ECOLE DE PSYCHOLOGUES PRATICIENS UNIVERSITE
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ECOLE DE PSYCHOLOGUES PRATICIENS UNIVERSITE
ECOLE DE PSYCHOLOGUES PRATICIENS UNIVERSITE CATHOLIQUE DE PARIS 23, rue du Montparnasse 75006 PARIS MEMOIRE DE RECHERCHE En vue de l’obtention du DIPLOME DE PSYCHOLOGUE TITRE : Le corps oublié. Image du corps dans l’alexithymie à travers le Rorschach Effectué sous la direction du Professeur René Bobet Par Marie-Estelle Dupont Promotion 2006 Date de naissance : 26. 05. 1982 Lieu de naissance : Paris Classification informatique : CL, AY Jury de soutenance : Paris, le : Remerciements… A l’issue de ce travail, nous souhaiterions exprimer notre profonde reconnaissance envers ceux qui ont contribué à l’aboutissement de cette recherche. Tout d’abord René Bobet, qui nous a fait l’honneur d’accepter la direction de ce mémoire, en remerciement de son accueil, et de son enseignement rigoureux et souple à la fois grâce auquel nous avons apprivoisé le Rorschach et saisi son intérêt dans l’étude de l’alexitymie ; Maurice Corcos, spécialiste de l’alexithymie, pour les riches discussions et les ouvrages précieux qui nous ont enthousiasmée et confirmée dans l’intérêt de cette recherche ; Olivier Guilbaud, psychiatre et spécialiste de l’alexithymie, pour sa disponibilité chaleureuse, sa rigueur scientifique, son expérience et sa confiance, en témoignage de notre profond respect ; C.Dugre-Lebigre, pour ses qualités de coordination, sa dextérité et sa collaboration à travers les cotations des questionnaires d’alexithymie ; Les candidates qui ont accepté de donner de leur temps et de livrer un peu d’elles-mêmes. Tous les patients rencontrés depuis trois ans en psychiatrie, et qui nous ont indirectement confirmée dans notre désir professionnel. En espérant qu’eux-mêmes et leurs proches connaissent l’apaisement. Les psychiatres, chefs de service, infirmiers, médecins qui ont contribué à nous former durant ces cinq années : pour nos riches discussions, leur savoir-faire et leur savoir-être. Les enseignants, pour leur regard exigeant et leur questionnement déontologique qui consolide et structure notre pratique. Françoise Doppler, pour sa sagesse lumineuse. Danièle Legrain, pour nous avoir il y a longtemps donné confiance dans le désir de devenir psychologue. Qu’elle soit assurée de notre affection et de notre gratitude. Mes amis et amies, pour leur présence chaleureuse, leur confiance et leur humour ; pour leurs questions qui sont une joyeuse exigence. Matthieu, pour son incomparable patience, et pour tout le reste. 1 ABSTRACT Champ d’étude : L’alexithymie (étymologiquement l’incapacité à exprimer ses émotions) et l’image du corps sont deux notions extrêmement étudiées à l’heure actuelle en psychologie. Depuis une trentaine d’années, ouvrages, recherches, instruments d’évaluation, questionnaire se complètent et se confrontent pour tenter de saisir l’image du corps, la représentation de soi, mais aussi la gestion des émotions à une époque où les personnalités, les pathologies et les demandes se sont déplacées vers des problématiques limites, où la question du contenant, de l’image de soi, du narcissisme, prime sur celle du contenu des conflits et du rapport à l’objet. Ces deux notions sont comparables par le nombre d’études qu’elles suscitent et par leur dimension fédératrice : psychanalystes, cognitivistes, neurologues, psycho-sociologues dépassent leurs divergences pour tenter d’apporter une réponse à des questions à la fois pressantes et atemporelles : les émotions et le narcissisme. Pourtant, à la croisée des chemins théoriques, on trouve un blanc : blanc de représentations et de conceptualisation quant à l’image du corps dans l’alexithymie. Cette recherche s’intéresse donc aux particularités de l’image du corps repérables chez des sujets alexithymiques non patients, quelle que soit leur personnalité de base, par rapport à des sujets non alexithymiques. Méthodologie : L’utilisation de la TAS-20 pour le diagnostic d’alexithymie a fourni un critère externe et quantifiable pour la constitution de l’échantillon et la répartition des sujets en deux groupes, alexithymique et non alexithymique. L’échantillon de jeunes femmes (n=12) est donc composé d’un groupe de sujets alexithymiques (n=6) et d’un groupe contrôle de même taille et comparable au plan socio-démographique et psychopathologique (étudiantes non patientes somatiques ou psychiatriques.) A travers une approche intégrée, ce travail explore les représentations du corps qui émergent à travers un outil projectif connu, le Rorschach, au moyen d’une grille spécifiquement élaborée. Le choix d’une population non-mixte, non-patiente, divisée en deux groupes homogènes et en tous points comparables hormis pour la variable testée, la cotation en aveugle des protocoles, la prise de connaissance des scores d’alexithymie après interprétation des résultats individuels, la confrontation des résultats du groupe témoin avec les normes statistiques afin d’assurer une plus grande fiabilité aux résultats observés, constituent les bases fondamentales de la méthodologie. Le cadre méthodologique canalise ainsi l’interprétation psychodynamique des résultats, et permet de mettre en évidence des particularités de l’image du corps, notamment un surinvestissement des frontières, une difficulté d’identification féminine, sous-tendu par un narcissisme défaillant et défensif. Certains résultats donnent lieu à des différences statistiquement significatives avec le groupe témoin, toutefois l’étroitesse de l’échantillon et la création d’une grille spécifique exige de considérer ces résultats avec une très grande prudence, comme des pistes de réflexion, afin de faire de ce travail une étude-pilote, pour une investigation portant sur une population plus vaste. Conclusion : Le choix de se focaliser sur la rencontre de deux notions qui ont fait couler beaucoup d’encre sans être étudiées dans leur interdépendance probable, à l’aide d’une méthodologie rigoureuse afin de se prémunir autant que possible de dérives interprétatives et de rendre la reproduction de l’étude relativement simple constituent les éléments principaux, pour le fond et pour la forme, de ce travail auquel il est prévu de donner suite. 2 Introduction : Ce projet est né de la rencontre entre les cas cliniques observés lors de stages et l’intérêt que nous portions à la question des émotions (leur prise en compte ou parfois leur non prise en compte, leur régulation) chez des malades dits psychosomatiques. Ainsi se sont rejoint un intérêt personnel, les interrogations suscitées par nos lectures, les rencontres interpersonnelles lors de stage. Ceci nous a permis d’envisager la complexité de cette question et son interdépendance avec d’autres problématiques. Le désir de donner à ces thématiques à la fois psychologiques et médicales une place centrale dans notre future pratique s’est renforcé au cours de ces cinq années d’étude, et l’enseignement dispensé à l’EPP nous ayant sensibilisée à l’intrication entre émotions et représentation de soi, nous avons été sensible à la quasi-absence de recherches portant sur l’image du corps chez des sujets alexithymiques, alors même que la littérature est foisonnante dans le domaine de l’image du corps comme dans celui de l’alexithymie. L’alexithymie correspond à l’incapacité d’un sujet à identifier et verbaliser ses émotions, sa pensée restant coupée de l’affect, entièrement tournée vers le concret, le factuel, évntuellement l’intellectuel mais sans jamais laisser voir de sentiments. Etant donnée la dimension corporelle des émotions, nous nous sommes demandée si des individus ayant des difficultés à identifier celles-ci pouvaient avoir une image du corps unifiée, à la fois investie de libido et protectrice. Cette question s’est d’abord posée de manière un peu floue, suite à des lectures diverses, à des rencontres particulières. Puis elle s’est précisée et nous a semblé de plus en plus incontournable et pressante à mesure de nos lectures et de discussions avec des professionnels. L’image du corps dans l’alexithymie se trouve à la croisée de trois domaines d’intérêt personnel, la psychanalyse, la neuropsychologie, et la pensée systémique. Pour des raisons de méthodologie, nous avons choisi une seule de ces approches, la première, à l’aide toutefois d’un outil transdisciplinaire : le système intégré d’Exner. A la frontière entre psychologie pathologique et psychologie non pathologique, entre affectif et cognitif, entre représentation de soi et relation à autrui, cette question se pose, pour mieux comprendre ce qui se décline derrière l’apparente absence de subjectivité, derrière cette affectivité muette des alexithymiques. Qu’est-ce qui se presse derrière ce néant émotionnel, qu’est-ce qui fait défaut pour qu’ainsi, les émotions soient « innommables » ? C’est ce que nous étudierons d’abord en posant le socle théorique dans lequel s’enracine la notion d’alexithymie, (étymologiquement, absence de mots pour les émotions). Certains rappels philosophiques et historiques nous permettront d’inscrire cette dimension définie par défaut, en négatif, dans un contexte qui lui donne sens et la fait résonner. Nous en saisirons mieux l’enjeu quand nous aborderons ensuite la définition et les diverses conceptions de l’alexithymie. Puis nous esquisserons une définition de l’image du corps qui permette ensuite d’opérationnaliser nos hypothèses sur ce contenant qui est en même temps contenu fantasmatique. Nous présenterons alors la méthodologie de cette recherche. Enfin, nous analyserons les données recueillies dans ces douze protocoles afin d’en dégager les particularités de l’image du corps dans l’alexithymie et d’en souligner les implications pratiques et la signification pour une future clinicienne. 3 REVUE DE LA LITTERATURE 4 « Quand le corps se dérobe, la subjectivité s’efface »1. Quand la perception du corps et de son vécu est inaccessible, anesthésie effrayante et totale, la singularité, l’individualité s’évanouit. Si la subjectivité s’efface, si aucun affect ne peut être identifié que devient le rapport du sujet à son propre corps, à partir de quelle matière, de quelle expérience, et dans quel but peut-il constituer une image du corps ? Lorsque l’émotion, née dans le corps et dans la relation, n’aboutit pas à la pensée, mais retourne au corps, quelle image du corps est encore possible ? Chap 1. Corps, émotions, pensées. Rappels historiques et philosophiques « Le corps est mère de toutes les émotions »2. L’enfant naît de la rencontre entre un homme et une femme. Il n’est pas une monade toute-puissante, tel l’androgyne décrit par Platon. L’être humain est d’emblée en interaction avec un environnement, puisqu’il n’est pas auto-suffisant. De ce manque-àêtre fondamental (Lacan) naissent le besoin et le désir. Emotions, pensées, langage sont la résultante de cette impuissance fondamentale et de l’impératif de survie. « Pas de vie sans corps pour l’éprouver » 3, donc pas de pensée. Le corps est mère des émotions, et l’émotion, « mère de la pensée »4. La pensée naît du corps dépendant, impuissant. Le manque, le déplaisir et les satisfactions procurées par l’environnement primaire vont progressivement permettre au petit d’homme de se représenter et d’identifier ses besoins et son ressenti. Peu à peu vont s’intérioriser des représentations de soi et de l’environnement, à partir de ses éprouvés corporels, issus des pulsions, et des affects qui en résultent. De cet ancrage biologique naît la pensée. Sans corps, pas d’émotions, pas d’affects, pas de besoin, pas de sujet porteur de désir. L’image du corps se construit au décours de ces interactions avec l’environnement, d’abord directement liées au besoins vitaux, puis de plus en plus larges et complexes, imprégnées de désir. Malgré cet ancrage corporel de la pensée, et bien que religieux, philosophes et médecins aient toujours reconnu l’inévitable enracinement corporel des émotions, donc des attitudes et des réactions humaines, le dualisme a longtemps persisté en Occident, comme s’il avait fallu hiérarchiser, choisir entre psyché et soma. Nous ne reviendrons pas ici sur ce débat déjà présent dans l’œuvre des philosophes de l’Antiquité, et qui résonne encore aujourd’hui entre certains tenants du « tout biologique » ou du « toutpsychologique ». L’histoire de cette polémique est bien connue, et nous ne reprendrons ici que ce qui peut directement nourrir la question du lien entre émotions et image du corps, afin de saisir ce qui se joue, ou ce qui ne se joue pas justement, chez des sujets pour qui l’émotion fait défaut. 1 Dejours, C. (2001, p 154) Bion, W. (1974) 3 Dejours, C. (2001,p. 148) 4 Bion, W. (1974) cité par Corcos et al, (2003, p. 62) 2 5 A. Corps et émotions : regards philosophiques. Longtemps synonymes de faiblesse et marque honteuse de notre « chute » ontologique, les émotions et le désir ont été envisagés comme devant être réfrénés, domptés, jusqu’à ce que certains courants, philosophiques ou autres redécouvrent leur place primordiale au plan phylo- et ontogénétique5. Considérés comme faiblesse humaine devant être soumis au primat de la raison, le corps et les émotions constituent en philosophie un débat passionné. Sans revenir sur les diverses écoles, (épicurienne, stoïcienne, platonicienne), rappelons simplement que le dualisme cartésien constitue le paroxysme des philosophies rationalistes et succède à d’autres modèles de la dialectique corps-esprit, dont on peut citer l’idéalisme et le matérialisme. Pour Descartes, les passions, essentiellement perturbatrices, entravent la rationalité du cogito. Le désir de parvenir à être stoïque face aux affects, l’aspiration à chasser la « folle du logis »6, les efforts pour maîtriser une chair marquée par le péché et, depuis les années 1960, la tendance inverse à la catharsis émotionnelle (cri primal…) montrent bien les rapports conflictuels que nous entretenons avec notre propre affectivité et les peurs qu’elle suscite. Chez les plus grands philosophes, les émotions soulèvent des réactions… épidermiques. Deux conceptions se démarquent toutefois de la tradition dualiste qui prévaut depuis Platon : la pensée spinoziste et la phénoménologie. • Spinoza Anticipant à la fois sur la psychanalyse et la neuropsychologie, Spinoza considère que l’esprit est avant tout conscience du corps. « L’âme et le corps sont un seul et même individu conçu tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. L’âme humaine n’est autre que l’idée d’un corps existant en acte. L’homme, l’individu sont des corps conscients. »7 Corps qui, en retour, ne peut exprimer certaines dimensions sans y être déterminé par l’esprit. • Le tournant de la phénoménologie Descartes, Leibniz (1686), Malebranche (1688), ont donc placé l’étude des émotions et du corps au centre de leur réflexion, dans la perspective d’une subordination du corps à la raison. Les travaux de Brentano (1838-1917) puis tout le courant de la phénoménologie8 constituent une sorte de rupture épistémologique9 et philosophique où l’âme et du corps ne sont plus considérés comme entités séparées. 5 Ce qui donna également lieu à des positions extrêmes prônant la libération des émotions à tout prix. C’est ainsi que Descartes surnomme l’émotion, dans la Première Méditation (1641) où il traite des « choses que l’on peut révoquer en doute ». 7 Spinoza, B. de (1675, p. 99, scolie, prop. XIII) 8 Avec Heidegger (1927), Husserl, (1929) Sartre (1938), et Merleau-Ponty (1945) 6 6 Le terme « phénoménologie » vient du grec logos (discours sur, savoir) et de phainomenon, ce qui se montre. La phénoménologie est donc l’étude des phénomènes, de ce qui se montre, la perception. Il s’agit de « retourner aux choses mêmes » pour « décrire directement notre expérience telle qu’elle est »10 Pour les phénoménologues, le monde est « déjà là », présence inaliénable, avant toute réflexion et toute conscience: on ne peut comprendre l’Homme et le monde qu’en partant de leur être là. Mais en retour, ce monde n’acquiert de sens que par la conscience singulière, en tant qu’il est vécu par le sujet. Le corps est visée sur le monde, manière d’être avec les autres, point d’ancrage du sujet. C’est à partir du corps et des expériences que le sujet pense et interagit. Pour Sartre (1938) l’émotion est bouleversement de la conscience, qui est alors submergée, et non plus réflexive. L’émotion est d’abord conscience du monde, et transformation du monde au sens phénoménologique : par les émotions, le réel affecte le sujet concrètement : cœur qui bat, jambes qui tremblent…, ce faisant, le sujet modifie sa position à l’égard de ce réel sur lequel il ne peut directement agir. En ce sens l’émotion reconstitue le monde « magiquement, en utilisant (le) corps comme moyen d’incantation »11 : le sujet s’ancre dans la réalité du corps vécu pour conférer au monde une atmosphère et une qualité compatible sinon avec son désir, du moins avec son ressenti. 12 On peut la nier, la minimiser, la fuir ou la sublimer dans l’activité, l’émotion transforme l’état basal du corps, corps à partir des organes duquel je perçois le monde. 13 Ancrée dans la modification de certaines constantes physiologiques, l’émotion modifie ma perception du réel. Elle ne modifie pas la situation initiale réelle, mais la manière dont celle-ci est prise en charge par la conscience subjective, et donc ma relation au monde, dont pourtant les propriétés n’ont pas changé : Ici, Sartre rejoint ce que disait Merleau-Ponty : « Mon corps est mon point de vue sur le monde »14. Est-ce à dire que l’alexithymique n’a pas de point de vue, n’a pas d’opinion, sur ce monde ? Si l’émotion est mouvement (ex-movere : mouvement vers l’extérieur), est-ce à dire que l’alexithymie fait preuve d’un imperturbable stoïcisme ? En effet l’alexithymie apparaît mystérieuse si l’on se souvient que le corps et ses affects sont le « territoire d’expérience vitale de la réalité à partir duquel les fonctions de perception et de représentation s’étayent »15. Elle fait figure d’exception à la règle décrite ici par les phénoménologues : Si cette expérience vitale a manqué, si le corps n’est l’objet que de soins mécaniques sans présence émotionnelle, comment le corps va-t-il constituer une représentation de luimême, sur la base de quelles expériences ? 9 Néanmoins il faut noter que Husserl lui-même revient dans ses Méditations cartésiennes (1929) sur l’Ego cogito et se réfère explicitement au retour au moi. Il s’agit donc d’un tournant radical en philosophie qui intègre et dépasse le point de vue cartésien, sans le réfuter totalement. 10 Merleau-Ponty, M. (1945 pp. 1-4) L’expression « Retourner aux choses mêmes » était déjà employée par Husserl pour définir la phénoménologie (1913). 11 Sartre, J.-P (1938, p. 93) 12 On retrouve là toute la question de la liberté et de la responsabilité chez Sartre. 13 La première personne du singulier est employée par Sartre comme dans souvent en philosophie. Nous l’avons repris pour rendre compte de la pensée de l’auteur. 14 Merleau-Ponty, M. (1945 p.108) 15 Corcos et al, (2003, p. 23) 7 Ce qui nous intéresse ici est de savoir comment le sujet interprète ce bouleversement intérieur, qui semble induit par les circonstances extérieures. C’est aussi en fonction de son état physique, de la fatigue ou de la tension éprouvée dans son corps qu’il se représente le fond de son âme. L’émotion pour exister, a donc besoin que le sujet éprouve son corps, entende son vécu corporel, a minima, dans ce qu’il a de douloureux, d’inopiné ou d’agréable. L’approche phénoménologique des émotions permet de saisir que l’absence de conscience émotionnelle dans l’alexithymie, qui se traduit par l’absence de certaines modulations dans l’expression et de certains comportements dans les relations, serait sous-tendue par une perception de soi et du monde spécifique. Et c’est sur cette image de soi, de son vécu corporel des émotions que nous allons nous pencher. B. L’approche psychosomatique : définition et historique A la frontière de la phénoménologie et de la psychologie, (comme son prédécesseur, Brentano), Van Üexküll s’interroge non sur les rapports corps/esprit mais précisément sur le fait que l’on s’interroge sur ces rapports : quel modèle anthropologique sous-tend une telle approche dualiste de l’homme ? Il souligne la contradiction, pour une approche psychosomatique, d’avoir à traiter avec deux réalités distinctes (corps versus esprit) et se demande si cette division est réellement nécessaire, dans la mesure où un tel clivage n’existe pas dans la réalité, l’être humain étant avant tout une unité intégrée. (Van Üexküll, 1970)16 Il semble nécessaire d’éclaircir le terme de psychosomatique et ses différentes acceptions. Historiquement, il apparaît bien plus tardivement que la réflexion autour du lien entre corps et esprit. Il ne s’agit pas ici de recenser les liens décrits entre psyché et soma depuis l’Antiquité, mais de rappeler le contexte d’apparition du terme psychosomatique, afin de le distinguer du terme d’alexithymie et de mieux cerner notre sujet d’étude. En 1818, Heinroth introduit l’adjectif psychosomatique pour désigner l’ensemble des troubles somatiques d’origine psychique. Jacobi propose immédiatement celui de somato-psychique, afin de signifier que les troubles sont avant tout somatiques et n’auraient que secondairement un impact sur l'état affectif et psychologique du sujet On sait aujourd’hui que ces deux perspectives loin de s’opposer, sont complémentaires puisque, plus encore que de liens de causalité bidirectionnelle, corps et psychisme constituent une unité globale et dynamique, où la question n’est pas tant celle de la causalité que de la manière spécifique dont ces interactions se traduisent pour chacun d’entre nous. (Debray, 2005) Deutsch parle en 1922 de médecine psychosomatique pour désigner la volonté de prendre en compte la globalité de la personne du patient, et pas seulement sa maladie. Dès la fin du 18ème siècle, donc, le substantif « psychosomatique » recouvre des courants différents, et suscite des polémiques, sur lesquelles nous ne pouvons revenir en détail puisqu’il s’agirait de revisiter toute l’histoire de la médecine. 16 Ce à quoi Freud lui aurait peut-être répondu, s’il avait été vivant : « Je crains que vous n’ayez l’inclination à estimer peu toutes les belles différences de la nature en regard de l’appât de l’unité. Sommes-nous par là débarrassés de ses différences ? » (Lettre de Freud à Groddeck, 1924, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1975, 12 : 145-55) 8 1. Le courant biologique et médical D’Hippocrate de Kos aux neuroscientifiques actuels, les médecins ont toujours cherché à mieux comprendre les liens concrets entre blessures, maladies, affections organiques d’une part et comportements, caractère, « aliénation » ou manifestations psychiques d’autre part, et ce, qu’ils se situent dans une perspective organiciste, psychosomatique, ou autre. Au fil des siècles, on observe un mouvement d’intégration et de dépassement des nouvelles connaissances, toujours émaillé de tentatives réductionnistes, comme il y en a encore aujourd’hui. Les liens établis ont d’abord été constitutionnels, avec Hippocrate. A l’ère du positivisme scientifique, la neurologie naissante cherchait à établir un lien de causalité linéaire entre les aires cérébrales et les processus mentaux. Le tournant philosophique décrit plus haut (à la fin du XIXème siècle) précède immédiatement un changement de perspective des neurosciences qui, historiquement, semble lui faire écho. De même que la phénoménologie se substitue à des philosophies strictement rationalistes, le positivisme laisse progressivement la place à une pensée scientifique qui intègre les découvertes techniques de l’imagerie cérébrale autant qu’un renouveau épistémologique (Damasio, 1995 ; Kendler, 2005 ) Même si des divergences importantes existent entre les auteurs, la majorité d’entre eux ne cherche plus tant à hiérarchiser la pensée et le corps qu’à repérer les modalités d’un fonctionnement intégré, hautement complexe, le système nerveux ayant des liens avec les autres systèmes de régulation physiologique (immunitaire et endocrinien), ainsi qu’avec l’environnement au sein duquel vit l’organisme. Il apparaît de plus en plus que la psychiatrie ne peut pas se contenter d’une simple description neurochimique des troubles et encore moins la confondre avec une explication. (Kendler, 2005) Il ne s’agit plus d’expliquer une maladie mentale par un dysfonctionnement neurologique, mais de décrire la dimension neurologique des troubles pour saisir le parallèle entre une certaine activité cérébrale et les processus psychiques. (Frith, 1996). Autrement dit, d’éviter la confusion entre corrélation et causalité. Aujourd’hui, donc, les neuroscientifiques tels qu’Edelman (1992), Frith (1996) ou Damasio (1995 ; 2003) n’essaient plus d’établir un lien de causalité linéaire entre la matière cérébrale et le contenu de la pensée subjective, mais à décrire la simple « coexistence » de tel phénomène psychique et de tel substrat anatomo-physiologique. (Kendler, 2005) L’ancien rapport causal, selon lequel le substrat biologique induirait directement un certain vécu subjectif est devenu bidirectionnel : une baisse du taux de sérotonine (niveau somatique) s’accompagne de sautes d’humeur (niveau psychologique et comportemental). Et rétroactivement, la dépression, contribue à diminuer les sécrétions sérotoninergiques : on décrit comment telle expérience subjective s’accompagne (et non s’explique) de telle sécrétion hormonale. Mais il n’y a pas de primat à établir au sein de l’organisme humain, puisqu’il s’agit d’une totalité complexe en interaction avec l’environnement. 9 On voit ainsi les neurosciences17 se détacher à la fois d’un héritage philosophique dualiste comme de la médecine pure : les neurosciences étudient cette unité complexe qu’est le système nerveux humain, en adoptant une pensée plus circulaire et moins causaliste.18 L’approche psychosomatique médicale culmine dans cette discipline, interface entre plusieurs domaines de connaissances, (anatomique, physiologique, psychique…) qui cherche moins l’origine des processus et troubles mentaux que leur rapport avec les différents systèmes, immunitaire, endocrinien, nerveux, d’un individu. Du même coup, les neurologues redécouvrent les limites de la science : Edelman (2004) rappelle que l’on a longtemps cherché le chaînon manquant, le terme de passage entre quantité d’énergie (activité neuronale) et qualité de la pensée. On peut effectivement décrire ce qui se passe au niveau biochimique au cours d’une dépression par exemple, mais nous ne pouvons scientifiquement montrer la solution de continuité entre telle sécrétion et le contenu subjectif des représentations mentales. Quels que soient les progrès scientifiques, et même si l’imagerie médicale permet aujourd’hui de se représenter concrètement le substrat physiologique des processus mentaux au sein du cerveau, la question du passage entre le quantitatif neural et le qualitatif, l’éprouvé subjectif, restera toujours ouverte, comme elle l’était déjà pour Freud dans L’Esquisse (1895a). Cette continuité, nous échappera toujours en raison, dit Edelman, de la singularité de tout être humain, singularité qui s’exprime dans la réalité biologique : Tout opération mentale se déroule dans un cerveau particulier, chaque jour légèrement différent du fait de l’intégration de nouvelles informations et de nouvelles opérations mentales. Ceci rend tout phénomène psychique unique, y compris chez un même individu, même si ces processus sont structurellement comparables d’un sujet à l’autre. La qualité du ressenti, les particularités de l’expérience subjective ne sont pas interchangeables.19 Or la science s’attache à ce qui est généralisable. Par conséquent, cette singularité rend l’expérience subjective inaccessible aux sciences dites « dures ». C’est pourtant à cette expérience subjective que s’intéresse le psychologue clinicien. De Spinoza à Merleau-Ponty en passant par Damasio et Edelman, philosophes et neurologues se rejoignent pour nous rappeler combien le corps est la condition même de la pensée et de la raison. Pour nous rappeler que les émotions apparaissent au moment où la survie de l’espèce se met à dépendre des relations entre la mère et son petit, les affects constituant par conséquent un outil d’adaptation permettant la survie bien avant que n’apparaissent les capacités de raisonnement logique et d’abstraction. 17 Neurobiologie, neuropsychiatrie, neuropsychophysiologie, neuropsychologie, neurochirurgie… Parler de « relations entre psyché et soma » sous entend que ces deux entités sont nettement séparables dans leur étude, or les interactions sont telles que beaucoup d’auteurs préfèrent aujourd’hui parler d’unité psychosomatique ou d’unité intégrée. 19 Edelman, (2004, pp. 50-52 et pp. 81-90) 18 10 2. La perspective psychodynamique La psychanalyse n’est pas considérée comme une approche psychosomatique à proprement parler. (Fédida, 1971 ; Assoun, 1997) Il faut attendre les travaux de Marty et de M’Uzan, (1963, 1980) fondateurs de l’Ecole de Psychosomatique de Paris, pour que la métapsychologie soit appliquée à des patients souffrants de maladies dites psychosomatiques. Notre perspective étant essentiellement psychodynamique, nous allons revenir brièvement sur la pensée freudienne concernant le corps et les émotions, afin de mieux situer la perspective de l’Ecole de Psychosomatique de Paris, à laquelle nous devons la notion de pensée opératoire qui fut à l’origine du concept d’alexithymie A. Rappels : Métapsychologie et approche psychosomatique « Le moi est avant tout un moi corporel, dérivé des sensations corporelles ; il est avant tout surface et projection d’une surface. »20 Cette citation pourrait suffire à rappeler la position de Freud, qui loin de délaisser le corps, part de la réalité pulsionnelle : « A l’origine, tout était ça »21 Pour Freud, le corps est une réalité, il n’y a donc pas à discuter de sa « place ». En revanche, la métapsychologie propose une distinction entre le somatique et l’organique, entre corps anatomique (Körper) et corps vécu (Leib) comme « enracinement du vivant »22. Cette définition phénoménologique du moi permet de dépasser les clivages et de rappeler qu’il n’est pas question pour Freud de décrire la « liste » des interactions entre le « corps » et « l’esprit », et ce, parce que la pulsion les lie indissociablement. (Assoun 1997). Le Moi, si structuré soit-il au plan psychique, est « avant tout corporel », fruit d’une dérivation de libido provenant du Ça. Il faut donc rappeler que Freud, neuro-anatomiste de formation, fonda la cure analytique à partir des symptômes de conversion, donc des manifestations du corps chez ses patientes hystériques. Ces écrits montrent sans cesse que le corps, loin d’être relégué au second plan, est au cœur même de la psychanalyse, et que c’est au sein même du corps que l’on peut distinguer différentes dimensions : anatomique, somatique, physique : le symptôme somatique étant le moment où le symptôme comme compromis inconscient se cristallise sur le plan physique, avec ou sans lésion organique. (Assoun, 1997). Si Freud n’élabore pas une théorie des liens psyché-soma c’est parce qu’il ne cherche pas à les distinguer mais qu’il part de la réalité pulsionnelle et s’attache à en travailler les manifestations. Le corps auquel s’intéresse Freud en tant que psychanalyste renvoie non plus au corps anatomique du médecin, mais à la notion de pulsion, qui s’ancre dans le corps mais n’est identifiable que par le biais de ses représentations psychiques. (Assoun, 1997) Si à l’origine, tout était ça, alors la pulsion, contenue dans le ça, constitue le « maillon manquant » entre corps et psychisme, puisque, venue du corps, elle constitue une exigence de travail pour le psychisme (Freud, 1923 ; Debray, 2005) 20 Freud, S. (1923, p. 253) Freud, S., in Nouvelles Conférences de Psychanalyse. 22 Assoun, P.-L (1997, p. 34) 21 11 C’est pourquoi Assoun considère que la majeure partie des travaux « psychosomatiques » est fondée sur une méconnaissance des écrits de Freud. La psychanalyse de par son fondement et son ancrage, n’a pas « besoin » d’un point de vue psychosomatique : un tel qualificatif est en quelque sorte redondant, puisque d’emblée, la psychanalyse part du pulsionnel, donc du corps, … et aussi un peu d’autre chose23. Pour Assoun, qualifier une affection de psychosomatique revient à décrire le fait qu’il y a une cristallisation physique du conflit psychique, mais la question reste ouverte de savoir comment, et à quel moment, selon quelle logique (non métaphorique), le conflit non élaboré s’enkyste dans le corps. (Assoun, 1997) A cet égard, Gantheret (1971) constatait déjà que la question de la place du corps en psychanalyse ne permettait pas une réponse simple, car s’il est évident que le corps n’en n’est pas absent, chaque courant l’aborde de manière différente. La question est en réalité celle de savoir « de quel corps il s’agit », à la suite de Freud qui distinguait Leib et Körper. Dolto (1984), Dejours (2001), et l’ensemble des psychanalystes de la troisième génération distinguent le « corps biologique » du « corps érotique », pour se centrer sur le second. En-dehors de l’approche de Marty et de M’Uzan, nous ne reviendrons pas, sur les divers courants de ce qu’on appelle « l’approche psychosomatique ». En effet celle-ci constituerait un sujet de mémoire à part entière. Rappelons seulement les noms les plus connus de cette ligne de pensée : Groddeck (1923), qui propose une grille de lecture précise et stricte des symptômes somatiques, chaque maladie renvoyant à une problématique psychique définie : le cancer de l’utérus renverrait à un désir de grossesse inavoué selon lui, etc. Cette position extrémiste, critiquée par Freud, n’a pas contribué à faire accepter, à l’époque, une approche des maladies moins organiciste et plus globale L’Ecole de Chicago, avec Alexander (1950), Fenichel et Engel (1960) Dunbar (1955) et ses « profils psychologiques » qui constituent une typologie des maladies somatiques. L’Ecole argentine et les travaux de Garma (1957) Si ces divers courants s’inspirent de la dimension économique de l’approche freudienne, elles présentent toutefois des différences majeures avec le corpus psychanalytique, ne serait-ce que par leur tentative d’établir un lien causal, et non plus symbolique, entre corps et psychisme. B. L’école de Psychosomatique de Paris Dans les années 1960, deux psychanalystes français, Marty et de M’Uzan, observent chez des malades psychosomatiques un fonctionnement mental proche de celui décrit par les chercheurs de l’Ecole de Chicago24, fonctionnement qualifié d’opératoire par Marty et qui ne permet pas de mettre en place le setting classique de la cure analytique. Avec la création de l’Ecole de psychosomatique psychanalytique de Paris, émerge une approche psychosomatique « au cœur même de la psychanalyse »25. 23 autre chose relationnel dans la mesure où la pulsion, ancrée dans le soma, est orientée vers le monde environnant, vers autrui. 24 Alexander, Ruesch, Wisdom… 25 Assoun, P.-L (1997, p. 6) 12 L’approche de ces auteurs est à la fois structurale et économique. Structurale, parce que l’individu est envisagé comme une organisation psychosomatique globale. Economique, parce que cet organisme interagissant avec son environnement cherche à préserver son équilibre par de multiples ajustements assurant l’homéostasie, psychique autant physiologique. Ces ajustements variés aboutissent à une économie complexe, psychosomatique, différente d’un individu à l’autre, mais résultant toujours de l’intrication entre des forces de vie et de mort (mouvements régrédients et progrédients) Les mouvements progrédients prédominent au début de la vie. Ils correspondent à cette tendance au développement présente chez l’enfant, qui permet que la croissance et le développement aient lieu en dépit des inévitables fluctuations de l’environnement interne et externe (biologiques, climatiques, affectives, sociales, etc.). Ils « endiguent » les mouvements régrédients qui émaillent l’existence (maladie, dépression, régressions, vulnérabilité psychique ou physique au stress …) puis prédominent dans la seconde partie de la vie (affaiblissement du tonus vital et des facultés de récupération). Certains individus présentent d’emblée, bien avant le vieillissement, une faiblesse dans leur organisation globale : c’est le cas par exemple des psychotiques, des sujets mal structurés psychiquement ou dont les mécanismes de défenses sont insuffisants. « Chez certains sujets, l’organisation des défenses psychiques …ne suffit pas à endiguer les émergences en processus primaires »26. Ultime tentative contre la régression, une rupture se produit entre le conscient et l’inconscient, évitant au sujet la décompensation psychotique ou la désorganisation somatique Cette faillite du préconscient, destiné à métaboliser les processus primaires, conduit à une vie et une pensée opératoire. (Marty, 1980) Avec les notion de « dépression essentielle » et de « désorganisation somatique », la « pensée opératoire » constitue la base conceptuelle des travaux de Marty et de M’Uzan. Elle est caractérisée par : - Une carence de la capacité de mentalisation, - Une vie affective et fantasmatique pauvre, - Un discours descriptif, concret, factuel, - Une symptomatologie essentiellement somatique. Marty définit ce fonctionnement en référence à sa théorie du développement, évoquée plus haut. L’inconscient est d’abord un conglomérat d’éléments pulsionnels épars, non représentés. La fonction maternelle va peu à peu permettre à l’enfant d’unifier son vécu et de se représenter comme une unité psychosomatique. A chaque étape du développement, les liens qu’elle crée entre les expériences de l’enfant et des représentations provenant de son propre psychisme permettent à l’enfant de développer son propre système préconscient, donc d’accéder à l’élaboration mentale. Ces capacités de fantasmatisation lui permettront de donner lui-même un sens aux futures expériences. Cet épaississement du préconscient rend possible l’articulation de représentations de choses à des représentations de mots ce qui permet au Moi de s’organiser et d’établir des relations affectives, progressivement détachées du besoin et plus compexes. Ainsi, à chaque stade, l’intégration pulsionnelle progressive protège le sujet d’une irruption massive des processus primaires, protégeant le corps autant que le psychisme. 26 Marty, P. (1980, pp. 65-70) 13 Lorsque un stade évolutif est marqué par des difficultés importantes, une régression, normalement transitoire, permet au sujet de se réoganiser à partir d’un niveau antérieur, et de reprendre son mouvement de progression. Si ce niveau n’a pas été bien consolidé, la régression se poursuit jusqu’à un point de fixation antérieur, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un point de fixation soit assez solide pour constituer une base à partir de laquelle la réorganisation est possible. Ce mouvement régrédient peut aller jusqu’à la mort, lorsque ces stades précoces sont marqués par la déliaison pulsionnelle et que nulle représentation n’est venue donner forme et signification aux expériences archaïques. La carence de fantasmatisation constitue donc le premier signe de pensée opératoire. Elle s’accompagne d’un risque de décharge des affects au niveau somatique, puisque, n’étant pas représentés, ils ne peuvent être refoulés. Ils peuvent seulement être abolis du psychisme, avec un risque de résurgence dans le corps. La secondarisation n’ayant pas eu lieu, l’affect demeure pure quantité d’énergie, processus primaire dont la manifestation somatique est, à l’inverse de la conversion hystérique, dénuée de métaphore. C’est donc l’absence de secondarisation, l’effacement fonctionnel du préconscient qui explique cette rupture entre le système conscient, tourné vers la réalité externe et factuelle, et l’inconscient, qui demeure un inconscient sans mémoire, dont les contenus ne sont pas le produit du refoulement et du déplacement, mais de l’abolition. Cliniquement, Marty (1980) observe chez ses patients « psychosomatiques » qu’hormis les désorganisations somatiques, les symptômes de la vie opératoire se manifestent « en négatif », à l’inverse d’une production délirante très riche ou de comportements inadaptés : absence de fantasmes, absence de subjectivité, absence de désir : le sujet adopte une pensée factuelle et simple, des comportements concrets, très conformistes, mécaniques, comme s’il s’agissait d’automatismes appris et habituels, jamais sous-tendus par aucune représentation inconsciente, aucun fantasme issus de l’expérience propre du sujet. Cette pensée opératoire, fruit de la carence de mentalisation double et illustre l’action, sans l’enrichir d’une représentation fantasmatique. Centrée sur la description des faits concrets (somatiques ou externes), Elle est désaffectivée, dépouillée de tout mouvement libidinal ou agressif. Sa pauvreté imaginaire « constitue une véritable rupture avec sa propre histoire »27, rupture qui se manifeste par l’absence des mécanismes témoignant habituellement de l’acivité préconsciente : la condensation et le déplacement. Le sujet surinvestit le réel extérieur (vie professionnelle, obligations sociales…), au détriment de sa vie interne qui est menacée de déstructuration. La vie opératoire vise donc à stopper le mouvement régrédient. Parfois, elle n’y parvient pas, ou pas complètement, la désorganisation se manifestant alors dans le corps, sous forme de décompensation somatique. Alors, le symptôme somatique n’est pas représentation symbolique d’une problématique libidinale : il n’y a pas conversion, transformation, mais décharge brute. Le symptôme n’exprime pas un conflit entre désir et interdit, il ne parle pas à la place du « je » du sujet, mais il parle le sujet en quelque sorte, le traverse, le désorganise. Ce n’est plus Eros qui est en jeu, mais Bios, la vie même, organique. (Assoun, 1997) L’effacement « des fonctions habituellement actives se constate dans l’indigence des représentations, et le manque d’idées fondamentalement personnelles »28. Cette pensée diurne, impersonnelle et concrète, s’accompagne d’une activité onirique très 27 28 Marty, P. (1980, pp. 64-67) ibid. pp. 65-70 14 appauvrie, voir absente. Le contenu des rêves, projets ou désirs exprimés semble peu investi, traduisant la chute du « tonus vital ». Même l’aspect adapté et rationnel des décisions n’est pas convaincant et semble plus plaqué que vécu par le sujet au cours de son développement. Comme si le sujet n’avait pu parvenir à une « intimité psychique » avec lui-même, il semble s’adapter par défaut, comme s’il ne voyait pas l’intérêt d’essayer de faire autrement.. Ces comportements rationnels, droits, donnent l’apparence d’un surmoi, mais constituent une pensée apprise29 à défaut d’une pensée subjective. Au plan relationnel, Marty décrit un faible engagement pulsionnel, les relations affectives étant réduites à un seul type de relation, une relation « blanche, …en quelque sorte dévitalisée »30, faiblement investie de libido, quasidesexualisée. Ce contact stéréotypé s’inscrit dans le maintien global d’une adaptation de surface31, par laquelle il importe de ne pas se laisser leurrer . Pour Marty, la vie psychique repose sur deux principes, le principe de sensibilité aux excitations précédant celui d’investissement libidinal. Si « l’inconscient reçoit mais n’émet pas »32, alors le fait que la créativité soit abrasée ne signifie pas que la sensibilité du sujet aux évènements extérieurs a disparu, en dépit de son visage impassible et de son discours dénué de métaphores et de traits d’esprit autres que purement conventionnels. Ainsi, alors que les niveaux les plus élaborés du fonctionnement psychique seraient abrasés par le fonctionnement opératoire, le sujet conserverait néanmoins ce principe de sensibilité. « Ainsi désuni du fond inexprimable de sa personnalité, le patient opératoire survit-il davantage qu’il ne vit.»33. Cet état qualifié par Marty de dépression essentielle34 a donc à voir non pas avec une perte objectale, mais avec une faille narcissique profonde, une défaillance dans l’investissement princeps du sujet. « On la qualifie d’essentielle dans la mesure où l’abaissement de ce tonus se retrouve à l’état pur sans coloration symptomatique, sans contrepartie économique positive. »35 Elle s’établit lorsque des évènements traumatiques débordent les capacités d’élaboration du psychisme et en désorganise le fonctionnement. Cet état se caractérise par l’absence de symptomatologie dépressive classique36 et le maintien d’un comportement apparemment normal, le sujet conservant ses activités courantes, assurant ses besoins vitaux et ses responsabilités familiales, professionnelles et sociales. 29 Ce que R. Debray (2005) appelle la pensée d’emprunt, limitée à l’anticipation d’actes purement pratiques. A cet égard, Marty s’inscrit dans la lignée de M. Bouvet, qui considère qu’à chaque phase du développement du moi correspond un type de relation d’objet, ce qui est essentiel pour cerner la problématique alexithymique. 31 Marty (1980) insiste sur deux points qui pourraient nous leurrer : l’adaptation de surface et le conformisme des comportements qui pourrait faire croire à une dialectique interne avec une instance surmoïque bien différenciée et efficace ; et la présence de troubles somatiques qui pourraient apparaître comme un symptôme positif, à l’instar des troubles conversifs hystériques. Or précisément, c’est bien une logique inverse, une logique du négatif qui sous-tend les troubles somatiques. Ils ne sont pas le résultat d’un échec du refoulement. Ici, l’affect en reste au corps, sans passer par l’élaboration mentale qui tisse dans le symptôme conversif tout un réseau de significations. 32 ibid 33 Marty, P. (1980, p. 95) 34 essentielle s’opposant ici à réactionnelle. Ce terme permet de la distinguer aussi de la dépression mélancolique. La dépression essentielle, asymptomatique, peut évoquer le tableau anaclitique décrit par Spitz (1958) 35 Marty, P. (1980, p. 59) 36 Tristesse de l’humeur, apragmatisme, perte d’appétit ou troubles végétatifs… 30 15 En lieu et place de la douleur morale et de l’expression de la culpabilité, on trouve le recours (transitoire ou durable), à une pensée désaffectée, à un discours qu’aucune subjectivité ni affectivité ne semble animer, ni tristesse, ni colère. (Marty, 1980) Cette pensée « opératoire » comprend deux modalités : l’une déficitaire, fondamentale, constitutive, telle que Marty la retrouve dans les névroses de caractère. Elle correspond alors, dans une perspective développementale à une défaillance dans la mise en place des capacités de mentalisation. Marty suppose qu’un traumatisme a eu lieu dans les relations précoces. Elle peut aussi se présenter chez l’adulte comme une perte transitoire des capacités de mentalisation et « l’effacement fonctionnel du préconscient »37 face à une difficulté qui le pousse à surinvestir le factuel pour éviter les affects intolérables. Il s’agit alors d’une régression temporaire vers un fonctionnement plus archaïque, ordre somatique susceptible de reconstruire les bases d’une inscription psychique de l’affect. Toutefois, cette régression nécessite l’existence d’un palier de fixation à ce niveau de fonctionnement psychosomatique. par la mise en échec transitoire ou durable des processus de mentalisation. Quoiqu’il en soit, cette pensée opératoire, pierre angulaire de l’économie psychosomatique, a une fonction de défense contre la décompensation psychique, défense qui se fait donc parfois au prix d’une désorganisation somatique majeure38. Du Ça de Groddeck à la névrose d’organe de Dunbar, des observations d’Alexander aux développements récents de l’Ecole de Psychosomatique de Paris, les différents courants psychologiques de l’approche psychosomatique, s’ancrent dans certaines conceptions freudiennes, parfois en les remaniant singulièrement. La notion fondamentale de somatisation des affects se décline en désomatisation et resomatisation : Schur (1975) conceptualise la notion de maladie psychosomatique comme régression à un stade archaïque de développement où biologique et psychologique sont encore indifférenciés et dépendants de l’environnement primaire. Le développement tend à la désomatisation des affects, progressivement liés à des représentations ; la pensée se substitue progressivement aux décharges neuro-végétatives, dans la régulation de l’énergie libidinale. Face à une difficulté majeure, la pensée, submergée, laisserait place à un mouvement de régression du psychisme et donc de resomatisation des affects. Cette notion centrale dans la théorie de Mc Dougall (1982 ; 1989) est effectivement le pilier de la pensée opératoire. Les divers courants de l’approche psychosomatique en psychologie ont donc eu du mal à se hisser hors d’une perception dualiste de l’être humain., comme le montrent les tentatives (Alexander, 1950) pour isoler des maladies psychosomatiques (par opposition à « d’autres », « purement » organiques). Puis est apparue une difficulté méthodologique, du fait de l’absence de consensus concernant les critères permettant de diagnostiquer quelles maladies étaient psychosomatiques ou non : est-ce que cela dépendait de la personnalité du sujet, du type 37 Marty, P. (1980, p. 62) Marty et de M’Uzan ne postulent pas une causalité linéaire entre tel processus mental et une désorganisation somatique qui leur succèderait : selon eux, il y a réajustement permanent au sein d’une économie globale, revenant parfois transitoirement à des paliers antérieurs du développement, avant de retrouver dans le meilleur des cas, un fonctionnement optimal. (Marty, 1963) 38 16 de maladie ? quoiqu’il en soit, on comprend aujourd’hui que ce sont les individus, et non les maladies, qui sont psychosomatiques (Debray, 2005). Ces difficultés méthodologiques et le flou qui entoure parfois encore les frontières du champ de la psychosomatique montrent combien il est difficile, concernant l’être humain, d’isoler un facteur pour évaluer l’impact de tel élément sur le soma, ou le poids de tel concours de circonstances. Seuls les travaux de Marty et de M’Uzan parviennent à conceptualiser une approche qui sorte de la dichotomie classique entre psychisme et soma, sans que tout soit confondu dans une théorie peu scientifique. (Debray, 2005) C. Orientation actuelle, dans la lignée de Marty et de M’Uzan L’approche psychosomatique aboutit aujourd’hui à une approche pluridisciplinaire (neurobiologique, psychanalytique-psychosomatique, génétique…) de l’être humain. Les thèses actuelles de Debray illustrent ce renouveau de la pensée psychosomatique, dans la filiation des travaux de Marty. Avec Dejours notamment, Debray revient sur la distinction entre corps biologique et corps érotique, proposant une métapsychologie des rapports entre le corps et la pensée : revenant aux travaux princeps de Freud, elle rappelle combien le corps pulsionnel est avant tout exigence de travail pour la pensée. A travers l’hypocondrie, les somatisations et l’hystérie elle montre les impasses du processus de subversion libidinal. Rappelant que la pulsion situe d’emblée le corps dans l’intersubjectif, elle envisage le patient psychosomatique comme un sujet dont les « états du corps » n’ont pas reçu d’interprétation « érotiquement située »39 Debray rappelle que « ce sont les individus humains qui sont psychosomatiques et pas les maladies. »40 Hormis la conversion hystérique, les manifestations du corps n’ont pas de sens psychanalytique, ou symbolique pré-établi. La signification du symptôme dépend étroitement de l’économie psychosomatique globale du sujet, ce qui concrètement signifie qu’en consultation, Debray investigue non seulement le fonctionnement psychique mais également la santé physique du patient et de ses proches, (les parents puisqu’elles travaille avec de tout-petits), étant donné que l’organisme est en interaction avec l’environnement. Car l’éclosion psychosomatique n’a lieu d’après elle que si une conjugaison de facteurs apparaît. Il n’y a pas de causalité linéaire au sens où l’on ne peut pas dire que le stress provoque l’hypertension artérielle par exemple. Il s’agit plutôt d’une « conjonction explosive »41 entre des facteurs qui interagissent entre eux, se surdéterminent et aboutissent, à un moment T de l’existence d’un sujet, à une « expression somatique ». Autrement dit, tout individu est psychosomatique et si certaines personnes, certaines familles semblent systématiquement décompenser « dans leur corps », « personne si bien mentalisé soit-il, n’est à l’abri d’un mouvement de désorganisation somatique. Cela est évident pour les bébés et les sujets âgés mais …également pour les adultes »42. Cette conjonction explosive, par la pluralité des paramètres qu’elle intègre, reflète la complexité des interactions entre l’individu et 39 Debray, R. et al (2005, p. 102) Debray, R. (2005, p. 25) 41 Debray, R. (2005, p. 27) 42 Debray, R. (2005, p. 28) 40 17 l’environnement. En effet, d’après Debray, pour que survienne la maladie, au moins trois facteurs doivent être présents simultanément : 1. Une désorganisation interne, dépression essentielle ou « chute du tonus de vie »43 2. Une vulnérabilité somatique chez le sujet, qui influera précisément sur le « choix » de la maladie (endocrinienne pour untel, cardiaque pour tel autre…), 3. Une faillite souvent transitoire dans les contre-investissements externes au niveau des objets privilégiés investis par le sujet (séparation, deuil…) On comprend donc que certaines périodes de la vie constitue des périodes « sensibles » (crise du milieu de vie par exemple), et ce d’autant plus que le sujet aurait peu de capacités de mentalisation et en outre ne trouverait pas à compenser spontanément telle ou telle frustration dans ses relations avec le monde extérieur. (professionnelles, affectives, …) Surtout, Debray conçoit la somatisation de manière non univoque, pas seulement comme pauvreté, mais parfois comme richesse potentielle. En quoi elle est en accord avec Freud qui, dans Au-delà du principe de plaisir44, envisageait déjà la maladie somatique comme indice non pas d’une désorganisation, mais d’un réinvestissement du Moi. Cette pensée « intégratrice » permet d’envisager tout symptôme non pas a priori mais dans son contexte chaque fois singulier, et donc, d’envisager la désorganisation somatique à la fois comme pathologie et comme une manière pour l’organisme de réguler son homéostasie, à l’instar d’un symptôme psychique, bien que celui-ci soit justement « hors psyché ». La notion d’homéostasie (introduite par Cannon) permet de ne pas oublier l’impératif de survie qui fait que la vie « est marquée par l’existence de crises mineures45 continuellement rattrapées »46. Pour Freud, le ça est ouvert sur le soma, et donc on peut considérer que l’expression somatique fait partie de la vie, ne serait-ce que parce que la mort n’est autre qu’une désorganisation majeure et radicale. (Debray, 2005) L’expression somatique ne devient pathologique que lorsque le travail de liaison des pulsions et des affects, travail exigé par le corps, n’est pas réalisé et qu’alors le corps est débordé par ce qui n’a été régulé ni par l’environnement ni par le psychisme. La pensée de Debray, qui à la fois intègre et dépasse les divergences entre plusieurs courants et, sans jamais banaliser l’expression somatique, la replace sur un continuum, nous aide déjà à « penser » ces alexithymiques « sains » dont nous allons aborder, s’ils l’acceptent, l’image du corps. Ce qu’on appelle « l’approche psychosomatique » recouvre donc différentes manières d’envisager les interactions psyché/soma : lien constitutionnel (Hippocrate), lien causal, lien économique, sémiotique, … Elle a donné lieu à un nombre incalculable d’études, sans doute parce que, résiduellement, quelque chose nous échappe toujours. Fédida écrivait déjà en 1971 que la question du corps était dans notre culture « historiquement pervertie par un lourd contentieux philosophique dont la liquidation est incertaine (et qui) ne touche pas 43 ibid. Debray reprend ici une terminologie propre à l’Ecole de Psychosomatique de Paris. Freud, S. (1920) « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de Psychanalyse, Pais, Payot (1981) 45 Crises dues aux inévitables fluctuations de l’environnement et aux ajustements récirpoques qui en découlent. 46 Atlan, H (1979), cité par Debray, (2005, p. 29) 44 18 seulement la question de l’âme et du corps et de leur séparation dans le cogito » cartésien. Il concerne, en outre, le problème d’une « représentation du corps »47 Or, il semble qu’aujourd’hui, le dualisme âme / corps se soit déplacé pour poser la question des rapports entre corps biologique et « corps érotique »48. Ce déplacement pose d’emblée la question de la représentation narcissique de soi et de l’image du corps. Chap 2. L’Alexithymie « J’éprouve seulement de la peine de ne pas être quelqu’un capable d’en ressentir »49 I - Introduction au concept d’alexithymie 1. Historique et définition de la notion a) Un nouveau concept pour un tableau clinique déjà connu Néologisme introduit par Sifneos en 1972, le terme d'alexithymie signifie étymologiquement « incapacité à exprimer ses émotions » (a privatif, thymie, humeur, et lexis, langage, mots). L’alexithymie est définie par 4 dimensions : - L’incapacité à repérer et exprimer ses émotions, - La tendance à résoudre les problèmes par le passage à l’acte, - Une activité fantasmatique limitée, - Un mode de pensée factuel, centré sur les sensations physiques et les évènements concrets extérieurs. Cet ensemble de caractéristiques affectives et cognitives avait été décrit dans de nombreux travaux concernant les malades psychosomatiques : Wisdom, Ruesch (1948), Alexander(1950) avaient relevé l’importance et la récurrence, chez ces patients, d’un trouble dans la symbolisation et l’expression des émotions. (Bertagne, 1992 ; Corcos et al, 2003). Sifneos conceptualise ce phénomène à partir de la notion de pensée opératoire décrite par Marty (1963). L’incapacité à repérer et exprimer ses émotions va de pair pour Sifneos avec la limitation de l’activité fantasmatique : le sujet ne peut associer son ressenti à des images, des pensées, qui lui permettent de les communiquer, d’utiliser l’émotion comme partie 47 Fédida, P. (1971, pp. 8-9) Dejours, C. (2001, pp. 146-149) 49 Pessoa, F. (2001) 48 19 intégrante de la communication avec autrui. Toutefois, l’incapacité à exprimer ses émotions ne signifie pas absence d’émotions : Avant d’exposer les différentes conceptions de l’alexithymie, nous reviendront sur certaines définitions permettant de situer le cadre de notre problématique : b) Précisions terminologiques : Etymologiquement, perception signifie « voir à travers ». La perception résulte de la sensation, d’un élément (visuel, auditif, tactile, olfactif ou gustatif, selon l’organe concerné) provenant de l’environnement. Lorsqu’il s’agit de l’environnement extérieur, il s’agit d’extéroception. L’intéroception, elle, perception de l’intérieur du corps, se décline en sensations nociceptives (douloureuses), cénesthésiques et kinesthésiques (de mouvement) L’émotion, elle, est « mouvement vers » (ex-movere). Elle résulte de l’impact d’un événement sur l’organisme. Physiologique, elle déclenche des modifications hormonales (chimiques) et neurales, qui donnent lieu à un changement d’état du corps. Lorsque ce changement est ressenti par le sujet comme lié à l’événement en question, il éprouve alors un sentiment, plus ou moins verbalisable, qui constitue la traduction psychologique de l’émotion en tant qu’elle « affecte » le corps. (Damasio, 1995) Le terme affect recouvre des champs différents selon qu’on se situe dans la perspective psychanalytique ou dans un registre neuropsychologique. ♦ L’affect, en psychanalyse, constitue la charge pulsionnelle, d’intensité variable, et normalement liée par le système conscient-préconscient à une représentation. Il est d’abord quantum d’énergie brute, dont la représentation peut se déplacer, être refoulée, isolée, … ♦ Pour Sifneos (1974), l’affect n’est pas la dimension corporelle de la vie émotionnelle. C’est même presque le contraire puisque ce qu’il appelle affect recouvre l’émotion, (dimension physique), et le sentiment (dimension psychologique de l’affect). Il distingue les émotions comme événement physiologique (visceral emotions) des émotions éprouvées et traduites au plan conscient, pour lesquelles il garde le terme de sentiments (feeling emotions). Les sentiments sont le versant psychologique de l’affect. Cette distinction neuropsychologique permet de comprendre qu’un sujet (en l’occurrence alexithymique) puisse présenter les réactions physiologiques de l’affect, sans pouvoir les identifier consciemment en tant que sentiments : leur cœur s’accélèrerait sans qu’il puisse identifier en eux de la peur par exemple. Autrement dit l’émotion constitue la part neurobiologique de l’affect, et s’exprime de manière végétative et comportementale ; les sentiments constituent l’expression secondarisée de l’affect, mettent en jeu le néocortex, (qui inclut notamment les aires du langage), ce qui permet au sujet de se représenter une gamme plus détaillée d’expériences intérieures que les cinq émotions fondamentales (joie, peur, colère, dégoût, tristesse) (Bertagne, 1992 ; Damasio, 1995) Ainsi, l’alexithymie, différente de la notion de psychosomatique, peut en revanche être considérée comme une traduction neuropsychologique de la notion psychodynamique de pensée opératoire (Corcos, 2000). 20 c) La mesure de l’alexithymie Pour opérationnaliser cette notion, l’Ecole de Toronto (Taylor, 1976) a mis au point la TAS (Toronto Alexithymia Scale), dont la version révisée actuelle est l’outil le plus utilisé pour l’évaluation de cette dimension. Cet auteur a cherché à mesurer l’alexithymie comme « style cognitif »caractérisé par cinq dimensions dont le conformisme social et l’appauvrissement de la vie fantasmatique, deux dimensions qui ont été supprimées après études de validation. De nombreuses études concernant les rapports de l’alexithymie avec l’anhédonie, l’alcoolisme, les troubles du comportement alimentaire ou encore la vulnérabilité somatique utilisent actuellement la TAS-20. Nous reviendrons sur les caractéristiques précises de cet auto-questionnaire dans la présentation de nos outils. De son côté, l’Ecole de Boston a tenté de l’aborder par un continuum allant du normal au pathologique, et tenant compte des différentes dimensions : cognitives, affectives, relationnelles et neuropsychologiques. Sifneos (1973) a donc mis au point le Beth Israël Questionnaire, dans le but de différencier des patients névrosés de patients psychosomatiques. « Le problème majeur de cette échelle concernait sa fiabilité interjuges », étant donné qu’elle reposait sur un entretien semi-structuré. La version révisée de cette échelle présente des qualités intéressantes. (Voir annexe N4) Ces deux exemples montrent l’absence de consensus sur la nature de l’alexithymie. La question de sa mesure était pourtant essentielle, dans la mesure où le concept est né d’un « souci d’objectivité »50. Mais cette mesure est difficile à établir, précisément du fait de la distribution de l’alexithymie. Nous avons choisi de présenter en annexe 4 un tableau synthétique des principaux outils utilisés actuellement. d) Une dimension transnographique présente dans la population générale : Ni structure de personnalité, ni pathologie avérée ayant une symptomatologie « positive » bien précise, ni même conduite, l’alexithymie semble échapper aux catégories classiquement admises en psychopathologie. Elle apparaît comme un ensemble de caractéristiques repérables chez des patients somatiques, mais aussi psychiatriques, ainsi que chez des sujets tout-venants. Il s’agit donc d’une dimension transnosographique qui n’est pas l’apanage des seules atteintes psychosomatiques. (Pedinielli, 1992 ; Corcos et al, 2003 ) La prévalence de l’alexithymie dans la population générale varie selon les auteurs entre 8 et 20% (8,1 % selon Bertagne, 1992 ; 20, 7 % d’après Corcos et al, 2002). Avec des outils sensiblement différents, les auteurs retrouvent une fréquence légèrement plus élevée chez les femmes que chez les hommes. Ces différences varient aussi selon les dimensions de l’alexithymie, vie opératoire ou difficultés d’identification des émotions par exemple (Corcos et al, 2003). Quoiqu’il en soit ces données ont une double conséquence : 1. Elles soulignent que l’alexithymie est une dimension transnosographique, présente à des degrés divers selon le moment de l’évaluation, qui se retrouve chez des sujets sains 50 Bertagne, (1992) 21 comme chez des patients, bien qu’elle soit plus fréquente dans certaines populations, notamment dans les addictions et les troubles du comportement alimentaire (entre 35et 80% selon Bourke et al, 1992), autrement dit dans des symptomatologies caractéristiques des fonctionnements limites. 2. Elles suscitent un renouveau dans les recherches autour de l’alexithymie, d’abord centrées sur les malades « psychosomatiques ». e) Champs de recherches Depuis 20 ans, elle continue donc d’être étudiée dans les maladies somatiques, dans des perspectives bidirectionnelles : comme facteur de vulnérabilité aux décompensations somatiques, mais aussi comme corrélat de certaines affections : l’avancée des recherches en neuropsychologie a montré par exemple que la sclérose en plaques provoquait des lésions et des particularités cérébrales qui, quelle que soit la personnalité pré-morbide engendrait fréquemment, comme la maladie de Parkinson par exemple, un tableau alexithymique et des difficultés de régulations émotionnelle. Comme il ne s’agit pas ici de réaliser la méta-analyse de travaux qui sortent du champ précis de notre problématique, nous indiquons à titre d’exemple quelques études, sans en présenter les résultats ou les points de discussion. Un tableau (en annexe N3) indique les recherches qui dans notre revue de la littérature, nous ont aidée à mieux comprendre les spécificités et l’intérêt spécifique de la notion d’alexithymie. Les données épidémiologiques ont donc élargi les recherches : 1. A l’étude des corrélations entre alexithymie et maladies psychiatriques, notamment : • La dépression ( Parker et al, 2001 ; Honkalampi et al, 2000 ; Corcos et al 2003). D’autres auteurs infirment cette corrélation, en soutenant qu’il y aurait une tendance à confondre la dépression avec des mécanismes de défenses immatures et non névrotiques, effectivement présents chez les alexithymiques.(Wise et al, 1991) • Les syndromes de stress post-traumatique (Krystal, 1988 ; Fukunishi, 1994) • Les troubles du comportement alimentaire (Guilbaud et al, 1999 ; Corcos et al, 2000) • Les conduites de dépendance : toxicomanie et alcoolisme (Ziolkowski, 1995 ; Taylor, 1996 ; Haviland, 1999 ; Loas et al 2000 ; méta-analyse de Taiëb et al (2002) • Les intervalles libres de troubles mentaux sévères (Bertagne, 1992) 51 • • • • 51 2. A l’occurrence de l’alexithymie dans la population générale, à travers : des études sur des sujets tout-venants (répertoriées entre autre par Gucht, 2002 et Corcos et al 2003) les corrélations, positives ou négatives avec certaines dimensions de la personnalité (introversion, anxiété chronique (Berthoz et al, 1999)…) les mécanismes de défense, (Wise et al, 1991 : identification projective, clivage…) les facteurs environnementaux : interactions précoces et alexithymie, modalités d’attachement et alexithymie… (voir tableau de notre revue de la littérature, annexe 3) voir annexe 3 22 Ces données épidémiologiques et l’avancée conjointe des recherches dans différents domaines ont en retour complexifié la définition de l’alexithymie. En effet, cette diversité clinique pose la double question de la nature de l’alexithymie et de sa pertinence théorique. 2. Spécificité du concept d'alexithymie : a) Une évolution en deux temps Les travaux sur l’alexithymie relèvent dans un premier temps d’un désir de combler les lacunes métrologiques de la notion de pensée opératoire tout en partant du même constat clinique. Cette notion « se distingue par son souci d’objectivité »52, ses possibilités de mesure et ses essais de validation, mais aussi par sa compatibilité avec des modèles actuels d’orientation diverse. (Bertagne, 1992) L’alexithymie se veut donc d’abord être un construct mesurable scientifiquement, en dépit des divergences concernant sa nature ou son origine, et quelle que soit l’orientation du clinicien. Mais cette dimension transnosographique s’avère concerner une population si large que sa fréquence va relancer, outre le débat sur sa nature même, « l’intérêt des chercheurs. En effet, elle est un support fécond pour l’étude très actuelle des relations entre cognitions, émotions et langage »53. Ce concept «ouvre des perspectives de recherche »54 intéressantes, notamment parce qu’il permet d’étudier les émotions et leur perturbation chez d’autres sujets que des patients (déprimés ou cérébrolésés) comme c’était souvent le cas avant. S’ouvre ainsi la seconde période de développement du concept qui a débouché sur des travaux neuropsychologiques et l’intégration de modèles cognitivistes, développementaux, et psychanalytiques. (Bertagne, 1992). Sa spécificité réside d’abord dans ses différences et ses points communs avec la notion de psychosomatique. b) Maux du corps, mots du cœur : alexithymie et psychosomatique Malgré les divergences de référence théorique, la corrélation observée entre alexithymie et troubles psychosomatiques, (Pierloot et Vinck, 1977 ; Bertagne, 1992 ; Corcos et al, 2003), nous rappelle que la notion d’alexithymie a été forgée en s’inspirant du concept de pensée opératoire proposé par Marty pour qualifier le fonctionnement psychique de malades psychosomatiques (Marty, 1963). Certains auteurs insistent sur la prévalence de l’alexithymie chez les malades psychosomatiques, la considérant comme un facteur de vulnérabilité pour ces troubles. Ainsi, par exemple, Keltingangas-Jarvinen (1985) montre la prévalence de l’alexithymie chez des patients psychosomatiques55. Le groupe contrôle56 présente des scores 52 Bertagne, P. (1992). Bertagne, P. (1992) 54 Corcos et al (2003, p. 219) 55 Patients atteints de syndrôme du colon irritable, ulcère gastro-duodénal ou rectocolite hémorragique 56 Sujets atteints de calcul biliaire, varicosités, hernies inguinales 53 23 d’alexithymie significativement plus bas que les sujets du groupe test. Toutefois la composition non homogène des groupes, ainsi que d’autres biais méthodologiques tels que les outils employés imposent de prendre ce type de résultats avec précaution. Depuis, la méthodologie et la mesure de l’alexithymie ont évolué. Or, plus récemment, des études nombreuses montrent une corrélation positive significative entre alexithymie et troubles psychosomatiques. Ainsi, Guilbaud et al (1999) constatent l’augmentation du nombre d’affections psychosomatiques chez les alexithymiques par rapport à des non alexithymiques tout-venants. De nombreuses études concernant la maladie de Crohn (Porcelli, 1995 ; 2002 ; Corcos et al, à paraître) ; l’hypertension artérielle (Jula et al, 1999), et un grand nombre d’affections considérées comme psychosomatiques, révèlent une corrélation positive très forte avec l’alexithymie chez ces patients, significativement plus élevée que chez un groupe témoin de non-patients ou de patients dits non psychosomatiques. Les écrits de Mc Dougall, dans la lignée de Marty, mais structurés autour du terme d’alexithymie, montrent la proximité des deux notions, illustrée par les cas cliniques d’ « analysants-somatisants » (Mc Dougall, 1982). Parallèlement, de nombreux auteurs, parfois ceux-là même qui observent de fortes corrélations entre les deux notions, insistent sur leur distinction, à l’appui de plusieurs arguments cliniques, théoriques et expérimentaux : • • • Tous les malades dits psychosomatiques ne sont pas alexithymiques Tous les alexithymiques ne développent pas une maladie psychosomatique L’alexithymie peut survenir chez des sujets sains, notamment en situation de stress, constituant alors une donnée transitoire à fonction défensive, tandis que la maladie psychosomatique serait la résultante d’une régression du psychisme, dont les défenses sont déjà dépassées. (Bertagne, 1992) • L’alexithymie peut être transitoire et partielle, ne concernant par exemple que certains moments et certaines relations dans la vie affective. (Corcos et al, 2003) • L’alexithymie n’est en soi ni la conséquence unique, ni la cause de la maladie psychosomatique, bien que celle-ci puisse renforcer un fonctionnement opératoire pour protéger le sujet d’une dépression avérée (Pédinielli, 1992) • L’alexithymie, même lorsqu’elle pré-existe à une maladie, ne répond pas à la question du choix de la maladie et de l’organe atteint, celui-ci résultant d’une conjugaison entre terrain génétique, fonctionnement psychique, moment de l’existence, facteurs environnementaux… (Debray, 2005) Ainsi, Pédinielli (1992), Cohen (1993), Bach (1996), insistent sur l’importance de ne pas tomber dans le syncrétisme et de rester rigoureux scientifiquement, en s’appuyant sur la relative indépendance entre alexithymie et somatisation. Gucht (2003), dans sa méta-analyse, aboutit à la même conclusion. Corcos et al. (2003) rappellent que l’alexithymie ne caractérise pas systématiquement la personnalité psychosomatique et que la problématique affective de l’alexithymique peut ou non conduire à la désorganisation somatique. Mais il n'existe qu'une "virtualité psychosomatique dans l'alexithymie qui demande à rencontrer une voie 24 de désorganisation vers la somatisation"57 Dans ce cas, les angoisses archaïques et narcissiques non élaborées soumettent le sujet à des tensions telles qu’il en pâtit jusque dans son fonctionnement physiologique (respiration, système cardiovasculaire, tension, digestion). Les angoisses et les facteurs de stress prolongés contribuant, par les sécrétions endocriniennes qu’ils modifient, à engendrer des dysfonctionnements somatiques58 De même, Debray (2005) rejette l’assimilation trop rapide entre alexithymie et psychosomatique : si ces deux notions entretiennent des liens nombreux, évidents, bidirectionnels, et si la réalité clinique les réunit fréquemment, elles ne renvoient cependant pas systématiquement au même fonctionnement. Ainsi, on peut parler de liens entre alexithymie et psychosomatique, mais ces notions ne sont pas interchangeables. Leur liens (c’est-à-dire aussi leurs différences), sont de deux natures : Théorique, puisque les deux notions renvoient à des courants de la psychologie différents, mais que la notion de pensée opératoire introduite par Marty et reprise par Sifneos jette un pont entre l’approche psychopathologique quantitative de l’école de Boston et une perspective plus psychanalytique. Clinique et épidémiologique, alexithymie et maladies psychosomatiques n’étant pas superposables mais fréquemment corrélées de façon statistiquement significative. Cette question a fait l’objet de centaines de recherches (de Gucht, 2003). L’annexe 3 présente les articles retenus pour alimenter notre recherche. En effet, les éléments analysés jusqu’à présent, historique de la notion de psychosomatique (p. 12) ou spécificité de l’alexithymie (ci-dessus), nous amènent au constat suivant : l’approche psychosomatique, pas plus que les études sur l’alexithymie, n’abordent la question de l’image du corps à proprement parler. On y parle du corps, du psychisme, de l’énergie pulsionnelle, des liens entre troubles somatiques et fonctionnement psychique, des relations d’objet parfois. On dit qu’il y a « de la libido », « de la pulsion de mort », mais jamais le problème précis de la représentation du corps et de son investissement narcissique n’est réellement posé. L’image du corps, étudiée dans de nombreuses pathologies, somatiques ou psychiques ne l’a donc pas été chez ceux dont le principal trait est de ne pas se représenter leur propre vécu émotionnel. L’incapacité à exprimer des émotions révèle pourtant une faille, comme si le corps n’avait pas été complètement pris en compte. Le corps a été délaissé par la pensée, parce que déserté par l’émotion. Or l’image du corps est une composante fondamentale du psychisme. Qu’en est-il donc, chez le sujet alexithymique ? L’image du corps de l’alexithymique reste donc une question à part entière. 57 58 Corcos et al, (2003, p. 59) Conception qui renvoie à celle de Selye sur le stress. 25 c) Différentes formes cliniques L’alexithymie apparaît comme un terme générique recouvrant des formes cliniques diverses, d’étiologie multiple et apparaissant ou non dans un contexte psychopathologique. L’alexithymie est actuellement définie par l’ensemble des auteurs et dans les différentes classifications (DSM IV R ; CIM 10) (Corcos et al, 2003) comme une dimension transnosographique, présente à des degrés divers selon les sujets. Aussi, fournir des axes permettant de distinguer les différentes formes cliniques s’est avéré nécessaire pour comprendre la place de l’alexithymie en fonction de son contexte d’apparition. Les données épidémiologiques sur l’alexithymie ont donc eu plusieurs conséquences : D’une part on a cherché à définir les caractéristiques essentielles de l’alexithymie quel que soit son contexte d’apparition ; D’autre part on a voulu construire des outils pour la mesurer, malgré l’absence de consensus sur son statut. Enfin, on a voulu repérer les principales formes qu’elle pouvait prendre, afin d’en mieux comprendre la signification chez chaque sujet. Sa distribution amène à envisager l’alexithymie de deux manières : D’une part comme un fonctionnement, transitoire ou durable, un style cognitif, une manière de réagir aux situations ou encore un mécanisme de défense auquel des individus sont amenés à recourir dans certaines situations douloureuses. D’autre part, elle semble être dans certains cas l’épiphénomène d'une pathologie psychiatrique (Corcos 2003), signant un fonctionnement pathologique, qui s'enkyste et devient destructeur pour le sujet. Autrement dit, cette notion 1. s’inscrirait sur un continuum normal-pathologique ; 2. serait évolutive dans le temps, au moins dans certains cas 3. varierait selon les situations Au vu de cette diversité clinique, on a donc finalement établi une différence entre : l’alexithymie primaire : style cognitif, trait de personnalité caractéristique du fonctionnement psychique l’alexithymie secondaire : réactionnelle à un trauma, un événement de vie difficile, ou corrélative d’une maladie, distinction qui renvoie à la question « alexithymie–état, alexithymie-trait » ? (Horton et al, 1993 ; Taylor et al, 1993 ; Corcos et al, 2003). Dans l’alexithymie secondaire, il faut alors tenter de distinguer59 ce qui est de l’ordre du transitoire de ce qui est en voie de chronicisation : pour reprendre notre exemple, on peut ainsi penser qu’une alexithymie neurologiquement induite par la sclérose en plaque (donc secondaire) va s’enkyster du fait des répercussions psychologiques d’une telle maladie sur la vie et les relations de la personne, ou même simplement renforcer une carence de mentalisation pré-existante. Freyberger (1977) distinguait déjà une alexithymie primaire, (trait de personnalité) et une alexithymie secondaire, réactionnelle pouvant se résorber avec les conditions d’apparition. 59 Et c’est tout l’enjeu de l’évaluation psychologique, par rapport à des questionnaires psychiatriques 26 Etat ou trait ? Déficit ou défense ? Défaillance ou richesse protectrice ? La diversité des contextes d’apparition et des fonctions de l’alexithymie dans l’économie psychique de chaque sujet patient ou non, a rendu le débat sur sa nature complexe, et ces formulations binaires un peu caduques. Aujourd’hui, les chercheurs ont tendance à adopter une perspective intégratrice dans laquelle les différentes hypothèses ne sont pas envisager comme incompatibles mais comme pouvant refléter la diversité clinique observée dans l’alexithymie. (Corcos et al, 2003) ♦ Pathologie, structure ou tout simplement dimension ? En effet la présence de l’alexithymie aussi bien dans la population saine que chez des patients, et aussi bien chez des patients « somatiques » que « psychiatriques » exclut l’alexithymie de l’alternative : pathologie ou structure de personnalité.(Pédinielli, 1992). Sa distribution, sa co-occurrence fréquente dans des pathologies limites plus que névrotiques, lui confère le statut non pas d’une entité nosographique, présente ou absente, mais d’une dimension clinique plus ou moins marquée chez le sujet, avec ou sans comorbidité. Certains sujets peuvent être fortement alexithymiques à un moment de leur existence, et, en témoignent les cas cliniques (Paul et Isaac) présentés par Mac Dougall (1982), parvenir à une « névrotisation » permettant la métaphorisation des affects en lieu et place de leur re-somatisation. ♦ ‘Etat ou trait’ ou ‘parfois état et parfois trait’ ? Ce débat est l’un des plus polémiques, concernant l’alexithymie, comme en témoigne une série d’articles dans laquelle Taylor et al (1993) et Horton et al (1993) se répondent, Taylor défendant l’idée qu’il s’agit là d’une question qui n’a pas réellement de signification dans la réalité clinique, tandis qu’Horton considère que l’alexithymie, lorsqu’elle est un trait stable, comprend un substrat anatomique neurophysiologique, qui la rend radicalement différente de sa forme transitoire, où elle constitue alors un état induit par une situation stressante par exemple. Dans le premier cas, on est ou on n’est pas alexithymique, dans le second, il s’agit d’un état, ce qui signifie qu’un individu peut être « un peu alexithymique » dans certaines circonstances (il donne l’exemple des adolescents en période d’examens), et ne pas l’être à d’autres. Sifneos y voit un trait de personnalité stable (1973), tandis que Jacob et Hautekkete (1999) distinguent deux formes d’alexithymie : l’alexithymie structurale renvoyant à un dysfonctionnement du corps calleux ou à une sclérose en plaques, maladie dans laquelle la démyélinisation modifie l’expérience et l’expression des émotions. L’alexithymie fonctionnelle renverrait plutôt à une défense, donc à une tentative d’adaptation, parfois réussie, pour faire face à une situation trop lourde affectivement (perte, séparation…) Bref, on aperçoit déjà que les deux conceptions principales, alexithymie comme défaut, alexithymie comme défense, loin d’être incompatibles, constitueraient les deux versants d’un tableau clinique apparemment identique, mais qui prend une valeur parfois diamétralement différente d’un sujet à l’autre. 27 ♦ Force ou fragilité ? Bach et Bach (1995), comme de nombreux auteurs (Corcos, et al, 2003) voient dans l’alexithymie un facteur de vulnérabilité, favorisant l’issue somatique du fait d’une nonélaboration des affects, ou la rechute dans le cas de pathologies telles que les addictions ou l’alcoolisme. Ainsi, d’après Loas (1997), l’alexithymie est un facteur de mauvais pronostic pour le maintien de l’abstinence et la prévention des rechutes chez les alcoolodépendants abstinents, de même que pour Corcos (2000), la sortie défintive de l’anorexie nécessite une réintégration des émotions chez les patientes alexithymiques. Mais la survenue brutale de l’alexithymie au début d’un état de stress posttraumatique, les études sur la fidélité test-retest à la TAS ont montré que cette dimension évolue et peut disparaître. Krystal y voit même une tentative de protection qui évite au sujet une désorganisation psychique majeure après un choc émotionnel. Une fois la source du traumatisme élaborée, cette caractéristique disparaîtrait, de même que son fréquent corrélat dans ces situations, l’hypervigilance. Ainsi le débat concernant la dimension pathologique ou adaptative de l’alexithymie ne se pose plus en général mais pour chaque sujet : l’alexithymie serait une dimension transnosographique d’intensité variable, tantôt défense protectrice, tantôt défaut d’élaboration délétère pour le sujet et les relations qu’il entretient avec son environnement. Aussi faut-il en lire la signification singulière pour chacun, mécanisme de défense transitoire et passager chez tel adolescent, fonctionnement ancré et destructeur chez tel adulte ayant connu des interactions précoces carencées avec une mère elle-même alexithymique, etc. On peut imaginer qu’une alexithymie réactionnelle, ayant fonction de défense adaptative dans un premier temps, s’enkyste en raison d’une vulnérabilité pré-existante du sujet, ou du fait d’une accumulation de pressions, et devienne « contre-productive » pour le sujet qui voit diminuer son champ de conscience et ses capacités adaptatives. Autrement dit l’alexithymie correspondrait à un type de fonctionnement, cognitif et affectif, qui, une fois repéré chez un sujet, demande, comme tout signe clinique, à être lu et compris à la lumière de l’histoire du sujet, de sa personnalité et de son passé, de son histoire familiale mais aussi médicale, de ses particularités génétiques et culturelles, de ses ressources psychiques autant que de ses fragilités physiologiques. ♦ Cause ou conséquence ? Toutes ces questions se rejoignent. Les études et la diversité des cas cliniques amènent finalement à renoncer à une pensée dualiste et causaliste, au profit d’une pensée circulaire, systémique en quelque sorte, d’autant plus nécessaire que l’alexithymie a en partie à voir avec les interactions précoces, c’est-à-dire avec une phase de l’existence ou corps et psychisme, moi/ non-moi, intérieur/ extérieur sont mal différenciés, et où l’intrapsychique se confond encore avec l’intersubjectif. L’analyse psychodynamique de cette dimension, la question de l’image du corps qui l’accompagne n’ôtent pas à l’alexithymie son caractère relationnel, dans la mesure où elle concerne avant tout les émotions, c’est-à-dire ce qui, phylogénétiquement, apparaît lorsque la survie de l’individu se met à dépendre des relations établies avec l’environnement. 28 d. Limites de la notion d’alexithymie : les principales critiques. Bien qu’historiquement, le concept d’alexithymie ait été forgé dans un souci de rigueur et d’objectivation, il est néanmoins l’objet de nombreux débats. Plusieurs critiques ont été formulées, tant sur le plan de sa validité empirique que de sa pertinence théorique. Les principales objections concernent : 1. Sa distribution, son contexte d'apparition : La première réserve émise à l’égard de l’alexithymie concernait le fait qu’elle aurait exclusivement décrit le fonctionnement psychiques de malades psychosomatiques. Cette critique, et les découvertes qui ont suivi, ont eu une conséquence importante : renoncer à circonscrire l'alexithymie à une unique catégorie (trait de personnalité, psychopathologie, mécanisme de défense, stratégie de coping) ; et renoncer à une assimilation hâtive avec un fonctionnement qualifié de psychosomatique. Ceci a conduit à orienter les recherches vers les corrélations entre alexithymie et affections psychiatriques ou traits de personnalité. (Corcos et al, 2003) 2. Sa nature : La répartition (inattendue au départ) de cette dimension dans la population tout-venant a posé de nouveau, à peine définie, la question de la nature même de l’alexithymie (état, trait, dimension ?) (Bertagne, 1992 ; Corcos et al, 2003) et donc de la pertinence du concept. 3. Sa mesure : Des critiques sont encore formulées aujourd’hui, puisque, à l’exception de la BVAQ-40 et de la TAS-20, les techniques de mesure présentent des qualités métrologiques et une validité théorique insuffisantes. (Bertagne, 1992). Néanmoins, la validité et la rigueur de la TAS-20 en font un outil solide, ce qui confirmerait la pertinence et la cohérence d’un ensemble de caractéristiques regroupées sous le terme d’alexithymie. Le nombre d’études sur la validité de ces deux instruments montre à lui seul combien la notion d’alexithymie a soulevé d’interrogations et de polémiques. (voir annexes N3 et N4). La mise au point d’instruments spécifiques permettant d’évaluer cette dimension quel que soit le contexte d’apparition s’est donc avéré nécessaire avant même qu’un consensus soit établi quant à sa nature. 4. Son étiologie et certaines corrélations : La question des rapports entre l’alexithymie et certains traits de personnalité (introversion, anhédonie…) ou certaines dimensions psychopathologiques n’est pas tranchée, et suscite de nombreux débats. Toutefois, les études sont suffisamment nombreuses pour permettre d’entrevoir des corrélations significatives entre alcoolisme et alexithymie par exemple. La question reste ouverte de savoir dans quelle mesure l’alexithymie est un facteur de vulnérabilité pour certaines conduites ou dimensions pathologiques, et dans quelle mesure ces variables renforcent en retour le fonctionnement alexithymique du sujet (l’alcoolisme courtcircuitant l’élaboration psychique des affects (Mac Dougall, 1982) ). Il semble encore une fois qu’une pensée systémique, entendant l’alexithymie à la fois comme une conséquence et comme un facteur de renforcement, soit la mieux à même de rendre compte de la complexité du fonctionnement psychique. Toutefois, la question du fonctionnement prémorbide dans ce type de situations est fondamentale pour la prise en charge. Si pour Sifneos (1974), Krystal (1979) et Mac Dougall (1982 ; 1989) notamment, elle constitue en elle-même un déficit dans la régulation des affects (autrement dit une entité à part entière, un défaut primaire), l’alexithymie est liée à d’autres dimensions psychologiques pour un certain nombre d’autres chercheurs. (Wise et al, 1992 ; Bertagne, 29 1992). A cet égard, la notion d’alexithymie nécessite d’autres recherches, permettant de différencier plus nettement les sujets qui présentent une alexithymie centrale, primaire, des sujets dont d’autres traits de personnalité (inhibition, introversion, …) font penser qu’ils sont alexithymiques, alors même qu’ils identifient leur vécu, mais ne l’expriment pas. 3. Différentes conceptions, approches complémentaires : de multiples hypothèses A. Différentes conceptions : 1. Sifneos et l’Ecole de Boston Sifneos, en proposant le terme d’alexithymie, propose une orientation « psychopathologique quantitative »60 qui se veut compatible avec des modèles aussi bien psychodynamiques, que cognitivo-comportementaux ou neuropsychologiques. Sifneos définit l’alexithymie d’après les quatre dimensions déjà évoquées plus haut puisqu’elles en constituent la définition communément admise. Sa conception repose, comme on l’a vu, sur une distinction entre émotions et sentiments (ou encore visceral emotions et feeling emotions). Celle-ci permet de mieux comprendre l’incapacité à identifier et décrire ses émotions : ce n’est pas que les sujets alexithymiques n’ont pas d’émotions, c’est que celles-ci ne donnent pas lieu à des sentiments : s’ils manifestent au niveau végétatif des réactions émotionnelles, celles-ci n’aboutissent à aucune prise de conscience verbalisable. « Dans l’alexithymie, prédomineraient les réponses physiologiques et comportementales au détriment des réponses »61 verbales, oniriques, relationnelles, … La limitation de la vie imaginaire deuxième axe de l’alexithymie d’après Sifneos, évoque clairement les descriptions faites par Marty des patients opératoires : peu ou pas de rêves, des projets très concrets et très conformistes, le rapport du sujet avec sa propre vie imaginaire étant à peu de choses près réduit à néant. Le recours à l’agir pour décharger les tensions tout en évitant les conflits, troisième élément décrit par Sifneos, n’est ni pathognomonique de l’alexithymie ni obligatoire. Chez certains, cette dimension se limite au discours : le sujet n’est pas particulièrement impulsif, mais il décrit des actions et des comportements, plutôt que des émotions ou des conséquences affectives. La tendance à l’agir et au concret est ici reportée dans le discours, dénué d’affect, sans toutefois que le sujet passe à l’acte. La pensée à contenu pragmatique : les alexithymiques s’expriment de manière « mécanique », très descriptive, évoquant les aspects triviaux, concrets de leur existence. Ainsi, le sujet répond « je pense » quand on lui demande ce qu’il ressent, et évoque des symptômes somatiques quand on lui demande d’évoquer ses relations. (Pédinielli, 1992) Outre ces quatre aspects fondamentaux, Sifneos décrit chez ces sujets un sentiment de vide, une tension, un niveau élevé de frustration et des relations 60 61 Corcos et al, (2003, p. 118) ibid. 30 interpersonnelles pauvres avec une tendance à la dépendance parfois masquée par la préférence pour la solitude. Ces traits sont « secondaires » dans la mesure où ils ne sont pas pathognomoniques de l’alexithymie et en outre, se confondent avec les caractéristiques des patients psychosomatiques, alors que nombres d’alexithymiques n’ont pas (ou pas encore) développé de maladies chroniques. (Nemiah, 1977) Pour Sifneos, l’alexithymie primaire serait liée à des éléments génétiques et neurophysiologiques. Sa forme secondaire aurait à voir -soit avec la mise en place de mécanismes de défense marqués par l’usage prédominant et durable du déni et de la répression des affects, -soit à des facteurs éducatifs, certains contextes socio-culturels favorisant la répression des affects, -soit enfin à un traumatisme, ces trois éléments pouvant s’intriquer pour constituer une étiologie plurifactorielle. Pour Sifneos, l’alexithymie impliquerait un fonctionnement opposé au profil névrotique (et spécifiquement hystérique). (Apfel et Sifneos, 1979). Elle renverrait à une problématique pré-oedipienne, narcissique, ayant pour corrélat un sentiment de vide. Cette conception se retrouve chez de nombreux psychanalystes62 qui opposent les patients somatisants opératoires, aux sujets présentant des conversions hystériques, riches d’un tissu associatif et métaphorique permettant l’élaboration fantasmatique. (Mc Dougall, 1982 ; Green, 1990) Cette position est illustrée par l’expression de Pédinielli, selon qui l’alexithymie est le « négatif de la névrose »63. Est-ce à dire qu’elle rejoindrait, quelque part, certains éléments du fonctionnement pervers, Freud décrivant la névrose comme le négatif de la perversion ? Mais nous sortons ici de la pensée de Sifneos. 2. Taylor et l’Ecole de Toronto Observant une fréquence élevée de l’alexithymie chez des sujets non patients somatiques, mais par exemple alcooliques ou toxicomanes, Taylor (1988 ; 1993) cherche à préciser les relations entre cette variable et certaines pathologies psychiatriques, à l’aide de l’instrument de mesure mis au point par son équipe, la TAS (26 puis TAS-20). Ainsi, Taylor s’interroge lui aussi sur le statut de l’alexithymie : cet ensemble de caractéristiques si répandu est-il un état ou un trait de personnalité ? A défaut de pouvoir trancher sur son statut, Taylor (1993) propose d’en classer les caractéristiques en deux catégories : le noyau central et les éléments secondaires. Le noyau regrouperait trois dimensions : l’incapacité à identifier et exprimer verbalement ses émotions et à les distinguer des sensations corporelles ; la limitation de la vie imaginaire ; la pensée concrète. Autour de ce noyau, un ensemble de dimensions serait présent de façon variable selon les individus, dont le recours à l’action pour éviter /résoudre les conflits, et le manque d’empathie (conséquence logique de son incapacité à identifier ses propres émotions). Dix ans plus tard, Corcos et al. considèrent ce dernier élément, comme essentiel dans l’alexithymie, de par ses répercussions sur la vie relationnelle du sujet, laquelle rétroagit évidemment sur l’image qu’il a de lui-même (Corcos et al, 2003). 62 63 Assoun (1997), Bergeret (1975), Debray et al (2005), Dejours (1997), MacDougall (1989) Pédinielli, J.-L (1985), cité par Corcos et al, (2003, p.58) 31 Au final, Taylor considère que, dans la pratique, la distinction état-trait n’est pas fondamentale, comme on l’a dit plus haut à propos de sa polémique avec Horton (Taylor et al, 1993 ; Horton et al, 1993) 3. Krystal : le traumatisme au cœur de l’alexithymie La conception de l’alexithymie proposée par Krystal se rapproche tout particulièrement du fonctionnement opératoire et de la dépression essentielle proposée par Marty. Ils insistent tous deux sur la double étiologie possible de ces fonctionnements (qui rendrait compte de ses deux versants, déficitaire et défensif), sur la pensée factuelle et sur la notion de traumatisme. Certaines de ses idées se retrouvent également chez Mac Dougall, notamment l’hypothèse d’une alexithymie-réaction à un traumatisme ayant débordé les capacités du sujet à métaboliser les affects, et figé par là-même sa créativité et sa vie fantasmatique. Travaillant avec des malades somatiques et des sujets traumatisés, son étude sur les survivants de la Shoah (citée et commentée par Corcos et al., 2003), comparable à celle de Zeitlin sur les vétérans de la guerre du Viêt-Nam, montre une fréquence élevée de l’alexithymie parmi les sujets souffrants d’un syndrome de stress post-traumatique. S’il distingue deux formes d’alexithymie, l’une primaire, constitutive du sujet, et l’autre secondaire, réactionnelle donc réversible, Krystal considère que dans les deux cas, le traumatisme est présent, précoce ou tardif. Dans le premier cas, Krystal postule l’existence, au sein de la dyade, d’un traumatisme qui aurait empêché la mise en place d’une aire transitionnelle. Rupture trop brutale de l’illusion de toute-puissance, séparation si subite qu’elle a été vécue comme un arrachage ? L’alexithymie protègerait le sujet d’une décompensation psychotique, et constituerait donc une défense précoce pour arrêter ce que Marty nomme un mouvement régrédient. Les difficultés d’identification et de verbalisation des sentiments seraient donc à relier à cette incapacité à différencier émotions et sensations, comme si le développement du sujet s’était trouvé figé à un stade où phénomènes physiologiques et psychiques sont encore indistincts. Il y a là une conception de l’alexithymie comme déficit, l’émotion restant au plan du soma sans acquérir sa fonction communicationnelle et symbolique. B. Approches complémentaires : Ni symptôme pathognomonique d’une pathologie psychiatrique, ni structure de personnalité, ni même comportement, l’alexithymie « échappe » d’abord à toute catégorie. Son signe majeur est une absence. C’est une économie qui se distingue par son manque de matière, précisément, sa pénurie d’affects. Ce silence émotionnel suscite un foisonnement de recherches. On peut toutefois discerner, au sein de cette littérature étonnamment vaste, quatre principaux angles d’approche : Tout d’abord, les travaux, déjà présentés, des auteurs tels que Sifneos ou Taylor, qui dans une perspective psychopathologique quantitative, soumettent des hypothèses étiologiques intégrant des notions neuropsychologiques et comportementales. 32 Les approches neuropsychologique et développementale ensuite, qui apportent un éclairage complémentaire à la compréhension du silence émotionnel de l’alexithymique. Enfin, avant d’aborder l’image du corps, nous reviendrons sur l’approche psychanalytique, avec les travaux de Mac Dougall64, notamment, ainsi que de Corcos et son équipe. Nous avons choisi cet éclairage pour notre étude de l’image du corps, notamment en raison de sa richesse conceptuelle concernant le narcissisme et la représentation de soi. 1. Une foule d’hypothèses, non exclusives les unes des autres : l’approche neuropsychologique : « Constater que des mécanismes biologiques se profilent derrière les comportements humains les plus sublimes n'implique pas de réduire ceux-ci au niveau des écrous et des boulons de la neurobiologie »65 Dès 1973, l’alexithymie a été étudiée dans sa dimension neurophysiologique et cette approche a donné lieu à différentes hypothèses, certaines se voulant explicatives, d’autres simplement compréhensives et descriptives. Les principales d’entre elles peuvent se réunir en fonction de l’élément neurophysiologique sur lequel elles se focalisent Système nerveux central et alexithymie : a). L’hypothèse du déficit inter-hémisphérique En 1977, Mac Lean, étudiant les circuits neuraux les plus impliqués dans les émotions, constate que ceux-ci sont intacts chez les sujets alxithymiques, lesquels semblent en outre présenter les réactions émotionnelles habituelles (accélération du rythme cardiaque…). Il formule alors l’hypothèse, dans l’alexithymie, d’une mauvaise transmission des informations entre cette partie du cerveau (le système limbique, souscortical), et le néocortex, responsable de la prise de conscience et de la verbalisation. En effet, l’expérience, et donc l’expression des émotions dépendent de la transmission des informations provenant du système végétatif. Leur intégration dans les structures limbiques, puis les connexions cortico-sous-corticales permettent d’en prendre conscience et d’adapter notre comportement dans le but premier d’assurer notre survie et de nous adapter à l’environnement. Un déficit de transmission des informations du système limbique vers le néocortex expliquerait que, l’information émotionnelle n’étant pas transmise, il n’y ait pas de prise en compte de celle-ci par le sujet et donc pas de régulation autre que végétative. Pour Nemiah, ceci expliquerait les perturbations physiologiques et les plaintes somatiques fréquentes chez ces sujets, les réactions végétatives n’étant pas relayées au 64 65 Société Psychanalytique de Paris Damasio, A. R. (1995, p. 167) 33 niveau cortical par une régulation adaptative plus élaborée et une traduction consciente de ces signaux du corps.(Nemiah, 1977) b) L’hypothèse d’une déconnexion « horizontale » Buchanan (1980) envisage l’hypothèse d’un déficit du transfert non plus vertical de l’information, mais interhémisphérique. Les études sur la latéralisation du cerveau66, et les travaux de Hoppe (1988) et de Montreuil (1991), vont dans le sens de cette hypothèse en suggérant que les alexithymiques privilégieraient un traitement séquentiel, analytique, rationnel de l’information (assumé plutôt par l’hémisphère gauche), au détriment d’un traitement global, synthétique, de l’information. Cette difficulté à intégrer les informations au plan cognitif contribuerait à l’alexithymie, les différents éléments de l’expérience restant isolés les uns des autres, sans prendre un sens global67. Les recherches de Montreuil (2001, cité in Corcos et al, 2003) révèleraient en fait un trouble dans la coordination de ces deux fonctions, c’est-à-dire à la fois au plan horizontal (entre les deux hémisphères) et vertical (entre les structures limbiques, et corticales…) Dans la même perspective, plusieurs travaux ont confirmé l’hypothèse d’un déficit ou d’une hypoactivation de l’hémisphère droit. (Weintraub, 1983, Spalletta et al., 2001). Enfin, une hypothèse synthétise et dépasse les deux précédentes : il y aurait, chez les alexithymiques hommes, une conjugaison du déficit interhémisphérique et de l’hypofonctionnement de l’hémisphère droit. (Lumley et Sielky, 2000) Les résultats d’une étude récente (Tabibnia, 2005) soulignent que 1. Les différents résultats ne concordent pas quant au sens du déficit de transfert inter-hémisphérique ; et 2. l’hypoactivation droite retrouvée chez les alexithymiques par rapport aux non alexithymiques n’est pas toujours significative. L’hypothèse selon laquelle l’alexithymie est liée à un déficit du transfert de l’hémisphère droit vers le gauche concernant l’information émotionnelle reste donc à vérifier et à préciser. On doit donc : s’interroger sur la comparabilité des méthodes employées. se demander si les divergences de résultats ne reflètent pas tout simplement la plasticité et la singularité de toute organisation cérébrale. (Damasio, 1995 ; Gormezano, 200468) Système nerveux périphérique et alexithymie Les travaux de Nemiah (1977) sur l’augmentation de la consommation d’oxygène en situation de stress montraient que celle-ci est inférieure chez des sujets alexithymiques, par rapport à des non alexithymiques. Leur organisme serait physiologiquement moins réactif, selon lui, à la dimension émotionnelle des situations. 66 L’hémisphère droit étant supposé intervenir de façon plus importante que le gauche dans le traitement global de l’information, la reconnaissance de la musique, des visages, l’orientation spatiale bref, dans tout ce qui demande une capacité à synthétiser les éléments en un tout cohérent. L’hémisphère gauche semblant plus impliqué dans le langage, l’analyse, l’orientation dans le temps. 67 Bien que notre approche soit plutôt psychodynamique, cet élément de non-intégration nous semble extrêmement important dans ses répercussion sur l’image du corps et la représentation de soi. 68 Cours dispensé à l’EPP en 2004. 34 Depuis, on a observé au contraire que les signes habituels qui accompagnent l’émotion (réactions cutanées, sudation, …) étaient non seulement présents (Damasio, 1995) mais parfois même majorés (Stone, 2001) Les résultats divergents des études ne permettent pas de conclure mais laissent penser qu’il existe néanmoins un décalage, dont le sens n’est pas encore déterminé, ni peut-être toujours identique, entre l’éprouvé subjectif rapporté par les alexithymiques et les marqueurs physiologiques observés. Certains auteurs retrouvent un éprouvé comparable à celui des sujets contrôles, avec des indices physiologiques différents ; d’autres observent un profil d’activation physiologique identique aux témoins, mais non accompagné chez les alexithymiques du vécu rapporté par les non-alexithymiques. « C’est à partir de l’observation de cette dissociation entre réactivité physiologique et éprouvé subjectif qu’a été avancée l’hypothèse d’un découplage entre représentation de l’état émotionnel et composante autonome de la réponse émotionnelle dans 69 l’alexithymie. » Pour Lane (1997), l’alexithymie correspond donc au contraste entre une réactivité physiologique normale, voire exagérée aux stimuli émotionnels, et le déficit de la capacité à éprouver l’émotion. De même qu’il existe une cécité corticale et non sensorielle, sorte de « vision aveugle » (blindsight), il y aurait ici une cécité émotionnelle, la dimension physiologique de l’affect étant intacte, voire majorée70. Il y aurait donc un profil particulier d’activation du système nerveux autonome associé à l’alexithymie, mais au-delà de ce consensus relatif, les auteurs ne concordent pas sur la question de l’hyper, ou au contraire de l’hypo-réactivité aux stimuli émotionnels. Imagerie cérébrale et perception du corps Berthoz et al (2002) ont observé71 une différence de réaction liée à la valeur, positive ou négative, du stimulus : face à des images négatives72, les axithymiques présentent une moindre activation des aires du gyrus cingulaire droit et frontal médian. Or ces deux aires dont hautement impliquées dans l’intégration des émotions et leur traitement cortical. (Damasio, 1995). Elles pourraient jouer le rôle d’alarme, ce qui expliquerait que leur hypo-activation sous-tende les difficultés adaptatives des sujets alexithymiques dans les situations affectivement connotées… et leur apparente impassibilité. Damasio (1995), étudiant le cas de Phineas Gage73, montre qu’une déconnexion entre les aires permettant la perception de l’état du corps et celles impliquées dans la prise de décision, réduit considérablement la gamme des émotions que le sujet peut ressentir. 69 Corcos et al, (2003, p. 209) Si elle est majorée, on doit se demander dans quel mesure le fait que le cortex ne donne pas de réponse n’engendre pas, par feed-back, une augmentation de l’information périphérique, qui cherche à « se faire entendre », étant donné que le système nerveux fonctionne par feed-back permanent (hypothèse personnelle) 71 A l’aide d’une Imagerie à Résonance Magnétique fonctionnelle (IRMf) 72 Sélectionnées parmi L’International Affective Picture System, échantillon d’images à forte valence émotionnelle mis au point par Lang en 1997. 73 Ce cas célèbre chez les neuropsychologues est celui d’un ouvrier exemplaire dont une barre de fer avait traversé le crâne. Il survécut, ses capacités mnésiques et cognitives restant intactes. Mais après son accident, son comportement devint désinhibé, comme s’il avait subitement perdu toute la bonne éducation dont il faisait preuve auparavant, et ne parvenait plus à mettre en œuvre les comportements qu’il savait encore être adaptés. Damasio le cite dans L’Erreur de Descartes (1995), et Spinoza avait raison (2003), deux ouvrages qui ont contribué à notre intérêt pour l’alexithymie 70 35 En effet, concrètement, ressentir une émotion nécessite que les représentations de l’état du corps s’articulent à celle d’un nouvel état, lui même engendré par la perception d’un évènement extérieur. L’émotion serait le regard porté sur ce qui se passe dans le corps, tandis que se déroulent des pensées et s’échangent des paroles (Damasio, 1995) A la lumière des travaux de Damasio, on pourrait dire que dans l’alexithymie le sujet n’intègre pas les nouvelles informations provenant de l’état du corps et donc ne peut s’en représenter précisément les nuances successives. Les alexithymiques manqueraient d’une perception stable de leur état corporel « de base », sur laquelle pourrait se détacher la perception du corps à chaque instant, changeante. Les composantes physiologiques de l’émotions ne pourraient être distinctement perçues puis traitées, puisque ce fond luimême serait instable et brouillé. « Les alexithymiques auraient sans cesse besoin de former une carte de la structure générale de leur corps. Le cerveau n’aurait plus la possibilité d’utiliser l’état d’arrièreplan comme reflet de la permanence interne. Ce phénomène pourrait rendre compte du lien entre alexithymie et plaintes somatiques importantes. »74 Au sein de l’approche neurologique coexistent donc des modèles explicatifs, qui cherchent dans le substrat anatomique de l’alexithymie son étiologie même, et des hypothèses descriptives, qui visent à mieux comprendre le phénomène dans sa globalité en éclairant, entre autres, l’aspect neurophysiologique de celui-ci. Ainsi la question de l’image du corps chez les alexithymiques, que nous avons choisi d’étudier sur un plan psychodynamique, se pose explicitement chez les neuropsychologues qui formulent déjà des pistes de réponses. Conclusion : neuropsychologie et alexithymie Dysfonctionnement du corps calleux, hypoactiviation du gyrus cingulaire, transmission défaillante des informations : face aux multiples hypothèses, on peut se demander si différentes altérations (déficit, hyper ou hypo-activation de telle structure, défaut de transmission) ne peuvent pas être à l’origine d’un tableau identique : l’alexithymie. Le système nerveux humain est complexe, a un fonctionnement intégré et toujours singulier, ce qui explique que des perturbations différentes puissent avoir les mêmes conséquences cliniques. Bermond (1995) propose donc de distinguer deux types d’alexithymie : l’alexithymie de type I se caractériserait par l’absence d’émotions accompagnant les cognitions. L’alexithymie de type II, se traduirait par « la présence d’un éprouvé émotionnel et l’absence des cognitions »75 correspondantes. Au-delà des divergences, l’ensemble des recherches concorde sur l’idée d’une déconnexion, d’un hiatus entre le plan émotionnel et le niveau cognitif. 74 75 Berthoz, S. in Corcos et al, (2003, p. 217) ibid. (p. 211) 36 2. Approche développementale : A la frontière entre approche neuropsychologique et développementale, Lane et Schwartz (1987) étudient l’alexithymie en reprenant les stades du développement cognitif décrits par Piaget. La pensée opératoire, renverrait au stade où l’objet est « globalement » différencié, mais sans en saisir les particularités spécifiques. L’alexithymie, dans ces termes, constituerait une fixation à un stade où l’inscription psychique du ressenti, n’est pas encore possible et la différenciation de l’objet, globale mais sommaire. Cette conception peut paraître dévalorisante au vu des capacités cognitives intactes et parfois brillantes des sujets alexithymiques, mais elle permet en réalité de saisir l’intrication du cognitif et de l’affectif qui fait de l’alexithymie une sorte d’aphasie émotionnelle. Dès la naissance, du fait de l’impératif de survie et de son immaturité physiologique, l'enfant établit avec son entourage des relations, interagit avec lui à travers des modalités communicatives complexes. De Wallon à Brazelton (1962) et de Bowlby à von Bertalannfy76, ces interactions ont fait l'objet de centaines de travaux. Ceux que nous avons étudiés en constituent un tout petit échantillon mais ils ont pour point commun de rappeler le rôle des émotions comme premier lien permettant la survie et le développement global de l’enfant. La littérature sur le développement précoce et la théorie de l’attachement a offert aux chercheurs un cadre pour se représenter ce qui fait précisément défaut dans l’alexithymie, ce qui « dysfonctionne », l’image du nouveau-né nous rappelant sans cesse l’unité d’emblée psychosomatique (Lebovici, 1983) qu’est l’être humain et donc les conséquences relationnelles, adaptatives, bref, concrètes et globales, que peut avoir une « déconnexion » entre corps et pensées chez l’adulte. Dans cette perspective, les interactions précoces sont envisagées comme un système de régulation progressivement plus complexe. Les notions de fonction interprétative (Aulagnier, 1991), ou d’accordage affectif (Stern, 198477) illustrent l’importance du rôle contenant et régulateur de la mère, qui, à l'aide de son propre moi et de sa propre expérience, permet aux expériences de prendre sens, et assure l’homéostasie de l’enfant. Que se passe-t-il lorsque la mère ne « peut pas » penser ces projections, du fait de son absence physique (Spitz), ou de son indisponibilité émotionnelle ? Dans une perspective développementale, les auteurs envisagent donc l’alexithymie comme une conséquence de la dys-syntonie mère-enfant (Stern, 1984) : l’enfant se déconnecterait de son ressenti pour rester en harmonie avec la mère, ce qui donnerait lieu à une pensée orientée vers l’extérieur et à une impossibilité d’identifier ses propres désirs, voire ses propres besoins (Speranza, in Corcos et al, 2003) A cet égard, Lumley (1996) retrouve une corrélation positive entre le facteur I de la TAS (incapacité à identifier et exprimer des émotions) et un fonctionnement familial marqué par l’incapacité à s’impliquer émotionnellement, les caractéristiques alexithymiques maternelles se trouvant reproduites chez les enfants. A la lumière des recherches d’Ainsworth (1978), sur la Strange situation, plusieurs auteurs, dont Troisi, (2001), ont montré une association entre l’alexithymie et les 76 Un des pionniers de la pensée systémique en psychologie. Dès 1958, applique la théorie des systèmes à la dyade père-enfant et à la famille. 77 Stern, cité dans l’édition revue et augmentée de Lebovici, S., Stoléru S. (1983). 37 modalités d’attachement insécures78. L’expérience infantile aurait été marquée par une disponibilité affective réduite de la part des figures d’attachement, qui n’auraient pas repris certains éprouvés de l’enfant. Cette exclusion de pans entiers de l’expérience affective, limite les schémas affectifs et cognitifs de l’enfant et donc sa future capacité adaptative. « Ce qui n’a pu être intégré en temps voulu selon l’approche bowlbienne a été exclu du champ de la symbolisation » 79. Plus tard ces enfants baseraient leurs comportements uniquement sur les aspects congitifs et extérieurs de l’expérience, les aspects internes étant demeurés incompréhensibles et n’ayant pas reçu de validation de l’environnement. (Speranza, in Corcos et al, 2003) N’est-on pas là au cœur de la problématique alexithymique ? Car s’il n’est pas représenté, symbolisé, à quelle image le corps donnera-t-il lieu ? L’alexithymique en resterait-il au plan du schéma corporel, sans investissement libidinal de son corps ? L’approche développementale considère actuellement que l’alexithymie résulterait d’un déficit de la régulation émotionnelle qui conduirait « à des défenses rigides et massives »80, telles que l’hypervigilance anxieuse portée aux symptômes somatiques, la recherche de sensations fortes, l'agir impulsif. 3. Orientations actuelles de la recherche : L’alexithymie fait donc l’objet de nombreuses études concernant sa corrélation avec certains traits de personnalité, certains dysfonctionnements neurophysiologiques ou encore diverses données environnementales, ainsi que le montre l’orientation des recherches récentes.(Taylor, 2004) Les recherches réalisées sur l’alexithymie sont aujourd’hui marquées par les progrès de l’imagerie médicale81, qui permet de repérer d’éventuels facteurs neurophysiologiques de vulnérabilité. Les recherches récentes se caractérisent par leur dimension transdisciplinaire : ainsi diverses spécialités scientifiques se rencontrent, sans se mélanger toutefois, autour d’une notion, l’alexithymie, qui contribue à mieux comprendre les régulations et dysrégulations émotionnelles aussi bien dans les maladies psychiatriques que neurologiques ou autres. Les recherches récentes s’inscrivent donc dans la lignée du projet de Sifneos lorsqu’il introduisit son néologisme : opérationnaliser, malgré les divergences théoriques des cliniciens, la notion psychodynamique de pensée opératoire. Ainsi, outre ces recherches neurophysiologiques, la psychologie développementale s’est appuyée sur la théorie de l’attachement pour expliquer la mise en place du fonctionnement alexithymique primaire. (Lumley et al, 1996 ; Troisi et al, 2001) Des travaux expérimentaux ont cherché à évaluer les corrélations entre l’alexithymie et certains traits de personnalité chez les sujets sains ; Des études longitudinales ont cherché à savoir dans quelle mesure l’alexithymie constituait un facteur de mauvais pronostic dans certaines pathologies mentales (Taylor, 2004) 78 Probablement ansieux-évitant ou anxieux-ambivalent, ces deux modalités étant décrites par Ainsworth comme liée à un manque de sensibilité ou une imprévisibilité parentale qui amène l’enfant, pris entre deux perceptions contradictoires, la sienne et ce que lui renvoie l’environnement, à se déconnecter de son propre vécu. 79 Speranza, in Corcos et al, (2003, p.73) 80 ibid. 81 Notamment l’IRM fonctionnel et la Tomographie par Emission de Positrons, employés dans des recherches supposant une déconnexion inter-hémisphérique dans l’alexithymie. 38 La synthèse de ces données permet la mise à l’épreuve d’hypothèses nouvelles, qui intègre la dimension neurologique, hormonale et environnementale par exemple, comme le montrent les recherches neurobiologiques sur les sujets ayant un syndrome de stress posttraumatique. Ainsi, l’hypothèse développementale de Lane sur la cécité corticale émotionnelle des alexithymiques a été testée par Berthoz et al (2002) à l’aide le l’IRMf, montrant qu’en effet, comme le prédisait Sifneos, l’alexithymie est dans certains cas au moins, accompagnée d’une déconnexion entre le système limbique et le néocortex. L’alexithymie, concept né d’un désir de rigueur et d’un souci d’objectivité, s’avère aujourd’hui inclure des sujets au fonctionnement si différent qu’elle a suscité des débats quant à sa pertinence. Toutefois, au vu des études de validation de la TAS-20, il est indéniable qu’elle permet d’évaluer de manière standardisée la présence ou l’absence, d’un certain type de fonctionnement psychique, opératoire. En fait, le succès de cette notion tient en partie au fait qu’elle permet de rendre compte de façon quantifiable d’une composante à la fois affective, cognitive et relationnelle du fonctionnement psychique, sans rentrer dans le cadre ni des classifications par pathologies, ni par structure de personnalité. De plus, qu’on l’envisage comme un trait, une défense chronique ou encore une stratégie provisoire, l’alexithymie semble cliniquement utile, ne serait-ce que parce qu’elle indique souvent une vulnérabilité aux décompensations psychosomatiques et aux addictions. (Corcos, 2003) Le paradoxe de cette notion est peut-être que, née d’un désir de rigueur, elle suscite encore des débats sur sa définition et sa nature. Quoiqu’il en soit, les auteurs s’accordent sur l’incapacité à identifier et à exprimer ses émotions, autrement dit la non prise en compte du corps. Comment cette perpétuelle négligence se répercute-t-elle sur l’image du corps, dépositaire des expériences précoces et du narcissisme du sujet ? Certains éléments de l’approche psychanalytique vont sans doute nous éclairer. La littérature révèle donc que la symptomatologie de l’alexithymie se dessine en négatif. A l’instar de la dépression essentielle de Marty, l’alexithymie se manifeste par défaut : défaut de mots pour dire le ressenti, carence de mentalisation. De quel manque fondamental témoigne ce qui se manifeste au clinicien par son absence frappante ? D’une dépression précisément essentielle ? D’une manifestation de la pulsion de mort (Smadja, 1998) ? D’une défense par insensibilité, conséquence d’un trauma ? D’une impossibilité à lier les affects à une représentation, qui donne lieu à une forme de clivage ? De multiples travaux ont contribué à donner sens à cette absence de mots, à se représenter l’impossible symbolisation. La revue de la littérature est trop riche pour en rendre compte dans leur exhaustivité. Nous reviendrons sur la question du négatif avant de présenter quelques-unes des autres théories qui nous ont donné un socle pour penser l’image du corps de ces sujets. 39 II. Approche métapsychologique de l’alexithymie Introduction : L’importance du négatif Le lien entre alexithymie et travail du négatif concerne l’hallucination négative, que nous allons définir. En effet, étymologiquement, l’alexithymie se définit d’abord en négatif, comme absence, manque, impossible expression émotionnelle. Si l’alexithymie se définit négativement, alors l’image du corps qui l’accompagne s’exprime sans doute elle aussi par défaut : défaut d’investissement, de solidité, de contenance, de ressenti. L’absence de symptomatologie positive décrite dans la littérature nous a conduite à approfondir la question du négatif afin de trouver des pistes pour explorer une image du corps sans doute fuyante, pour être ainsi absente de la littérature. A quel non-dit, à quel non sens renvoie-t-elle ? 1. Importance du négatif chez Freud Silence associatif, Thanatos, deuil : Ces mots dévoilent, parmi tant d’autres, la présence du négatif chez Freud, qui n’étudie pas la conscience ou la volonté, mais avant tout l’inconscient, autrement dit ce qui est absent du champ de la conscience. Freud est le premier, en sciences humaines du moins, à aborder son objet d’étude par le négatif précisément, à en faire LE pilier, l’objet même (ou plutôt le sujet) de la psychanalyse. Toute sa tâche va alors consister à montrer que ce qui se présente d’abord en négatif n’est pas la « poubelle » de la conscience mais un monde à part entière qui détient ses propres règles de fonctionnement : retour du refoulé, émergences de processus primaires, hallucination… L’existence de tels phénomènes révèle que l’inconscient réalise un travail bien réel, travail réalisé par cette part non consciente de nous-même, autrement dit travail du négatif. Ainsi le négatif n’est pas en psychanalyse un concept nouveau, mais primordial82. Il est la condition même de la psychanalyse. Et c’est ce qui nous a amené à explorer comment le corps se décline dans l’alexithymie à l’appui des théories psychanalytiques. 2. Réalisation hallucinatoire et rôle de l’hallucination négative dans le développement Montrant l’existence active de l’inconscient, Freud décrit l’hallucination en disant que « ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors » : aboli, et non pas seulement refoulé ou réprimé : cette abolition est hallucination négative. Avant d’être un symptôme de la psychose, elle est un phénomène inhérent au développement psychique. Elle découle directement des deux expériences princeps de la psyché83, le plaisir et la douleur. En effet, par l’hallucination, le nourrisson satisfait fantasmatiquement son désir. L’hallucination remplit donc deux fonctions : compensatoire et pare-excitatrice : - L’hallucination positive permet au nourrisson en situation de « désaïde » de compenser la frustration par réalisation hallucinatoire du désir : elle est alors perception sans objet - L’hallucination négative permet de récuser un percept indésirable, de se protéger en ne 82 Green, A. (1993) montre avec précision qu’une théorie du négatif se dessine dès les premiers écrits de Freud, notamment à travers les mécanismes de défenses (dénégation, annulation rétroactive, déni…), et la compulsion de répétition, qui estd’abord pr Freud une manifestation de la pulsion de mort. 83 Freud, S. (1913, p. 267) 40 percevant pas un objet vecteur de déplaisir, en évitant un trop plein d’excitation. Et ce trop d’excitation a peut-être, paradoxalement, à voir avec l’alexithymie, comme semblent l’indiquer les écrits d’Anzieu (1974) sur les « enveloppes psychiques ». L’évitement du déplaisir précède la recherche d’un surcroît d’excitation et de satisfaction : aussi l'hallucination doit-elle d’abord envisagée dans son versant négatif, pare-excitateur (Freud,1895b) Avant d’être recréation du monde conforme aux désirs du ça, l’hallucination est évitement du déplaisir engendré par la réalité, interne ou externe. L’hallucination, positive ou négative, règle donc les tout premiers rapports du nourrisson à la réalité : les deux versants du processus peuvent être excessifs ou insuffisants, pouvant aller de la psychose à l’hyper-adaptation, du rejet complet de la réalité externe à l’impossible décollement. Comme si, dans l’alexithymie, le surinvestissement de la réalité externe et l’absence de symptomatologie positive avait pour corrélat le désinvestissement de la réalité interne et des affects, objets d’une non-perception systématique, autrement dit d’une hallucination négative qui ne serait plus ponctuelle mais permanente. C’est vers cette toute première forme de l’hallucination donc, qu’il semble falloir nous tourner pour envisager le tableau silencieux de l’alexithymie. L’alexithymie n’est-elle pas une problématique de la perception ? Perception interne des émotions, des affects, qui semblent avoir littéralement déserté le sujet. Qu’on la considère comme une défense ou une incapacité primaire à percevoir les émotions, elle semble bien relever de la non perception, en-deçà du refoulement. Autrement dit, de l’hallucination négative par laquelle « le moi interrompt ses relations à la réalité »84, témoignant du refus d'intégrer un percept insupportable. Paradoxe majeur, le surinvestissement du réel serait dans l’alexithymie refus du réel ? La pensée concrète, poussée jusqu’à l’extrême, s’avèrerait déréalisante. Or, la psychiatrie nous apprend que déréalisation et dépersonnalisation vont de pair. Si l’alexithymie repose sur la non-perception du réel intérieur, des affects, du Soi, quelle image du corps l’accompagne ? Quelle représentation en est possible quand on a « évacué hors psyché » toute matière à penser et à représenter ? Quelle dimension du corps est concevable, acceptable, quand le sujet, pour survivre narcissiquement, doit évacuer les affects avant même qu’ils ne surgissent ? A – Approche dynamique et relationnelle de l’alexithymie. 1. Hypothèses psychanalytiques concernant les interactions précoces. A. Rappel sur la mise en place du mécanisme hallucinatoire : La réalisation hallucinatoire de la satisfaction nécessite que des expériences réelles de plaisir aient eu lieu, suffisantes en quantité et en qualité. Puis que la « préoccupation maternelle primaire »85 laisse place à des moments d’absence, qui vont permettre à ce mécanisme de s’actualiser par réinvestissement des traces de satisfaction. Ces absences de courte durée le protègent d’un surcroît d’excitation. Ainsi, à l’aide du Moi auxiliaire maternel, l’enfant acquiert normalement une sécurité de base suffisante qui lui permet à la 84 85 ibid., p. 231 Winnicott, D. W (1956) titre de l’article, in (1969) 41 fois de supporter la frustration, le manque, et de gérer les excitations trop fortes, par l’hallucination, « négative » cette fois. (Winnicott, 1956) « Elaborée au contact de la mère, l’hallucination négative construit des contenants aux figurations et représentations. Elle constitue un écran interface et une barrière de contact. Elle a une fonction protectrice et anti-traumatique »86 L’omniprésence maternelle prolongée, en anticipant toute frustration, tout besoin, barre d’emblée l’accès au désir, empêchant la distinction entre le moi et le non-moi au sein de la dyade primitive. Cette symbiose maintenue au-delà des besoins de l’enfant et alors même qu’il n’est plus entièrement dépendant du corps maternel, constitue une défaillance du pare-excitation maternel, tout autant qu’un manque réel de disponibilité maternelle. (Mac Dougall, 1982) La mise en place du mécanisme pare-excitateur d’hallucination négative ne peut se mettre en place parce que la figure maternelle, par son omniprésence, empêche toute autonomisation psychique de l’enfant, et, ce qui revient presque au même, demeure une source d’excitation continue pour l’enfant. Si l’hallucination négative, ne peut se mettre en place, alors l’espace psychique interne de l’enfant reste ouvert et sensible à toutes les stimulations du dehors. La négativation87 des sources d’excitation par l’hallucination négative est impossible, ce qui aggrave en retour à un trop d’excitations. Si l’on reprenait la terminologie d’Anzieu, on dirait que l’enfant, tel un écorché vif, hyper excité et hyper sensible, manque d’une peau suffisamment solide pour délimiter un espace propre permettant l’éclosion du self . Déjà se dévoile une question quant à l’image du corps : celle du contenant, de la frontière. B. Hallucination négative et défaut de pare-excitation : L’hallucination négative apparaît donc comme première possibilité de se protéger soi-même, résultant d’échanges avec une mère à la fois protectrice (pare-excitatrice) et vivante, érotisante par sa présence progressivement entrecoupées d’absences.88 Ainsi Mac Dougall (1982) et Corcos et al (2003), considèrent l’alexithymie comme résultant d’un tel défaut du pare-excitation maternel, l’enfant étant à la fois trop excité et insuffisamment contenu ce qui donne chez l’adulte cette impossibilité à identifier ses émotions, voire ses besoins, et « une altération de la capacité à prendre soin de soi »89 Quand le vécu précoce ne permet pas à l’enfant d’intérioriser un objet pareexcitateur, le sujet, pour éviter la non-intégration, mettrait en place une « réaction par gel 86 Pirlot, G. (1997 ), citée par Corcos et al., (2003 p. 48). Ce terme est à entendre au sens d’hallucination négative, de non perception, et non pas évidemment de dénégation, mécanisme névrotique beaucoup plus tardif dans le développement du psychisme, puisqu’il implique la triangulation et la prise en compte du principe de réalité. 88 Selon que l’on se réfère à Winnicott, Bion, Bick, ou Meltzer (1985), la terminologie varie, mais la question est toujours celle du contenant, des échanges « humanisants » avec la mère, qui permettront les différentes étapes de l’individuation, laquelle se prépare à travers ces mécanismes archaïques d’hallucination positive et négative. 89 Corcos et al, (2003, p. 77) 87 42 émotionnel »90 L’alexithymique en resterait à ce mécanisme primaire de non perception des affects potentiellement désorganisants, à défaut d’avoir intériorisé une fonction protectrice et différenciatrice, et d’avoir appris, dans les premiers échanges, à identifier et élaborer son ressenti. L’objet primaire n’ayant pas fait écho à certaines projections de l’enfant, celui-ci n’a pas appris à les métaboliser et ne peut lui-même les identifier clairement. Bloqué au niveau de la sensation, sans accéder à l’auto-sensualité91, l’enfant éradique ces éprouvés intolérables de sa psyché : Le travail du négatif serait devenu radical, omniprésent, permanent. Pour Corcos, « On peut postuler une parenté entre l'alexithymie et un mécanisme hallucinatoire négatif, la négativation de la pensée et de l'émotion étant éprouvée comme un vide, en-deçà du sentiment de manque avec son vécu d'insatisfaction. Le sujet apparaît alors sans demande voire sans besoin. » 92 Corcos et al (2003) formulent donc l'hypothèse que les affects, non élaborables chez le sujet alexithymique, sont abolis. Qui dit abolition dit hallucination négative. Négation qui porte sur des éléments, -corporels et émotionnels avant l’accès au langage- en quelque sorte laissés pour compte dans les échanges avec la mère. La question de l’image du corps et de la représentation de soi se profile : si des éprouvés corporels ont échappé à la ‘fonction alpha’, à la mise en mots et à la mise en sens, l’image du corps qui se tisse ne va-t-elle pas comporter des blancs, des lacunes, à l’instar du discours factuel et démétaphorisé de l’alexithymique ? Est-ce que le corps tout entier se trouve lui aussi, privé de métaphore ? Comment sont investies les zones érogènes successives ? Ici se situe notre problématique, puisque la littérature foisonnante sur l’alexithymie n’aborde pas directement cette question. Nous nous tournerons donc, après avoir abordé l’approche psychanalytique de l’alexithymie, vers les travaux concernant l’image du corps, pour dégager, sinon des réponses, tout au moins des pistes, à partir de la genèse et des conditions de mise en place de cette image. Avec des terminologies différentes, les travaux psychanalytiques concernant les interactions précoces se rejoignent parfois et se complètent toujours. Aussi n’en n’avons retenu que les éléments pouvant conduire à la mise en place d’un fonctionnement alexithymique lors du processus de représentation des pulsions, afin de cheminer jusqu’à l’image du corps. C. L’alexithymie, échec de la transitionnalité ? Cette présence maternelle nécessaire pour que les expériences de l’enfant prennent sens, n’est pas seulement physique, ou plutôt, étant physique, elle est d’emblée émotionnelle et psychique. Si la rêverie maternelle en est absente, si la mère n’a pu « vibrer émotionnellement au contact du corps de l’enfant »93, faisant écho aux éprouvés 90 « … un processus de gel émotionnel laissant en friche tout un terreau de pulsions non mentalisables et potentiellement désorganisateur. » Corcos et al (2003 p. 50) 91 Sensation et sensualité étant donc opposées ici, la sensualité résultant de l’unification au sein d’une rythmicité partagée, par opposition à la sensation recherchée lorsque la transitionnalité a échoué, chez les toxicomanes par exemple ou dans les procédés « auto-calmants » des enfants instables, procédés qui n’aboutissent à aucun plaisir. (Berger, 1999) 92 ibid. p. 49 93 Expression employée par M. Corcos lors d’une conférence sur l’Actualité des Troubles du Comportement Alimentaire, congrès SNC et Psy, Cité des Sciences, Paris la Villette, novembre 2005. 43 de celui-ci, alors une « expérience vivante n’a pas eu lieu » 94 au cours de ces échanges banals et quotidiens, et cette ‘non-expérience’, ce trauma en creux, par défaut, constitue une castration non symbolique, jamais nommée, jamais représentée, interdisant à l’enfant l’accès à son propre corps comme lieu de plaisir et d’échange. Corcos et al (2003) soulignent à quel point ce sont les émotions éprouvées par la mère prenant son enfant dans ses bras, sa capacité à éprouver des émotions, à les accepter et même en jouir (ou à en souffrir), qui fondent l’auto-sensualité. Si la mère est95 froide, déprimée, indisponible émotionnellement ou vécue comme telle par le bébé, celui-ci ne peut vivre les expériences de satisfaction des besoins que comme des gestes d’automates, mécaniques et dénués de sensualité, tels que les décrit précisément Marty chez les déprimés essentiels (1980) « Cela invite à réfléchir sur la dimension traumatique dans l'infra-ordinaire des relations précoces », plutôt que sur « l’extraordinaire d'un évènement majeur »96. Car un évènement majeur, c'est déjà du contenu, matière à penser. Ce que disent les auteurs, c’est qu’ici, il s’agit d’une violence par défaut, donc qui demeure « hors représentation »97 Quelque chose fait mal, de n’avoir pas eu lieu. Violence par défaut, violence au sens où Laplanche emploie ce terme pour parler du parent qui interrompt la pensée de l’enfant lorsque les sollicitations pulsionnelles de celui-ci le renvoient à sa propre faille. Mais nous y reviendrons à propos de l’image du corps. Tant que l’enfant est dépendant du « moi auxiliaire maternel »98 les excitations qu’il éprouve, qu’il « subit », sont liées à une représentation provenant du psychisme de la mère, de son état présent mais aussi de son expérience refoulée et infra-verbale de nourrisson. D’où l’importance de cette rêverie maternelle : les fantasmes de la mère servant non seulement de contenus de pensée, mais en outre de contenants pour les projections pulsionnelles brutes de l’enfant.99 La mère renvoie à l’enfant ces affects bruts sous formes d’émotions métabolisées : les expériences peuvent alors être intégrées par l’enfant, parce que quelqu’un a été témoin de son expérience et l’a validée. Ainsi la fonction d’object-presenting décrite par Winnicott (1958b) concerne-t-elle autant la réalité interne qu’externe à cette époque d’indifférenciation relative entre intérieur et extérieur. La mère présente et re-présente la réalité à l’enfant, assumant un rôle médiateur : l’enfant encore incapable d’identifier ce qu'il ressent corporellement ayant besoin du corps et du psychisme maternels pour tolérer les expériences instinctuelles. Cette « disponibilité émotionnelle maternelle »100 peut se trouver dépassée par certains contenus (vécus comme agressifs par exemple) que l’enfant projette. Tout se passe comme si les particularités de l’enfant débordaient les capacités contenantes de la mère (McDougall, 1991), celle-ci ne pouvant plus assumer sa fonction pare-excitatrice et de liaison concernant des affects demeurés non élaborés pour elle-même : pleurs de l’enfant à un moment où elle se trouve déprimée par une difficulté conjugale, colère qui la renvoie à sa propre agressivité interne, etc. 94 ibid. (p. 54) est signifiant ici être vécue comme telle par le bébé. Il s’agit ici du vécu interactionnel fantasmatique. 96 Corcos et al (2003, p. 54) 97 ibid 98 Winnicott, D.W (1968) 99 Gibello, B. (1995) étudie comment les contenus prennent sens et forme par les divers types de contenants de pensée, narcissiques, fantasmatiques, symboliques, langagiers… 100 Corcos et al (2003, p. 50) 95 44 Ces éléments demeurent en suspens, tels des électrons libres, non liés, non représentés, parce qu’en dépit de la présence physique maternelle, rien de vivant et de chaleureux, ne vient faire résonner et vibrer ces tout premiers soins, comme si tout était là mais que manquait l’essentiel : n’est-ce pas exactement ce qu’évoquent les alexithymiques, parfaitement adaptés au premier abord, mais comme absents ? Corcos et al posent alors l’hypothèse qu’il a manqué « le naturel dans le banal et le quotidien (…); le ciment qui assure la continuité, la construction de l'autosensualité chez l'enfant liée à la qualité de la libidinalisation de son corps par la mère »101 Or l’image de soi, nous y reviendrons au chapitre suivant, est investissement libidinal de soi. Il semble bien, donc, qu’en ce qui concerne l’image du corps, il y ait eu un dysfonctionnement dans le processus d’investissement libidinal du corps propre, comme si la mère, dépassée, avait laissé en suspens certains affects ne pouvant entrer en résonance avec les fantasmes maternels. Ces expériences brutes, littéralement « insensées », constituent une surcharge d’excitation et confrontent l’enfant à l’absence de représentations, à un vécu non médiatisé, n’ayant pris sens par aucun contenant. (Bion, 1962 ; Gibello 1995) Pour éviter la non-intégration, il y a donc deux issues : la désorganisation psychotique, le sujet étant submergé par les pulsions et les affects. Ou le gel total des affects (Corcos et al, 2003) Autrement dit l’unique recours contre le débordement et la menace psychotique consiste alors à éviter tout éprouvé émotionnel. Ces expériences, et les affects qui les accompagnent, véritables « trous noirs garnis d’odieuses pointes »102, sont donc abolis par hallucination négative. Ce gel émotionnel des affects les restreint à leur dimension somatique, l’enfant ne pouvant identifier ni son ressenti ni, donc, sa réalité psychique. L'alexithymie s’ancrerait donc dans le vécu d’une relation « non relationnelle »103 à l'objet primaire. Objet présent, certes, mais qui aurait laissé « en friche »104 certaines zones du corps et certaines expériences par conséquent demeurées en suspens. C’est bien ce qui rend la question de l’image du corps si importante. Relation où des mots ont manqué, où du lien n’aurait pas été tissé entre la mère et l’enfant, donnant lieu à des interruptions brusques se l’érogénéïsation du corps. Or on sait le rôle de miroir du visage maternel pour que se constitue un sentiment d’identité continue. (Winnicott, 1969) La revue de la littérature amène donc à envisager l’alexithymie comme un échec de la transitionnalité. (Mac Dougall,1982). L’image du corps qui se constitue au fil de ces échanges ne risque-t-elle pas d’être creuse, de laisser voir des trous, des blancs, indices d’un vécu non représenté et non symbolisé ? 101 Corcos et al (2003, pp. 48-54). A cet égard, on ne trouve guère de bénéfices secondaires dans l’alexithymie : parce que ces bénéfices sont justement secondaires, c’est-à-dire qu’ils relèvent d’une érotisation. Ce qui explique sans doute l'absence de sensualité et de symptômes "positifs" dans ces fonctionnements. 102 Expression de F. Tustin (1989) à propos des éléments autistiques rencontrés chez certains patients névrosés. Citée par Corcos et al, (2003, p. 55) 103 Expression de M. Berger (1999), qui l’emploie au sujet des enfants hyperactifs, citée par Corcos et al (2003) 104 Corcos et al, (2003, p. 51) 45 D. L’alexithymie, anesthésie du corps contre un trop-plein d’excitations ? L’alexithymie serait donc une manière de se défendre contre ce que Winnicott nomme des angoisses inimaginables et la perte du sentiment de continuité, sentiment remis en cause par des excitations demeurées en marge des interactions. Le sentiment de soi résultant de la distinction entre l’état de base du corps et les excitations se produisant à sa surface, on comprend déjà les conséquences d’une telle défense en ce qui concerne l’accès à la subjectivité. (Damasio, 1995). Quand le corps n’est plus senti, l’existence n’est plus éprouvée, et le sentiment d’être en vie risque de s’évanouir105. (Dejours, 2001) Ainsi, le mécanisme d’hallucination négative qui permet de se protéger des stimuli trop excitants semble massivement sollicité avant même d’être véritablement en place : trop tôt et trop radicalement. Les contenus affectifs se trouvent frappés d’abolition : directement happés, engloutis, et non pas représentés puis, éventuellement, refoulés. Le mécanime hallucinatoire négatif, normalement transitoire, se chronicise dans l’alexithymie. Or, ces distorsions du processus hallucinatoire négatif vont se répercuter sur la perception qu’a le sujet de ses propres affects et de ceux d’autrui (manque d’empathie retrouvé chez les alexithymiques) et, ipso facto, sur l’image du corps. (Corcos et al, 2003) Face à la défaillance du pare-excitation maternel, l’enfant serait amené à se protéger lui-même trop précocement, ce qui conduirait à la mise en place d’un fauxself.(Winnicott, 1958a) Il éradiquerait alors systématiquement les affects : le trop de stimulation amenant à éviter tout mouvement pulsionnel, au nom de la sauvegarde narcissique fondamentale (McDougall, 1982 ; Green, 1990). Autrement dit un gel émotionnel éviterait à l’enfant le chaos, ce retrait affectif constituant l’ultime barrière contre la désorganisation psychotique. (Mac Dougall, 1982 ; Corcos et al, 2003). Les sujets alexithymiques (ou tout au moins certains d’entre eux) auraient-ils été des enfants trop excités, trop sensibilisés, traversés d’affects qui dépassaient les capacités contenantes de l’objet primaire ? Leur Moi-Peau est-il insuffisamment perméable ? Si, comme le montrent Mc Dougall (1982 ; 1989) et Corcos et al (2003), l’accès à l’auto-sensualité est entravé, cette réaction par insensibilité, en négatif, doit avoir un corrélat au niveau de l’image du corps : Car « les phénomènes d’hallucination négative n’atteignent pas uniquement le vécu émotionnel mais aussi la perception sensorielle de l’objet, de l’image de soi, du langage, et enfin la perception interne du corps »106. L’alexithymie, bien qu’elle ne soit pas une structure psychique à proprement parler telle la personnalité psychotique ou névrotique, pose la question de l’image du corps qui l’accompagne, sans doute caractérisée par sa dimension « négative ». A partir de quelle « matière », de quelle information, le sujet va-t-il se représenter lui-même ? Reste-t-il totalement greffé sur le corps maternel ? En ce qui concerne les alexithymiques non patients, la réponse est non, puisqu’ils ne sont pas psychotiques, et différencient les 105 On pense ici aux moments de dépersonnalisation de certains sujets border-line ou de certains adolescents qui ont alors besoin d’une sensation corporelle paroxystique, telle qu’une auto-mutilation pour se sentir de nouveau exister, comme si seule la souffrance leur permettait de savoir et de vérifier qu’ils ont une enveloppe corporelle. 106 Corcos et al, (2003, p. 49) 46 objets qui les entourent. Ce sont les objets internes qui sont mal différenciés. Comment ce déséquilibre entre l’adaptation irréprochable au monde extérieur et la non-prise en compte de la réalité interne va-t-il se traduire dans l’image du corps ? Comment donc, une représentation aussi fondamentale narcissiquement et psychiquement que l’image du corps, peut-elle se constituer lorsque son propre corps a comme échappé au sujet lui-même ? C’est la question qui, déjà, émerge de la revue de la littérature. 2. Le corps et l’autre : dimension relationnelle de l’alexithymie : A. La conception de Mc Dougall McDougall s’inscrit dans la lignée de P. Marty, mais reprend explicitement le terme d’alexithymie dont elle propose une conception psychodynamique spécifique. (Bertagne, 1992). Elle l’envisage comme une défense, mise en place au moment où l’enfant, mal différencié de la mère, se prémunit contre les angoisses de perte objectale, précisément non contenues dans les interactions précoces. Au niveau développemental, cette défense se situerait à mi-chemin entre les deux positions schizo-paranoïde et dépressive, décrites par M. Klein (1966).107 Autrement dit à un stade où le nourrisson est encore relativement dépendant du corps maternel, puisque l’introjection du bon objet n’est pas encore accomplie. Cette défense serait constituée d'un processus de déni, de clivage et d'identification projective (Mc Dougall, 1982). Ce désinvestissement de la vie affective permettrait au sujet d'éviter le risque de régression à la position schizo-paranoïde suscitée par les angoisses non métabolisées. Ces barrières autistiques108 constitueraient l’ultime recours, contre la déliaison et le retour vers l’inanimé. C’est donc le problème de l’intériorisation du bon objet qui se pose, avec l’élaboration impossible de la perte d’objet. (Mac Dougall, 1991). L’alexithymie apparaît bien comme une problématique limite, où s’entremêlent buts prégénitaux et triangulation oedipienne insuffisamment structurante. (Mac Dougall, 1982) Pour Mc Dougall (1982), l’enfant ne pourrait alors s’approprier certaines parties de son corps, vécues durablement comme le prolongement du corps maternel. Ces zones, vécues comme étant « la propriété d’un Autre »109 (la mère), contribuent par leur existence à maintenir le fantasme qu’il n’y a qu’« un corps pour deux »110. Ce fantasme archaïque, entravant l’individuation, ne permet pas l'autonomisation et l’identification au parent de son sexe. Le développement du faux-self qui en découle est alors à la fois soumission au désir de l’Autre, la mère, et tentative pour maintenir avec elle une fusion qui compense le manque d’investissement princeps par le corps et le psychisme maternel. Là encore se profile la question de l’image du corps : l’identification sexuelle de l’alexithymique ne risque-t-elle pas elle aussi, de s’avérer superficielle, conformiste, 107 La perte de l’objet implique que celui-ci ait été reconnu comme objet vivant et distinct d’un moi différencié. 108 Expression employée par Tustin, F. (1989) au sujet des éléments autistiques chez des patients névrosés. 109 Mac Dougall, J. (1982, p. 139) 110 ibid., p. 40 47 mais ancrée dans aucune identification profonde, autre qu’adhésive111 ? Cette conception fait écho à la position de Marty (1963) selon qui la pensée opératoire et la dépression essentielle permettent de suspendre un mouvement régrédient pouvant conduire à une désorganisation somatique gravissime ou à la décompensation psychotique. B. La relation d’objet dans l’alexithymie : aspects cliniques La dimension relationnelle de l’alexithymie a fait l’objet de nombreux travaux qui indirectement nourrissent la réflexion sur la représentation de soi, laquelle va de pair avec une représentation de l’objet, en tant qu’Autre différencié : le sentiment stable de soi nécessite d’avoir réuni les parties clivées de l’objet, donc d’avoir surmonté le conflit ambivalentiel. Ces éléments de la littérature sont donc importants pour rappeler que l’alexithymie en tant qu’elle concerne l’émotion, est avant tout une problématique relationnelle, (Corcos et al, 2003) en même temps qu’une problématique du corps La notion de pensée opératoire, au cœur du concept d’alexithymie, n’est-elle pas née du constat clinique d’une relation « blanche » avec ces sujets ? Relationnelle dans le passé des interactions précoces, dans le présent, comme « incapacité à exprimer ses émotions », avec toutes les répercussions que cela peut avoir sur les relations affectives. « La relation d'objet est ainsi marquée par la reduplication projective où l'autre est mal perçu dans sa singularité et sa différence. »112 Cette reduplication signe l’impossible accès à l’empathie, donc aux émotions d’autrui. Ainsi, l’alexithymie (primaire surtout) ne devrait-elle pas être définie uniquement comme incapacité à identifier et exprimer ses émotions mais immédiatement aussi comme impossibilité de se figurer les états affectifs d’autrui113. (Corcos et al, 2003) L’alexithymique ne peut envisager l’interlocuteur autrement que comme présence physique produisant un discours verbal. Son ressenti est irreprésentable, « inconcevable », au sens propre du terme, ce qui appauvrit considérablement la relation, et la rend parfois impossible en privant l’alexithymique des innombrables informations que véhiculent les affects. Spitzer (2005) partage cette conception et rappelle que l’incapacité à reconnaître et exprimer ses émotions engendre des difficultés relationnelles. Les différentes dimensions de l’alexithymie peuvent être envisagées en lien avec des difficultés interpersonnelles, présentes et passées. C’est pourquoi, Corcos et al.(2003), comme Spitzer (2005), considèrent que l’alexithymie ne devrait plus être comprise uniquement comme incapacité à identifier et verbaliser ses propres émotions, mais d’emblée (conséquence logique cette première incapacité) comme difficulté majeure à se figurer les états émotionnels d’autrui. 114 111 Mac Dougall (1982) montre à travers le cas de son patient Isaac, alexithymique et « somatisant », en quoi l’identification ne peut être qu’adhésive, plaquée, dans la mesure où elle part d’un faux-self conformiste, et non d’un véritable échange dans l’aire transitionnelle 112 Corcos et al (2003, p. 47) 113 Cette hypothèse renvoyant implicitement à la théorie psychanalytique (Klein Segal, Winnicott…) selon laquelle une défaillance dans l’intériorisation du bon objet entrave les capacités d’empathie et d’identification. 114 ce sont parfois des sujets dont l'entourage dit : il ne se rend pas compte, ou même "il est égoïste" alors 48 Sur ce point, Corcos, Green et Mc Dougall décrivent tous, dans la lignée de Marty, cette « relation blanche », marquée par la répression des affects qui rend le discours neutre et désubjectivé. Ces auteurs rapportent le même sentiment contre-transférentiel : le discours de l’alexithymique, par identification projective, gèle leur propre capacité de pensée, par son contenu concret et démétaphorisé qui gêne et gèle les associations. L’interlocuteur se sent « réduit au plan de sa somaticité. »115 La conception développée par Mac Dougall est donc essentielle pour notre étude : elle ne définit pas l’alexithymie en en décrivant simplement l’incapacité à identifier ses émotions, mais la présente comme une problématique relationnelle précoce donnant lieu à une défense très tôt mise en place. Pathologie du lien, dans tous les sens du terme : du lien psychique concernant le ressenti et les expériences, du lien relationnel entre soi et autrui, du lien libidinal entre le corps biologique et le « corps de l’affect ». 116 Ici apparaissent les interactions multiples et bidirectionnelles entre interactions précoces et image du corps, pathologie du lien et représentation de soi. C) Difficultés relationnelles liées à la notion de pensée opératoire Ce mode de pensée factuel, centré sur les sensations physiques donne lieu à un discours concret, ou parfois très intellectualisé, mais en tout cas « désaffectivé » : Dejours (2001) insiste sur l’aspect fluide de cette pensée sans accroc, sa neutralité monotone. Le discours est logique, hyper rationnel, d’une rationalité fluide dans son déroulement117 (Dejours, 2001). Cette pensée impersonnelle évite l’affect soit par la description factuelle, le plus souvent, mais aussi, plus subtilement, par un recours à l’abstraction. (Andronikof, 1993). Pour tous ces auteurs, cette pensée et ce langage « exsangues » ont des répercussions (en même temps qu’ils en sont la conséquence) sur le type de relation d’objet et manifestent une certaine représentation de soi et du monde. Nous chercherons à appréhender plus précisément laquelle. Les émotions sont notre premier langage, condition d’une certaine familiarité entre les êtres. L’alexithymie est donc à la fois origine et conséquence des difficultés relationnelles : Difficultés à communiquer, à se représenter l’état affectif de l’autre, à exprimer ses propres sentiments, à s’identifier et à faire preuve d’empathie. Elle pourrait résulter, entre autres, d’interactions précoces carencées, et engendrerait, à terme, des relations pauvres et une communication trop impersonnelle avec l’environnement. (Keltikangas-Järvinen, 1985 ; Bertagne, 1992) Les interactions précoces n’ayant pas permis d’apprendre à identifier ses éprouvés, ceux-ci éprouvés demeurent paradoxaux, inexplicables : pour ne pas devenir fou il ne peut que se déconnecter de ce vécu sensoriel et émotionnel. que nous faisons l'hypothèse que certains d'entre eux, à l’instar de certains autistes, s’avèrent hypersensibles, littéralement « écorchés » sous leur carapace. 115 Mac Dougall, J. (1982). Cette expression est proche de celle employée par Marty dès 1963. 116 Corcos et al, (2003, p. 55) 117 Sans qu’il s’agisse de la logique surinvestie du paranoïaque : justement pas de passion ici, pas d’investissement, ne serait-ce que parce que la voie somatique permet déjà une décharge et que cette logique n’est pas une mise en forme du délire, mais tout ce qu’il reste d’une pensée désaffectivée. (Dejours, p. 87 ) 49 Relationnelle, l’alexithymie concerne indissociablement le rapport à soi et le rapport à autrui. C’est avec lui-même qu’il ne communique pas ; avec ses propres émotions auxquelles il n’a pas accès et qu'il ne peut donc transmettre à ses proches. Non par pudeur ou entêtement mais parce qu’il n’a « rien à dire », puisque il ne peut y accéder lui même, comme s’il n’avait nulle intimité psychique, nulle « familiarité » avec son monde intérieur. Laissons la parole à Corcos pour résumer l’hypothèse commune de ces auteurs, concernant l’aspect dynamique et intersubjectif précoce de l’alexithymie : celle-ci s’apparenterait à un processus de gel émotionnel « laissant en friche tout un terreau pulsionnel non mentalisable et innommable de par son caractère potentiellement désorganisateur. Elle renverrait à un processus anti-objectal118, défense par insensibilité qui répondrait à des mécanismes très tôt structurés dans l’enfance liés aux angoisses générées par la séparation psychique d’avec la mère. Mécanismes visant à le protéger de l’attraction pour l’objet primaire insatisfaisant… véritable trou noir aspirant le sujet »119 La littérature n’offre pas de travaux portant directement sur l’image du corps, et c’est à partir des travaux sur le fonctionnement psychique global de ces patients que nous aurons à construire nos hypothèses. Mais on sait que l’émotion partagée dans le corps à corps mère-nourrisson constitue le socle de l’image du corps à venir. En outre, ces relations aux choses et aux personnes fournissent des indices concernant la relation à soimême et à son corps. La constitution de cette image s’ébauche bien avant la distinction topique entre moi, ça et surmoi, ancrée dans les interactions précoces, lesquelles permettront ou non l’intégration d’une enveloppe contenante où puisse s’investir l’investissement narcissique princeps. C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire de revenir sur la dimension économique de l’alexithymie, l’image du corps étant ancrée dans les investissements libidinaux successifs. B- Approche économique de l’alexithymie : L’économique constitue le deuxième volet du « tryptique » de la métapsychologie freudienne, sa dimension la plus biologique puisqu’elle concerne la charge pulsionnelle. Laplanche et Pontalis (1967) définissent l’économique comme ce qui renvoie à l’énergie libidinale, ses investissements et contre-investissements. Cette énergie circule, elle est susceptible de diminution, d’augmentation, de déplacement. Elle vise la décharge, et peut aboutir notamment à la répression, au déplacement, au refoulement, à la sublimation.120 a) Dans la lignée de Marty, les hypothèses économiques de MacDougall : Dans la perspective de la représentation du corps et des affects, la conception de Mc Dougall pose la question de l’alexithymie en termes économiques, puisqu’elle l’envisage comme une défense pare-excitatrice contre des affects débordants, 118 Anti-objectal est à entendre au sens de « relation à distance » et de rapport « allergique » à l’objet. Ce type de relation, caractérisée par une certaine froideur et une forme de mise à distance de l’objet, avait été décrite par M. Bouvet (1967) à propos des sujets ayant une structure de personnalité « prégénitale ». Cette distance donnait lieu à une relation d’objet appauvrie, précaire, voire impossible. 119 Corcos, M. et al, (2003 pp. 50-51) 120 Freud, S. (1915) Pulsions et destins des pulsions ; Corcos et al, (2003) 50 et ce, à propos de la boulimie, pathologie majeure de l’image du corps. L’incapacité à lier les affects les rend proportionnellement trop excitants, comparés au manque de représentations. L’affect non représenté fait effraction, c’est-à-dire qu’il prend une dimension traumatique : Autrement dit, dans ces troubles, la problématique est économique avant d’être topique. (Pédinielli, 1985). En effet, les difficultés de l’alexithymique concernent les affects, l’investissement libidinal, la gestion émotionnelle. De plus, ce fonctionnement précocement mis en place renvoie à une période préoedipienne où les instances ne sont pas encore clairement différenciées, le sujet et l’objet étant encore mal différenciés. La précocité du stade psychique auquel renvoie l’alexithymie d’une part, l’hypothèse d’une rupture entre le réservoir du ça et le moi121 (Marty, 1973, 1980) d’autre part, rendent finalement presque indissociables les questions économique et topique dans l’alexithymie. En effet cet effacement fonctionnel dont les conséquences sont essentiellement économiques, aboutit à une problématique topique dans la mesure où la distinction des instances (ça-moi-surmoi) semble présente de manière plaquée et non symboligène d’après Marty (1980) (hyper adaptation de surface). Les distorsions économiques, quantitatives, finissent par entraîner des modifications qualitatives122. b) Répercussions de la dimension traumatique sur la structuration psychique Cette répression massive d’affects (dimension économique) empêche les investissements fantasmatiques « normaux », d’où un mode de pensée collé au réel (on passe du trop au trop peu). Ce fonctionnement opératoire conduit donc à une désorganisation de l’appareil mental (que décrivait Marty, 1963). Par conséquent si « l’inconscient reçoit mais n’émet pas»123, ce déséquilibre économique a des incidences sur la structuration topique précoce du sujet, comme nous le verrons plus loin. A cet égard, Corcos et al. écrivent que : « Plus qu'une absence de vie fantasmatique, à l’origine d’une pensée opératoire, on note par éclats une activité fantasmatique intense, crue »124, qui « semble renvoyer à des zones psychiques archaïques intraduisibles verbalement. Ce n'est pas que ces sujets ne fantasment pas»125, mais ils semblent ne rien penser de leurs fantasmes, comme si ces fantasmes étaient le pur produit d’une activité synaptique, sans incidence psychique. Comme si le sujet se représentait lui-même comme un automate, ce qui impliquerait la coexistence d’un schéma corporel intact et d’une image du corps appauvrie par rapport à des sujets non alexithymiques. Les émotions sont inaccessibles au sujet, faute d’une certaine intimité psychique avec luimême et en raison d’une rupture de communication totale avec son monde interne, gelé. (Corcos et al, 2003) Mais cette absence de circulation n’est pas synonyme d’absence de représentation126. Aussi pouvons-nous nous attendre à voir s’esquisser une représentation du corps. 121 « Le réservoir du ça n’est pas vidé mais presque clos » Marty, P. (1980, p. 63) Ce que Canguilhem (1966) notait déjà à propos des maladies somatiques et des constantes biologiques 123 Marty, P. (1980, p. 63) 124 Corcos, M. et al., (2003, p. 59) 125 ibid. 126 Dans la revue de la littérature on s’aperçoit que seul Smadja (1998) considère que le patient opératoire souffre d’une absence de libido 122 51 Après avoir cerné sa dynamique conflictuelle à travers les interactions précoces, nous avons constaté que la question économique du manque d’investissement libidinal fondamental ouvre sur la dimension topique. Or l’approche topique des fonctionnements limites proposée notamment par Dejours (2001), contribue à éclairer l’alexithymie dans la perspective de l’image du corps. Par un détour théorique revenant sur la notion de clivage, on peut poser l’hypothèse que certaines caractéristiques communes de l’image du corps se retrouveront dans l’alexithymie, en dépit de la variabilité des structures qu’elle recouvre. C - Approche topique : a) Rappels sur la topique freudienne La fiction de l’appareil psychique proposée par Freud se situe dans le contexte de son travail avec des patients névrosés. La clinique des pathologies non névrotiques et notamment des pathologies limites amène à repenser les deux topiques. Avec les deux notions d’"inconscient originaire" et de "clivage du moi", Freud introduit l’idée que l’inconscient ne se limite pas au refoulé mais qu’il comprend tout un secteur inaccessible à la parole et aux représentations fantasmatiques. Dès 1914, donc, se trouvent jetées les bases d’une « troisième topique »127, largement étudiée depuis en raison du nombre croissant de pathologies « limites ». b) La troisième topique L’introduction du narcissisme128 conduit Freud (1914) à formuler l’hypothèse d’un inconscient non pas refoulé, mais originaire, préexistant au refoulement dynamique. La notion de clivage du Moi, introduite à propos du fétichisme, rend compte de la possible juxtaposition, dans le psychisme, de deux « attitudes » radicalement différentes à l’encontre de la réalité et des représentations. Bergeret (1975), puis Green (1990) décrivent ainsi chez certains analysants la superposition de deux fonctionnements : une partie de la personnalité, structurée sur un mode oedipien, avec ou sans élément de fixation névrotique, trouve son prolongement dans l’inconscient refoulé ; l’autre part du psychisme demeure hors représentation, constituant l’inconscient originaire, sans mémoire, ce qui amène Dejours à le qualifier d’« amential »129. Cette partie de l’inconscient, qui se déploie de l’autre côté de la barrière étanche dressée par le clivage échappe au refoulement et à l’interprétation. Ces éléments éclairent donc tous les fonctionnements dits « limites », y compris ce que Marty décrivait comme des névroses de caractère ou de comportement ainsi que le fonctionnement opératoire qu’on retrouve dans l’alexithymie. La psychopathologie de la vie quotidienne et la symptomatologie névrotique constituent des voies de passage entre inconscient refoulé et système préconscientconscient. En revanche, entre la conscience et cet inconscient sans mémoire qui ne se plie à nulle symbolisation, les règles de circulation diffèrent de celles décrites dans la 127 Dejours, C. (2001, p. 84) terme emprunté à P. Näcke (1899) et d’abord employé, comme celui de clivage, au sujet de la perversion 129 Dejours, C. (2001, p.88). Du grec mentia, mémoire, précédé du a privatif 128 52 première topique130. A côté d’une adaptation de type névrotique, l’inconscient amential se manifesterait à travers des éléments primaires, sans rapport avec cette première attitude, et donnant lieu à toute une symptomatologie non névrotiques : délire de persécution, automatisme mental et hallucinations, somatisations ou encore passages à l’acte. On sort ici du champ de la névrose pour rentrer dans celui des émergences de processus primaires. L’inconscient refoulé, produit de l’éducation et des interdits, résulte d’un échange entre l’enfant et l’adulte concernant un contenu qui est alors, représenté, puis interdit ou dévié vers d’autres modes de satisfaction. L’inconscient amential, « formé hors de toute pensée propre à l’enfant …, est la réplique au niveau topique des zones du corps exclues » 131 du processus d’érogénéïsation du corps. Remplissant le vide laissé là où nulle interprétation n’a été donnée, ce secteur de l’inconscient est caractérisé par l’absence de pensée. (Dejours, 2001) Ses manifestations sont rares, car le clivage institue une barrière relativement étanche : d’où cette hyper adaptation et cette hyper normalité des alexithymiques, en dehors de brefs moments de désorganisation, somatisations, ou autres émergences dévastatrices de l’inconscient amential, qui passent outre le préconscient et se déchargent au-dehors. Toutefois, le plus souvent, ces sujets restent à l’abri, «parfois toute leur vie durant, de toute décompensation et de tout passage à l’acte »132. Tant que le clivage fonctionne, l’inconscient amential reste silencieux, le discours opératoire traduisant le manque d’épaisseur du préconscient et de l’inconscient refoulé, comme si la barrière du clivage était dressée tout près du conscient et que se déployait derrière un océan d’expériences éparses, non intégrées, gelées. Concernant notre problématique sur la représentation du corps, il faut rappeler que cette absence de représentation n’est pas absence d’affect. au contraire, là où il n’y a pas eu représentation, l’affect a, proportionnellement, une importance majeure, puisqu’il est seul, délié. Quelle conséquence pour l’image du corps ? Tel un mouvement pulsionnel qui aurait avorté, échoué à nourrir les relations, l’affect retourne se ficher dans le corps. L’affect mis hors-jeu et hors-je reste délié et le moi-corps de l’alexithymique risque bien de s’en trouver affecté, dans sa dimension la plus biologique qui soit. Ces rappels sur la « troisième topique » et le fonctionnement psychique profond permettent d’envisager l’alexithymie comme un moyen coûteux d’endiguer les émergences en processus primaires de cet inconscient amential : « Ces patients se maintiennent grâce à des comportements et un mode de pensée correctement articulés avec la réalité. La digue mise en face de l’inconscient amential est sous le règne d’une pensée logique et opérationnelle, coupée de l’inconscient. »133 Concrète ou abstraite, cette pensée n’est pas hyper-réaliste, mais factuelle : le corps, les affects et les relations font partie de la réalité. Aussi serait-ce « une erreur de croire que la pensée opératoire est une simple photographie de la réalité »134 130 Il est important de préciser, que « le clivage existe chez tout un chacun, » névrosé ou non. La différence dépend du maintien, ou non d’un certain équilibre topique entre les deux zones. (ibid. p. 90) 131 Dejours, C. (2001, p. 85) 132 ibid. 133 Dejours, C. (2001, p. 86-91) 134 Dejours, C. (2001, p.88) 53 Ainsi, la conceptualisation d’une troisième topique permet de mieux comprendre que c’est cet inconscient, violent et cru, qui sous-tend l’existence de l’alexithymique, la rupture de communication avec son monde interne le mettant à l’abri d’une régression massive vers la décompensation psychotique ou somatique. (Dejours, 2001 ; Green, 1990) Conclusion sur l’alexithymie : L’alexithymie apparaît donc comme une carence de mentalisation, réaction par insensibilité face à des affects inélaborables. Il s’agirait d’une position caractérisée par des défenses opératoires en réponse à la menace narcissique que représentent à ce stade de dépendance, les émotions et les affects (comme signes de l’existence d’un autrui différencié et autonome.) Elle pourrait correspondre, sur un continuum allant du normal au pathologique, à une position centrale entre la non –intégration de la position schizoparanoïde et l’intégration du bon objet interne décrites par M. Klein. Le sujet régresserait vers cette position ou s’y fixerait (selon que l’alexithymie est primaire ou secondaire) devant la menace d’une surcharge d’excitation traumatique. Autrement dit il n’y a pas d'étiologie univoque établie dans l’alexithymie, tout simplement parce qu’actuellement l’avancée des recherches, dans tous les domaines, montrent que rares sont les cas où une étiologie unique et isolable peut être repérée concernant la pathologie psychique ou somatique. L’alexithymie résulte, au même titre que toute manifestation humaine, d’une intrication de facteurs, génétiques et environnementaux, innés et acquis, hormonaux et affectifs, cognitifs et relationnels. En outre, la diversité des formes cliniques rencontrées, la diversité des rôles aussi que peut jouer l'alexithymie chez chaque sujet concerné, montre bien que pour chacun, le poids et l’interaction réciproque de ces différents facteurs varient, de même que ses conséquences. C’est vers la conception de Petot (1996) que nous nous tournerons pour une conclusion qui ouvre des pistes de réflexion sur l’alexithymie. L’auteur pose un regard critique sur cette notion trop souvent considérée d’après elle comme un facteur de vulnérabilité somatique alors même que (elle cite de nombreuses études), les recherches montrent que l’alexithymie augmenterait pendant la phase aiguë d’une maladie et se résorberait après elle, comme si la maladie induisait un gel émotionnel, et non l’inverse. Quoiqu’il en soit, il ne s’agit pas d’en rester à la causalité linéaire et Petot cherche surtout à rappeler que si l’alexithymie est une notion appuyée sur celle de fonctionnement opératoire, alors on ne peut l’envisager que de façon négative : Marty dit bien que la pensée opératoire et son corrélat, la dépression asymptomatique, essentielle, prennent le pas sur toute forme de symptomatologie. Par conséquent, la présence, affirmée par de nombreux chercheurs, d’alexithymie dans les intervalles libres de troubles mentaux, ou chez les sujets présentant des symptômes dépressifs, ne peut être considérée comme la cause de leur difficulté : la vie opératoire, telle que définit par Marty, remplace tout éclosion psychopathologique. Ce sont toujours des sujets non patients psychiatriques qui sont concernés. Comment expliquer dès lors ces corrélations entre alexithymie et toxicomanie, ou encore troubles du comportement alimentaire, Marty précisant que seuls les intérêts strictement vitaux sont assurés ? Pour Petot, si l’on veut garder la notion d’alexithymie, il faut alors l’envisager tout autrement, non pas seulement comme pauvreté cause du désordre mais, comme conséquence, peut-être, du tableau somatique, lorsqu’il y 54 a maladie ; et surtout comme richesse potentielle, le sujet évitant ainsi une désorganisation massive. (Petot, 1996) Dimension ou structure, défense protectrice ou facteur de vulnérabilité, l’alexithymie en ses multiples modalités peut aussi apparaître, dans certains cas, comme un moment, sinon de réorganisation, du moins de « maintenance » du psychisme, comme si le sujet s’absentait pour un temps de lui-même afin d’éviter certains dégâts psychiques. (dépression majeure, délire…) C’est seulement lorsqu’elle s’enkyste que l’alexithymie n’est plus « issue potentielle » mais fonctionnement trop coûteux, délétère pour le sujet et partant, pour son environnement. Chap 3. L’image du corps L’image du corps a été et est encore, l’objet d’un nombre incalculable d’études, en psychologie, clinique comme sociale, en histoire même. L’intérêt pour cette question dépasse le champ des sciences humaines et s’étend aux neurosciences : comme l’alexithymie, l’image du corps constitue un champ d’investigation propice à la rencontre de nombreuses disciplines, de la psychanalyse à l’approche cognitivo-comportementale en passant par la pensée systémique. En revanche, comme on l’a dit en amont, l’association de ces deux thématiques révèle un « vide » dans la littérature. Sous la masse d’articles et d’ouvrages concernant l’un ou l’autre domaine, s’ouve donc un créneau encore peu étudié : la manière dont les sujets alexithymiques se représentent leur corps. Cette question peut paraître naïve mais finalement aucune recherche ne fournissait vraiment de réponse. L’image du corps, objet d’innombrables études concernant les danseuses ou les sportifs de haut niveau, semble ne pas avoir été étudiée chez les sujets ayant une difficulté majeure d’identification et d’expression des émotions. Or on connaît le lien qui unit émotions, corps, interactions, représentation de soi. Même avec un effort de synthèse intense, rappeler les diverses approches psychologiques de l’image du corps nécessiterait un travail de fin d’études à part entière, sorte de méta-analyse presque inépuisable. Le paradoxe est donc semblable à celui rencontré dans l’alexithymie : au milieu d’un foisonnement d’informations et de théories dont nous ne pouvons ici rendre compte, même en les survolant superficiellement, on découvre un « blanc » théorique concernant l’image du corps de ces sujets, image que déjà, nous supposons elle-même se dessiner en négatif. Nous ne tenterons donc pas d’être exhaustif, sur un sujet très étudiée depuis quelques années, sans doute en raison du nombre croissant de problématiques narcissiques rencontrées dans la clinique (Jeammet et Corcos, 2005) : l’image du corps n’est-elle pas le soutien fondamental du narcissisme, ancrée dans les toutes premières représentations du sujet ? Nous ne choisirons pas non plus de ne présenter qu’une théorie, parce que l’image du corps, fondamentalement singulière, échappe à tout dogmatisme et qu’une théorie, si elle aide à penser la réalité, ne mérite jamais d’être réifiée, comme nous l’ont rappelé pendant cinq ans les enseignants de l’EPP. Nous tenterons plutôt d’esquisser une base théorique intègrant les principaux éléments ayant nourri notre réflexion sur l’image du corps dans l’alexithymie. 55 Toutefois, pour éviter « l’impasse du syncrétisme »135, nous avons choisi de circonscrire notre recherche à l’approche psychodynamique, et de laisser de côté les travaux réalisés dans le champ de la neuropsychologie, évoqués plus haut, ainsi que des courants de la psychologie (cognitive, humaniste et systémique essentiellement) puisque leur exposé n’aurait débouché sur aucune mise en pratique méthodologique. Après avoir redéfini les termes essentiels, nous reviendrons sur l’image inconsciente du corps décrite par Dolto. Puis, dans une perspective de cohérence avec les travaux présentés précédemment, nous envisagerons les conceptions de l’image du corps que soutiennent notamment Debray et Dejours, bien qu’ils présentent des divergences théoriques avec les auteurs employant la notion d’alexithymie. Enfin, en écho aux questions qui ont émergé de la partie précédente136, nous ferons appel au Moi-Peau d’Anzieu pour interroger la question du contenant corporel. De ces théories très riches dont la revue a été faite de nombreuses fois, nous ne rappellerons que ce qui concerne directement notre problématique, On a vu plus haut la place première que Freud reconnaissait au corps, et la manière dont ce corps se trouvait ‘subverti’ et érogénéisé par le fantasme, mais aussi aboli dans l’hallucination négative. Le corps, racine du psychisme, condition sine qua non de toute existence, n’est pas envisagé par les psychanalystes au plan anatomique, socioesthétique ou de ses performances. Il est envisagé en tant qu’il est porteur et vecteur de désir, lieu d’enracinement-mais non point d’arrivée- de la pulsion. (Freud, 1915). Ce corps qui ne survivrait pas sans les soins maternels (Winnicott, 1956) est d’emblée marqué par l’altérité et le désir, et l’image du corps est donc indissociable des interactions précoces du nouveau-né avec l’environnement, et du vécu fantasmatique qui les accompagnent. (Dolto, 1974) I –Définitions de l’image du corps « L’image du corps est au confins de la psychologie et de la médecine : elle est « image », c’est-à-dire réalité psychique. Et elle est corps, c’est-à-dire réalité somatique». 137 Introduction : Schéma corporel, image du corps, représentation de soi Bonnier, neurologue, propose en 1893 le terme de schéma corporel pour rendre compte des conséquences de certaines lésions cérébrales sur la motricité du sujet et son orientation spatiale. Schilder, (1935), montre qu’outre un phénomène purement cortical, le schéma corporel est indissociable d’un autre vécu, émotionnel, lequel résulte d’abord des besoins biologiques. Schilder introduit la distinction sur laquelle Dolto insiste longuement (1984). Neurologue, psychiatre et psychanalyste, il souligne que l’image du corps « prend naissance sur la base des expériences affectives de l’individu », tandis que le schéma corporel résulte des 135 Expression employée par V. De Thuy-Croizé le 27.02.06 notamment la question du contenant et du pare-excitation dans l’alexithymie. 137 Sanglade, A. (1983, p. 105) 136 56 « informations perceptives »138. Depuis, on a coutume d’opposer schéma corporel et image du corps, le premier constituant une notion neurologique et désignant un repère relativement similaire d’un individu à l’autre, tandis que le second relèverait plutôt de la psychologie. C’est donc avec Schilder que la notion d’image du corps devient une notion explicitement psychanalytique. Explicitement, car selon Dolto, Freud s’est servi, sans la théoriser, de cette notion, « puisqu’il privait ses patients de toute satisfaction génitale pendant la cure ».139 Le schéma corporel constitue cet état de base du corps sur lequel nous ne focalisons pas notre attention mais qui est une condition indispensable pour que nos gestes soient adaptés et adroits, comme le rappellent les adolescents dont le schéma corporel en plein remaniement suscite gaucherie et maladresse. Socle commun globalement identique d’un sujet à l’autre il nous permet de comprendre et d’anticiper les gestes d’autrui. Dolto le définit comme « une réalité de fait », notre vécu charnel et moteur « au contact du monde physique »140. Génétiquement programmé, il permet l’orientation temporelle, la mémorisation non consciente et la mise en œuvre automatique de schèmes d’actions, nous permet d’évaluer notre position dans le monde physique environnant, la force à mettre en œuvre, … Il évolue à mesure de la croissance physiologique puis se stabilise, et est sous-tendu par des cartes neurales, notamment pariétales, sollicitées pour chaque adaptation de la motricité. L’atteinte du schéma corporel est d’ordre neurologique141. Le Moi est avant tout corporel, les représentations sont d’abord représentations de changement, de mouvements, fondant en même temps la différence avec l’extérieur et les bases de l’unité de soi. L’image du corps est une représentation inconsciente et précoce de soi moi corporel en tant qu’il est différencié du monde environnant. Autrement dit dans notre étude, nous aurons à nous attarder sur cette image non seulement en tant que contenu, mais également comme contenant, apte à contenir le soi, différencié de l’environnement. L’image du corps permet la personnalisation (Winnicott, 1971), c’est-àdire l’instauration du Self à l’intérieur du soma. Elle est alors séparatrice et unifiante, double condition de l’identité et de la relation (par opposition à osmose). C’est cette image qu’Anzieu conceptualise et étudie en ces multiples dimensions à travers la notion de Moi-Peau. L’image du corps, intégrative des expériences, scelle donc notre rapport au temps. (Andronikof-Sanglade, 1983 ; Dolto, 1984). Rapport à l’espace avec le schéma corporel, au temps avec l’image du corps, ces deux coordonnées dessinent le cadre de notre rapport aux autres, qui se cristallise dans la représentation de soi. « Il s’agit du corps que l’on donne à voir. Ce sont les qualités que nous attribuons à notre Moi-corps qui vont conditionner nos relations aux autres. La représentation de soi est étroitement tributaire de nos relations aux autres »142 et rétroagit en retour sur ces liens que nous établissons avec eux, selon qu’on se sent solide ou vulnérable, désiré ou rejeté. 138 Schilder (1935) cité par Clerici et al (1990, p. 488) Dolto, F. (1984, p. 24) 140 ibid. p. 18 141 Se traduisant à travers divers syndromes tels que l’hémiasomatognosie, où une atteinte cérébrale empêche le sujet de reconnaître comme sienne la motié gauche de son corps par exemple. 142 Andronikof, A. (1983, p. 106) 139 57 Cette notion charnière, qui montre combien sont indissociables narcissisme et relations d’objet, est particulièrement étudiée aujourd’hui car elle constitue le levier thérapeutique de la prise en charge des patients limites, mais aussi névrosés et/ ou déprimés. En tant que cible du travail thérapeutique, elle permet de renforcer la solidité interne du sujet143, et concerne aussi bien le champ de la psychosomatique que des troubles cognitifs : Gibello (1995) et Berger (1999) insistent sur cette représentation dans leurs travaux sur les enfants instables, dont la carence de mentalisation évoque parfois l’adulte alexithymique et son recours à l’agir. Si ces distinctions sont utiles au plan théorique en tant qu’elles correspondent à des lignes de développement spécifiques, elles sont, comme le montre Dolto, en interaction et contribuent ensemble à la représentation de soi. « On peut les considérer comme différents « moments » de l’édification du Soi, chacune d’entre elles rendant compte d’une de ses composantes fondamentales. »144 Ainsi le schéma corporel appartient au sensori-moteur, au non langagier, au « corps vécu »145; l’image du corps au champ du préconscient, dont on connaît l’importance cruciale pour le fonctionnement psychique selon P. Marty, son dysfonctionnement bouleversant l’ordre psychosomatique (1980). Ce faisant elle fonde l’accession au symbole, par le biais des castrations symboligènes et de la différenciation Moi / autrui ; « enfin la représentation de soi constitue le corps externe du Soi psychosomatique, de par sa relation aux autres et à l’environnement »146. 1. L’apport spécifique de Dolto A. La distinction schéma corporel – image inconsciente du corps Dolto insiste sur la différence et la complémentarité du schéma corporel et de l’image du corps : le schéma corporel renvoie au besoin, qui est satisfait par un Autre, dont les gestes et les soins sont imprégnés de son propre désir. L’image du corps se construit au cours de ces échanges accompagnés de mots et d’émotions qui permettent que ces gestes prennent sens et que le corps de l’enfant soit humanisé (Dolto, 1984). « C’est par les deux processus de tension de douleur ou de plaisir, d’une part, paroles venues d’un autre pour humaniser ces perceptions, d’autre part, que le schéma corporel et l’image du corps sont en relation »147 L’image du corps, propre à chacun, éminemment inconsciente, est décrite par Dolto quasiment comme la symétrique inverse du schéma corporel : singulière, fantasmatique, en permanente évolution, fruit de l’expérience interpersonnelle du sujet, elle se constitue progressivement, comme faite de plusieurs feuillets pour reprendre le terme de Freud à propos du Moi (1895a), à mesure des stades du développement psycho-affectif, et sa genèse est indissociable des interactions précoces au cours desquelles le besoin se lie immanquablement au désir. 143 travail sur le contenant, sur le narcissisme, que Winnicott qualifie de pré-thérapeutique et dont Ferenczi pressentait l’importance. (in Psychanalyse IV, PARIS : Payot éd. de 1982) 144 Andronikof-Sanglade, A. (1983, p. 105) 145 en référence à la distinction proposée par Ajurriaguerra entre corps vécu et corps connu, 1965, cité par Andronikof-Sanglade, 1983 146 Andronikof-Sanglade, (1983, p. 110) 147 op. cit p. 41 58 De même que l’image du corps peut être saine malgré un schéma corporel marqué par un handicap, elle peut être défaillante et pathogène en dépit d’un schéma corporel intact. L’atteinte de l’image du corps ne se traduit pas par un syndrome neurologique, mais par une maladie, du trouble majeur de l’identité à l’anorexie en passant par la dépression ou les décompensations somatiques. (Dolto, 1984) Est-ce que ces interactions « non relationnelles » se traduiraient chez l’alexithymique par une difficultés à se représenter et investir son corps, l’amenant à le délaisser, ou à le méconnaître comme source de plaisir et d’émotions ? Et est-ce qu’en retour, cette image défaillante ne l’empêche pas d’avoir accès à son propre ressenti ? B. Structure de l’image du corps : images de base, fonctionnelle et érogène L’image inconsciente du corps, tissée d’éléments verbaux et non verbaux, de gestes et d’expériences diverses, se structure au fil du développement biologique de l’enfant et des interactions qu’il suscite, nécessaires à la survie mais chaque fois singulières, entre la mère et l’enfant. Dolto considère l’image du corps comme la synthèse de différentes images, intriquées mais dont la distinction va nous aider à comprendre, peut-être, ce qui est atteint quand l’identification des émotions est impossible. L’image de base est, comme son nom l’indique, est la base même du Self, le fond même du sentiment d’exister. Elle correspond au vécu de continuité du nourrisson, en dépit des changements, déplacements et expériences successives. L’être humain, assujetti à l’ordre du besoin est donc, à sa naissance, dépendant des soins de l’environnement. D’où l’importance que l’enfant soit suffisamment investi narcissiquement par la mère pour qu’elle identifie ses besoins et garantisse la continuité de son sentiment d’exister en rétablissant une homéostasie qu’il n’a pas les moyens de préserver lui-même. L’image de base découle de cette continuité temporelle et spatiale qui érogénise le corps dans une continuité de sens. L’image du corps primordiale n’est autre que cette symbiose nécessaire pour intégrer la permanence d’être. Elle est la condition de la vie psychique, image très liée à la survie. C’est de cette continuité narcissique, de cette « mêmeté d’être, que provient le sentiment d’exister »148 Ce sentiment arrime le corps au narcissisme et confère au sujet le sentiment de sa propre existence. Le narcissisme est donc avant tout continuité, par opposition au vécu inélaborable d’écroulement des enfants autistes et psychotiques. Cette image de base, selon qu’elle est altérée ou intacte, permet ou non à l’être humain d’exister : il ne s’agit pas du narcissisme primaire, mais encore en-deçà, de son existence en tant qu’elle est désirée par ses géniteurs. Elle ne peut être atteinte sans que surgisse une représentation archaïque de mort, de menace sur l’existence, non verbalisable et se traduisant par des « éclipses de narcissisme 149», des désorganisations somatiques, réponse à un danger interne, une menace vitale. Cette image de base, comme toute image du corps, évolue à chaque stade, d’abord respiratoire-olfacto-auditive, puis orale, anale… C’est à ce stade précocissime que l’on peut le mieux saisir le conflit entre pulsions de vie et de mort. C’est à ce stade de narcissisme primaire que se révèle le plus visiblement une lutte dans laquelle les pulsions de mort peuvent demeurer prévalentes (ce qui n’aboutit pas nécessairement à la mort réelle du nourrisson mais peuvent prend 148 149 Dolto, F. (1984, p. 50) ibid. 59 diverses orientations : faux-self, autisme…), lorsque les expériences corporelles n’ont pas été contenues et médiatisées par le Moi auxiliaire de la mère, quand celle-ci, pour des raisons chaque fois singulières, traite « le nourrisson en paquet, en objet de soins, sans parler à sa personne. »150 Puis, se faisant suffisamment absence après avoir été totalement présente, la mère introduit les castrations qui permettent aux zones érogènes de se dessiner en lieu et place des creux laissés par le désir insatisfait. La castration symboligène est interdit portant sur la manière dont l’enfant cherche à réaliser son désir. Elle est donc avant tout reconnaissance, qui prend acte du désir de l’enfant. Ces zones érogènes, contiennent la possibilité, pour chacun de nous, de faire le deuil de l’omnipotence, dans la mesure où elles sont marquées par l’altérité, qui nous est ainsi rappelée à chaque instant. Nous ne reviendrons pas plus longuement sur ce sujet, dans la mesure où c’est plus la structure même de l’image du corps qui nous intéresse ici, si riche soit la description de Dolto. La deuxième composante de l’image du corps est l’image fonctionnelle, sthénique, dynamique. C’est par elle que « les pulsions de vie peuvent, après s’être subjectivées dans le désir, viser à se manifester pour obtenir plaisir ». 151 La troisième composante de l’image du corps est l’image érogène, centrée sur le lieu « où se focalise le plaisir ou déplaisir érotique dans la relation à l’autre »152 à tel moment. « L’image du corps est la synthèse vivante, en constant devenir de ces trois images, reliées entre elles par les pulsions de vie, lesquelles sont actualisées par le sujet dans l’image dynamique »153 fonctionnelle qui vise l’accomplissement du désir du sujet. C. Constitution de l’image du corps : une image à la fois stable et en évolution L’image du corps intègre donc une foule de représentations de soi successivement formées, à chaque étape du développement. Olfactivo-respiratoire, orale, anale, puis intégrée sous le primat du génital, l’image inconsciente du corps porte les traces de nos interactions précoces et soutient donc, (plus ou moins bien) le narcissisme du sujet. A mesure que l’enfant grandit et que de nouvelles zones du corps sont découvertes, elles deviennent le lieu d’expériences, qui donnent –ou non- lieu à une érogénéisation progressive du corps, avant l’unification sous le primat du génital. Ainsi l’image du corps de l’adulte, encore dynamique et intégrative des nouvelles traces de plaisir et de souffrance, contient le précipité de toutes ces images archaïques, devenues inconscientes mais qui expliquent nos préférences et nos maladresses. (Dolto, 1984 ; Debray, 2005) A mesure des investissements successifs, l’enfant découvre des plaisirs qu’il tente de répéter. La mère verbalise ces désirs, interdit ce qui est dangereux, propose un substitut, interdit mais accueille ses demandes, se faisant ainsi témoin de son désir, 150 ibid., p. 52 ibid., p. 55 152 ibid., p. 57 153 ibid. p. 57 151 60 compatissant pour la frustration engendrée par les interdits. Ces castrations successives, (ombilicale, puis orale (du sein à la cuiller), anale, interdit du toucher, ) accompagnées de paroles qui verbalisent le manque de l’objet désiré, permettent à une image du corps partielle supplémentaire de se former. L’émotion éprouvée par l’enfant, le désir et la frustration, verbalisée et métabolisée par la mère, deviennent la chair de l’image du corps. L’alexithymique aurait-il manqué de mots, de compensation pour les barrières mises à l’accomplissement direct du désir, ce qui aurait donné lieu à une image du corps décharnée, statique, vide d’émotions et de créativité ? « Par introjection des paroles, des comportements de l’adulte, l’image du corps se structure depuis la première castration ombilicale, puis l’indépendance motrice … »154 L’image du corps ou plutôt les images successives du corps s’élaborent donc au rythme du développement de l’enfant, à mesure des épreuves de réalité et des castrations symboligènes. Le narcissisme est donc lié à ce déroulement, cette historicité, il assure la continuité de l’identité mais en étant remanié en fonction des épreuves auxquelles se heurte le désir de l’enfant (interdit du toucher, propreté…) Ces castrations sont symboligènes dans la mesure où elles permettent au narcissisme de s’organiser et donc sont la condition de l’autonomie à venir du sujet. D’objet du désir parental, l’enfant va devenir sujet, manquant donc, et non tout-puissant, mais porteur et vecteur de désir. « Si la castration est l’interdit radical opposé à la satisfaction recherchée et auparavant connue, il en résulte que l’image du corps se structure grâce aux émois douloureux articulés au désir interdit après que la jouissance et le plaisir en ont été répétitivement goûtés. »155 La mère barre la route à un certain type de satisfaction et cette castration n’est symboligène que parce qu’elle est médiatisée et qu’une autre voie est proposée pour la dérivation et la satisfaction du désir. Elle ne fait sens que parce que cette satisfaction a été expérimentée. Quelle image est atteinte chez le sujet alexithymique ? Fonctionnelle et érogène, certainement. Mais si l’atteinte de l’image de base conduit à la déliaison et à l’expression de la pulsion de mort, comment ne pas penser que le sujet alexithymique est atteint dans son narcissisme primordial, constitutif, précocissime, pour avoir manqué de cette nourriture humanisante, l’affect ? 2- Le corps, exigence de travail pour le psychisme. A. Le corps, lieu du désir et de l’altérité La pulsion n’est identifiable que par le biais de ses représentations psychiques.(Freud, 1905) L’enfant, comme on l’a vu plus haut, se représente d’abord son corps à l’aide du Moi auxiliaire maternel contenant pour les excitations incompréhensibles qu’il éprouve. Cette enveloppe maternelle réunit littéralement les parties du corps de l’enfant encore démantelées, « comme des pommes de terre dans un sac »156 Cette fonction d’intégration et d’unification aurait-elle manqué ? la mère du 154 Dolto, F. (1984, p. 170-171) Dolto, F. (1984, p. 71) 156 Bick, E. citée par Houzel, (2005) 155 61 futur alexithymique aurait elle été vécue par l’enfant comme ne pouvant contenir ensemble les parties de son corps et leurs expériences instinctuelles ? L’enfant dépendant du corps et de la disponibilité maternelle est donc d’emblée imprégné du désir et des éléments fantasmatiques de sa mère. Son propre corps est l’occasion d’échanges, et il garde la trace indirecte et non verbale des désirs de l’autre. (Dolto, 1984 ; Mac Dougall, 1982 ; Corcos, 2003) Au plan du besoin comme du désir, le corps ne va pas de soi. Parce qu’il dépend pour sa survie de l’environnement, parce qu’ensuite cette non omnipotence s’accompagnera de désir, et que ce désir devra être métabolisé, métamorphosé, au gré des castrations symboligènes, (Dolto, 1974) pour que l’enfant accède au statut d’adulte, sujet de son désir, et ne reste pas figé dans un autisme précoce, le corps devenant une « partie robot du Moi »157. Comment ne pas se poser la question de cette image, quand un patient alexithymique nous dit, au cours d’un entretien : « Le corps, c’est comme une voiture, il faut mettre de l’essence dedans » ? Qu’en a-t-il été, pour cet homme, du désir ? Ce désir est-il perdu momentanément, ou n’a-t-il jamais pu advenir, faute d’une différenciation psychique suffisante ? L’étude de l’image du corps devrait nous donner des éléments de réponse. L’image inconsciente du corps naît des premiers échanges non verbaux et se structure par la communication entre le sujet et l’autre, en fonction de la trace laissée par la frustration, l’interdit, le jouir réprimé ou différé.(Dolto, 1984) Elle est donc « à référer à un intersubjectif marqué d’emblée chez l’humain par la dimension symbolique. »158 Très concrète bien qu’enfouie dans l’inconscient, l’image du corps est cette représentation de « comment je suis au monde » (d’où l’intérêt d’une approche phénoménologique qui tente de saisir l’être-au-monde, le Dasein du sujet) qui détermine du plus profond de nous-mêmes notre manière d’investir -ou de ne pas investir- ce corps (très concrètement, à travers nos gestes, nos mimiques, nos expressions), pour aller -ou ne pas aller- vers l’autre. Là encore, l’étude de l’image du corps alexithymique pourra nous éclairer quant aux difficultés relationnelles. B- Pas de pensée sans corps, pas de moi sans autrui Dans la perspective phénoménologique comme dans la perspective psychanalytique, le corps apparaît donc comme le lieu à partir duquel se déploie progressivement la subjectivité. Quand bien même l’enjeu de ces rapports serait d’abord la dimension objective et instrumentale, biologique des soins, ces rapports provoquent par leur mouvement même des expériences de plaisir, déplaisir, chaleur, froideur, douceur, douleur, brutalité… « Le corps érotique, naît de ce corps physiologique. Entre les deux : les gestes de l’adulte sur le corps de l’enfant. La rencontre du corps de l’enfant déclenche chez l’adulte des sentiments et des affects, mobilise ses fantasmes»159 Cet inconscient infiltre les gestes de cet adulte avec qui l’enfant partage ses premières expériences, et se 157 Mac Dougall, J. (1991). Cette partie robot renverrait à la partie du Moi de l’enfant non libidinalisé par la mère, qui n’a pas été reconnu, accepté et médiatisé par l’Autre, c’est-à-dire ici, la mère. 158 Dolto, F. (1984, p. 37) 159 Debray, R. (2005, p. 85) 62 répercute ainsi sur sa future image du corps. Se dessinent alors une archéologie du corps érotique, histoire très intime qui restera en grande partie dans l’inconscient de la mère comme de l’enfant, sans jamais être explicitée ni accessible à la conscience. (Dejours, 2001 ; Debray, 2005) Ce qu’il y a de plus technique, de plus vital coexiste donc chez l’homme avec la naissance même de l’intersubjectivité, de l’affectivité invisible, indicible. Pourquoi rappeler cette évidence ? Parce que l’alexithymie est une forme de dissociation entre besoin vital et désir. Le corps vécu s’éprouve à travers des expériences affectives qui « normalement », le transforment d’emblée en corps érogène. Sans quoi le corps, insuffisamment investi de libido, demeure froid. C’est ce que Dejours appelle le « phénomène d’agénésie pulsionnelle », qui correspondrait à ce qu’on observe dans les fonctionnements opératoires.160 C – L’image du corps, fruit de l’élaboration des affects : L’image du corps, résulterait de la nécessité, pour tout être humain, d’élaborer ses mouvements pulsionnels. Le corps et ses expériences exigent un travail d’élaboration qui ne va pas de soi.(Debray, 2005) Sans les apports affectifs maternels, sans des déplacements et des compromis, le corps érogène ne se développe pas, il reste pris dans les toutes premières impasses du désir. (Dolto, 1984) Cette élaboration, si elle est chez l’adulte élaboration mentale, de la pensée, n’est pas au départ, pur processus intellectuel. Elle conduit à l’intériorisation et à la pensée, qui s’enracinent dans les interactions. La liaison, le lien est d’abord corporel et interpersonnel. L’image du corps est « du côté du désir »161 Or l’alexithymique pose magistralement la question du désir, autrement dit de l’image du corps et de la dissociation entre désirs et besoins. La psychanalyse nous rappelle les effets délétères d’un défaut de cet investissement princeps pour la constitution du sujet : désorganisation somatique grave de l’enfant, ou conduites ordaliques à l’adolescence, comportements addictifs, besoin de sensations fortes pour trouver ses limites, son unité et son identité, et légitimer son existence. Le tableau alexithymique décrit précédemment amène donc à se demander si cette image du corps est réellement vivante et dynamique, si elle joue son rôle d’intégration des expériences et des émotions. Si elle n’est pas, à l’instar d’une coquille vide, froide et désinvestie. Ce sont les échanges interhumains introjectés qui plus tard permettront la relation narcissique que le sujet aura avec lui-même (Dolto, 1984) Cette conception évoque effectivement le sujet alexithymique, dont il semble que le corps ait été insuffisamment touché par la subversion libidinale. L’alexithymie pose la question du passage entre l’éprouvé brut et la représentation psychique, l’investissement libidinal du corps. Comment concrètement, passe-t-on du moi 160 Debray s’interroge sur la réciproque et se demande si, en retour, la subversion érotique du corps physiologique a des conséquences sur les fonctions physiologiques. La clinique psychosomatique suggère que lorsque surviennent certains troubles du fonctionnement psychique, qui altèrent l’économie du corps érotique, apparaît en même temps un risque de maladie somatique. Le désétayage de la pulsion sur la fonction semble capable de faciliter une somatisation. » (Debray 2005, p. 86) 161 Dolto, F. (1984, p. 37) 63 corporel, à un moi qui pense, un moi « psychisé », indispensable pour ne pas être balloté de sensation en impulsion et constituer un sentiment d’identité ? Comment passe-t-on de la sensation à une image du corps partielle (orale, anale, phallique) puis à une image globale incluant l’ensemble des expériences ? Cette question concerne l’élaboration de la pulsion et la mentalisation des affects (donc de l’émotion). Il semble en effet que la problématique alexithymique se situe à la frontière de ces deux moments. Deux conceptualisations peuvent nous aider pour saisir la spécificité de l’image du corps alexithymique : la notion de « subversion libidinale », et le paradigme du Moi-Peau. II – L’image du corps dans la perspective de l’alexithymie A – L’image du corps comme contenu : la question de la subversion libidinale Dejours rappelle que l’organisation du corps érotique résulte du fait que les pulsions, s’étaient sur les besoins physiologiques (Freud, 1905, Dejours, 2001) En effet, le bébé éprouve à la satisfaction de son besoin un surcroît de plaisir, lié non seulement à la satiété mais à la dimension non-nutritive de la tétée : chaleur, caresse, exercice moteur de cette partie du corps, dont il découvre la dimension érogène. La satisfaction des besoins vitaux par les soins maternels rend d’emblée l’existence bien plus complexe qu’il n’y paraît : la survie du corps se dépasse elle-même, se métamorphose en organisation érotique et affective avec les expériences de plaisir et de déplaisir. « Les besoins primaires cèdent le pas aux jeux plus élaborés du désir »162. Cet étayage de la pulsion sur la fonction physiologique qui permet le plaisir est bien une « subversion », au sens étymologique du terme. Cette subversion de la nécessité, voilà qui est le propre de l’homme. Et il ne s’agit pas d’un plus, d’un simple surcroît de plaisir mais bien d’une subversion puisque « l’expression même de l’instinct chez l’homme s’en trouve profondément modifiée »163. Si au contraire l’individu ne peut accéder à l’ordre du désir, si cette subversion a manqué, si l’étayage de la pulsion sur la fonction s’est avéré insuffisant, que se passe-til ? Dejours montre que dans ce cas, l’énergie instinctuelle n’est pas contenue et canalisée dans un travail de liaison, ce qui conduit à des décharges brutes d'affects, sous forme de somatisations, de troubles du comportement ou de passage à l'acte. (Dejours, 1998) Le phénomène alexithymique relèverait donc d’un défaut de ce travail de liaison. Le problème est bien d’ordre économique, dans la mesure où la subversion libidinale164 n’a pas eu lieu. la pulsion reste dans le corps : la subversion a manqué pour permettre l’accès au statut de sujet porteur de son désir, ce qui expliquerait l’association si fréquente entre somatisations et alexithymie, la carence de fantasmatisation donnant lieu à des acting-in dans le corps. (Dejours, 2001 ; Corcos et al, 2003) En effet, si toute pensée naît des éprouvés du corps, alors l’absence d’éprouvé corporel devrait se traduire par une absence de pensée. Non pas absence de pensée en 162 Dejours, C. (1998, p. 84) 163 Debray, R. (2005 pp. 82-86) 164 Qui détourne l’énergie inhérente aux comportements pulsionnels bruts, et l’utilise à des fins érotiques 64 apparence, non pas « idiotie », mais absence de pensée vivante, subjective, absence de pensée à soi : on rencontre une pensée « empruntée »165, qui s’énonce sans affect, comme si le « corps n’y était pas » ; ne s’agit-il pas là précisément d’éléments qui évoquent la pensée opératoire décrite dans notre première partie, pensée factuelle, concrète ou au contraire hyper abstraite166, mais dans les deux cas, désincarnée, déracinée en quelque sorte ? Dejours rappelle comme Dolto que le corps érotique se construit dans les échanges affectifs, qui permettent ou non l’investissement narcissique et libidinal des zones corporelles, les unes après les autres. « Le corps subjectif se … développe dans la relation à l’autre. Et cette relation est inégale »167 La situation de « désaide » rend le nouveau-né dépendant de son environnement. Certes il est actif, vivant, il sollicite plus ou moins sa mère, mais quoiqu’il en soit le développement de sa sexualité au sens psychanalytique du terme reste tributaire des capacités de rêverie maternelle, des fantasmes de celle-ci, de l’inconscient parental, des failles spécifiques dans l’édification du corps érotique maternel. (Corcos et al., 2003) On constate ici la difficulté, finalement, de parler de l’alexithymie sans parler de l’érogénéïsation manquée du corps, et réciproquement, de la difficulté qu’il y a à aborder la constitution l’image du corps sans évoquer « l’issue » de l’alexithymie Si donc l’alexithymie et la pensée opératoire correspondent au plan de l’image du corps, à une défaillance du processus d’érogénéïsation, de la subversion libidinale, alors on comprend que les mouvements pulsionnels demeurés en suspens au cours des interactions précoces, ne trouvant pas d’issue dans l’élaboration psychique, se manifestent par des somatisations et autres « acting in » : c’est là ce que nous disent tous les psychanalystes qui se sont intéressées à ces problématiques, de Marty (1980) à Debray, 2005, en passant par Mac Dougall (1989), Dejours (2001) et Corcos et Jeammet (2003) Cette subversion se fait au cours des interactions précoces. L’excitation de l’enfant suscite chez l’adulte des « réactions variées liées à ses propres fantasmes et à la liberté dont il dispose avec son propre corps »168. Ces réactions sont parfois disproportionnées, lorsque la situation dépasse les capacités pare-excitatrices de l’adulte. Cette violence constitue une expérience inélaborable pour l’enfant. La subversion libidinale de cette partie du corps est enrayée et lorsque cette zone se trouve sollicitée, l’excitation est insupportable puisqu’elle ne peut être relayée par le deuxième temps, celui de la pensée. On assiste alors à la « cristallisation de zones froides »169, dépourvues de toute potentialité érogène. (Debray, 2005) Concernant l’image du corps dans l’alexithymie, il nous faut donc retenir que les zones non érotisées sont creuses, vides, non représentées psychiquement, parce qu’aucune expérience n’y est associée. Nous nous intéresserons à ce défaut de représentation dans les protocoles de Rorschach. En ce lieu d’agénésie pulsionnelle, d’expérience du vide, il ne saurait y avoir de représentation. C’est pourquoi lorsqu’elle est sollicitée par la suite, cette zone, dont 165 Debray, R. (2005, p. 91) voir l’article d’Andronikof (1996) L’abstraction au Rorschach comme mécanisme d’anti-symbolisation 167 Debray, R. (2005, p. 85) 168 Debray, R. (2005, p. 92) 169 ibid. p. 93 166 65 l’excitation n’est relayée par aucun fantasme, ne fera pas sens pour le sujet, ne génèrera aucune pensée, aucun souvenir, mais l’angoisse du vide, l’absence de ressenti, l’anesthésie, l’expérience du néant et de la mort en soi. Ce qui explique le recours à une pensée plaquée, conformiste. Cette pensée « d’emprunt » a le mérite de donner le change et d’éviter la dépersonnalisation et la décompensation, parfois pendant toute une vie (Debray 2005) … B –L’image du corps comme contenant : Le Moi-peau, métaphore nécessaire à l’étude de l’image du corps dans l’alexithymie. La question de l’image du corps n’est pas seulement la question du contenu de cette représentation mais celle de l’image du corps comme contenant précisément, contenant nécessaire pour que des contenus soient investis. S’il faut s’interroger sur le contenu de l’image du corps, elle est également à explorer dans sa fonction contenante : Permet-elle au sujet une intimité psychique avec soi-même lorsque des angoisses surviennent ? ses frontières contiennent-elles les excitations ? Bien que travaillant avec des névrosés, Freud s’intéresse à partir des années 1920, non plus seulement au contenu mais également au contenant psychique. Ses références au corps sont sans doute à l’origine des travaux de Bick sur la peau psychique et du Moipeau d’Anzieu. « Le Moi est avant tout une entité corporelle, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface »170. La cohérence et les limites du Moi proviennent donc de son étayage corporel. La limite est ce qui définit, dessine une forme (Gestalt). La limite est le point audelà duquel une chose s’arrête, cesse de s’étendre. L’absence de limites corporelles donne lieu au délire de dilution, et d’effluence. (Racamier, 1980) « Qui dit limite dit démarcation, séparation entre deux territoires voisins. »171 La limite, concernant le psychisme, est une métaphore spatiale, qui renvoie à l’existence d’un espace psychique. Non seulement il y a des limites du corps, mais en outre le corps est lui même limite, interface entre le monde interne et externe. « Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques à partir de son expérience de la surface du corps »172 : Autrement dit l’image du corps n’est pas une image plate et inerte, mais bien un contenant dynamique. Sorte de pré-moi corporel qui se développe, soutenu par la tendance innée au développement de l’enfant et surtout par les fonctions maternelles qu’elle reprend et intègre. Autrement dit, « le Moi-Peau est le fondement même de la pensée ».173 Les huit fonctions du moi-peau décrites par Anzieu correspondent notamment à la triade « Holding handling, object-presenting » proposée par Winnicott (1973) ainsi qu’à cinq autres fonctions, écho aux fonctions de la peau pour l’intégrité de l’organisme et aux 170 Freud, S. (1921, p. 270) cité par Houzel (2005, p. 55) Assoun, P. L (1997, p. 157). 172 Anzieu, D. (1985, p. 61) 173 Anzieu, D. (1985, p. 62) 171 66 fonctions maternelles progressivement intériorisées : fonction pare-excitatrice (frontière), d’individuation, d’inter-sensorialité ; fonction érotisante et de recharge libidinale ; enfin, fonction d’inscription psychique des traces mnésiques. (Anzieu, 1985) Ces travaux, extrêmement riches et qu’on ne pourrait résumer ici de façon satisfaisante, nous aident à réfléchir sur l’image du corps alexithymique, et nous servent de repères, de « balises » pour se représenter ce qui aurait fait défaut chez l’alexithymique pour qu’il délaisse ainsi son corps.174 Les travaux d’Anzieu, de même que ceux de Bion (1962) et de Ferdern permettent d’envisager l’image du corps comme contenant du psychisme naissant et support de l’affectivité : ils éclairent donc notre problématique Pour Anzieu, « Le moi-peau correspond au moment où le moi psychique se différencie du moi corporel sur le plan opératif, mais reste confondu avec lui sur le plan figuratif. »175 L’alexithymique n’illustre-t-il pas ce moment ? Il ne « délire » pas, il différencie son corps et ses pensées, au plan opératif (opératoire…), mais du point de vue des représentations fantasmatiques, figuratives, cela semble ne pas prendre sens. Or selon Chabert, « si le moi fonctionne d’abord selon une structuration en moi-peau, la question se pose de son passage à un autre système de fonctionnement, celui de la pensée, propre à un moi psychique différencié du moi corporel. »176 Les travaux psychanalytiques sur l’image du corps nous conduisent d’eux-mêmes, implicitement, au cœur même de la problématique alexithymique. Le sujet alexithymique n’est pas totalement morcelé et démantelé comme l’est le psychotique. Mais il semble s’être arrêté avant que l’image du corps devienne un contenant assez solide pour pouvoir y investir des contenus. Le défaut du pare-excitation maternel postulé par les psychanalystes (voire partie précédente sur l’alexithymie) se traduirait donc par une défaillance de la frontière du Moi-peau comme contenant. Contenus et contenant se confèrent réciproquement une signification. (Anzieu, 1985, Gibello, 1995, Houzel, 2005) Chez le sujet alexithymique, le défaut de contenant pare-excitateur se traduirait-il par un « Moi crustacé » de substitution barrant l’accès à toute excitation interne ? Bick (1967) observe et conceptualise le défaut d’introjection d’un contenant fiable chez les nourrissons à travers la notion de seconde peau musculaire. L’enfant impuissant et dépendant n’aurait pas fait l’expérience de l’illusion d’omnipotence au travers d’expériences étayantes, et tente alors, pour maintenir une certaine continuité du Self de s’agripper dans le réel à ce qui lui manque au plan fantasmatique. Recherche de sensations et sports extrêmes, toxicomanies, surinvestissement du factuel, sont les diverses formes cliniques d’une même recherche : celle d’un garant fiable de son identité et de sa survie, l’identification étant alors de 174 au plan libidinal et non du besoin vital dit Marty à propos des sujets opératoires. Mais dans quel mesure le désinvestissement libidinal ne se répercute pas, dans les cas majeurs, sur le besoin, le sujet présentant alors des troubles des fonctions vitales (digestives, repiratoires) voire une anorexie comme le montre le cas Angèle présenté par Mc Dougall (1982, pp.283-300) ? 175 Anzieu, D. (1985, p. 61) 176 Chabert, C. (1996, p.65) citée par Debray, R. (2005, p.91) 67 l’ordre de l’agrippement, du collage, pour éviter coûte que coûte le démantèlement. Cette seconde peau évoque bien sûr l’image de certains sportifs de haut niveau, cuirassés dans leur muscles, ou encore la tension musculaire de certains patients schizophrènes. La compréhension de l’alexithymie nécessite de s’interroger sur ce pré-moi corporel. Ce moi-peau, condition d’une pensée et d’un sentiment de soi continu et stable, se décline dans l’image du corps future de l’adulte et dans son rapport au corps, dans le discours qu’il tient sur celui-ci et surtout dans les images qu’il projette. L’étude de l’image du corps dans l’alexithymie devrait nous permettre d’appréhender ces diverses fonctions, le sentiment de sécurité ou d’insécurité et la qualité de l’investissement libidinal de soi. Autrement dit le corps n’est pas « présent » dans l’émotion, il en est le lieu et la condition. Pas seulement en raison du substrat neurochimique de celle-ci, ou parce qu’il serait le médiateur nécessaire pour l’exprimer (par un sourire, des larmes, etc), mais parce qu’il est présent comme expérience même de l’émotion : l’émotion, dit Sartre (1938) c’est l’expérience du corps bouleversé. Le corps n’est pas seulement présent dans l’émotion, il en est le lieu et la condition. Il n’est pas absent dans l’alexithymie : il en est le « non-lieu » et la condition négative. Conclusion de cette revue de la littérature : Ainsi émergent, au fil des lectures, plusieurs couches successives de questions entremêlées. Soulevées à mesure de la revue de la littérature, elles se synthétisent ici en une problématique centrale : l’image du corps dans l’alexithymie, dont nous supposons qu’elle présente des particularités qui la différencie de celle de sujets non alexithymiques. Image du corps au sens psychanalytique et en tant que vécu corporel, phénoménologique. Ici se déclinent trois hypothèses de travail : Tout d’abord, si l’on en croit notamment les travaux concernant la carence de fantasmatisation et la pensée opératoire, (Marty, 1980) l’image du corps du sujet alexithymique serait relativement unifiée, mais peu investie de libido. Le contenu de cette image traduirait donc une fragilité des assises narcissiques. Ensuite, cette image du corps faiblement investie comme contenu au plan libidinal et fantasmatique serait en revanche surinvestie au niveau de la frontière, c’est-à-dire comme contenant, mais comme contenant défaillant. Enfin, en raison de cette faille narcissique particulière, et qui ne se manifeste pas nécessairement à travers une personnalité à proprement parler narcissique ni même border-line, l’identification sexuée (ici, féminine) serait fragile et faiblement investie. 68 PARTIE II : METHODOLOGIE « Mesure ce qui est mesurable. Quant à ce qui ne l’est pas, essaie de le rendre tel » Galilée 69 Introduction : La revue de la littérature, dont nous n’avons pu ici faire une synthèse complète étant donné la multitude de travaux concernant l’alexithymie, permet toutefois de constater la dimension transdisciplinaire de cette question. Au fil de nos lectures, une foule de réflexions émergeaient, hypothèses relationnelles et environnementales, neuropsychologiques et cognitives, philosophiques et culturelles, … Des associations nous sont venues, sortant sans doute du cadre de ce travail spécifique, mais qui nous ont dans un premier temps aidée à élaborer ce que nous observions dans la pratique clinique. Face à cette dimension en négatif, face à ce silence, on peut s’appuyer pour penser sur les ouvrages de Jung, et la nécessaire confrontation avec l’inconscient ; sur les approches systémiques qui éclaireraient ces familles peut-être unies par le silence, un silence aussi indispensable pour leur cohésion sans doute, que délétère. Nous pouvons relire les phénoménologues et puis Shakeapeare, convoquer nos propres capacités à fantasmer sur des interactions précoces dont nous ne saurions jamais rien autrement, ou si peu, et dont Corcos écrit qu’elle marquent plus souvent par le manque de naturel dans le banal et le quotidien, que par « l’extra-ordinaire d’un événement majeur »177. Nous pouvons évaluer, mesurer, interpréter, démontrer : il existe mille approches et aucune réponse univoque. Face au silence des émotions, face à une subjectivité qui semble se dérober, fuir, s’évanouir, n’avoir jamais existé, nous finissons par nous demander si ce n’est pas nous-mêmes qui « compliquons les choses », tant ces sujets semblent ne pas « voir de quoi on parle ». Nous aurions pu aborder l’alexithymie sous l’angle de la neuropsychologie, qui semble plus qu’un autre courant en avoir exploré l’image du corps. Quoiqu’il en soit, aborder une question qui touche aux émotions sous un seul angle (comportemental, neurologique ou autre) est délicat, encore une fois parce que les émotions illustrent trop la complexité et l’unité de l’individu pour que leur étude puisse être une juxtaposition d’approches. C’est pourquoi nous avons choisi l’approche psychologique intégrée, canalisée et rendue possible par le Rorschach. 177 Corcos et al (2003, p. 54) 70 Chap 1: Cadre méthodologique I : Intérêts et origine de la démarche A – Entre questionnement théorique et réalité clinique, quels objectifs ? Ce projet est donc le fruit d’une rencontre, rencontre entre les relations tissées lors de stages, l’intérêt personnel et intellectuel que nous portions à la question de la dépression essentiel et de la pensée opératoire, puis finalement de la découverte, il y a quelques années, de la notion d’alexithymie, de ses atouts et de ses limites. Par l’intermédiaire de l’unité de psychiatrie à laquelle nous avions soumis ce projet de recherche, nous avons d’abord rencontré les patients d’un service de gastroentérologie atteints de maladies inflammatoires chroniques intestinales178. Parallèlement nous recevions à l’Ecole de Psychologues Praticiens un enseignement autour de la question de l’image du corps et de sa place fondamentale dans le développement psychoaffectif du sujet. Des lectures diverses nous ont permis d’envisager la complexité de cette question et son interdépendance avec d’autres problématiques. Elles nous ont donné envie de nous intéresser d’abord à des sujets « simplement » alexithymiques, n’ayant pas d’affection psychosomatique ou autre, comme pour démêler un peu les fils qui relient émotions, image du corps et maladie. Frappée par le contraste entre le nombre d’études portant sur l’image du corps ou sur l’alexithymie dans telle ou telle maladie, telle pathologie psychiatrique, au sein de telle population (de sportifs ou de danseuses), et l’absence de recherche réunissant ces deux thématiques, nous nous sommes interrogées sur l’image du corps dans l’alexithymie, question qui peut aussi se renverser en « rôle de l’alexithymie dans l’image du corps », tant ces deux notions renvoient à des étapes précoces du développement, où instances psychiques, corps, émotions, sensations, environnement et monde interne sont mal différenciés. Nous avions donc la possibilité de rencontrer des sujets atteints de la maladie de Crohn, mais nous avons demandé au psychiatre responsable du service s’il était possible de rencontrer des sujets alexithymiques non patients (somatique ou psychiatrique) afin d’évaluer leur image du corps sans que celle-ci ne soit infiltrée par la présence d’une maladie. On sait combien une affection chronique se répercute sur la représentation de soi, et il aurait été difficile, dans les protocoles de Rorschach, de faire la part entre ce qui relevait du fonctionnement fondamental du sujet et ce qui relevait de la maladie et de ses répercussions psychologiques. La présence d’une maladie somatique, dans un premier temps, risquait d’interférer avec les éléments de personnalité. Sans chercher à isoler, cliver, atomiser la réalité, toujours complexe, nous préfèrions, dans la mesure du possible, étudier des sujets n’ayant pas de maladie somatique, laquelle risquait de se répercuter sur la représentation de soi et donc sur l’image du corps. Que l’affection en question soit supposée liée précisément à ce fonctionnement opératoire ne nous paraissait pas satisfaisant, non seulement parce qu’une telle assertion n’explique pas ce qui sous-tend un tel fonctionnement, mais en outre, parce qu’une fois installée, la maladie modifie bel et bien moins la représentation du corps. Or, nous cherchions à savoir si des particularités de l’image du corps préexistaient 178 Maladie de Crohn et rectocolite hémorragique. 71 à l’éclosion d’une maladie. Ceci nous paraissait important pour déterminer dans quelle mesure le fonctionnement psychique constitue une vulnérabilité parmi d’autres dans la décompensation somatique. La première étape de notre démarche consistait donc à cerner l’image du corps chez des sujets n’ayant aucune pathologie au sens classique du terme, mais qui ne traitaient les affects que de façon opératoire. L’intérêt d’une telle démarche était donc : 1. De cerner une question précise sans la complexifier par la présence d’une maladie ; 2. De s’intéresser à des sujets présentant un certain fonctionnement psychique, mais néanmoins tout-venant, c’est-à-dire dont la dimension évaluée n’entravait pas de façon majeure l’adaptation ; 3. De disposer au final de données permettant une comparaison avec des sujets alexithymiques ayant en outre une affection somatique ou présentant une pathologie psychiatrique (pour des recherches ultérieures). Ceci créait l’opportunité pour nous d’être en contact avec des sujets non patients, mais néanmoins en difficulté quant à la gestion de leurs émotions. Nos stages cliniques nous avaient fait rencontrer des patients psychiatriques, et/ ou somatiques. Or il nous semblait intéressant en tant que futur psychologue d’améliorer notre connaissance de la psychologie considérée comme non pathologique. Petot (1996), à la suite de Pédinielli (1992) n’écrit-elle pas : « le point essentiel est de savoir si l’alexithymie peut exister en dehors d’une pathologie somatique ou psychiatrique et de comprendre alors quelle est sa nature et quelle signification psychologique elle prend. Pour cette raison, les études sur des étudiants sains sont du plus grand intérêt » 179. S’est ajoutée à cet aspect clinique, l’idée de se doter de données comparatives pour évaluer les répercussions de maladies somatiques sur l’image de soi. A terme, nous souhaiterions reproduire le protocole en constituant quatre groupes : sujets alexithymiques non patients ; alexithymiques-malades somatiques ; non alexithymiquesnon patients180 ; non alexithymiques malades somatiques Ainsi, le constat d’un manque d’informations sur ce sujet, les discussions préalables au cours de stages et de séances de supervision organisées à l’EPP, ont confrmé le désir de réunir des données « cliniques » sur des sujets non patients. Le désir de confronter nos lectures et nos hypothèses (ou nos suppositions) à la réalité nous a donc conduit à formuler ce projet. 179 180 Petot, D. (1996, p. 155) Ce groupe ne correspond pas exactement à un échantillon tout venant, puisqu’il répondrait aux critères d’inclusion de cette recherche, parmi lesquels on trouve l’absence de troubles psychiatriques actuels ou passés. 72 B – Une notion polémique … 1. Encore floue et mal définie… Aucun consensus véritable n’existe actuellement. Selon Chartier181, l’alexithymie est un concept trop large et inclut des réalités cliniques trop diverses pour être valide. Nous partageons ce point de vue mais pensons qu’en la précisant, cette notion s’avère opérationnelle pour la compréhension des émotions et la psychologie non pathologique. Selon Corcos et Guilbaud (2003) au contraire, cette notion permet de repérer des éléments communs chez des sujets radicalement différents, et permet donc au clinicien de se munir des repères concernant des processus psychiques infra-verbaux et des mécanismes très primaires d’éjection des affects. Ainsi, un travail supplémentaire se voit légitimé par le renouvellement théorique et pratique qu’il peut alimenter, d’autant plus qu’il y a un besoin persistant d’outils permettant de distinguer finement ce qui relève de l’anxiété, de la dépression, et de la régulation cognitive des émotions. 2. mais aux enjeux importants Qu’on l’aborde sous l’angle neuropsychologique ou psychodynamique, cognitif ou relationnel, la notion d’alexithymie, transnosographique et transdisciplinaire nous semble féconde, notamment parce qu’elle permet d’étudier les liens concrets, chez un même individu, entre cognition et émotion (Bertagne, 1992 ; Grotstein, 1997) et qu’elle met fin aux clivages qui persistent parfois entre des approches complémentaires en psychologie. Elle offre en outre des perspectives intéressantes pour étudier les troubles de la régulation émotionnelle chez des sujets qui ne sont atteints ni d’une affection neurologique ni d’un trouble repéré par la sémiologie psychiatrique. (Berthoz, in Corcos et al, 2003) De plus, si les contours de l’alexithymie restent à préciser parfois, ce concept s’inscrit dans les efforts actuels pour décrire des processus psychiques dans un autre cadre que celui de la structure de personnalité globale, ou de la pathologie.182 Enfin, la notion d’alexithymie nous semble pouvoir apporter des éléments pour la prise en charge des patients, dans un cadre psychodynamique aussi bien que par une approche systémique. L’orientation actuelle de cette dernière n’est-elle pas de mieux comprendre des familles « normales » (Rolland, 1993) caractérisées par des dysfonctionnements relatifs, plus ou moins chroniques, et par des ressources qu’il faut repérer et nommer pour les mobiliser ? 181 Communication informelle à l’EPP, décembre 2005 Freud, à travers le cas de l’Homme aux loups et la notion de clivage, mais aussi Green (1990), Dejours (2001) et toute la clinique des états-limites montrent bien que sous une structure névrotique peut vivre un noyau psychotique ou autre, dféconnecté de la conscience et de la vie quotidienne du sujet. 182 73 II- Le protocole 1. le plan de recherche Nous décrirons notre méthodologie d’après la classification de Kumar (1999)183 • Notre étude s’intéresse à la prévalence de caractéristiques chez des sujets alexithymiques. • Le recueil des informations s’est fait au cours d’une rencontre unique • Notre recherche est rétrospective -et non prospective- ; elle est réalisée au moyen : 1. de divers outils psychométriques et d’une grille nous fournissant des repères 2. de la constitution d’un groupe contrôle permettant une comparaison Notre étude vise à explorer les particularités éventuelles de l’image du corps chez des femmes alexithymiques indemnes de maladies somatiques et/ou psychiatriques, par rapport à des femmes non alexithymiques. Il s’agit donc de comparer, concernant un facteur spécifique, deux groupes présentant par ailleurs les mêmes caractéristiques socio-démographiques, et d’explorer les liens entre certaines caractéristiques de l’image du corps et la présence ou l’absence d’un certain nombre de caractéristiques psychologiques regroupées dans la notion d’alexithymie. Et ce, afin d’observer s’il existe, non pas un lien de cause à effet, mais une corrélation entre un fonctionnement psychique d’un part, et l’image du corps du sujet d’autre part. 2. les hypothèses de travail Hypothèse principale : « L’image du corps des sujets alexithymiques non patients présente des particularités par rapport à l’ image du corps de sujets non alexithymique, également non-patients, c’est-à-dire ne présentant pas de psychopathologie avérée » L’hypothèse est que, si l’on compare au plan de l’image du corps deux sujets non patients, ayant une personnalité compensée, nous observerons des différences selon que l’individu est ou n’est ps alexithymique. En effet, la décompensation psychique se répercute sur l’image du corps au même titre que la maladie chronique somatique. C’est pourquoi, afin de mieux observer les particularités liées à l’alexithymie, nous avons choisi de travailler sur des sujets ayant une structure de personnalité compensée. Ceci ne signifie pas que des éléments de personnalité profonde n’apparaîtront pas dans les protocoles, mais que nous cherchons à faire ressortir avant tout les éléments en lien avec l’alexithymie, qui peut apparaître sur le fond de n’importe quelle structure de personnalité. Cette hypothèse se décline en plusieurs hypothèses de travail qui sont : A – L’image du corps du sujet alexithymique serait relativement unifiée, mais peu investie de libido, si l’on en croit notamment la littérature psychosomatique concernant la carence de fantasmatisation et la notion de « rupture de communication entre le conscient 183 Kumar, R. cité in Castro, (2000, p. 24) 74 et l’inconscient »184. (Marty, 1980). Le contenu de cette image traduirait donc une fragilité des assises narcissiques B –Cette image du corps faiblement investie comme contenu au plan libidinal et fantasmatique serait en revanche surinvestie au niveau de la frontière, c’est-à-dire comme contenant, mais comme contenant défaillant. C- La référence identitaire féminine serait marquée par une fragilité de l’identification sexuelle. III- Outils 1.- La Toronto Alexithymia Scale a) Présentation du test Le manque d’échelle permettant d’évaluer l’alexithymie (dont l’intérêt principal était justement le souci d’objectivité et de « mesurabilité » qui sous-tendait le concept) a conduit les chercheurs de l’université de Toronto à construire, en 1985, un autoquestionnaire à 26 items (11 assertions négatives, 15 positives), cotés par le sujet sur une échelle en 5 points. L’échelle, qui est apparue comme fidèle et stable (consistance interne = 0.75, et présence des facteurs quelle que soit la population testée) reposait sur cinq dimensions, dont l’appauvrissement de la vie fantasmatique et un certain conformisme social. Mais la fréquence de l’alexithymie dans la population rendait cette dernière dimension discutable, puisque l’alexithymie peut se retrouver chez des sujets psychopathes ou toxicomanes185. Elle a donc été éliminée, ainsi que la dimension « appauvrissement de la vie fantasmatique » au cours des analyses factorielles destinées à valider l’échelle. Devenue la TAS-20, elle est actuellement l’échelle la plus utilisée pour l’évaluation de l’alexithymie. Cet auto-questionnaire comprend 20 items, cotés de 1à 5 par le sujet, et évalue : • La difficulté à identifier ses états émotionnels, (7 items), par exemple « souvent je ne vois pas très clair dans mes sentiments » • la difficulté à décrire ses états émotionnels à autrui, (5 items), par exemple « On me dit de décrire davantage ce que je ressens » • et la pensée opératoire (8 items), tels que « Je préfère laisser les choses se produire plutôt que de comprendre pourquoi elles ont pris ce tour » Bagby et al (1994) ont observé un coefficient de fidélité de . 77 après trois semaines d’intervalles sur un groupe de 72 étudiants. 184 Marty, P. (1980, p. 65) Mac Dougall (1982, 1989) insiste sur la manière commune qu’ont les toxicomanes et les « somatisants » d’expulser les affects 185 75 La validité convergente et discriminante de l’échelle a été évaluée au moyen de comparaison avec les cinq dimensions de la personnalité du « Big Five »186, modèle utilisé en raison du consensus dont il fait l’objet au sein de la communauté scientifique (Corcos et al, 2003). La TAS-20 a été validée par de nombreuses études (Rief et al, 1996) et utilisée pour évaluer la corrélation de l’alexithymie avec diverses dimensions pathologiques ou non (dépression, anxiété, anhédonie, vulnérabilité aux maladies somatiques, toxicomanie, introversion….) (Corcos et al, 2003) b) Intérêt dans notre étude Le choix de la TAS-20 Actuellement, la TAS-20 est donc, avec le BVAQ, la seule échelle validée et pertinente pour l’évaluation de l’alexithymie. (Corcos et al, 2003) Le choix de la TAS-20 pour le protocole sur l’immunité187 repose sur ses qualités métrologiques ainsi que sa validation sur un groupe de 263 étudiants (Loas, 1995 ; 1997) autrement dit proche en âge de la population recrutée pour cette étude. Concernant notre recherche en particulier, nous avons conservé cet instrument comme outil extérieur de diagnostic permettant de constituer deux groupes homogènes et distincts. Nous n’avons pas repris les résultats du BVAQ-40, congruents avec ceux de la TAS, car notre étude ne visait pas la comparaison de deux outils diagnostics. Nous avons donc uniquement repris ceux de la TAS-20, afin de limiter en outre la présentation des résultats. Enfin, les cinq recherches étudiant l’alexithymie à travers le Rorschach répertoriées par Sultan (2004) ont toutes inclus dans leur méthodologie la TAS-20 comme outil diagnostic. Ce choix permettait donc de standardiser un peu plus notre travail en nous alignant sur les autres travaux, et l’on sait que la diversité des outils de référence est parfois une limite à la comparaison, bien qu’elle soit aussi source d’enrichissement. Parmi d’autres outils possibles Il existe de nombreux outils permettant d’évaluer l’alexithymie. Les sujets rencontrés ont également remplis l’auto-questionnaire du BVAQ-40. Nous ne les décrirons pas mais les citons à titre indicatif, dans un tableau récapitulatif. (annexe N4). De nombreux articles et ouvrages les décrivent dans le détail (Bertagne, 1992 ; Zech et al 1999 ; Corcos et al 2003 notamment.). Les échelles d’évaluation se répartissent en deux groupes, auto-questionnaires (par exemple la MMPI Alexithymia Scale, sous-échelle d’alexithymie du MMPI, peu utilisée pour des raisons de validité) et hétéro-questionnaires. De plus, des logiciels d’analyse du discours ont été créés : le Giesen Speech Analyser proposé par Overbeck (1977) et l’Affect Vocabulary Score de Taylor permettent de quantifier les termes affectifs employés et les temps de silence. Toutefois ces études restent marginales dans la mesure où leurs résultats ne sont pas corrélés à ceux des échelles validées (Pédinielli, 1992). 186 Goldberg, 1990 ; McCrae et John, 1992 ont validé ce modèle dont les cinq dimensions sont le neuroticisme, l’extraversion, l’ouverture à l’expérience, le caractère agréable et le caractère consciencieux (Corcos et al, 2003) 187 Voir annexe N1 76 Enfin, parmi les autres techniques d’évaluation de l’alexithymie, on trouve notamment le Rorschach avec en premier lieu l’ensemble mis au point par Acklin et Alexander (1988) La littérature montre que les auteurs ont tendance à croiser plusieurs méthodes, en associant la TAS-20 à une échelle d’intelligence émotionnelle (l’EQ-i) et au NEO PI-R construit sur le modèle de la personnalité en cinq facteurs. Plusieurs auteurs soulignent l’intérêt de l’utiliser conjointement avec le Rorschach, qui l’est depuis longtemps dans les recherches sur l’alexithymie. (Pédinielli, 1992 ; Porcelli, 2002 ; Sultan, 2004) Ainsi, de multiples outils existent, non exclusifs mais d’orientations diverses, les uns permettant une approche descriptive et symptomatique, les autres tentant de l’expliquer en envisageant le fonctionnement psychique du sujet dans sa globalité. 2. Le test de Rorschach a) Présentation du test Le test de Rorschach est le test de personnalité le plus utilisé au monde actuellement. Créé en 1921 par Hermann Rorschach, il est également l’outil le plus ancien de la psychologie projective. Le test des « tâches d’encre » se compose de dix planches présentées au sujet successivement et dans un ordre défini, et à propos desquelles il répond à la question « Qu’est-ce que cela pourrait être ? ». Ce premier temps, spontané, est suivi d’une enquête au cours de laquelle l’examinateur lit au sujet les réponses qu’il vient de donner afin que celui-ci précise ce qui lui a fait donner telle réponse (la forme de la tâche, sa couleur…) cette enquête permet une cotation fiable qui tienne compte de tous les éléments intervenant dans le processus cognitif et émotionnel qui se déroule entre le moment où le sujet perçoit la planche et celui de la verbalisation de sa réponse. Nous avons donc appliqué la méthode Exner pour la passation, la cotation et l’interprétation à l’aveugle188 des résultats. Puis nous avons complété notre étude à partir des éléments d’interprétation psychanalytiques proposés par Chabert (1983 ; 1987), et Rausch de Traubenberg (1990), en construisant une grille de lecture regroupant des travaux d’orientations diverses. b) Intérêt dans notre étude 1. Le choix d’une épreuve projective Les outils cognitifs évaluant l’image du corps ou l’alexithymie sont nombreux. Ces auto et hétéro-questionnaires, entretiens directifs ou autres techniques permettent d’explorer directement l’image du corps ou le niveau de conscience émotionnelle du sujet et donc nous permettent de comprendre ce que la personne « se dit » de son corps, son rapport au corps. Toutefois, on perçoit rapidement les limites de telles épreuves qui étant verbales, risquent de rester à la surface des représentations inconscientes du sujet. 188 sans connaître les résultats de la TAS-20 77 Ces considérations valent particulièrement dans le cas présent, où les sujets ont précisément une difficulté à se représenter et à communiquer leur ressenti. Le problème étant la prise de conscience et la verbalisation, un entretien ou un questionnaire, fondés sur le discours conscient n’auraient donné sans doute que des informations « par défaut » : contenu pauvre du discours, difficulté à répondre, … Aussi fallait-il trouver pour les aborder, un autre moyen que le questionnaire où les réponses risquaient d’être stéréotypée et peu informative. Or le Rorschach permet précisément d’aller au-delà du contenu conscient d’un discours verbal parfois plaqué, en sollicitant des éléments très profonds de la personnalité. Du fait que les tâches n’ont pas de forme objective précise, elles suscitent un effort d’organisation du percept. Pour « lire » la tâche et s’y repérer, le sujet doit faire appel à son monde intérieur, à ses structures de pensée et ses fantasmes. Ce faisant, les réponses données nous livrent des éléments constants de son fonctionnement mental. Son utilisation auprès de sujets alexithymiques est fréquente (Porcelli, 2002) Les planches du Rorschach étant ordonnées par un axe vertical et sollicitant la projection de l’image du corps, la possibilité d’investir cet espace comme lieu de projection serait la condition nécessaire pour donner sens au ce matériel. La tâche du Rorschach est énigmatique, à l’instar, pour nous, de l’alexithymique, dont l’unité interne est sollicitée par ces formes préfiguratives et floues auxquelles il faut donner sens. 2. Parmi d’autres épreuves possibles L’alexithymie est avant tout relationnelle (Corcos, 2003). Relationnelle dans son émergence, liée peut-être à des interactions précoces qui n’ont pas permis au sujet d’apprendre à identifier et accepter son ressenti ; Relationnelle dans le vécu actuel, cette aphasie émotionnelle semblant « décolorer » les relations des sujets et ôter à leur discours le relief affectif nécessaire à la communication interpersonnelle. On s’interroge donc sur l’utilisation du TAT, pertinent pour l’étude des relations avec les objets tant internes (imagos parentales) qu’externes, du fait de sa référence oedipienne. Mais nous nous intéressons à l’image du corps, à laquelle ce test n’aurait pas donné le même accès que le Rorschach, lequel offre une régression prégénitale (Chabert, 1983) 3. Le Rorschach, outil d’investigation de l’alexithymie ? Parce que cette épreuve projective est sans doute la plus régressive, elle nous donne accès à des éléments très profonds du fonctionnement psychique. Or l’alexithymie renvoie à des périodes pré-oedipiennes du développement, infra-verbales. En outre elle nous permet de contourner les difficultés de mise en mots de l’alexithymique et lui offre un support, créant un espace transitionnel dont on observe concrètement comment il peut l’utiliser. La pertinence du Rorschach avec des sujets alexithymiques est illustrée par le nombre important d’études qui l’utilisent. Trois auteurs ont contribué de façon majeure à faire du Rorschach un outil fiable pour l’investigation du fonctionnement opératoire, et leurs travaux nous ont aidée à opérationnaliser nos hypothèses : Les travaux d’Acklin Les sept signes De nombreux auteurs ont employé le Rorschach avec des malades dits psychosomatiques. (Bash, 1986 ; Acklin et Alexander, 1988 …) Puis Acklin et Alexander (1988) ont validé sept items au Résumé Formel permettant selon eux de repérer le 78 fonctionnement alexithymique. Bien que construite à partir de la définition théorique de l’alexithymie, cette grille n’a pas été validée sur des alexithymiques non patients. Nous nous appuierons donc sur ces indices dans la mesure où ils ont été validés et contribuent à faire du Rorschach un outil diagnostic de l’alexithymie. Toutefois nous ne les utiliserons qu’à titre de repères, dans la mesure où l’alexithymie se traduit sans doute de manière sensiblement différente et n’a pas la même portée chez un sujet non patient et chez un malade somatique. Non pas seulement parce que l’alexithymie serait plus marquée chez le sujet ayant développé une maladie, mais également parce qu’il se peut qu’elle ait une fonction différente chez le non patient, et serve par exemple de défense efficace. Fonction Vie imaginaire Indice Rorschach 1. Faible productivité des protocoles (R) 2. Peu de mouvements humains (M) Affects 3. Peu de réponses couleurs (Sum C)189 4. Utilisation de la couleur mal contrôlée (FC : CF+C) Cognition 5. Pensée concrète (Blends < norme) 190 6. Pensée stéréotypée (Lambda> norme) Ressources adaptatives 7. Manque de ressources idéationnelles et affectives (EA< norme) (Acklin et Bernat, 1987 ; Acklin et Alexander, 1988) Le processus de la réponse Parallèlement à ces indices quantitatifs, Acklin s’est intéressé au processus de la réponse au Rorschach chez les alexithymiques. En partant des travaux de Rapaport et d’Exner, il envisage ce processus dans sa dimension adaptative : à partir de son vécu affectif et de ses capacités représentationnelles, le sujet interprète la planche d’une manière plus ou moins adaptée au stimulus. Or chez les alexithymiques, la défaillance de ces capacités d’identification et de représentation des affects, interfère avec le processus de la réponse au Rorschach, ce qui se traduit par un nombre élevé de réponses formelles (F%élevé), peu de Blends, et une faible réactivité à la symbolique des planches, du fait de la défaillance du préconscient qui ne permet pas l’utilisation des représentations fantasmatiques. (Acklin, 1989) Porcelli et Meyer (2002) L’équipe de Porcelli a beaucoup travaillé ces dernières années sur des patients souffrant de troubles fonctionnels chroniques intestinaux. Contribuant à différencier le fonctionnement opératoire chez des patients somatiques et chez des non patients, il évalue la présence d’alexithymie chez ces sujets à l’aide de la TAS-20. Il cherche ensuite à 189 Les réponses couleur fournissent des indications sur la manière dont le sujet gère la dimension émotionnelle des stimuli. Elles nous renseignent sur les relations que le sujet entretient avec l’environnement. Les auteurs constatent une diminution des réponses incluant la couleur, du fait que les affects, ressentis au niveau physiologique, ne sont pas élaborés sous forme d’émotions et de sentiments, ni repris dans les relations interpersonnelles. Ils seraient dépourvus de valeur communicationnelle et par conséquent défaillants dans leur fonction de « feed-back », essentielle à tout organisme pour garantir son adaptation à l’environnement. 190 Lorsqu’ils sont rares ou absents, les Blends révèlent que le sujet appréhende la tâche en ne tenant compte que d’une seule de ses caractéristiques, en général son aspect formel, ce qui traduit une pensée concrète, axée sur la forme du percept externe. 79 repérer chez les alexithymiques des caractéristiques communes. L’analyse factorielle dans six domaines191 a ainsi permis à Porcelli et Meyer (2002) de constater qu’outre les indices d’Acklin les protocoles alexithymiques se caractérisaient notamment par : un style cognitif introversif rigide (Eb per >2, 5) un indice d’intellectualisation élevé l’internalisation des affects (C’ élevé) H< norme ; Le manque d’introspection (FD=0) Le manque d’empathie (T=0) et la fréquence d’une constellation CDI (manque d’aptitudes dans les relations interpersonnelles) ; Type ambiéqual pour les plus alexithymiques, signifiant qu’aucune stratégie spécifique de résolution de problèmes n’est établie de façon stable, d’où un risque de prise de décision erronée. Porcelli, comme Acklin et Alexander, constate l’importance du style cognitif ds l’alexithymie avec un F% élevé et peu de Blends. Exner et Wiener avaient déjà montré que cette variable était associée à un manque d’implication personnelle dans la situation de test, une pensée concrète, une défense par simplification qui entrave les projections personnelles, enfin une tendance à l’évitement qui réduit le champ perceptif (Dd) Porcelli insiste sur le fait que le Rorschach est un outil d’évaluation de l’alexithymie complémentaire de la TAS-20 mais qu’il ne s’agit pas de l’y substituer. La TAS-20 est un autre type d’instrument, précieux de par ses qualités métrologiques et sa rapidité de passation. Chabert et l’interprétation psychanalytique du Rorschach Chabert (1983 ; 1987) n’emploie pas le terme d’alexithymie, notion qu’elle critique, à l’instar de Debray (2005). Mais elle souligne la pertinence du Rorschach pour l’étude des fontionnements limites, narcissiques, mais également chez les sujets présentant une carence de fantasmatisation, en insistant sur la notion de transitionnalité : « La demande au Rorschach (est) paradoxale »192 : il s’agit de faire appel à la « rêverie imageante » 193 du sujet, pour reprendre les mots de Lagache. « Il faudrait créer des images qui n’y sont point présentes », tout en respectant les éléments objectifs qu’offre chaque planche. Pour le sujet, il y a une première difficulté : celle de s’attacher, d’investir de façon assez intense et durable un percept qui est en lui-même une contradiction puisqu’il n’est pas figuraf mais appelle des représentations de sens. Les signes qu’elle décrit chez des sujets narcissiques, les indices de dépression chez les états-limites, ses travaux étayés d’exemples cliniques nous ont considérablement aidée à nous orienter dans l’analyse qualitative des protocoles. 4. L’intérêt du Rorschach pour étudier l’ image du corps Proposant une régression poussée, le Rorschach suscite des représentations très archaïques, de l’ordre du narcissisme fondamental, ce qui explique sa fréquente utilisation pour appréhender l’image du corps dans sa dimension inconsciente 191 Porcelli, P (2002, p. 360) Vie fantasmatique, affect, ressources adaptatives, cognition, adaptation sociale, projection. 192 Chabert, C. (1987, p. 133) 193 Lagache, D. (1957, p.3) 80 L’image du corps, représentation fantasmatique, est composée d’éléments conscients, préconscients, mais surtout inconscients : C’est pourquoi les méthodes projectives sont particulièrement appropriées pour son investigation : « Le Rorschach est précieux quant aux repérages des images du corps, des frontières du Moi, des enveloppes psychiques… »194 • L’image du corps dans les réponses : Si « le moi est avant tout corporel »195, alors les processus psychiques et les productions verbales s’ancrent dans le corps. Pour organiser cette tâche étrange, le sujet va faire appel à ses propres repères internes. Or notre repère spatial n’est-il pas notre schéma corporel, avec ses deux axes de verticalité et d’horizontalité ? (Anzieu et Chabert, 1974 ; Chabert, 1983 ; Andronikof, 1983) Ainsi, « nul ne conteste l’appel au corps sous-tendu par le test de Rorschach. Perceptivement, la construction symétrique des planches autour d’un axe médian (induit la projection du schéma corporel) ordonné symétriquement de part et d’autre d’un plan médiateur. »196 En outre, l’ambiguïté formelle pousse le sujet à se référer à sa propre image pour préciser cette forme : il livre alors certaines caractéristiques de son image du corps : sûre ou floue, précise, abîmée, ouverte, fermée… Le manque de contour net des planches exige de faire appel à ses propres limites, pour combler ce qui manque à l’organisation du stimulus externe. Enfin, la représentation de soi se retrouve dans les éléments qui ont déterminé les réponses : estompage de texture, de diffusion, etc, qui, mis en lien avec la signification latente de la planche concernée, nous donnent des informations sur les « différentes composantes de la personnalité », la perception de soi dans le rapport à autrui et « la relation aux objets ».197 Le Rorschach constitue ainsi une sorte d’interface entre réalité et interprétation. Cet espace peut être lu comme un « espace-corps, investi par l’énergie libidinale »198. Avant même d’interpréter ses réponses, l’attitude du sujet pendant la passation nous renseigne sur la manière dont il investit cette « aire transitionnelle » entre l’autre et lui-même. En effet, les tâches présentées induisent une activité-charnière entre perception et projection : Il exige donc une certaine capacité à investir l’aire transitionnelle. Or, cette « capacité constitue l’essence du sentiment de continuité d’être »199 : au travers du protocole, nous avons ainsi accès à l’image de base dont parle Dolto. «Le Rorschach se situe justement dans le passage du corporel au psychique »200 : Comment le stimulus, le vécu visuel va évoquer des représentations psychiques, et comment les représentations internes vont permettre au sujet de donner sens à ses sensations visuelles ? Il ne s’agit pas de la projection du corps comme objet de l’activité cognitive, mais « du corps vécu, objet et sujet de l’activité affective »201. Ainsi émerge, au fil des tâches aux formes mal définissables, un « corps imagé »202, qui correspond à une « projection de 194 Anzieu, D, préface de Chabert, C. (1983, p. VII) Freud, S. (1923, p. 253) 196 Chabert, C. (1983, p. 59 ed de 1997) 197 Andronikof-Sanglade, (1983, p. 107) 198 Rausch de Traubenberg, N. (1995, p. 223) 199 Chabert, (1987, p. 135) 200 ibid. 201 Boizou et al, 1978, p. 271 195 81 l’image du corps propre »203. De ce fait, « toute réponse représenterait une image du corps du répondant»204 « L’image du corps va se refléter dans la qualité formelle des réponses, les propriétés formelles des réponses (dur, mou, cassé…). Le corps de la réponse du sujet va porter l’empreinte de ce qu’i y a de plus corporel dans l’appareil psychique, le Moi »205. Par les sollicitations latentes des planches, le Rorschach mobilise un travail d’élaboration psychique difficile pour les sujets ayant des difficultés d’accès à l’imaginaire et d’expression du ressenti. Charnière entre réel et fantasmatique, entre perception et projection, la situation projective fait appel à cette représentation du corps, interface entre corps physique des médecins et Soi psychique des psychologues. Les qualités ainsi projetées de l’image du corps donnent accès aux « qualités des limites du Moi »206 et à l’intrusion éventuelle des contenants de pensée, éléments à prendre en compte tant dans l’étude des troubles cognitifs qu’affectifs, psychosomatiques ou psychotiques. • La symbolique des planches et l’analyse qualitative, ponts vers le repérage des images du corps La plupart des auteurs s’accorde sur la symbolique latente des planches (Chabert, 1987), ce qui permet de s’appuyer sur ces thèmes latents pour l’analyse de contenu des protocoles notre étude. Tout d’abord, les planches compactes (I, IV, V, VI) et bilatérales (II, III, VII) solliciteraient particulièrement l’image du corps de par leur configuration spatiale. Elles poussent « le sujet à prendre son corps comme référence : en haut, en bas, à droite, à gauche, au centre, le milieu étant constitué d’un axe vertical suggérant l’axe du corps et en sollicitant la projection. »207 Les planches pastel (VIII, IX, X), mobilisent une régression liée à la transparence de l’enveloppe corporelle, l’intérieur du corps, les limites du corps. En outre, la planche X, de par sa configuration très éparpillée, mobilise les capacités d’unification et d’intégration de l’image du corps et donc les éventuelles angoisses de morcellement (Hybler, 1990). Ainsi, « tant au niveau des modes d’appréhension que des déterminants et des contenus, le Rorschach permet de dégager une certaine « corporéité » des réponses reflétant l’image du corps »208 L’utilisation du Rorschach ici repose donc avant tout sur le consensus actuel selon lequel il évalue effectivement la présence ou le défaut d’une image du corps intégrée. (Clerici et al, 1990) 202 Hybler, I (1990, p. 721) ibid 204 ibid. 205 Andronikof-Sanglade, (1993 p. 107) 206 Andronikof-Sanglade, A. (1983, p. 110) 207 Andronikof-Sanglade, A. (1983, p. 106) 208 Hybler, I (1990, p. 721) 203 82 IV - Population A - Contact avec une population Nous avons soumis notre idée à un service de psychiatrie dont l’unité de recherche s’intéressait à la notion d’alexithymie proposée par Sifneos. Nous avons alors été incluse dans une recherche concernant les liens entre alexithymie et immunité, dans une approche psycho-immuno-biologique. Le médecin responsable de la recherche a accepté qu’un Rorschach soit intégré au projet pour apporter des éléments de personnalité plus profonds, complémentaires des questionnaires d’anxiété et de dépression. L’ensemble du projet a été validé par le CCPPRB selon les règles en vigueur depuis la loi Huriet (1988) La recherche s’intéresse à des jeunes femmes, avec l’idée de répéter l’expérience sur une population masculine ultérieurement. Le but était d’éviter la complexité induite par un échantillon mixte pour le traitement des données. B- Constitution de l’échantillon 1. Inclusion de notre recherche dans un protocole plus large Nous avons constitué notre échantillon au sein de la population, plus vaste, de cette étude. En effet, certains impératifs de temps et de méthodologie limitaient nécessairement le nombre de protocoles à analyser. En outre, nous ne voulions pas imposer le Rorschach aux candidates, pensant que certaines n’auraient pas envie de se prêter à une investigation psychologique plus poussée. Nous avons proposé le Rorschach en plus, afin que les jeunes femmes qui souhaitaient ne participer qu’à la partie biomédicale de l’étude puissent le faire sans que cela « prive » l’unité de participantes pour la recherche bio-médicale. Nous pensions qu’a fortiori avec des sujets alexithymiques, la passation d’une épreuve projective pouvait faire l’objet d’une certaine appréhension, voire d’un refus, ce qui ne devait pas avoir de conséquences pour l’unité de recherche. La population du protocole « alexithymie et immunité » incluait des étudiantes ayant entre 18 et 27ans. Le médecin responsable, ses collègues et nous-mêmes présentions l’étude dans des universités ou des écoles. Celles qui souhaitaient y participer remplissaient un pré-questionnaire contenant la TAS-20, et étaient informées qu’en fonction du contenu de cette première investigation, elles seraient ou non recontactées pour la suite de l’étude. Après avoir coté la TAS-20 et vérifié qu’elles respectaient les critères d’inclusion, la psychologue de recherche constituait deux groupes, alexithymique et témoin, puis les contactaient pour prendre rendez-vous. Nous les rencontrions alors, sans savoir si elles étaient ou non alexithymiques. Lorsque nous eûmes rencontré suffisamment de sujets pour constituer deux groupes de même taille, la psychologue nous indiqua que, pour notre mémoire nous n’avions plus besoin de faire passer de Rorschach et attendit que nous ayons étudié tous les protocoles et posé notre hypothèse diagnostique pour nous transmettre les résultats de la TAS-20. 83 Critères d’inclusion : ♦ Avoir au moins 18 ans. ♦ Avoir un score à la TAS 20 < à 45 ou > à 56209 ♦ Signature du formulaire de consentement éclairé conformément à la loi sur la protection des personnes participant à la recherche biomédicale (loi Huriet 1988) Critères d’exclusion : Ils correspondent à ceux du protocole sur l’immunité, ce qui explique leur dimension biologique plus stricte que nécessaire pour l’étude de l’image du corps.210 ♦ ♦ ♦ ♦ ♦ Refus de participer Non-respect des critères d’inclusion Antécédents actuels ou anciens de troubles psychiatriques (DSM IV) Antécédents de maladies auto-immunes ou touchant le système immunitaire Traitement psychotrope, ou anti-inflammatoire, prise de corticoïdes ou d’aspirine* ♦ Présence d’une infection ou d’un virus dans les trois semaines précédentes* Les jeunes femmes inclues dans l’étude et rémunérées pouvaient ou non passer le Rorschach et n’avaient pas à se décider au début. Si elles acceptaient, je fixais avec elles le moment de la passation, puis, si elles le désiraient, une date pour la rétrocession des résultats. Le désir spécifique de passer un test projectif était un critère, le respect de la volonté des personnes étant un principe déontologique fondamental. 2. Spécificités de notre échantillon : Nous avons constitué un échantillon de 12 sujets, afin d’avoir un groupe témoin de 6 jeunes femmes non alexithymiques et un groupe de 6 alexithymiques. En effet Sultan (2004) rappelle l’importance que les groupes soient comparables en taille : Lorsque « les données sont comparées à un échantillon de taille très supérieure au groupe de sujets évalués », cela peut s’avérer critiquable pour les résultats, notamment statistiques. Notre recherche inclut donc deux groupes de jeunes femmes présentant les mêmes caractéristiques socio-démographiques et se différenciant par la présence ou non d’une dimension alexithymique dans leur fonctionnement psychique. Le critère d’inclusion supplémentaire par rapport au reste de l’étude était donc l’accord de chaque candidate pour passer, outre les investigations précédentes, un autre test de * Ces deux critères nécessitent une remarque : leur présence n’entraînait pas l’exclusion définitive mais le report du moment où la jeune femme serait incluse, de manière à ce que les résultats ne soient pas biaisés par la diminution des défenses immunitaires inhérentes au virus ou à l’infection. En outre, concernant le travail sur l’image du corps, nous avons parfois été amenée à les voir à un moment différent de celui de la prise de sang, sans qu’il soit nécessaire de s’assurer de ces conditions biologiques spécifiques. 209 Ces seuils permettent de distinguer nettement le groupe test du groupe témoin et évite la confusion liée à l’inclusion de scores intermédiaires. 210 Les critères suivis d’un * sont ceux que nous n’aurions pas utilisé si nous avions travaillé en dehors de ce projet. Ils ne nous paraissent pas nécessaires à l’étude de l’image du corps. 84 personnalité, comme nous l’avons précisé plus haut. Elles étaient donc prévenues que ce test était « facultatif », ne changeait rien au dédommagement financier, et qu’elles bénéficieraient, si elles le souhaitaient, d’un entretien de restitution. En outre, il leur était rappelé la garantie de confidentialité concernant les données de ce test, traitées anonymement et par l’examinateur seul, pour son mémoire de fin d’étude. Tableau 1. Répartition des sujets rencontrés Sujets Nombre Volontaires et inclues dans le 12 protocole Volontaires non retenues 2 Refusant 1 Nb total sujets rencontrés 15 Sur les 15 participantes rencontrées, une seule a refusé de passer le Rorschach. Une candidate, désireuse de passer le Rorschach, n’a cependant pas été retenue puisque elle présentait des troubles du comportement alimentaire, non repérés dans l’autoquestionnaire, mais qu’elle a évoqués au cours de l’entretien préliminaire, en précisant qu’elle ne les avait pas signalés dans le questionnaire « parce que ce n’était pas très marqué » Nous avons choisi de ne pas lui faire passer le test, pour des raisons déontologiques et méthodologiques : -d’une part elle était certainement assez vulnérable -d’autre part parce que nous avons considéré que ces troubles, mêmes « mineurs », allaient de pair avec des particularités de l’image du corps, ce qui aurait biaisé les résultats. Tableau 2. Age des sujets au moment de l’inclusion Groupe test Sujet Alexia Axelle Maud Constance Ludivine Julie Moyenne 211 Age 211 18 20 20 21 19 19 19,5 Groupe témoin Sujet Age Sophie 20 Carine 22 Ester 18 Sabrina 19 Vanessa 20 Hélène 23 Moyenne 20.3 au moment de la passation 85 Chap 2 : Recueil des données I- Déroulement de la recherche A – L’accueil des candidates à la recherche bio-médicale Notre étude étant intégrée à une étude neuro-psycho-immunologique, elle s’est déroulée selon les modalités de celle-ci : Les jeunes femmes arrivent à 8h, à jeun, pour la prise de sang. Nous les rencontrons avec le psychiatre afin de leur rappeler les conditions de l’étude, vérifier le respect des critères d’inclusion. Puis le protocole est le suivant : Hétéro-questionnaires : SCID ; OAS212 Prise de sang. Pause. (Les candidates reçoivent une collation) Auto-questionnaire : HAD ; BDI ; BVAQ-40 ; IPAH ; Perceived-Stress Scale213 Nouvelle prise de la tension artérielle et de la fréquence cardiaque. Lorsque la candidate a fini de remplir l’auto-questionnaire, nous lui demandons si elle accepte ou non de passer le test psychologique dont il a été question lors de la présentation de l’étude et qui nous « permettrait de mieux comprendre la manière de gérer les émotions et l’image de soi ». Il leur avait été dit lors de la présentation de l’étude qu’il s’agissait d’un test de personnalité et non d’efficience intellectuelle, dont les données seraient traitées confidentiellement et utilisées de manière anonymes. Si elle accepte, nous décidons ensemble du moment de la passation. B- Le contexte de passation de l’épreuve projective: La passation se déroulant dans un lieu différent de la première partie du protocole, nous avons pu distinguer les deux moments de la recherche. Cet aspect nous a paru important étant donné l’investissement particulier qu’implique un test projectif. Le sujet n’est pas le simple représentant d’une classe d’âge ou d’une caractéristique biologique, anonyme (Bruyer, 1984) mais livre des éléments de sa vie psychique, qui exigent de veiller à son bien-être et à la clarté des informations qu’on lui transmet. Ceci permettait donc différenciation et continuité : même recherche, même service, même personne faisant passer les tests, mais distinction symbolique et contextuelle entre deux moments différents. La passation du Rorschach était précédée d’un court entretien visant à instaurer un climat de confiance, répondre aux questions, et discuter des éventuelles appréhensions. Il leur était rappelé 1. qu’elles pouvaient se retirer à tout moment de la recherche 2. que les données serviraient à un mémoire de fin d’études, seraient utilisées anonymement (ou en changeant les prénoms) et qu’elles pouvaient bénéficier si elles le souhaitaient d’un entretien de restitution. Les conditions et consignes de passation sont celles prescrites par Exner214. Le bureau était organisé de sorte que nous nous trouvions assise environ à 45° de la jeune femme. (à côté, et légèrement tournée vers elle). 212 pour les hétéro questionnaires cités ici, voir annexe N 1 pour les auto-questionnaires cités ici, voir annexe N 1 214 Exner, J.E (1996, p. 9), ed. de 2001, in Chap 1 « Procédures ». 213 86 Après la passation, un court entretien informel permettait de dénouer la situation projective Ce type d’épreuve mobilise une grande énergie psychique et il nous semblait important, a fortiori dans la mesure où nous les rencontrions ponctuellement dans un contexte de recherche et que nous étions en position de demandeur, de veiller à ce qu’elles ne repartent pas avec un sentiment de malaise. Nous remercions la candidate de sa participation, et lui proposions un entretien de restitution. II- Déontologie A- Consentement libre, anonymat et confidentialité : Aucun critère de discrimination n’a été appliqué en-dehors du strict cadre des critères « d’inclusion » et « d’exclusion » cités précédemment. Les candidates ne sont pas des patientes du service mais des étudiantes qui choisissent librement de participer ou non à l’étude, présentée par une personne qu’elles ne connaissent pas personnellement. Elles ne touchaient pas de bénéfice individuel direct, seulement un dédommagement pour les frais de déplacement (20€) Nous avons obtenu le consentement des participantes après les avoir informées du but de la recherche ; des conditions de recueil des données, des contraintes (tôt le matin), du temps nécessaire, et de la nature de l’information recueillie (biologique et psychologique). Nous avons précisé à plusieurs reprises que les informations seraient traitées anonymement et qu’elles pouvaient interrompre à tout moment et sans justification leur participation. Concernant le stockage des données, nous avons codé les noms des sujets. Le nom correspondant au code était indiqué sur une liste que nous n’avions pas et qui était détenue par la coordinatrice de l’étude, sur le lieu de stage. Les informations contenues dans nos dossiers n’étaient pas identifiables dans la mesure où, dans la rédaction des résultats, nous avons attribué d’autres prénoms aux candidates, comme le préconise l’article 20215 du Code de Déontologie des Psychologues B. Devoir d’information et considérations déontologiques inhérentes à l’utilisation d’un test projectif. Outre les questions déontologiques inhérentes à toute recherche en sciences humaines, l’utilisation d’une épreuve projective rend la notion même de consentement éclairé ambiguë et complexe dans la mesure où le chercheur ignore ce qu’il peut provoquer. Ce type de test comporte un risque non négligeable de réactiver des affects douloureux ou des angoisses mal maîtrisées. Or il n’était pas question de déstabiliser, voire de susciter une décompensation chez une candidate que le service ne reverrait pas ensuite, et chez qui nous ne pourrions évaluer la réaction au test. C’est une des raisons pour lesquelles un entretien de restitution nous a paru devoir être proposé. Une discussion avec les psychiatres responsables de la recherche ainsi que la prise de connaissance de 215 Extrait de l’article 20 du Code de Déontologie des Psychologues : « Lorsque ces données sont utilisées à des fins de recherche, elles sont traitées dans le respect absolu de l’anonymat, par la suppression de tout élément permettant l’identification des personnes concernées, ceci en conformité avec les dispositions légales concernant les informations nominatives ». 87 nombreux travaux utilisant le Rorschach nous a permis d’utiliser cet outil tout en minimisant les risques. Toutefois le chercheur lui-même ne peut anticiper totalement les risques de son utilisation. Dès qu’il s’agit d’un examen psychologique et non plus d’une prise de sang ou d’un questionnaire sur les origines socioculturelles (et encore) il est impossible de prévoir avec certitude la manière dont l’individu va réagir. Les outils projectifs, par définition, accroissent cette marge d’imprévisibilité, plus encore, ils sont fondés sur elle. Il serait donc malhonnête de dire qu’il n’y avait « aucun » risque. Ce risque peut néanmoins être considéré comme limité puisque notre projet été validé par le CCPPRB. Toutefois l’accord d’un comité éthique ne résoud pas la question de la légitimité de l’utilisation d’un outil projectif avec des non-patients : de quel droit utiliser un outil potentiellement intrusif avec des sujets dont l’équilibre psychologique est apparemment stable, (aucun antécédent de troubles psychiatriques) mais peut-être précaire ? Mais le fait qu’il s’agisse de non patients nous est apparu comme pouvant être un « atout » déontologique dans la mesure où leur participation n’est pas soumise à une pression relationnelle comme c’est parfois le cas lorsque l’étude est menée avec des patients du service et qu’inévitablement, thérapie et recherche se frôlent, voire s’entremêlent. La responsabilité que cela impliquait toutefois nous a amené à choisir de ne pas poser de questions directes, à ne pas aborder ouvertement l’image du corps mais à laisser la possibilité aux candidates de s’exprimer, après le test et au cours de la rétrocession si elles le souhaitaient, sur le ressenti et la manière dont elles avaient vécu le test. Cette phase d’entretien informel après la passation s’est d’ailleurs avérée riche d’éléments sur la représentation de soi mais nous avons choisi d’en rester aux résultats tirés du Rorschach, pour des raisons déontologiques et méthodologiques. Toutefois, il nous a semblé observer que la participation à une recherche puisse accroître l’insight, ou tout au moins mobiliser l’intérêt pour soi-même, toutes les jeunes femmes alexithymiques ayant souhaité une rétrocession. Nous avons cherché à minimiser les risques en choisissant un moment où la candidate n’était pas, d’après elle, soumise à des stress particuliers (examens scolaires, deuil …). Les données issues des protocoles de Rorschach ont uniquement servi notre mémoirethèse. Concernant l’étude plus vaste dans laquelle nous étions incluse, nous avons veillé à ne transmettre que des résultats généraux, et des exemples anonymes. Nous avions à rendre compte de notre travail, mais ceci ne modifiait pas le devoir de confidentialité. Les protocoles n’ont pas été remis à l’équipe. Nous avons précisé aux participantes qu’elles seraient tenues au courant des résultats généraux de l’étude sur l’immunité. En outre, nous avons proposé un entretien individuel de rétrocession des résultats à chacune des participantes ayant passé le Rorschach et désireuse d’obtenir des informations personnalisées. En conclusion, nous avons travaillé en ayant à l’esprit de garantir les trois fondamentaux prescrits par le rapport Belmont (1978) : le respect de la personne, le principe de justice et le principe de bienfaisance 216 216 Ce rapport a dégagé des principesapplicables à toute forme de recherche impliquant des êtres humains. Il est cité par Bourguignon, O (2005, p. 13) 88 III- : Méthodes utilisées pour l’extraction et l’analyse des résultats A -Traitement des données 1. De la TAS 20 : Les questionnaires de la TAS-20 ont été traités par la psychologue de recherche, à l’aide du logiciel correspondant. C’est aussi elle qui nous a prévenue que nous avions fait passer tous les Rorschach dont nous avions besoin. Il était convenu avec elle que nous cherchions à constituer deux groupes de même effectif et qu’elle attendrait que nous ayons rencontré au moins six sujets de chaque en aveugle pour nous fournir les résultats de la TAS-20. Nous avons donc pris connaissance des scores de chaque sujet aux trois dimensions de la TAS-20 ainsi que du score global après avoir coté et interprété tous les protocoles en aveugle (cf tableaux de résultats n° 1 et 2) 2. Du Rorschach : Pour chaque protocole nous avons procédé dans l’ordre suivant : Passation, prise de notes rapide des impressions cliniques et du contact Cotation Vérification des cotations avec le directeur de mémoire Enregistrement de la séquence de cotation dans RIAP V, afin d’en extraire le résumé formel ainsi que des indications pour le compte-rendu aux candidates qui en avaient exprimé le souhait Interprétation du résumé formel, sans lire dans un premier temps le compte-rendu informatisé. Confrontation du diagnostic clinique (sujet alexithymique ou non) avec le protocole Analyse qualitative selon Chabert (1983, 1987). Rédaction d’une analyse nous permettant de cerner les thématiques, la dynamique du protocole en termes de défenses et d’expression pulsionnelle, de tonalité, etc. Lecture des indications données par RIAP-V Applications des grilles de lecture pour l’alexithymie ; Applications des grilles de lecture pour l’image du corps : items du système intégré ; contenu des réponses les plus projectives ; indices Barrière et Pénétration ; application de la grille de Rausch de Traubenberg ; thématique de Schafer… Une fois ces étapes réalisées pour tous les protocoles, réunis entre décembre 2005 et juin 2006, la psychologue nous a remis les résultats à la TAS : confrontation de l’hypothèse clinique, du score de la TAS-20 et des données Rorschach.217 217 Remarque : Certaines de ces étapes peuvent sembler longues ou redondantes, notamment le fait de prendre beaucoup de notes personnelles pour l’analyse qualitative, alors même que nous ne pourrions rendre compte de l’ensemble de nos observations de manière exhaustive. Mais ce travail préliminaire de lecture approfondie nous a permis d’aboutir à des tableaux plus synthétiques tout en conservant une idée des particularités de chaque candidate. Il nous a fait entrevoir des résultats annexes, non attendus dans notre problématique. Nous avons choisi de ne retranscrire que certains exemples, le but n’étant pas de fournir une lecture exhaustive de chaque protocole. 89 B- Outils d’analyse des résultats : . 1. L’alexithymie au Rorschach : indices pour la repérer Nous avons retenu différents signes pouvant traduire l’alexithymie au Rorschach : • Tout d’abord les sept signes d’Acklin, présentés précédemment. Ces items sont selon les auteurs, la traduction en termes Rorschach des manifestations cliniques de l’alexithymie. Les critères retenus sont le défaut de vie fantasmatique, la tendance à l’évitement des stimuli affectifs, le conformisme et le manque de flexibilité psychique et de ressources. Toutefois, ces signes étant validés sur des sujets psychosomatiques dont l’alexithymie n’a pas été évaluée à l’aide d’un critère externe, nous les avons utilisés à titre indicatif, en sachant qu’ils évaluent plus le fonctionnement psychique de malades psychosomatiques que l’alexithymie à proprement parler. • Parallèlement, nous gardons à l’esprit les indices d’alexithymie observés par Porcelli, décrits plus haut. Autant de signes qui ont attiré notre attention sur un éventuel fonctionnement alexithymique, quelle que soit la congruence avec les résultats d’Acklin. • Enfin, nous avons observé les temps de latence, dont Gil (1966) constate qu’ils sont particulièrement élevés chez ces sujets notamment aux planches couleurs. En outre, l’approche psychanalytique, qui envisage à la fois la qualité formelle des réponses, les déterminants, les estompages et l’utilisation de la couleur, les contenus et la dynamique des défenses mobilisées, nous a fourni des clés pour repérer la problématique alexithymique au Rorschach. (Boekholt, 1983218 ; Chabert, 1987 219; Andronikof, 1993220) 2. L’image du corps dans l’alexithymie à travers le Rorschach : éléments pour la construction d’une grille spécifique. Nous avons pu au cours de trois années de formation au Rorschach puis de notre recherche, constater le nombre de grilles existant pour l’interprétation les protocoles, en extraire et en organiser les informations pertinentes. Ces grilles, d’orientation diverse, se recoupent parfois, se complètent souvent. C’est à partir du système intégré d’Exner, de travaux cités précédemment, de divers articles, et de l’analyse qualitative que nous avons construit une grille spécifique pour notre problématique 218 Boekholt traite ici des « Mécanismes de régulation narcissique au Rorschach » Chabert, C (1987 pp. 89-127 et pp.133-187) 220 Dans cet article, Andronikof traite de l’abstraction comme mécanisme d’anti-symbolisation au Rorschach. Ce travail nous a permis de comprendre la pensée opératoire lorsqu’elle se manifeste dans des contenus abstraits et hyper-intellectualisés plus que dans des réponses factuelles. Par exemple, planche III « ça fait peinture chinoise, comme les sigles dans l’écriture chinoise, c’est abstrait ». 219 90 A) Les éléments du système intégré d’Exner Le système intégré se réfère à un paradigme cognitiviste qui envisage l’épreuve comme une tâche de résolution de problèmes sollicitant les capacités d’adaptation du sujet. Cette méthode « représente une opérationnalisation et une synthèse remarquable de nombreux concepts de psychologie clinique. Ce mode d’interprétation du Rorschach, qui lui confère un statut scientifique, et donc réfutable, constitue un instrument d’investigation privilégié pour l’approche intégrée en psychopathologie »221 . Le Système Intégré donne donc accès à des informations à la fois globales, et concernant l’ensemble du fonctionnement psychique de l’individu puisqu’il rend compte à la fois des processus cognitifs et des facteurs affectifs à l’œuvre dans le processus de la réponse. Ce système vise la fiabilité et la finesse de l’analyse, en regroupant et confrontant les indices et en exploitant toutes les dimensions des réponses (et pas seulement le contenu). Au plan des données quantitatives, le cluster « représentation de soi » et différents items du Résumé Formel permettent d’appréhender l’image du corps dans ses diverses dimensions Cette méthode en elle-même très riche, n’est en outre pas incompatible avec une lecture psychanalytique des réponses, laquelle vient confirmer des éléments ou procurer des hypothèses validées ou infirmées par la première. Nous avons donc complété l’analyse des protocoles par des éléments d’autres approches ciblant l’image du corps. B) Les travaux de Fischer et Cleveland. Mises à l’épreuve par le Rorschach, les limites du corps ont fait l’objet d’une tentative de quantification par Fischer et Cleveland dont les deux indices de cotation permettent d’opérationnaliser en partie mais concrètement les travaux d’Anzieu sur le Moi-Peau. Ces variables ne font pas partie intégrante de la méthode proposée par J. Exner et sont l’objet de diverses critiques (Jupp, 1989 ; Sultan, 2004). Toutefois, elles reposent sur un travail considérable de passation et d’interprétation222, et nous avons choisi d’utiliser ces variables qui peuvent aussi bien accompagner la méthode d’Exner qu’une interprétation psychanalytique. En effet, selon Chabert, cette cotation réintroduit l’étude du « comment s’est dit »223 en permettant la cotation des contenus mais également des termes qui les qualifient. Elles permettent donc d’appréhender la prévalence ou non, d’une image fermée et contenante sur une enveloppe poreuse, percée, trouée (Andronikof-Sanglade, 1983). Une réponse est cotée Barrière lorsqu’elle évoque « une surface protectrice, membrane, coquille ou peau », c’est-à-dire un contenant ou des frontières protectrices. A inverse, les réponses « Pénétration » traduisent la porosité des limites, leur discontinuité et le sentiment d’une enveloppe corporelle peu protectrice. 221 Andronikof-Sanglade, A. (1983, p. 4) Voir à ce sujet leur ouvrage, Body image and Personality (1968) 223 Chabert, C. (1983 p. 199) 222 91 C) L’approche psychanalytique française Dans un deuxième temps, l’approche psychodynamique nous a apporté un éclairage utile des différents aspects de l’image du corps. Nous nous sommes appuyée sur les travaux psychanalytiques de Chabert (1983) pour l’interprétation globale ; de Péruchon, (1983) et Andronikof-Sanglade (1983), Chabert (1987) et Raush de Traubenberg (1990), pour l’image du corps en particulier. Nous ne ferons pas la liste exhaustive des items et de leur interprétation, ce qui serait redondant avec certaines données d’Exner. Néanmoins, pour rappeler la manière dont Chabert procède pour dégager des axes d’interprétation, sans jamais plaquer une lecture univoque d’un élément dissocié du reste du protocole, nous prendrons simplement l’exemple des réponses « anatomie ». D’après elle, elles peuvent traduire : 1. un besoin de se montrer intellectuel, selon H. Rorschach. 2. des préoccupations hypocondriaques voire une perte des limites corporelles. 3.Le déplacement de représentations sexuelles censurées par le sujet ; dans ce cas, les contenus sont symboliquement évocateurs des représentations de formes sexuelles féminines ou masculine. Ils signent alors, dans un registre névrotique, l’échec du refoulement. En outre, selon que la partie du corps désignée, ossature ou viscères, on peut y voir une tentative de refuge contre les sollicitations pulsionnelles, ou précisément l’atteinte de l’intégrité avec vécu de vulnérabilité. L’interprétation se fait comme toujours, en reliant contenu, tonalité, et la signification latente de la planche en question. C’est donc en croisant les différentes données et en les rapportant à la facture globale du protocole que l’on peut déterminer plus précisément le sens d’une réponse. C’est dans cet état d’esprit que nous avons voulu aborder les protocoles. On constate d’ailleurs que les diverses significations, loin d’être exclusives, peuvent être réunies pour un sujet dans une même réponse, alors entendue comme un condensé de sa problématique. D) Le grille de représentation de soi et de dynamique affective de Rausch de Traubenberg et al. (1990) Les auteurs ont construit une grille de lecture précise et rigoureuse, dont les huit axes permettent d’envisager de façon à la fois analytique et synthétique la gestion des affects et des relations aux objets internes et externes au travers des protocoles de Rorschach Nous l’avons appliquée à chaque protocole mais n’en présenterons que les données concernant directement l’image du corps. Les éléments concernant par exemple l’agressivité ou les mécanismes de défense nous ont permis de vérifier et d’approfondir notre analyse qualitative au cas par cas, et ont alimenté indirectement la discussion, mais nous avons choisi de ne pas les présenter dans leur ensemble afin de limiter les résultats à la question posée. 92 E) L’analyse thématique de Schafer (1954) Schafer propose 14 thématiques à investiguer quant à leur importance dans le protocole. Parmi elles, « la peur ou l’attitude de rejet à l’égard de l’identité féminine, l’identification masculine chez les femmes »224 a contribué à opérationnaliser l’hypothèse d’une vulnérabilité dans l’identification féminine. Ainsi, la question des frontières et de l’intégrité la dimension narcissique et l’investissement de soi l’identité sexuée et l’identification féminine constituent les trois questions essentielles à opérationnaliser. 3. Variables Rorschach et opérationnalisation de chaque hypothèse A - La question des frontières et de l’intégrité : Les travaux de Fischer et Cleveland (1958) Scores Barrière et Pénétration : Références : Fischer et Cleveland (1955, 1958,1968) ; Péruchon (1983) ; AndronikofSanglade (1983) . Critères de cotation : voir annexe 7. Interprétation : Le score attendu (4-2) traduirait les capacités du sujet à se différencier et se défendre du monde extérieur sans interrompre les échanges avec celui-ci. Autrement dit, il rendrait compte d’une image du corps solide et contenante dotée de limites stables : des interactions avec l’environnement sont possibles, mais également avec le monde interne puisque le sujet possède des contenants suffisamment solides pour retenir des éléments psychiques. Lorsque B> P, pour des scores supérieurs aux normes attendues, cela traduit une « rigidité de l’organisation défensive, inhibant tout processus créateur et donc toute fantaisie. » L’hyper investissement de la réalité externe, au détriment de l’expression fantasmatique, relègue à l’arrière plan la réalité interne. Pour Bobet (1990), le renforcement de la barrière traduirait une défense par dissociation psyché-soma tandis que l’élévation du score Pénétration reflèterait la vulnérabilité aux effractions, et donc l’internalisation du conflit. « A l’opposé des limites corporelles plus floues se traduisent par un score Pénétration élevé », caractéristiques de sujets plus « suggestibles, plus sensibles à la frustration. »225 En effet, lorsque P> B, les limites de l’image du corps sont insuffisamment protectrices, poreuses, telles qu’on les retrouve chez les patients schizophrènes par exemple. La prévalence des P signerait « l’échec du système défensif, provoqué par le surgissement pulsionnel ou l’envahissement des processus primaires »226 224 Schafer, R (1954, p. 136) écrit : « fear of and rejecting attitude toward feminine identity ; masculine identification in women » 225 Péruchon, M. (1983) 226 Peruchon, M. (1983, p. 114) 93 Les réponses cotées à la fois Barrière et Pénétration, sont à interpréter comme l’expression de la souffrance du sujet, en proie à un conflit concernant la valeur qu’il s’attribue. Hypothèse A1 : Nous nous attendons à observer chez les sujets alexithymiques une élévation des deux scores par rapport à la norme puisque nous faisons l’hypothèse d’un surinvestissement des frontières du corps au détriment de sa dimension libidinale. Cet investissement narcissique du corps se traduira donc par un renforcement défensif des limites (donc de l’indice Barrière). Mais l’on peut aussi s’attendre à ce qu’un vécu de vulnérabilité se traduise par une élévation concomittante du score Pénétration qui traduirait alors l’échec des défenses. Eléments du système intégré : Pour chaque item Rorschach repris dans notre grille, nous renvoyons le lecteur aux Manuels de Cotation et d’Interprétation du Système Intégré (Exner, 1993 ; 1998) traduit par Andronikof (2000 ; 2003) et qui fournissent les définitions, norme chiffrée, critères de cotation et interprétation de chaque indice. Nous indiquons ici notre hypothèse concernant les protocoles de sujets alexithymiques, ainsi que les principales références sur lesquels nous nous appuyons, outre les travaux d’Exner. Préoccupations concernant l’intégrité corporelle : An + Xy Hypothèse A2 : on peut s’attendre à une fréquence légèrement supérieure à la norme des contenus anatomiques et radiographiques chez ces sujets dont on suppose un investissement du corps problématique Référence complémentaire : Boekholt (1992) Percepts de sang : Bl Hypothèse A3 : les sujets alexithymiques seraient plus enclins à donner des réponses évoquant une atteinte ou une blessure de la surface corporelle, et donc les réponses Bl seraient plus fréquentes dans le groupe test que dans le groupe contrôle. Contenus et mouvements humains : H et M J. Smith227 préconise d’analyser le contenu de ces réponses particulièrement projectives. Hypothèse A4 : si on s’appuie sur les travaux de Chabert et de Rausch de Traubenberg, on peut s’attendre à ce que les contenus humains soient plus fréquemment de mauvaise qualité formelle chez les alexithymiques que chez les témoins, traduisant l’échec du recours à l’imaginaire, l’inadéquation entre la projection, plaquée, et la réalité du stimulus, la perturbation de l’image du corps, mal intégrée ou déformée. Les sujets alexithymiques seraient plus enclins à développer une image de soi peu réaliste, ou du moins défaillante, notamment en lien avec le peu de prise en compte des affects et l’intellectualisation élevée. On sait en effet qu’un recours trop massif à l’intellectualisation peut gêner le développement d’une image de soi réaliste (Exner, 2000) 227 Smith, J. cours de Rorschach dispensé à l’EPP mars 2006 94 D’autre part, les réponses de mouvements humains traduisent des capacités de réflexion, de jugement, de raisonnement et leur qualité formelle permet d’évaluer la clarté de la pensée (Exner, 2000). Ces kinesthésies indiqueraient selon Exner une expérience intérieure utilisée par le sujet pour répondre aux exigences de l’environnement, d’où l’importance de leur qualité formelle : l’adaptation est réussie ou non selon que le mouvement projeté est de bonne ou de mauvaise qualité. (Acklin, 1989 ; Exner, 2000) Hypothèse A5 : Par conséquent, nous formulons l’hypothèse que les kinesthésies seront peu nombreuses et plutôt de mauvaise qualité formelle chez les sujets alexithymiques, témoignant non seulement de capacités d’élaboration fantasmatique et imaginaires défaillantes, mais en outre, du manque de solidité de l’image du corps, le sujet alexithymique ayant du mal à s’appuyer sur son vécu corporel pour projeter une expérience interne mal identifiée. Les contenus vêtements : Cg ( Clothing) Références complémentaires aux travaux d’Exner : Chabert (1987) ; Castro (2004) Les contenus vêtements peuvent révéler l’extrême investissement de la frontière, pour se protéger de la confusion symbiotique avec l’objet, ou au contraire la défaillance de cette surface protectrice (peau écorchée, vêtements déchirés…), d’où la dimension projective de ces réponses, cotées MOR dans le système intégré. Ces contenus renvoient alors aux enveloppes corporelles, base du sentiment d’identité et fondement de la représentation de soi (Anzieu, 1974, Chabert, 1987) On sait qu’au-delà de 3, les contenus vêtements peuvent refléter une tentative de protection contre une perception de fragilité par rapport à l’image de soi. Le vêtement a alors une fonction substitutive d’enveloppe corporelle (Exner, 2000 ; Castro, 2004) Hypothèse A6 : Ce mécanisme serait présent dans les protocoles alexithymiques qui comprendraient plus de réponses vêtement (Cg) que ceux des témoins. Eléments tirés de la grille de Rausch de Traubenberg : Hypothèse A7 : chez les sujets alexithymiques, le nombre de réponses « image du corps fragmentaire » (ICF), « partielle » (ICP) et « atteinte » (ICA) sera plus élevé que les réponses « image du corps intègre »(ICI). Toutefois nous supposons, que n’étant pas psychotiques décompensés, nos sujets parviendront à fournir quelques réponses d’image du corps intégrée. Pour la même raison, enfin, nous nous attendons à ce que le score d’image fragmentaire soit moins élevé que celui d’image partielle ou d’image atteinte. Soit : ICF < ICA + ICP et ICF + ICA + ICP > ICI B- La dimension narcissique Eléments du système intégré : Réponses reflet : Fr+rF Hypothèse B8 : Le nombre de réponses reflet sera plus important chez les sujets alexithymiques que chez les témoins, et supérieur à la norme. On peut supposer que les sujets alexithymiques mobilisent des défenses narcissiques, pour sauvegarder une image de soi suffisamment valorisée (déni, idéalisation, externalisation, rationalisation). 95 Toutefois, contrairement aux personnalités narcissiques, nous nous attendons à repérer également des éléments signant l’échec de ces défenses. La confrontation avec les autres items et l’analyse qualitative validera ou invalidera cette hypothèse. Référence : Chabert, 1987 ; Boekholt, 1992 Indice d’estime de soi : Ego index Hypothèse B9 et B10 : Nous nous attendons à ce que cette « mesure grossière de l’attention portée à soi-même »228 soit inférieure à la norme chez les alexithymiques, en lien avec la notion de dépression essentielle décrite par P. Marty. Toutefois, si notre hypothèse concernant les réponses Reflet est validée, ce score se trouvera peut-être maintenu dans la norme, l’indice Ego étant calculé notamment à partir de ces réponses chez Exner. Par conséquent, nous formulons une double hypothèse : l’indice Ego des sujets alexithymique sera inférieur à la norme, ou situé dans la fourchette moyenne grâce aux défenses narcissiques, révélant « un conflit entre l’image et la valeur de soi. »229 FD et sum V Interprétation : Les réponses FD montrent que le sujet, à partir d’un stimulus en deux dimensions, en introduit une troisième. Ce relief n’est pas perçu à partir des qualités sensorielles de la planche (estompage), mais implique une projection de perspective (derrière, devant, …) Les réponses Vista correspondent aux reliefs projetés en s’appuyant sur les nuances de la tâche. Conformément aux interprétations de ces réponses, liées à l’introspection, et à partir des données de la littérature, nous formulons deux hypothèses : Hypothèses B11 : Les alexithymiques non patients230 ont de faibles capacités d’introspection étant donné leurs carences de mentalisation. (Marty, 1980) Hypothèse B12 : Ils ont une image de soi plus négative que la plupart des gens. Nous nous attendons donc à trouver la conjugaison suivante dans leurs protocoles : FD=0 ; Sum V > à la norme. Références personnelles (PER) Nous avons retenu ce score qui fait partie d’un ensemble de traits relatifs au narcissisme. Toutefois, nous supposons une défaillance des défenses narcissiques chez les alexithymiques. Hypothèse B13 : ce score ne donnera lieu à aucun résultat significatif. Cette hypothèse est strictement intuitive mais il nous semble, à la lecture du Manuel d’Interprétation d’Exner, que les réponses PER s’inscrivent dans le registre de personnalité narcissique ou paranoïaque, plutôt que dans un contexte de doute concernant l’image de soi et de difficulté à s’investir soi-même positivement, ce qui nous semble être le cas des sujets alexithymiques. 228 Exner, J. E (2000), trad. Andronikof Sanglade, A. (2003, p. 235) ibid. p. 237 230 Et qui donc ne sont pas par ailleurs, psychopathes ou schizophrènes par exemple. 229 96 Réponses morbides (MOR) Hypothèse B14 : Les sujets alexithymiques présenteraient un nombre de MOR supérieur à la norme, traduisant une atteinte de l’image du corps qui se traduit au plan cognitif, affectif et relationnel, particulièrement ceux qui présentent des affects dépressifs marqués. En effet, notamment d’après Marty (1980), il existe une corrélation positive entre pensée opératoire et dépression essentielle. Celle-ci étant fondamentale et asymptomatique, il se peut qu’elle n’ait pas été identifiée par le questionnaire de recrutement, en dépit des critères d’inclusion. (absence d’épisode dépressif actuel ou passé) Référence : Marty (1980), Chabert (1983), Rausch de Traubenberg (1990), Exner (2000), Corcos et al (2003) Ces réponses particulièrement projectives sont analysées du point de vue leur thématique et de leur contenu. On peut s’attendre à ce que leur nombre soit plus élevé dans le groupe test que chez les témoins. Contenus humains [H : (H) + Hd + (Hd)] Hypothèse B15 : chez les alexithymiques, les contenus H purs seraient moins nombreux que les contenus partiels et imaginaires, confirmant les difficultés d’identification à des figures réelles et les difficultés à construire une image de soi réaliste. Eléments de la grille de Rausch de Traubenberg : Hypothèse B16 : L’axe « narcissisme » comporterait chez les sujets du groupe test plus de contenus narcissiques que chez les témoins. Et au sein de ces contenus, les réponses « atteinte » et « dépréciation » seraient supérieures aux réponses « valorisation ». Hypothèse B17 : Concernant la dimension de dépression qu’évalue cette grille à travers d’une part les représentations dépressiogènes, et d’autre part les affects dépressifs, nous nous attendons à trouver plus de représentations chez les alexithymiques que chez les témoins mais pas nécessairement plus d’affects, du fait de leur difficulté d’expression et de projection affective. C - L’identification féminine et l’investissement libidinal de soi L’image du corps est donc « du côté du désir »231. Or l’alexithymique pose magistralement la question du désir, ou plutôt de l’absence de désir, donc de l’image du corps et de la dissociation entre besoins (à peu près satisfaits chez le sujet alexithymique « sain » au plan psychiatrique), et désirs. Dolto considère la constitution de l’image du corps et l’émergence du désir à travers les castrations symboliques comme un processus d’humanisation et d’accession au statut de sujet. Cette dimension est opérationnalisable à travers plusieurs hypothèses : 231 Dolto, F. (1984, p. 37) 97 Eléments du système intégré : Représentations humaines et animales La norme attendue correspond à environ 2, 31 contenus H pour 7, 38 contenus A (Sultan, 2004)232 Hypothèse C18 : La différence quantitative entre les réponses A et H sera plus importante chez les alexithymiques, qui donneront plus de contenus A et/ ou moins de contenus H qu’attendu, ce qui traduirait la difficulté d’accéder au statut de sujet porteur de désir dans l’alexithymie et donc la défaillance du processus d’érogénéïsation du corps décrit par Dejours (2001). Le contenu sexué des réponses H La littérature ne donne pas d’indications concernant la répartition quantitative des H entre des contenus neutres, et des contenus sexués. Aussi avons-nous choisi de comparer leur nombre chez les jeunes femmes alexithymiques par rapport aux témoins. Hypothèse C19 : Les difficultés d’identification féminine et le faible investissement libidinal de soi se trauiraient par des contenus humains neutres, plus fréquents que sexués chez les alexithymiques, ce qui ne se retrouverait pas chez les témoins. Les réponses sexuelles Sx Référence : Exner, J.E, Manuel de Cotation, traduction d’Andronikof, A. (2000, p.50). Hypothèse C20 : Les sujets alexithymiques ne présenteraient aucun contenu sexuel manifeste, si l’on suppose un faible investissement de la relation libidinale. Eléments de la grille de Rausch de Traubenberg : Thématique sexuelle (dimension 4, voir annexe 8) Les protocoles alexithymiques ne contiendraient aucune représentation symbolique ou manifeste d’une thématique sexuelle chez les sujets alexithymiques. Hypothèse C21 : Nous faisons l’hypothèse que les protocoles alexithymiques présenteront plus de contenus symboliques et d’attributs masculins que féminins. Eléments de l’analyse thématique de Shafer : La thématique 8 : Hypothèse C22 : « la peur ou l’attitude de rejet à l’égard de l’identité féminine, l’identification masculine chez les femmes »233 serait plus lisible dans les protocoles alexithymiques, comparés aux protocoles témoins où elle serait discrète voire absente. 232 Norme attendue dans une population française, avec un écart-type de 1,81 pour les réponses H et 2, 86 pour les contenus A. (Sultan, 2004, p. 17) 233 Schafer, R (1954, p. 136) écrit : « fear of and rejecting attitude toward feminine identity ; masculine identification in women » 98 PARTIE III : RESULTATS 99 I - RESULTATS COMPARATIFS AU DIAGNOSTIC D’ALEXITHYMIE 1 Présentation des résultats quantitatifs : les scores à la TAS-20 Tableau 1. a : Groupe test Alexia Axelle Constance Maud Julie Ludivine Moyenne Identification Des émotions 17 22 20 21 26 23 21.5/35 Verbalisation des émotions 19 19 18 14 15 20 17.5/25 Pensée Concrète 30 16 23 23 16 17 20.83/40 Score total 66 57 61 58 57 60 59.83/100 Au plan catégoriel, ces six sujets sont donc alexithymiques lorsque nous les rencontrons. Si on observe chaque dimension, seules deux candidates, Axelle et Ludivine, ne présentent pas de pensée concrète. Pour les autres sujets, l’alexithymie se traduit dans les trois dimensions évaluées à la TAS-20. Tableau 1. b :Groupe témoin Sophie Carine Ester Sabrina Vanessa Hélène Moyenne Identification Des émotions 13 7 16 15 15 10 12.6/35 Verbalisation des émotions 11 5 08 12 09 6 8.5/25 Pensée Concrète 12 17 14 12 16 12 13.83/40 Score total 36 29 38 39 40 28 35/100 Les chiffres sont donnés à deux décimales Aucun de ces sujets n’est alexithymique, ni au plan catégoriel, ni au plan dimensionnel. 2. Comparaison des diagnostics à la TAS-20, au Rorschach et du point de vue clinique La question qui se pose est celle de la congruence entre les trois modes de diagnostic La colonne « clinique » du tableau suivant (2A), indique l’hypothèse que nous avons formulée en fonction de notre impression clinique, sans connaître le résultat à la TAS-20, et qui repose sur : le contact avec le sujet, l’attitude pendant la passation et la relation établie. Nous avons posé défintivement notre hypothèse après une relecture du protocole mais avant d’avoir réalisé le Résumé Formel. Nous avons fait l’hypothèse diagnostique d’alexithymie pour sept sujets. 100 Tableau 2a : Résultats de chaque sujet pour chaque type de diagnostic d’alexithymie : Carine Sophie Ester Sabrina Vanessa Hélène Alexia Axelle Constance Maud Ludivine Julie Nombre de sujets alexithymiques Non A : non alexithymique TAS –20 Clinique Non A Non A Non A Non A Non A Non A Alexithymique Alexithymique Alexithymique Alexithymique Alexithymique Alexithymique 6 Non A Non A Alexithymique Non A Non A Alexithymique Alexithymique Non A Alexithymique Alexithymique Alexithymique Alexithymique 7 Diagnostic Selon Acklin Non A Non A Non A Non A Non A Non A Non A Non A Non A Non A Non A Non A 0 Nombre d’items Acklin positifs 1/7 1/7 3/7 1/7 2/7 3/7 0/7 3/ 7 0/7 1/7 2/7 2/7 Nous avons ensuite appliqué la grille d’Acklin au Résumé Formel. Sont considérés comme alexithymiques selon la grille d’Acklin les sujets présentant au moins 4 items positifs sur les 7 proposés. Ce seuil a été établi par nous, en l’absence de données dans la littérature. Les items d’Acklin ne nous ont pas permis de discriminer les sujets alexithymiques, seuls un ou deux signes apparaissant positifs, de façon éparse, sans différencier nettement deux types de protocoles. Ces résultats sont discutés plus loin. Les résultats de la TAS-20 permettent de distinguer nettement 6 sujets alexithymiques et 6 témoins, puisque les sujets ayant un score intermédiaire (entre 45 et 56) n’étaient pas inclus dans l’étude. On peut donc considérer ces résultats comme valides. Tableau 2b : résultats des sujets alexithymiques aux items d’alexithymie d’Acklin Sujets Alexia Axelle Constance Maud Julie Ludivine Vie fantasmatique R<18 M<2 F F F F F F F F F F F F SumC<N F F F F F F Affects FC<CF+C V V F V V V Cognition Bl<N L>.99 F V V V F F F F F V F V Ressources EA<N F F F F F F Tableau 2c : résultats des sujets témoins aux items d’alexithymie d’Acklin Vie fantasmatique R<18 M<2 F F F F F V F F F F F F Sujets Sophie Carine Ester Sabrina Vanessa Hélène V : vrai F : faux. Signe absent chez le sujet SumC<N F F F F F F Affects FC<CF+C F V V F F V Cognition Bl<N L>.99 F F F F F F F V V V V V Ressources EA<N V F V F F F 101 Les divergences de résultats entre la TAS-20 et les items d’Acklin posent la question de la congruence entre les échelles d’orientation cognitive et l’évaluation projective de l’alexithymie Nous y reviendrons dans la discussion des résultats. Lecture des résultats et repérage des éléments significatifs à discuter : Le nombre de réponses (R) La productivité n’est pas chutée chez les sujets alexithymiques, contrairement aux résultats d’Acklin. Ce résultat coïncide avec celui de Porcelli (2002) : « contrairement à ce qui était attendu, R n’était pas significativement différent selon les groupes » 234 Les mouvements humains (M) Acklin s’attend à ce que peu de kinesthésies soient projetées. Nos résultats montrent que les sujets rencontrés ont projeté un nombre normal de kinesthésies humaines, de bonne qualité formelle bien que souvent partielles (Hd). Le nombre de réponses couleurs (Sum C) Tous les sujets alexithymiques sans exception utilisent la couleur au moins autant qu’attendu. Ce score, diamétralement opposé à celui d’Acklin, nécessite trois remarques : 1. Tout d’abord, ce résultat peut aller dans le sens de l’hypothèse de Marty (1980), selon lequel l’inconscient reste sensible aux sollicitations affectives, même si l’intégration est difficile (ce qui se traduit par FC< CF+C) 2. Qualitativement, il se peut que la couleur soit comme le dit Chabert (1983), utilisée de manière conformiste, à l’instar du déterminant formel, sans refléter la subjectivité235 3. Enfin, ce résultat peut correspondre à celui de Porcelli (2002) qui observe effectivement une diminution du nombre des réponses couleurs chez les alexithymiques mais précise que « les différences n’atteignent pas un seuil statistique significatif ». Ces trois hypothèses peuvent se compléter pour abouir à la conclusion que les alexithymiques non patients sont réceptifs à la sollicitation affective, même si cette réactivité n’implique pas nécessairement une élaboration de leur monde interne. Gestion de l’expression affective (FC : CF+C) 5 des 6 sujets alexithymiques présentent une difficulté d’intégration affective (FC< CF+C) Ce résultat rejoint ceux d’Acklin et de Porcelli236. Etant donné que nos sujets présentent des ressources cognitives, ceci confirme le fait que la dimension cognitive et affective de l’alexithymie peuvent être inégalement présentes chez un sujet : Il peut y avoir des ressources mentales pour penser sans que concrètement cela ne lui permette de 234 Porcelli (2002, p. 365) (à travers des équivalences du type vert = arbre, bleu = eau) 236 voir à cet égard l’idée de Porcelli (2002) selon qui l’alexitymie serait un ensemble de traits dont le noyau dur serait cognitif et engendrerait des difficultés affectives, certes plus manifestes cliniquement, mais en fait secondaires par rapport à l’impossible élaboration mentale de représentations subjectives et le recours à une pensée plaquée, factuelle. 235 102 gérer ses émotions dans les situations présentes, relationnelles, affectives, peut-être parce que cette capacité à penser demeure déconnectée des affects. Complexité psychique : Blends Pour Acklin comme pour Exner, la baisse de cet indice traduirait un manque d’implication personnelle dans la situation de test, une pensée concrète et simpliste par défense, qui réduit le champ perceptif et barre la route aux projections personnelles. Acklin considère comme évitant un sujet chez qui moins de 25% des réponses sont des Blends. Ce seuil n’est pas le même chez Exner, dont les données normatives varient selon le style cognitif. Si l’on prend le seuil d’Acklin, 5 des 6 sujets du groupe test et tous les témoins ont tendance à simplifier les situations. Ce qui signifie que dans notre échantillon, cet item n’est pas discriminant. D’après les seuils d’Exner, plus bas que celui d’Acklin, cet évitement de la complexité, qui pousse le sujet à ne pas synthétiser les différentes qualités de la planche, se retrouve chez la moitié des sujets alexithymiques comme des témoins. Là non plus, cet item n’est pas discriminant. Nous en discuterons plus loin. Evitement : Lambda> . 99 Seules deux jeunes femmes alexithymiques sont évitantes. Toutefois, les autres indices d’évitement mériteraient d’être indiqués car si nos résultats ne concordent pas en apparence avec ceux d’Acklin, en revanche, un autre indice d’évitement, défensif cette fois, est présent chez les alexithymiques : les réponses D et Dd sont systématiquement plus nombreuses que les réponses W dans le groupe test. En revanche, le rapport affectif (Afr) n’est pas inférieur à la norme dans le groupe test, ce qui confirmerait la théorie de Marty : ces sujets n’évitent pas les stimuli émotionnels : il ne les voient pas. Ils sont forclos avant d’être perçus, et traités de façon opératoire. On retrouve ici ce qu’on a dit précédemment à propos de l’utilisation de la couleur : sollicitations affectives ou stimuli émotionnels, les scores C et Afr sont congruents, puisque les sujets, dans les deux cas, ne semblent pas éviter ces éléments, mais simplement les traiter de manière factuelle, sans implication subjective. Les ressources (EA) : Aucun sujet alexithymique ne présente ici des ressources quantitativement inférieures à la norme. Ceci entre en contradiction avec la plupart des théories, les recherches d’Acklin, et les travaux de Porcelli, qui note que « le score EA était significativement plus bas chez les alexithymiques (r = 0. 45) »237. Les diférences avec le groupe témoin ne sont pas significatives. Pour tous ces résultats, la confrontation avec la théorie et les études publiées récemment est riche de questionnements et d’observations dont il ne s’agit pas ici de rendre compte de manière exhaustive. Toutefois ce foisonnement aboutit au constat répété de la singularité de chaque sujet alexithymique. 237 Porcelli, P. et Meyer, G. (2002, p. 365) 103 II - RESULTATS SYNTHETIQUES CONCERNANT NOS HYPOTHESES EXTRACTION DES ELEMENTS A DISCUTER Hypothèse A – L’image du corps des alexithymiques, relativement unifiée, serait surinvestie au niveau de la frontière, c’est-à-dire comme contenant défaillant. Présentation des résultats : Tableau A 1 : Résultats comparatifs aux indices de Fischer et Cleveland (hypothèse A1) Groupe test Alexia Axelle B(norme4) P(norme2) Dont Bet P 7 6 2 11 7 2 Groupe témoin Constance Maud Julie Ludi vine Moyen ne 11 4 1 13 6 2 11 11 1 10.83 3 4 7.6 1.66 0 12 12 2 Vane ssa Sabri na Ester Hélè ne Carin Sophie e Moyen ne 6 2 0 3 3 0 6 2 0 4 2 0 4.83 2.5 0 7 2 0 Les normes sont globalement respectées chez les témoins, ce qui traduit un investissement adéquat, solide mais souple, des frontières corporelles. Chez les alexithymiques, deux éléments frappent d’emblée : le nombre élevé d’indices Barrière chez les sujets alexithymiques, par rapport à la norme (4) et par rapport au groupe témoin, et la présence systématique de contenus cotés B et P, qui n’apparaissent en revanche dans aucun protocole du groupe contrôle. Des barrières contre l’intrusion de l’objet primaire? Le fait que les sujets alexithymiques donnent en moyenne 10.83 réponses barrière contre seulement 4.83 pour les témoins traduit une rigidité défensive. Ce résultat confirme notre hypothèse d’un surinvestissement des limites et évoque la mise en place d’une seconde peau telle que décrite par Bick. Tout comme la notion de cuirasse musculaire, dans un autre domaine de la psychologie Toutefois, cette notion traduit la nécessité pour ces sujets de recourir à une contenance psychique extérieure et concrète afin de pallier ce qui fait défaut à l’intérieur. Ce manque d’objet introjecté se retrouve dans l’élévation concomitante de l’indice pénétration. Cette défaillance, comme nous le supposions, se traduit donc par un surinvestissement des limites ayant valeur de contenant, d’écran (coquille, carapace), d’interface sensorielle (plumes). L’indice pénétration, reflet d’une différenciation précaire ? De nombreuses réponses donnent des représentations d’altération de l’image du corps et de fragilité des limites. Réponses de mauvaise qualité formelle, réponse pénétration, contenus anatomiques, traduisent une problématique de l’enveloppe. Cette réponse d’Ester illustre de façon limpide cette problématique : « un sac, avec des crochets pour le tenir, il est déchiré, tout ce qui est dedans s’en va »… Ces images, bien que souvent unitaires, sont toutefois altérées, quant à l’enveloppe (écrasé, déchiré, coupé, ouvert) ou quant à l’état (carte de France écrasée, animal inerte, déformé) 104 Parmi les sujets alexithymiques, on repère deux types de résultats, bien qu’ils soient toujours très supérieurs à la norme : dans le cas d’Axelle, Constance et Maud, les contenus Barrière restent nettement plus élevés que les contenus Pénétration. Chez Alexia, Ludivine et Julie, ils sont très proches, voire égaux, ce qui signifie que l’émergence pulsionnelle est plus désorganisante et que les limites corporelles sont manifestement précaires. Nous avons donc repris leur Résumé formel et leur protocole et constaté que cela se retrouve dans l’analyse qualitative ainsi que dans la gestion des affects. Les doubles cotations, signe d’une profonde vulnérabilité et d’un conflit intense La seconde différence entre les protocoles alexithymiques et non alexithymiques concernant le score de Fisher et Cleveland réside donc dans la présence de contenus cotés à la fois B et P (par ex : un sac troué, Ludivine, pl IX). Aucun sujet témoin, même lorsque les scores B ou P sont légèrement supérieurs à la norme, ne fournit de réponse cotée à la fois B et P, alors que tous les sujets alexithymiques en donnent au moins un, parfois deux. Ce qui contribuerait à montrer que, même secondaire et défensive, l’alexithymie est néanmoins sous-tendue par une certaine fragilité et une conflictualité de l’enveloppe, objet d’un surinvestissement qui échoue dans sa fonction protectrice, puisqu’il est à la fois percé et renforcé. Tableaux récapitulatifs : Présentation des résultats concernant les frontières et l’intégrité. Tableau A2a – Résultats quantitatifs concernant les frontières et l’intégrité pour le groupe test B. et P. An+Xy Bl MOR MCg ICF<ICA+ICP IC.F+IC.A+IC.P >IC.I Norme 4 /2 0-1 0 0-1 0 0-3 Alexia 7/6 1 0 3 1 4 2< 8+3 2+8+3> 2 Axelle 11 / 7 2 0 1 2 3 4<8+4 4+8+4 >7 Constance 11/ 4 0 0 1 0 4 0<7+2 7+2+0>3 Maud 13/6 0 0 1 1 3 3<6+5 6+5+3> 8 Julie 12/12 1 1 1 0 1 3<8+4 4+8+3> 6 B. et P : Rapport des indices Barrière et Pénétration présentés précédemment IC : Image du Corps F : fragmentaire A : atteinte P : partielle Ludivine 11/11 2 2 1 2 3 6<6+3 3+6+6>8 Moyenne 10.83B/7.6P 1 0.5 1.33 1 3 I : intègre Tableau A2b – Résultats quantitatifs concernant les frontières et l’intégrité pour le groupe témoin B. et P. An+Xy Bl MOR M-/M Cg IC.F+IC.A+IC.P >IC.I Norme 4/ 2 0-1 0 0-1 0 0-3 Sophie 7/2 1 0 1 0 0 0+1+1< 4 Carine 4/2 0 0 1 2/ 0 0+0+6 >5 Ester 3/3 1 0 0 0 3 0+4+0>7 Sabrina 6/2 1 0 0 0 3 1+4+1< 15 Vanessa ¾ 2 0 1 5/ 2 4+2+4> 4 Hélène 6/2 5 0 0 1/ 3 4+0+2>6 Moyenne 4.33B/ 2.5 P 1.667 0 0.5 1.33/ 1.83 105 Hypothèse A2 : Réponses anatomiques et radiographie (An + Xy)238: On ne note pas de différence significative entre les alexithymiques non patients et les témoins du point de vue des réponses anatomiques. Seule Hélène, du groupe témoin, donne cinq réponses An + Xy. Or on peut noter qu’Hélène faisait partie des sujets qui nous ont paru alexithymiques à la passation et que son protocole indique des éléments dépressifs. Hypothèse A3 :Percepts de sang (réponses Bl) Bien qu’il aille dans le sens de notre hypothèse, le résultat chiffré n’est pas significatif239. En effet, deux protocoles alexithymiques contiennent des réponses Bl, alors qu’aucun témoin ne fournit ces réponses traduisant une atteinte de l’intégrité corporelle (Exner, 2000). Ainsi, Ludivine donne deux réponses Bl. A la pl. II, sa première réponse, immédiate est : « la couleur rouge ça me fait penser à des tâches de sang », montrant la réactivité à la sollicitation pulsionnelle, ainsi qu’une difficulté à canaliser ces émergences (CF révélant un contrôle formel moins important que les réponses FC et donc une décharge pulsionnelle moins modulée). Enfin cette réponse s’intègre bien à la facture générale du protocole qui révèle un sentiment marqué de vulnérabilité, comme si son corps n’était pas fiable, et qu’elle ne pouvait avoir un rapport d’intimité profonde envers lui. Cliniquement, Ludivine a les ongles rongés et nous dit avoir fait des crises de boulimie « mais c’était il y a longtemps déjà, et maintenant ça va ». A la planche X, la dernière réponse du protocole, qui succède à des contenus tels que planctons marins, utérus, soutien-gorge et algues, est aussi une réponse sang : « Les tâches roses, là, du sang coagulé. Séché ». Le sang n’est donc absolument pas synonyme de vie, mais bien de blessure, d’atteinte, voire de dévitalisation. Hypothèse A4 : Mouvements humains de mauvaise qualité formelle (M-) Paradoxalement, ces réponses sont plus nombreuses chez les témoins. Si on compare les deux groupes en termes de pourcentage (voir tableau A3) on constate effectivement que les témoins, paradoxalement, donnent proportionnellement plus de réponses mouvement (M-) que les sujets alexithymiques. Ce peut être un biais lié à la taille de l’échantillon qui donne un poids très important à chaque sujet. Peut-être ne se retrouverait-il pas dans une population plus vaste. Quoiqu’il en soit ce résultat contredit notre hypothèse, les résultats d’Acklin, et ceux de Porcelli, alors que nos cotations ont été vérifiées. Tableau A3 Groupe Groupe alexithymique témoin Pourcentage moyen de M- pour le 16.84 26.9 nombre total de M 238 239 Les hypothèses retranscrites en bleu sont celles invalidées par les résultats. Ici, A2, A3, A4 et A5. Voir les résultats statistiques p. 122, ligne « Mouvement » du tableau. 106 Hypothèse A5 : les contenus vêtements (Cg) Ces contenus sont environ deux fois plus nombreux chez les alexithymiques que chez les témoins. Il s’agit donc d’une différence significative allant dans le sens de notre hypothèse. Toutefois, le nombre moyen de ces contenus chez les alexithymiques reste dans la fourchette attendue (0 – 3), puisque c’est seulement à partir de 3 que l’on pourrait y voir selon Exner (2000) et Castro(2003) l’indice d’une perturbation de l’image du corps, vécu comme vulnérable. Si on les relie à d’autres indices de vulnérabilité de l’enveloppe, tels que les contenus Pénétration, on constate que les résultats vont dans le sens de notre hypothèse : le nombre de Pénétration est augmentée de façon significative, révélant une enveloppe corporelle poreuse ou perméable, perçue par le sujet comme fragile. L’augmentation des contenus vêtements serait alors une manière de compenser cette défaillance des frontières corporelles, en investissant une sorte de seconde peau, si l’on se réfère aux théories de Bick (1967) et Anzieu (1974) Hypothèse A6 : Les contenus morbides (MOR) Ils sont nettement plus nombreux chez les alexithymiques que chez les témoins. En l’absence de biais majeur, l’hypothèse d’une image de soi pessimiste et négative chez les alexithymiques est vérifiée. Hypothèse A7 : A la grille de Rausch, on trouverait peu ou pas d’images fragmentées, mais plus d’images du corps partielles ou atteintes qu’intègres (ICF< ICA + ICP et ICI< ICA + ICP + ICF) L’hypothèse est vérifiée chez tous les alexithymiques, mais ce phénomène est également présent chez les 2/3 des témoins. On ne peut en tirer une conclusion valide. Hypothèse B – Le sujet alexithymique présenterait une image du corps unifiée, mais peu investie de libido. Le contenu de cette image traduirait une fragilité des assises narcissiques Tableaux récapitulatifs : Présentation des résultats. Tableau B4 a. Récapitulatif des résultats du groupe test aux items Exner concernant l’hypothèse B Items Exner Fr+Rf Ego index FD FV PER H:(H)+Hd+( Hd) Norme 0 [ .33-.45] 1 0 0-2 H> (H+Hd+(Hd) Alexia 1 .36 1 0 0 8 :5 Axelle 1 .27 1 2 1 5 :5 Constance 1 .32 1 2 1 7 :1 Maud 1 .39 3 2 1 8 :8 Julie 2 .35 2 0 0 5 :3 Ludivine 1 .40 1 3 0 3 :10 Moyenne 1.16 34.8 1.5 1 0.5 Le rapport est normal dans 50% des cas 107 Tableau B4. b Récapitulatif des résultats du groupe témoin aux items Exner concernant l’hypothèse B Items Exner Fr+Rf Ego index FD FV PER H : (H) + Hd + (Hd) Norme Sophie Carine Ester Sabrina Vanessa Hélène Moyenne 0 [ .33-.45] 1 0 0-2 H>(H) + Hd + (Hd) 0 .25 1 3 1 1 :4 0 .39 1 1 0 4 :2 0 .41 0 0 0 4 :1 0 .31 2 2 4 4 :5 0 .25 0 0 0 4 :2 0. 167 .33 1 1 1 66.66% sont dans la norme soit 4 /6 sujets 1 .39 1 0 1 7 :8 Réponses reflets, indice Ego et capacités d’introspection : • Fr+rF (hypothèse B8) Alors que la norme attendue est de 0, tous les sujets alexithymiques présentent un score positif aux réponses reflets, contre un seul témoin (Vanessa). L’hypothèse du recours à des défenses narcissiques chez les alexithymiques est confirmée. • Indice Ego (hypothèse B9 et B10) L’indice Ego est plus bas chez les témoins (. 33, ce qui correspond au seuil inférieur de la fourchette attendue) que chez les alexithymiques (34. 8). Ce résultat est lié à la présence d’une constellation dépressive (DEPI positif) chez deux d’entre eux (Sophie et Hélène), ainsi qu’au résultat de Sabrina (.31). Notre hypothèse n’est donc pas vérifiée. Toutefois, l’indice Ego est accompagné de défenses narcissiques chez les six sujets alexithymiques. Ainsi, l’analyse du protocole de Julie montre qu’il lui faut beaucoup de paires et de reflets pour parvenir à maintenir « à flot » son estime d’elle-même, menacée par l’altérité. En outre, malgré ces défenses, deux sujets alexithymiques (Axelle et Constance) ont un indice Ego inférieur à la norme, témoignant d’un conflit concernant la valeur qu’elles s’attribuent. • Réponses FD et Vista (hypothèses B11 et B12) Le tableau de résultats montre qu’Alexia et Julie s’adonnent de façon habituelle à des comportements d’introspection, dans la mesure où les réponses FD ne sont pas accompagnées de Vista et où l’indice Ego reste dans la norme. Les quatre autres sujets présentent des ruminations et une introspection douloureuse et négative. Axelle, Constance et Ludivine donnent une réponse FD et 2 ou 3 Vista ce qui contredit : -notre hypothèse, selon laquelle les alexithymiques donneraient des réponses Vista mais aucune réponse de dimension formelle -les travaux d’Acklin ; ceux de Porcelli, lequel trouve un score FD significativement plus bas chez les alexithymiques, par rapport aux non alexithymiques. L’élévation des FD indique une préoccupation inhabituelle pour l’image de soi accompagnée de rumination, donc parfois « contre-productive »240. En outre, « 240 Exner, J. E (2003 p. 238) 108 l’apparition de réponses Vista dans un protocole contenant des reflets est extrêmement rare et signale probablement la présence d’un conflit sérieux relatif à l’image de soi. Il semble que le sujet soit en train de lutter avec la notion d’une haute valeur de soi en même temps qu’il perçoit des traits négatifs du soi »241 Les trois réponses FD et les deux Vista du protocole de Maud révèlent qu’elle est en proie à une introspection douloureuse. Cliniquement, elle nous a paru légèrement déprimée, bien que nous ne sachions pas à ce moment-là si cette attitude relevait de la dépression larvée242 ou de l’alexithymie, dont nous avons fait l’hypothèse dès l’entretien préliminaire. Maud nous a donné l’impression d’internaliser ses émotions, un peu comme si ce qu’elle ressentait n’avait pas d’intérêt. Elle était coopérante, toujours prête à se plier à ce qu’on attendait d’elle, non pas pour plaire, dans une attitude hystérique ou de domination narcissique, mais par absence d’investissement de soi comme si tout cela n’avait eu « aucune importance » et qu’il était plus simple de s’adapter. Elle nous est apparue, sous des allures « hyper normales », fragile, comme peut l’être une personne dont la passivité profonde l’amène à se soumettre voire à se laisser manipuler par autrui au point de ne plus savoir ce qu’elle désire vraiment. Cette passivité apparaît dans le Résumé Formel (a<p). L’angoisse de séparation de Maud était masquée par une neutralité totale dans la relation. Ni chaleur humaine spontanée, ni froideur marquée, ni séduction particulière, mais un contact qui nous a évoqué un rapport au monde désinvesti, comme résigné. Elle semblait satisfaite de passer le test toutefois mais tout nous faisait penser qu’elle était ailleurs. Maud avait l’air de ne pas « habiter son corps ». C’est ainsi que nous nous sommes « résumée » la passation peu après qu’elle ait quitté le service. Ces quelques remarques cliniques nous permettent de faire part ici de la manière dont se traduisait peut-être cliniquement l’introspection douloureuse, fréquente chez ces sujets. Ce sous-groupe de données243 au sein du cluster de perception de soi, est ici particulièrement intéressant car il révèle un profil propre aux alexithymiques chez qui les traits narcissiques côtoient un indice Ego inférieur à la norme, des sentiments d’introspection douloureuse, des doutes quant à leur propre valeur et « une préoccupation focalisée sur les traits négatifs de soi »244. Ce paradoxe sera discuté plus loin. Hypothèse B 13 concernant les réponses PER Notre hypothèse est vérifiée : nous ne retrouvons pas d’élévation moyenne du nombre de ces réponses ni dans le groupe témoin ni chez les alexithymiques. Hypothèse B 14 : réponses humaines (H ; Hd ; (H) ; (Hd) 50% des alexithymiques donnent un nombre de réponses « H pures » inférieur ou égal aux contenus humains imaginaires et / ou partielles, ce qui traduit des difficultés d’identification relatives mais non majeures. 241 ibid., p. 239. Larvée puisque si elle avait été avérée, Maud n’aurait pas été incluse dans l’étude 243 Ego, Fr+rF, FD, V 244 ibid., p. 238. 242 109 Les trois autres sujets semblent pouvoir s’identifier de manière stable à des figures réelles de leur entourage. Toutefois certaines réponses sont de mauvaise qualité formelle. Par ex : « Un grand bonhomme, les yeux, les mains comme ça de chaque côté sur les pointes. E : Je voyais la position des pieds en fait, comme en pointe, donc j’ai cherché le reste après. La tête là, mais c’est plutôt la position des pieds au départ. »245 Cette réponse montre l’échec des efforts pour intégrer les différentes parties de la tâche (réponse W) et éclaire son rapport au corps, dont elle appréhende d’abord un détail, à partir duquel elle tente de reconstituer le tout, au prix d’une déformation du percept. Deux témoins (Sophie et Vanessa) donnent moins de réponses H pures que de H partielles et/ ou imaginaires. Or Sophie a par ailleurs un indice Ego bas (.25) et Vanessa présente des traits narcissiques et une hypervigilance qui vont sans doute de pair avec les difficultés d’identification. Hypothèses B 15 et B16 : éléments extraits de la grille de dynamique affective : Tableau B5a : Résultats du groupe test Eléments de la grille de Rausch Représentation Valorisation Atteinte Repli : Reflet ou Miroir Dépression représentation Dépression affect Alexia Axelle 2 0 3 4R246 0 0 0 0 4 1M247 2 0 Cons tance 0 1 6 1R 0 3 Maud Julie Ludivine Moyenne 1 0 2 2R 1 0 2 0 0 1R 0 0 1 0 1 3M 0 0 1 0.167 2.67 1.33R/ 0.67M 0.5 0.5 Tableau B5b : Résultats du groupe témoin Eléments de la grille de Rausch Représentation Valorisation Atteinte Repli Sophie Carine Ester Sabrina Vanessa Hélène Moyenne 0 1 0 0 1 0 3 0 0 0 0 0 3 1 3 9M 0R 2 0 1 1R 0 0 2 0 0.83 0.33 1.5 0.16 R /1.5M La présence d’affects forclos, donc non représentés, est bien réelle mais notre hypothèse n’est pas validée. On observe que les sujets alexithymiques : -soit expriment des affects dépressifs non liés à une représentation, -soit donnent des représentations dépressives déconnectées de leur ancrage affectif, plaquées. Il y a donc un véritable clivage entre affects et représentations. 245 Axelle, planche VII, tenue à l’envers R : reflet 247 M : miroir ou double 246 110 Notre hypothèse B16 est vérifiée. Les alexithymiques présentent plus d’éléments de narcissisme que les non alexithymiques, et les résultats à la grille de Rausch confirment la tendance suggérée par les réponses Reflets au Système Intégré. On retrouve en effet : plus de doubles (jumeaux, siamois), de miroirs, témoingnant des difficultés de différenciation, plus de représentations narcissiques (« couronne », « coiffure »), comme pour colmater un défaut d’estime de soi, par des attributs et des caractères secondaires valorisants, plus de dépréciation enfin (« femme grotesque », « deux nains bizarres »), traduisant le caractère négatif et déprécié de l’image projetée. Seul le score « Valorisation » est plus élevé chez les témoins, ce qui confirmerait 1. l’idée d’une image de soi assez négative dans l’alexithymie, déjà suggérée par la fréquence des Vista chez ces sujets. 2. l’idée de défenses narcissiques échouant à combler ce manque d’estime de soi. Autrement dit l’hypothèse que le narcissisme serait de meilleure qualité chez les non alexithymiques que chez les sujets alexithymiques. Hypothèse C - La référence identitaire féminine est marquée par une fragilité de l’identification sexuelle. Tableaux C1 : résultats du groupe test • Aux items Exner : Tableau C 1a H:A H neutre H Femme H Homme Sx • Alexia 8:4 11 2 0 0 Axelle 5:7 7 2 1 1 Constance 7:9 5 0 3 0 Maud 8 : 13 13 0 3 1 Julie 5 : 11 6 1 1 0 Ludivine 3 : 10 10 1 2 1 Moyenne 6:9 8.66 1 1.66 0.5 A la catégorie « thématique sexuelle » de Rausch de Traubenberg et coll : tableau C1b Dénomination d’organes Représentation symbolique d’organe AS manifeste Représentation symbolique d’AS Attributs féminins Attributs masculins m = masculin Alexia Axelle 0 1 Constance Maud 0 0 Julie 0 Ludivine 1 Moyenne 0.66 4m 3f 0 0 3m 3f 0 0 1m 1f 0 0 12m 2f 0 0 3m 0 0 6m 2f 0 0 4.83m 1.83f 0 0 1 0 1 0 0 0 2 0 0 0 2 0 1 0 f = féminin AS = activité sexuelle 111 Tableaux C2 : Résultats du groupe témoin • Aux items Exner : Tableau C2a H:A H neutre F M Sx • Sophie 1 : 11 2 2 1 0 Carine 4:4 1 3 2 0 Ester 4:7 1 2 2 0 Sabrina 4 : 14 2 2 5 0 Vanessa 7 : 11 2 9 4 0 Hélène 4:7 1 3 2 3 Moyenne 4:9 1.5 3.5 2.66 0.5 A la catégorie thématique sexuelle de Rausch de Traubenberg : Tableau C2b Dénomination d’organes Représentation symbolique du sexe AS manifeste Représentation symbolique d’AS Attributs féminins Attributs masculins Sophie Carine 0 0 Ester 0 Sabrina 0 Vanessa Hélène 0 2 Moyenne 0.66 1m 1f 0 0 0m 5f 0 0 3m 1f 0 1 2m 1f 0 0 1.66 0 0 3m 1f 0 2 0 0.5 1 0 2 0 0 0 3 3 1 2 1 2 1.33 1.16 1m Hypothèse C 18 : Seuls 2/6 témoins donnent plus de réponses animales qu’humaines, alors que les 2/3 des alexithymiques fournissent plus de contenus animaux qu’humains. Ce résultat va dans le sens de notre hypothèse et traduit la difficulté d’investissement de leur féminité chez ces jeunes femmes. En termes de moyennes toutefois, on n’observe pas de différence significative, les alexithymiques ayant même tendance à fournir plus de réponses H que les témoins (6 : 9 versus 4 : 9). L’hypothèse ne peut être ici validée. Hypothèses C19 à C 21 : quelques tendances à discuter : Les réponses neutres, ou l’absence de choix comme indice d’ambivalence : Les alexithymiques donnent nettement plus de réponses neutres, non identifiées sexuellement, que les sujets témoins (en moyenne 8.66 pour 1.5) Les jeunes femmes non alexithymiques donnent surtout des réponses humaines féminines, quelques réponses masculines et rarement des réponses neutres. Cette différence confirme la fragilité de l’identification sexuée chez les alexithymiques, soit notre hypothèse C. La moyenne des contenus sexuels est identique dans les deux groupes. Toutefois, seule Hélène parmi les témoins, fournit 3 réponses Sx, les autres n’en fournissant aucune, tandis que la moitié des alexithymiques en fournit. La différence n’est pas significative entre les deux groupes, mais d’après Exner (2003), le score d’Hélène traduit des préoccupations sexuelles. 112 Moins de symbolisation, traduction des carences fantasmatiques Les témoins ont plus tendance que les alexithymiques à exprimer la relation sexuelle de manière symbolisée, ce qui correspondrait au manque d’investissement libidinal des relations et à la carence de symbolisation des alexithymiques. De même les réponses des témoins contiennent plus d’attributs sexuellement typiques, féminins et masculins (queue de cheval, moustache, …) que celles des alexithymiques. Un discours qui traduit la peur, le rejet ou la dévalorisation « La peur ou l’attitude de rejet à l’égard de l’identité féminine, l’identification masculine chez les femmes » décrite par Schafer (1954) se retrouvent dans les réponses où sont identifiés des personnages féminins. Chez certaines cette image dépréciée, « grotesque » de la figure féminine exprime une intense agressivité, de l’ordre de la rage. Chez d’autres, la peur prend le dessus sur la dévalorisation, à travers une imago maternelle archaïque toute-puissante qui se profile dans les espaces vides des tâches. Ainsi, planche IV : « Quelque chose de mou avec les tentacules qui bougent. …Comme un mollusque. A cause des piques qui partent sur les côtés » On voit ici la dimension pré-oedipienne de la problématique alexithymique qui contribue à accentuer une image de soi instable, fragile, et le recours au clivage avec des représentations idéalisées, valorisées… toujours partielles : « des pieds de danseuse qui font les pointes », « une danseuse, mais on voit pas la tête », « une robe étalée», « une silhouette de femme ». Les tendances qui apparaissent doivent être retenues avec prudence étant donné le nombre restreint de sujet, et il nous semblerait très intéressant de répéter ce protocole sur une population plus vaste. III. AU-DELA DES HYPOTHESES, DES RESULTATS INATTENDUS : ELEMENTS QUALITATIFS RECURRENTS Nous avons choisi de résumer ici certains éléments qualitatifs récurrents dans les protocoles d’alexithymiques, afin de saisir certains aspects de leur image du corps et de ce qui l’accompagne dans l’alexithymie. En effet, l’attitude pendant le test, les commentaires permettent de se faire une idée des particularités retrouvés chez ces sujets, particularités qui contribuent à traduire l’image du corps qui les sous-tendent. 1. Contact, attitude, relation : -Les sept jeunes femmes qui nous ont semblé alexithymiques se sont montrées coopérantes. Elles avaient un contact réservé, discret sans être timide. Parfois un peu « fuyant », certaines paraissant « absentes », malis elles étaient attentives à la situation. La passation s’est toujours déroulée de manière simple et agréable, bien que deux d’entre elles aient dit à la fin que les planches n’étaient « pas très rassurantes » Nous avons remarqué chez quatre d’entre elles une quasi absence de mimiques et de gestes accompagnant leurs paroles. Si nous ne nous attendions pas certes à un excès de 113 labilité, nous avons été néanmoins frappée par le sourire littéralement« sans regard » de Maud et Ludivine. Nous avons aussi noté : - Des temps de latence longs plus fréquents et plus marqués que chez les sujets non alexithymiques, comme l’observait déjà Gil (1966), témoignant sans doute d’un choc donnant lieu à une inhibition. -Une verbalisation empreinte d’hésitations, de questions (« je peux tourner ? vous voulez d’autres réponses ? » ). Toutefois il nous a semblé que c’était parfois le cas avec les témoins aussi, et nous ne pouvons dire si ces manifestations étaient significativement plus élevées qu’il n’est habituel. Plus marquante était la dynamique des protocoles du groupe test qui allait en général de la rétention à la projection massive : les premières réponses données avec des précautions traduisaient une conscience aiguë de l’interprétation, entravant la projection ; puis les réponses étaient très projectives, voire de mauvaise qualité formelle, aux planches pastel (particulièrement régressives) -Des critiques de leurs propres perceptions (qui peuvent aussi être entendues à la fois comme dévalorisation de soi et comme critique du matériel, voire de l’examinateur) : « Là, je vois deux têtes d’enfant, mais rapidement, faut imaginer quoi, c’est pas tout à fait ça » (Maud, pl IX) Ces critiques peuvent être liées à une grande précision, parfois dans un contexte d’hypervigilance : « à première vue un papillon, mais quand on regarde bien, c’est pas ça, la couleur correspond pas et puis les ailes seraient pas dans le bon sens » (Constance, pl V) Cette précision, l’insistance récurrente sur l’exactitude des formes ou l’inadéquation entre l’objet perçu et la forme exacte de cet objet dans la réalité extérieure évoquent le critère « critique subjective et objective » de Franckel et Benjamin -L’insistance sur la symétrie, depuis son constat itératif à chaque planche jusqu’à la décision d’un sujet de la mettre de côté : « Bon, je coupe en deux à chaque fois, je vais pas répéter, mais sinon, on est pris par la symétrie, on voit que des papillons » Pour Bohm, cette « recherche crispée de la symétrie est un signe d’insécurité intérieure, et d’angoisse devant sa propre impulsivité »248. Insistance sur la symétrie et recherche de l’exactitude des formes se superposent souvent dans une même réponse, y compris chez des sujets non hypervigilants : par ex : « Ou encore un miroir, mais avec la symétrie on peut dire ça à toutes les planches. Quelqu’un qui s’éloigne du miroir. Sinon je vois pas grand chose d’autre » (pl III) « Un profil d’homme. Des deux côtés, puisque y a la symétrie mais c’est bizarre, ils devraient être exactement pareil les deux profils, or là on a un profil de femme. » (pl IV) « Un visage dans la découpe du noir à droite, mais pas à gauche parce que c’est pas exactement pareil malgré la symétrie. Là, on dirait un col.La découpe, ça dessine un profil» (pl V) Les critiques, l’insistance sur la forme, la symétrie, le contour nous semblent traduire à la fois la très grande sensibilité au percept (d’après Marty (1980), le principe de sensibilité de l’inconscient est toujours actif dans la pensée opératoire) et la défense 248 Bohm, E (1985, p. 152) 114 contre la projection. Dans cet effort pour coller à la réalité externe, cette volonté farouche de répondre aussi « juste » que possible, les sujets alexithymiques ne nous disent-ils pas leur peur profonde de la subjectivité, effarante et inaccessible ? Comme si la projection était dangereuse et qu’il valait mieux se tenir « au garde à vous devant le réel » 249 Nous comprenons donc les temps de latence et les commentaires comme l’indice de difficultés de mentalisation et la manifestation de défenses. Toutefois, ces jeunes femmes ont suffisamment investi la situation pour fournir un nombre conséquent de réponses, lesquelles révèlent alternativement la charge anxieuse et les défenses mobilisées contre les affects dysphoriques ou anxiogènes. - Toutes ont souhaité une restitution, ce qui confirme les données quantitatives (FD> 0) 2. Contenus et modes d’appréhension : Nous avons observé dans les protocoles du groupe test : -Une grande sensibilité au blanc, traduisant à la fois l’atteinte narcissique et « l’angoisse blanche » qui en découle ; la colère et les affects dépressifs. -L’apparition fréquente du double, procédé typiquement narcissique (Chabert, 1987) visant à neutraliser une altérité intolérable. - Beaucoup de profils et d’interprétations des contours, dans la découpe (port, embarcadère … ) - La récurrence des contenus à valence narcissique comme on l’a vu dans les résultats des tableaux B5 a et b (vêtements, pl. VII ; robes et colliers planche X ; réponses humaines dévitalisées : pl III : « silhouettes », représentation figée empêchant la relation interpersonnelle) et des réponses telles que : « un ornithorinque caché sous les feuillages », « un diable qui regarde », « un loup avec des yeux méchants » avec une insistance sur le regard qui évoque les protocoles narcissiques et la relation spéculaire au visage maternel. - Des percepts corporels souvent mal vus ou « improbables » : « Deux danseuses, la tête, les cheveux, la jambe levée, elles sont très souples. E : c’est un peu antianatomique » (on retrouve la critique) - Autre phénomène qui n’apparaît pas chez les témoins : elles fournissent des réponses assez banales par leur contenu, peu projectives, mais qui ne correspondent pas à la localisation attendue : Ainsi, pl I, Maud voit un papillon250 dans un détail rare et minuscule. Sous l’apparent conformisme se trouverait donc une manière insoupçonnée mais bien particulière d’envisager le réel 249 Racamier, P.-C (1980) à propos des patients schizophrènes en période de rémission. Mac Dougall (1989) dit d’ailleurs que les alexithymiques se jettent dans le réel comme les psychotiques dans le délire 250 le papillon étant dans le système Exner la banalité de la pl. I s’il est perçu dans la globalité de la tâche. 115 - Nous avons été frappée par la similitude de réponses entre les protocoles, alors même qu’il ne s’agit pas de banalités. Ces réponses traduisent trois processus selon l’analyse qualitative : Une défense par des contenus très factuels, opératoires (oreillers, tâches de café,…), donnant lieu à des réponses à peine interprétatives, révélant l’imperméabilité et la défaillance du préconscient. L’insistance anxieuse sur les contours, limites, découpes, profils, autre indice du surinvestissement des barrières. D’après Péruchon (1983) ces barrières surinvesties gênent la projection et la mentalisation ce qui explique la carence de vie fantasmatique des sujets opératoires. La régression (chiots, bébés, vus dans les mêmes détails rares) traduisant ensembles le défaut d’un socle fondamental, d’un fond commun sécurisant. - Enfin, l’angoisse et la perte des notions des limites corporelles se traduit notamment dans l’incohérence entre la taille des percepts et l’importance donnée : un « énorme scarabée », très dominateur, qui écrase « des agneaux », ou au contraire « trois hommes qui montent sur une colline » dans un minuscule « Dd 99 » à la planche IX. 3. Déterminants et qualité formelle : une approche typiquement alexithymique des planches ? - Nous avons remarqué une oscillation entre des réponses conformistes plaquées et des moments plus projectifs, caractérisés souvent par leur piètre qualité formelle. En témoigne la séquence de réponses d’Alexia, pl. X (voir annexe 6) Il est intéressant de noter que lorsqu’elles projettent des percepts humains, ces jeunes femmes semblent ne plus tenir compte de l’incompatibilité de la réponse avec la forme. Cela traduit sans doute une difficulté d’identification et d’unification du Moi. Les réponses de mauvaise qualité formelle, si elles sont peu nombreuses, peuvent indiquer que la vie psychique n’est pas complètement muselée. (Chabert, 1983) Il apparaît en effet que le Rorschach mobilise un monde intérieur qu’on croyait gelé dans l’alexithymie. Ces réponses projectives nous confirment dans notre hypothèse de départ puisque leur contenu, de mauvaise qualité formelle, concerne le corps : Pl I : 1.Un insecte, deux bras qui essaient de plonger vers l’avant, les yeux. 2. Le buste d’une personne avec deux ailes de chaque côté. E : Le buste dans le plus foncé, les côtes, c’est les parties plus claires. Les bras qui partent se transforment en ailes. (Outre l’absence d’identification sexuelle, cette réponse donne lieu à une FABCOM2251) Pl. II Des pieds d’animaux, de chauve-souris Pl III Quelqu’un qui met les mains sur sa tête avec les deux bras là et là. Le rouge au milieu c’est les poumons, et y aurait pas le bas de son corps. Pl X Une gueule de crocodile avec des insectes qui tombent dedans (Protocole de Ludivine (TAS-20= 60)) Ces réponses de mauvaises qualité formelle illustrent l’ébranlement suscité chez les alexithymiques par les sollicitations affectives. Cet ébranlement frôle parfois la désorganisation, avec une difficulté à penser logiquement. Ce constat (appuyé sur les cotations spéciales du Résumé Formel), nous a 251 FABCOM fait partie des six cotations spéciales du système intégré et permet de rendre compte des mises en relation impossibles de plusieurs objets ou encore d’une rupture entre l’intérieur et l’extérieur, donnant lieu à une transparence impossible. D’après Exner, J.E (1996, p. 61), éd. de 2001. 116 permis de saisir la fragilité de la pensée logique lorsque elle est clivée de tout enracinement subjectif. Ces moments projectifs étaient en réalités des « dérapages » perceptivo-cognitifs, plus qu’un indice d’engagement personnel pour enrichir le percept. A cet égard, Rebourg, étudiant la qualité de la mentalisation au Rorschach, explique que les sujets ayant une vie imaginaire restreinte présentent parfois des dérapages « perceptivo-projectifs » : le sujet se laisserait déborder par la pression venant de son monde interne. Cette pression n’est pas le fait de représentations fantasmatiques cherchant à échapper au refoulement, mais d’éléments épars à peine symbolisés, archaïques, ou renvoyant à une symbolique collective plaquée : personnages de bandedessinée, …(plusieurs sujets ont donné ce types de réponses) ou encore objets empruntés à la réalité concrète (ce que nous avons retrouvé dans des contenus tels que tâches de café, lunettes de soleil) - Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le pourcentage de réponses purement formelles, bien qu’élevé, n’est pas significativement supérieur chez les alexithymiques. Dans la méthode française, ce pourcentage (F%) s’interpète en fonction de la qualité formelle des réponses, à la répartition des autres déterminants, et à un ensemble de données présentes dans les protocoles dont nous ne pouvons rendre compte de manière exhaustive. Notons seulement que l’alexithymie se traduit plus subtilement dans ces protocoles que par l’élévation massive du F%, et se manifeste par des « équivalents » de formalisation, notamment à travers des réponses laconiques, purement descriptives. Les travaux de Chabert (1983) éclairent ces données : ces réponses se substituent au déterminant formel dans la mesure où elles permettent de maintenir le contrôle et la distinction dedans-dehors : « une colonne vertébrale »(pl I) « un totem à cause des plumes » (pl VI) « deux têtes », « une chemise » (pl VII) « des insectes, que des insectes, je vois rien d’autre » ; « un os de poulet » ; « deux cafards l’un contre l’autre »(plX) Ces réponses s’appuient exclusivement sur le contour du percept, sans entrer dans les nuances de la tâche. Ce « respect de l’objectif »252, exprime bien le conformisme apparent de ces sujets, dont l’adaptation de surface peut être une défense contre des émergences primaires qui percent brutalement à d’autres moments du protocole. (C pure, réponses sang…) Cette alternance fait écho au clivage récurrent. Au delà donc d’une « obéissance de base à la consigne »253 et d’une soumission au principe de réalité, ces réponses témoignent sans doute du souci de contrôle et de la vigilance (parfois même de l’hypervigilance, on l’a vu, des sujets au fonctionnement opératoires, le factuel soulignant les difficultés de mentalisation et la carence de fantasmatisation (Marty, 1980)) Qu’il s’agisse d’une défense suscitée par la passation ou d’un fonctionnement chronique, on retrouve ici la « pensée opératoire qui comble les manques de l’élaboration par un surinvestissement de la réalité, comme si les images induites par les planches étaient sans épaisseur »254, à l’instar du corps, en deux dimensions, sans écho et sans relief affectif. 252 Chabert, C. (1983, p.118) ibid. p. 116 254 ibid. p. 120 253 117 Enfin, il se peut que le F% soit artificiellement pondéré par l’utilisation conformiste de la couleur : -Une utilisation de la couleur aux multiples significations ? Selon les réponses, l’utilisation de la couleur par les alexithymiques prenait des sens différents. Parfois reflet des affects de circonstances, à d’autres moments décharge brutale d’affect non élaboré (FC < CF+C), elle pouvait aussi être le signe que, dans certaines circonstances, l’intégration et la modulation de l’expression affective est possible, grâce aux ressources que possèdent ces sujets alexithymiques non patients. Ce déterminant polysémique reflète la complexité de l’image et du rapport au corps de ces sujets. Tantôt intégrée et adaptée, tantôt démantelée et abîmée, cette image nous semble caractérisée par ses fluctuations. Ainsi, contrairement à certaines idées admises concernant les alexithymiques, la couleur n’est pas évitée. Les sujets que nous avons rencontrés fuient plus l’expression des affects que les stimuli émotionnels en tant que tels. La couleur a suscité une grande réactivité chez ces jeunes femmes qui se sont montrées sensibles aux planches pastel, preuve que les affects sont encore mobilisables. Elle a en outre été utilisée de manière défensive, à travers des équivalences conformistes faisant écran à toute subjectivité (« Dans l’orange, des flammes, le vert, de l’eau »). Pour Chabert (1983), ce symbolisme primaire, purement descriptif, ne doit pas être confondu avec l’élaboration de la couleur utilisée comme vecteur d’affects personnels. Ces réponses « restent des descriptions en dépit de leurs cotations, montrant une approche banalisante et plaquée en en tout point comparable à ces approches formelles qui se contentent de délimiter les contours »255. Le mécanisme sous-jacent est le même puisqu’il n’y a pas d’associations personnelles, ce qui se traduit lors de l’analyse qualitative par le sentiment d’être dérouté, de ne plus arriver à trouver le fil du protocole, comme si des réponses plaquées interrompaient le discours subjectif256. Nous avons eu à plusieurs reprises ce sentiment, et c’est seulement après plusieurs relectures que nous avons commencé à « apprivoiser » un tant soit peu les protocoles. Comme si les protocoles de ces sujets dont la temporalité psychique semble arrêtée, exigeaient, pour « résonner » en nous, que nous laissions passer du temps, précisément, comme pour décompresser un texte d’abord indéchiffrable. Sous ce discours adaptatif, on devine que les sollicitations affectives véhiculées par les couleurs ont engendré des difficultés, au vu de la moins bonne qualité formelle des réponses fournies aux dernières planches. Le conformisme semble alors laisser la place à des percepts inhabituels qui traduisent, plus que l’originalité profonde du sujet, une recherche de sensations fortes, sans doute réactivées par les planches les plus régressives 255 Chabert, C. (1983, p. 165) Du moins est-ce ce que nous avons ressenti personnellement en travaillant certains des protocoles, sans savoir qu’ils étaient le fait de sujets alexithymiques. Il a fallu y revenir plusieurs fois pour parvenir à distinguer des moments associatifs et des moments de « gel », tant l’alexithymie semble pouvoir s’exprimer de manière bien plus subtile et plaquée qu’on ne l’aurait penser en lisant les travaux sur des malades dits psychosomatiques. 256 118 donc les plus angoissantes pour des sujets ayant une problématique de séparationindividuation.257 -Les kinesthésies et l’image du corps Les kinesthésies sont en premier lieu considérées, par Exner comme par l’Ecole française, comme un indice de mentalisation, preuve de la capacité du sujet à ne pas rester collé au réel mais à se positionner dans l’aire transitionnelle (Chabert, 1983). Cet indice devrait donc être chuté chez les alexithymiques, particulièrement en ce qui concerne les mouvements humains (Acklin, 1989). Ce n’est pas le cas dans nos protocoles, aussi avons-nous étudié chacune de ces réponses pour en saisir toutes les caractéristiques (contenu, tonalité, support formel, qualité…). Tout d’abord, plus que la possibilité d’une rencontre entre le monde externe (la planche) et interne (les mouvements affectifs mobilisés) les kinesthésies révèlent bien souvent l’angoisse du sujet : elles sont souvent de mauvaises qualité formelle, et en outre, beaucoup d’entre elles sont « désincarnées » : de nombreux mouvements n’ont aucun support humain : « un tourbillon » (pl X, en D1) « une impression de mouvement, ça bouge», « une explosion », « un jaillissement ». Ces réponses, cotées « impression K » par Chabert, ne sont ni des kinesthésies humaines258 ni animales259. Elles seraient liées à un vécu corporel intense, proche de la dépersonnalisation, la production abstraite traduisant à la fois la prise et la perte de distance par rapport à ce vécu. (Chabert, 1983). Enfin, Chabert propose de coter certaines kinesthésies « kp » pour désigner les mouvements projetés sur des parties de l’objet (des sourcils froncés, un visage en colère). Ces petites kinesthésies sont peu fréquentes, souvent absentes des protocoles et seraient particulièrement projectives, témoignant d’une dimension interprétative présente en particulier chez les paranoïaques. Ces kp sont présentes dans les protocoles des alexithymiques, essentiellement chez celles qui, s’avèrent par ailleurs hypervigilantes au Résumé Formel d’Exner. Si les kinesthésies traduisent les capacités au jeu au sens de playing et aussi de game (i.e, le respect d’une consigne), alors les sujets alexithymiques que nous avons rencontrés, malgré leur vécu corporel intense, complexe, ambigu, semblent capables d’exprimer, involontairement et de façon parfois chaotique certes, ces mouvements affectifs, preuve que leur monde interne n’est pas encore complètement gelé, comme en témoignent en outre leurs ressources. (EA) L’élévation des réponses à la planche X, la qualité formelle fluctuante des réponses aux planches couleurs, les thématiques et les contenus très régressifs (bébés, chiot, bébés souris, petits animaux qui viennent de naître…) montrent que les défenses alexithymiques, sont facilement dépassées par les sollicitations et que si les affects ne sont pas consciemment élaborés, ni symbolisés dans le préconscient, en tout cas ils atteignent l’inconscient du sujet, confirmant de nouveau le propos de Marty. Cependant, dans le cas présent, il serait réducteur de dire que « l’inconscient n’émet pas». Si les 257 Nous avons mis en annexe 9 un tableau synthétique récapitulant pour chaque sujet l’ensemble des résultats à la grille de Rausch de Traubenberg ce qui permet de donner une vue d’ensemble de la dynamique affective des candidates, étant donné que les mécanismes de défenses ou d’autres résultats n’entraient pas directement dans la question de l’image du corps. 258 cotées M chez Exer, K chez Chabert selon des critères assez proches. 259 cotées FM par Exner, kan par Chabert, selon des critères légèrement différents. 119 associations verbales sont peut-être difficiles, l’utilisation d’un matériel fortement régressif, au sein d’une relation non thérapeutique mais de relative confiance, leur a permis de livrer tout un matériel dont la projection n’a pas été sans les déstabiliser momentanément : en témoignent les temps de latence, le désir d’une restitution, la verbalisation d’une certaine anxiété face aux planches sombres260, etc. 4 - La question du choix : Les six jeunes femmes du groupe test ont eu du mal à répondre à la question « Quelle est votre planche préférée ? », que nous nous sommes permise de poser bien qu’elle ne fasse pas partie des consignes de passation d’Exner. Cinq d’entre elles ont choisi la planche VIII, planche du rapport au réel et des contacts avec le monde extérieur mais également planche pastel à valence régressive. Seule Constance a répondu « La deuxième. Elle est un peu inquiétante mais c’est sympa, le rouge on dirait des extra-terrestres ». Constance recourt à un clivage assez massif à cette planche avant d’être déstabilisée par la planche III, planche de la relation qui suscite une très longue latence. La désorganisation est patente (mauvaise qualité formelle), Constance plaquant défensivement une vision manichéenne de l’existence (« le rouge ça fait gentil… le noir ça fait le côté méchant ») On peut interpréter de multiples façons le choix quasi unanime de la planche VIII. Au vu des protocoles et de l’attitude des sujets, et en lien avec les diverses théories, ce choix peut sembler cohérent avec la notion de surinvestissement du réel et d’accrochage au monde extérieur. Le rapport à la réalité externe s’avère rassurant pour les alexithymiques, non pas tant parce qu’il serait dénué de sollicitations affectives, mais en raison du fait qu’il est, précisément, extérieur. Ce choix montre en outre que les couleurs et les sollicitations affectives qu’elles véhiculent, régressives, ne sont pas toujours évitées. IV. Résultats annexes : Quelques réactions significatives aux thématiques latentes En confrontant nos notes cliniques au diagnostic de la TAS-20, nous avons constaté que parmi les sept sujets ayant eu une réaction similaire à trois planches (V, VII et X), six étaient alexithymiques, la septième étant Hélène dont on a déjà dit qu’elle donnait des signes cliniques d’alexithymie malgré son score très bas à la TAS-20 (28/ 100). Ainsi, trois planches ont donné lieu à des réactions assez similaires chez les candidates du groupe test : les planches V, VII et X. 1) La planche V Cette planche de la représentation de soi261 a suscité chez cinq des six sujets une remarque du type « elle ne m’inspire pas beaucoup celle-là » (Julie) La réponse de Constance résume toute la question de l’image du corps alexithymique : 260 L’anxiété, le peu de réponses et le quasi rejet exprimé de la pl IV nous ont interrogé : s’agissait-il pour elles de l’autorité au sens phallique, masculine symbolique, ou d’une autorité maternelle archaïque renvoyant non plus à des craintes de castration névrotique, mais à une angoisse de dilution, écrasement, fusion primaire mettant en jeu l’intégrité et la sauvegarde du Je ? 261 Les différentes écoles s’accordent sur ces symbolique latentes, notamment Anzieu, D. (1965) ; Rausch, N. (1970) ; Chabert, C. (1983), Exner, J.E (2000). 120 « Ca colle pas. On dirait un papillon mais quand on regarde bien ça va pas. Il est pas vraiment dans le bon sens, ou alors, c’est moi… et puis les couleurs, ça correspond pas à ce que je vois, un papillon normalement c’est en couleurs » Elle nous parle ici du manque d’adéquation entre ce qu’elle sait être la réalité et ce qu’elle ressent profondément, du hiatus entre ses attentes et la réalité perçue. 2) La planche VII Les réactions à cette planche considérée par les différents auteurs comme très « maternelle », notamment de par sa lacune blanche, nous ont permis de valider l’hypothèse d’une identification féminine fragile, au travers de représentations dévalorisées, dépréciées de la figure maternelle. Le protocole de Constance, en annexe, montre combien celle-ci est vécue comme insécurisante : elle est critiquée, attaquée, dépréciée, comme si cette pluie de termes dévalorisants avait pour but d’aider le sujet à se séparer de l’objet primaire insatisfaisant. Afin de compléter le matériel mis en annexe, nous retranscrivons les réponses d’Axelle, car c’est en « recoupant » les différents protocoles que nous sommes parvenue à nous représenter un peu mieux l’alexithymie. Axelle, plancheVII : 26. Deux lapins qui se font face E : Lapins ? A cause de la forme des oreilles et la queue. 27. Ou deux femmes avec une plume comme ça E : Des femmes, plutôt des mamies, elles sont un peu penchées, la tête en avant, les cheveux, les yeux à ce niveau-là, la bouche. Deux têtes de mamies en fait, parce que la forme du corps, en dessous, ça ferait plutôt penser à un lapin donc ça va pas. 28. un bocal dans le blanc au milieu E : La forme, le fait que ce soit gros, ça fait penser à un bocal, l’orifice 29. deux pièces d’un puzzle avec un trou là. E : A cause des trous, dans le blanc c’est comme des orifices. Pour que les deux parties s’encastrent V 30. Un grand bonhomme, les yeux, les mains comme ça de chaque côté (mime) sur les pointes. E : je voyais la position des pieds en fait, comme en pointe, donc j’ai cherché le reste après. La tête là, mais c’est plutôt la position des pieds au départ. V 31. Une lampe avec un abat-jour E : pareil, la forme, comme pour le bocal 32. Au même endroit, un champignon, avec des pustules E : La forme. Pareil. Lampe et champignon ça m’est venu ensemble, c’est vraiment la même forme 33. Deux têtes d’éléphants. E : la trompe en fait. Et du coup, ça peut faire une tête d’éléphant. On retrouve ici : la sensibilité au blanc l’insistance sur le contour, la forme (en noir dans le texte) L’image féminine dévalorisée : des mamies, qui plus est avec des corps de lapins. Le tout reconstitué à partir d’un détail (R 33) Le contenant qui renvoie plus à un trou vide qu’à une enveloppe englobante (bocal, trous de puzzle, orifice) 121 3) la planche X : Comme l’indiquent les résultats chiffrés, les sujets alexithymiques ont montré à la planche X une réactivité particulière, qui révèle à la fois la problématique de séparation de ces sujets et sans doute aussi la difficulté à parvenir à une unité intégrée du corps, comme le montrent les réponses d’Alexia et de Constance (en annexe 6) V. RESULTATS QUANTITATIFS : une ébauche de statistique Etant donné la taille de notre échantillon et les exigences du travail présent, nous ne nous attarderons pas sur les résultats statistiques. Toutefois, dans la perspective d’un travail élargi à un échantillon plus vaste, nous avons trouvé intéressant de chercher, avec des outils statistiques appropriés à une population réduite, les tendances qui se dégageaient de notre travail. Nous présentons donc dans les tableaux ci-dessous la traduction statistique des résultats trouvés à partir de certains items du résumé formel. Etant donné l’effectif de cette recherche, nous avons utilisé le test de Mann Withney. C’est un test non paramétrique, c’est-à-dire que l’on ne fait pas d’hypothèse sur la population parente, mais qu’elle sert de point de comparaison. Quatre variables donnent lieu à des résultats statistiquement significatifs au seuil p< 0.05 : Les réponses reflets, Barrière, Pénétration, et les réponses cotées à la fois Barrière et Pénétration. (voir le tableau page suivante) En effet, au seuil p<0,05, les alexithymiques donnent significativement plus de réponses reflets que les non alexithymiques. Le résultat trouvé dans l’analyse des protocoles selon la méthode Exner se traduit au plan statistique : statistiquement, les sujets alexithymiques présenteraient plus de traits et de défenses narcissiques que les non alexithymiques, ce qui ne présage ni de l’efficacité de ces défenses, ni de leur personnalité de base (pas nécessairement narcissique) Comme on l’a vu dans les tableaux de résultats, les alexithymiques donnent plus de réponses Barrière, Pénétration, Barrière et Pénétration que les non alexithymiques. Cette différence est statistiquement significative au test de Mann Withney, au seuil p<0.05. Les scores significatifs à ce test vont dans le sens de notre hypothèse A sur la fragilité des assises narcissiques, ainsi que notre hypothèse B, sur le surinvestissement des limites du corps, opérationnalisée notamment par les indices de Fischer et Cleveland. Cette ébauche de statistique ne permet pas de vérifier l’hypothèse C concernant l’identification féminine, les différences entre les groupes n’étant pas significatives. Cette hypothèse demanderait à être investiguer plus rigoureusement sur un échantillon plus vaste, à l’aide du t de Student. 122 Statistiques de groupe Statistiques Réponse Style évitant Complexité Ressources FC<CF+C Mouvement SumC< norme R planche 10 Sujet alexithy mique Non N Moyenne Ecart-type Rang moyen 10,07307 5,00 38,0000 9,63328 8,00 ,3333 ,51640 6,50 6 ,3333 ,51640 6,50 6 ,5000 ,54772 7,00 Oui 6 ,3333 ,51640 6,00 Non 6 ,3333 ,51640 7,50 Oui 6 ,0000 ,00000 5,50 Non 6 ,5000 ,54772 5,50 Oui 6 ,8333 ,40825 7,50 Non 6 ,0000 ,00000(a) 6,50 Oui 6 ,0000 ,00000(a) 6,50 Non 6 ,0000 ,00000(a) 6,50 Oui 6 ,0000 ,00000(a) 6,50 Non 6 5,1667 1,72240 4,75 6 Oui 6 Non 6 Oui Non 29,3333 Oui 6 8,3333 3,61478 8,25 %RP planche 10 Non 6 18,5300 6,11753 6,17 Oui 6 21,5667 8,91956 6,83 Narcissisme RF+FR Non 6 ,1667 ,40825 3,83 Oui 6 1,3333 ,51640 9,17 Ego Non 6 ,3333 ,07312 6,00 Oui 6 ,3583 ,03189 7,00 Percept humain Non 6 ,3333 ,51640 6,50 Oui 6 ,3333 ,51640 6,50 Sexe Non 6 ,5000 1,22474 5,75 Oui 6 ,5000 ,54772 7,25 Non 6 1,5000 1,37840 4,58 Oui 6 3,0000 1,09545 8,42 Non 6 ,0000 ,00000 6,00 Oui 6 ,1667 ,40825 7,00 Non 6 4,8333 1,72240 3,58 Oui 6 10,8333 2,04124 9,42 Non 6 2,5000 ,83666 3,58 Oui 6 7,6667 3,14113 9,42 Non 6 ,0000 ,00000 3,50 ,51640 9,50 Vêtements MOR Barrière Pénétration Bar et pénétration Oui 6 1,6667 U de MannWithney p 9,000 ,146 18,000 1,000 15,000 ,575 12,000 ,138 12,000 ,241 18,000 1,000 18,000 1,000 7,500 ,092 16,000 ,749 2,000 ,006 15,000 ,628 18,000 1,000 13,500 ,386 6,500 ,055 15,000 ,317 ,500 ,005 ,500 ,004 ,000 ,002 123 PARTIE IV : DISCUSSION 124 I - Résumé et interprétation des résultats significatifs 1- Concernant les différents diagnostics d’alexithymie Avant même d’aborder l’image du corps, cette recherche nous a amenée à constater que les différents outils diagnostics ne coïncident pas. Les cadres de référence théoriques et les enjeux des deux tests étant différents, ces différences de diagnostic étaient relativement prévisibles, ne serait-ce que parce que les réponses directes, conscientes, à l’auto-questionnaire sont bien plus contrôlables que les réponses élaborées pour répondre à la consigne du test projectif. A. A propos des outils utilisés pour l’évaluation de l’alexithymie : apports et limites Nous avons choisi la TAS-20 comme outil diagnostic, notamment parce que le recrutement des sujets ne pouvait être uniquement clinique et intuitif. Quant aux sept signes d’Acklin, ils ont été validés sur des patients psychosomatiques, ce qui n’était pas le cas de notre population. Sultan (2004) rappelle qu’une des principales failles méthodologiques des études portant sur l’alexithymie avec le Rorschach consiste à recruter des patients psychosomatiques en induisant implicitement que ces sujets sont alexithymiques, sans le vérifier. Or on a vu en amont la différence entre la notion d’alexithymie et le concept de psychosomatique, dans la théorie de référence comme dans la réalité clinique. (Corcos et al, 2003). Il y a là deux problèmes majeurs : d’une part, on induit une équivalence entre maladie psychosomatique et alexithymie, laquelle non seulement n’est pas démontrée mas est même de plus en plus contestée. (Pédinielli, 1992 ; Corcos et al, 2003 ; Sultan, 2004 ; Debray, 2005). d’autre part, on est confronté à la difficulté méthodologique liée à aux critères de définition d’une maladie psychosomatique. Malgré les récentes théorisations de Debray à ce sujet, les exigences de la recherche nous ont amenée à travailler sur la notion d’alexithymie. Il était donc nécessaire que l’étude des sujets alexithymiques à travers le Rorschach s’appuie sur une mesure, peut être critiquable mais validée, de l’alexithymie, et ce d’autant plus que nous travaillions de toute façon avec des non patients. Enfin, les cinq études répertoriées par Sultan (2004) et qui étudiaient l’alexithymie à travers le Rorschach ont toutes inclus dans leur méthodologie la TAS-20 comme outil diagnostic. Ce choix permettait donc de standardiser un peu plus notre travail en nous alignant sur les autres travaux. Ainsi le recours à un diagnostic « externe » d’alexithymie nous permettait de rendre notre étude plus fiable au plan méthodologique et surtout, de constituer deux groupes nettement distincts. Le Rorschach nous a essentiellement servi pour évaluer l’image du corps elle-même, plus que comme outil diagnostic de l’alexithymie. Quoiqu’il en soit, Porcelli(2004) insiste sur le fait que le Rorschach est un outil d’évaluation de l’alexithymie complémentaire, mais non redondant de la TAS-20 à laquelle il ne s’agit pas de l’y substituer. 125 Concernant le Rorschach, ce test soulève les difficultés de tout test projectif : déontologiques, mais également méthodologiques : comment interpréter de manière fiable les indices d’une image du corps qui ne se condense pas en un seul item ou une seule variable, mais se révèle pas à pas dans l’ensemble du protocole ? Comme repérer ce qui concerne spécifiquement une image qui se traduit de multiples manières, au fil des thématiques et des contenus, des affects et des redondances ? L’utilisation du Rorschach repose avant tout sur l’existence de multiples travaux qui montrent comment il permet d’appréhender l’image du corps. Toutefois aucune variable ne permet de cerner à elle seule ce qui est un processus en permanente structuration plus qu’une image statique en deux dimensions. B. L’alexithymie à travers les questionnaires : discussion • Malgré leur terminologie parfois confuse … On peut constater que malgré sa validité, la TAS-20 elle-même ne fait pas la distinction entre sentiments et émotions, distinction sur laquelle les premiers auteurs dans ce domaine avaient pourtant insisté. (Sifneos, 1977 ; Bertagne, 1992, à propos de Mac Lean et Bagby). Cette confusion n’aide pas le lecteur, a fortiori alexithymique, à répondre au plus près de son vécu. Bien qu’elle soit simple et rapide, donc utilisable avec un nombre important de sujets pour se faire une idée approximative d’un éventuel fonctionnement opératoire, on peut s’interroger, comme nous le faisions en construisant ce projet de recherche il y a un an, sur la pertinence et la précision de l’investigation de l’alexithymie via un matériel verbal. En effet, on comprend d’emblée les limites d’un auto-questionnaire tel que la TAS, qui fait appel à l’introspection des sujets et les limites d’une appréhension verbale et consciente du rapport du sujet à ses émotions. De plus ce type d’évaluation peut être biaisée du fait que le sujet peut, volontairement ou non, infléchir sa réponse dans le sens qu’il suppose désirable. • Les échelles nous ont permis de tester notre hypothèse de départ L’alexithymie nous oblige à faire preuve de créativité car face à ce manque de mots, les questionnaires nous laissent un peu désemparés. Quoi de plus paradoxal que d’évaluer une difficulté d’expression en faisant appel à la verbalisation ? Malgré cela, la TAS-20 présente des qualités métrologiques suffisantes pour contribuer au diagnostic, même si le Rorschach permet une approche plus approfondie du fonctionnement psychique qui la sous-tend. C. Confrontation des diagnostics • Clinique et TAS Si l’on reprend le tableau 2a, on constate une certaine corrélation entre le diagnostic de la TAS-20 et celui que nous avions posé, à l’aveugle, à partir d’indices cliniques. Cela semble indiquer que la TAS-20 met en évidence des manifestations cliniquement repérables, même si elle ne comprend aucun item de conformisme social. (Porcelli, 2002) 126 Nous aurions sans doute eu une moins forte congruence si nous avions été face à des sujets sans savoir ce que nous cherchions (alexithymie, ou autre) : ainsi, Ester et Hélène nous ont paru alexithymiques bien qu’elles ne le soient pas. On peut supposer ici un effet Rosenthal, autrement dit une tendance du chercheur à trouver ce qu’il cherche : nous étions certainement « à l’affût » du moindre signe de pensée factuelle ou de répression des affects et avons pu les confondre avec la réserve normale à l’égard d’une personne que l’on ne connaît pas. Ester et Hélène : Deux « faux positifs » au diagnostic clinique Concernant Ester, la conjugaison de plusieurs éléments nous a fait penser qu’elle était alexihymique: défensive, donnant assez peu de réponses (R= 17), elle réagissait peu à la symbolique latente. (pl III : « Je ne sais jamais trop quoi penser des trucs rouges. ») Nous nous sommes demandée si les commentaires du type « je ne l’aime pas trop » (pl IV) n’étaient pas une manière plaquée et superficielle d’exprimer des affects, une simple « décharge verbale » sans valeur communicationnelle262. Or, le résumé formel révèle sinon une difficulté de gestion des affects, du moins une absence d’efforts pour en contrôler l’expression (FC< CF+C). Il indique aussi une relative impulsivité (C=1), un style ambiéqual, une absence d’introspection et d’empathie (T, FD et V = 0). En outre, des questions et des critiques semblables à celles des sujets qui nous paraissaient alexithymiques émaillaient son protocole : « La tête est pas dans le bon sens », « Faut imaginer », « Faut voir autre chose ? »… La vérification du diagnostic par le score de la TAS-20, nous a fait conclure que certains signes nous avaient induite en erreur, notamment des éléments d’immaturité et de désorganisation fugace (FAB et DR263) pouvant relever de l’angoisse de séparation mais également d’une défaillance des processus de mentalisation (Rebourg, 1990). Ainsi, planche IX : « Deux bonhommes qui se battraient avec des espèces d’épées, chacun en haut de leur monde. Le rose et le vert ce serait leur monde, leur univers quoi, ils sont chacun sur le leur. E : la forme, le truc orange ça fait épée, comme s’ils se défiaient, c’est pas très concret. » Puis, planche X : « Le rose ça fait grosse tâche. Ca m’évoque rien d’autre, c’est juste une tâche. » Quant à Hélène, la relecture du protocole confirma notre impression : utilisation conformiste de la couleur, contenus Barrière et Pénétration, critiques, isolation ... De plus, le Résumé Formel révèlait : une personnalité évitante (L = 1.55), avec les défenses associées (Dd>3, Afr< norme), un style cognitif ambiéqual, une très basse estime de soi et des préoccupations corporelles, une simplification des schèmes d’action marquées : trois Blends (pour 28 réponses) dont deux sont uniquement dus au stress situationnel (m et Y)… Ces quatre éléments constituent des données stylistiques, durables. 262 Pour reprendre le terme employé par Mac Dougall(1989) et Green (1990) au sujet du discours opératoire le DR correspond parmi les six scores spéciaux su Résumé Formel, à une atteinte de la cohérence du discours, qui se traduit par un commentaire déviant, voire abscons. (Exner, J.E, 1996, éd de 2001, p. 59) 263 127 Qualitativement, certaines de ses réponses traduisaient : la sensibilité au blanc : « Les trous blancs, ça rend l’image agressive. » (planche I ) la fragilité de l’identification féminine : « Deux femmes avec des têtes un peu...des têtes d’oiseaux. » (pl III) ; « Deux lapins de dos, qui tournent le tête en fait et se regardent. Position figée, comme un mime, un spectacle. Statique. Ce serait des humains déguisés en lapins en fait. Des femmes plutôt » (pl. VII) l’unité du corps reconstituée en s’appuyant sur un détail formel : « Deux yeux un nez une moustache. Un homme. E : la forme » (pl. X) les critiques, l’impression de décalage entre ce qu’elle perçoit de la réalité externe et ce qu’elle ressent : « un costume », « une pièce de théâtre » ne sont pas ici un indice de théâtralité mais, dans le contexte global du protocole, fait écho à plusieurs réponses où le sujet exprime que les personnages ou les percepts sont là « pour de faux », déguisés, masqués, bref qu’il existe un fossé entre la réalité et ce qu’elle en perçoit. Ce sentiment d’inadéquation avec le réel, de dédoublement, peut s’inscrire dans l’alexithymie des sujets fonctionnant en faux-self. un choc larvé puis une réactivité particulière planche IX. Nous en retranscrivons les réponses, afin de mettre en lumière les communs avec les protocoles alexithymiques. Réponse Eléments communs avec les protocoles de sujets alexithymiques 17. Ca me dit pas grand chose…Esthétiquement j’aime bien mais ça me fait penser à pas grand chose… c’est pas figuratif quoi, plutôt abstrait. Un tableau, une peinture abstraite. E : ces formes là, l’ensemble. 18. Les formes, là, je revois le même os, le trait un peu arrondi et les deux… comment ça s’appelle ? les deux hanches voilà. E : la forme du bassin 19. Sinon, c’est abstrait. Un monde imaginaire, des personnages imaginaires, comme dans les histoires pour enfants. La réponse anatomique Le temps de latence et la perturbation du discours La résistance à l’interprétation, La difficulté de projection, La réponse finalement abstraite L’intellectualisation, Le déterminant formel La réponse abstraite La difficulté d’identification à des personnes réelles (confirmée par d’autres réponses du protocole) 20. Une espèce de tête. Ah voilà. Maintenant je vois La reconstruction du tout à partir d’un plus que ça. Les yeux, le nez, les oreilles. Une grosse morceau de tête un peu méchante de chauve-souris La critique E : Deux yeux, une espèce de grouin, les oreilles. Une L’agressivité grosse tête de chauve-souris mais plus méchante. Des gouttes comme si elle avait bavé. Il se peut qu’en dépit des résultats de la TAS-20, qui indiquent qu’elle n’est pas alexithymique, Hélène ait eu recours, au moment où nous l’avons rencontrée, à des défenses alexithymiques, transitoires et ne témoignant pas nécessairement de son fonctionnement de base. Quoiqu’il en soit, nous avons pu constater cliniquement qu’au Rorschach, lorsque les signes d’Acklin ne nous permettent pas de différencier les sujets, les différences sont parfois en apparence ténues entre un sujet alexithymique sain et un non alexithymique, ce qui confirment l’idée que TAS et Rorschach ne sont pas exclusifs l’un de l’autre pour aborder l’alexithymie. 128 Un « faux négatif » : Axelle, le paradoxe d’un noyau alexithymique sous des défenses hystériques ? Cliniquement, nous n’avons pas repéré l’alexithymie d’Axelle. Elle s’est montrée spontanée, joyeuse sans être enjouée. Elle n’a suscité ni l’impression d’un faux-self plaqué, ni celle d’une structure de personnalité hystérique. Elle semblait « présente », sans susciter le sentiment « d’adhésivité » ou d’avidité que peut provoquer une personne histrionnique. Toutefois, elle paraissait plus féminine, globalement plus attentive à elle-même, que les sujets qui nous supposions alexithymiques. Le Résumé Formel a montré qu’elle était la seule alexithymique de style extratensif rigide, ce qui a sans doute contribué à nous induire en erreur. Nous pouvons nous demander si chez cette jeune femme, le noyau alexithymique n’est pas masqué, aussi surprenant que cela puisse paraître, par des défenses hystériques plaquées, en faux-self, l’apparence d’équilibre psychologique relevant alors de ce que Mac Dougall (1989) appelle « l’hypernormalité » des alexithymiques. Chez Axelle, cette adaptation de surface est certainement d’autant plus fine et nuancée qu’elle présente des ressources cognitives importantes et une extrême sensibilité aux stimuli affectifs (Afr très élevé, réactivité aux planches couleurs… ). Cette enveloppe apparemment névrotique recouvre peut-être une défense par insensibilité, ce qui irait dans le sens d’une alexithymie défensive contre la douleur psychique.264 • TAS et Rorschach : Pourquoi de telles divergences avec les scores d’Acklin? 1. Discussion des résultats divergents Concernant le nombre de réponses (R), normal chez nos sujets contrairement aux scores d’Acklin, il semble que ces jeunes femmes aient pu investir la situation et « utiliser » l’objet transitionnel ; En outre, la carence de fantasmatisation semble en partie masquée par des réponses conformistes qui « gonflent » le nombre total de réponses sans qu’il s’agisse pourtant de véritables interprétations. Surtout, notre résultat s’explique par le fait que la diminution attendue par Acklin est en partie compensée chez nos sujets par l’augmentation des réponses à la planche X, expression de l’angoisse de séparation. D’un point de vue strictement quantitatif, donc, le signe d’Acklin n’est pas positif ici, puisque la diminution du nombre des réponses est doublement « compensée », par les réponses banales ou conformistes d’une part, par les manifestations de l’angoisse de séparation d’autre part. Toutefois il faut rester prudent car nous ne pouvons pas affirmer qu’il ne s’agit pas ici d’une tendance typiquement alexithymique, consistant à s’adapter : le sujet voulant à tout prix « bien faire », donnerait un grand nombre de réponses pour se conformer aux attentes d’autrui. Quoiqu’il en soit, le fait que les alexithymiques aient pu « jouer le jeu »265 est intéressant du point de vue psychodynamique et relationnel, quand bien même cet investissement serait une manifestation de leur accrochage à la réalité externe. 264 Pour ces trois sujets, voir le tableau récapitulatif du Résumé Formel : Annexe 9 Mac Dougall, J. (1982) écrit à cet égard que les patients dits alexithymiques ont « perdu la capacité de jouer au sens winnicottien » (pp. 66-67) Ce qui montre la différence entre un sujet alexithymique non 265 129 Concernant les M, nos résultats contredisent ceux d’Acklin, et révèlent chez les alexithymiques non patients rencontrés l’existence de ressources permettant de projeter du mouvement. La distribution de l’alexithymie est telle que les sujets présentant ce fonctionnement ont des difficultés à projeter sensiblement variables, celes-ci étant probablement plus accentuées chez les malades psychosomatique étudiés par Acklin. Ainsi on peut trouver chez des alexithymiques sains une capacité à projeter du mouvement qui montre que la vie interne n’est pas complètement gelée. Concernant les réponses couleurs, le WsumC dans la norme indique que chez certains alexithymiques, il ne s’agit pas d’une incapacité fondamentale à percevoir la dimension émotionnelle des situations, mais d’une difficulté de gestion. Laquelle pourra dans un second temps amener effectivement le sujet à éviter les affects qu’il a tant de mal à élaborer. (Dd élevé) Cela ne signifie pas nécessairement que nous n’avons rencontré que des alexithymiques secondaires, la défense et la stratégie d’évitement pouvant être chronique et présente depuis l’enfance. Le Lambda d’Axelle et Julie traduit l’évitement. Toutefois lorsqu’elles ne sont pas évitantes, les alexithymiques perdent parfois leurs facultés de discrimination : Alexia et Constance ont ainsi un L< à la norme, ce qui traduit la perte transitoire de leur capacité à sérier les problèmes, comme si elles n’avaient le choix qu’entre évitement, gel émotionnel, ou confusion affective. N’est-ce pas là le cœur de la problématique alexithymique ? Malgré des scores relativement élevés d’alexithymie à la TAS-20, les sujets du groupe test nous livrent plus de matériel qu’on ne pouvait s’y attendre, le nombre de réponses est normal, la couleur est utilisée, les ressources sont quantitativement dans la fourchette attendue, parfois supérieures. Parmi les sept signes d’Acklin, seuls deux sont positifs de façon significative dans notre échantillon. Les scores d’Acklin ne permettent donc pas de repérer l’alexithymie des jeunes femmes rencontrées. Ce résultat contradictoire nécessite plusieurs remarques. 2) Eléments d’explication : Tout d’abord, la petitesse de l’échantillon constitue un biais, nos conclusions n’étant pas fondées sur une population assez large. Nos résultats ne suffisent pas à remettre en question les variables d’Acklin, d’autant qu’ils sont obtenus sur des échantillons différents, ceux d’Acklin ayant été validés sur une population atteinte de maladie somatique. Ils confirment seulement que le fonctionnement opératoire d’un malade somatique n’est pas strictement superposable à celui d’un sujet qui n’a pas développé de maladie, les raisons et les conséquences de la maladie interagissant avec l’ensemble du fonctionnement psychique du patient somatique. Ce faisant nos résultats rappellent une fois encore que les notions de psychosomatique et celle d’alexithymie ne sont ni interchangeables ni équivalentes. Par conséquent les items d’Acklin, valables pour des patients somatiques, ne sont pas systématiquement positifs chez les alexithymiques non patients dont le fonctionnement psychique n’est pas marqué par la présence d’une affection chronique. Nos sujets ne sont pas discriminés par sa grille : il y aurait donc des faux négatifs. patient et un patient alexithymique. Et rappellent que les individus sont toujours singuliers, donc imprévisibles. 130 Enfin, une autre différence entre l’échantillon d’Acklin et le nôtre concerne le recrutement des sujets. Nous nous sommes basée sur les résultats à la TAS-20, tandis qu’il a recruté des patients psychosomatiques sans autre diagnostic d’alexithymie. Les variables d’Acklin ayant été validées sans que soit utilisé un outil diagnostique externe (TAS ou autre), il se peut que cet ensemble de données mesure une dimension légèrement différente de l’alexithymie repérée par la TAS-20. En outre, étant donné la prévalence de l’alexithymie dans la population (7 à 20% selon les études), elle concerne des populations variées (malades psychosomatiques, schizophrènes chronicisés, boulimiques, sujets présentant des traits psychopathiques…). Les différences observées renvoient donc peut-être à la diversité des tableaux cliniques et au fait que l’alexithymie recouvre des fonctionnements très divers, dont le principal point commun ( recours à une pensée opératoire et à des agirs permettant de court-circuiter les affects douloureux), ne présage de sa dimension transitoire (chez une sujet névrosé par exemple) ou durable (dans ce cas la problématique est plutôt limite) Si nos résultats, bien que surprenants, reflètent cette diversité, alors ils confirment que l’alexithymie, sous son apparence lisse et factuelle, est, comme toute dimension psychologique influencée néanmoins par la personnalité et le contexte particulier dans lequel elle émerge. Ainsi, certains alexithymiques possèderaient des ressources importantes, une réactivité aux affects et une capacité d’investissement minimum de la situation transitionnelle. Ce qui rejoint la position d’A. Green, selon qui les patients opératoires, malgré leurs difficultés « à créer des dérivés de l’espace potentiel », ne sont pas pour autant « incapables de créer des objets transitionnels »266 La différence est qu’à leurs yeux, ces productions, comme leurs rêves ou leurs éprouvés corporels, ne visent pas l’accomplissement symbolique d’un désir, mais ont valeur de décharge ou même tout simplement d’adaptation aux attentes du monde extérieur (ici en l’occurrence à une consigne de test) Enfin, bien que nous étant basée sur la TAS-20, nous pensons que la dimension clinique et le contenu du discours du sujet, sa manière d’appréhender les planches est nécessaire pour « affiner » le diagnostic, tout en restant prudent ici puisque le contexte de recherche limitait notre connaissance de la personne. 3) Deux variables communes : la difficulté de gestion des affects et la simplification Dans les protocoles de sujets diagnostiqués alexithymiques à la TAS-20, on retrouve une difficulté de gestion des affects et un évitement de la complexité : La difficulté de gestion des affects : Chez 5 alexithymiques (sur 6) présentant une difficulté de gestion des affects, celle-ci s’accompagne de l’internalisation des affects douloureux (C’ élevé) et parfois, d’impulsivité (C pure) lorsque les défenses et la constriction émotionnelle sont mises à mal par le niveau de pressions internes. Comme Acklin, nous retrouvons une difficulté de modulation de l’expression émotionnelle qui est à la fois la cause et la conséquence de la constriction et rend le sujet vulnérable au débordement émotionnel (subi, et non géré), 266 Green, A. (1990, p. 157-8) 131 lorsque sa tolérance au stress et ses défenses267 sont dépassées. L’alexithymie apparaît donc comme une manière de colmater les failles laissées par les difficultés d’élaboration affective : ne rien sentir plutôt que d’être débordé, ce qui peut se traduire au plan de l’image du corps par le fait de ne pas pouvoir identifier les changements d’états du corps induits par les affects. En outre, la confusion affective apparaît dans les Blends (bien qu’ils soient rares), où sont associés les estompages, ou les couleurs et les couleurs achromatiques, traduisant l’anhédonie et la confusion des sentiments. Or Krystal (1979) a montré la corrélation positive entre alexithymie et anhédonie. Malgré le recours au clivage et à l’isolation, la confusion se fait jour, ce qui accentue en retour les défenses comme l’illustrent non seulement les scores Barrière, mais aussi par exemple ce commentaire révélateur de Julie à la planche IX : « j’aime pas mélanger les couleurs ». Ne nous dit-elle pas à sa manière, qu’elle redoute ces affects confus à l’intérieur d’elle-même ? et peut-être aussi, par l’effet d’une dénégation, qu’elle préfère, si l’on croit M. Klein, les laisser confus et mélangés, pour éviter de s’y confronter et de les identifier clairement, parce qu’ils sont intolérables ? La simplification des schèmes d’action Comme Acklin, nous retrouvons dans les protocoles un nombre de Blends qui traduit la tendance de ces sujets à ne pas tenir compte des stimulis affectifs complexes. Ce résultat ne suffit pas pour déterminer s’il s’agit d’une stratégie inconsciente d’évitement, ou d’une incapacité primaire à tenir compte de la complexité. Acklin ne se prononce pas sur la question. Nous l’envisageons comme une défense si précoce qu’elle aurait entravé la mise en place des processus permettant la prise de conscience de la complexité des situations. Cette complexité s’avère effrayante pour le sujet, puisque, pour reprendre une terminologie développementale, ses « internal working models », ses schémas affectifs et cognitifs mis en place au cours des échanges précoces ne lui permettent pas de métaboliser certaines expériences. Toutefois ce résultat n’est pas significativement différent chez les témoins où l’on retrouve aussi un nombre restreint de Blends. Il y a là peut-être une tendance générale chez ces jeunes femmes étudiantes à simplifier lorsqu’elles se trouvent dans une situation inconnue, a fortiori de testing psychologique. 4) Une différence majeure avec Acklin : Ressources et capacités d’introspection La présence dans nos protocoles, de ressources élevées, essentiellement cognitives, et d’un FD positif chez chaque alexithymique rappelle la diversité des formes cliniques de l’alexithymie, survenant toujours sur des organisations différentes, névrotique, limite ou psychotique, compensée ou non (Corcos, 2003). La première remarque qui s’impose est que, Acklin ayant travaillé sur des malades psychosomatiques, il se peut que les ressources de ceux-ci semblent quasi inexistantes au Rorschach soit parce qu’elles sont effectivement absentes, ce qui pour certains auteurs contribuerait à expliquer la décompensation somatique, soit parce qu’elles sont mobilisées contre la maladie et de ce fait, abrasées dans les autres sphères de la vie affective. 267 par évitement, intellectualisation, isolation, clivage, déni, identification projective. 132 Concernant les alexithymiques sains que nous avons rencontrés, si l’existence de ces capacités intellectuelles et le questionnement sur soi ne suffisent pas à élaborer les affects en les liant à des représentations, alors on peut penser que : 1. Ces affects doivent être extrêmement angoissants et déstabilisants pour l’équilibre mis en place. 2. Ces ressources n’ayant aucune répercussion sur la régulation émotionnelle, le clivage repéré parmi les défenses de ces sujets est sans doute un élément central de leur fonctionnement psychique. Ils sont en effet capables de faire preuve d’une certaine introspection sans que cela ait la moindre répercussion sur leurs difficultés à lier les affects. Comme si l’inconscient restait sourd aux progrès réalisés par le conscient, et comme si les élaborations conscientes n’étaient, à l’instar des mots et des affects, que de surface et de circonstance, creux, sans résonance. Sans quoi les ressources et l’introspection se répercuteraient à terme sur la gestion des affects. Ce clivage, qui correspond à ce que Marty a qualifié de rupture de communication entre le conscient et l’inconscient, est décrit par Mac Dougall (1982) et Green (1990) dans leurs ouvrages respectifs sur le fonctionnement opératoire et les fonctionnements limites Une telle rupture explique que l’image du corps, adaptée en apparence, soit néanmoins marquée par ce clivage fondamental. • Clinique, TAS et Rorschach : Vers d’autres indices Rorschach ? Implications pratiques des résultats qualitatifs inattendus L’observation des protocoles montre qu’un sujet alexithymique à la TAS-20 et au diagnostic clinique peut ne coter aucun item d’Acklin positif : c’est le cas de Constance (voir Annexe N6 et tableau de résultats 2a). Là encore notre conclusion, provisoire, est la suivante : difficulté d’identification et de verbalisation des émotions et pensée concrète ne se traduisent pas de la même manière chez un malade somatique et chez un sujet non patient. Si les signes d’Acklin ne permettent pas ici de repérer au Rorschach les sujets diagnostiqués alexithymiques à la TAS-20, le Rorschach nous a fourni toutefois des éléments congruents avec la clinique : les « résultats qualitatifs inattendus » (pp. 113-120) révèlent des particularités communes aux protocoles des sujets diagnostiqués alexithymiques à la TAS. Contrairement aux items d’Acklin, ces éléments ne sont pas validés sur une population importante. Toutefois, ces indices révèlent la cohérence entre les protocoles du groupe test. La constitution d’une grille « éclectique », regroupant des éléments qualitatifs et quantitatifs, tirés de plusieurs approches, nous a permis de constater, malgré l’absence de résultats significatifs aux variables d’Acklin, des éléments récurrents dans les protocoles alexithymiques. Outre les résultats propres à l’image du corps déjà présentés (Cg, …), certains éléments quantitatifs, qualitatifs et dynamiques nous ont semblé pouvoir contribuer au diagnostic. Sans être pathognomoniques de l’alexithymie, ces signes pourraient peut-être refléter cette problématique. Nous les présentons à titre indicatif et qui pourraient faire l’objet d’une recherche afin de tester leur validité et leur spécificité par rapport à d’autres groupes de sujets, patients ou non : Par rapport aux témoins, nous avons relevé chez les alexithymiques : Plus de réponses à la planche X Plus d’agressivité à la grille de Rausch, agressivité refoulée qui n’apparaît pas dans le 133 Résumé formel d’Exner Beaucoup de colère Une confusion affective marquée De l’évitement (D+Dd nombreux) La succession de deux mouvements antinomiques : ascension et chute se retrouve aux planches VII, IX et X chez plusieurs alexithymiques. Le mouvement est parfois attribué comme on l’a vu à un élément dévitalisé, il apparaît sans support (« ça tourne », « jaillissement » «canyon avec des chutes d’eau »). Cette dévitalisation contribue à révéler une image de soi floue et désincarnée, et montre que les limites entre soi et l’environnement sont susceptibles de se diluer, ce qui rend nécessaire la mise en place de défenses massives et de barrières contre le déferlement pulsionnel comme contre l’intrusion d’autrui, qui se fait jour dans des contenus partiels, mal discernés : crocs, longues dents (pl IV), gueules de crocodiles (pl V), traduisant tous les trois l’agressivité orale du sujet ; pinces (pl VI) griffes (pl VIII)… L’abstraction et l’intellectualisation, en lieu et place de la mentalisation et de l’intégration de l’imaginaire : Nous avons constaté chez nos sujets un recours massif à l’intellectualisation, qui ne doit pas être confondues avec les capacités de mentalisation. Toutefois, ces sujets ont des ressources cognitives importantes, qui, associées aux indices d’introspection, peuvent être compris, avec Petot (1996) comme un éventuel indice que l’alexithymie n’est pas que désert psychique et défaut de mentalisation. Cette apparence lisse recouvre une image du corps instable, mais aussi un échafaudage complexe, parfois saisissant, pour échapper à la fusion comme à la perte. 2) Concernant nos hypothèses sur l’image du corps : confrontation avec la théorie A- L’ image du corps, surinvestie comme contenant Discussion autour de l’utilisation des indices de Fischer et Cleveland : Nous avons choisi de retenir ces scores, en dépit des critiques formulées à leur encontre. Jupp (1989), et Sultan (2004) en ont souligné les limites, notamment : La trop grande marge de subjectivité de la cotation ; Un nombre restreint d’indices, ne permettant pas une description nuancée de l’image du corps ; L’ambiguïté de l’expression « limites de l’image du corps » : Assoun (1997) insiste sur le fait que cette notion est elle-même limite, et que l’on ne sait pas toujours s’il s’agit des limites d’une image ou d’une image de limites, rejoignant ici les réflexions de Peruchon (1983), selon qui ces indices, bien que « cantonnés à une seule dimension de l’image du corps » 268, permettent de l’envisager dans son lien avec les frontières plus ou moins bien différenciées et délimitées du Soi. En outre, si ces deux indices sont fort utiles pour appréhender l’image du corps comme contenant, « elles ne sauraient être à elles seules des instruments d’analyse»269 suffisants. Malgré ces limites, Andronikof-Sanglade (1983) considère que ces scores présentent l’intérêt de quantifier le rapport entre limites du corps et limites du Moi. 268 269 Peruchon, M (1983, p. 113) : « S’agit-il de limites d’une image ou d’une image de limites ? » ibid. 134 Nous les avons donc intégrés à une grille de lecture plus vaste de l’image du corps. Le manque de validité statistique de ces indices ne les rend pas moins utiles comme « guides » pour le repérage de certaines problématiques à travers les réponses au Rorschach. Les quantifier précisément nous a permis de repérer certains indices récurrents concernant la frontière psychique et les enveloppes corporelles. Concernant le surinvestissement de la frontière et l’intégrité : Les résultats comparatifs montrent nettement le surinvestissement des limites corporelles chez les sujets du groupe test par rapport aux témoins et aux normes communément admises pour ces deux scores. S’agissant d’Axelle, Constance, Maud, et plus discrètement d’Alexia, l’élévation du score ‘Barrière’, par rapport aux ‘Pénétration’, signe le renforcement des défenses et des limites du Moi, et montre que le sujet se rend imperméable à ce qui pourrait faire effraction dans le psychisme. En revanche, Julie et Ludivine montrent une vulnérabilité d’autant plus grande que malgré ce renforcement des défenses, l’atteinte de l’intégrité narcissique est patente : le nombre de contenus ‘Barrière’, est non seulement très supérieur à la norme, mais il est exactement le même que celui des ‘Pénétration’270 , comme par un processus de surenchère entre défense et sentiment d’intrusion. L’analyse dynamique de leurs protocoles confirme cet élément : il existe chez elles un conflit majeur, une lutte constante entre le désir de fusion et la tentative d’autonomisation, lutte qui conduit à une rigidification des défenses. Il semble qu’elles soient prises dans un mode relationnel en tout ou rien, le contact désiré faisant courir ce que nous nous représentons comme un risque de « dilution », contre lequel elles érigent des barrières infranchissables (clivage, isolation, évitement, intellectualisation massive…). Le clivage dedans - dehors apparaît comme une donnée fondamentale de l’image du corps dans l’alexithymie : il permet au sujet de mieux définir les limites du Moi. Mais ce surinvestissement de la frontière n’est que vérification répétitive de sa présence, comme si elle n’était pas sûre, comme si toujours, l’objet pouvait faire intrusion, excitant et blessant. L’élévation concomitante des indices B et P chez Julie et Ludivine montre que les limites surinvesties ne fonctionnent pas comme barrière protectrice. Les frontières du Moi sont précaires et fluctuantes, le sujet pouvant à tout moment être envahi par l’objet, par les émotions internes qu’il suscite et qui ne sont pas élaborables. Or Green souligne que « Cette variabilité des limites du Moi n’est pas un enrichissement de l’expérience mais une ultime mesure défensive contre le désintégration »271 Ce surinvestissement des frontières au détriment du contenu renvoie au manque d’espace transitionnel décrit par Mac Dougall (1982) chez ces sujets. Cette image délaissée comme contenu, surinvestie comme frontière joue donc le rôle de barrière plus ou moins étanche, ou perméable et confuse, contre l’intrusion. 270 Respectivement 12 et 12, puis 11 et 11. Le tableau reportant les indices Barrière et Pénétration de Ludivine est reporté à titre d’exmple, en annexe 7. 271 Green, A. (1990, p. 155) 135 Ce corps est peu investi dans sa dimension érogène, vectrice d’excitations impliquant soit de se défendre, soit de se laisser-aller, ce qui est dans les deux cas angoissant pour ces sujets. Le corps comme contenu semble donc représenté en deux dimensions, sans épaisseur. Ce corps en quelque sorte déshabité, désincarné, donne lieu à des contenus partiels, ou à des masques (pl I et X), « des femmes déguisées en lapins » (pl VII), ou encore des poupées (pl II), comme si, malgré les efforts du sujet, le corps n’était pas profondément humanisé, « pris au sérieux ». Pour reprendre les termes de Dejours, il semble que ce qui a manqué à l’alexithymique, soit la subversion libidinale du corps, qui permette de l’appréhender autrement que comme une machine. Le corps du sujet, est coupé de ses racines pulsionnelles, est resté froid. Le sujet alexithymique semble tout entier investi dans la défense de frontières imperméables contre les affects qu’il perçoit toujours, tel le nourrisson, comme une menace extérieure (Mac Dougall, 1989). Il semble tout entier hors de lui, dans les deux sens du terme, puisqu’on retrouve dans les protocoles une colère profonde, avec une sensibilité particulière aux détails intermaculaires. Ce renforcement du feuillet du Moi-peau tourné vers l’extérieur est perceptible dans les protocoles mais aussi dans le discours du sujet. La réalité clinique rejoint les données projectives : les jeunes femmes manifestent en effet deux attitudes envers leur corps : Une mise en acte du surinvestissement des frontières à travers la recherche de sensations fortes (qui se traduit par l’élévation du Xu% corrélative des réponses reflets) et, en dehors de ces moments de dépassement des limites de soi, de confrontation avec ses propres frontières, un non contact patent, une déconnexion de leur propre corps, affectif et libidinal, voire biologique, qui donne lieu à une absence d’empathie envers ce corps dont ni les besoins ni les désirs ne sont reconnus (Ludivine se ronge les ongles, dit avoir des tendances boulimiques, Alexia fait du sport à outrance,…), comme si le sujet était « sous pression ». Effectivement, bien que l’alexithymie leur évite l’anxiété chronique (Adj D = +1 en général), ces sujets sont pressurisés, le réel venant sans cesse heurter un vécu forclos, non élaboré psychiquement, mais fiché dans le corps. Pour Mac Dougall, ces individus ont préservé « une carapace psychique qui les empêche de trop penser, de trop sentir. La structure défensive est telle qu’ils ignorent leur fragilité narcissique comme ils méconnaissent l’angoisse»272 enfouie au fond d’eux-mêmes. Sa description condense exactement l’impression laissée par ces jeunes femmes non patientes lors de notre rencontre : « Ils sont capables de plonger avec entrain dans la vie, de suivre leur chemin professionnel et amoureux, sans avoir le moindre soupçon de la pression psychique, continuelle et actuelle, qu’ils subissent. »273 Surinvestissant les frontières du corps, le sujet semble délaisser ce qui l’anime de l’intérieur : est-ce parce que certaines zones de son corps n’ont pas été représentées au cours des échanges précoces, ce contenu corporel ne lui appartenant pas, ou parce que, ce qui finalement revient au même, toute l’énergie étant investie dans la sauvegarde narcissique, l’investissement libidinal du corps ne peut se faire ? Nous rejoignons ici ce que décrit Mac Dougall à propos des patients opératoires : ces sujets « constamment en alerte protègent leurs frontières avec ardeur. » Ils n’ont pas pris « possession psychique 272 273 Mac Dougall, J. (1989, pp. 145-6) ibid. 136 de la totalité de leur corps et de ses zones : celles-ci sont alors vécues comme étant la propriété d’un Autre »274 Quoiqu’il en soit, nos protocoles montrent que le surinvestissement de la frontière s’accompagne (découle ?) d’un échec de l’érogénéisation du corps. Ces jeunes femmes capables de projeter des images autres que conventionnelles semblaient toutefois ne rien penser de leurs fantasmes, comme si le calme apparent était seulement entrecoupé de brusque émergences, sans qu’il y ait quelque chose « à en dire », aucun lien à créer. Certaines d’entre elles (notamment Maud et Constance) par leurs paroles et leurs intonations, nous ont donné le sentiment (mais c’est peut être une projection totalement inconsciente de notre part), qu’elles nous disaient « Etre une femme ? qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle importance ? », de même qu’un patient alexithymique rencontré lors d’un précédent stage nous avait dit : « Ce que je ressens ? Pourquoi, je devrais ressentir quelque chose ? Je n’en sais rien, rien du tout, bah les émotions, c’est pas mon fort, c’est du charabia de psy. Tout ça, c’est de la comédie» Ceci traduit une certaine image de soi, des relations, et du corps, « blindé » contre les affects, mais vulnérable « autrement », par le besoin de sensations fortes par exemple. Ce manque de familiarité avec soi-même révèle non seulement une certaine représentation ou plutôt une non-représentation du corps érogène, mais en outre, nous nous demandons dans quelle mesure une telle image du corps n’alimente pas les défenses du sujet contre ses affects, par lesquels il se sent systématiquement « pénétré» et auxquels il ne voit pas d’autre solution que de faire face de façon défensive. La souplesse des enveloppes internes nécessite en effet une différenciation nette entre objet et sujet. Or, les réponses aux planches VII et X (voir résultats annexes, 4) rappellent combien cette individuation fait défaut, chez les alexithymiques bien plus que dans le groupe contrôle, inscrivant l’alexithymie dans le registre des problématiques limites, où la triangulation oedipienne de surface masque un clivage persistant entre bon et mauvais objet. (Mac Dougall, 1982 ; Bergeret, 1992 ; Green, 1990) Ces sujets, tout entiers tournés vers la frontière, nous ont paru déconnectés du contenu même de cette image, de ce corps peu narcissisé, comme s’il était étranger, comme si, effectivement, telle une marionnette, il était agi par un autre,275 et qu’il s’agissait avant tout de « sauver sa peau », de préserver un minimum de frontière entre soi et l’autre, avec une ambivalence qui montre combien cette séparation est aussi intolérable qu’indispensable. La peur de ne pas contrôler leur vie se retrouve d’ailleurs dans le protocole. Ce type de fonctionnement, on l’a vu, est pour beaucoup d’auteurs (Mac Dougall, Krystal, Corcos…) à relier à un traumatisme précoce « durant la phase définie par M. Mahler (1975) comme la phase d’individuation-séparation »276, trauma en creux sans doute, consistant en une non prise en compte de certains éprouvés de l’enfant, laissés sur le bas-côté du psychisme en quelque sorte, et jamais symbolisés dans les échanges. N’ayant ni plongé dans la psychose, ni structuré son Moi sur un mode à proprement parler narcissique, l’alexithymique non patient semble bien surinvestir les 274 ibid., p. 96-97 Mac Dougall (1989) considère la pensée opératoire comme une défense très précoce « contre des angoisses narcisiques et psychotiques ». Mac Dougall, J. (1989, p. 142) 276 Mac Dougall, J. (1989, p. 145) 275 137 limites du corps, ce qui conduit finalement à un manque de représentation du corps en tant que contenu investi de libido. Il s’agirait donc dans l’alexithymie d’un non-rapport au corps, d’une coexistence qui se veut pacifique mais révèle un clivage, une rupture entre le corps anatomique, connu, silencieux de préférence, et la vie intellectuelle, sans le trait d’union que constitue le corps libidinal et érotisé. Ce corps renvoie à une histoire singulière (Dolto, 1984). Or ici, la temporalité corporelle, pulsionnelle semble figée, arrêtée, comme si le sujet ne faisait que vérifier presque compulsivement que les limites sont là, qu’aucune motion ni émotion ne vient l’assiéger de l’intérieur. Cet état d’alerte dont il n’ont pas conscience tant il est chronique (plusieurs sont en effet manifestement hypervigilantes) vise l’intégrité narcissique. Ce « désinvestissement radical affecte » aussi « le temps par une capacité à suspendre l’expérience (bien au-delà du refoulement) et à créer des « temps morts » où aucune symbolisation ne peut avoir lieu »277 Le plaisir d’être, qui nécessite le sentiment de continuité d’exister et l’élaboration d’une aire transitionnelle, est impossible, ce qui évoque le rapprochement fait notamment par Mc Dougall (1982 ; 1991), Jeammet (2005), ou encore Braconnier278, entre toxicomanie et alexithymie : Les émotions et les affects, perçus à la fois comme faiblesse et comme danger, sont ressentis comme factices, comme si ces sujets ne pouvaient prendre au sérieux ce qu’ils éprouvent, rejetant brutalement ce qui perturbe une homéostasie précaire et une unité toute relative. La question du morcellement et la relative unité de l’image du corps Ces affects comportent le risque, pour l’alexithymique, de faire éclater les limites du sujet, déjà si fragiles qu’elles semblent parfois en pointillés : ainsi, Julie, pl X, répond : « les yeux, le nez, la barbichette. C’est pas tout à fait ça, mais à la limite on pourrait dire un visage ». L’image du corps n’est donc pas morcelée, à l’instar des sujets psychotiques, mais on retrouve une fois encore l’absence de socle, fond commun sur lequel prendraient sens ces contenus qui demeurent séparés puis additionnés, tel un corps étudié au microscope, disséqué puis reconstitué, mais dont l’unité première échappe au sujet. Le visage est reconstitué à partir des détails qui le composent, comme si les différents morceaux étaient plus importants que le tout qu’ils forment et par lequel chacun prend sens. Les relations sont inversées, l’image du corps, « retournée », si l’on en croit la définition du Moi-Peau de Schilder qui la considère comme une gestalt, c’est-à-dire une unité fonctionnelle dont le tout prime sur les parties. L’image du corps alexithymique, renversement des hiérarchies, inversion des valeurs, perte du sens ? C’est ici la fonction d’intersensorialité du Moi-Peau qui semble altérée, comme si les diverses expériences gustatives, visuelles, tactiles, n’avaient pu être l’occasion d’un investissement libidinal des différentes zones érogènes. Si l’on reprend les « résultats inattendus » concernant les éléments qualitatifs présentés précédemment, on constate donc qu’il manque cette approche holistique du corps. Les sujets donnent peu de réponses globales, la fuite dans les détails microscopiques traduisant leur tendance à l’évitement. Fuite, ou impossibilité fondamentale d’accéder à 277 Green, A. (1990, p. 115) Braconnier, A. Marcelli, D. (1974) Psychopathologie de l’adolescent chap 13 PARIS : Masson coll. Abrégés 278 138 une unité cohérente, du fait d’une défaillance des fonctions d’unification279 ? En effet, l’intégrité corporelle n’est pas impossible, l’alexithymique parvient à une unité, mais celle-ci est secondaire, de surface en quelque sorte, les parties sont articulées après-coup, comme le montre la réponse de Julie citée plus haut, ou encore celle d’Alexia : « Quelqu’un qui a les pieds en bas et qui se tient les bras en l’air. E : On dirait des talons, du coup j’ai remonté pour voir s’il y avait le reste » Ces réponses où le tout est reconstitué à partir de détails, parfois même imaginé à partir d’un minuscule Dd, frôlant la confabulation, sont l’image et le reflet du Moi de ces sujets, Moi existant certes, mais qui manque de consistance, tant le clivage et le gel des mouvements affectifs entravent la mise en sens et la mise en mots des affects. C’est ce que de M’Uzan (1963) à propos des patients psychosomatiques, appelle un Moi archipel, constitué d’îlots sans lien les uns avec les autres, juxtaposition d’éléments sans relation. Il semble qu’ici, les réponses projectives traduisent ce manque de cohésion : « une fleur, là une tâche de café, dans le blanc, une tête de mouton ». Juxtaposition d’affects, de représentations, de fantasmes et de réponses banales qui semblent posés là, comme des enveloppes vides. On comprend mieux dès lors l’impression d’absence, le sentiment de futilité dont parlait un patient alexithymique, et qui peut donner au clinicien, dans les cas sévères, l’impression d’être face à un individu littéralement mort psychiquement. L’image du corps d’un sujet alexithymique non patient n’est pas morcelée. Mais il semble que l’alexithymique soit forcé d’en reconstituer continuellement l’unité, comme si le corps était une superposition de parties, avant d’être unité intégrée. Ceci rejoint la perspective neuropsychologique selon laquelle les alexithymiques manqueraient d’une représentation stable du corps leur servant de repère et de fond sur lequel se détacherait les divers états émotionnels. Ici encore apparaît le lien fondamental entre émotions et image du corps. B. Analyse des résultats concernant la dimension narcissique « La haine de soi qui habite ces sujets reflète un compromis entre un désir inextinguible de vengeance et le souci de protéger l’objet des désirs hostiles dirigés contre lui. Ce désir de vengeance est né d’une blessure qui les a atteints dans leur être, qui a invalidé leur narcissisme »280 Nos résultats révèlent donc un profil propre aux alexithymiques chez qui les défenses narcissiques s’accompagnent d’une focalisation sur les traits négatifs de soi, comme si sous le silence qui les différencie du mélancolique décrit par Freud, se dévoilait un narcissisme négatif, une mégalomanie inversée. Ici retrouve-t-on la notion de négatif (Green) exposée dans la première partie. L’étude de l’image du corps révèle un résultat quantitatif paradoxal, puisque l’indice Ego n’est pas très élevé, en dépit des réponses reflets. Green, ici, éclaire ce paradoxe, en rappelant un élément fondamental : le développement chez ces sujets, d’un faux-self. 279 Voir en annexe la grille de Rausch récapitulative : chez les sujets du groupe test, les réponses images du corps intègres ne sont pas absentes, mais qu’elles sont rares, contrairement aux représentations partielles ou atteintes, nombreuses. 280 Green A. (1990, p. 57) 139 Winnicott montre en effets que l’enfant, dans certaines situations de non disponibilité émotionnelle maternelle, développe une « seconde nature » lui permettant de coller au désir de la mère, d’y adhérer et d’y répondre si totalement qu’il ignore l’existence de son véritable soi et n’a jamais accès à son propre désir. Ainsi « l’organisation du faux-soi sert plutôt le narcissisme de l’objet que celui du soi, d’où ce paradoxe de l’existence de traits narcissiques et le sentiment que leur nature diffère de celle des »281 personnalités dites narcissiques. On comprend mieux la coexistence d’un Ego assez bas et de défenses narcissiques, si on admet que le faux-self de l’enfant est une réponse à l’investissement, par la mère, de son enfant comme prolongement narcissique. Alors les défenses narcissiques, partant du fauxsoi, constituent un « narcissisme d’emprunt » : celui de l’objet. L’indice Ego de tous les sujets du groupe test est normal (chez 4 d’entre eux) ou inférieur à la norme (pour Axelle et Constance), et systématiquement sous-tendu par des défenses narcissiques, ce qui témoigne de la nécessité de recourir secondairement à ce type de défenses pour tenter de maintenir une estime de soi minimum. Ces femmes présentent un conflit quant à la valeur qu’elles s’attribuent, qui découle sans doute dans l’alexithymie des difficultés d’individuation et de la dépendance à l’objet primaire, dépendance liée à l’impossible introjection d’un bon objet. Nous envisageons ces défenses narcissiques, qui échouent, comme une tentative de museler des doutes concernant l’identité et la valeur propre du sujet. Ces défenses narcissiques visent donc la garantie des frontières entre le sujet et l’objet et l’aident à se différencier de l’autre, d’après Chabert (1983). Elles centrent en effet le vécu sur le « je » du sujet, sur les sensations, permettant d’éviter les émotions, synonymes d’altérité, donc d’abord menaçante. Mais à la lumière des éléments précédents, on peut aussi penser qu’elles visent la survie de l’objet, en maintenant la symbiose et l’illusion de toute-puissance, l’objet maternel ayant dans ces problématiques considéré le corps de l’enfant comme prolongement de son soi. Leur présence et leur échec dans les protocoles montre combien l’alexithymique relève du registre narcissique, où la sauvegarde de l’intégrité prime sur l’investissement libidinal. Toutefois, contrairement à ce qui était attendu, nous avons constaté des capacités d’introspection chez tous les sujets alexithymiques. Or ces capacités jouent un rôle important dans l’image du corps, puisqu’elles contribuent à la rendre réaliste et à intégrer les nouvelles expériences. Plusieurs explications nous ont semblé possibles : -Soit le manque apparent d’introspection des alexithymiques est une défense et une fuite contre les affects douloureux, plutôt qu’un manque primaire de sensibilité et de perception des émotions. Ce qui concorderait avec les théories de Mac Dougall. (1982) -Soit, conformément à ce que dit Exner des réponses FD282, ces capacités d’introspection sont la traduction de ruminations négatives sur soi, préoccupations massivement présentes chez plusieurs candidates. Ainsi, Maud présente une introspection négative obsédante, une focalisation sur les traits d’elle-même (perçus ou non par autrui) qu’elle n’aime pas. Et les données Rorschach montrent que ces ruminations sont paralysantes et perturbent le fonctionnement et la spontanéité de Maud, donc l’établissement de relations proches et durables. 281 282 Green, A. (1990, p. 160) Voir Exner, J. E (2003, p.238) 140 Ces deux dernières hypothèses ne sont pas exclusives l’une de l’autre et, quoiqu’il en soit il est frappant de voir que tous nos sujets alexithymiques ont des capacités d’insight, a minima, alors que de deux des six témoins n’en n’ont pas. (Ester et Hélène). Ce résultat, s’il est valide, est riche de conséquences pour la prise en charge de ces sujets. C. La fragilité de l’identification féminine : L’identité de base, la perception de la différence moi-autrui, peut être en place sans que l’identité sexuelle, elle, soit clairement établie et assumée. (Chabert, 1983) Ceci éclaire nos résultats et confirme notre hypothèse : la différence des sexes est reconnue, admise, sans que l’angoisse de castration qui en découle soit élaborée. Chez le sujet alexithymique, il apparaît que cette différence n’est pas source de jalousie oedipienne ou d’indignation, de questionnement ou d’affect dépressif : elle est reconnue, acceptée, mais semble ne pas faire écho, n’avoir presque aucun impact sur le psychisme et l’image du corps : comme si cette différence était un fait admis, comme si l’alexithymique dans son imperturbable stoïcisme nous disait « il n’y a pas de quoi en faire un drame », comme si après tout « c’était sans importance » : corps non investi dans sa féminité, surinvesti dans ses frontières, corps érogène à l’abandon, « laissant en friche tout un terreau pulsionnel non mentalisable »283, triste illustration du manque de subversion libidinale, ce processus d’érogénéisation du corps qui aboutit au statut de sujet porteur, et vecteur, de désir. Les résultats révèlent que les percepts humains sont le plus souvent neutres, ou alternativement hommes et femmes. Cette différenciation anatomique ne semble pas structurante au plan symbolique, la problématique d’individuation gênant l’accès à une triangulation oedipienne progrédiente, comme dans toutes les problématiques limites. La relative rareté des réponses H pures, témoigne de difficultés dans le domaine de l’identité. (Exner, 2000). Pour Mac Dougall, l’alexithymique a des difficultés à concevoir son corps comme séparé de celui de sa mère et se considère comme une extension narcissique de celle-ci. Habité par le fantasme qu’il n’y ait « qu’un corps pour deux »284, l’alexithymique aurait des difficultés à produire une réponse H pure, laquelle signe précisément l’ouverture possible vers une image humaine et donc l’accès à un modèle identificatoire. (Chabert, 1983). L’image vacillante du corps se traduit dans la rareté des réponses H qui exprime, par défaut, la difficulté du sujet à se concevoir comme entier et séparé de la mère, avec pour corrélat l’impossible accès à une identité sexuée investie et érotisée. L’identité sexuée ne semble pas questionnée, pas investie, comme si le sujet ne se sentait pas « concerné ». Elle n’est pas éradiquée comme dans la perversion où le déni de la différence réussit et permet au sujet de court-circuiter l’angoisse sans plonger dans la psychose. Il semble plutôt, dans nos protocoles, qu’au moment de la séparation et de la reconnaissance de l’altérité aboutissant normalement à la constitution d’une image du corps différenciée quelque chose ait fait défaut dans les investissements narcissiques du corps propre. Comme si le corps du sujet ne lui appartenait pas vraiment : cette impression clinique qu’Alexia, Maud et Constance n’habitaient pas leur corps évoque là encore le propos de Mac Dougall, lorsqu’elle dit que « les parties et fonctions du corps 283 284 Corcos et al (2003, p. 50) Mac Dougall, J. (1982, p. 144) 141 vécues comme appartenant à » un autre, la mère.285 Comme si la castration avait eu lieu parce que « c’est ainsi », parce qu’il le faut, mais sans résonance symbolique, sans conséquence structurante pour le psychisme, sans que cela ne se répercute sur le fantasme archaïque de fusion avec le corps maternel. De là, une identification féminine plaquée, adhésive, superficielle et peu investie, image du corps fragile et peu érotisée du fait de l’impossible introjection d’une figure féminine, permettant de se sentir, se vivre et se projeter comme femme (ou homme), aux plans affectifs, relationnel, libidinal. Ainsi, nos données semblent indiquer que l’image de soi s’est construite sur une rupture entre la réalité du corps vécu d’une part, son inscription et son intégration psychique d’autre part : le corps affectif et pulsionnel n’est pas inscrit dans le registre psychique, et le corps conscient, verbalisable, est un corps « hyper-normal », mais déshabité, que les pulsions semblent avoir déserté. Cette déconnexion amène à penser que le Moi-Peau décrit par Anzieu échouerait ici dans ses fonctions d’intersensorialité et d’inscription des traces. C’est donc une image du corps paradoxale et « abrupte » qui se fait jour : corps défensif, corps défendu, contre toute intrusion, image du corps a-conflictuelle et arelationnelle (puisque symbiotique) au point d’être par moments a –sexuée lorsque l’identité féminine de surface laisse place à la projection. Mais cette barrière et ce refus du conflit semblent être le prix à payer pour sauvegarder un semblant de stabilité narcissique. Ici encore, Racamier nous dévoile le danger de ce fonctionnement : « Le je est liquidé avec l’ambivalence », dont l’élaboration est à la base du sentiment de soi. Son expulsion hors psyché supprime donc toute possibilité d’accéder au statut de sujet, unifié et porteur de désir. l’image du corps alexithymique est ainsi littéralement amputée de sa dimension érogène. D) Discussion autour des réactions significatives aux planches V, VII et X : Confrontation avec la théorie psychanalytique D’après Chabert (1983), l’ouverture et la vacuité de cette planche maternelle, l’interpénétration des couleurs, le flou des limites favorisent particulièrement la régression. La pensée opératoire se traduirait alors par un investissement important du socle, sensé relier les différentes parties de la tâche. Or Maud nous dit : « Ca en bas, ça me dit rien du tout » puis, à la pl IX, où un socle est également perceptible : « Le rose ça m’fait pas penser à grand chose. Quelqu’un, un géant on voit juste le haut, les mains qui tiennent quelque chose. » On peut trouver le signe ici de ce que Chabert décrit comme une séparation- individuation incomplète et douloureuse. Le climat ressenti à cette planche reflèterait en générale l’atmosphère des interactions précoces contemporaines de la mise en place d’un Moi-peau, puis d’un Moi pensant. Pour Chabert (1983 ; 1987) les interprétations à valence persécutive sont à relier à une imago maternelle vécue comme dangereuse. Ces propos résument ce que nous avons trouvé au fil des protocoles du groupe test, et qui n’apparaît pas chez les témoins. Les protocoles alexithymiques laissent percer une anxiété fondamentale, corporellement 285 ibid. 142 ressentie, à travers des estompages ou des réponses formelles qui échouent à contenir l’angoisse (mauvaise qualité formelle) mais surtout par les contenus « des rochers pointus » (pl II), des « ronces qui piquent », ou encore, révélatrice : « un mollusque, on voit les tentacules pointues » : paradoxe du mollusque, invertébré et manquant de consistance dont les tentacules persécutent le sujet, imago maternelle archaïque, qui ne contient pas mais qui fait mal, quand elle ne dévore pas : « une gueule de crocodile,des insectes à l’intérieur, des trucs qu’il avale » (pl X) Conclusion : un Moi-peau défaillant dans ses diverses fonctions. Nos résultats peuvent se lire à la lumière du paradigme d’Anzieu : Au-delà des indices de Fischer et Cleveland, il se trouve opérationnalisé au Rorschach à travers de multiples signes permettant de saisir quelles fonctions sont atteintes. Les réactions à ces trois planches rejoignent la théorie : l’alexithymie se greffe sur un problématique pré-oedipienne, de séparation-individuation, en lien avec une imago maternelle archaïque, bien avant la rivalité oedipienne (pl VII). Ce vécu précoce coïncide avec la mise en place du Moi-peau. Les fonctions de contenance et de maintenance, insuffisantes, gênent l’accès à l’unification et la fonctions d’intersensorialité apparaît donc défaillante. Ceci se traduit notamment à la pl X, de même que l’échec des fonctions de recharge libidinale et d’érotisation du corps, donne lieu à une représentation de soi à la fois conflictuelle, évitée (peu de réponses pl V), source de clivage et de désaffection. II - Analyse des liens entre image du corps et alexithymie à travers le Rorschach A - Etudes de cas : dimension clinique et implications concrètes des résultats 1) Le corps en friche : Etude du protocole d’Alexia Sur le plan clinique, la notion de personnalité « as if » proposée par H. Deutsch correspond exactement à Alexia. Polie, ni excessivement froide ni chaleureuse, elle semblait être là « pour de faux », et pas simplement peu disponible, ou préoccupée. En dehors de ce décalage que nous avons perçu, au premier abord et dans son discours, Alexia apparaissait aussi « normale » que possible : ce terme n’est pas très descriptif, mais nous l’employons pour exprimer à quel point elle semblait lisse, sans mystère, normalement dynamique, normalement impliquée, calme, d’une humeur adaptée au contexte. Mais nous avions le sentiment, assez confus d’ailleurs, que quelque chose manquait, comme si elle n’était pas vraiment là, sans que cela ait à voir avec la dissociation psychique par exemple. La notion de faux self nous semble ici bien convenir pour décrire ce que nous avions le sentiment de voir. Dans le protocole, la peur de ne pas contrôler sa vie et la nécessité de se protéger des intrusions de l’objet sont apparues clairement. Nous avons pu constater rétrospectivement que ces barrières présentes et réelles (fuite du regard, neutralité…), agies dans la relation, s’exprimaient plutôt moins que chez les autres sujets au Rorschach. Le score Barrière reste supérieur au score pénétration, mais de façon moins nette que chez des témoins par exemple. (Indices B = 7 et P = 6) 143 Les éléments du résumé formel et de l’analyse chaberienne révèlent un style introversif rigidifié et une hypervigilante : celle-ci doit nous faire interpréter prudemment les contenus humains assez nombreux : ils témoignent sans doute plus d’un état d’alerte et d’une méfiance chronique que de profondes capacités d’identification et d’une représentation réaliste de soi et des autres. Pendant la passation, Alexia ne sort pas de sa réserve et semble vouloir montrer une image d’elle-même lisse et flegmatique. Sous une bonne adaptation de surface, l’angoisse perce, notamment à travers l’hypervigilance et le stress situationnel (D=0 mais Adj D=+ 2) les contenus : feuille morte (pl V), tourbillon, personnages pris dans la colle (pl X)… le recours à des réponses vagues lorsque le contenu latent est trop inquiétant la qualité formelle, perturbée malgré le recours à l’intellectualisation (pl IV, réponse 9), ou la minimisation (IX, 25) l’internalisation des affects (C’ élevé) Malgré l’impression de maîtrise, Alexia semble avoir des difficultés à gérer ses affects dans les relations plus personnelles, ce qui se traduit par l’indice FC < CF+C, et C=1 et un large éventail de défenses. Toutefois, clivage, évitement, déni, déplacement et intellectualisation ne lui permettent pas d’intégrer et de métaboliser ses émotions de façon adéquate pour son équilibre émotionnel comme pour la prise de décisions. La situation transitionnelle, projective révèle sous cette apparence d’hyper normalité, l’extrême sensibilité d’Alexia à l’abandon comme à l’intrusion. L’importance de l’angoisse et des pressions cognitives et affectives est évidente malgré un fonctionnement défensif qui lui confère une tolérance apparente au stress assez élevée (Adj D = +2) Les éléments quantitatifs et qualitatifs nous font penser qu’ Alexia est actuellement soumise à des pressions internes contre lesquelles elle lutte mais qui malgré ses défenses mobilisent des affects dépressifs, prêts à surgir. Ces pressions internes expliquent la mise à distance des affects mais elles se trouvent en retour accrue par cet évitement, les affects ne trouvant nulle issue dans la mentalisation, l’énergie n’étant déchargée que transitoirement dans le réel (Alexia fait énormément de sport) Il semble que l’alexithymie et le gel des mouvements affectifs et pulsionnels soient en lien ici avec la précarité des limites qui rend immédiatement l’objet intrusif et les motions internes dangereuses. Alexia neutralise ses affects pour ne pas éclater, risque lié à la fragilité de ses capacités de contenance interne. Cette apparente indifférence la protège de l’agression intrusive de l’objet et de son agressivité propre, deux mouvements inséparables lorsqu’on se trouve encore psychiquement mal différencié. C’est sa propre intégrité qui est menacée par toute expression d’affect, notamment agressif, puisqu’elle risque de se dissoudre en l’autre et d’abîmer cet autre « inséparé » d’elle et indispensable : la vie affective est comparable à « un tourbillon dans la mer. Ça part dans tous les sens »(pl X) . En outre, toute expression d’agressivité serait vécue comme une faiblesse, portant atteinte un peu plus à l’image de soi. La confusion semble ici renforcer cette désaffection, en ne permettant pas au sujet d’identifier ses émotions donc en le mettant à l’abri d’un vécu dépressif essentiel. Le protocole d’Alexia confirme l’idée que l’impossible expression 144 des affects non seulement est lié à une image de soi vulnérable, mais aggrave cette image du corps négative : cette difficulté au plan des limites est majorée par le mélange inextricable des émotions. Et les angoisses d’intrusion confirment le sentiment de ne pas être tout à fait chez soi dans son corps. En effet, le corrélat de son alexithymie semble être une recherche de sensations fortes : selon Castro (2004), un Xu% élevé dans un contexte de défenses narcissiques (Fr+rF) montre une quête de sensations intenses. Or Alexia obtient un Xu% = à . 31, ce qui est largement supérieur à la fourchette attendue. La réalité confirme cette hypothèse formulée à partir du Résumé Formel, puisque qu’Alexia nous dit qu’elle fait énormément de sport, « de l’escalade, du tennis et de l’équitation ». Une grande souffrance narcissique semble sous-tendre l’apparente aisance relationnelle et la pseudo-autonomie du sujet. Comme la plupart des sujets du groupe test, elle livre à la planche V deux réponses antinomiques : d’abord l’espoir d’une ascension, synonyme d’envol et de séparation : Alexia : « un papillon en plein envol » ; Julie : « Ca fait oiseau les deux ailes déployées, le bec, les pattes. Elle ne m’inspire pas beaucoup celle-là. » Puis la chute, qui témoigne de l’échec à l’autonomisation et d’une image de soi teintée d’affects dépressifs : « Une feuille morte en train de tomber » : il s’agit d’un contenu vague, (feuille) mort qui plus est, et dont la chute est totalement passive, poussée par le vent, force impalpable. Manière laconique de dire combien l’estime de soi est fluctuante, floue, chutée par rapport aux non alexithymiques. On remarque dans le protocole d’Alexia, comme chez les autres sujets du groupe test, une sensibilité au blanc qui traduit une grande colère (S=4), ainsi qu’une expression détournée de l’agressivité sadique qui, sous un score Ag=0, émaille le protocole par divers contenus sadiques : « Lapin découpé », … La planche I traduit déjà les affects dysphoriques, la sensibilité au blanc, le vécu d’agressivité à travers une image maternelle inquiétante, et l’anxiété qui s’exprime dans les couleurs achromatiques autant que par les contenus. (voi le protocole, annexe 4) La planche II et les réponses « nains » : Cette planche nous révèle la problématique narcissique du sujet, la succession des réponses dévoilant déjà la problématique d’individuation. Inutile d’insister sur la connotation péjorative et dévalorisante du terme « nain » qu’elle semble ignorer, négliger, comme si les mots, pris au pied de la lettre, ne recevaient pas l’imprégnation puissante de l’affect286. Pourtant ces contenus dépréciateurs, qui révèlent la honte, affect narcissique par excellence, émaillent le protocole : « bonnets d’âne, comme on mettait aux enfant ». Mais leur dimension dépressiogène est masquée par la défense maniaque qui lui permet de retourner en son contraire l’affect dépressif : les « petits nains dansent. » Que représentent-ils ? Une image de soi dévalorisée ? une attaque indirecte d’autrui, dans une représentation isolée de l’affect ? Une réaction hypomaniaque, à travers un contenu qui peut aussi bien être interprété comme ludique ? Cette danse cache t-elle tant bien que mal une dévalorisation de soi, perçu comme anormalement petit ? 286 Marty (1963) et Mac Dougall (1982) font le constat de cette démétaphorisation (ou plutôt de cette nonmétaphorisation) du corps et du langage. 145 L’agressivité est niée, évacuée « hors psyché » dirait Mac Dougall, et renversée en une réponse COP287 : ils se tapent dans les mains. La réponse 4 n’est autre que le récit du stade du miroir : la découverte de l’image de soi, concomitante de la séparation d’avec autrui : ce « récit des origines » apparaît dans d’autres protocoles d’alexithymiques : par exemple chez Ludivine, ou chez Constance à la pl VIII, où l’angoisse est l’objet d’une dénégation massive : « le félin il est serein, il y a pas de danger … il est pas du tout inquiet ». La planche IV est, pour Alexia comme pour les cinq autres candidates du groupe test, le support d’une image maternelle archaïque, d’une autorité toute-puissante plus que de l’autorité symbolique paternelle, différenciatrice et oedipienne. Cette imago maternelle archaïque, toute-puissante et terrifiante pour n’être jamais limitée par un père qui s’affirme288donne lieu à l’expression d’une agressivité sadique, puis à un gel des motions pulsionnelles à travers un contenu Ge de mauvaise qualité formelle, ce qui en dit long sur la défaillance du contenant interne. La tentative échouée de recourir à l’intellectualisation et le contenu vague évoquent ici un contenant maternel source d’angoisse et de frustration. En outre, l’évitement du D4 à cette planche traduit, selon l’analyse de Chabert, une tentative « de refoulement d’une problématique d’ordre sexuel »289. Parmi les réponses considérées comme les plus projectives290 selon Exner (2000), Castro et Smith291, Alexia nous donne accès à une image d’elle-même fluctuante et négative malgré ses défenses narcissiques : les deux réponses à la pl V illustrent les mécanismes de clivage, avec un mouvement de chute qui succède à un mouvement d’ascension, et l’image d’une feuille morte qui tombe, précédée par celle, plus valorisée narcissiquement, d’un papillon en plein envol : on retrouve ce double mouvement, chute/ ascension chez Constance mais aussi chez d’autres sujets alexithymiques, témoignant de la confusion, de la lutte interne et du conflit concernant l’image de soi, conflit déjà révélé dans la présence simultanée de défenses narcissiques et de réponses Vista et MOR. La dynamique de cette planche révèle donc le clivage et la fragilité de l’image de soi, évoquant les fonctionnements limites décrits par Green(1990) ou Mac Dougall (1982) : après un choc larvé (longue latence), vient le papillon en plein envol auquel succède une feuille morte en train de tomber. S’agit-il, d’une part de ce qu’elle souhaiterait être et d’autre part de ce qu’elle a le sentiment d’être actuellement, à travers une image végétale, dévitalisée ? ou le papillon en plein envol est-il ce qu’elle semble être, à ses yeux et aux yeux des autres grâce aux défenses narcissiques : une jeune femme dynamique, réussissant brillamment ses études et partageant ses loisirs entre escalade et autres sports ? et à côté de cette représentation consciente, intellectuelle, celle de la feuille morte 287 Une réponse est cotée COP au Système Intégré lorsqu’un mouvement donne lieu à « une interaction entre deux ou plusieurs objets » et que celle-ci est « nettement bienveillante, de coopération ou d’entraide » Exner, J. E (1996, p. 65), éd de 2001. 288 Mac Dougall (1989) parle chez ces sujets d’une mère interne ayant un besoin vital de son enfant, le père étant souvent perçu « comme celui qui a accepté son exclusion du cercle, fermé, entre mère et enfant » (p. 148). Sans ce tiers, nul séparation n’est possible, nul accès au langage, n’est-à-dire à la nécessité et au moyen de ‘parler’ son désir. 289 C. Chabert (1983 p. 104) 290 Réponses H et M de mauvaise qualité formelle et réponses morides (MOR). 291 Cours dispensés à l’EPP, 2005-2006. 146 apparaîtrait comme l’image affective de soi, mobilisée par la couleur (achromatique), et témoignant d’une dépression fondamentale ?292 Quoiqu’il en soit, la fragilité se retrouve dans la juxtaposition de reflets (Fr+rF) et de réponses morbides (MOR), qui traduisent un conflit narcissique chez le sujet. Cette configuration montre bien que « si les objets sont perçus dans leur toute puissance magnifiée ou dans leur décrépitude humiliante, c’est qu’ils sont le reflet des images contradictoires que le sujet a de lui-même »293 (référence Chabert) Malgré des défenses importantes, Alexia nous donne accès à sa problématique, notamment par sa réactivité mal maîtrisée aux planches pastel, à valence régressive. Les bébés souris qui viennent de naître, (pl VIII) au-delà d’une utilisation assez conformiste de la couleur (le rose évoquant la chair du bébé souris ou du nouveau-né), donnent lieu à une représentation disproportionnée par rapport à la taille réelle des parties de la planche : ils escaladent une montagne. Ceci est peut-être révélateur d’un vécu précoce, la montagne apparaissant comme une image maternelle archaïque froide et difficile à apprivoiser. Les stalactites de la planche VII traduisaient déjà une imago maternelle froide, par un contenu à la fois vague et de forme pointue294. Après avoir révélé un sentiment de vulnérabilité, les réponses d’Alexia expriment l’angoisse de séparation- individuation qui sous-tend ce vécu. Malgré une tentative de mise à distance à travers un contenu vague, la planche IX ranime sa sensibilité au blanc et au rouge. (Diablotins). Enfin, à la dernière planche, Alexia donne dix réponses où alternent l’expression de défenses étroites et de ses angoisses. Malgré le découpage de ces planches couleurs, dans le but de maîtriser les affects potentiellement envahissants si on les aborde de façon globale, Alexia ne parvient pas toujours à maintenir un courant d’associations de bonne qualité, les réponses plaquées alternant avec des projections brutales qui traduisent des conflits non résolus. Ainsi, pl X apparaissent clairement l’anxiété, la confusion affective et un narcissisme négatif. Quant au percept humain reconstitué à partir des pieds pl VIII, on constate qu’il est décrit dans une posture de pendu… Les deux dernières réponses du protocole nous livrent sa problématique centrale : la séparation-individuation, problématique présente dans la relation que nous avons avec elle puisqu’elle multiplie les réponses, alors que nous avions au début du mal à croiser son regard. Les commentaires à l’enquête témoignent à cet égard d’une quasidésorganisation, tant elle part dans des considérations « limites ». (DR au résumé formel) « Des personnes prises dans la colle qui essaient de se donner la main mais qui sont collées à je ne sais pas quoi, au sol. E : la continuité entre les deux couleurs, on passe de l’une à l’autre, le bleu tire sur le rose, alors comme deux personnes qui seraient prises dans la colle, ou collées au sol et elles tirent pour s’en dégager. Deux personnes parce qu’il y a deux point d’appui ça peut être les pieds, les jambes. » On note une fois encore dans cette réponse que la représentation humaine n’est pas identifiée sexuellement, et que les personnages sont en train de tomber… caractéristiques qui se retrouvent dans de nombreuses réponses données par les sujets alexithymiques Ainsi, chez Alexia, la dépendance à un objet primaire aussi insatisfaisant qu’inattaquable suscite des défenses rigides (hypervigilance et style cognitif rigidifié), sur un mode agressif oral, sadique et phallique (réponse 1, 8, …) qui ne suffisent pas à canaliser les 292 Nous formulons des hypothèses interprétatives à partir de l’enseignement reçu sur le Rorschach, de la méthode proposée par Chabert et de nos diverses lectures sur l’alexithymie. 293 Chabert, C. (1987, p. 112) 294 A l’instar du mollusque avec ses tentacules pointues d’un autre protocole alexithymique. 147 émergences dépressives. Le renforcement de l’enveloppe extérieure du Moi est donc nécessaire, mais insuffisant, puisque le score Barrière est à peine supérieur au score Pénétration, qui témoigne de l’intrusion fantasmatique de l’objet. On peut penser qu’elle est actuellement dans une période de stress (D< Adj D), à la recherche d’une image de soi pour le moment vulnérable, voire brisée, comme le soulignent entre autre les contenus H qui, lorsqu’ils ne sont pas partiels ou imaginaires, mettent en scène des personnes en danger (plongeant ou se noyant, alors que dans sa vie réelle, Alexia passe son temps à escalader des murs). La thématique de l’appel au secours et l’eau gelée illustre clairement un vécu d’étayage insuffisant. 2) Le corps désaccordé : Etude du protocole de Constance Sur le plan clinique, Constance apparaît légèrement apathique, comme sans énergie, mais elle est coopérante et souriante. Après le test, elle exprime son anxiété : « c’est… oui je veux bien que vous me donniez les résultats parce que … c’est… enfin c’est pas très rassurant ces dessins ». Constance a effectivement investi beaucoup d’énergie dans la passation, livrant un matériel qui dès ce moment nous semble très riche et dont certains éléments nous font penser qu’elle est alexithymique L’analyse du cluster de perception de soi et des autres items de notre grille, nous autorise à dire que l’image du corps de Constance est très archaïque et figée dans une colère « inimaginable » au sens où elle décrit des fantasmes violents et crus avec beaucoup de détails et de commentaires sur un ton désaffectivé et que rien, cliniquement, ne la laisse transparaître. Ce calme toutefois, n’évoque ni la psychose ni la psychopathie, mais plutôt la fausse « sérénité » que confèrent le clivage et l’externalisation, ou peut-être tout simplement le vide lié à un manque d’investissement libidinal de soi, d’autrui, de la réalité présente. L’ambivalence qui s’exprime massivement dans le protocole se retrouve dans les scores Ag et COP (3 et 2) et dans l’analyse de l’organisation défensive, caractérisée par le clivage (pl II, IX…), le déni et le rejet de la figure maternelle. Cette agressivité décrite est une agressivité agie sur l’autre, mais aussi vécue, subie. L’objet, présent à travers les angoisses d’intrusion, se distingue par son absence en tant qu’objet intériorisé. C’est sans doute cette angoisse d’intrusion qui pousse Constance à avoir ce discours en apparence désaffectivé, qui lui évite de ressentir ce qui constituerait intérieurement une attaque contre son intégrité narcissique. Le score de Fischer et Cleveland montre la difficulté de différenciation, les limites entre soi et l’autre devant être constamment renforcées du fait d’une menace d’intrusion permanente. Ainsi, planche IV, après avoir délimité un détail peu fréquent interprété comme un grand bec un peu crochu (agressivité orale à une planche représentant l’autorité), elle dit « le reste, à part une tâche, je vois pas grand chose, ça part trop dans tous les sens, c’est trop vague » Sous l’apparente névrotisation, on retrouve une problématique-limite : Le clivage vient en lieu et place d’une individuation-séparation intégratrice des bonnes et des mauvaises parties de l’objet et du soi, comme le montrent les réponses planches II, IX et X. Ce clivage rend inopérante la triangulation oedipienne qui est en fait une bitriangulation : la différenciation entre les deux objets parentaux n’est pas fondée sur leur 148 sexe ou leur rôle, mais sur le clivage entre le bon et le mauvais, l’inexistence (de la figure féminine ridiculisée, la « bonne mère » étant inaccessible, perdue ou inexistante), et la présence dominatrice d’autre part (le scarabée énorme, « une sorte de pouvoir ») La réponse de la planche II annonce l’importance de ce mécanisme à travers le manichéïsme entre d’une part le Bon (le rouge) et de l’autre, le mauvais (le noir) à travers une utilisation de la couleur qui relève à peine du symbolisme personnel. Les deux réponses successives planche IX confirment le clivage entre une figure maternelle littéralement attaquée, piétinée, et d’autre part, une double image masculine où le conflit est envisageable… mais avorte, comme si choisir était impossible : pour qu’il y ait choix, il faut un « je ». Or chez Constance, ce « je » semble introuvable, en-dehors des moments d’angoisse. La dévalorisation de la figure féminine, (pl IX) est la conséquence d’une image maternelle défaillante dans sa fonction d’étayage. Le déterminant formel de cette réponse ici ne correspond pas au conformisme de surface de Constance. Très détaillée, cette réponse est en fait très projective. A propos de ces réponses F+, Chabert dit qu’elles reflètent la qualité des contours de l’image du corps, et révèlent à la fois la projection d’images dénigrées et les « efforts pour éviter leur expression trop directe »295. Toutefois, le déterminant formel rappelle l’importance accordée par le sujet au contour, à l’enveloppe, en lien direct avec « la constitution du Moi-Peau tel que le définit Anzieu (1974) »296. Ce manque de contenant se trouve confirmé par « le petit animal qui tombe dans un trou, aspiré » (pl VI), suivi d’une « explosion, un mouvement qui part comme ça alors que l’animal il tombait », puis pl X, des agneaux, des brebis en train de tomber.297 La récurrence du thème de la chute, du vide (« il y a du vide en bas, ils tombent »…) est frappante. Les deux personnages masculins qui se battent (pl IX), sont en grande difficulté et l’on peut penser qu’elle parle d’elle lorsqu’elle dit décrit des agneaux qui «essaient de tout faire pour se rattraper mais ils tombent, ils devaient être en train de gravir quelque chose, il y a du vide en bas ». On note aussi que les rares identifications (aux hommes, aux agneaux) sont des identifications plutôt masculines et surtout, à des paires : deux hommes, deux agneaux. Comme s’il fallait à tout prix être deux pour survivre. Devant une telle richesse, nous ne chercherons pas à retranscrire tous les éléments d’analyse présents : la lecture du protocole est suffisamment parlante. Ce besoin de s’accrocher à l’autre pour éviter de sombrer dans son propre monde interne est confirmé par le nombre élevé de réponses à la planche X, les commentaires et les regards fréquents adressés à l’examinateur. L’agressivité est projetée, clivée, et la dimension dépressive, bien que déniée, perce à tout moment. On a vu chez Constance que le clivage de la planche II se prolongeait pl X. Des « agneaux en train de tomber » (image de l’innocence) suivie d’un énorme scarabée dominateur qui exerce un pouvoir et les fait tomber : renversement des proportions et de la hiérarchie, l’insecte parvenant à tuer deux mammifères dans une agressivité sadique et phallique qui s’exprime à travers un pouvoir médusant. Y a t-il ici, en filigrane, une figure 295 Chabert, C. (1983, p. 126) ibid. 297 Le protocole se trouvant en annexe N6, nous ne retrancrivons pas ici toutes les réponses significatives dans leur contenu, leur tonalité ou leur succession, qui nous ont permis de rédiger cette synthèse des éléments saillants. L’annexe sert d’appui et de justification à notre propos 296 149 maternelle archaïque et omnipotente, jamais limitée par une intervention paternelle progrédiente, donc protectrice ? L’adhésion à la planche, le manque de conscience d’interprétation, le flou des limites entre le réel et l’imaginaire confirment que l’on se situe en deçà d’un conflit oedipien et donc dans une image du corps spécifique, quelle que soit l’adaptation et la « normalité » apparente de ces sujets. Constance donne ainsi des réponses très interprétatives sur le ton de l’évidence objective, comme si elle perdait par instant sa conscience d’être là, de la différence entre réel et imaginaire. A cet égard, le L < .33 confirme la perte transitoire du sens discriminatoire. Constance ne peut se décoller de ce qu’elle voit à travers le prisme de son manque. Ne finit-elle pas en disant qu’elle ne peut « associer les couleurs », et qu’elle ne voit que cet énorme scarabée dominateur, image archaïque et angoissante révélant sa dépendance à un objet primaire menaçant et manquant à la fois ? Dans cette perspective, les éléments d’agressivité sadique (planche IX) viennent masquer une agressivité orale plus archaïque en lien avec un fantasme de peau-commune : agressivité orale qui traduit tant l’attaque imaginaire du sein que la peur de cet objet primaire insatisfaisant dont elle est dépendante.298 (« un grand bec un peu crochu » ; « thermites » qui vont ronger le bois…) Constance semble avoir intériorisé un objet maternel peu étayant, peu chaleureux, et ce manque fondamental engendre colère (réponses S, représentation de relations conflictuelles) et attaques de la figure féminine (“grotesque”, “niaise”) A l’impossible processus d’intériorisation se substitue le fantasme d’incorporation d’un objet maternel tout puissant, indispensable, et donc potentiellement dangereux. Mais l’agressivité ne peut s’exprimer contre un objet non seulement nécessaire, mais mal perçu dans sa différence, sans risquer de se détruire soi-même. D’où un déplacement de l’agressivité, qui n’apparaît qu’à l’analyse dynamique du protocole et non au Résumé Formel. L’agressivité est ainsi mise à distance sur des objets non humains « un volcan, une explosion » « des thermites qui vont ronger le bois… » B Entre clinique et théorie, les images du corps dans l’alexithymie qui nous sont apparues 1) Le surinvestissement de la frontière, réponse chronique et anachronique au défaut d’individuation « Ca fait séparation, comme s’ils étaient collés » (pl.III) Ces sujets décrits comme incapables de verbaliser leur ressenti, projettent au Rorschach des images qui disent leur difficultés d’individuation et l’impossible création d’un espace psychique, contenant pour des contenus fantasmatiques. (Gibello, 1995) Or, 298 Food est d’ailleurs supérieur à la norme, traduisant une « orientation vers la dépendance », le sujet faisant preuve d’une certaine naïveté dans ses attentes envers autrui et cherchant « à s’en remettre aux autres pour les étayer ». ces personnes « s’attendent à ce que les autres soient tolérants envers leurs besoins et prêts à agir selon leurs exigences » Exner, J.E (2003, p. 287) 150 ce lieu pour des fantasmes à soi est la condition sine qua non de l’investissement du corps comme objet à la fois narcissique et libidinal, refuge et lieu de rencontre, réceptacle des émotions et lieu d’émergence des pulsions. Les sujets alexithymiques, selon Mac Dougall, connaissent une incertitude quant à leur altérité inaliénable et se vivent inconsciemment comme partie du corps maternel. Cette symbiose ne permet pas l’éclosion d’un je porteur de son propre désir. Il existe un lien fusionnel à la fois craint et désiré. Cette crainte de perdre son identité subjective est due à l’incertitude de la distinction entre soi et l’objet. L’alexithymie qu’on l’envisage comme primaire ou comme défensive, remplirait une double fonction dans l’économie psychique : D’une part, elle permettrait de tenir à distance des affects que le sujet ne peut élaborer, faute d’avoir intériorisé un objet capable de métaboliser les éprouvés et de servir de pareexcitateur. Par conséquent il s’agit de se protéger contre une remise en cause de son identité subjective en établissant une distance vis à vis d’autrui, distance infranchissable du fait qu’aucun partage émotionnel n’est possible et que le discours opératoire constitue une barrière étanche. L’alexithymie serait donc une « défense primitive contre le danger de toute intrusion et de tout risque d’inféodation »299. D’autre part, l’alexithymie, en gelant toute éprouvé affectif, donc subjectif, permettrait de ne pas « trahir » la mère pour qui son enfant est une indispensable extension narcissique (Mac Dougall, 1989). Elle serait un moyen de maintenir le lien fusionnel à la mère, toute expression d’affect constituant une atteinte de la symbiose en révélant l’existence d’un sujet différencié du corps et du désir maternel. Le conformisme (langagier, vestimentaire, comportemental) ici peut se lire d’une double manière, comme moyen de ne pas heurter la mère par sa propre altérité et de coller totalement à son attente, et aussi comme conséquence de ce collage : l’enfant ne pouvant envisager d’avoir un désir propre puisque c’est la survie même de sa mère qui est en jeu. D’où une confusion entre besoin et désir, entre survie et subjectivité créative. Ne pas trahir la mère mais éviter à tout prix l’écueil de l’asservissement à autrui par une indépendance de surface qui cache souvent une véritable dépendance, voire de la passivité : tel est le paradoxe que nous semblent, au terme de cette étude, incarner les alexithymiques. L’image du corps apparaît donc très précocement perturbée, non seulement comme contenu (appartenant à un Autre, objet du désir de l’Autre) mais comme contenant. Si l’on reprend les trois niveaux de l’image du corps distingués par Dolto, outre la distorsion nette de l’image fonctionnelle et érogène, on peut dire qu’une distorsion plus profonde encore sous-tend le fonctionnement alexithymique, dans lequel le futur adulte ne pourra pas exprimer son désir propre, à la première personne. La question d’une atteinte narcissique profonde est soulevée, comme on l’a vu dans la discussion. Ce narcissisme d’emprunt, résultant du faux-self, ce manque d’investissement de soi évoquent ce que décrit Dolto (voir partie théorique). Toutefois cette distorsion de l’image de base serait d’après nous plutôt le résultat, chez les alexithymiques sains, de la fragilité globale de l’image du corps (notamment fonctionnelle et érogène) plutôt qu’une menace directe de l’existence, dans la mesure où ces sujets ne sont ni psychotiques ni patients somatiques. On ne peut que constater que, bien qu’ardue et tardive, l’unification du corps est accessible et que malgré quelques difficultés la projection représentations humaines demeure possible. 299 Mac Dougall, J. (1982, p. 157) 151 Image de base présente donc, mais avec quelques hésitations parfois, comme si tout était lié au point que l’impossible accès à une image fonctionnelle et érogène rendait moins évidente la conscience de sa propre identité. Dejours ne dit-il pas que « quand le corps se dérobe, la subjectivité s’efface » ?300 2) La confusion et l’agressivité, éléments clés pour comprendre l’image du corps dans une problématique pré-oedipienne « Deux petites bestioles pas très terriennes. Qui s’engueulent. La bouche, un peu déformée, les sourcils froncés, les antennes sur la tête. Des espèces de mollusques en train de s’engueuler. D’ailleurs c’est plus noir au milieu, si on veut y voir une symbolique. Elles s’engueulent. La bouche tordue, comme si elles fronçaient les sourcils sauf que ces bestioles-là n’ont pas de sourcils. » (Julie planche X) Confusion et agressivité intéressent l’image du corps en témoignant de la destructivité inélaborée qui sourd chez ces sujets. Le manque d’espace transitionnel explique sans doute l’agressivité déplacée qui émaille les protocoles : « un avion de chasse, de la fumée, une explosion », « un sanglier découpé ». Ce manque d’environnement interne et d’espace entre soi et autrui, cette angoisse de ne pas contrôler sa propre vie, cette sensation d’étouffement se lit notamment au travers de réponses telles que « des animaux happés dans un trou », ou encore « un bébé dans son couffin, la tête un peu relevée, il étouffe » (Julie, planche VIII, dans une découpe), « un masque à gaz, de la fumée » (contenu dont il faut noter qu’il est vague, et que le sujet s’en protège par un masque, barrière contre la pénétration …). La confusion et le chaos affectifs contribuent donc à expliquer l’agressivité repérée à travers la grille de Rausch de Traubenberg. Cette agressivité non liée, très archaïque et réprimée, se répercute sur l’image du corps, et est en retour intensifiée par la perception de sa propre vulnérabilité et les angoisses d’intrusion qui accompagnent le manque d’individuation. Comment le sujet qui manque d’une image du corps stable et sécurisante pourraitil avoir les moyens et l’empathie envers soi-même nécessaires pour identifier clairement ses affects ? Or les affects constituent le trait d’union entre corps biologique et corps libidinal. Leur élaboration impossible coupe les représentations du sujet de ses racines pulsionnelles : intellectualisation et abstraction remplacent alors la véritable mentalisation qui est intégration des mouvements internes. Ainsi les nombreuses réponses des protocoles ne sont pas synonyme d’une sublimation des pulsions dans la mentalisation, mais plutôt d’un refuge dans l’abstraction, définie par Andronikof (1990) comme mécanisme d’anti-symbolisation. Autrement dit les réponses au Rorschach véhiculent des images du corps marquées par le vide. On sait pourtant que l’activité mentale, est « renarcissisante » au sens où elle permet de métaboliser et mettre à distance les éventuelles intrusions de l’objet, les émotions qu’il suscite. Mais ici, exactement comme les défenses narcissiques constituent un « narcissisme d’emprunt », (voir p. 151), ces représentations constituent non pas un 300 Dejours, C. (2001, p. 154) 152 moyen pour le sujet d’élaborer son vécu, mais une pensée d’emprunt301 dont il nous fait part par souci d’obéissance à la consigne. Ces défenses narcissiques, associées à des réponses singulières montre que l’agir sert d’exutoire pour une agressivité que le sujet alexithymique ne peut, ni contenir faute d’un objet interne suffisamment solide, ni exprimer ouvertement sans risquer de se perdre luimême. La différenciation sujet-objet insuffisante ne lui permet pas de retourner cette agressivité non médiatisée contre autrui, même si l’on peut considérer que cette incapacité à communiquer constitue une forme de violence envers l’autre, dans la relation affective. Cette confusion affective est corrélée dans les protocoles à une internalisation importante des affects. Ni élaborés, ni libérés en raison d’un Moi-Peau insuffisamment solide, les affects, étouffés, sont re-somatisés, et perçus comme une menace pour le sujet qui ne peut que les fuir ou s’y perdre, comme s’il manquait cet espace transitionnel permettant de les aborder à partir d’une base sécure et avec une certaine marge de liberté. Cette internalisation accroît donc en retour la confusion en donnant lieu à un mélange de colère et de tristesse larvées éprouvées sous forme d’un ressenti corporel impossible à mettre en mots. Laisser les affects en friche à l’intérieur et s’accrocher au monde extérieur, s’y jeter à corps perdu permet donc de fuir une agressivité interne par définition « débridée », puisque que contenue dans aucun contenant symbolique suffisant. Alors ce vécu d’agressivité, lié à une image du corps insuffisamment contenante, rétroagit sur cette image, à défaut d’être mentalisé. L’image du corps est donc instable, susceptible de variations qui n’ont d’égale que les oscillations de l’estime de soi observée dans les protocoles d’alexithymiques ou de fonctionnements limites. L’image du corps est floue (feuille, voiles, silhouette…) ce qui renforce la difficulté à métaboliser sereinement les affects, créant un cercle vicieux où image du corps et dynamique affective sont inextricablement liés. L’analyse qualitative et le Résumé Formel en témoignent. Quel rôle tient donc cette confusion dans l’image du corps ? Est-elle seulement incapacité à mettre de l’ordre dans le vécu du corps, ou aussi défense pour ne pas percevoir les indices physiologiques d’affects intolérables ? « Le rôle de la confusion n’est pas moins important que celui du clivage »302 dans le fonctionnement opératoire, y compris en ce qui concerne l’image du corps, semble-t-il. La confusion affective découle d’un moi mal différencié, mais gêne en retour l’individuation. Nous avons compris la confusion comme le résultat de l’internalisation des affects. M. Klein (1966), à propos de l’identification projective, l’envisage plutôt comme une défense : elle éviterait au sujet de s’identifier à sa réalité affective. Or parmi les divers mécanismes de défenses repérés, nous avons retrouvé l’identification projective dans plusieurs protocoles. L’idée d’une confusion défensive se confirme lorsqu’une des jeunes femmes nous dit « Je ne vois pas, ce n’est pas clair, j’arrive pas à bien distinguer », se focalisant sur une petite partie du contour de la tâche. Klein (1966) insiste sur la confusion entre haine et amour chez le tout-petit. Le sujet mal différencié de l’autre, distingue mal entre ses affects, ne pouvant élaborer la perte d’un 301 302 nous « empruntons » ici l’expression de R. Debray (2005) concernant la pensée opératoire. Green, A. (1990, p. 160) 153 objet à la fois indispensable et insatisfaisant. Or, la confusion affective de l’alexithymique semblent majorée lorsqu’il s’agit d’agressivité, comme si l’alexithymique non patient psychiatrique ne pouvait s’autoriser à exprimer une colère, non pas tant en raison de la culpabilité qui en découlerait303, mais parce qu’il risquerait de tout détruire, comme si cette colère n’avait pas de fond304. Or, il apparaît effectivement dans les protocoles, que l’agressivité mobilise des défenses opératoires massives, les réponses les plus descriptives et factuelles succédant aux interprétations hyper détaillées et de mauvaise qualité formelle. Autrement dit « une pensée claire n’est (pas) possible comme si les processus de pensée étaient chargés »305 d’affects si intenses que le Moi était forcé de recourir au clivage pour s’en dégager. C’est donc pour une raison bien plus primaire et bien moins « surmoïque » que l’agressivité ne peut être assumée consciemment et perce brutalement, au point de rendre le discours du sujet presque déviant (voire, annexe 4, protocole de Constance). L’alexithymique, en son image du corps mal différenciée, semble ne pouvoir élaborer l’ambivalence, condition de l’individuation, et croire encore magiquement à la toute-puissance de sa destructivité, comme s’il pressentait en lui sans en avoir vraiment conscience des forces de déliaison dévastatrices : Que le clivage s’écroule, et c’est la confusion. L’agressivité, au cœur de l’image du corps alexithymique, connaît donc plusieurs destins : évacuée, déplacée, isolée ou encore éjectée dans le monde externe, elle se retrouve donc à la périphérie du psychisme, laissant un blanc dans la représentation. Ainsi l’ambivalence de Constance s’exprime à travers des figures féminines dévalorisées, suivies de la mise en scène d’un conflit entre deux hommes qui laisse entrevoir une tentative d’identification à une figure masculine. L’identification est alors conflictuelle, « inconfortable », mais vaguement possible, contrairement à l’identification féminine (grotesque, niaise…) 306, vectrice de trop de haine. Cette agressivité est donc primaire, archaïque, et non oedipienne : les réponses S révèlent un vécu de manque et de frustration qui laisse son empreinte de rage, trace en creux indélébile, invalidante pour le narcissisme du sujet et qui porte atteinte à l’image qu’il a de lui, sans pourtant passer par l’élaboration consciente de la culpabilité. Alexia nous révèle d’ailleurs que l’on est, comme pour toute problématique narcissique, dans le registre de la honte (nains, bonnet d’âne…). Autrement dit, là encore, les défenses narcissiques ne « servent » à rien, elles sont comme détournées de leur fonction, déviées, «hors sujet » en quelque sorte. En résumé, ce vécu corporel mal différencié conduit à une lutte permanente et paradoxale pour éviter le conflit. Les éléments de l’iamge du corps dans l’alexithymie traduisent une lutte acharnée contre l’ambivalence liée peut-être à une séparation vécue trop brutalement, non médiatisée, et qui pousse le sujet à maintenir une illusion de symbiose. Parallèlement et parce que l’image de base du corps est en place, le sujet n’étant pas psychotique, on observe un renforcement des limites, tentative de différenciation, alors même qu’il aspire à un état fusionnel idyllique où plus aucun désir ne le trouble. 303 Culpabilité qui existe au moins par conformisme, lorsque l’alexithymie n’est pas corrélée à une pathologie psychotique ou à des traits psychopathiques. 304 Cf les nombreuses réponses S, témoins de cette sensibilité au vide, au trou, au lacunaire 305 Green, A. (1990, p. 160) 306 Voir les réponses 17 et 18, pl IX, dans son protocole, annexe 6. 154 L’alexithymique primaire aurait-il connu une mère trop présente, trop adorante, puis brutalement et incompréhensiblement absente, émotionnellement ou physiquement ? Quoiqu’il en soit, au fil des images du corps qui émergent dans les réponses, on comprend l’alexithymie comme un mécanisme à la fois vital et mortifère, cause des difficultés de représentation du sujet et conséquence de l’impossible métabolisation des affects. Ces affects sont notamment un vécu archaïque d’envie et d’agressivité, demeurés à l’état de contenus Bêta (Bion, 1962) non repris dans les échanges précoces dans un bain de paroles et d’émotions maternelles suffisamment contenant pour les rendre acceptables. Ce défaut primaire de mentalisation devient donc l’ultime recours contre la désintégration, défense obligée et chronique, quelles que soient par ailleurs les ressources cognitives et les apparentes capacités de symbolisation du sujet. 3) Une superposition de feuillets : La situation projective révèle donc une extrême sensibilité à l’intrusion immédiatement suivie d’une angoisse de perte. Sous les silences des temps de latence et les « je ne vois rien », nous avons perçu de l’agressivité, attaque des liens, attaque de la relation, attaque des affects avant même qu’ils n’émergent. L’importance de la critique, dans plusieurs protocoless (critiques de la planche, de sa propre perception, critiques de mauvaises parties de l’objet projetées) rappelle ce qui est en jeu dans l’alexithymie, les deux seules issues possibles : ne plus rien sentir ou s’effondrer, se couper des affects ou sombrer dans la psychose. D’où cette attaque des liens : autrement dit, il apparaît clairement chez ces sujets qu’il n’y a pas d’autre alternative que : « désorganisation du moi ou déliaison critique ». Alors, coûte que coûte, elles se rattrapent à la déliaison, dont Bion (1962 ; 1967) a si bien montré les répercussions sur les capacités à penser les affects. Sous le silence, donc, de l’agressivité ; et sous cette agressivité, de l’angoisse : peur d’être englouti, indéfiniment collé, peur d’être dévoré et donc de devoir être dévorant pour ne pas être avalé par l’objet primaire. Sous cette double angoisse, sous ce dilemme entre crainte d’être envahi et angoisse de perte, nous avons cru percevoir ce désir de fusion et d’apaisement dont parle Mac Dougall, désir d’un état de tension minimal sans cesse contrarié par les affects qui sont vécus comme « des griffes », « pinces », « piques », physiquement angoissantes pour le sujet et qui se gravent sans doute dans l’image du corps du futur adulte. C’est ce désir à la fois dangereux et irréalisable qui renforcerait les défenses alexithymiques et les barrières. Parce qu’il est désir, d’abord, c’est-à-dire atteinte portée au narcissisme primaire omnipotent. Ensuite parce qu’il est irréalisable : on ne retourne jamais à la symbiose primitive. Enfin parce qu’il est dangereux, désir d’un mouvement régrédient synonyme de mort. Aussi le surinvestissement de la frontière peut se lire comme la recherche d’une distance qui lui permette de se sentir à l’abri de la double menace d’invasion et de perte définitive. Green explique en effet que, « s’il y a lutte contre l’intrusion envahissante, c’est qu’il y a peut-être désir secret d’être réduit à la passivité totale du bébé dans le ventre de sa mère, ce qui pourrait se traduire aussi bien par le désir d’envahir la mère, d’occuper totalement son corps. »307 Et de même, si l’abandon est tant redouté, c’est sans doute « parce qu’il y a un désir d’abandonner l’objet pour se réfugier dans une auto307 Green, A. (1990, p. 67) 155 suffisance mythique qui délivrera le sujet de toutes les variations que l’objet lui fera subir »308 inévitablement, ne serait-ce que parce qu’il est autre mais aussi parce qu’il est indisponible émotionnellement. (Corcos et al, 2003) L’image en négatif d’un objet primaire insatisfaisant happe semble-t-il toute l’énergie libidinale ainsi détournée du corps comme lieu de plaisir et d’échange, d’émotions et de sensualité. Pour reprendre la métaphore de McDougall (1982) ce corps semble être une scène vide dont les personnages et affects se sont évanouis, absentés longuement mais qui existent. L’alexithymie semble liée à une problématique orale si massive que le sujet n’a pas, aujourd’hui, les mots pour le dire. Ni même de corps libidinal pour les vivre. L’accès au langage et au symbolique n’est-il pas le résultat de l’élaboration de la position dépressive ? (Bion, 1955, cité par Green, 1990) Comment trouver les mots, dès lors, si l’on est « déprimé essentiel », s’il manque l’investissement narcissique nécessaire pour avoir envie de désirer, puis accepter d’avoir à formuler son désir ? (Mc Dougall, 1982) Conclusion : Le corps manquant de l’alexithymique « Quand le corps se dérobe, la subjectivité s’efface. » Quand la subjectivité s’efface, comme elle s’absente dans l’alexithymie, on peut supposer « quelque chose de particulier » concernant le corps et sa perception. Que s’est-il passé ? Quelle image du corps est encore possible lorsque le sujet est introuvable comme c’est le cas dans l’alexithymie ? Quelle vue synthétique de l’image du corps de l’alexithymique peut-on retenir des données apportées par le Rorschach ? Peut-être tout d’abord la singularité de chaque sujet alexithymique. Sur des fonds de personnalité et dans des contextes différents chacun d’eux a mis en place un fonctionnement singulier bien que désigné d’un terme générique et en dépit de son apparence précisément lisse et factuelle. L’image du corps semble instable, agitée par une ambivalence et des conflits internes que le sujet ne parvient pas à élaborer. Cette image apparaît marquée par le doute concernant sa propre valeur, la lutte pour le maintien de l’intégrité, le surinvestissement des frontières et l’échec des défenses narcissiques qui laissent percer des sentiments d’impuissance et de vide, ainsi que la colère contre un environnement défaillant et indispensable. (En témoignent le clivage narcissique et les tendances dépressives qui émaillent le protocole de Constance) Nous avons pu confronter nos hypothèses à la réalité du terrain et à diverses théories, constatant effectivement chez ces sujets à la fois la présence et l’échec des défenses narcissiques, tentative de rétablissement (ou d’établissement) des frontières du Moi. Le surinvestissement de la frontière ne suffit pas à maintenir un sentiment de sécurité interne et une image de soi stable, mais conduit à un désinvestissement de l’image du corps comme contenu, toute l’énergie étant investie à la frontière pour préserver un intégrité narcissique de base ; nous avons repéré également une imago maternelle archaïque anxiogène inélaborable malgré une apparente organisation oedipienne ; le dysfonctionnement du préconscient (Marty) ; l’absence de tiers symbolisant, de processus tertiaires faisant le lien entre processus primaires et secondaires (Green, 1990) empêcherait cette différenciation consciente des images parentales de rétroagir sur le vécu émotionnel et inconscient. Enfin, conséquence sans doute de cette problématique de séparation, nous avons trouvé dans les protocoles une identification 308 ibid. 156 féminine sinon impossible, du moins superficielle, plaquée, comme si l’accès à son propre corps était barré par l’impossible érogénéisation de celui-ci. Idéalisation, déni, clivage, reduplication projective, agressivité orale et phallique309, confusion émotionnelle, évitement, intellectualisation font de l’alexithymie un patchwork où s’entremêlent de « fausses » défenses narcissiques, des coquilles autistiques, des éléments dépressifs, patchwork mal unifié et en quelque sorte insensé pour le sujet lui-même. En témoigne l’accrochage à l’axe de symétrie, tentative pour trouver au dehors ce qui fait défaut au plan de l’imaginaire : un axe vertical à partir duquel s’autonomiser. Moi-poulpe et moi-crustacé de Tustin, moi-peau passoire et cuirasse musculaire, les expressions ne manquent pas dans la littérature pour tenter de qualifier ce qui est à la base de la vie psychique du futur adulte : son image du corps, censée être le rappel rassurant de la différence moi-autrui et la condition de relations qui ne soient ni fusion mortifère, ni conflit permanent. Les travaux d’Anzieu nous ont aidée à décrire l’impossible passage d’un Moi-corps, d’un Moi-peau à un Moi-pensant qui ne soit pas déconnecté de sa source corporelle. Le Moipeau nous sert ici à nommer ce qui fait défaut chez l’alexithymique, à mettre des mots sur ce qui précisément, reste pour lui innommable. Et c’est en sa fonction contenante et pareexcitatrice, avant tout, que ce Moi-Peau est défaillant, bloquant du même coup ses six autres fonctions et le processus de séparation-individuation du sujet. Les conceptions de Dejours sur les lacunes de la subversion libidinale nous ont aidé à montrer comment l’image du corps et ses avatars sont au cœur du fonctionnement alexithymique. Le préconscient n’ayant pas d’épaisseur, le corps libidinal ne peut advenir, et cette inexistence confirme l’échec d’un processus qui permet normalement à chacun de s’approprier son corps et d’accéder au statut de sujet porteur de désir. Ici encore, le Nomdu Père apparaît plus comme une enveloppe vide que comme une métaphore active, ainsi qu’en témoignent les imagos maternelles inquiétantes et parfois violemment attaquées, projetées dans les tâches de Rorschach. Winnicott (1956, 1971), enfin, à travers la notion de personnalisation, nous a aidée à nous représenter un peu plus le vécu corporel de ces sujets qui semblent ne pas habiter ce corps, et parler « d’ailleurs » que de l’intérieur d’eux-mêmes. Malgré des divergences entre approche clinique, Rorschach et TAS, nous avons trouvé un fil, une cohérence entre les protocoles, qui les distinguent de ceux des Toutefois nous avons montré que le Rorschach permettait de cerner des éléments récurrents dans la représentation du corps de ces sujets. La diversité des réponses et de leur qualité au sein d’un même protocole nous pousse à considérer avec Schilder (1968) que l’image du corps est plus un processus en permanente structuration qu’une structure immuable. Ainsi les représentations partielles « mal » perçues alternent avec des moments d’intégration du corps qui montrent que l’image du corps n’est pas morcelée, mais qu’elle porte les traces des difficultés d’élaboration et de mentalisation des affects. Comme si le rapproché émotionnel constituait une menace de dilution, le partage affectif, plaisir ou souffrance, est vecteur d’une angoisse inimaginable, celle de voir s’évanouir les limites du soi. Enveloppe du corps fragile, au point d’être remisE en cause 309 Green (1992) rappelle l’intrication des buts génitaux et prégénitaux dans les fonctionnements limites. 157 dans son identité en cas de trop grand rapproché ? L’image du corps alexithymique semble bien marquée du sceau de cette fusion fantasmatique, à la fois crainte et détestée. Les indices glanés au cours de cette recherche, nous ont mis concrètement face à cette angoisse de la fusion, qui sourd sous une image et un rapport au corps peu intime, désaffectivé, froid, mais tenant lieu de bouclier contre l’intrusion de l’objet –toujours possible en effet lorsque le sujet n’a pas apprivoisé sa propre temporalité corporelle. Comment être certain, dans un tel fonctionnement qui conserve toutes les apparences du « normal », et où l’issue même du délire est barrée, que le corps ne se mette pas à délirer en silence à la place du je ? N’y a-t-il pas dans ces désorganisations somatiques (Marty,1963 ; 1980), quelque chose de fou, d’insensé, par défaut, précisément, sorte de « folie triste »310 qui se grave dans le corps ? Alors que nous refermons pour un temps cette étude, les sujets alexithymiques rencontrés nous reviennent en mémoire et, nourrie de leur protocoles, nous nous les représentons d’une autre manière. Leur incapacité à identifier leur ressenti nous apparaît comme une sorte de sidération émotionnelle qui se serait enkystée et qu’ils auraient eux mêmes oubliés. Comme si les alexithymiques, par ailleurs non patients, étaient parfois « écorchés » à l’intérieur, trop à vif pour hytériser leur blessures, les intégrer, les côtoyer au point de vivre avec et d’en tirer des symtpômes-métaphores. Drame sans trame, à l'inverse de l'hystérie, l’alexithymie n’autoriserait chez ces sujets ni la folie, ni le retrait complet et autistique. On dit que les déprimés essentiels maintiennent une adaptation de surface, à défaut d’inventer leur propre mode de vie. Et qu’il sont vulnérables à la décompensation somatique, comme si seul le corps pouvait délirer. Nous nous demandons dans quelle mesure ce « pas assez », ce défaut d’investissement, que l’on dit ancré dans un défaut de pare-excitation, n’a pas été, par conséquent, un trop plein qui n’a pas trouvé d’écho. Un trop d’affects, un trop de vie qui ne s’est investi nulle part. Pas de bruit, pas de folie. Peut-être le silence des alexithymiques vient-il de ce qu'ils pressentent inconsciemment pour certains d'entre eux que la tâche est trop vaste, qu'il y a tant à dire qu'il vaut mieux peut-être se taire, car on ne pourrait que biaiser la vérité. Comme si une conscience aiguë d’une certaine absurdité, l’absurdité de l’affect non partagé avec les premiers objets, les faisait renoncer à comprendre, à combattre, à se perdre en luttes « vaines ». Les mots ne sont pas venus lier les affects et permettre l'échange émotionnel, maintenant "c'est trop tard". On ressent à leur contact comme un vécu de fatalité, qu'euxmêmes n’éprouvent pas. Nous pourrions encore en dire long sur les images du corps qui se manifestent par mille signes discrets autant qu’à travers des réponses presque crues. L’alexithymie nous apparaît plus que jamais comme une des voies pour éclairer les enjeux du développement précoce et l’indissociabilité chez l’être humain du cognitif et de l’affectif, du narcissique et du relationnel, du corps et de l’âme, du besoin et du désir. Mais il nous faut aborder les limites de cette étude et conclure ce travail. 310 Expression de Corcos, et al (2003) 158 III - Limites et critiques de la recherche • Biais inhérents à la réalisation d’un mémoire-thèse La psychologie expérimentale a mis en évidence des biais inhérents à la situation de recherche : L’effet Rosenthal, de première impression, de générosité, de régression vers la moyenne, et son corrélat, la recherche d’une cohérence logique. Nous avons particulièrement ressenti l’effet de première impression : le premier contact avec nos candidates ayant suscité une impression dont nous avons certainement eu du mal à nous défaire lors de l’analyse qualitative, et ce d’autant plus que : 1. Nous menions notre première recherche 2. L’identification inconsciente et donc les projections étaient d’autant plus importantes que les candidates étaient plus jeunes que nous-même de seulement quelques années. Nous avons consciemment recherché la rigueur, de manière à limiter la tendance qui consiste à trouver ce que l’on cherche (effet Rosenthal), toutefois il se peut que nos désirs et nos attentes aient influencé notre analyse des données projectives. • Limites concernant la constitution de l’échantillon Une limite importante de cette étude, qui doit nous faire considérer les résultats avec prudence, est la petitesse de l’échantillon qui, bien qu’homogène, est trop restreint pour nous permettre de tirer des conclusions généralisables au plan statistique. Au plan qualitatif, cet échantillon n’est pas représentatif de cette tranche d’âge dans la population générale, la majorité des candidates suivant des études supérieures. De plus, ce groupe est constitué d’alexithymiques à la TAS-20, or on sait que ce score évolue. Nous ne sommes pas en mesure de dire lesquelles étaient alexithymiques secondaires et lesquelles étaient alexithymiques primaires. Cette indistinction entre alexithymie primaire et secondaire explique peut-être certains résultats non significatifs, et est quoiqu’il en soit un obstacle pour leur implication pratique. • Limites concernant les outils choisis et leur utilisation D’après Porcelli (2002), le Rorschach serait plus sensible aux particularités du fonctionnement cognitif qu’aux caractéristiques émotionnelles. Toutefois nous pensons que cette limite est nuancée du fait que l’image du corps, pour être très archaïque, est à la fois cognitive et émotionnelle, et en outre, cet élément nous semble pouvoir être nuancé par le recours complémentaire à l’approche psychanalytique de l’Ecole française.. Bien qu’ils soient fréquemment utilisés conjointement, Rorschach et TAS-20 renvoient à des cadres théoriques différents, ce qui peut induire une confusion dans la définition de la variable étudiée. Enfin, en raison de certains impératifs de forme, nous n’avons pu rendre compte ici des protocoles témoins, autant qu’il aurait été souhaitable de le faire, afin de nuancer nos conclusions ou de mieux établir la différence par rapport aux protocoles des sujets 159 alexithymiques. Nous avons du nous contenter de les utiliser comme point de comparaison sans en fournir une analyse qualitative qui aurait montré la différence de problématique, et la plus grande souplesse des aménagements défensifs ainsi que la présence de moments dépressifs, adaptés à la symbolique latente et en général transitoire. • Limites éthiques De quel droit investiguer une dimension dont nous considérons plus ou moins explicitement qu’elle est pathologique, chez des sujets qui n’expriment aucune plainte ? On peut certes invoquer ce que Brengard appelle la « clinique de la non-demande » 311. Les alexithymiques ont précisément un problème de verbalisation, aussi peut-on voir comme une cruelle l’ironie la volonté d’attendre qu’ils se manifestent. Il s’agit d’un débat éthique qui engage notre vision du rôle de psychologue et donc notre conception de l’existence, de la liberté et de la volonté individuelle. Nous n’en ferons pas le tour ici puisque la question se pose en termes de recherche et non de prise en charge. Les restitutions ont été faites dans le souci de ne pas déstabiliser le sujet et même plutôt de mettre l’accent sur les éléments positifs. A cet égard, le Système Intégré, par les données quantitatives du Résumé formel, permet de cibler rapidement le type de ressources de l’individu, son fonctionnement psychique, un éventuel stress réactionnel. En aucun cas il n’a été question de chercher à leur faire prendre conscience d’une difficulté chez elles, car en tant qu’étudiante et chercheuse cela ne relevait ni de nos compétences ni de notre rôle. En revanche le service comme nous-mêmes nous tenons à la disposition des candidates si elles ont des questions. IV - Implications pratiques de cette recherche : Notre étude s’inscrit globalement dans le registre des recherches concernant les problématiques limites. L’image du corps alexithymique semble confirmer à quel point les certaines théories psychanalytiques post-freudiennes (Winnicott, Fédida, Anzieu, Green…) sont utiles au psychologue et au futur psychologue : Oui on peut dire que le moi-peau est mal ancré chez ces sujets, que c’est la frontière qu’ils investissent, comme aux aguets face à des dangers qu’ils croient extérieurs et pour fuir des ressentis internes dangereux. Oui, ces sujets sont à la limite, mais la limite n’est pas un fil, c’est un vaste espace entre psychose et névrose où s’entremêlent sans s’intégrer processus primaires et secondaires, plaqués ex nihilo, comme si le préconscient, effectivement, renonçait à lier un vécu jamais représenté. Quelles sont donc les implications pratique de cette recherche ? 1. Dans le domaine de la recherche : Direction de recherches futures L’intérêt de cette recherche réside dans le fait que ce travail peut s’inscrire dans un ensemble d’investigations futures en constituant une sorte d’ « étude pilote », à améliorer, approfondir mais on dont on peut s’inspirer pour en accroître la portée quantitative (échantillons plus larges) et qualitatives. Les quelques résultats statistiquement significatifs, malgré la taille réduite de l’échantillon, ont orienté un projet d’élargissement de cette recherche. 311 Brengard, D. cours dispensé à l’EPP, décembre 2002. 160 Il est prévu de l’élargir quantitativement dès septembre 2006 en partenariat avec l’unité de recherche. Il serait souhaitable de reproduire cette étude avec un échantillon masculin. En outre, il serait intéressant d’étudier les particularités de l’image du corps chez des sujets alexithymiques par rapport aux non alexithymiques en constituant deux groupes témoins : malades de Crohn non alexithymiques et non alexithymiques non patients ; ceci permettrait de nombreuses comparaisons, notamment des répercussions sur l’image du corps d’une maladie somatique selon qu’on est ou non alexithymique, etc. Il est donc prévu de commencer par prolonger l’étude présente en élargissant nos deux groupes, pour permettre éventuellement une validation statistique des résultats. En effet, malgré les biais méthodologiques, plusieurs éléments peuvent être retenus pour des investigations ultérieures : ♦ La constitution d’un groupe homogène, homme OU femme, et de la même tranche d’âge. ♦ La passation, cotation et interprétation des protocoles de Rorschach en aveugle, la cotation de la TAS étant réalisée par un tiers, afin de limiter l’effet Rosenthal, qui risquait de nous faire exagérer les différences entre alexithymiques et témoins. ♦ La double cotation des Rorschach, inhérentes à tout mémoire réalisé au sein de l’EPP, qui confère une relative fiabilité des résultats y compris pour un psychologue, et pas seulement pour l’étudiant en psychologie que nous sommes. ♦ L’utilisation d’un groupe contrôle et d’une certaine standardisation, qui permet d’inscrire la recherche dans l’esprit rigoureux d’Exner. Orientations complémentaires : Si l’appareil psychique est comme le dit Freud ouvert d’un côté sur la réalité extérieure et de l’autre sur le soma, alors il nous semble que la compréhension de l’image du corps dans l’alexthymie, caractérisée par une relation « allergique » à l’objet, serait améliorée si elle s’inscrivait dans un ensemble de recherches portant à la fois sur les relations objectales (pourquoi pas à travers le TAT) et sur la réalité biologique et neuropsychologique qui l’accompagne. En effet, parvenue au terme de cette recherche, les résultats du protocole « Alexithymie et Immunité » révèlent une baisse significative des marqueurs de l’immunité (lymphocytes et cytokines) et une différence significative des signes cliniques (Rythme Cardiaque, Tension Artérielle, Fréquence Respiratoire) chez les alexithymiques, comparés aux témoins. La poursuite des investigations neuropsychologiques permettrait par ailleurs de mieux saisir ce qui peut se désorganiser dans la représentation de soi, lors d’atteintes neurologiques entraînant un tableau alexithymique.(démences dégératives, sclérose en plaque…) 161 2. Dans le domaine de la prise en charge de sujets alexithymiques : mise en perspective : Comme on l’a vu, les données recueillies ici ne permettent pas à elles seules de déterminer si l’alexithymie de chaque sujet est primaire ou secondaire. Toutefois, un retest permettrait d’évaluer le caractère transitoire ou durable de cette dimension. Or ceci a une conséquence majeure pour l’orientation d’une éventuelle thérapie. Dans le premier cas, elle constitue une dimension centrale autour de laquelle s’organise les difficultés relationnelles (affectives, conjugales…) et tout le fonctionnement de l’individu, avec pour corrélat la dépression essentielle décrite par Marty. La prise en charge se fait en ayant ce point nodal à l’esprit et en visant la reprise des liens entre inconscient et conscient, la relance des processus tertiaires312, l’investissement libidinal de soi, la consolidation d’une image du corps « en deux dimensions », afin qu’elle prenne corps dans l’esprit du sujet et lui serve de refuge pour ses affects : autrement dit on aidera le sujet à établir une intimité avec soi-même. Dans le second cas, l’alexithymie n’est pas constitutive mais elle a un rôle et un poids dans l’économie défensive du sujet. Il s’agit alors, comme avec toute défense chez quelque patient que ce soit, de ne pas l’aborder tant qu’on ignore ce qu’elle protège. Même si nous la considérons comme une défaillance, un mécanisme coûteux de gestion ou de non-gestion des affects, elle est ce que le sujet a trouvé de mieux, à un moment T, dans telles circonstances, pour « tenir » et éviter une régression psychique et/ou somatique massive. A fortiori avec ces sujets mal individués, mal différenciés, c’est sans doute en commençant par respecter le fonctionnement du patient, par « tolérer ses conflits » comme dirait Winnicott, que nous l’amènerons à sortir de la confusion affective, de la confusion moi-autrui, et donc à assumer une subjectivité et tolérer ses propres affects. Dans le cas d’une alexithymie défensive, il semble que, comme pour toute défense ou tout symptôme, aussi coûteux soit-il, le thérapeute doive d’abord trouver avec le sujet un fonctionnement de substitution avant de chercher à éradiquer un symptôme ou à ôter une défense. Ce qui ne ferait que répéter le traumatisme que beaucoup d’auteurs considèrent être à la source de l’alexithymie primaire, risquant alors d’enkyster ce fonctionnement transitoire. Quoiqu’il en soit, on ne peut répondre de façon univoque à la prise en charge, dans la mesure où l’alexithymie peut se retrouver aussi bien chez psychopathes que chez des étudiants en médecine ou des schizophrènes chronicisés. Tout dépendra, une fois encore, du contexte. On peut toutefois penser qu’avec des sujets tels que rencontrés au cours de cette recherche, une certaine permissivité, alliée à une distance suffisante (repecter leur espace psychique) les aiderait par identification à tolérer leurs propres affects en se sentant contenus. Alors pourront-ils peut-être, au bout d’un certain temps et si on ne s’est pas montré intrusif, prendre conscience de sentiments et commencer à investir ce monde intérieur qu’ils ont tant de mal à prendre au sérieux. L’apport principal de cette recherche pour la clinique est d’étudier des sujets qui ne consultent pas, ce qui améliore nos connaissances de la psychologie non pathologique, tout en abordant une problématique fréquemment présente chez les 312 Cette notion proposée par Green (1990) concerne les mécanismes permettant de rétablir une relation entre les processus primaires et secondaires, clivés dans le fonctionnement opératoire. Autrement dit, ils correspondent au travail du pré-conscient 162 consultants à l’heure actuelle, si l’on en croit notamment l’importance de la littérature concernant l’alexithymie, les problématiques narcissiques et les états-limites. En outre, elle apporte peut-être, en travaillant sur des sujets n’ayant pas de pathologie avérée, un éclairage nuancé sur l’alexithymie en la percevant à la fois comme défaut et comme défense, comme manque certes, mais aussi parfois comme ressource. L’alexithymie est peut-être d’abord et avant tout un paradoxe, au sens de Winnicott, à accepter en tant que futur clinicien. L’étude de sujets non patients permet donc d’éclairer les multiples drames en négatif qui se jouent dans les interactions précoces, d’autant plus dramatiques qu’ils ne sont nullement dramatisés mais au contraire déniés, innommés et banalisés : « je ne sais pas, il n’y a rien à dire ». L’étude de l’image du corps de ces sujets nous semble ouvrir des perspectives pour la prise en charge de ces patients potentiels313. Tout d’abord, parce qu’il nous semble que l’alexithymie, terme extrêmement employé actuellement, se doit d’être une notion opérationnelle cliniquement, et pas seulement descriptive. Nous espérons en étudiant l’image du corps, nous sensibiliser à ce qui concrètement, pose problème chez ces sujets au-delà de la désaffection du discours. Comment entendre leurs silences ? comment ne pas y projeter nos propres représentations ? Comment répondre, sans engendrer de dépendance, à un besoin d’étayage qui assure une continuité entre besoin et désir ? comment leur permettre de donner du sens au mot désir, et de la consistance au terme « je » ? comment enfin, les accompagner, malgré nos propres failles, de la survie à l’existence ? Pour penser ces questions, il nous fallait aborder l’alexithymie par une voie encore peu explorée directement par la littérature : l’image du corps. Enfin, l’image du corps de l’alexithymique peut constituer le point d’accroche de la thérapie, puisque sa fragilité est à la fois cause et conséquence du fonctionnement cognitif et relationnel de l’alexithymique. Un travail axé sur l’image du corpspermettrait de rassembler, réunifier et consolider des frontières surinvesties et défaillantes, de réinvestir une féminité si négativement vécue et chargée de cette colère larvée, et donc, de donner au sujet un contenant et une continuité interne lui permettant de métaboliser des affects jusque là évacués hors psyché. En fait, il nous semble que si l’alexithymie a engendré l’image du corps que nous avons pu voir émerger dans ces protocoles, l’image du corps est une des voies par lesquelles le psychothérapeute pourra peut-être aborder l’alexithymie. Ce travail, qui pour être verbal nécessite un minimum d’élaboration de la position dépressive, pourrait être d’abord corporel, à la condition que le sujet ne présente pas de risque majeur de décompensation psychotique. Des techniques centrées sur le corps, (relaxation, shiatsu, travail sur le souffle et la voix) pourraient, si le sujet s’autorise à prendre le cadre au sérieux, permettre d’aborder la problématique de la régression et de la dépendance et donc d’élaborer la position dépressive pour accéder à une reconnaissance de l’altérité permettant un échange libéré des angoisses de dilution. 313 Qui ne consulteront peut-être pas un psychologue de leur propre chef, mais que nous pourrons être amenée rencontrer dans un service de médecine interne, par exemple en oncologie. 163 Conclusion générale Au terme de cette recherche, nous nous représentons l’alexithymie telle que rencontrée chez ces sujets comme une sorte d’entre deux (à l’instar des états-limites). Un entre-deux entre la position dépressive inélaborable et la position schizo-paranoïde, le Moi du sujet ne pouvant ici avoir recours à des défenses maniaques, et se montrant au contraire « déprimé essentiel ». Comme si les défenses maniaques permettant de se maintenir hors de la dépression étaient inefficaces face à des affects qui apparaissent ici comme des sables mouvants : imperceptibles mais néanmoins engloutissants si l’on bouge. Cette image, qui nous est venue en cotant le protocole de Maud, rend compte de l’immobilité, du gel psychique, tout mouvement étant vecteur d’un risque de chute. L’alexithymie renvoie donc à la dépression essentielle, à un vide absurde et dénié, plein d’agressivité et d’angoisse, de pulsions et d’affects, qui risquent fort, à défaut d’être pris en charge par le sujet et pour lui-même, de rester au plan du corps, électrons libres déconnectés d’une vie apparemment dénuée de conflit. Notre étude de l’image du corps nous a amenée à constater tout d’abord que l’alexithymie chez un sujet sain ne se traduit pas de la même manière que chez des patients psychosomatiques, puisque nous n’avons pas retrouvé les indices d’alexithymie proposés par Acklin. La vie imaginaire semble moins gelée, bien que réprimée. La possibilité d’investir la situation de test confirme l’idée que l’alexithymie est susceptible d’évoluer, tout au moins de diminuer. Quoiqu’il en soit ces divergences confirment la nécessité d’une étude comparative de l’image du corps chez des malades somatiques. Notre question : « Y a t-il des particularités de l’image du corps chez les sujets alexithymiques, et si oui, quelles sont-elles ? », trouve ici un début de réponse. Nous avons observé des particularités dans cette image : surinvestissement de la frontière accompagnée de la double angoisse d’intrusion et de perte, défenses narcissiques échouant à préserver la continuité du Moi, défaut de subversion libidinale du corps donnant lieu à un faible investissement de la féminité. Toutefois, concernant des phases si précoces du développement, la question ne se pose pas en termes de causalité linéaire, mais circulaire : Non seulement l’alexithymie suscite une image et un vécu du corps particuliers, mais en outre, l’échec de la subversion libidinale et de la constitution d’une image du corps intègre et érotisée provoque un gel des affects du fait d’une incapacité à les contenir. L’alexithymie nous apparaît donc ancrée dans une image du corps symbiotique en voie de différenciation, à ce moment charnière où la séparation est entrevue, sans être encore individuation. Image qui fait vivre aux sujets leur mouvements affectifs et pulsionnels comme des menaces pour la fusion et la sauvegarde d’un équilibre qui n’est pas tant mouvements d’investissements et contre-investissements que maintien d’une staticité immuable. Enfant anti-dépresseur interdit d’avoir des besoins et surtout des 164 désirs, lesquels rappelleraient l’altérité à une mère trop fragile et elle-même dépendante ? Enfant adoré ne pouvant jamais renoncer au sein et plein d’une colère non identifiable contre un père remarquablement absent ? Notre travail ne consiste pas à plaquer des hypothèses, mais il nous a inévitablement conduit à des associations, comme si nous-mêmes avions besoin de penser ce que ces sujets ne parviennent pas à représenter et qui s’exprime souvent en négatif (latence, silence, blancs, « je ne vois rien, il n’y a rien à dire») L’alexithymique semble fermer les yeux pour se défendre contre ce qui pourrait surgir dans le monde interne ou externe et qui exige une élaboration. Pourtant chez ces jeunes femmes non patientes, on découvre des ressources, sous la rigidité des défenses, et on se met à croire que sous le faux self gênant la créativité314, celle-ci est possible. Comme si elles avaient les moyens de créer, les fantasmes pour imaginer, mais qu’il leur manquait tout simplement l’impulsion vitale nécessaire, l’autorisation à vivre que donnent, ou ne donnent pas, sans doute, les tout premiers regards qui se posent sur nous. Malgré le constat d’une image du corps sous-tendue par un fantasme de peau commune, on peut donc penser que l’alexithymie n’est pas seulement synonyme de pauvreté psychique mais qu’elle protège le sujet d’angoisses désorganisantes et d’une agressivité liée à l’ambivalence et au clivage, autrement dit à la problématique de séparation-individuation que l’on retrouve dans les états limites. Cet aspect n’est pas négligeable étant donné la symptomatologie et la souffrance rencontrés chez les sujets dits « border-line ». Le maintien d’une adaptation de surface, d’un statu quo entre démantèlement psychotique et dépression anaclitique ne peut être considéré comme un détail : Il rétroagit sur les relations du sujet et le met à l’abri de certaines souffrances paroxystiques, vécu de dépersonnalisation ou même désorganisation chez ceux dont l’alexithymie se déploie à la périphérie d’un noyau psychotique. Dans certains cas auto-destructrice, l’alexithymie est aussi parfois l’illustration de l’utilité d’un faux-self : cette manière de ce tenir au garde-à-vous devant le réel, cette incapacité à faire preuve de la moindre souplesse évoque un fonctionnement en tout ou rien, pathognomonique des sujets mal triangulés, pour qui « lâcher » leur conformisme serait synonyme de désadaptation totale. Maud ne nous dit-elle pas, à mesure qu’elle livre un courant associatif : « je vais m’lâcher, je sens que je vais partir dans tous les sens » Au fil des lectures et surtout des rencontres, peut-être par défense contre ce blanc psychique, des questions et des associations nous sont venues. Nous nous sommes demandée, en lisant les hypothèses psychanalytiques et développementales sur les interactions précoces du sujet alexithymique, quelle image terrible de ses propres émois avait bien pu lui renvoyer « le regard médusant »315 de la mère ? Une non image sans doute, tout simplement. C’est peut-être ce non-écho aux affects projetés qui amène à un tel « renoncement », comme si s’investir soi dans les relations « n’en valait pas la peine ». La rencontre marquante avec un patient évoqué dans ce mémoire nous amène à penser que dans certains cas, l’alexithymie est le mode de survie d’un véritable écorché vif. Si elle est défense par insensibilité, alors elle tient lieu de seconde peau défensive, substitut pour cette peau commune fantasmatique déchirée trop brutalement dans une séparation non médiatisée d’avec le corps de la mère. Ce serait donc le deuil de la symbiose qui 314 315 Créativité au sens où Winnicott emploie ce terme, (1971b). expression employée par Corcos et al (2003, p. 48) 165 serait la condition d’une amélioration de la dimension alexithymique. La relation réelle, thérapeutique, deviendrait le lieu d’un remaniement de l’image de soi. L’alexithymie soulève mille questions, de sa définition à sa prise en charge en passant par ses « dégâts collatéraux » sur les relations du sujet avec son environnement affectif. Elle pose entre autres, celle d’un contexte historique et d’un héritage philosophique : à la pensée dualiste qui voulait faire taire le corps a succédé, par un mouvement de balancier, la mode de la transparence et de la décharge émotionnelle à tout prix. L’alexithymique apparaît parfois, dans les cas sévères surtout, comme l’incarnation réussie et absurde du refus des émotions longtemps prôné. Ou, parce que les extrêmes se rejoignent, comme un refus radical de l’écoulement (écroulement) de soi et de la transparence. Sous son apparence lisse et sans histoire, l’alexithymie nous semble tissée de paradoxes : ce silence émotionnel couvre tant de colère que le sujet alexithymique peut apparaître aussi comme une figure ultime de pudeur, à une époque où l’on vante les mérites d’une communication forcenée qui transforme parfois les relations en une recherche de symbiose. Mais c’est là une hypothèse très personnelle, prudemment posée. L’originalité de cette recherche à son objectif premier, celui d’explorer l’image du corps chez des sujets chez qui elle n’avait pas encore été étudiée. Cet objectif a été en partie atteint, grâce à une méthodologie incluant une grille de lecture synthétique, limitée mais permettant une vérification réciproque des interprétations et une pluralité d’approches enrichissante. Il a également été atteint à l’aide des protocoles de Rorschach, qui, tels l’image du corps, sont faits de nombreuses couches que nous avons découvertes progressivement ; enfin, en travaillant sur une population d’étudiants sains, ce qui d’après Petot est intéressant pour l’étude de l’alexithymie, dont l’enjeu est de comprendre si elle apparaît en-dehors de toute affection316, et le cas échéant, quelle est sa nature et sa fonction. Un des apports de ce travail, bien qu’il ait été réalisé sur un échantillon trop petit, est de contribuer, à son niveau, à alimenter le renouvellement théorique et pratique nécessaire dans le domaine de l’alexithymie comme de l’image du corps, deux domaines directement liés aux problématiques narcissiques que l’on rencontre si souvent aujourd’hui. « La détermination des traits de personnalité constituant une vulnérabilité ou une protection est un objectif traditionnel de la psychologie de la santé »317, et nous espérons avoir contribué à saisir les enjeux de l’image du corps qui sous-tend une telle dimension. En effet, au-delà des divergences, l’approfondissement des protocoles, et la confrontation avec la théorie nous ont permis de cerner certaines caractéristiques de l’image du corps qui dépassent le corps pour imprégner la problématique globale des sujets alexithymiques. Ce travail apporte plus par les questions qu’il soulève que par les réponses qu’il n’apporte pas, mais au moins avons-nous pu vérifier par nous-mêmes combien la rigueur n’était pas au Rorschach incompatible avec l’exploration de la singularité de chacun, mais en était même la condition. 316 Petot, D. (1996, p. 155) « Le point essentiel est de savoir si l’alexithymie peut exister en dehors d’une pathologie somatique ou psychiatrique et de comprendre alors quelle est sa nature et quelle signification psychologique elle prend. Pour cette raison, les études sur des étudiants sains sont du plus grand intérêt » 317 Sultan, S. (2004a, p. 70) 166 Quoiqu’il en soit, il a été très formateur d’être intégrée dans une unité de recherche, ce qui rendait possible des discussions et des échanges, dont Castro (2001) dit qu’ils sont la condition de toute recherche en psychologie, fournissant un cadre et permettant l’élaboration et le questionnement de nos propres représentations. Cela permet notamment de distinguer entre nos intuitions cliniques, nos connaissances théoriques et nos projections. C’est aussi l’occasion d’une émulation intellectuelle épanouissante donc importante pour la personne du psychologue. La situation de recherche permet de ne pas être seulement en position de soignant, de canaliser notre curiosité intellectuelle en même temps que d’éviter de banaliser la situation de demande envers un inconnu, situation dans laquelle nous nous sommes retrouvée pour un temps. 167 BIBLIOGRAPHIE Articles : Acklin, M.W (1988) « Alexithymia, somatization, and the Rorschach Response process » Rorschachiana XVII : 180-187 Acklin, M.W ; Alexander, G (1988). « Alexithymia and somatization : A Rorschach study of four psychosomatic groups », The Journal of Nervous and Mental disease, 176(6), 343-50 Andronikof-Sanglade A. (1983), « Image du corps et image de soi au Rorschach », Psychologie Française, 28-2 : 104-111 Andronikof-Sanglade A. 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La perspective psychodynamique a) Rappels concernant la métapsychologie b) L’Ecole de Psychosomatique de Paris c) Orientation actuelle, dans la lignée de Marty et de M’Uzan p. 5 p. 6 p. 8 p. 9 p. 11 p. 11 p. 12 p. 17 Chap 2- L’alexithymie I. Introduction au concept d’alexithymie 1. Historique et définition de la notion a) Un nouveau concept pour un tableau clinique déjà connu b) Précisions terminologiques c) La mesure de l’alexithymie d) Une dimension transnosographique présente dans la population générale e) Champs de recherche 2. Spécificité du concept a) Une évolution en deux temps b) Maux du corps, mots du cœur : alexithymie et somatisation c) Différentes formes cliniques d) Limites du concept : les principales critiques p. 19 p. 19 3. Différentes conceptions, approches complémentaires : de multiples hypothèses A. Différentes conceptions 1. Sifneos et l’Ecole de Boston 2. Taylor et l’Ecole de Toronto 3. Krystal : le traumatisme au cœur de l’alexithymie B. Approches complémentaires 1. une foule d’hypothèses, non exclusives les unes des autres : l’approche neuropsychologique système nerveux central et alexithymie système périphérique et alexithymie imagerie cérébrale et perception du corps 2. l’approche développementale 3. orientations actuelles de la recherche p. 30 II. Approche métapsychologique de l’alexithymie Introduction : L’importance du négatif p. 20 p. 21 p. 21 p. 22 p. 23 p. 23 p. 26 p. 29 p. 30 p. 31 p. 32 p. 33 p. 33 p. 34 p. 35 p. 37 p. 38 p. 40 p. 40 p. 40 174 A. Approche dynamique et relationnelle 1. Hypothèses sur les interactions précoces a) Rappels sur la mise en place du mécanisme hallucinatoire b) L’hallucination négative et le défaut de pare-excitation c) L’alexithymie, échec de la transitionnalité ? d) L’alexithymie, anesthésie du corps contre un trop-plein d’excitations ? 2. Le corps et l’autre : dimension relationnelle de l’alexithymie a) Conception de Mac Dougall b) La relation d’objet dans l’alexithymie : aspects cliniques c) Difficultés relationnelles liées à la notion de pensée opératoire p. 41 p. 42 p. 43 p. 46 p. 47 p. 48 p. 49 p. 50 B. Approche économique p. 50 a) Dans la lignée de Marty, l’hypothèse économique de Mac Dougall b) Répercussions de la dimension traumatique sur la structuration psychique p. 51 C. Approche topique a) Rappels sur la topique freudienne b) La troisième topique Conclusion sur l’alexithymie p. 52 p. 52 p. 54 Chap 3 : L’image du corps p. 54 I – Définitions de l’image du corps Introduction : Schéma corporel, image du corps, représentation de soi 1. L’apport spécifique de Dolto A. La différence schéma corporel/ image inconsciente du corps B. Structure de l’image du corps : images de base, fonctionnelle et érogène C. Constitution de l’image du corps : une image à la fois stable et en évolution 2. Le corps, exigence de travail pour le psychisme A. Le corps, lieu du désir et de l’altérité B. Pas de pensée sans corps, pas de moi sans autrui C. L’image du corps, fruit de l’élaboration des affects p. 56 p. 56 p. 58 p. 58 p. 59 p. 60 II. L’image du corps dans la perspective de l’alexithymie A. l’image du corps comme contenu : la question de la subversion libidinale B. l’image du corps comme contenant : Le Moi-peau, métaphore nécessaire à la compréhension de l’image du corps dans l’alexithymie Conclusion de cette revue de la littérature p. 64 p. 64 p. 67 PARTIE II : METHODOLOGIE p. 69 p. 70 Introduction Chap 1 : Cadre méthodologique I – Intérêt et origine de la démarche A. Entre questionnement théorique et réalité clinique : quels objectifs ? B. Un notion polémique… encore floue et mal définie mais aux enjeux importants p. 61 p. 61 p. 62 p. 63 p. 68 p. 71 p. 71 p. 73 p. 73 175 II- Le protocole A. le plan de recherche B. les hypothèses de travail p. 74 III- Outils p. 75 1. La TAS-20 a. Présentation du test Le choix de la TAS… Parmi d’autres outils possibles b. Intérêt dans notre étude p. 75 p. 76 2. Le test de Rorschach a. Présentation du test b. Intérêt dans notre étude 1) Le choix d’une épreuve projective… 2) parmi d’autres épreuves possibles 3) Le Rorschach, outil d’investigation de l’alexithymie ? 4) Intérêt du Rorschach pour étudier l’image du corps p. 77 p. 77 p. 77 p. 77 p. 78 p. 78 p. 80 IV- Population A. Contact avec une population B. Constitution de l’échantillon p. 83 Chap 2 : Recueil des données p. 86 I – Déroulement du protocole A. L’accueil des candidates à la recherche bio-médicale B. Le contexte de passation de l’épreuve projective p. 86 II- Déontologie A. Consentement libre, anonymat et confidentialité B. Devoir d’information et considérations déontologiques l’utilisation d’un test projectif p. 87 III.Méthodes utilisées pour l’extraction et l’analyse des résultats A. Traitement des données 1.De la TAS-20 2. Du Rorschach inhérentes à p. 87 p. 89 p. 89 B. Outils d’analyse des résultats p. 90 1.L’alexithymie au Rorschach : indices pour la repérer 2. L’image du corps à travers le Rorschach : éléments pour la construction d’une p. 90 grille spécifique a) les éléments du système intégré d’Exner b) les scores Barrière et Pénétration de Fischer et Cleveland c) l’approche psychanalytique française d) la grille de Rausch de Traubenberg e) L’analyse thématique de Shafer p. 91 p. 91 p. 92 p. 92 p. 93 176 3.Variables Rorschach et opérationnalisation des hypothèses A. La question des frontières et de l’intégrité B. La dimension narcissique C. L’identification féminine et l’investissement libidinal de soi p. 93 p. 95 p. 97 PARTIE III : RESULTATS I. II. III. IV. V. Résultats comparatifs des diagnostics d’alexithymie à la TAS-20, au Rorschach et du point de vue clinique. Résultats synthétiques concernant nos hypothèses - Extraction des éléments à discuter 1. Hypothèse A 2. Hypothèse B 3. Hypothèse C Résultats inattendus : au-delà des hypothèses, éléments qualitatifs récurrents 1. Contact, attitude, relation 2. Contenus et modes d’appréhension 3. Déterminants et qualité formelle : une approche des planches typique des alexithymiques non patients ? 4. La question du choix Résultats annexes : quelques réactions significatives aux thématiques latentes Résultats quantitatifs : ébauche de statistiques PARTIE IV : DISCUSSION I – Résumé et interprétation des résultats significatifs p. 99 p. 100 p. 104 p. 104 p. 113 p. 113 p. 114 p. 120 p. 120 p. 122 p. 124 1. Concernant les différents diagnostics d’alexithymie A. A propos des outils utilisés pour les différents diagnostics d’alexithymie B. L’alexithymie à travers les questionnaires : discussion C. Confrontation des diagnostics p. 125 2. Concernant nos hypothèses sur l’image du corps : confrontation avec la théorie A. L’image du corps, surinvestie comme contenant Discussion autour de l’utilisation des indices de Fischer et Cleveland Concernant le surinvestissement de la frontière et l’intégrité La question du morcellement et la relative unité de l’image du corps p. 135 p. 126 p. 126 p. 139 B. Analyse des résultats concernant la dimension narcissique p. 139 C. Le corps manquant : Fragilité de l’identification féminine p. 141 D. Discussion autour des réactions significatives pl V, VII et X : confrontation p. 142 avec la théorie Conclusion : Un moi-peau défaillant dans ses différentes fonctions. p. 143 II- Analyse psychodynamique des liens entre alexithymie et image du corps au p. 143 Rorschach A. Etudes de cas : dimension clinique et implications concrètes des résultats 1) Le corps en friche : Etude du protocole d’Alexia 2) Le corps désaccordé : Etude du protocole de Constance p. 148 177 B. Entre clinique et théorie : les images du corps qui nous sont apparues 1) le surinvestissement de la frontière, réponse chronique et anachronique au défaut d’individuation 2) la confusion et l’agressivité, éléments-clés pour comprendre l’image du corps dans une problématique pré-oedipienne 3) une superposition de feuillets Conclusion : le corps manquant de l’alexithymique p. 150 p. 152 p. 155 p. 156 p. 159 III. Limites et critiques de la recherche p. 160 IV. Implications pratiques : 1) dans le domaine de la recherche : direction de recherches futures 2) dans le domaine de la prise en charge de patients alexithymiques: mise en perspective Conclusion générale Bibliographie p. 162 p. 164 p. 168 p. 174 Table des matières ANNEXES 178