, regagne Alexanderplatz avec une idée en tête: vivre honnêtement. Là, il est à nouveau entraîné dans de sales combines. Il redevient bientôt un voleur d’envergure… À Venise, et récemment à Nanterre lors du Festival du jeune cinéma Allemand a été projeté Berlin Alexanderplatz, feuilleton télévisuel de treize épisodes et un épilogue, produit par la Bavaria pour la WDR, co-produit par la RAI, adapté et réalisé par Rainer Werner Fassbinder. Ce fut, à coup sûr, un événement. Dans le texte de lui que nous publions plus loin, RWF fait la genèse de son rapport au livre d’Alfred Döblin, publié en 1929. J’aimerais dire déjà en quoi Berlin Alexanderplatz est un aboutissement (provisoire) dans le travail de Fassbinder. «Il existe toujours un moment littéraire dans n’importe quelle existence humaine où l’on aime une femme beaucoup plus pour le papier à fleurs de sa chambre à coucher que pour sa personnalité dépouillée de toute influence décorative», dit Pierre Mac Orlan dans sa préface au roman d’Alfred Döblin («Berlin Alexanderplatz»). Dans ce livre, se trouvent reliés avec une grande précision les décors (les maisons, les bars, les rues, la place) et les personnages: ils évoquent le destin de Franz Biberkopf, (…) dans le Berlin des années 20. Il y a là un mode de signification dont Fassbinder s’est fait une règle à travers ses films: décors, vêtements, accessoires informent sur la situation sociale, historique, économique de ses personnages (en cela il est obstinément brechtien). Il n’est donc pas surprenant que l’œuvre de Döblin ait eu, comme il affirme dans le texte qui suit, une importance aussi décisive quant à ce qu’il devait faire au théâtre comme au cinéma. L’intérêt du Berlin Alexanderplatz est d’abord d’exposer le background accompli de l’œuvre du cinéaste, et l’objectif vers lequel de film en film, cette œuvre a tendu (il explique plus loin comment en toute logique, son travail devait le mener à l’adaptation de ce roman «un peu plus tard», précise-t-il). Franz Biberkopf (admirablement interprété par Gunther Lamprecht) y est effectivement la version plus systématique de Fox (le jeune homosexuel du droit du plus fort), de Hanni l’adolescente de gibier de passage, du marchand des quatre saisons, de maman kuster, de maria Braun, de l’ouvrier marocain et de sa compagne de tous les autres s’appellent Ali. Des êtres qui transportent leurs corps avec une ostentation dérisoire (Fassbinder filme souvent des gros, dont la corpulence théâtralise encore les personnages) et qui, quelque soit le degré de marginalité sociale dans laquelle ils sont plongés (même les terroristes de la troisième génération), prétendent paradoxalement au Bonheur dans la cité. Comme eux, Franz Biberkopf veut devenir un «honnête homme». Comme eux, il est jeté dans les bas-fonds de l’âme humaine, et se retrouve seul dans un monde vide (les espaces fassbinderiens sont toujours désertiques); comme eux, il est plus fragile que sa corpulence ne le laisse prévoir et un jour il craque. Mais Berlin Alexanderplatz n’est pas seulement la somme des investissements passés de l’œuvre de Fassbinder. Il en constitue le point d’aboutissement et même le point limite: là où le cinéma allemand contemporain rencontre le cinéma allemand contemporain de ce Berlin de la fin des années 20, celui des pionniers, celui de la première génération, celui qui va disparaître. Retrouver pour la circonstance (le film) l’atmosphère cinématographique de cette époque, c’est plus et autre chose qu’ajouter à une intrigue, un supplément esthétique venu du passé. Et Fassbinder à la différence de Herzog (qui dans nosferatu n’a eu d’autre ambition que de goûter le cinéma de Murnau) semble en être conscient. Si Biberkopf fait penser au dernier des hommes, c’est moins comme une référence cinéphilique que parce que l’un et l’autre peuvent reprendre en cœur le même leitmotiv terrible: «Malheur à celui qui se fie aux hommes». En retrouvant les pas des cinéastes de la première génération, Fassbinder est paradoxalement plus proche d’un Syberberg que des autres cinéastes de R.F.A.: il ne fait œuvre généalogique que pour questionner l’imaginaire allemand contemporain. En remontant aux sources de ses obsessions, il place le cinéma allemand à un tournant. Toutes ces raisons rendent nécessaires la projection (ou la diffusion) de ce feuilleton sur les (grands ou petits) écrans français. Il semble que ce soit loin d’être acquis. Puisse le texte qui suit y contribuer. Serge Le Peron Les Cahiers du Cinéma N°321, Mars 1981 ≈≈≈≈≈ A propos du roman d’Alfred döblin les villes de l’homme et son âme par rainer Werner Fassbinder première rencontre Il y a vingt ans environ, j’avais juste quatorze ans, peut-être même déjà quinze, atteint par une puberté presque meurtrière, j’ai rencontré, au cours de mon voyage absolument non académique, extrêmement personnel et assujetti seulement à mes associations les plus personnelles, à travers la littérature mondiale, le roman d’Alfred Döblin «Berlin Alexanderplatz». D’abord, pour être honnête, ce livre ne m’a pas du tout accroché, et ça n’a bien sûr fait ni «clac» ni «tilt» comme ça s’était déjà produit parfois jusqu’alors entre moi et certains livres, à vrai dire en petit nombre, que j’avais lus. Au contraire, les premières pages, peutêtre dans les deux cents, m’ont si désespérément ennuyé que j’ai mis le livre de côté, non fini et même à peu près sûr que je ne le lirais jamais plus. Étonnant ! Je n’aurais pas seulement manqué un des contacts les plus excitants et les plus captivants avec une œuvre d’art, non — et je crois savoir ce que je dis —, ma vie même, certainement pas en totalité mais dans un certain, un grand nombre de choses, peut être plus décisives que je ne peux m’en apercevoir jusqu’à aujourd’hui, se serait déroulée autrement, souriez si vous voulez, qu’elle ne s’est déroulée avec le «Berlin Alexanderplatz» de Döblin dans la tête, dans la chair, dans le corps en totalité et dans l’âme. En fait, l’auteur tourne peut-être par lâcheté, peut-être par une crainte inexplicable des conceptions morales en vigueur à son époque et dans sa classe, peut-être aussi par peur inconsciente d’être d’une certaine façon atteint personnellement, Döblin tourne donc durant des chapitres, durant des pages et des pages, trop longtemps presque, autour de son sujet ou, mieux, du véritable sujet de son roman «Berlin Alexanderplatz». La rencontre du «héros», Franz Biberkopf, avec l’autre «héros» du roman, c’est-à-dire avec Reinhold, la rencontre qui détermine le cours ultérieur de la vie de ces deux hommes se produit, dans l’édition de poche du roman, longue de 410 pages, à la page 155, après plus du tiers donc et au moins 150 pages trop tard, comme il me semblait autrefois à la première lecture, impression qui ne s’est d’ailleurs pas fondamentalement transformée chez moi, mais seulement de façon nuancée, jusqu’à aujourd’hui. Toujours est-il, mais très certainement pour mon propre bonheur, que j’ai surmonté le premier tiers de «Berlin Alexanderplatz» qui — comme je l’ai dit — m’avait plus ennuyé que bouleversé, troublé ou même touché, j’ai donc lu plus loin, lu soudain, d’une façon qu’on peut encore à peine appeler lire, mais plutôt engloutir, dévorer, aspirer. Notions trop faibles encore pour cette lecture, qui, dangereuse, n’était souvent même plus du tout de la lecture, mais bien plutôt de la vie, de la souffrance, du désespoir, de la peur. Mais par bonheur, le roman de Döblin est trop bon pour permettre qu’on y sombre ou qu’on s’y perde. J’étais sans cesse, chaque lecteur est, à ce que je crois, presque contraint de revenir à soi-même, à sa propre réalité, à l’analyse de toute réalité de tout un chacun. Une exigence, au demeurant, que je poserais pour toute œuvre d’art. Il se peut que «Berlin Alexanderplatz» m’ait aidé à reconnaître cette exigence envers l’art, à la formuler et, surtout, à la poser pour mon propre travail. J’ai donc rencontré un chefd’œuvre qui non seulement était en mesure d’aider, en quelque sorte, à vivre — ça aussi, j’en parlerai encore — une œuvre d’art, «Berlin Alexanderplatz» qui aide à élaborer du théorique sans être théorique, qui contraint à des attitudes morales sans être morale, qui aide à accepter le banal comme essentiel, comme sacré, sans être banale ou même sacrée ou sans prétendre être une chronique de l’essentiel et malgré tout sans être pour autant cruelle, ce qui est rare pour des œuvres de cette valeur. Mais «Berlin Alexanderplatz» ne m’a pas seulement aider dans une sorte de processus de maturation éthique, non, il a aussi été pour moi, qui étais quelqu’un de véritablement menacé en pleine adolescence, une aide à vivre véritable, simple et concrète, car, à l’époque, j’ai réduit le roman de Döblin, en le simplifiant bien sûr beaucoup trop, à mes propres problèmes et questions, et l’ai lu comme l’histoire de deux hommes dont le petit peu de vie se brise sur cette terre parce qu’ils n’ont pas la possibilité de trouver le courage de seulement reconnaître, sans même parler de pouvoir s’avouer qu’ils se désirent d’une manière étrange, qu’ils s’aiment en quelque sorte, que quelque chose de mystérieux les unit davantage qu’il n’est d’ordinaire admissible entre hommes. Il ne s’agit certes pas là de quelque chose de sexuel entre des personnes du même sexe, Franz Biberkopf et Reinhold ne sont en aucune façon homosexuels — pas même au sens le plus large, ils n’ont pas de problèmes de ce genre, rien ne le laisse entendre. Pas même la relation, nettement sexuelle, de Reinhold avec un jeune homme en prison, aussi heureuse que Döblin nous décrive cette relation. Ça n’a absolument rien à voir, je l’affirme, avec ce qu’il y a entre Franz et Reinhold. Non, ce qu’il y a entre Franz et Reinhold, ce n’est ni plus ni moins qu’un pur amour que rien de social ne met en péril. C’est vraiment cela. Mais naturellement, ce sont tous les deux, Reinhold encore plus que Franz, des êtres sociaux et, en tant que tels, évidemment pas en mesure ne serait-ce que de comprendre cet amour, même de l’accepter, de simplement le prendre et de devenir plus riches et plus heureux par un amour qui, de toute façon, survient beaucoup trop rarement parmi les hommes. Et, effectivement, on le comprend, que doit signifier pour un être qui a été élevé comme nous ou de façon analogue, un amour qui ne mène à aucun résultat visible, et à rien qui soit montrable, exploitable, c’est-à-dire utile ? Un tel amour doit, si tristement en va-t-il de l’amour et si terriblement, un tel amour doit faire peur à ceux-là qui ont appris que l’amour est utilisable, au moins utile, au positif comme au négatif — n’avons-nous pas appris à jouir même de la souffrance —, un tel amour doit nous faire peur, tout simplement. A chacun de nous. C’est à peu près ainsi ou d’une manière analogue que j’ai dû lire, à l’époque, «Berlin Alexanderplatz», lors de la première lecture. Et, pour être plus concret, cette lecture m’a aidé à m’avouer les peurs torturantes qui me paralysaient presque, la peur de m’avouer mes désirs homosexuels, de céder à mes besoins réprimés, cette lecture m’a aidé à ne pas devenir complètement malade, menteur, désespéré, elle m’a aidé à ne pas sombrer. Quelque cinq ans plus tard, j’ai lu à nouveau «Berlin Alexanderplatz». Cette fois-ci, quelque chose de complètement différent m’a retourné ou m’a éveillé à une expérience qui m’a aidé à son tour à comprendre beaucoup de choses de ce que je suis — une expérience qui m’a aidé à ne pas faire inconsciemment quelque chose que je vou- drais appeler grossièrement «vivre une vie de seconde main». A la seconde lecture, donc, il m’est devenu, de page en page, de plus en plus clair, avec étonnement d’abord, puis de plus en plus avec angoisse, avec un tel trouble enfin que je semblais presque contraint de fermer les yeux et les oreilles, c’est-à-dire de refouler, il me devenait de plus en clair que beaucoup de ce que j‘avais cru être moi, moi même, n’était rien d’autre que ce qui était décrit par Döblin dans «Berlin Alexanderplatz». J’avais donc tout simplement fait de la fiction de Döblin ma vie. Et, cependant, ce fut pour une bonne part encore une fois le roman qui m’a aidé à surmonter l’angoissante crise qui suivit et à travailler à quelque chose qui, comme je l’espère, pourrait devenir, en fin de compte, dans une mesure relativement lâche, ce qu’on nomme une identité, pour autant que cela soit seulement possible dans cette saleté pourrie. Tout d’abord, j’ai vu le film de Phil Jutzi, Berlin Alexanderplatz que j’ai trouvé, pris en lui-même, un film pas mal du tout, en aucune façon mauvais. Sans doute, avec ce film, a-t-on complètement oublié le roman de Döblin. Le livre et le film n’ont rien à voir ensemble. Chacun, en son genre, le film de Jutzi lui aussi, à coup sûr, est indépendant de l’autre. Et comme le film est malgré tout le médium avec lequel je m’identifie le plus, j’ai pris la décision de faire un jour, et pourquoi un jour seulement, je ne le sais plus, peut-être quand je serais suffisamment capable, la tentative de me risquer avec mes moyens filmiques, en fin de compte à titre d’expérience, à dresser avec le «Berlin Alexanderplatz» de Döblin le procès-verbal d’un commerce avec cette littérature tout à fait spéciale. Il a fallu plus de dix ans pour que ça aboutisse. Et si la situation n’avait pas été ce qu’elle était — il fallait que je le fasse sinon un autre l’aurait fait — je me serais accordé encore un peu plus de temps. Mais chronologiquement ce qu’il y a eu c’est que j’ai inséré dans beaucoup de mes travaux des dix dernières années beaucoup de citations, pourrait-on dire, du roman de Döblin. Et puis à un moment ou à un autre, la raison était qu’on faisait un livre sur moi, j’ai vu tous mes films pendant trois jours d’affilée. Et de nouveau — cette fois ça m’a tout simplement sidéré — j’ai constaté qu’il y avait eu dans mes travaux sensiblement plus de citations — et d’ailleurs le plus souvent inconsciemment — que je ne l’avais supposé. Alors j’ai à nouveau lu le livre; je voulais maintenant savoir plus précisément ce qu’il y avait entre le roman de Döblin et moi. Beaucoup de choses me sont devenues plus claires, mais l’essentiel était tout de même bien pour moi la reconnaissance et l’aveu qui s’ensuivait que ce roman, une œuvre d’art, avait contribué à décider du cours de ma vie. Sûrement tous ceux qui n’ont pas lu «Berlin Alexanderplatz» vont se demander maintenant quel genre d’histoire a bien pu raconter Döblin pour qu’elle puisse prendre, ne serait-ce que pour un unique lecteur, une importance tellement grande, presque existentielle, ce qui est un effet tout de même bien inhabituel pour une œuvre d’art prise isolément. Alors il faudrait répondre honnê- tement à quelqu’un posant une question sur l’histoire du roman «Berlin Alexanderplatz» que celle-ci, à dire vrai, ne va pas bien loin. Bien au contraire l’histoire de l’ancien ouvrier transporteur Biberkopf, sa sortie de prison, son serment de rester dorénavant un homme honorable, et l’échec de cette résolution, sont bien plus une succession, parfois incroyablement brutale, de petites histoires lamentables dont chacune pourrait fournir aux feuilles de chou obscènes les manchettes les plus obscènes. L’essentiel de «Berlin Alexanderplatz» n’est donc pas son histoire, le roman a cela en commun avec quelques autres grands romans de la littérature mondiale, sa construction est, si c’est possible, encore plus ridicule que celle des «Affinités électives» de Goethe — l’essentiel c’est tout simplement la façon dont l’extrêmement banal et l’incroyable de l’histoire est raconté. Et l’attitude vis-à-vis des personnages de l’intrigue que l’auteur met pitoyablement à nu devant le lecteur pendant que d’un autre côté il lui apprend à voir avec la plus grande tendresse ces êtres mis à nu jusqu’à la médiocrité et, à la fin, à les aimer. trajectoire de Biberkopf Arrivé ici, je veux pourtant tenter brièvement de rapporter, très simplement, l’action toute pure. Comme je l’ai dit, l’ancien ouvrier transporteur Franz Biberkopf est libéré de prison où il a fait quatre ans pour avoir tué à coup de batte son ancienne amie Ida qui, à Berlin, était allée faire le tapin pour lui dans les années vingt en raison de leurs difficultés économiques. Le prisonnier libéré a d’abord les habituels problèmes de puissance sexuelle qu’il perd en violant presque la sœur de sa victime, de sorte qu’ensuite il est en mesure de commencer une liaison avec la Polonaise Lina, et cela de telle manière qu’elle pourrait le prendre pour de l’amour: elle amène Franz à faire le serment de rester, dorénavant, honorable, aussi vrai…vous savez la suite. (…) Dans l’ensemble, rien de plus qu’un roman de quatre sous, dans le détail rien de plus qu’un alignement de manchettes de feuilles de chou. Qu’est-ce qui fait alors de ce plot quelque chose de grand ? C’est le comment, c’est évident. Dans le «Berlin Alexanderplatz», aux émotions, aux sentiments, aux moments de bonheur, aux désirs, aux satisfactions, aux douleurs, aux peurs, aux déficits de conscience objectivement minimes et tout simplement médiocres, aux individus apparemment sans apparence, sans importance, insignifiants, on accorde ici aux prétendus «petits» la même dimension que celle qu’on n’accorde d’ordinaire dans l’art qu’aux «grands». On reconnaît aux hommes dont parle Döblin dans «Berlin Alexanderplatz», en particulier bien sûr au protagoniste, à l’ancien ouvrier transporteur Franz Biberkopf, plus tard souteneur, meurtrier, voleur et de nouveau souteneur, un subconscient tellement différencié, une imagination et une faculté de souffrance à peine croyables, telles que n’en ont pas été aussi largement dotées la plupart des personnages de la littérature mondiale; naturellement dans la mesure, bien sûr, où mes connaissances suffisent ici, et quand bien même il s’agirait d’êtres aussi cultivés, d’intellectuels aussi intelligents ou d’amants aussi grands qui soient, pour ne citer que quelques personnages. L’attitude de Döblin vis-à-vis de ses personnages, ces créatures à coup sûr objectivement indigentes et insignifiantes, est influencée, avec une assez grande certitude, comme je le soutiens, et bien que Döblin l’ait contesté à différentes reprises, par les découvertes de Sigmund Freud. «Berlin Alexanderplatz» serait ainsi donc vraisemblablement la première tentative de transposer dans l’art les connaissances freudiennes. Cela, en premier lieu. vivre dans la grande ville En second lieu, Döblin raconte chaque lambeau d’action, aussi banal soit-il, comme un processus important et imposant en soi, le plus souvent comme partie d’une mythologie mystérieuse, puis de nouveau comme traduction de facteurs religieux, qu’ils soient chrétiens ou qu’ils soient juifs. Döblin avait, parce que, de confession juive, il s’était converti au catholicisme, plus de problèmes avec la religion qu’il n’est habituel. Peut-être a-t-il pour cette raison tenté de maîtriser justement ces problèmes, de découvrir le particulier de la religion dans le banal et de le raconter comme tel. Formulé d’une manière simplifiée, cela signifie sans doute qu’aucun élément de l’action, même si celui-ci se suffisait entièrement, n’est là seulement pour lui-même, mais qu’il est en plus un élément d’un second, d’un autre récit plus impénétrable et plus mystérieux, qu’il fait par conséquent partie d’un second roman dans le roman ou peut-être aussi d’une mythologie privée de l’auteur, mais je ne veux pas avoir à en décider pour le moment. Enfin, en troisième lieu, c’est la technique de récit que Döblin a inventée ou peut-être aussi seulement choisie pour «Berlin Alexanderplatz». Du reste cette interrogation: inventée ou non ? je ne la crois en aucune façon importante, car ce qui est bel et bien décisif c’est qu’un auteur ait choisi les moyens appropriés à ses intentions et non qu’il en soit, en plus, l’inventeur; ça peut occuper les historiens de la littérature, ça n’a aucune importance pour le lecteur qui a le bonheur de lire un roman pour lequel l’auteur a trouvé la forme adéquate, et c’est ce qu’a fait Alfred Döblin pour «Berlin Alexanderplatz» avec une sûreté somnambulique. Et que maintenant Döblin ait connu «Ulysse» de James Joyce avant d’écrire «Berlin Alexanderplatz» ou qu’il ne l’ait pas connu, ça ne rend son roman ni meilleur ni pire. Au demeurant, je pourrais très bien m’imaginer que deux auteurs découvrent en même temps presque les mêmes techniques nouvelles de récit, à vrai dire pourquoi pas? Comme dans l’Histoire ellemême, tout dans l’histoire de la littérature n’est pas explicable à partir d’elle-même. Un mystère, serait-ce seulement l’espoir, demeurera toujours. D’ailleurs, je trouve plus captivante que la question de savoir si Döblin connaît «Ulysse», l’idée que la langue de «Berlin Alexanderplatz» soit influencée par le rythme des trains de la S-Bahn qui passaient devant le cabinet de travail d’Alfred Döblin. La langue porte sûrement l’empreinte de tels objets, de tels bruits de la grande ville, de leur rythme spécifique, précisément, de leur continuelle frénésie d’éternel va-etvient. Et de la vie consciente dans une gran- de ville, d’une vigilance toute particulière pour tout ce qu’est vraiment vivre dans la ville, vient également, avec certitude, la technique du collage que Döblin a utilisée ici dans son roman de la grande ville, un des rares qui soit. Vivre dans la grande ville, cela signifie le changement continuel dans l’attention pour les sons, les images, les mouvements. Et ainsi les moyens du fragment de récit choisi changent de la même façon que peut changer l’intérêt d’un habitant éveillé d’une grande ville, sans que celui-ci, comme le récit, cesse d’avoir conscience d’en être le centre. D’autres devront en dire plus et puis aussi des choses plus précises sur le style de récit spécifique de Döblin, je peux seulement signaler que Döblin a encore écrit d’autres choses, des œuvres d’art qui signifieront peut-être plus pour les générations futures, qui seront peut-être un jour plus importantes ne l’est aujourd’hui «Berlin que Alexanderplatz». Et que Döblin soit lu, plus, beaucoup plus qu’il ne l’est aujourd’hui, je ne peux que le souhaiter. Pour l’amour des lecteurs. Et de la vie. (Traduit de l’allemand par Jean-François Poirier) Les Cahiers du Cinéma, N°321, mars 1981 rainer Werner Fassbinder est né le 31 mai 1945 et est mort le 10 juin 1982. Dès 1965, il réalise un court métrage en 16mm, der stadtstreicher, suivi en 1966, d’un autre petit film, en 35mm cette fois, der kleine chaos. Il n’a que 21 ans, vit d’emplois occasionnels et suit des courts d’art dramatique à Munich. Il n’est pas admis à l’école de cinéma qui vient d’être créée à Berlin et rejoint une petite troupe de théâtre d’avant-garde de Munich, l’Action Theater. Il y fait ses premières mises en scène et écrit sa première pièce,Katzelmacher (1968). C’est alors qu’il crée une nouvelle troupe, l’Antiteater, avec plusieurs participants de l’Action Theater, dont Hanna Schygullah, Irm Herrmann, Peer Raben, Kurt Raab. L’Antiteater se rend célèbre par des représentations jugées provocatrices, révisions iconoclastes de grands classiques ou adaptations de textes de Fassbinder lui-même. Plusieurs d’entre-eux, d’ailleurs, seront adaptés pour la radio, la télévision et surtout, pour le cinéma. Il tourne ses premiers films en 1969, trois en une année: liebe ist kälter als die tod (L’Amour est plus froid que la mort), götter der pest (Les Dieux de la peste), et katzelmacher. Il enchâine avec sept films en 1970, pour le cinéma et la télévision. En 1971, après avoir publié une étude sur les mélodrames de Douglas Sirk, Fassbinder signe der händler der vier Jahreszeiten (Le Marchand des quatre-saisons), le premier de ses «mélodrames distanciés». Suivra une profusion de films, autant de chef-d’oeuvres, qu’il réalise avec une boulimie inaltérable, tout en restant fidèle à sa «famille» de comédiens et de techniciens. Fassbinder ne sera pas toujours suivi par le public dans sa frénésie féconde, une course jalonnée d’obstacles, avec des plongées (despair) puis des rebonds (die ehe der maria Braun). Son dernier film, achevé peu avant sa mort, Querelle, d’après Genet, est une oeuvre inclassable, une nouvelle variation sur les thèmes de prédilection de l’écrivain. Il meurt 10 jours après son 37e anniversaire, après avoir réussi son pari, réaliser trente films avant ses 30 ans. En effet, à l’âge où certains réalisateurs — et non des moindres — signent leur premier long métrage, Fassbinder a eu le temps de devenir l’un des cinéastes les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle, avec près d’une quarantaine d’oeuvres cinématographiques, destinées au grand ou au petit écran, plus une multitude de pièces, d’écrits et de mise en scènes théâtrales. Acteur, auteur dramatique, metteur-en-scène, monteur, cinéaste, producteur, le météore Fassbinder , considéré comme «le Balzac du cinéma», laisse une empreinte de géant. ≈≈≈≈≈ Alfred döblin naît à Stettin le 10 août 1878. Jeune nouvelliste pionner, il touche à la consécration avec son roman «Berlin, Alexanderplatz», publié en 1929. Issu d'une famille juïve, Alfred Döblin a quitté son pays en 1934, pour la Suisse, la France, puis les États-Unis. Il retourne en Allemagne à la fin des années quarante, où il est rejeté et considéré comme un étranger. Atteint de paralysie, il meurt le 26 juin 1957. Tombé dans l'oubli durant ses années d'exil, Döblin bénéficie toutefois d'une renaissance posthume qui lui vaut d'être considéré comme le chef de file de la littérature allemande du début du XXe siècle. Archives: 2000/Fiche n°59 ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– 16, rue Général-Dufour 1204 Genève (022) 320.78.78