La légalisation de la marijuana aux États
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La légalisation de la marijuana aux États
CHRONIQUE OBSERVATOIRE SUR LES ÉTATS-UNIS 28 JANVIER 2014 La légalisation de la marijuana aux États-Unis, un enjeu à surveiller CHRISTOPHE CLOUTIER Chercheur en résidence à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, UQAM C’est maintenant chose faite, le Colorado est devenu en janvier le premier État américain à légaliser la vente, la distribution et la possession de marijuana à des fins récréatives sur son territoire. Plus de 40 après que le président Richard Nixon eut déclaré sa War on Drugs en 1971, l’expérience du Colorado, qui sera bientôt rejoint par l’État de Washington, est une révolution en soi qui a été rendue possible par un long changement de mentalité. Si certains prédisaient un faceà-face légal avec l’État fédéral, il semble au contraire que celui-ci laissera l’expérience se dérouler et il y a tout lieu de croire que la légalisation du cannabis constituera un enjeu proéminent lors des scrutins de 2014 et de 2016. Des mentalités qui évoluent et l’expérience du Colorado C’est le 6 novembre 2012, lors de la dernière soirée électorale américaine, que les électeurs du Colorado et de l’État de Washington ont voté oui à des référendums visant à légaliser l’utilisation de la marijuana à des fins récréatives. Dans les deux États, ce sont plus de 55% des électeurs qui ont donné leur appui à la mesure. Surprise totale pour bien des observateurs, ces victoires des anti-prohibitions montrent hors de tout doute qu’il n’existe plus de consensus anti-drogue aux États-Unis. En fait, depuis le milieu des années 1990, le pourcentage d’appui à la légalisation de la marijuana est en hausse constante. Le 22 octobre dernier, un sondage Gallup montrait que pour la première fois, une majorité claire d’Américains (58%) étaient en faveur de la légalisation1. Tout un revirement par rapport à 1969, quand seuls 12% des Américains étaient en faveur de la légalisation contre 84% qui y étaient opposés. Les référendums au Colorado et dans l’État de 1 Art Swift, « For the First Time, Americans Favor Legalizing Marijuana », Gallup, <http://www.gallup.com/poll/165539/first-time-americans-favor-legalizingmarijuana.aspx?utm_source=alert&utm_medium=email&utm_campaign=syndication&utm_content=morelink&utm _term=All%20Gallup%20Headlines%20-%20Politics>. Consulté le 24 octobre 2013. 1 Washington ont-ils servi de catalyseur ou sont-ils tout simplement le reflet d’une évolution rapide des mentalités ? Toujours est-il qu’entre novembre 2012 et octobre 2013, le pourcentage d’appui à la légalisation de la marijuana a augmenté de pas moins de 10% ! Figure 1 : Évolution de l’appui des Américains à la légalisation de la marijuana depuis 1969. Source : Gallup Ce sondage Gallup venait en quelque sorte corroborer un sondage Pew mené en avril dernier et qui montrait lui aussi une majorité (52% contre 45%) d’appuis à la légalisation2. L’étude de Pew mettait en évidence l’importance du facteur générationnel, alors que les millennials sont de loin les plus susceptibles (65%) d’appuyer cette mesure. 2 Pew Research Center for the People and the Press, « Majority Now Supports Legalizing Marijuana », http://www.people-press.org/2013/04/04/majority-now-supports-legalizing-marijuana/. Consulté le 23 janvier 2014. 2 Figure 2 : appui à la légalisation de la marijuana par générations. Source : Pew Research Center for the People & the Press Malgré cet appui populaire en hausse, la victoire des pro-légalisations au Colorado était particulièrement surprenante, du fait que les républicains y sont plus forts que dans l’État de Washington ou en Oregon, où une initiative semblable a pourtant été battue le même soir. Or, c’est justement en ralliant les conservateurs de tendance libertarienne et en montrant l’inefficacité et le coût élevé de la prohibition que les tenants de la légalisation de la marijuana ont pu remporter leur victoire3. Vers un face-à-face avec l’État fédéral ? De symbole de la contre-culture, le pot est donc devenu au Colorado un objet de consommation capitaliste comme un autre4. On mesure bien l’ampleur des défis qu’entraîne ce revirement majeur, qu’il s’agisse de la mise en place d’une industrie de la marijuana intégrée verticalement5 ou de bien baliser les lois encadrant sa distribution, en s’assurant que les mineurs n’y aient pas accès. Alors que le cannabis est toujours illégal au niveau fédéral en vertu du Controlled Substances Act de 1970, les législateurs du Colorado ont tout intérêt à procéder dans les règles de 3 Jacob Sullum, « Pot Goes Legit », Reason, 14 octobre 2013, http://reason.com/archives/2013/10/14/pot-goes-legit. Consulté le 24 octobre 2013. 4 Ibid. 5 À cet égard, le Colorado bénéficiait d’une certain longueur d’avance, puisque la vente et l’utilisation de marijuana à des fins médicales y est permise depuis plusieurs années déjà. 3 l’art afin d’éviter une confrontation avec l’État fédéral. Rappelons qu’en vertu de la Clause de suprématie, les lois fédérales ont préséance sur les lois des États6. Le contexte à Washington semble cependant favorable à l’expérience. En avril dernier, un projet de loi intitulé « Respect States Marijuana Laws Act » a été introduit par Dana Rohrabacher, un représentant républicain de la Californie, appuyé par 21 cosponsors (dont trois autres républicains). L’objectif de cette loi, qui est présentement à l’étude au sein du Subcommittee on Crime, Terrorism, Homeland Security, and Investigations, est d’empêcher les procureurs fédéraux de poursuivre les producteurs et les consommateurs de marijuana, si ceux-ci respectent les lois en vigueur dans leur État7. Au mois d’août, le procureur général adjoint James Cole a indiqué que si les lois en vigueur au Colorado et dans l’État de Washington répondent à un certain nombre de préoccupations concernant notamment l’interdiction de la vente aux mineurs et la conduite avec facultés affaiblies, le Département de la Justice s’abstiendra d’intervenir. Et finalement, rappelons l’appui tacite de Barack Obama, premier président à avouer avoir inhalé ( !) et qui affirme qu’il a d’autres chats à fouetter (biggest fish to fry) que de s’interposer dans l’expérience mise de l’avant par les deux États. Dans une entrevue récente, le président affirmait qu’à ses yeux, le pot n’est pas plus dangereux que l’alcool ou la cigarette et que la prohibition est une source d’injustice sociale, alors que ceux qui sont enfermés pour des délits liés à la marijuana sont principalement issus des minorités et des milieux les plus défavorisés8. À brève échéance, il semble donc que l’expérience menée par le Colorado et bientôt par Washington pourra se poursuivre sans confrontation majeure avec le gouvernement fédéral. Horizon 2014 et 2016 Malgré ce gain d’importance des attitudes progressistes à propos de la légalisation (ou de la décriminalisation) de la marijuana, le Congrès et la Maison-Blanche n’ont néanmoins pas encore annoncé de réformes fédérales d’envergure. Il faut dire que la question des drogues demeure un sujet sensible et les élus du Congrès qui sont favorables à une plus grande permissivité craignent 6 Reid Cherlin, « The Pot Primary », 14 janvier 2014, PoliticoMagazine, http://www.politico.com/magazine/story/2014/01/marijuana-2016-elections-gop-102186_full.html#.UuG3mbTCrIU. Consulté le 15 janvier 2014. 7 Sullum, op. cit., Pour en savoir plus sur ce projet de loi : http://beta.congress.gov/bill/113th-congress/housebill/1523?q={%22search%22%3A[%22respect+state+marijuana+laws%22]}. 8 Lucy McCalmont, « President Obama : Pot not Worse than Alcohol », Politico, 19 janvier 2014, http://www.politico.com/story/2014/01/obama-marijuana-alcohol-102367.html?hp=l10. Consulté le 22 janvier 2014. 4 d’apparaître trop mous sur cet enjeu et ainsi compromettre leur chance de réélection9. Tant du côté démocrate que républicain, on est trop heureux d’évoquer les States’ Right et de laisser l’initiative aux États10. En début d’année, le gouverneur démocrate de New York Andrew Cuomo annonçait la mise sur pied d’un programme pilote d’utilisation de marijuana médicale11. Des référendums pourraient avoir lieu dès novembre en Alaska (où les sondages sont très prometteurs), en Oregon, au Nouveau-Mexique et en Californie12 et, si la tendance demeure forte, de nombreux autres États pourraient tenir des consultations populaires en 2016. Ce qui nous amène à la prochaine élection présidentielle. Il y a alors fort à parier que la question de la marijuana sera un enjeu sur lequel devront se prononcer les différents candidats lors des primaires. Du côté démocrate, il y a tout lieu de croire que les divers candidats à la succession de Barack Obama se positionneront en faveur du statu quo ou d’une législation plus permissive au niveau fédéral. Cela est dans l’ordre des choses, dans la mesure où 59% des électeurs démocrates sont aujourd’hui en faveur de la légalisation13. La question risque d’être beaucoup plus épineuse du côté du Grand Old Party, alors que seuls 37% des électeurs sont en faveur de la légalisation14. Le parti risque d’être divisé entre sa branche morale, partisane de la loi et l’ordre, et sa branche libertaire, qui a à cœur les libertés individuelles et la préservation des droits des États contre les intrusions du gouvernement fédéral15. Déjà, quelques candidats potentiels du GOP en 2016 ont exprimé leur vision16. Le sénateur de la Floride Marco Rubio et le gouverneur du New Jersey Chris Christie (toujours empêtré dans le scandale du Bridgegate) se sont opposés à toutes formes de légalisation. De son côté, le sénateur du Texas Ted Cruz a adopté une position ambiguë, se montrant ouvert à certaines réformes concernant la marijuana, mais critiquant sévèrement le président Obama pour son manque de détermination à l’égard de l’application de la loi fédérale 9 Daren Sameulsohn et Byron Tau, « States Take Lead on Pot », Politico, 15 janvier 2014, http://www.politico.com/story/2014/01/marijuana-legalization-legislation-congress-102041.html?hp=t2_s. Consulté le 15 janvier 2014. 10 Ibid. 11 Suzanne Craig et Jesse McKinley, « New York State is Set to Loosen Marijuana Laws », The New York Times, 4 janvier 2014, http://www.nytimes.com/2014/01/05/nyregion/new-york-state-is-set-to-loosen-marijuanalaws.html?_r=0. Consulté le 23 janvier 2014. 12 Adam O’Neal, « 2014 : A Banner Year for Legalization of Pot? », Real Clear Politics, 15 janvier 2014, http://www.realclearpolitics.com/articles/2014/01/15/2014_a_banner_year_for_legalization_of_pot__121231.html. Consulté le 15 janvier 2014. 13 Pew Research Center for the People & the Press, op. cit. 14 Ibid. 15 Cherlin, op. cit. 16 Ibid. 5 prohibant son utilisation. Finalement, le sénateur du Kentucky Rand Paul, dont le père Ron17 fut un ardent défenseur de la décriminalisation, s’est prononcé en faveur d’une réduction des peines d’emprisonnement en ce qui a trait aux délits liés à la marijuana, mais a refusé de se prononcer en faveur de la légalisation. *** À l’heure où le mariage gai est en voie de normalisation aux États-Unis18, la légalisation de la marijuana pourrait bien constituer le nouveau champ de bataille des guerres culturelles. Chose certaine, elle devrait être l’un des enjeux incontournables de la politique américaine cette année et pour les années à venir. Le temps nous dira si l’expérience du Colorado (et, à compter de juin, de l’État de Washington) fera boule de neige ou si au contraire un retour des républicains à la Maison-Blanche pourrait entraîner un durcissement de la lutte contre les drogues récréatives. Christophe Cloutier www.dandurand.uqam.ca 17 Représentant du Texas au Congrès de 1976 à 1977, de 1979 à 1985 et de 1997 à 2013. Pilier de la branche libertarienne du parti républicain, il fut candidat à l’investiture du parti en vue des élections présidentielles de 2008 et de 2012. 18 John Dombrink, « After the Culture War? Shifts and Continuities in American Conservatism », Canadian Review of American Studies, vol. 42, no 3, 2012, p. 310-312. 6