ECOLE DE PSYCHOLOGUES PRATICIENS UNIVERSITE

Transcription

ECOLE DE PSYCHOLOGUES PRATICIENS UNIVERSITE
ECOLE DE PSYCHOLOGUES PRATICIENS
UNIVERSITE CATHOLIQUE DE PARIS
23, rue du Montparnasse
75006 PARIS
MEMOIRE DE RECHERCHE
En vue de l’obtention du
DIPLOME DE PSYCHOLOGUE
TITRE :
Le corps oublié.
Image du corps dans l’alexithymie à travers le Rorschach
Effectué sous la direction du Professeur René Bobet
Par Marie-Estelle Dupont
Promotion 2006
Date de naissance : 26. 05. 1982
Lieu de naissance : Paris
Classification informatique : CL, AY
Jury de soutenance :
Paris, le :
Remerciements…
A l’issue de ce travail, nous souhaiterions exprimer notre profonde reconnaissance envers
ceux qui ont contribué à l’aboutissement de cette recherche.
Tout d’abord René Bobet, qui nous a fait l’honneur d’accepter la direction de ce mémoire,
en remerciement de son accueil, et de son enseignement rigoureux et souple à la fois
grâce auquel nous avons apprivoisé le Rorschach et saisi son intérêt dans l’étude de
l’alexitymie ;
Maurice Corcos, spécialiste de l’alexithymie, pour les riches discussions et les ouvrages
précieux qui nous ont enthousiasmée et confirmée dans l’intérêt de cette recherche ;
Olivier Guilbaud, psychiatre et spécialiste de l’alexithymie, pour sa disponibilité
chaleureuse, sa rigueur scientifique, son expérience et sa confiance, en témoignage de
notre profond respect ;
C.Dugre-Lebigre, pour ses qualités de coordination, sa dextérité et sa collaboration à
travers les cotations des questionnaires d’alexithymie ;
Les candidates qui ont accepté de donner de leur temps et de livrer un peu d’elles-mêmes.
Tous les patients rencontrés depuis trois ans en psychiatrie, et qui nous ont indirectement
confirmée dans notre désir professionnel. En espérant qu’eux-mêmes et leurs proches
connaissent l’apaisement.
Les psychiatres, chefs de service, infirmiers, médecins qui ont contribué à nous
former durant ces cinq années : pour nos riches discussions, leur savoir-faire et leur
savoir-être.
Les enseignants, pour leur regard exigeant et leur questionnement déontologique qui
consolide et structure notre pratique.
Françoise Doppler, pour sa sagesse lumineuse.
Danièle Legrain, pour nous avoir il y a longtemps donné confiance dans le désir de
devenir psychologue. Qu’elle soit assurée de notre affection et de notre gratitude.
Mes amis et amies, pour leur présence chaleureuse, leur confiance et leur humour ; pour
leurs questions qui sont une joyeuse exigence.
Matthieu, pour son incomparable patience, et pour tout le reste.
1
ABSTRACT
Champ d’étude : L’alexithymie (étymologiquement l’incapacité à exprimer ses émotions) et
l’image du corps sont deux notions extrêmement étudiées à l’heure actuelle en psychologie.
Depuis une trentaine d’années, ouvrages, recherches, instruments d’évaluation, questionnaire se
complètent et se confrontent pour tenter de saisir l’image du corps, la représentation de soi, mais
aussi la gestion des émotions à une époque où les personnalités, les pathologies et les demandes se
sont déplacées vers des problématiques limites, où la question du contenant, de l’image de soi, du
narcissisme, prime sur celle du contenu des conflits et du rapport à l’objet. Ces deux notions sont
comparables par le nombre d’études qu’elles suscitent et par leur dimension fédératrice :
psychanalystes, cognitivistes, neurologues, psycho-sociologues dépassent leurs divergences pour
tenter d’apporter une réponse à des questions à la fois pressantes et atemporelles : les émotions et
le narcissisme.
Pourtant, à la croisée des chemins théoriques, on trouve un blanc : blanc de
représentations et de conceptualisation quant à l’image du corps dans l’alexithymie.
Cette recherche s’intéresse donc aux particularités de l’image du corps repérables chez des sujets
alexithymiques non patients, quelle que soit leur personnalité de base, par rapport à des sujets non
alexithymiques.
Méthodologie : L’utilisation de la TAS-20 pour le diagnostic d’alexithymie a fourni un critère
externe et quantifiable pour la constitution de l’échantillon et la répartition des sujets en deux
groupes, alexithymique et non alexithymique. L’échantillon de jeunes femmes (n=12) est donc
composé d’un groupe de sujets alexithymiques (n=6) et d’un groupe contrôle de même taille et
comparable au plan socio-démographique et psychopathologique (étudiantes non patientes
somatiques ou psychiatriques.)
A travers une approche intégrée, ce travail explore les représentations du corps qui émergent à
travers un outil projectif connu, le Rorschach, au moyen d’une grille spécifiquement élaborée.
Le choix d’une population non-mixte, non-patiente, divisée en deux groupes homogènes et en
tous points comparables hormis pour la variable testée, la cotation en aveugle des protocoles, la
prise de connaissance des scores d’alexithymie après interprétation des résultats individuels, la
confrontation des résultats du groupe témoin avec les normes statistiques afin d’assurer une plus
grande fiabilité aux résultats observés, constituent les bases fondamentales de la méthodologie.
Le cadre méthodologique canalise ainsi l’interprétation psychodynamique des résultats, et permet
de mettre en évidence des particularités de l’image du corps, notamment un surinvestissement des
frontières, une difficulté d’identification féminine, sous-tendu par un narcissisme défaillant et
défensif. Certains résultats donnent lieu à des différences statistiquement significatives avec le
groupe témoin, toutefois l’étroitesse de l’échantillon et la création d’une grille spécifique exige de
considérer ces résultats avec une très grande prudence, comme des pistes de réflexion, afin de
faire de ce travail une étude-pilote, pour une investigation portant sur une population plus vaste.
Conclusion : Le choix de se focaliser sur la rencontre de deux notions qui ont fait couler
beaucoup d’encre sans être étudiées dans leur interdépendance probable, à l’aide d’une
méthodologie rigoureuse afin de se prémunir autant que possible de dérives interprétatives et de
rendre la reproduction de l’étude relativement simple constituent les éléments principaux, pour le
fond et pour la forme, de ce travail auquel il est prévu de donner suite.
2
Introduction :
Ce projet est né de la rencontre entre les cas cliniques observés lors de stages et
l’intérêt que nous portions à la question des émotions (leur prise en compte ou parfois leur
non prise en compte, leur régulation) chez des malades dits psychosomatiques.
Ainsi se sont rejoint un intérêt personnel, les interrogations suscitées par nos
lectures, les rencontres interpersonnelles lors de stage. Ceci nous a permis d’envisager la
complexité de cette question et son interdépendance avec d’autres problématiques.
Le désir de donner à ces thématiques à la fois psychologiques et médicales une place
centrale dans notre future pratique s’est renforcé au cours de ces cinq années d’étude, et
l’enseignement dispensé à l’EPP nous ayant sensibilisée à l’intrication entre émotions et
représentation de soi, nous avons été sensible à la quasi-absence de recherches portant
sur l’image du corps chez des sujets alexithymiques, alors même que la littérature est
foisonnante dans le domaine de l’image du corps comme dans celui de l’alexithymie.
L’alexithymie correspond à l’incapacité d’un sujet à identifier et verbaliser ses
émotions, sa pensée restant coupée de l’affect, entièrement tournée vers le concret, le
factuel, évntuellement l’intellectuel mais sans jamais laisser voir de sentiments.
Etant donnée la dimension corporelle des émotions, nous nous sommes demandée si
des individus ayant des difficultés à identifier celles-ci pouvaient avoir une image du
corps unifiée, à la fois investie de libido et protectrice.
Cette question s’est d’abord posée de manière un peu floue, suite à des lectures diverses, à
des rencontres particulières. Puis elle s’est précisée et nous a semblé de plus en plus
incontournable et pressante à mesure de nos lectures et de discussions avec des
professionnels.
L’image du corps dans l’alexithymie se trouve à la croisée de trois domaines
d’intérêt personnel, la psychanalyse, la neuropsychologie, et la pensée systémique. Pour
des raisons de méthodologie, nous avons choisi une seule de ces approches, la première, à
l’aide toutefois d’un outil transdisciplinaire : le système intégré d’Exner. A la frontière
entre psychologie pathologique et psychologie non pathologique, entre affectif et cognitif,
entre représentation de soi et relation à autrui, cette question se pose, pour mieux
comprendre ce qui se décline derrière l’apparente absence de subjectivité, derrière cette
affectivité muette des alexithymiques. Qu’est-ce qui se presse derrière ce néant
émotionnel, qu’est-ce qui fait défaut pour qu’ainsi, les émotions soient « innommables » ?
C’est ce que nous étudierons d’abord en posant le socle théorique dans lequel
s’enracine la notion d’alexithymie, (étymologiquement, absence de mots pour les
émotions). Certains rappels philosophiques et historiques nous permettront d’inscrire
cette dimension définie par défaut, en négatif, dans un contexte qui lui donne sens et la
fait résonner. Nous en saisirons mieux l’enjeu quand nous aborderons ensuite la définition
et les diverses conceptions de l’alexithymie. Puis nous esquisserons une définition de
l’image du corps qui permette ensuite d’opérationnaliser nos hypothèses sur ce contenant
qui est en même temps contenu fantasmatique.
Nous présenterons alors la méthodologie de cette recherche.
Enfin, nous analyserons les données recueillies dans ces douze protocoles afin
d’en dégager les particularités de l’image du corps dans l’alexithymie et d’en souligner
les implications pratiques et la signification pour une future clinicienne.
3
REVUE DE LA LITTERATURE
4
« Quand le corps se dérobe, la subjectivité s’efface »1. Quand la perception du
corps et de son vécu est inaccessible, anesthésie effrayante et totale, la singularité,
l’individualité s’évanouit. Si la subjectivité s’efface, si aucun affect ne peut être identifié
que devient le rapport du sujet à son propre corps, à partir de quelle matière, de quelle
expérience, et dans quel but peut-il constituer une image du corps ? Lorsque l’émotion,
née dans le corps et dans la relation, n’aboutit pas à la pensée, mais retourne au corps,
quelle image du corps est encore possible ?
Chap 1. Corps, émotions, pensées. Rappels historiques et philosophiques
« Le corps est mère de toutes les émotions »2.
L’enfant naît de la rencontre entre un homme et une femme. Il n’est pas une
monade toute-puissante, tel l’androgyne décrit par Platon. L’être humain est d’emblée en
interaction avec un environnement, puisqu’il n’est pas auto-suffisant. De ce manque-àêtre fondamental (Lacan) naissent le besoin et le désir. Emotions, pensées, langage sont
la résultante de cette impuissance fondamentale et de l’impératif de survie. « Pas de vie
sans corps pour l’éprouver » 3, donc pas de pensée. Le corps est mère des émotions, et
l’émotion, « mère de la pensée »4. La pensée naît du corps dépendant, impuissant. Le
manque, le déplaisir et les satisfactions procurées par l’environnement primaire vont
progressivement permettre au petit d’homme de se représenter et d’identifier ses besoins
et son ressenti. Peu à peu vont s’intérioriser des représentations de soi et de
l’environnement, à partir de ses éprouvés corporels, issus des pulsions, et des affects qui
en résultent.
De cet ancrage biologique naît la pensée. Sans corps, pas d’émotions, pas
d’affects, pas de besoin, pas de sujet porteur de désir. L’image du corps se construit au
décours de ces interactions avec l’environnement, d’abord directement liées au besoins
vitaux, puis de plus en plus larges et complexes, imprégnées de désir.
Malgré cet ancrage corporel de la pensée, et bien que religieux, philosophes et
médecins aient toujours reconnu l’inévitable enracinement corporel des émotions, donc
des attitudes et des réactions humaines, le dualisme a longtemps persisté en Occident,
comme s’il avait fallu hiérarchiser, choisir entre psyché et soma. Nous ne reviendrons pas
ici sur ce débat déjà présent dans l’œuvre des philosophes de l’Antiquité, et qui résonne
encore aujourd’hui entre certains tenants du « tout biologique » ou du « toutpsychologique ». L’histoire de cette polémique est bien connue, et nous ne reprendrons ici
que ce qui peut directement nourrir la question du lien entre émotions et image du corps,
afin de saisir ce qui se joue, ou ce qui ne se joue pas justement, chez des sujets pour qui
l’émotion fait défaut.
1
Dejours, C. (2001, p 154)
Bion, W. (1974)
3
Dejours, C. (2001,p. 148)
4
Bion, W. (1974) cité par Corcos et al, (2003, p. 62)
2
5
A. Corps et émotions : regards philosophiques.
Longtemps synonymes de faiblesse et marque honteuse de notre « chute »
ontologique, les émotions et le désir ont été envisagés comme devant être réfrénés,
domptés, jusqu’à ce que certains courants, philosophiques ou autres redécouvrent leur
place primordiale au plan phylo- et ontogénétique5.
Considérés comme faiblesse humaine devant être soumis au primat de la raison, le
corps et les émotions constituent en philosophie un débat passionné.
Sans revenir sur les diverses écoles, (épicurienne, stoïcienne, platonicienne),
rappelons simplement que le dualisme cartésien constitue le paroxysme des philosophies
rationalistes et succède à d’autres modèles de la dialectique corps-esprit, dont on peut
citer l’idéalisme et le matérialisme.
Pour Descartes, les passions, essentiellement perturbatrices, entravent la rationalité du
cogito.
Le désir de parvenir à être stoïque face aux affects, l’aspiration à chasser la « folle
du logis »6, les efforts pour maîtriser une chair marquée par le péché et, depuis les années
1960, la tendance inverse à la catharsis émotionnelle (cri primal…) montrent bien les
rapports conflictuels que nous entretenons avec notre propre affectivité et les peurs
qu’elle suscite. Chez les plus grands philosophes, les émotions soulèvent des réactions…
épidermiques.
Deux conceptions se démarquent toutefois de la tradition dualiste qui prévaut depuis
Platon : la pensée spinoziste et la phénoménologie.
•
Spinoza
Anticipant à la fois sur la psychanalyse et la neuropsychologie, Spinoza considère que
l’esprit est avant tout conscience du corps. « L’âme et le corps sont un seul et même
individu conçu tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. L’âme
humaine n’est autre que l’idée d’un corps existant en acte. L’homme, l’individu sont des
corps conscients. »7 Corps qui, en retour, ne peut exprimer certaines dimensions sans y
être déterminé par l’esprit.
•
Le tournant de la phénoménologie
Descartes, Leibniz (1686), Malebranche (1688), ont donc placé l’étude des émotions
et du corps au centre de leur réflexion, dans la perspective d’une subordination du corps à
la raison. Les travaux de Brentano (1838-1917) puis tout le courant de la
phénoménologie8 constituent une sorte de rupture épistémologique9 et philosophique où
l’âme et du corps ne sont plus considérés comme entités séparées.
5
Ce qui donna également lieu à des positions extrêmes prônant la libération des émotions à tout prix.
C’est ainsi que Descartes surnomme l’émotion, dans la Première Méditation (1641) où il traite des
« choses que l’on peut révoquer en doute ».
7
Spinoza, B. de (1675, p. 99, scolie, prop. XIII)
8
Avec Heidegger (1927), Husserl, (1929) Sartre (1938), et Merleau-Ponty (1945)
6
6
Le terme « phénoménologie » vient du grec logos (discours sur, savoir) et de
phainomenon, ce qui se montre. La phénoménologie est donc l’étude des phénomènes, de
ce qui se montre, la perception. Il s’agit de « retourner aux choses mêmes » pour
« décrire directement notre expérience telle qu’elle est »10
Pour les phénoménologues, le monde est « déjà là », présence inaliénable, avant toute
réflexion et toute conscience: on ne peut comprendre l’Homme et le monde qu’en partant
de leur être là. Mais en retour, ce monde n’acquiert de sens que par la conscience
singulière, en tant qu’il est vécu par le sujet. Le corps est visée sur le monde, manière
d’être avec les autres, point d’ancrage du sujet. C’est à partir du corps et des expériences
que le sujet pense et interagit.
Pour Sartre (1938) l’émotion est bouleversement de la conscience, qui est alors
submergée, et non plus réflexive. L’émotion est d’abord conscience du monde, et
transformation du monde au sens phénoménologique : par les émotions, le réel affecte le
sujet concrètement : cœur qui bat, jambes qui tremblent…, ce faisant, le sujet modifie sa
position à l’égard de ce réel sur lequel il ne peut directement agir. En ce sens l’émotion
reconstitue le monde « magiquement, en utilisant (le) corps comme moyen
d’incantation »11 : le sujet s’ancre dans la réalité du corps vécu pour conférer au monde
une atmosphère et une qualité compatible sinon avec son désir, du moins avec son
ressenti. 12
On peut la nier, la minimiser, la fuir ou la sublimer dans l’activité, l’émotion
transforme l’état basal du corps, corps à partir des organes duquel je perçois le monde. 13
Ancrée dans la modification de certaines constantes physiologiques, l’émotion modifie
ma perception du réel. Elle ne modifie pas la situation initiale réelle, mais la manière
dont celle-ci est prise en charge par la conscience subjective, et donc ma relation au
monde, dont pourtant les propriétés n’ont pas changé : Ici, Sartre rejoint ce que disait
Merleau-Ponty : « Mon corps est mon point de vue sur le monde »14.
Est-ce à dire que l’alexithymique n’a pas de point de vue, n’a pas d’opinion,
sur ce monde ? Si l’émotion est mouvement (ex-movere : mouvement vers l’extérieur),
est-ce à dire que l’alexithymie fait preuve d’un imperturbable stoïcisme ?
En effet l’alexithymie apparaît mystérieuse si l’on se souvient que le corps et ses
affects sont le « territoire d’expérience vitale de la réalité à partir duquel les fonctions de
perception et de représentation s’étayent »15.
Elle fait figure d’exception à la règle décrite ici par les phénoménologues : Si cette
expérience vitale a manqué, si le corps n’est l’objet que de soins mécaniques sans
présence émotionnelle, comment le corps va-t-il constituer une représentation de luimême, sur la base de quelles expériences ?
9
Néanmoins il faut noter que Husserl lui-même revient dans ses Méditations cartésiennes (1929) sur l’Ego
cogito et se réfère explicitement au retour au moi. Il s’agit donc d’un tournant radical en philosophie qui
intègre et dépasse le point de vue cartésien, sans le réfuter totalement.
10
Merleau-Ponty, M. (1945 pp. 1-4) L’expression « Retourner aux choses mêmes » était déjà employée par
Husserl pour définir la phénoménologie (1913).
11
Sartre, J.-P (1938, p. 93)
12
On retrouve là toute la question de la liberté et de la responsabilité chez Sartre.
13
La première personne du singulier est employée par Sartre comme dans souvent en philosophie. Nous
l’avons repris pour rendre compte de la pensée de l’auteur.
14 Merleau-Ponty, M. (1945 p.108)
15
Corcos et al, (2003, p. 23)
7
Ce qui nous intéresse ici est de savoir comment le sujet interprète ce bouleversement
intérieur, qui semble induit par les circonstances extérieures. C’est aussi en fonction de son
état physique, de la fatigue ou de la tension éprouvée dans son corps qu’il se représente le
fond de son âme. L’émotion pour exister, a donc besoin que le sujet éprouve son corps,
entende son vécu corporel, a minima, dans ce qu’il a de douloureux, d’inopiné ou d’agréable.
L’approche phénoménologique des émotions permet de saisir que l’absence de conscience
émotionnelle dans l’alexithymie, qui se traduit par l’absence de certaines modulations dans
l’expression et de certains comportements dans les relations, serait sous-tendue par une
perception de soi et du monde spécifique. Et c’est sur cette image de soi, de son vécu corporel
des émotions que nous allons nous pencher.
B. L’approche psychosomatique : définition et historique
A la frontière de la phénoménologie et de la psychologie, (comme son
prédécesseur, Brentano), Van Üexküll s’interroge non sur les rapports corps/esprit mais
précisément sur le fait que l’on s’interroge sur ces rapports : quel modèle anthropologique
sous-tend une telle approche dualiste de l’homme ? Il souligne la contradiction, pour une
approche psychosomatique, d’avoir à traiter avec deux réalités distinctes (corps versus
esprit) et se demande si cette division est réellement nécessaire, dans la mesure où un tel
clivage n’existe pas dans la réalité, l’être humain étant avant tout une unité intégrée. (Van
Üexküll, 1970)16
Il semble nécessaire d’éclaircir le terme de psychosomatique et ses différentes
acceptions. Historiquement, il apparaît bien plus tardivement que la réflexion autour du
lien entre corps et esprit. Il ne s’agit pas ici de recenser les liens décrits entre psyché et
soma depuis l’Antiquité, mais de rappeler le contexte d’apparition du terme
psychosomatique, afin de le distinguer du terme d’alexithymie et de mieux cerner notre
sujet d’étude.
En 1818, Heinroth introduit l’adjectif psychosomatique pour désigner l’ensemble
des troubles somatiques d’origine psychique. Jacobi propose immédiatement celui de
somato-psychique, afin de signifier que les troubles sont avant tout somatiques et
n’auraient que secondairement un impact sur l'état affectif et psychologique du sujet On
sait aujourd’hui que ces deux perspectives loin de s’opposer, sont complémentaires
puisque, plus encore que de liens de causalité bidirectionnelle, corps et psychisme
constituent une unité globale et dynamique, où la question n’est pas tant celle de la
causalité que de la manière spécifique dont ces interactions se traduisent pour chacun
d’entre nous. (Debray, 2005)
Deutsch parle en 1922 de médecine psychosomatique pour désigner la volonté de
prendre en compte la globalité de la personne du patient, et pas seulement sa maladie.
Dès la fin du 18ème siècle, donc, le substantif « psychosomatique » recouvre des
courants différents, et suscite des polémiques, sur lesquelles nous ne pouvons revenir en
détail puisqu’il s’agirait de revisiter toute l’histoire de la médecine.
16
Ce à quoi Freud lui aurait peut-être répondu, s’il avait été vivant : « Je crains que vous n’ayez
l’inclination à estimer peu toutes les belles différences de la nature en regard de l’appât de l’unité.
Sommes-nous par là débarrassés de ses différences ? » (Lettre de Freud à Groddeck, 1924, in Nouvelle
Revue de Psychanalyse, 1975, 12 : 145-55)
8
1. Le courant biologique et médical
D’Hippocrate de Kos aux neuroscientifiques actuels, les médecins ont toujours
cherché à mieux comprendre les liens concrets entre blessures, maladies, affections
organiques d’une part et comportements, caractère, « aliénation » ou manifestations
psychiques d’autre part, et ce, qu’ils se situent dans une perspective organiciste,
psychosomatique, ou autre.
Au fil des siècles, on observe un mouvement d’intégration et de dépassement des
nouvelles connaissances, toujours émaillé de tentatives réductionnistes, comme il y en a
encore aujourd’hui. Les liens établis ont d’abord été constitutionnels, avec Hippocrate. A
l’ère du positivisme scientifique, la neurologie naissante cherchait à établir un lien de
causalité linéaire entre les aires cérébrales et les processus mentaux.
Le tournant philosophique décrit plus haut (à la fin du XIXème siècle) précède
immédiatement un changement de perspective des neurosciences qui, historiquement,
semble lui faire écho. De même que la phénoménologie se substitue à des philosophies
strictement rationalistes, le positivisme laisse progressivement la place à une pensée
scientifique qui intègre les découvertes techniques de l’imagerie cérébrale autant qu’un
renouveau épistémologique (Damasio, 1995 ; Kendler, 2005 )
Même si des divergences importantes existent entre les auteurs, la majorité d’entre
eux ne cherche plus tant à hiérarchiser la pensée et le corps qu’à repérer les modalités
d’un fonctionnement intégré, hautement complexe, le système nerveux ayant des liens
avec les autres systèmes de régulation physiologique (immunitaire et endocrinien), ainsi
qu’avec l’environnement au sein duquel vit l’organisme.
Il apparaît de plus en plus que la psychiatrie ne peut pas se contenter d’une simple
description neurochimique des troubles et encore moins la confondre avec une
explication. (Kendler, 2005) Il ne s’agit plus d’expliquer une maladie mentale par un
dysfonctionnement neurologique, mais de décrire la dimension neurologique des troubles
pour saisir le parallèle entre une certaine activité cérébrale et les processus psychiques.
(Frith, 1996). Autrement dit, d’éviter la confusion entre corrélation et causalité.
Aujourd’hui, donc, les neuroscientifiques tels qu’Edelman (1992), Frith (1996) ou
Damasio (1995 ; 2003) n’essaient plus d’établir un lien de causalité linéaire entre la
matière cérébrale et le contenu de la pensée subjective, mais à décrire la simple
« coexistence » de tel phénomène psychique et de tel substrat anatomo-physiologique.
(Kendler, 2005)
L’ancien rapport causal, selon lequel le substrat biologique induirait directement
un certain vécu subjectif est devenu bidirectionnel : une baisse du taux de sérotonine
(niveau somatique) s’accompagne de sautes d’humeur (niveau psychologique et
comportemental). Et rétroactivement, la dépression, contribue à diminuer les sécrétions
sérotoninergiques : on décrit comment telle expérience subjective s’accompagne (et non
s’explique) de telle sécrétion hormonale. Mais il n’y a pas de primat à établir au sein de
l’organisme humain, puisqu’il s’agit d’une totalité complexe en interaction avec
l’environnement.
9
On voit ainsi les neurosciences17 se détacher à la fois d’un héritage philosophique
dualiste comme de la médecine pure : les neurosciences étudient cette unité complexe
qu’est le système nerveux humain, en adoptant une pensée plus circulaire et moins
causaliste.18
L’approche psychosomatique médicale culmine dans cette discipline, interface
entre plusieurs domaines de connaissances, (anatomique, physiologique, psychique…) qui
cherche moins l’origine des processus et troubles mentaux que leur rapport avec les
différents systèmes, immunitaire, endocrinien, nerveux, d’un individu.
Du même coup, les neurologues redécouvrent les limites de la science : Edelman (2004)
rappelle que l’on a longtemps cherché le chaînon manquant, le terme de passage entre
quantité d’énergie (activité neuronale) et qualité de la pensée. On peut effectivement
décrire ce qui se passe au niveau biochimique au cours d’une dépression par exemple,
mais nous ne pouvons scientifiquement montrer la solution de continuité entre telle
sécrétion et le contenu subjectif des représentations mentales. Quels que soient les progrès
scientifiques, et même si l’imagerie médicale permet aujourd’hui de se représenter
concrètement le substrat physiologique des processus mentaux au sein du cerveau, la
question du passage entre le quantitatif neural et le qualitatif, l’éprouvé subjectif, restera
toujours ouverte, comme elle l’était déjà pour Freud dans L’Esquisse (1895a). Cette
continuité, nous échappera toujours en raison, dit Edelman, de la singularité de tout être
humain, singularité qui s’exprime dans la réalité biologique : Tout opération mentale se
déroule dans un cerveau particulier, chaque jour légèrement différent du fait de
l’intégration de nouvelles informations et de nouvelles opérations mentales. Ceci rend
tout phénomène psychique unique, y compris chez un même individu, même si ces
processus sont structurellement comparables d’un sujet à l’autre. La qualité du ressenti,
les particularités de l’expérience subjective ne sont pas interchangeables.19
Or la science s’attache à ce qui est généralisable. Par conséquent, cette singularité rend
l’expérience subjective inaccessible aux sciences dites « dures ».
C’est pourtant à cette expérience subjective que s’intéresse le psychologue clinicien.
De Spinoza à Merleau-Ponty en passant par Damasio et Edelman,
philosophes et neurologues se rejoignent pour nous rappeler combien le corps est la
condition même de la pensée et de la raison. Pour nous rappeler que les émotions
apparaissent au moment où la survie de l’espèce se met à dépendre des relations entre la
mère et son petit, les affects constituant par conséquent un outil d’adaptation permettant
la survie bien avant que n’apparaissent les capacités de raisonnement logique et
d’abstraction.
17
Neurobiologie, neuropsychiatrie, neuropsychophysiologie, neuropsychologie, neurochirurgie…
Parler de « relations entre psyché et soma » sous entend que ces deux entités sont nettement séparables
dans leur étude, or les interactions sont telles que beaucoup d’auteurs préfèrent aujourd’hui parler d’unité
psychosomatique ou d’unité intégrée.
19
Edelman, (2004, pp. 50-52 et pp. 81-90)
18
10
2. La perspective psychodynamique
La psychanalyse n’est pas considérée comme une approche psychosomatique à
proprement parler. (Fédida, 1971 ; Assoun, 1997)
Il faut attendre les travaux de Marty et de M’Uzan, (1963, 1980) fondateurs de
l’Ecole de Psychosomatique de Paris, pour que la métapsychologie soit appliquée à des
patients souffrants de maladies dites psychosomatiques.
Notre perspective étant essentiellement psychodynamique, nous allons revenir brièvement
sur la pensée freudienne concernant le corps et les émotions, afin de mieux situer la
perspective de l’Ecole de Psychosomatique de Paris, à laquelle nous devons la notion de
pensée opératoire qui fut à l’origine du concept d’alexithymie
A. Rappels : Métapsychologie et approche psychosomatique
« Le moi est avant tout un moi corporel, dérivé des sensations corporelles ; il est avant
tout surface et projection d’une surface. »20
Cette citation pourrait suffire à rappeler la position de Freud, qui loin de délaisser
le corps, part de la réalité pulsionnelle : « A l’origine, tout était ça »21
Pour Freud, le corps est une réalité, il n’y a donc pas à discuter de sa « place ». En
revanche, la métapsychologie propose une distinction entre le somatique et l’organique,
entre corps anatomique (Körper) et corps vécu (Leib) comme « enracinement du
vivant »22. Cette définition phénoménologique du moi permet de dépasser les clivages et
de rappeler qu’il n’est pas question pour Freud de décrire la « liste » des interactions entre
le « corps » et « l’esprit », et ce, parce que la pulsion les lie indissociablement. (Assoun
1997). Le Moi, si structuré soit-il au plan psychique, est « avant tout corporel », fruit
d’une dérivation de libido provenant du Ça.
Il faut donc rappeler que Freud, neuro-anatomiste de formation, fonda la cure analytique à
partir des symptômes de conversion, donc des manifestations du corps chez ses patientes
hystériques. Ces écrits montrent sans cesse que le corps, loin d’être relégué au second
plan, est au cœur même de la psychanalyse, et que c’est au sein même du corps que l’on
peut distinguer différentes dimensions : anatomique, somatique, physique : le symptôme
somatique étant le moment où le symptôme comme compromis inconscient se cristallise
sur le plan physique, avec ou sans lésion organique. (Assoun, 1997).
Si Freud n’élabore pas une théorie des liens psyché-soma c’est parce qu’il ne
cherche pas à les distinguer mais qu’il part de la réalité pulsionnelle et s’attache à en
travailler les manifestations. Le corps auquel s’intéresse Freud en tant que psychanalyste
renvoie non plus au corps anatomique du médecin, mais à la notion de pulsion, qui
s’ancre dans le corps mais n’est identifiable que par le biais de ses représentations
psychiques. (Assoun, 1997)
Si à l’origine, tout était ça, alors la pulsion, contenue dans le ça, constitue le
« maillon manquant » entre corps et psychisme, puisque, venue du corps, elle constitue
une exigence de travail pour le psychisme (Freud, 1923 ; Debray, 2005)
20
Freud, S. (1923, p. 253)
Freud, S., in Nouvelles Conférences de Psychanalyse.
22
Assoun, P.-L (1997, p. 34)
21
11
C’est pourquoi Assoun considère que la majeure partie des travaux
« psychosomatiques » est fondée sur une méconnaissance des écrits de Freud. La
psychanalyse de par son fondement et son ancrage, n’a pas « besoin » d’un point de vue
psychosomatique : un tel qualificatif est en quelque sorte redondant, puisque d’emblée, la
psychanalyse part du pulsionnel, donc du corps, … et aussi un peu d’autre chose23. Pour
Assoun, qualifier une affection de psychosomatique revient à décrire le fait qu’il y a une
cristallisation physique du conflit psychique, mais la question reste ouverte de savoir
comment, et à quel moment, selon quelle logique (non métaphorique), le conflit non
élaboré s’enkyste dans le corps. (Assoun, 1997)
A cet égard, Gantheret (1971) constatait déjà que la question de la place du corps
en psychanalyse ne permettait pas une réponse simple, car s’il est évident que le corps
n’en n’est pas absent, chaque courant l’aborde de manière différente.
La question est en réalité celle de savoir « de quel corps il s’agit », à la suite de Freud qui
distinguait Leib et Körper. Dolto (1984), Dejours (2001), et l’ensemble des
psychanalystes de la troisième génération distinguent le « corps biologique » du « corps
érotique », pour se centrer sur le second.
En-dehors de l’approche de Marty et de M’Uzan, nous ne reviendrons pas, sur les
divers courants de ce qu’on appelle « l’approche psychosomatique ». En effet celle-ci
constituerait un sujet de mémoire à part entière. Rappelons seulement les noms les plus
connus de cette ligne de pensée :
Groddeck (1923), qui propose une grille de lecture précise et stricte des
symptômes somatiques, chaque maladie renvoyant à une problématique
psychique définie : le cancer de l’utérus renverrait à un désir de grossesse
inavoué selon lui, etc. Cette position extrémiste, critiquée par Freud, n’a pas
contribué à faire accepter, à l’époque, une approche des maladies moins
organiciste et plus globale
L’Ecole de Chicago, avec Alexander (1950), Fenichel et Engel (1960)
Dunbar (1955) et ses « profils psychologiques » qui constituent une typologie
des maladies somatiques.
L’Ecole argentine et les travaux de Garma (1957)
Si ces divers courants s’inspirent de la dimension économique de l’approche
freudienne, elles présentent toutefois des différences majeures avec le corpus
psychanalytique, ne serait-ce que par leur tentative d’établir un lien causal, et non plus
symbolique, entre corps et psychisme.
B. L’école de Psychosomatique de Paris
Dans les années 1960, deux psychanalystes français, Marty et de M’Uzan,
observent chez des malades psychosomatiques un fonctionnement mental proche de celui
décrit par les chercheurs de l’Ecole de Chicago24, fonctionnement qualifié d’opératoire
par Marty et qui ne permet pas de mettre en place le setting classique de la cure
analytique. Avec la création de l’Ecole de psychosomatique psychanalytique de Paris,
émerge une approche psychosomatique « au cœur même de la psychanalyse »25.
23
autre chose relationnel dans la mesure où la pulsion, ancrée dans le soma, est orientée vers le monde
environnant, vers autrui.
24
Alexander, Ruesch, Wisdom…
25
Assoun, P.-L (1997, p. 6)
12
L’approche de ces auteurs est à la fois structurale et économique.
Structurale, parce que l’individu est envisagé comme une organisation
psychosomatique globale.
Economique, parce que cet organisme interagissant avec son environnement
cherche à préserver son équilibre par de multiples ajustements assurant l’homéostasie,
psychique autant physiologique. Ces ajustements variés aboutissent à une économie
complexe, psychosomatique, différente d’un individu à l’autre, mais résultant toujours de
l’intrication entre des forces de vie et de mort (mouvements régrédients et progrédients)
Les mouvements progrédients prédominent au début de la vie. Ils correspondent à
cette tendance au développement présente chez l’enfant, qui permet que la croissance et le
développement aient lieu en dépit des inévitables fluctuations de l’environnement interne
et externe (biologiques, climatiques, affectives, sociales, etc.). Ils « endiguent » les
mouvements régrédients qui émaillent l’existence (maladie, dépression, régressions,
vulnérabilité psychique ou physique au stress …) puis prédominent dans la seconde partie
de la vie (affaiblissement du tonus vital et des facultés de récupération). Certains
individus présentent d’emblée, bien avant le vieillissement, une faiblesse dans leur
organisation globale : c’est le cas par exemple des psychotiques, des sujets mal structurés
psychiquement ou dont les mécanismes de défenses sont insuffisants. « Chez certains
sujets, l’organisation des défenses psychiques …ne suffit pas à endiguer les émergences
en processus primaires »26. Ultime tentative contre la régression, une rupture se produit
entre le conscient et l’inconscient, évitant au sujet la décompensation psychotique ou la
désorganisation somatique Cette faillite du préconscient, destiné à métaboliser les
processus primaires, conduit à une vie et une pensée opératoire. (Marty, 1980)
Avec les notion de « dépression essentielle » et de « désorganisation somatique »,
la « pensée opératoire » constitue la base conceptuelle des travaux de Marty et de
M’Uzan.
Elle est caractérisée par :
- Une carence de la capacité de mentalisation,
- Une vie affective et fantasmatique pauvre,
- Un discours descriptif, concret, factuel,
- Une symptomatologie essentiellement somatique.
Marty définit ce fonctionnement en référence à sa théorie du développement,
évoquée plus haut. L’inconscient est d’abord un conglomérat d’éléments pulsionnels
épars, non représentés. La fonction maternelle va peu à peu permettre à l’enfant d’unifier
son vécu et de se représenter comme une unité psychosomatique. A chaque étape du
développement, les liens qu’elle crée entre les expériences de l’enfant et des
représentations provenant de son propre psychisme permettent à l’enfant de développer
son propre système préconscient, donc d’accéder à l’élaboration mentale. Ces capacités
de fantasmatisation lui permettront de donner lui-même un sens aux futures expériences.
Cet épaississement du préconscient rend possible l’articulation de représentations de
choses à des représentations de mots ce qui permet au Moi de s’organiser et d’établir des
relations affectives, progressivement détachées du besoin et plus compexes. Ainsi, à
chaque stade, l’intégration pulsionnelle progressive protège le sujet d’une irruption
massive des processus primaires, protégeant le corps autant que le psychisme.
26
Marty, P. (1980, pp. 65-70)
13
Lorsque un stade évolutif est marqué par des difficultés importantes, une régression,
normalement transitoire, permet au sujet de se réoganiser à partir d’un niveau antérieur, et
de reprendre son mouvement de progression. Si ce niveau n’a pas été bien consolidé, la
régression se poursuit jusqu’à un point de fixation antérieur, et ainsi de suite jusqu’à ce
qu’un point de fixation soit assez solide pour constituer une base à partir de laquelle la
réorganisation est possible. Ce mouvement régrédient peut aller jusqu’à la mort, lorsque
ces stades précoces sont marqués par la déliaison pulsionnelle et que nulle représentation
n’est venue donner forme et signification aux expériences archaïques.
La carence de fantasmatisation constitue donc le premier signe de pensée
opératoire. Elle s’accompagne d’un risque de décharge des affects au niveau somatique,
puisque, n’étant pas représentés, ils ne peuvent être refoulés. Ils peuvent seulement être
abolis du psychisme, avec un risque de résurgence dans le corps. La secondarisation
n’ayant pas eu lieu, l’affect demeure pure quantité d’énergie, processus primaire dont la
manifestation somatique est, à l’inverse de la conversion hystérique, dénuée de
métaphore.
C’est donc l’absence de secondarisation, l’effacement fonctionnel du préconscient qui
explique cette rupture entre le système conscient, tourné vers la réalité externe et
factuelle, et l’inconscient, qui demeure un inconscient sans mémoire, dont les contenus ne
sont pas le produit du refoulement et du déplacement, mais de l’abolition.
Cliniquement, Marty (1980) observe chez ses patients « psychosomatiques » qu’hormis
les désorganisations somatiques, les symptômes de la vie opératoire se manifestent « en
négatif », à l’inverse d’une production délirante très riche ou de comportements
inadaptés : absence de fantasmes, absence de subjectivité, absence de désir : le sujet
adopte une pensée factuelle et simple, des comportements concrets, très conformistes,
mécaniques, comme s’il s’agissait d’automatismes appris et habituels, jamais sous-tendus
par aucune représentation inconsciente, aucun fantasme issus de l’expérience propre du
sujet.
Cette pensée opératoire, fruit de la carence de mentalisation double et illustre l’action,
sans l’enrichir d’une représentation fantasmatique. Centrée sur la description des faits
concrets (somatiques ou externes), Elle est désaffectivée, dépouillée de tout mouvement
libidinal ou agressif. Sa pauvreté imaginaire « constitue une véritable rupture avec sa
propre histoire »27, rupture qui se manifeste par l’absence des mécanismes témoignant
habituellement de l’acivité préconsciente : la condensation et le déplacement.
Le sujet surinvestit le réel extérieur (vie professionnelle, obligations sociales…), au
détriment de sa vie interne qui est menacée de déstructuration. La vie opératoire vise donc
à stopper le mouvement régrédient. Parfois, elle n’y parvient pas, ou pas complètement, la
désorganisation se manifestant alors dans le corps, sous forme de décompensation
somatique. Alors, le symptôme somatique n’est pas représentation symbolique d’une
problématique libidinale : il n’y a pas conversion, transformation, mais décharge brute. Le
symptôme n’exprime pas un conflit entre désir et interdit, il ne parle pas à la place du
« je » du sujet, mais il parle le sujet en quelque sorte, le traverse, le désorganise. Ce n’est
plus Eros qui est en jeu, mais Bios, la vie même, organique. (Assoun, 1997)
L’effacement « des fonctions habituellement actives se constate dans l’indigence
des représentations, et le manque d’idées fondamentalement personnelles »28. Cette
pensée diurne, impersonnelle et concrète, s’accompagne d’une activité onirique très
27
28
Marty, P. (1980, pp. 64-67)
ibid. pp. 65-70
14
appauvrie, voir absente.
Le contenu des rêves, projets ou désirs exprimés semble peu investi, traduisant la chute
du « tonus vital ».
Même l’aspect adapté et rationnel des décisions n’est pas convaincant et semble plus
plaqué que vécu par le sujet au cours de son développement. Comme si le sujet n’avait pu
parvenir à une « intimité psychique » avec lui-même, il semble s’adapter par défaut,
comme s’il ne voyait pas l’intérêt d’essayer de faire autrement.. Ces comportements
rationnels, droits, donnent l’apparence d’un surmoi, mais constituent une pensée apprise29
à défaut d’une pensée subjective. Au plan relationnel, Marty décrit un faible engagement
pulsionnel, les relations affectives étant réduites à un seul type de relation, une relation
« blanche, …en quelque sorte dévitalisée »30, faiblement investie de libido, quasidesexualisée. Ce contact stéréotypé s’inscrit dans le maintien global d’une adaptation de
surface31, par laquelle il importe de ne pas se laisser leurrer .
Pour Marty, la vie psychique repose sur deux principes, le principe de sensibilité
aux excitations précédant celui d’investissement libidinal. Si « l’inconscient reçoit mais
n’émet pas »32, alors le fait que la créativité soit abrasée ne signifie pas que la sensibilité
du sujet aux évènements extérieurs a disparu, en dépit de son visage impassible et de son
discours dénué de métaphores et de traits d’esprit autres que purement conventionnels.
Ainsi, alors que les niveaux les plus élaborés du fonctionnement psychique seraient
abrasés par le fonctionnement opératoire, le sujet conserverait néanmoins ce principe de
sensibilité. « Ainsi désuni du fond inexprimable de sa personnalité, le patient opératoire
survit-il davantage qu’il ne vit.»33.
Cet état qualifié par Marty de dépression essentielle34 a donc à voir non pas avec
une perte objectale, mais avec une faille narcissique profonde, une défaillance dans
l’investissement princeps du sujet. « On la qualifie d’essentielle dans la mesure où
l’abaissement de ce tonus se retrouve à l’état pur sans coloration symptomatique, sans
contrepartie économique positive. »35 Elle s’établit lorsque des évènements traumatiques
débordent les capacités d’élaboration du psychisme et en désorganise le fonctionnement.
Cet état se caractérise par l’absence de symptomatologie dépressive classique36 et
le maintien d’un comportement apparemment normal, le sujet conservant ses activités
courantes, assurant ses besoins vitaux et ses responsabilités familiales, professionnelles et
sociales.
29
Ce que R. Debray (2005) appelle la pensée d’emprunt, limitée à l’anticipation d’actes purement pratiques.
A cet égard, Marty s’inscrit dans la lignée de M. Bouvet, qui considère qu’à chaque phase du
développement du moi correspond un type de relation d’objet, ce qui est essentiel pour cerner la
problématique alexithymique.
31
Marty (1980) insiste sur deux points qui pourraient nous leurrer : l’adaptation de surface et le
conformisme des comportements qui pourrait faire croire à une dialectique interne avec une instance
surmoïque bien différenciée et efficace ; et la présence de troubles somatiques qui pourraient apparaître
comme un symptôme positif, à l’instar des troubles conversifs hystériques. Or précisément, c’est bien une
logique inverse, une logique du négatif qui sous-tend les troubles somatiques. Ils ne sont pas le résultat d’un
échec du refoulement. Ici, l’affect en reste au corps, sans passer par l’élaboration mentale qui tisse dans le
symptôme conversif tout un réseau de significations.
32
ibid
33
Marty, P. (1980, p. 95)
34
essentielle s’opposant ici à réactionnelle. Ce terme permet de la distinguer aussi de la dépression
mélancolique. La dépression essentielle, asymptomatique, peut évoquer le tableau anaclitique décrit par
Spitz (1958)
35
Marty, P. (1980, p. 59)
36
Tristesse de l’humeur, apragmatisme, perte d’appétit ou troubles végétatifs…
30
15
En lieu et place de la douleur morale et de l’expression de la culpabilité, on trouve le
recours (transitoire ou durable), à une pensée désaffectée, à un discours qu’aucune
subjectivité ni affectivité ne semble animer, ni tristesse, ni colère. (Marty, 1980)
Cette pensée « opératoire » comprend deux modalités : l’une déficitaire,
fondamentale, constitutive, telle que Marty la retrouve dans les névroses de caractère. Elle
correspond alors, dans une perspective développementale à une défaillance dans la mise
en place des capacités de mentalisation. Marty suppose qu’un traumatisme a eu lieu dans
les relations précoces.
Elle peut aussi se présenter chez l’adulte comme une perte transitoire des capacités de
mentalisation et « l’effacement fonctionnel du préconscient »37 face à une difficulté qui le
pousse à surinvestir le factuel pour éviter les affects intolérables. Il s’agit alors d’une
régression temporaire vers un fonctionnement plus archaïque, ordre somatique susceptible
de reconstruire les bases d’une inscription psychique de l’affect. Toutefois, cette
régression nécessite l’existence d’un palier de fixation à ce niveau de fonctionnement
psychosomatique. par la mise en échec transitoire ou durable des processus de
mentalisation.
Quoiqu’il en soit, cette pensée opératoire, pierre angulaire de l’économie
psychosomatique, a une fonction de défense contre la décompensation psychique, défense
qui se fait donc parfois au prix d’une désorganisation somatique majeure38.
Du Ça de Groddeck à la névrose d’organe de Dunbar, des observations
d’Alexander aux développements récents de l’Ecole de Psychosomatique de Paris, les
différents courants psychologiques de l’approche psychosomatique, s’ancrent dans
certaines conceptions freudiennes, parfois en les remaniant singulièrement. La notion
fondamentale de somatisation des affects se décline en désomatisation et resomatisation :
Schur (1975) conceptualise la notion de maladie psychosomatique comme régression à un
stade archaïque de développement où biologique et psychologique sont encore
indifférenciés et dépendants de l’environnement primaire. Le développement tend à la
désomatisation des affects, progressivement liés à des représentations ; la pensée se
substitue progressivement aux décharges neuro-végétatives, dans la régulation de
l’énergie libidinale. Face à une difficulté majeure, la pensée, submergée, laisserait place à
un mouvement de régression du psychisme et donc de resomatisation des affects. Cette
notion centrale dans la théorie de Mc Dougall (1982 ; 1989) est effectivement le pilier de
la pensée opératoire.
Les divers courants de l’approche psychosomatique en psychologie ont donc eu du
mal à se hisser hors d’une perception dualiste de l’être humain., comme le montrent les
tentatives (Alexander, 1950) pour isoler des maladies psychosomatiques (par opposition à
« d’autres », « purement » organiques).
Puis est apparue une difficulté méthodologique, du fait de l’absence de consensus
concernant les critères permettant de diagnostiquer quelles maladies étaient
psychosomatiques ou non : est-ce que cela dépendait de la personnalité du sujet, du type
37
Marty, P. (1980, p. 62)
Marty et de M’Uzan ne postulent pas une causalité linéaire entre tel processus mental et une
désorganisation somatique qui leur succèderait : selon eux, il y a réajustement permanent au sein d’une
économie globale, revenant parfois transitoirement à des paliers antérieurs du développement, avant de
retrouver dans le meilleur des cas, un fonctionnement optimal. (Marty, 1963)
38
16
de maladie ? quoiqu’il en soit, on comprend aujourd’hui que ce sont les individus, et non
les maladies, qui sont psychosomatiques (Debray, 2005). Ces difficultés méthodologiques
et le flou qui entoure parfois encore les frontières du champ de la psychosomatique
montrent combien il est difficile, concernant l’être humain, d’isoler un facteur pour
évaluer l’impact de tel élément sur le soma, ou le poids de tel concours de circonstances.
Seuls les travaux de Marty et de M’Uzan parviennent à conceptualiser une
approche qui sorte de la dichotomie classique entre psychisme et soma, sans que tout soit
confondu dans une théorie peu scientifique. (Debray, 2005)
C. Orientation actuelle, dans la lignée de Marty et de M’Uzan
L’approche psychosomatique aboutit aujourd’hui à une approche pluridisciplinaire
(neurobiologique, psychanalytique-psychosomatique, génétique…) de l’être humain. Les
thèses actuelles de Debray illustrent ce renouveau de la pensée psychosomatique, dans la
filiation des travaux de Marty.
Avec Dejours notamment, Debray revient sur la distinction entre corps biologique
et corps érotique, proposant une métapsychologie des rapports entre le corps et la pensée :
revenant aux travaux princeps de Freud, elle rappelle combien le corps pulsionnel est
avant tout exigence de travail pour la pensée. A travers l’hypocondrie, les somatisations et
l’hystérie elle montre les impasses du processus de subversion libidinal. Rappelant que la
pulsion situe d’emblée le corps dans l’intersubjectif, elle envisage le patient
psychosomatique comme un sujet dont les « états du corps » n’ont pas reçu
d’interprétation « érotiquement située »39
Debray rappelle que « ce sont les individus humains qui sont psychosomatiques et
pas les maladies. »40 Hormis la conversion hystérique, les manifestations du corps n’ont
pas de sens psychanalytique, ou symbolique pré-établi. La signification du symptôme
dépend étroitement de l’économie psychosomatique globale du sujet, ce qui concrètement
signifie qu’en consultation, Debray investigue non seulement le fonctionnement
psychique mais également la santé physique du patient et de ses proches, (les parents
puisqu’elles travaille avec de tout-petits), étant donné que l’organisme est en interaction
avec l’environnement. Car l’éclosion psychosomatique n’a lieu d’après elle que si une
conjugaison de facteurs apparaît. Il n’y a pas de causalité linéaire au sens où l’on ne peut
pas dire que le stress provoque l’hypertension artérielle par exemple. Il s’agit plutôt d’une
« conjonction explosive »41 entre des facteurs qui interagissent entre eux, se
surdéterminent et aboutissent, à un moment T de l’existence d’un sujet, à une
« expression somatique ». Autrement dit, tout individu est psychosomatique et si certaines
personnes, certaines familles semblent systématiquement décompenser « dans leur
corps », « personne si bien mentalisé soit-il, n’est à l’abri d’un mouvement de
désorganisation somatique. Cela est évident pour les bébés et les sujets âgés
mais …également pour les adultes »42. Cette conjonction explosive, par la pluralité des
paramètres qu’elle intègre, reflète la complexité des interactions entre l’individu et
39
Debray, R. et al (2005, p. 102)
Debray, R. (2005, p. 25)
41
Debray, R. (2005, p. 27)
42
Debray, R. (2005, p. 28)
40
17
l’environnement. En effet, d’après Debray, pour que survienne la maladie, au moins trois
facteurs doivent être présents simultanément :
1. Une désorganisation interne, dépression essentielle ou « chute du tonus de
vie »43
2. Une vulnérabilité somatique chez le sujet, qui influera précisément sur le
« choix » de la maladie (endocrinienne pour untel, cardiaque pour tel autre…),
3. Une faillite souvent transitoire dans les contre-investissements externes au
niveau des objets privilégiés investis par le sujet (séparation, deuil…)
On comprend donc que certaines périodes de la vie constitue des périodes « sensibles »
(crise du milieu de vie par exemple), et ce d’autant plus que le sujet aurait peu de
capacités de mentalisation et en outre ne trouverait pas à compenser spontanément telle
ou telle frustration dans ses relations avec le monde extérieur. (professionnelles,
affectives, …)
Surtout, Debray conçoit la somatisation de manière non univoque, pas seulement comme
pauvreté, mais parfois comme richesse potentielle. En quoi elle est en accord avec Freud
qui, dans Au-delà du principe de plaisir44, envisageait déjà la maladie somatique comme
indice non pas d’une désorganisation, mais d’un réinvestissement du Moi.
Cette pensée « intégratrice » permet d’envisager tout symptôme non pas a priori
mais dans son contexte chaque fois singulier, et donc, d’envisager la désorganisation
somatique à la fois comme pathologie et comme une manière pour l’organisme de réguler
son homéostasie, à l’instar d’un symptôme psychique, bien que celui-ci soit justement
« hors psyché ». La notion d’homéostasie (introduite par Cannon) permet de ne pas
oublier l’impératif de survie qui fait que la vie « est marquée par l’existence de crises
mineures45 continuellement rattrapées »46. Pour Freud, le ça est ouvert sur le soma, et
donc on peut considérer que l’expression somatique fait partie de la vie, ne serait-ce que
parce que la mort n’est autre qu’une désorganisation majeure et radicale. (Debray, 2005)
L’expression somatique ne devient pathologique que lorsque le travail de liaison des
pulsions et des affects, travail exigé par le corps, n’est pas réalisé et qu’alors le corps est
débordé par ce qui n’a été régulé ni par l’environnement ni par le psychisme.
La pensée de Debray, qui à la fois intègre et dépasse les divergences entre
plusieurs courants et, sans jamais banaliser l’expression somatique, la replace sur un
continuum, nous aide déjà à « penser » ces alexithymiques « sains » dont nous allons
aborder, s’ils l’acceptent, l’image du corps.
Ce qu’on appelle « l’approche psychosomatique » recouvre donc différentes
manières d’envisager les interactions psyché/soma : lien constitutionnel (Hippocrate), lien
causal, lien économique, sémiotique, …
Elle a donné lieu à un nombre incalculable d’études, sans doute parce que,
résiduellement, quelque chose nous échappe toujours. Fédida écrivait déjà en 1971 que la
question du corps était dans notre culture « historiquement pervertie par un lourd
contentieux philosophique dont la liquidation est incertaine (et qui) ne touche pas
43
ibid. Debray reprend ici une terminologie propre à l’Ecole de Psychosomatique de Paris.
Freud, S. (1920) « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de Psychanalyse, Pais, Payot (1981)
45
Crises dues aux inévitables fluctuations de l’environnement et aux ajustements récirpoques qui en
découlent.
46
Atlan, H (1979), cité par Debray, (2005, p. 29)
44
18
seulement la question de l’âme et du corps et de leur séparation dans le cogito »
cartésien. Il concerne, en outre, le problème d’une « représentation du corps »47
Or, il semble qu’aujourd’hui, le dualisme âme / corps se soit déplacé pour poser la
question des rapports entre corps biologique et « corps érotique »48.
Ce déplacement pose d’emblée la question de la représentation narcissique de
soi et de l’image du corps.
Chap 2. L’Alexithymie
« J’éprouve seulement de la peine de ne pas être
quelqu’un capable d’en ressentir »49
I - Introduction au concept d’alexithymie
1. Historique et définition de la notion
a) Un nouveau concept pour un tableau clinique déjà connu
Néologisme introduit par Sifneos en 1972, le terme d'alexithymie signifie
étymologiquement « incapacité à exprimer ses émotions » (a privatif, thymie, humeur, et
lexis, langage, mots). L’alexithymie est définie par 4 dimensions :
- L’incapacité à repérer et exprimer ses émotions,
- La tendance à résoudre les problèmes par le passage à l’acte,
- Une activité fantasmatique limitée,
- Un mode de pensée factuel, centré sur les sensations physiques et les évènements
concrets extérieurs.
Cet ensemble de caractéristiques affectives et cognitives avait été décrit dans de
nombreux travaux concernant les malades psychosomatiques : Wisdom, Ruesch (1948),
Alexander(1950) avaient relevé l’importance et la récurrence, chez ces patients, d’un
trouble dans la symbolisation et l’expression des émotions. (Bertagne, 1992 ; Corcos et al,
2003). Sifneos conceptualise ce phénomène à partir de la notion de pensée opératoire
décrite par Marty (1963).
L’incapacité à repérer et exprimer ses émotions va de pair pour Sifneos avec la limitation
de l’activité fantasmatique : le sujet ne peut associer son ressenti à des images, des
pensées, qui lui permettent de les communiquer, d’utiliser l’émotion comme partie
47
Fédida, P. (1971, pp. 8-9)
Dejours, C. (2001, pp. 146-149)
49
Pessoa, F. (2001)
48
19
intégrante de la communication avec autrui. Toutefois, l’incapacité à exprimer ses
émotions ne signifie pas absence d’émotions : Avant d’exposer les différentes
conceptions de l’alexithymie, nous reviendront sur certaines définitions permettant de
situer le cadre de notre problématique :
b) Précisions terminologiques :
Etymologiquement, perception signifie « voir à travers ». La perception résulte de
la sensation, d’un élément (visuel, auditif, tactile, olfactif ou gustatif, selon l’organe
concerné) provenant de l’environnement. Lorsqu’il s’agit de l’environnement extérieur, il
s’agit d’extéroception. L’intéroception, elle, perception de l’intérieur du corps, se décline
en sensations nociceptives (douloureuses), cénesthésiques et kinesthésiques (de
mouvement)
L’émotion, elle, est « mouvement vers » (ex-movere). Elle résulte de l’impact
d’un événement sur l’organisme. Physiologique, elle déclenche des modifications
hormonales (chimiques) et neurales, qui donnent lieu à un changement d’état du corps.
Lorsque ce changement est ressenti par le sujet comme lié à l’événement en question, il
éprouve alors un sentiment, plus ou moins verbalisable, qui constitue la traduction
psychologique de l’émotion en tant qu’elle « affecte » le corps. (Damasio, 1995)
Le terme affect recouvre des champs différents selon qu’on se situe dans la
perspective psychanalytique ou dans un registre neuropsychologique.
♦ L’affect, en psychanalyse, constitue la charge pulsionnelle, d’intensité variable, et
normalement liée par le système conscient-préconscient à une représentation. Il est
d’abord quantum d’énergie brute, dont la représentation peut se déplacer, être
refoulée, isolée, …
♦ Pour Sifneos (1974), l’affect n’est pas la dimension corporelle de la vie
émotionnelle. C’est même presque le contraire puisque ce qu’il appelle affect
recouvre l’émotion, (dimension physique), et le sentiment (dimension psychologique
de l’affect). Il distingue les émotions comme événement physiologique (visceral
emotions) des émotions éprouvées et traduites au plan conscient, pour lesquelles il
garde le terme de sentiments (feeling emotions). Les sentiments sont le versant
psychologique de l’affect. Cette distinction neuropsychologique permet de
comprendre qu’un sujet (en l’occurrence alexithymique) puisse présenter les réactions
physiologiques de l’affect, sans pouvoir les identifier consciemment en tant que
sentiments : leur cœur s’accélèrerait sans qu’il puisse identifier en eux de la peur par
exemple.
Autrement dit l’émotion constitue la part neurobiologique de l’affect, et s’exprime de
manière végétative et comportementale ; les sentiments constituent l’expression
secondarisée de l’affect, mettent en jeu le néocortex, (qui inclut notamment les aires du
langage), ce qui permet au sujet de se représenter une gamme plus détaillée d’expériences
intérieures que les cinq émotions fondamentales (joie, peur, colère, dégoût, tristesse)
(Bertagne, 1992 ; Damasio, 1995)
Ainsi, l’alexithymie, différente de la notion de psychosomatique, peut en revanche
être considérée comme une traduction neuropsychologique de la notion psychodynamique
de pensée opératoire (Corcos, 2000).
20
c) La mesure de l’alexithymie
Pour opérationnaliser cette notion, l’Ecole de Toronto (Taylor, 1976) a mis au
point la TAS (Toronto Alexithymia Scale), dont la version révisée actuelle est l’outil le
plus utilisé pour l’évaluation de cette dimension. Cet auteur a cherché à mesurer
l’alexithymie comme « style cognitif »caractérisé par cinq dimensions dont le
conformisme social et l’appauvrissement de la vie fantasmatique, deux dimensions qui
ont été supprimées après études de validation. De nombreuses études concernant les
rapports de l’alexithymie avec l’anhédonie, l’alcoolisme, les troubles du comportement
alimentaire ou encore la vulnérabilité somatique utilisent actuellement la TAS-20. Nous
reviendrons sur les caractéristiques précises de cet auto-questionnaire dans la présentation
de nos outils.
De son côté, l’Ecole de Boston a tenté de l’aborder par un continuum allant du
normal au pathologique, et tenant compte des différentes dimensions : cognitives,
affectives, relationnelles et neuropsychologiques. Sifneos (1973) a donc mis au point le
Beth Israël Questionnaire, dans le but de différencier des patients névrosés de patients
psychosomatiques. « Le problème majeur de cette échelle concernait sa fiabilité interjuges », étant donné qu’elle reposait sur un entretien semi-structuré. La version révisée de
cette échelle présente des qualités intéressantes. (Voir annexe N4)
Ces deux exemples montrent l’absence de consensus sur la nature de
l’alexithymie. La question de sa mesure était pourtant essentielle, dans la mesure où le
concept est né d’un « souci d’objectivité »50. Mais cette mesure est difficile à établir,
précisément du fait de la distribution de l’alexithymie.
Nous avons choisi de présenter en annexe 4 un tableau synthétique des principaux outils
utilisés actuellement.
d) Une dimension transnographique présente dans la population générale :
Ni structure de personnalité, ni pathologie avérée ayant une symptomatologie
« positive » bien précise, ni même conduite, l’alexithymie semble échapper aux
catégories classiquement admises en psychopathologie. Elle apparaît comme un ensemble
de caractéristiques repérables chez des patients somatiques, mais aussi psychiatriques,
ainsi que chez des sujets tout-venants. Il s’agit donc d’une dimension transnosographique
qui n’est pas l’apanage des seules atteintes psychosomatiques. (Pedinielli, 1992 ; Corcos
et al, 2003 )
La prévalence de l’alexithymie dans la population générale varie selon les auteurs
entre 8 et 20% (8,1 % selon Bertagne, 1992 ; 20, 7 % d’après Corcos et al, 2002). Avec
des outils sensiblement différents, les auteurs retrouvent une fréquence légèrement plus
élevée chez les femmes que chez les hommes. Ces différences varient aussi selon les
dimensions de l’alexithymie, vie opératoire ou difficultés d’identification des émotions
par exemple (Corcos et al, 2003).
Quoiqu’il en soit ces données ont une double conséquence :
1. Elles soulignent que l’alexithymie est une dimension transnosographique, présente à
des degrés divers selon le moment de l’évaluation, qui se retrouve chez des sujets sains
50
Bertagne, (1992)
21
comme chez des patients, bien qu’elle soit plus fréquente dans certaines populations,
notamment dans les addictions et les troubles du comportement alimentaire (entre 35et
80% selon Bourke et al, 1992), autrement dit dans des symptomatologies caractéristiques
des fonctionnements limites.
2. Elles suscitent un renouveau dans les recherches autour de l’alexithymie, d’abord
centrées sur les malades « psychosomatiques ».
e) Champs de recherches
Depuis 20 ans, elle continue donc d’être étudiée dans les maladies somatiques, dans des
perspectives bidirectionnelles : comme facteur de vulnérabilité aux décompensations
somatiques, mais aussi comme corrélat de certaines affections : l’avancée des recherches
en neuropsychologie a montré par exemple que la sclérose en plaques provoquait des
lésions et des particularités cérébrales qui, quelle que soit la personnalité pré-morbide
engendrait fréquemment, comme la maladie de Parkinson par exemple, un tableau
alexithymique et des difficultés de régulations émotionnelle.
Comme il ne s’agit pas ici de réaliser la méta-analyse de travaux qui sortent du champ
précis de notre problématique, nous indiquons à titre d’exemple quelques études, sans en
présenter les résultats ou les points de discussion. Un tableau (en annexe N3) indique les
recherches qui dans notre revue de la littérature, nous ont aidée à mieux comprendre les
spécificités et l’intérêt spécifique de la notion d’alexithymie.
Les données épidémiologiques ont donc élargi les recherches :
1. A l’étude des corrélations entre alexithymie et maladies psychiatriques,
notamment :
• La dépression ( Parker et al, 2001 ; Honkalampi et al, 2000 ; Corcos et al 2003).
D’autres auteurs infirment cette corrélation, en soutenant qu’il y aurait une tendance à
confondre la dépression avec des mécanismes de défenses immatures et non névrotiques,
effectivement présents chez les alexithymiques.(Wise et al, 1991)
• Les syndromes de stress post-traumatique (Krystal, 1988 ; Fukunishi, 1994)
• Les troubles du comportement alimentaire (Guilbaud et al, 1999 ; Corcos et al, 2000)
• Les conduites de dépendance : toxicomanie et alcoolisme (Ziolkowski, 1995 ;
Taylor, 1996 ; Haviland, 1999 ; Loas et al 2000 ; méta-analyse de Taiëb et al (2002)
• Les intervalles libres de troubles mentaux sévères (Bertagne, 1992) 51
•
•
•
•
51
2. A l’occurrence de l’alexithymie dans la population générale, à travers :
des études sur des sujets tout-venants (répertoriées entre autre par Gucht, 2002 et
Corcos et al 2003)
les corrélations, positives ou négatives avec certaines dimensions de la personnalité
(introversion, anxiété chronique (Berthoz et al, 1999)…)
les mécanismes de défense, (Wise et al, 1991 : identification projective, clivage…)
les facteurs environnementaux : interactions précoces et alexithymie, modalités
d’attachement et alexithymie… (voir tableau de notre revue de la littérature, annexe 3)
voir annexe 3
22
Ces données épidémiologiques et l’avancée conjointe des recherches dans différents
domaines ont en retour complexifié la définition de l’alexithymie. En effet, cette diversité
clinique pose la double question de la nature de l’alexithymie et de sa pertinence théorique.
2. Spécificité du concept d'alexithymie :
a) Une évolution en deux temps
Les travaux sur l’alexithymie relèvent dans un premier temps d’un désir de
combler les lacunes métrologiques de la notion de pensée opératoire tout en partant du
même constat clinique. Cette notion « se distingue par son souci d’objectivité »52, ses
possibilités de mesure et ses essais de validation, mais aussi par sa compatibilité avec des
modèles actuels d’orientation diverse. (Bertagne, 1992)
L’alexithymie se veut donc d’abord être un construct mesurable scientifiquement, en
dépit des divergences concernant sa nature ou son origine, et quelle que soit l’orientation
du clinicien.
Mais cette dimension transnosographique s’avère concerner une population si
large que sa fréquence va relancer, outre le débat sur sa nature même, « l’intérêt des
chercheurs. En effet, elle est un support fécond pour l’étude très actuelle des relations
entre cognitions, émotions et langage »53. Ce concept «ouvre des perspectives de
recherche »54 intéressantes, notamment parce qu’il permet d’étudier les émotions et leur
perturbation chez d’autres sujets que des patients (déprimés ou cérébrolésés) comme
c’était souvent le cas avant.
S’ouvre ainsi la seconde période de développement du concept qui a débouché sur
des travaux neuropsychologiques et l’intégration de modèles cognitivistes,
développementaux, et psychanalytiques. (Bertagne, 1992). Sa spécificité réside d’abord
dans ses différences et ses points communs avec la notion de psychosomatique.
b) Maux du corps, mots du cœur : alexithymie et psychosomatique
Malgré les divergences de référence théorique, la corrélation observée entre
alexithymie et troubles psychosomatiques, (Pierloot et Vinck, 1977 ; Bertagne, 1992 ;
Corcos et al, 2003), nous rappelle que la notion d’alexithymie a été forgée en s’inspirant
du concept de pensée opératoire proposé par Marty pour qualifier le fonctionnement
psychique de malades psychosomatiques (Marty, 1963).
Certains auteurs insistent sur la prévalence de l’alexithymie chez les malades
psychosomatiques, la considérant comme un facteur de vulnérabilité pour ces troubles.
Ainsi, par exemple, Keltingangas-Jarvinen (1985) montre la prévalence de l’alexithymie
chez des patients psychosomatiques55. Le groupe contrôle56 présente des scores
52
Bertagne, P. (1992).
Bertagne, P. (1992)
54
Corcos et al (2003, p. 219)
55
Patients atteints de syndrôme du colon irritable, ulcère gastro-duodénal ou rectocolite hémorragique
56
Sujets atteints de calcul biliaire, varicosités, hernies inguinales
53
23
d’alexithymie significativement plus bas que les sujets du groupe test. Toutefois la
composition non homogène des groupes, ainsi que d’autres biais méthodologiques tels
que les outils employés imposent de prendre ce type de résultats avec précaution. Depuis,
la méthodologie et la mesure de l’alexithymie ont évolué. Or, plus récemment, des études
nombreuses montrent une corrélation positive significative entre alexithymie et troubles
psychosomatiques. Ainsi, Guilbaud et al (1999) constatent l’augmentation du nombre
d’affections psychosomatiques chez les alexithymiques par rapport à des non
alexithymiques tout-venants.
De nombreuses études concernant la maladie de Crohn (Porcelli, 1995 ; 2002 ; Corcos et
al, à paraître) ; l’hypertension artérielle (Jula et al, 1999), et un grand nombre d’affections
considérées comme psychosomatiques, révèlent une corrélation positive très forte avec
l’alexithymie chez ces patients, significativement plus élevée que chez un groupe témoin
de non-patients ou de patients dits non psychosomatiques.
Les écrits de Mc Dougall, dans la lignée de Marty, mais structurés autour du terme
d’alexithymie, montrent la proximité des deux notions, illustrée par les cas cliniques d’
« analysants-somatisants » (Mc Dougall, 1982).
Parallèlement, de nombreux auteurs, parfois ceux-là même qui observent de fortes
corrélations entre les deux notions, insistent sur leur distinction, à l’appui de plusieurs
arguments cliniques, théoriques et expérimentaux :
•
•
•
Tous les malades dits psychosomatiques ne sont pas alexithymiques
Tous les alexithymiques ne développent pas une maladie psychosomatique
L’alexithymie peut survenir chez des sujets sains, notamment en situation de
stress, constituant alors une donnée transitoire à fonction défensive, tandis que
la maladie psychosomatique serait la résultante d’une régression du
psychisme, dont les défenses sont déjà dépassées. (Bertagne, 1992)
• L’alexithymie peut être transitoire et partielle, ne concernant par exemple que
certains moments et certaines relations dans la vie affective. (Corcos et al,
2003)
• L’alexithymie n’est en soi ni la conséquence unique, ni la cause de la maladie
psychosomatique, bien que celle-ci puisse renforcer un fonctionnement
opératoire pour protéger le sujet d’une dépression avérée (Pédinielli, 1992)
• L’alexithymie, même lorsqu’elle pré-existe à une maladie, ne répond pas à la
question du choix de la maladie et de l’organe atteint, celui-ci résultant d’une
conjugaison entre terrain génétique, fonctionnement psychique, moment de
l’existence, facteurs environnementaux… (Debray, 2005)
Ainsi, Pédinielli (1992), Cohen (1993), Bach (1996), insistent sur l’importance de
ne pas tomber dans le syncrétisme et de rester rigoureux scientifiquement, en s’appuyant
sur la relative indépendance entre alexithymie et somatisation. Gucht (2003), dans sa
méta-analyse, aboutit à la même conclusion.
Corcos et al. (2003) rappellent que l’alexithymie ne caractérise pas
systématiquement la personnalité psychosomatique et que la problématique affective de
l’alexithymique peut ou non conduire à la désorganisation somatique. Mais il n'existe
qu'une "virtualité psychosomatique dans l'alexithymie qui demande à rencontrer une voie
24
de désorganisation vers la somatisation"57 Dans ce cas, les angoisses archaïques et
narcissiques non élaborées soumettent le sujet à des tensions telles qu’il en pâtit jusque
dans son fonctionnement physiologique (respiration, système cardiovasculaire, tension,
digestion). Les angoisses et les facteurs de stress prolongés contribuant, par les sécrétions
endocriniennes qu’ils modifient, à engendrer des dysfonctionnements somatiques58
De même, Debray (2005) rejette l’assimilation trop rapide entre alexithymie et
psychosomatique : si ces deux notions entretiennent des liens nombreux, évidents,
bidirectionnels, et si la réalité clinique les réunit fréquemment, elles ne renvoient
cependant pas systématiquement au même fonctionnement.
Ainsi, on peut parler de liens entre alexithymie et psychosomatique, mais ces
notions ne sont pas interchangeables. Leur liens (c’est-à-dire aussi leurs différences), sont
de deux natures :
Théorique, puisque les deux notions renvoient à des courants de la psychologie
différents, mais que la notion de pensée opératoire introduite par Marty et reprise par
Sifneos jette un pont entre l’approche psychopathologique quantitative de l’école de
Boston et une perspective plus psychanalytique.
Clinique et épidémiologique, alexithymie et maladies psychosomatiques
n’étant pas superposables mais fréquemment corrélées de façon statistiquement
significative.
Cette question a fait l’objet de centaines de recherches (de Gucht, 2003). L’annexe
3 présente les articles retenus pour alimenter notre recherche.
En effet, les éléments analysés jusqu’à présent, historique de la notion de
psychosomatique (p. 12) ou spécificité de l’alexithymie (ci-dessus), nous amènent au
constat suivant : l’approche psychosomatique, pas plus que les études sur
l’alexithymie, n’abordent la question de l’image du corps à proprement parler. On y
parle du corps, du psychisme, de l’énergie pulsionnelle, des liens entre troubles
somatiques et fonctionnement psychique, des relations d’objet parfois. On dit qu’il y a
« de la libido », « de la pulsion de mort », mais jamais le problème précis de la
représentation du corps et de son investissement narcissique n’est réellement posé.
L’image du corps, étudiée dans de nombreuses pathologies, somatiques ou
psychiques ne l’a donc pas été chez ceux dont le principal trait est de ne pas se
représenter leur propre vécu émotionnel. L’incapacité à exprimer des émotions révèle
pourtant une faille, comme si le corps n’avait pas été complètement pris en compte. Le
corps a été délaissé par la pensée, parce que déserté par l’émotion. Or l’image du
corps est une composante fondamentale du psychisme. Qu’en est-il donc, chez le sujet
alexithymique ?
L’image du corps de l’alexithymique reste donc une question à part entière.
57
58
Corcos et al, (2003, p. 59)
Conception qui renvoie à celle de Selye sur le stress.
25
c) Différentes formes cliniques
L’alexithymie apparaît comme un terme générique recouvrant des formes
cliniques diverses, d’étiologie multiple et apparaissant ou non dans un contexte
psychopathologique. L’alexithymie est actuellement définie par l’ensemble des auteurs et
dans les différentes classifications (DSM IV R ; CIM 10) (Corcos et al, 2003) comme une
dimension transnosographique, présente à des degrés divers selon les sujets.
Aussi, fournir des axes permettant de distinguer les différentes formes cliniques
s’est avéré nécessaire pour comprendre la place de l’alexithymie en fonction de son
contexte d’apparition.
Les données épidémiologiques sur l’alexithymie ont donc eu plusieurs conséquences :
D’une part on a cherché à définir les caractéristiques essentielles de l’alexithymie
quel que soit son contexte d’apparition ;
D’autre part on a voulu construire des outils pour la mesurer, malgré l’absence de
consensus sur son statut.
Enfin, on a voulu repérer les principales formes qu’elle pouvait prendre, afin d’en
mieux comprendre la signification chez chaque sujet. Sa distribution amène à envisager
l’alexithymie de deux manières :
D’une part comme un fonctionnement, transitoire ou durable, un style cognitif, une
manière de réagir aux situations ou encore un mécanisme de défense auquel des individus
sont amenés à recourir dans certaines situations douloureuses.
D’autre part, elle semble être dans certains cas l’épiphénomène d'une pathologie
psychiatrique (Corcos 2003), signant un fonctionnement pathologique, qui s'enkyste et
devient destructeur pour le sujet.
Autrement dit, cette notion 1. s’inscrirait sur un continuum normal-pathologique ;
2. serait évolutive dans le temps, au moins dans certains cas
3. varierait selon les situations
Au vu de cette diversité clinique, on a donc finalement établi une différence entre :
l’alexithymie primaire : style cognitif, trait de personnalité caractéristique du
fonctionnement psychique
l’alexithymie secondaire : réactionnelle à un trauma, un événement de vie difficile, ou
corrélative d’une maladie, distinction qui renvoie à la question « alexithymie–état,
alexithymie-trait » ? (Horton et al, 1993 ; Taylor et al, 1993 ; Corcos et al, 2003).
Dans l’alexithymie secondaire, il faut alors tenter de distinguer59 ce qui est de l’ordre du
transitoire de ce qui est en voie de chronicisation : pour reprendre notre exemple, on peut
ainsi penser qu’une alexithymie neurologiquement induite par la sclérose en plaque (donc
secondaire) va s’enkyster du fait des répercussions psychologiques d’une telle maladie sur
la vie et les relations de la personne, ou même simplement renforcer une carence de
mentalisation pré-existante.
Freyberger (1977) distinguait déjà une alexithymie primaire, (trait de personnalité) et une
alexithymie secondaire, réactionnelle pouvant se résorber avec les conditions
d’apparition.
59
Et c’est tout l’enjeu de l’évaluation psychologique, par rapport à des questionnaires psychiatriques
26
Etat ou trait ? Déficit ou défense ? Défaillance ou richesse protectrice ? La
diversité des contextes d’apparition et des fonctions de l’alexithymie dans l’économie
psychique de chaque sujet patient ou non, a rendu le débat sur sa nature complexe, et ces
formulations binaires un peu caduques. Aujourd’hui, les chercheurs ont tendance à
adopter une perspective intégratrice dans laquelle les différentes hypothèses ne sont pas
envisager comme incompatibles mais comme pouvant refléter la diversité clinique
observée dans l’alexithymie. (Corcos et al, 2003)
♦ Pathologie, structure ou tout simplement dimension ?
En effet la présence de l’alexithymie aussi bien dans la population saine que chez des
patients, et aussi bien chez des patients « somatiques » que « psychiatriques » exclut
l’alexithymie de l’alternative : pathologie ou structure de personnalité.(Pédinielli, 1992).
Sa distribution, sa co-occurrence fréquente dans des pathologies limites plus que
névrotiques, lui confère le statut non pas d’une entité nosographique, présente ou absente,
mais d’une dimension clinique plus ou moins marquée chez le sujet, avec ou sans
comorbidité.
Certains sujets peuvent être fortement alexithymiques à un moment de leur existence, et,
en témoignent les cas cliniques (Paul et Isaac) présentés par Mac Dougall (1982),
parvenir à une « névrotisation » permettant la métaphorisation des affects en lieu et place
de leur re-somatisation.
♦ ‘Etat ou trait’ ou ‘parfois état et parfois trait’ ?
Ce débat est l’un des plus polémiques, concernant l’alexithymie, comme en témoigne
une série d’articles dans laquelle Taylor et al (1993) et Horton et al (1993) se répondent,
Taylor défendant l’idée qu’il s’agit là d’une question qui n’a pas réellement de
signification dans la réalité clinique, tandis qu’Horton considère que l’alexithymie,
lorsqu’elle est un trait stable, comprend un substrat anatomique neurophysiologique, qui
la rend radicalement différente de sa forme transitoire, où elle constitue alors un état
induit par une situation stressante par exemple. Dans le premier cas, on est ou on n’est pas
alexithymique, dans le second, il s’agit d’un état, ce qui signifie qu’un individu peut être
« un peu alexithymique » dans certaines circonstances (il donne l’exemple des
adolescents en période d’examens), et ne pas l’être à d’autres.
Sifneos y voit un trait de personnalité stable (1973), tandis que Jacob et Hautekkete
(1999) distinguent deux formes d’alexithymie : l’alexithymie structurale renvoyant à un
dysfonctionnement du corps calleux ou à une sclérose en plaques, maladie dans laquelle
la démyélinisation modifie l’expérience et l’expression des émotions. L’alexithymie
fonctionnelle renverrait plutôt à une défense, donc à une tentative d’adaptation, parfois
réussie, pour faire face à une situation trop lourde affectivement (perte, séparation…)
Bref, on aperçoit déjà que les deux conceptions principales, alexithymie comme défaut,
alexithymie comme défense, loin d’être incompatibles, constitueraient les deux versants
d’un tableau clinique apparemment identique, mais qui prend une valeur parfois
diamétralement différente d’un sujet à l’autre.
27
♦ Force ou fragilité ?
Bach et Bach (1995), comme de nombreux auteurs (Corcos, et al, 2003) voient dans
l’alexithymie un facteur de vulnérabilité, favorisant l’issue somatique du fait d’une nonélaboration des affects, ou la rechute dans le cas de pathologies telles que les addictions
ou l’alcoolisme. Ainsi, d’après Loas (1997), l’alexithymie est un facteur de mauvais
pronostic pour le maintien de l’abstinence et la prévention des rechutes chez les alcoolodépendants abstinents, de même que pour Corcos (2000), la sortie défintive de l’anorexie
nécessite une réintégration des émotions chez les patientes alexithymiques.
Mais la survenue brutale de l’alexithymie au début d’un état de stress posttraumatique, les études sur la fidélité test-retest à la TAS ont montré que cette dimension
évolue et peut disparaître. Krystal y voit même une tentative de protection qui évite au
sujet une désorganisation psychique majeure après un choc émotionnel. Une fois la source
du traumatisme élaborée, cette caractéristique disparaîtrait, de même que son fréquent
corrélat dans ces situations, l’hypervigilance.
Ainsi le débat concernant la dimension pathologique ou adaptative de l’alexithymie ne
se pose plus en général mais pour chaque sujet : l’alexithymie serait une dimension
transnosographique d’intensité variable, tantôt défense protectrice, tantôt défaut
d’élaboration délétère pour le sujet et les relations qu’il entretient avec son
environnement. Aussi faut-il en lire la signification singulière pour chacun,
mécanisme de défense transitoire et passager chez tel adolescent, fonctionnement ancré et
destructeur chez tel adulte ayant connu des interactions précoces carencées avec une mère
elle-même alexithymique, etc.
On peut imaginer qu’une alexithymie réactionnelle, ayant fonction de défense
adaptative dans un premier temps, s’enkyste en raison d’une vulnérabilité pré-existante du
sujet, ou du fait d’une accumulation de pressions, et devienne « contre-productive » pour le
sujet qui voit diminuer son champ de conscience et ses capacités adaptatives.
Autrement dit l’alexithymie correspondrait à un type de fonctionnement, cognitif et affectif,
qui, une fois repéré chez un sujet, demande, comme tout signe clinique, à être lu et compris
à la lumière de l’histoire du sujet, de sa personnalité et de son passé, de son histoire
familiale mais aussi médicale, de ses particularités génétiques et culturelles, de ses ressources
psychiques autant que de ses fragilités physiologiques.
♦ Cause ou conséquence ?
Toutes ces questions se rejoignent. Les études et la diversité des cas cliniques
amènent finalement à renoncer à une pensée dualiste et causaliste, au profit d’une pensée
circulaire, systémique en quelque sorte, d’autant plus nécessaire que l’alexithymie a en
partie à voir avec les interactions précoces, c’est-à-dire avec une phase de l’existence ou
corps et psychisme, moi/ non-moi, intérieur/ extérieur sont mal différenciés, et où
l’intrapsychique se confond encore avec l’intersubjectif.
L’analyse psychodynamique de cette dimension, la question de l’image du corps qui
l’accompagne n’ôtent pas à l’alexithymie son caractère relationnel, dans la mesure où elle
concerne avant tout les émotions, c’est-à-dire ce qui, phylogénétiquement, apparaît
lorsque la survie de l’individu se met à dépendre des relations établies avec
l’environnement.
28
d. Limites de la notion d’alexithymie : les principales critiques.
Bien qu’historiquement, le concept d’alexithymie ait été forgé dans un souci de
rigueur et d’objectivation, il est néanmoins l’objet de nombreux débats. Plusieurs
critiques ont été formulées, tant sur le plan de sa validité empirique que de sa pertinence
théorique. Les principales objections concernent :
1. Sa distribution, son contexte d'apparition : La première réserve émise à
l’égard de l’alexithymie concernait le fait qu’elle aurait exclusivement décrit le
fonctionnement psychiques de malades psychosomatiques.
Cette critique, et les découvertes qui ont suivi, ont eu une conséquence importante :
renoncer à circonscrire l'alexithymie à une unique catégorie (trait de personnalité,
psychopathologie, mécanisme de défense, stratégie de coping) ; et renoncer à une
assimilation hâtive avec un fonctionnement qualifié de psychosomatique. Ceci a conduit à
orienter les recherches vers les corrélations entre alexithymie et affections psychiatriques
ou traits de personnalité. (Corcos et al, 2003)
2. Sa nature : La répartition (inattendue au départ) de cette dimension dans la
population tout-venant a posé de nouveau, à peine définie, la question de la nature même
de l’alexithymie (état, trait, dimension ?) (Bertagne, 1992 ; Corcos et al, 2003) et donc de
la pertinence du concept.
3. Sa mesure : Des critiques sont encore formulées aujourd’hui, puisque, à
l’exception de la BVAQ-40 et de la TAS-20, les techniques de mesure présentent des
qualités métrologiques et une validité théorique insuffisantes. (Bertagne, 1992).
Néanmoins, la validité et la rigueur de la TAS-20 en font un outil solide, ce qui
confirmerait la pertinence et la cohérence d’un ensemble de caractéristiques regroupées
sous le terme d’alexithymie. Le nombre d’études sur la validité de ces deux instruments
montre à lui seul combien la notion d’alexithymie a soulevé d’interrogations et de
polémiques. (voir annexes N3 et N4). La mise au point d’instruments spécifiques
permettant d’évaluer cette dimension quel que soit le contexte d’apparition s’est donc
avéré nécessaire avant même qu’un consensus soit établi quant à sa nature.
4. Son étiologie et certaines corrélations : La question des rapports entre
l’alexithymie et certains traits de personnalité (introversion, anhédonie…) ou certaines
dimensions psychopathologiques n’est pas tranchée, et suscite de nombreux débats.
Toutefois, les études sont suffisamment nombreuses pour permettre d’entrevoir des
corrélations significatives entre alcoolisme et alexithymie par exemple. La question reste
ouverte de savoir dans quelle mesure l’alexithymie est un facteur de vulnérabilité pour
certaines conduites ou dimensions pathologiques, et dans quelle mesure ces variables
renforcent en retour le fonctionnement alexithymique du sujet (l’alcoolisme courtcircuitant l’élaboration psychique des affects (Mac Dougall, 1982) ). Il semble encore une
fois qu’une pensée systémique, entendant l’alexithymie à la fois comme une conséquence
et comme un facteur de renforcement, soit la mieux à même de rendre compte de la
complexité du fonctionnement psychique. Toutefois, la question du fonctionnement prémorbide dans ce type de situations est fondamentale pour la prise en charge.
Si pour Sifneos (1974), Krystal (1979) et Mac Dougall (1982 ; 1989) notamment,
elle constitue en elle-même un déficit dans la régulation des affects (autrement dit une
entité à part entière, un défaut primaire), l’alexithymie est liée à d’autres dimensions
psychologiques pour un certain nombre d’autres chercheurs. (Wise et al, 1992 ; Bertagne,
29
1992). A cet égard, la notion d’alexithymie nécessite d’autres recherches, permettant de
différencier plus nettement les sujets qui présentent une alexithymie centrale, primaire,
des sujets dont d’autres traits de personnalité (inhibition, introversion, …) font penser
qu’ils sont alexithymiques, alors même qu’ils identifient leur vécu, mais ne l’expriment
pas.
3. Différentes conceptions, approches complémentaires : de multiples
hypothèses
A. Différentes conceptions :
1. Sifneos et l’Ecole de Boston
Sifneos, en proposant le terme d’alexithymie, propose une orientation
« psychopathologique quantitative »60 qui se veut compatible avec des modèles aussi bien
psychodynamiques, que cognitivo-comportementaux ou neuropsychologiques.
Sifneos définit l’alexithymie d’après les quatre dimensions déjà évoquées plus haut
puisqu’elles en constituent la définition communément admise.
Sa conception repose, comme on l’a vu, sur une distinction entre émotions et sentiments
(ou encore visceral emotions et feeling emotions). Celle-ci permet de mieux comprendre
l’incapacité à identifier et décrire ses émotions : ce n’est pas que les sujets alexithymiques
n’ont pas d’émotions, c’est que celles-ci ne donnent pas lieu à des sentiments : s’ils
manifestent au niveau végétatif des réactions émotionnelles, celles-ci n’aboutissent à
aucune prise de conscience verbalisable.
« Dans l’alexithymie, prédomineraient les réponses physiologiques et comportementales
au détriment des réponses »61 verbales, oniriques, relationnelles, …
La limitation de la vie imaginaire deuxième axe de l’alexithymie d’après Sifneos, évoque
clairement les descriptions faites par Marty des patients opératoires : peu ou pas de rêves,
des projets très concrets et très conformistes, le rapport du sujet avec sa propre vie
imaginaire étant à peu de choses près réduit à néant.
Le recours à l’agir pour décharger les tensions tout en évitant les conflits, troisième
élément décrit par Sifneos, n’est ni pathognomonique de l’alexithymie ni obligatoire.
Chez certains, cette dimension se limite au discours : le sujet n’est pas particulièrement
impulsif, mais il décrit des actions et des comportements, plutôt que des émotions ou des
conséquences affectives. La tendance à l’agir et au concret est ici reportée dans le
discours, dénué d’affect, sans toutefois que le sujet passe à l’acte.
La pensée à contenu pragmatique : les alexithymiques s’expriment de manière
« mécanique », très descriptive, évoquant les aspects triviaux, concrets de leur existence.
Ainsi, le sujet répond « je pense » quand on lui demande ce qu’il ressent, et évoque des
symptômes somatiques quand on lui demande d’évoquer ses relations. (Pédinielli, 1992)
Outre ces quatre aspects fondamentaux, Sifneos décrit chez ces sujets un
sentiment de vide, une tension, un niveau élevé de frustration et des relations
60
61
Corcos et al, (2003, p. 118)
ibid.
30
interpersonnelles pauvres avec une tendance à la dépendance parfois masquée par la
préférence pour la solitude.
Ces traits sont « secondaires » dans la mesure où ils ne sont pas pathognomoniques de
l’alexithymie et en outre, se confondent avec les caractéristiques des patients
psychosomatiques, alors que nombres d’alexithymiques n’ont pas (ou pas encore)
développé de maladies chroniques. (Nemiah, 1977)
Pour Sifneos, l’alexithymie primaire serait liée à des éléments génétiques et
neurophysiologiques.
Sa forme secondaire aurait à voir -soit avec la mise en place de mécanismes de défense
marqués par l’usage prédominant et durable du déni et de la répression des affects,
-soit à des facteurs éducatifs, certains contextes socio-culturels favorisant la répression
des affects,
-soit enfin à un traumatisme, ces trois éléments pouvant s’intriquer pour constituer une
étiologie plurifactorielle.
Pour Sifneos, l’alexithymie impliquerait un fonctionnement opposé au profil
névrotique (et spécifiquement hystérique). (Apfel et Sifneos, 1979). Elle renverrait à une
problématique pré-oedipienne, narcissique, ayant pour corrélat un sentiment de vide.
Cette conception se retrouve chez de nombreux psychanalystes62 qui opposent les patients
somatisants opératoires, aux sujets présentant des conversions hystériques, riches d’un
tissu associatif et métaphorique permettant l’élaboration fantasmatique. (Mc Dougall,
1982 ; Green, 1990) Cette position est illustrée par l’expression de Pédinielli, selon qui
l’alexithymie est le « négatif de la névrose »63. Est-ce à dire qu’elle rejoindrait, quelque
part, certains éléments du fonctionnement pervers, Freud décrivant la névrose comme le
négatif de la perversion ? Mais nous sortons ici de la pensée de Sifneos.
2. Taylor et l’Ecole de Toronto
Observant une fréquence élevée de l’alexithymie chez des sujets non patients
somatiques, mais par exemple alcooliques ou toxicomanes, Taylor (1988 ; 1993) cherche
à préciser les relations entre cette variable et certaines pathologies psychiatriques, à l’aide
de l’instrument de mesure mis au point par son équipe, la TAS (26 puis TAS-20).
Ainsi, Taylor s’interroge lui aussi sur le statut de l’alexithymie : cet ensemble de
caractéristiques si répandu est-il un état ou un trait de personnalité ?
A défaut de pouvoir trancher sur son statut, Taylor (1993) propose d’en classer les
caractéristiques en deux catégories : le noyau central et les éléments secondaires. Le
noyau regrouperait trois dimensions : l’incapacité à identifier et exprimer verbalement ses
émotions et à les distinguer des sensations corporelles ; la limitation de la vie imaginaire ;
la pensée concrète.
Autour de ce noyau, un ensemble de dimensions serait présent de façon variable selon les
individus, dont le recours à l’action pour éviter /résoudre les conflits, et le manque
d’empathie (conséquence logique de son incapacité à identifier ses propres émotions).
Dix ans plus tard, Corcos et al. considèrent ce dernier élément, comme essentiel dans
l’alexithymie, de par ses répercussions sur la vie relationnelle du sujet, laquelle rétroagit
évidemment sur l’image qu’il a de lui-même (Corcos et al, 2003).
62
63
Assoun (1997), Bergeret (1975), Debray et al (2005), Dejours (1997), MacDougall (1989)
Pédinielli, J.-L (1985), cité par Corcos et al, (2003, p.58)
31
Au final, Taylor considère que, dans la pratique, la distinction état-trait n’est pas
fondamentale, comme on l’a dit plus haut à propos de sa polémique avec Horton (Taylor
et al, 1993 ; Horton et al, 1993)
3. Krystal : le traumatisme au cœur de l’alexithymie
La conception de l’alexithymie proposée par Krystal se rapproche tout
particulièrement du fonctionnement opératoire et de la dépression essentielle proposée par
Marty. Ils insistent tous deux sur la double étiologie possible de ces fonctionnements (qui
rendrait compte de ses deux versants, déficitaire et défensif), sur la pensée factuelle et sur
la notion de traumatisme. Certaines de ses idées se retrouvent également chez Mac
Dougall, notamment l’hypothèse d’une alexithymie-réaction à un traumatisme ayant
débordé les capacités du sujet à métaboliser les affects, et figé par là-même sa créativité et
sa vie fantasmatique.
Travaillant avec des malades somatiques et des sujets traumatisés, son étude sur les
survivants de la Shoah (citée et commentée par Corcos et al., 2003), comparable à celle
de Zeitlin sur les vétérans de la guerre du Viêt-Nam, montre une fréquence élevée de
l’alexithymie parmi les sujets souffrants d’un syndrome de stress post-traumatique.
S’il distingue deux formes d’alexithymie, l’une primaire, constitutive du sujet, et
l’autre secondaire, réactionnelle donc réversible, Krystal considère que dans les deux cas,
le traumatisme est présent, précoce ou tardif.
Dans le premier cas, Krystal postule l’existence, au sein de la dyade, d’un
traumatisme qui aurait empêché la mise en place d’une aire transitionnelle. Rupture trop
brutale de l’illusion de toute-puissance, séparation si subite qu’elle a été vécue comme un
arrachage ? L’alexithymie protègerait le sujet d’une décompensation psychotique, et
constituerait donc une défense précoce pour arrêter ce que Marty nomme un mouvement
régrédient.
Les difficultés d’identification et de verbalisation des sentiments seraient donc à
relier à cette incapacité à différencier émotions et sensations, comme si le développement
du sujet s’était trouvé figé à un stade où phénomènes physiologiques et psychiques sont
encore indistincts.
Il y a là une conception de l’alexithymie comme déficit, l’émotion restant au plan
du soma sans acquérir sa fonction communicationnelle et symbolique.
B. Approches complémentaires :
Ni symptôme pathognomonique d’une pathologie psychiatrique, ni structure de
personnalité, ni même comportement, l’alexithymie « échappe » d’abord à toute
catégorie. Son signe majeur est une absence. C’est une économie qui se distingue par son
manque de matière, précisément, sa pénurie d’affects. Ce silence émotionnel suscite un
foisonnement de recherches. On peut toutefois discerner, au sein de cette littérature
étonnamment vaste, quatre principaux angles d’approche :
Tout d’abord, les travaux, déjà présentés, des auteurs tels que Sifneos ou Taylor,
qui dans une perspective psychopathologique quantitative, soumettent des hypothèses
étiologiques intégrant des notions neuropsychologiques et comportementales.
32
Les approches neuropsychologique et développementale ensuite, qui apportent un
éclairage complémentaire à la compréhension du silence émotionnel de l’alexithymique.
Enfin, avant d’aborder l’image du corps, nous reviendrons sur l’approche
psychanalytique, avec les travaux de Mac Dougall64, notamment, ainsi que de Corcos et
son équipe. Nous avons choisi cet éclairage pour notre étude de l’image du corps,
notamment en raison de sa richesse conceptuelle concernant le narcissisme et la
représentation de soi.
1. Une foule d’hypothèses, non exclusives les unes des autres : l’approche
neuropsychologique :
« Constater que des mécanismes biologiques se profilent derrière
les comportements humains les plus sublimes n'implique pas de
réduire ceux-ci au niveau des écrous et des boulons de la
neurobiologie »65
Dès 1973, l’alexithymie a été étudiée dans sa dimension neurophysiologique et cette
approche a donné lieu à différentes hypothèses, certaines se voulant explicatives, d’autres
simplement compréhensives et descriptives. Les principales d’entre elles peuvent se
réunir en fonction de l’élément neurophysiologique sur lequel elles se focalisent
Système nerveux central et alexithymie :
a). L’hypothèse du déficit inter-hémisphérique
En 1977, Mac Lean, étudiant les circuits neuraux les plus impliqués dans les
émotions, constate que ceux-ci sont intacts chez les sujets alxithymiques, lesquels
semblent en outre présenter les réactions émotionnelles habituelles (accélération du
rythme cardiaque…). Il formule alors l’hypothèse, dans l’alexithymie, d’une mauvaise
transmission des informations entre cette partie du cerveau (le système limbique, souscortical), et le néocortex, responsable de la prise de conscience et de la verbalisation.
En effet, l’expérience, et donc l’expression des émotions dépendent de la transmission des
informations provenant du système végétatif. Leur intégration dans les structures
limbiques, puis les connexions cortico-sous-corticales permettent d’en prendre conscience
et d’adapter notre comportement dans le but premier d’assurer notre survie et de nous
adapter à l’environnement.
Un déficit de transmission des informations du système limbique vers le néocortex
expliquerait que, l’information émotionnelle n’étant pas transmise, il n’y ait pas de prise
en compte de celle-ci par le sujet et donc pas de régulation autre que végétative.
Pour Nemiah, ceci expliquerait les perturbations physiologiques et les plaintes
somatiques fréquentes chez ces sujets, les réactions végétatives n’étant pas relayées au
64
65
Société Psychanalytique de Paris
Damasio, A. R. (1995, p. 167)
33
niveau cortical par une régulation adaptative plus élaborée et une traduction consciente de
ces signaux du corps.(Nemiah, 1977)
b) L’hypothèse d’une déconnexion « horizontale »
Buchanan (1980) envisage l’hypothèse d’un déficit du transfert non plus vertical de
l’information, mais interhémisphérique.
Les études sur la latéralisation du cerveau66, et les travaux de Hoppe (1988) et de
Montreuil (1991), vont dans le sens de cette hypothèse en suggérant que les
alexithymiques privilégieraient un traitement séquentiel, analytique, rationnel de
l’information (assumé plutôt par l’hémisphère gauche), au détriment d’un traitement
global, synthétique, de l’information. Cette difficulté à intégrer les informations au plan
cognitif contribuerait à l’alexithymie, les différents éléments de l’expérience restant isolés
les uns des autres, sans prendre un sens global67.
Les recherches de Montreuil (2001, cité in Corcos et al, 2003) révèleraient en fait un
trouble dans la coordination de ces deux fonctions, c’est-à-dire à la fois au plan horizontal
(entre les deux hémisphères) et vertical (entre les structures limbiques, et corticales…)
Dans la même perspective, plusieurs travaux ont confirmé l’hypothèse d’un déficit ou
d’une hypoactivation de l’hémisphère droit. (Weintraub, 1983, Spalletta et al., 2001).
Enfin, une hypothèse synthétise et dépasse les deux précédentes : il y aurait, chez les
alexithymiques hommes, une conjugaison du déficit interhémisphérique et de
l’hypofonctionnement de l’hémisphère droit. (Lumley et Sielky, 2000)
Les résultats d’une étude récente (Tabibnia, 2005) soulignent que 1. Les différents
résultats ne concordent pas quant au sens du déficit de transfert inter-hémisphérique ; et 2.
l’hypoactivation droite retrouvée chez les alexithymiques par rapport aux non
alexithymiques n’est pas toujours significative.
L’hypothèse selon laquelle l’alexithymie est liée à un déficit du transfert de
l’hémisphère droit vers le gauche concernant l’information émotionnelle reste donc
à vérifier et à préciser. On doit donc :
s’interroger sur la comparabilité des méthodes employées.
se demander si les divergences de résultats ne reflètent pas tout simplement la
plasticité et la singularité de toute organisation cérébrale. (Damasio, 1995 ;
Gormezano, 200468)
Système nerveux périphérique et alexithymie
Les travaux de Nemiah (1977) sur l’augmentation de la consommation d’oxygène en
situation de stress montraient que celle-ci est inférieure chez des sujets alexithymiques,
par rapport à des non alexithymiques. Leur organisme serait physiologiquement moins
réactif, selon lui, à la dimension émotionnelle des situations.
66
L’hémisphère droit étant supposé intervenir de façon plus importante que le gauche dans le traitement
global de l’information, la reconnaissance de la musique, des visages, l’orientation spatiale bref, dans tout
ce qui demande une capacité à synthétiser les éléments en un tout cohérent. L’hémisphère gauche semblant
plus impliqué dans le langage, l’analyse, l’orientation dans le temps.
67
Bien que notre approche soit plutôt psychodynamique, cet élément de non-intégration nous semble
extrêmement important dans ses répercussion sur l’image du corps et la représentation de soi.
68
Cours dispensé à l’EPP en 2004.
34
Depuis, on a observé au contraire que les signes habituels qui accompagnent l’émotion
(réactions cutanées, sudation, …) étaient non seulement présents (Damasio, 1995) mais
parfois même majorés (Stone, 2001)
Les résultats divergents des études ne permettent pas de conclure mais laissent penser
qu’il existe néanmoins un décalage, dont le sens n’est pas encore déterminé, ni peut-être
toujours identique, entre l’éprouvé subjectif rapporté par les alexithymiques et les
marqueurs physiologiques observés. Certains auteurs retrouvent un éprouvé comparable
à celui des sujets contrôles, avec des indices physiologiques différents ; d’autres
observent un profil d’activation physiologique identique aux témoins, mais non
accompagné chez les alexithymiques du vécu rapporté par les non-alexithymiques.
« C’est à partir de l’observation de cette dissociation entre réactivité physiologique et
éprouvé subjectif qu’a été avancée l’hypothèse d’un découplage entre représentation de
l’état émotionnel et
composante autonome de la réponse émotionnelle dans
69
l’alexithymie. »
Pour Lane (1997), l’alexithymie correspond donc au contraste entre une réactivité
physiologique normale, voire exagérée aux stimuli émotionnels, et le déficit de la capacité
à éprouver l’émotion. De même qu’il existe une cécité corticale et non sensorielle, sorte
de « vision aveugle » (blindsight), il y aurait ici une cécité émotionnelle, la dimension
physiologique de l’affect étant intacte, voire majorée70.
Il y aurait donc un profil particulier d’activation du système nerveux autonome associé à
l’alexithymie, mais au-delà de ce consensus relatif, les auteurs ne concordent pas sur la
question de l’hyper, ou au contraire de l’hypo-réactivité aux stimuli émotionnels.
Imagerie cérébrale et perception du corps
Berthoz et al (2002) ont observé71 une différence de réaction liée à la valeur,
positive ou négative, du stimulus : face à des images négatives72, les axithymiques
présentent une moindre activation des aires du gyrus cingulaire droit et frontal médian. Or
ces deux aires dont hautement impliquées dans l’intégration des émotions et leur
traitement cortical. (Damasio, 1995). Elles pourraient jouer le rôle d’alarme, ce qui
expliquerait que leur hypo-activation sous-tende les difficultés adaptatives des sujets
alexithymiques dans les situations affectivement connotées… et leur apparente
impassibilité.
Damasio (1995), étudiant le cas de Phineas Gage73, montre qu’une déconnexion
entre les aires permettant la perception de l’état du corps et celles impliquées dans la prise
de décision, réduit considérablement la gamme des émotions que le sujet peut ressentir.
69
Corcos et al, (2003, p. 209)
Si elle est majorée, on doit se demander dans quel mesure le fait que le cortex ne donne pas de réponse
n’engendre pas, par feed-back, une augmentation de l’information périphérique, qui cherche à « se faire
entendre », étant donné que le système nerveux fonctionne par feed-back permanent (hypothèse
personnelle)
71
A l’aide d’une Imagerie à Résonance Magnétique fonctionnelle (IRMf)
72
Sélectionnées parmi L’International Affective Picture System, échantillon d’images à forte valence
émotionnelle mis au point par Lang en 1997.
73
Ce cas célèbre chez les neuropsychologues est celui d’un ouvrier exemplaire dont une barre de fer avait
traversé le crâne. Il survécut, ses capacités mnésiques et cognitives restant intactes. Mais après son accident,
son comportement devint désinhibé, comme s’il avait subitement perdu toute la bonne éducation dont il
faisait preuve auparavant, et ne parvenait plus à mettre en œuvre les comportements qu’il savait encore être
adaptés. Damasio le cite dans L’Erreur de Descartes (1995), et Spinoza avait raison (2003), deux ouvrages
qui ont contribué à notre intérêt pour l’alexithymie
70
35
En effet, concrètement, ressentir une émotion nécessite que les représentations de l’état
du corps s’articulent à celle d’un nouvel état, lui même engendré par la perception d’un
évènement extérieur. L’émotion serait le regard porté sur ce qui se passe dans le corps,
tandis que se déroulent des pensées et s’échangent des paroles (Damasio, 1995)
A la lumière des travaux de Damasio, on pourrait dire que dans l’alexithymie le sujet
n’intègre pas les nouvelles informations provenant de l’état du corps et donc ne peut
s’en représenter précisément les nuances successives. Les alexithymiques manqueraient
d’une perception stable de leur état corporel « de base », sur laquelle pourrait se détacher
la perception du corps à chaque instant, changeante. Les composantes physiologiques de
l’émotions ne pourraient être distinctement perçues puis traitées, puisque ce fond luimême serait instable et brouillé.
« Les alexithymiques auraient sans cesse besoin de former une carte de la structure
générale de leur corps. Le cerveau n’aurait plus la possibilité d’utiliser l’état d’arrièreplan comme reflet de la permanence interne. Ce phénomène pourrait rendre compte du
lien entre alexithymie et plaintes somatiques importantes. »74
Au sein de l’approche neurologique coexistent donc des modèles explicatifs, qui
cherchent dans le substrat anatomique de l’alexithymie son étiologie même, et des
hypothèses descriptives, qui visent à mieux comprendre le phénomène dans sa globalité
en éclairant, entre autres, l’aspect neurophysiologique de celui-ci.
Ainsi la question de l’image du corps chez les alexithymiques, que nous avons choisi
d’étudier sur un plan psychodynamique, se pose explicitement chez les
neuropsychologues qui formulent déjà des pistes de réponses.
Conclusion : neuropsychologie et alexithymie
Dysfonctionnement du corps calleux, hypoactiviation du gyrus cingulaire,
transmission défaillante des informations : face aux multiples hypothèses, on peut se
demander si différentes altérations (déficit, hyper ou hypo-activation de telle structure,
défaut de transmission) ne peuvent pas être à l’origine d’un tableau identique :
l’alexithymie. Le système nerveux humain est complexe, a un fonctionnement intégré et
toujours singulier, ce qui explique que des perturbations différentes puissent avoir les
mêmes conséquences cliniques.
Bermond (1995) propose donc de distinguer deux types d’alexithymie : l’alexithymie de
type I se caractériserait par l’absence d’émotions accompagnant les cognitions.
L’alexithymie de type II, se traduirait par « la présence d’un éprouvé émotionnel et
l’absence des cognitions »75 correspondantes.
Au-delà des divergences, l’ensemble des recherches concorde sur l’idée d’une
déconnexion, d’un hiatus entre le plan émotionnel et le niveau cognitif.
74
75
Berthoz, S. in Corcos et al, (2003, p. 217)
ibid. (p. 211)
36
2. Approche développementale :
A la frontière entre approche neuropsychologique et développementale, Lane et
Schwartz (1987) étudient l’alexithymie en reprenant les stades du développement cognitif
décrits par Piaget. La pensée opératoire, renverrait au stade où l’objet est « globalement »
différencié, mais sans en saisir les particularités spécifiques.
L’alexithymie, dans ces termes, constituerait une fixation à un stade où
l’inscription psychique du ressenti, n’est pas encore possible et la différenciation de
l’objet, globale mais sommaire. Cette conception peut paraître dévalorisante au vu des
capacités cognitives intactes et parfois brillantes des sujets alexithymiques, mais elle
permet en réalité de saisir l’intrication du cognitif et de l’affectif qui fait de l’alexithymie
une sorte d’aphasie émotionnelle.
Dès la naissance, du fait de l’impératif de survie et de son immaturité
physiologique, l'enfant établit avec son entourage des relations, interagit avec lui à travers
des modalités communicatives complexes. De Wallon à Brazelton (1962) et de Bowlby à
von Bertalannfy76, ces interactions ont fait l'objet de centaines de travaux. Ceux que nous
avons étudiés en constituent un tout petit échantillon mais ils ont pour point commun de
rappeler le rôle des émotions comme premier lien permettant la survie et le
développement global de l’enfant. La littérature sur le développement précoce et la
théorie de l’attachement a offert aux chercheurs un cadre pour se représenter ce qui fait
précisément défaut dans l’alexithymie, ce qui « dysfonctionne », l’image du nouveau-né
nous rappelant sans cesse l’unité d’emblée psychosomatique (Lebovici, 1983) qu’est
l’être humain et donc les conséquences relationnelles, adaptatives, bref, concrètes et
globales, que peut avoir une « déconnexion » entre corps et pensées chez l’adulte.
Dans cette perspective, les interactions précoces sont envisagées comme un
système de régulation progressivement plus complexe. Les notions de fonction
interprétative (Aulagnier, 1991), ou d’accordage affectif (Stern, 198477) illustrent
l’importance du rôle contenant et régulateur de la mère, qui, à l'aide de son propre moi et
de sa propre expérience, permet aux expériences de prendre sens, et assure l’homéostasie
de l’enfant. Que se passe-t-il lorsque la mère ne « peut pas » penser ces projections, du
fait de son absence physique (Spitz), ou de son indisponibilité émotionnelle ?
Dans une perspective développementale, les auteurs envisagent donc
l’alexithymie comme une conséquence de la dys-syntonie mère-enfant (Stern, 1984) :
l’enfant se déconnecterait de son ressenti pour rester en harmonie avec la mère, ce qui
donnerait lieu à une pensée orientée vers l’extérieur et à une impossibilité d’identifier ses
propres désirs, voire ses propres besoins (Speranza, in Corcos et al, 2003)
A cet égard, Lumley (1996) retrouve une corrélation positive entre le facteur I de
la TAS (incapacité à identifier et exprimer des émotions) et un fonctionnement familial
marqué par l’incapacité à s’impliquer émotionnellement, les caractéristiques
alexithymiques maternelles se trouvant reproduites chez les enfants.
A la lumière des recherches d’Ainsworth (1978), sur la Strange situation, plusieurs
auteurs, dont Troisi, (2001), ont montré une association entre l’alexithymie et les
76
Un des pionniers de la pensée systémique en psychologie. Dès 1958, applique la théorie des systèmes à la
dyade père-enfant et à la famille.
77
Stern, cité dans l’édition revue et augmentée de Lebovici, S., Stoléru S. (1983).
37
modalités d’attachement insécures78. L’expérience infantile aurait été marquée par une
disponibilité affective réduite de la part des figures d’attachement, qui n’auraient pas
repris certains éprouvés de l’enfant. Cette exclusion de pans entiers de l’expérience
affective, limite les schémas affectifs et cognitifs de l’enfant et donc sa future
capacité adaptative. « Ce qui n’a pu être intégré en temps voulu selon l’approche
bowlbienne a été exclu du champ de la symbolisation » 79. Plus tard ces enfants baseraient
leurs comportements uniquement sur les aspects congitifs et extérieurs de l’expérience,
les aspects internes étant demeurés incompréhensibles et n’ayant pas reçu de validation de
l’environnement. (Speranza, in Corcos et al, 2003)
N’est-on pas là au cœur de la problématique alexithymique ? Car s’il n’est pas
représenté, symbolisé, à quelle image le corps donnera-t-il lieu ? L’alexithymique en
resterait-il au plan du schéma corporel, sans investissement libidinal de son corps ?
L’approche développementale considère actuellement que l’alexithymie résulterait
d’un déficit de la régulation émotionnelle qui conduirait « à des défenses rigides et
massives »80, telles que l’hypervigilance anxieuse portée aux symptômes somatiques, la
recherche de sensations fortes, l'agir impulsif.
3. Orientations actuelles de la recherche :
L’alexithymie fait donc l’objet de nombreuses études concernant sa corrélation avec
certains traits de personnalité, certains dysfonctionnements neurophysiologiques ou
encore diverses données environnementales, ainsi que le montre l’orientation des
recherches récentes.(Taylor, 2004)
Les recherches réalisées sur l’alexithymie sont aujourd’hui marquées par les progrès de
l’imagerie médicale81, qui permet de repérer d’éventuels facteurs neurophysiologiques de
vulnérabilité. Les recherches récentes se caractérisent par leur dimension
transdisciplinaire : ainsi diverses spécialités scientifiques se rencontrent, sans se mélanger
toutefois, autour d’une notion, l’alexithymie, qui contribue à mieux comprendre les
régulations et dysrégulations émotionnelles aussi bien dans les maladies psychiatriques
que neurologiques ou autres. Les recherches récentes s’inscrivent donc dans la lignée du
projet de Sifneos lorsqu’il introduisit son néologisme : opérationnaliser, malgré les
divergences théoriques des cliniciens, la notion psychodynamique de pensée opératoire.
Ainsi, outre ces recherches neurophysiologiques, la psychologie développementale s’est
appuyée sur la théorie de l’attachement pour expliquer la mise en place du
fonctionnement alexithymique primaire. (Lumley et al, 1996 ; Troisi et al, 2001)
Des travaux expérimentaux ont cherché à évaluer les corrélations entre l’alexithymie et
certains traits de personnalité chez les sujets sains ;
Des études longitudinales ont cherché à savoir dans quelle mesure l’alexithymie
constituait un facteur de mauvais pronostic dans certaines pathologies mentales (Taylor,
2004)
78
Probablement ansieux-évitant ou anxieux-ambivalent, ces deux modalités étant décrites par Ainsworth
comme liée à un manque de sensibilité ou une imprévisibilité parentale qui amène l’enfant, pris entre deux
perceptions contradictoires, la sienne et ce que lui renvoie l’environnement, à se déconnecter de son propre
vécu.
79
Speranza, in Corcos et al, (2003, p.73)
80
ibid.
81
Notamment l’IRM fonctionnel et la Tomographie par Emission de Positrons, employés dans des
recherches supposant une déconnexion inter-hémisphérique dans l’alexithymie.
38
La synthèse de ces données permet la mise à l’épreuve d’hypothèses nouvelles, qui
intègre la dimension neurologique, hormonale et environnementale par exemple, comme le
montrent les recherches neurobiologiques sur les sujets ayant un syndrome de stress posttraumatique. Ainsi, l’hypothèse développementale de Lane sur la cécité corticale
émotionnelle des alexithymiques a été testée par Berthoz et al (2002) à l’aide le l’IRMf,
montrant qu’en effet, comme le prédisait Sifneos, l’alexithymie est dans certains cas au
moins, accompagnée d’une déconnexion entre le système limbique et le néocortex.
L’alexithymie, concept né d’un désir de rigueur et d’un souci d’objectivité, s’avère
aujourd’hui inclure des sujets au fonctionnement si différent qu’elle a suscité des débats
quant à sa pertinence. Toutefois, au vu des études de validation de la TAS-20, il est
indéniable qu’elle permet d’évaluer de manière standardisée la présence ou
l’absence, d’un certain type de fonctionnement psychique, opératoire. En fait, le
succès de cette notion tient en partie au fait qu’elle permet de rendre compte de façon
quantifiable d’une composante à la fois affective, cognitive et relationnelle du
fonctionnement psychique, sans rentrer dans le cadre ni des classifications par
pathologies, ni par structure de personnalité. De plus, qu’on l’envisage comme un trait,
une défense chronique ou encore une stratégie provisoire, l’alexithymie semble
cliniquement utile, ne serait-ce que parce qu’elle indique souvent une vulnérabilité aux
décompensations psychosomatiques et aux addictions. (Corcos, 2003)
Le paradoxe de cette notion est peut-être que, née d’un désir de rigueur, elle
suscite encore des débats sur sa définition et sa nature.
Quoiqu’il en soit, les auteurs s’accordent sur l’incapacité à identifier et à
exprimer ses émotions, autrement dit la non prise en compte du corps. Comment cette
perpétuelle négligence se répercute-t-elle sur l’image du corps, dépositaire des
expériences précoces et du narcissisme du sujet ?
Certains éléments de l’approche psychanalytique vont sans doute nous éclairer.
La littérature révèle donc que la symptomatologie de l’alexithymie se dessine en
négatif. A l’instar de la dépression essentielle de Marty, l’alexithymie se manifeste par
défaut : défaut de mots pour dire le ressenti, carence de mentalisation. De quel manque
fondamental témoigne ce qui se manifeste au clinicien par son absence frappante ? D’une
dépression précisément essentielle ? D’une manifestation de la pulsion de mort (Smadja,
1998) ? D’une défense par insensibilité, conséquence d’un trauma ? D’une impossibilité à
lier les affects à une représentation, qui donne lieu à une forme de clivage ?
De multiples travaux ont contribué à donner sens à cette absence de mots, à se représenter
l’impossible symbolisation. La revue de la littérature est trop riche pour en rendre compte
dans leur exhaustivité. Nous reviendrons sur la question du négatif avant de présenter
quelques-unes des autres théories qui nous ont donné un socle pour penser l’image du
corps de ces sujets.
39
II. Approche métapsychologique de l’alexithymie
Introduction : L’importance du négatif
Le lien entre alexithymie et travail du négatif concerne l’hallucination négative,
que nous allons définir. En effet, étymologiquement, l’alexithymie se définit d’abord en
négatif, comme absence, manque, impossible expression émotionnelle. Si l’alexithymie se
définit négativement, alors l’image du corps qui l’accompagne s’exprime sans doute elle
aussi par défaut : défaut d’investissement, de solidité, de contenance, de ressenti.
L’absence de symptomatologie positive décrite dans la littérature nous a conduite à
approfondir la question du négatif afin de trouver des pistes pour explorer une image du
corps sans doute fuyante, pour être ainsi absente de la littérature. A quel non-dit, à quel
non sens renvoie-t-elle ?
1. Importance du négatif chez Freud
Silence associatif, Thanatos, deuil : Ces mots dévoilent, parmi tant d’autres, la
présence du négatif chez Freud, qui n’étudie pas la conscience ou la volonté, mais avant
tout l’inconscient, autrement dit ce qui est absent du champ de la conscience. Freud est le
premier, en sciences humaines du moins, à aborder son objet d’étude par le négatif
précisément, à en faire LE pilier, l’objet même (ou plutôt le sujet) de la psychanalyse.
Toute sa tâche va alors consister à montrer que ce qui se présente d’abord en négatif n’est
pas la « poubelle » de la conscience mais un monde à part entière qui détient ses propres
règles de fonctionnement : retour du refoulé, émergences de processus primaires,
hallucination… L’existence de tels phénomènes révèle que l’inconscient réalise un travail
bien réel, travail réalisé par cette part non consciente de nous-même, autrement dit travail
du négatif.
Ainsi le négatif n’est pas en psychanalyse un concept nouveau, mais primordial82. Il
est la condition même de la psychanalyse. Et c’est ce qui nous a amené à explorer
comment le corps se décline dans l’alexithymie à l’appui des théories
psychanalytiques.
2. Réalisation hallucinatoire et rôle de l’hallucination négative dans le développement
Montrant l’existence active de l’inconscient, Freud décrit l’hallucination en disant
que « ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors » : aboli, et non pas seulement
refoulé ou réprimé : cette abolition est hallucination négative. Avant d’être un
symptôme de la psychose, elle est un phénomène inhérent au développement psychique.
Elle découle directement des deux expériences princeps de la psyché83, le plaisir et la
douleur. En effet, par l’hallucination, le nourrisson satisfait fantasmatiquement son désir.
L’hallucination remplit donc deux fonctions : compensatoire et pare-excitatrice :
- L’hallucination positive permet au nourrisson en situation de « désaïde » de compenser
la frustration par réalisation hallucinatoire du désir : elle est alors perception sans objet
- L’hallucination négative permet de récuser un percept indésirable, de se protéger en ne
82
Green, A. (1993) montre avec précision qu’une théorie du négatif se dessine dès les premiers écrits de
Freud, notamment à travers les mécanismes de défenses (dénégation, annulation rétroactive, déni…), et la
compulsion de répétition, qui estd’abord pr Freud une manifestation de la pulsion de mort.
83
Freud, S. (1913, p. 267)
40
percevant pas un objet vecteur de déplaisir, en évitant un trop plein d’excitation. Et ce
trop d’excitation a peut-être, paradoxalement, à voir avec l’alexithymie, comme semblent
l’indiquer les écrits d’Anzieu (1974) sur les « enveloppes psychiques ».
L’évitement du déplaisir précède la recherche d’un surcroît d’excitation et de
satisfaction : aussi l'hallucination doit-elle d’abord envisagée dans son versant négatif,
pare-excitateur (Freud,1895b) Avant d’être recréation du monde conforme aux désirs du
ça, l’hallucination est évitement du déplaisir engendré par la réalité, interne ou externe.
L’hallucination, positive ou négative, règle donc les tout premiers rapports du nourrisson
à la réalité : les deux versants du processus peuvent être excessifs ou insuffisants, pouvant aller de la psychose à l’hyper-adaptation, du rejet complet de la réalité externe à
l’impossible décollement. Comme si, dans l’alexithymie, le surinvestissement de la réalité
externe et l’absence de symptomatologie positive avait pour corrélat le désinvestissement
de la réalité interne et des affects, objets d’une non-perception systématique, autrement
dit d’une hallucination négative qui ne serait plus ponctuelle mais permanente.
C’est vers cette toute première forme de l’hallucination donc, qu’il semble
falloir nous tourner pour envisager le tableau silencieux de l’alexithymie. L’alexithymie
n’est-elle pas une problématique de la perception ? Perception interne des émotions, des
affects, qui semblent avoir littéralement déserté le sujet. Qu’on la considère comme une
défense ou une incapacité primaire à percevoir les émotions, elle semble bien relever de la
non perception, en-deçà du refoulement. Autrement dit, de l’hallucination négative par
laquelle « le moi interrompt ses relations à la réalité »84, témoignant du refus d'intégrer
un percept insupportable.
Paradoxe majeur, le surinvestissement du réel serait dans l’alexithymie refus du
réel ? La pensée concrète, poussée jusqu’à l’extrême, s’avèrerait déréalisante. Or, la
psychiatrie nous apprend que déréalisation et dépersonnalisation vont de pair. Si
l’alexithymie repose sur la non-perception du réel intérieur, des affects, du Soi, quelle
image du corps l’accompagne ?
Quelle représentation en est possible quand on a « évacué hors psyché » toute matière à
penser et à représenter ? Quelle dimension du corps est concevable, acceptable, quand le
sujet, pour survivre narcissiquement, doit évacuer les affects avant même qu’ils ne
surgissent ?
A – Approche dynamique et relationnelle de l’alexithymie.
1. Hypothèses psychanalytiques concernant les interactions précoces.
A. Rappel sur la mise en place du mécanisme hallucinatoire :
La réalisation hallucinatoire de la satisfaction nécessite que des expériences réelles
de plaisir aient eu lieu, suffisantes en quantité et en qualité. Puis que la « préoccupation
maternelle primaire »85 laisse place à des moments d’absence, qui vont permettre à ce
mécanisme de s’actualiser par réinvestissement des traces de satisfaction. Ces absences de
courte durée le protègent d’un surcroît d’excitation. Ainsi, à l’aide du Moi auxiliaire
maternel, l’enfant acquiert normalement une sécurité de base suffisante qui lui permet à la
84
85
ibid., p. 231
Winnicott, D. W (1956) titre de l’article, in (1969)
41
fois de supporter la frustration, le manque, et de gérer les excitations trop fortes, par
l’hallucination, « négative » cette fois. (Winnicott, 1956)
« Elaborée au contact de la mère, l’hallucination négative construit des
contenants aux figurations et représentations. Elle constitue un écran interface et
une barrière de contact. Elle a une fonction protectrice et anti-traumatique »86
L’omniprésence maternelle prolongée, en anticipant toute frustration, tout besoin,
barre d’emblée l’accès au désir, empêchant la distinction entre le moi et le non-moi au
sein de la dyade primitive. Cette symbiose maintenue au-delà des besoins de l’enfant et
alors même qu’il n’est plus entièrement dépendant du corps maternel, constitue une
défaillance du pare-excitation maternel, tout autant qu’un manque réel de disponibilité
maternelle. (Mac Dougall, 1982) La mise en place du mécanisme pare-excitateur
d’hallucination négative ne peut se mettre en place parce que la figure maternelle, par son
omniprésence, empêche toute autonomisation psychique de l’enfant, et, ce qui revient
presque au même, demeure une source d’excitation continue pour l’enfant.
Si l’hallucination négative, ne peut se mettre en place, alors l’espace psychique interne de
l’enfant reste ouvert et sensible à toutes les stimulations du dehors. La négativation87 des
sources d’excitation par l’hallucination négative est impossible, ce qui aggrave en retour à
un trop d’excitations. Si l’on reprenait la terminologie d’Anzieu, on dirait que l’enfant, tel
un écorché vif, hyper excité et hyper sensible, manque d’une peau suffisamment solide
pour délimiter un espace propre permettant l’éclosion du self .
Déjà se dévoile une question quant à l’image du corps : celle du contenant, de
la frontière.
B. Hallucination négative et défaut de pare-excitation :
L’hallucination négative apparaît donc comme première possibilité de se protéger
soi-même, résultant d’échanges avec une mère à la fois protectrice (pare-excitatrice) et
vivante, érotisante par sa présence progressivement entrecoupées d’absences.88
Ainsi Mac Dougall (1982) et Corcos et al (2003), considèrent l’alexithymie
comme résultant d’un tel défaut du pare-excitation maternel, l’enfant étant à la fois trop
excité et insuffisamment contenu ce qui donne chez l’adulte cette impossibilité à
identifier ses émotions, voire ses besoins, et « une altération de la capacité à prendre soin
de soi »89
Quand le vécu précoce ne permet pas à l’enfant d’intérioriser un objet pareexcitateur, le sujet, pour éviter la non-intégration, mettrait en place une « réaction par gel
86
Pirlot, G. (1997 ), citée par Corcos et al., (2003 p. 48).
Ce terme est à entendre au sens d’hallucination négative, de non perception, et non pas évidemment de
dénégation, mécanisme névrotique beaucoup plus tardif dans le développement du psychisme, puisqu’il
implique la triangulation et la prise en compte du principe de réalité.
88
Selon que l’on se réfère à Winnicott, Bion, Bick, ou Meltzer (1985), la terminologie varie, mais la
question est toujours celle du contenant, des échanges « humanisants » avec la mère, qui permettront les
différentes étapes de l’individuation, laquelle se prépare à travers ces mécanismes archaïques
d’hallucination positive et négative.
89
Corcos et al, (2003, p. 77)
87
42
émotionnel »90 L’alexithymique en resterait à ce mécanisme primaire de non perception
des affects potentiellement désorganisants, à défaut d’avoir intériorisé une fonction
protectrice et différenciatrice, et d’avoir appris, dans les premiers échanges, à identifier et
élaborer son ressenti.
L’objet primaire n’ayant pas fait écho à certaines projections de l’enfant, celui-ci
n’a pas appris à les métaboliser et ne peut lui-même les identifier clairement. Bloqué au
niveau de la sensation, sans accéder à l’auto-sensualité91, l’enfant éradique ces éprouvés
intolérables de sa psyché : Le travail du négatif serait devenu radical, omniprésent,
permanent. Pour Corcos, « On peut postuler une parenté entre l'alexithymie et un
mécanisme hallucinatoire négatif, la négativation de la pensée et de l'émotion étant
éprouvée comme un vide, en-deçà du sentiment de manque avec son vécu d'insatisfaction.
Le sujet apparaît alors sans demande voire sans besoin. » 92
Corcos et al (2003) formulent donc l'hypothèse que les affects, non élaborables chez le
sujet alexithymique, sont abolis. Qui dit abolition dit hallucination négative. Négation qui
porte sur des éléments, -corporels et émotionnels avant l’accès au langage- en quelque
sorte laissés pour compte dans les échanges avec la mère.
La question de l’image du corps et de la représentation de soi se profile : si des
éprouvés corporels ont échappé à la ‘fonction alpha’, à la mise en mots et à la mise en
sens, l’image du corps qui se tisse ne va-t-elle pas comporter des blancs, des lacunes, à
l’instar du discours factuel et démétaphorisé de l’alexithymique ? Est-ce que le corps tout
entier se trouve lui aussi, privé de métaphore ? Comment sont investies les zones
érogènes successives ?
Ici se situe notre problématique, puisque la littérature foisonnante sur l’alexithymie
n’aborde pas directement cette question. Nous nous tournerons donc, après avoir abordé
l’approche psychanalytique de l’alexithymie, vers les travaux concernant l’image du
corps, pour dégager, sinon des réponses, tout au moins des pistes, à partir de la genèse et
des conditions de mise en place de cette image.
Avec des terminologies différentes, les travaux psychanalytiques concernant les
interactions précoces se rejoignent parfois et se complètent toujours. Aussi n’en n’avons
retenu que les éléments pouvant conduire à la mise en place d’un fonctionnement
alexithymique lors du processus de représentation des pulsions, afin de cheminer jusqu’à
l’image du corps.
C. L’alexithymie, échec de la transitionnalité ?
Cette présence maternelle nécessaire pour que les expériences de l’enfant prennent
sens, n’est pas seulement physique, ou plutôt, étant physique, elle est d’emblée
émotionnelle et psychique. Si la rêverie maternelle en est absente, si la mère n’a pu
« vibrer émotionnellement au contact du corps de l’enfant »93, faisant écho aux éprouvés
90
« … un processus de gel émotionnel laissant en friche tout un terreau de pulsions non mentalisables et
potentiellement désorganisateur. » Corcos et al (2003 p. 50)
91
Sensation et sensualité étant donc opposées ici, la sensualité résultant de l’unification au sein d’une
rythmicité partagée, par opposition à la sensation recherchée lorsque la transitionnalité a échoué, chez les
toxicomanes par exemple ou dans les procédés « auto-calmants » des enfants instables, procédés qui
n’aboutissent à aucun plaisir. (Berger, 1999)
92
ibid. p. 49
93
Expression employée par M. Corcos lors d’une conférence sur l’Actualité des Troubles du Comportement
Alimentaire, congrès SNC et Psy, Cité des Sciences, Paris la Villette, novembre 2005.
43
de celui-ci, alors une « expérience vivante n’a pas eu lieu » 94 au cours de ces échanges
banals et quotidiens, et cette ‘non-expérience’, ce trauma en creux, par défaut, constitue
une castration non symbolique, jamais nommée, jamais représentée, interdisant à l’enfant
l’accès à son propre corps comme lieu de plaisir et d’échange. Corcos et al (2003)
soulignent à quel point ce sont les émotions éprouvées par la mère prenant son enfant
dans ses bras, sa capacité à éprouver des émotions, à les accepter et même en jouir (ou à
en souffrir), qui fondent l’auto-sensualité. Si la mère est95 froide, déprimée, indisponible
émotionnellement ou vécue comme telle par le bébé, celui-ci ne peut vivre les
expériences de satisfaction des besoins que comme des gestes d’automates, mécaniques et
dénués de sensualité, tels que les décrit précisément Marty chez les déprimés essentiels
(1980)
« Cela invite à réfléchir sur la dimension traumatique dans l'infra-ordinaire des
relations précoces », plutôt que sur « l’extraordinaire d'un évènement majeur »96. Car un
évènement majeur, c'est déjà du contenu, matière à penser. Ce que disent les auteurs, c’est
qu’ici, il s’agit d’une violence par défaut, donc qui demeure « hors représentation »97
Quelque chose fait mal, de n’avoir pas eu lieu.
Violence par défaut, violence au sens où Laplanche emploie ce terme pour parler du
parent qui interrompt la pensée de l’enfant lorsque les sollicitations pulsionnelles de
celui-ci le renvoient à sa propre faille. Mais nous y reviendrons à propos de l’image du
corps.
Tant que l’enfant est dépendant du « moi auxiliaire maternel »98 les excitations
qu’il éprouve, qu’il « subit », sont liées à une représentation provenant du psychisme de la
mère, de son état présent mais aussi de son expérience refoulée et infra-verbale de
nourrisson. D’où l’importance de cette rêverie maternelle : les fantasmes de la mère
servant non seulement de contenus de pensée, mais en outre de contenants pour les
projections pulsionnelles brutes de l’enfant.99 La mère renvoie à l’enfant ces affects bruts
sous formes d’émotions métabolisées : les expériences peuvent alors être intégrées par
l’enfant, parce que quelqu’un a été témoin de son expérience et l’a validée.
Ainsi la fonction d’object-presenting décrite par Winnicott (1958b) concerne-t-elle autant
la réalité interne qu’externe à cette époque d’indifférenciation relative entre intérieur et
extérieur. La mère présente et re-présente la réalité à l’enfant, assumant un rôle
médiateur : l’enfant encore incapable d’identifier ce qu'il ressent corporellement ayant
besoin du corps et du psychisme maternels pour tolérer les expériences instinctuelles.
Cette « disponibilité émotionnelle maternelle »100 peut se trouver dépassée par
certains contenus (vécus comme agressifs par exemple) que l’enfant projette. Tout se
passe comme si les particularités de l’enfant débordaient les capacités contenantes de la
mère (McDougall, 1991), celle-ci ne pouvant plus assumer sa fonction pare-excitatrice et
de liaison concernant des affects demeurés non élaborés pour elle-même : pleurs de
l’enfant à un moment où elle se trouve déprimée par une difficulté conjugale, colère qui la
renvoie à sa propre agressivité interne, etc.
94
ibid. (p. 54)
est signifiant ici être vécue comme telle par le bébé. Il s’agit ici du vécu interactionnel fantasmatique.
96
Corcos et al (2003, p. 54)
97
ibid
98
Winnicott, D.W (1968)
99
Gibello, B. (1995) étudie comment les contenus prennent sens et forme par les divers types de contenants
de pensée, narcissiques, fantasmatiques, symboliques, langagiers…
100
Corcos et al (2003, p. 50)
95
44
Ces éléments demeurent en suspens, tels des électrons libres, non liés, non représentés,
parce qu’en dépit de la présence physique maternelle, rien de vivant et de chaleureux, ne
vient faire résonner et vibrer ces tout premiers soins, comme si tout était là mais que
manquait l’essentiel : n’est-ce pas exactement ce qu’évoquent les alexithymiques,
parfaitement adaptés au premier abord, mais comme absents ? Corcos et al posent alors
l’hypothèse qu’il a manqué « le naturel dans le banal et le quotidien (…); le ciment qui
assure la continuité, la construction de l'autosensualité chez l'enfant liée à la qualité de la
libidinalisation de son corps par la mère »101
Or l’image de soi, nous y reviendrons au chapitre suivant, est investissement
libidinal de soi.
Il semble bien, donc, qu’en ce qui concerne l’image du corps, il y ait eu un
dysfonctionnement dans le processus d’investissement libidinal du corps propre, comme
si la mère, dépassée, avait laissé en suspens certains affects ne pouvant entrer en
résonance avec les fantasmes maternels.
Ces expériences brutes, littéralement « insensées », constituent une surcharge d’excitation
et confrontent l’enfant à l’absence de représentations, à un vécu non médiatisé, n’ayant
pris sens par aucun contenant. (Bion, 1962 ; Gibello 1995)
Pour éviter la non-intégration, il y a donc deux issues : la désorganisation psychotique, le
sujet étant submergé par les pulsions et les affects. Ou le gel total des affects (Corcos et
al, 2003) Autrement dit l’unique recours contre le débordement et la menace psychotique
consiste alors à éviter tout éprouvé émotionnel. Ces expériences, et les affects qui les
accompagnent, véritables « trous noirs garnis d’odieuses pointes »102, sont donc abolis
par hallucination négative. Ce gel émotionnel des affects les restreint à leur dimension
somatique, l’enfant ne pouvant identifier ni son ressenti ni, donc, sa réalité psychique.
L'alexithymie s’ancrerait donc dans le vécu d’une relation « non relationnelle »103
à l'objet primaire. Objet présent, certes, mais qui aurait laissé « en friche »104 certaines
zones du corps et certaines expériences par conséquent demeurées en suspens. C’est bien
ce qui rend la question de l’image du corps si importante. Relation où des mots ont
manqué, où du lien n’aurait pas été tissé entre la mère et l’enfant, donnant lieu à des
interruptions brusques se l’érogénéïsation du corps. Or on sait le rôle de miroir du visage
maternel pour que se constitue un sentiment d’identité continue. (Winnicott, 1969)
La revue de la littérature amène donc à envisager l’alexithymie comme un échec
de la transitionnalité. (Mac Dougall,1982).
L’image du corps qui se constitue au fil de ces échanges ne risque-t-elle pas d’être creuse,
de laisser voir des trous, des blancs, indices d’un vécu non représenté et non symbolisé ?
101
Corcos et al (2003, pp. 48-54). A cet égard, on ne trouve guère de bénéfices secondaires dans
l’alexithymie : parce que ces bénéfices sont justement secondaires, c’est-à-dire qu’ils relèvent d’une
érotisation. Ce qui explique sans doute l'absence de sensualité et de symptômes "positifs" dans ces
fonctionnements.
102
Expression de F. Tustin (1989) à propos des éléments autistiques rencontrés chez certains patients
névrosés. Citée par Corcos et al, (2003, p. 55)
103
Expression de M. Berger (1999), qui l’emploie au sujet des enfants hyperactifs, citée par Corcos et al
(2003)
104
Corcos et al, (2003, p. 51)
45
D. L’alexithymie, anesthésie du corps contre un trop-plein d’excitations ?
L’alexithymie serait donc une manière de se défendre contre ce que Winnicott
nomme des angoisses inimaginables et la perte du sentiment de continuité, sentiment
remis en cause par des excitations demeurées en marge des interactions. Le sentiment de
soi résultant de la distinction entre l’état de base du corps et les excitations se produisant à
sa surface, on comprend déjà les conséquences d’une telle défense en ce qui concerne
l’accès à la subjectivité. (Damasio, 1995). Quand le corps n’est plus senti, l’existence
n’est plus éprouvée, et le sentiment d’être en vie risque de s’évanouir105. (Dejours, 2001)
Ainsi, le mécanisme d’hallucination négative qui permet de se protéger des stimuli
trop excitants semble massivement sollicité avant même d’être véritablement en place :
trop tôt et trop radicalement. Les contenus affectifs se trouvent frappés d’abolition :
directement happés, engloutis, et non pas représentés puis, éventuellement, refoulés. Le
mécanime hallucinatoire négatif, normalement transitoire, se chronicise dans
l’alexithymie. Or, ces distorsions du processus hallucinatoire négatif vont se répercuter
sur la perception qu’a le sujet de ses propres affects et de ceux d’autrui (manque
d’empathie retrouvé chez les alexithymiques) et, ipso facto, sur l’image du corps. (Corcos
et al, 2003)
Face à la défaillance du pare-excitation maternel, l’enfant serait amené à se
protéger lui-même trop précocement, ce qui conduirait à la mise en place d’un fauxself.(Winnicott, 1958a) Il éradiquerait alors systématiquement les affects : le trop de
stimulation amenant à éviter tout mouvement pulsionnel, au nom de la sauvegarde
narcissique fondamentale (McDougall, 1982 ; Green, 1990). Autrement dit un gel
émotionnel éviterait à l’enfant le chaos, ce retrait affectif constituant l’ultime barrière
contre la désorganisation psychotique. (Mac Dougall, 1982 ; Corcos et al, 2003).
Les sujets alexithymiques (ou tout au moins certains d’entre eux) auraient-ils été des
enfants trop excités, trop sensibilisés, traversés d’affects qui dépassaient les
capacités contenantes de l’objet primaire ?
Leur Moi-Peau est-il insuffisamment perméable ? Si, comme le montrent Mc
Dougall (1982 ; 1989) et Corcos et al (2003), l’accès à l’auto-sensualité est entravé, cette
réaction par insensibilité, en négatif, doit avoir un corrélat au niveau de l’image du
corps : Car « les phénomènes d’hallucination négative n’atteignent pas uniquement le
vécu émotionnel mais aussi la perception sensorielle de l’objet, de l’image de soi, du
langage, et enfin la perception interne du corps »106.
L’alexithymie, bien qu’elle ne soit pas une structure psychique à proprement
parler telle la personnalité psychotique ou névrotique, pose la question de l’image du
corps qui l’accompagne, sans doute caractérisée par sa dimension « négative ». A partir
de quelle « matière », de quelle information, le sujet va-t-il se représenter lui-même ?
Reste-t-il totalement greffé sur le corps maternel ? En ce qui concerne les alexithymiques
non patients, la réponse est non, puisqu’ils ne sont pas psychotiques, et différencient les
105
On pense ici aux moments de dépersonnalisation de certains sujets border-line ou de certains adolescents
qui ont alors besoin d’une sensation corporelle paroxystique, telle qu’une auto-mutilation pour se sentir de
nouveau exister, comme si seule la souffrance leur permettait de savoir et de vérifier qu’ils ont une
enveloppe corporelle.
106
Corcos et al, (2003, p. 49)
46
objets qui les entourent. Ce sont les objets internes qui sont mal différenciés. Comment
ce déséquilibre entre l’adaptation irréprochable au monde extérieur et la non-prise
en compte de la réalité interne va-t-il se traduire dans l’image du corps ? Comment
donc, une représentation aussi fondamentale narcissiquement et psychiquement que
l’image du corps, peut-elle se constituer lorsque son propre corps a comme échappé
au sujet lui-même ?
C’est la question qui, déjà, émerge de la revue de la littérature.
2. Le corps et l’autre : dimension relationnelle de l’alexithymie :
A. La conception de Mc Dougall
McDougall s’inscrit dans la lignée de P. Marty, mais reprend explicitement le terme
d’alexithymie dont elle propose une conception psychodynamique spécifique. (Bertagne,
1992). Elle l’envisage comme une défense, mise en place au moment où l’enfant, mal
différencié de la mère, se prémunit contre les angoisses de perte objectale, précisément
non contenues dans les interactions précoces. Au niveau développemental, cette défense
se situerait à mi-chemin entre les deux positions schizo-paranoïde et dépressive, décrites
par M. Klein (1966).107 Autrement dit à un stade où le nourrisson est encore relativement
dépendant du corps maternel, puisque l’introjection du bon objet n’est pas encore
accomplie. Cette défense serait constituée d'un processus de déni, de clivage et
d'identification projective (Mc Dougall, 1982). Ce désinvestissement de la vie affective
permettrait au sujet d'éviter le risque de régression à la position schizo-paranoïde suscitée
par les angoisses non métabolisées. Ces barrières autistiques108 constitueraient l’ultime
recours, contre la déliaison et le retour vers l’inanimé.
C’est donc le problème de l’intériorisation du bon objet qui se pose, avec l’élaboration
impossible de la perte d’objet. (Mac Dougall, 1991). L’alexithymie apparaît bien comme
une problématique limite, où s’entremêlent buts prégénitaux et triangulation oedipienne
insuffisamment structurante. (Mac Dougall, 1982)
Pour Mc Dougall (1982), l’enfant ne pourrait alors s’approprier certaines parties
de son corps, vécues durablement comme le prolongement du corps maternel. Ces zones,
vécues comme étant « la propriété d’un Autre »109 (la mère), contribuent par leur
existence à maintenir le fantasme qu’il n’y a qu’« un corps pour deux »110. Ce fantasme
archaïque, entravant l’individuation, ne permet pas l'autonomisation et l’identification au
parent de son sexe. Le développement du faux-self qui en découle est alors à la fois
soumission au désir de l’Autre, la mère, et tentative pour maintenir avec elle une fusion
qui compense le manque d’investissement princeps par le corps et le psychisme maternel.
Là encore se profile la question de l’image du corps : l’identification sexuelle
de l’alexithymique ne risque-t-elle pas elle aussi, de s’avérer superficielle, conformiste,
107
La perte de l’objet implique que celui-ci ait été reconnu comme objet vivant et distinct d’un moi
différencié.
108
Expression employée par Tustin, F. (1989) au sujet des éléments autistiques chez des patients névrosés.
109
Mac Dougall, J. (1982, p. 139)
110
ibid., p. 40
47
mais ancrée dans aucune identification profonde, autre qu’adhésive111 ?
Cette conception fait écho à la position de Marty (1963) selon qui la pensée
opératoire et la dépression essentielle permettent de suspendre un mouvement régrédient
pouvant conduire à une désorganisation somatique gravissime ou à la décompensation
psychotique.
B. La relation d’objet dans l’alexithymie : aspects cliniques
La dimension relationnelle de l’alexithymie a fait l’objet de nombreux travaux qui
indirectement nourrissent la réflexion sur la représentation de soi, laquelle va de pair avec
une représentation de l’objet, en tant qu’Autre différencié : le sentiment stable de soi
nécessite d’avoir réuni les parties clivées de l’objet, donc d’avoir surmonté le conflit
ambivalentiel.
Ces éléments de la littérature sont donc importants pour rappeler que l’alexithymie en
tant qu’elle concerne l’émotion, est avant tout une problématique relationnelle,
(Corcos et al, 2003) en même temps qu’une problématique du corps
La notion de pensée opératoire, au cœur du concept d’alexithymie, n’est-elle pas née du
constat clinique d’une relation « blanche » avec ces sujets ?
Relationnelle dans le passé des interactions précoces, dans le présent, comme « incapacité
à exprimer ses émotions », avec toutes les répercussions que cela peut avoir sur les
relations affectives.
« La relation d'objet est ainsi marquée par la reduplication projective où l'autre
est mal perçu dans sa singularité et sa différence. »112
Cette reduplication signe l’impossible accès à l’empathie, donc aux émotions
d’autrui. Ainsi, l’alexithymie (primaire surtout) ne devrait-elle pas être définie
uniquement comme incapacité à identifier et exprimer ses émotions mais immédiatement
aussi comme impossibilité de se figurer les états affectifs d’autrui113. (Corcos et al, 2003)
L’alexithymique ne peut envisager l’interlocuteur autrement que comme présence
physique produisant un discours verbal. Son ressenti est irreprésentable, « inconcevable »,
au sens propre du terme, ce qui appauvrit considérablement la relation, et la rend parfois
impossible en privant l’alexithymique des innombrables informations que véhiculent les
affects.
Spitzer (2005) partage cette conception et rappelle que l’incapacité à reconnaître et
exprimer ses émotions engendre des difficultés relationnelles. Les différentes dimensions
de l’alexithymie peuvent être envisagées en lien avec des difficultés interpersonnelles,
présentes et passées.
C’est pourquoi, Corcos et al.(2003), comme Spitzer (2005), considèrent que l’alexithymie
ne devrait plus être comprise uniquement comme incapacité à identifier et verbaliser ses
propres émotions, mais d’emblée (conséquence logique cette première incapacité) comme
difficulté majeure à se figurer les états émotionnels d’autrui. 114
111
Mac Dougall (1982) montre à travers le cas de son patient Isaac, alexithymique et « somatisant », en
quoi l’identification ne peut être qu’adhésive, plaquée, dans la mesure où elle part d’un faux-self
conformiste, et non d’un véritable échange dans l’aire transitionnelle
112
Corcos et al (2003, p. 47)
113
Cette hypothèse renvoyant implicitement à la théorie psychanalytique (Klein Segal, Winnicott…) selon
laquelle une défaillance dans l’intériorisation du bon objet entrave les capacités d’empathie et
d’identification.
114
ce sont parfois des sujets dont l'entourage dit : il ne se rend pas compte, ou même "il est égoïste" alors
48
Sur ce point, Corcos, Green et Mc Dougall décrivent tous, dans la lignée de Marty,
cette « relation blanche », marquée par la répression des affects qui rend le discours
neutre et désubjectivé. Ces auteurs rapportent le même sentiment contre-transférentiel : le
discours de l’alexithymique, par identification projective, gèle leur propre capacité de
pensée, par son contenu concret et démétaphorisé qui gêne et gèle les associations.
L’interlocuteur se sent « réduit au plan de sa somaticité. »115
La conception développée par Mac Dougall est donc essentielle pour notre étude :
elle ne définit pas l’alexithymie en en décrivant simplement l’incapacité à identifier ses
émotions, mais la présente comme une problématique relationnelle précoce donnant lieu à
une défense très tôt mise en place. Pathologie du lien, dans tous les sens du terme : du lien
psychique concernant le ressenti et les expériences, du lien relationnel entre soi et autrui,
du lien libidinal entre le corps biologique et le « corps de l’affect ». 116
Ici apparaissent les interactions multiples et bidirectionnelles entre interactions
précoces et image du corps, pathologie du lien et représentation de soi.
C) Difficultés
relationnelles liées à la notion de pensée opératoire
Ce mode de pensée factuel, centré sur les sensations physiques donne lieu à un
discours concret, ou parfois très intellectualisé, mais en tout cas « désaffectivé » : Dejours
(2001) insiste sur l’aspect fluide de cette pensée sans accroc, sa neutralité monotone. Le
discours est logique, hyper rationnel, d’une rationalité fluide dans son déroulement117
(Dejours, 2001). Cette pensée impersonnelle évite l’affect soit par la description factuelle,
le plus souvent, mais aussi, plus subtilement, par un recours à l’abstraction. (Andronikof,
1993).
Pour tous ces auteurs, cette pensée et ce langage « exsangues » ont des
répercussions (en même temps qu’ils en sont la conséquence) sur le type de relation
d’objet et manifestent une certaine représentation de soi et du monde. Nous chercherons à
appréhender plus précisément laquelle.
Les émotions sont notre premier langage, condition d’une certaine familiarité entre
les êtres. L’alexithymie est donc à la fois origine et conséquence des difficultés
relationnelles : Difficultés à communiquer, à se représenter l’état affectif de l’autre, à
exprimer ses propres sentiments, à s’identifier et à faire preuve d’empathie. Elle pourrait
résulter, entre autres, d’interactions précoces carencées, et engendrerait, à terme, des
relations pauvres et une communication trop impersonnelle avec l’environnement.
(Keltikangas-Järvinen, 1985 ; Bertagne, 1992)
Les interactions précoces n’ayant pas permis d’apprendre à identifier ses éprouvés,
ceux-ci éprouvés demeurent paradoxaux, inexplicables : pour ne pas devenir fou il ne
peut que se déconnecter de ce vécu sensoriel et émotionnel.
que nous faisons l'hypothèse que certains d'entre eux, à l’instar de certains autistes, s’avèrent
hypersensibles, littéralement « écorchés » sous leur carapace.
115
Mac Dougall, J. (1982). Cette expression est proche de celle employée par Marty dès 1963.
116
Corcos et al, (2003, p. 55)
117
Sans qu’il s’agisse de la logique surinvestie du paranoïaque : justement pas de passion ici, pas
d’investissement, ne serait-ce que parce que la voie somatique permet déjà une décharge et que cette
logique n’est pas une mise en forme du délire, mais tout ce qu’il reste d’une pensée désaffectivée. (Dejours,
p. 87 )
49
Relationnelle, l’alexithymie concerne indissociablement le rapport à soi et le
rapport à autrui. C’est avec lui-même qu’il ne communique pas ; avec ses propres
émotions auxquelles il n’a pas accès et qu'il ne peut donc transmettre à ses proches. Non
par pudeur ou entêtement mais parce qu’il n’a « rien à dire », puisque il ne peut y accéder
lui même, comme s’il n’avait nulle intimité psychique, nulle « familiarité » avec son
monde intérieur.
Laissons la parole à Corcos pour résumer l’hypothèse commune de ces auteurs,
concernant l’aspect dynamique et intersubjectif précoce de l’alexithymie : celle-ci
s’apparenterait à un processus de gel émotionnel « laissant en friche tout un terreau
pulsionnel non mentalisable et innommable de par son caractère potentiellement
désorganisateur. Elle renverrait à un processus anti-objectal118, défense par insensibilité
qui répondrait à des mécanismes très tôt structurés dans l’enfance liés aux angoisses
générées par la séparation psychique d’avec la mère. Mécanismes visant à le protéger de
l’attraction pour l’objet primaire insatisfaisant… véritable trou noir aspirant le sujet »119
La littérature n’offre pas de travaux portant directement sur l’image du corps, et
c’est à partir des travaux sur le fonctionnement psychique global de ces patients que nous
aurons à construire nos hypothèses. Mais on sait que l’émotion partagée dans le corps à
corps mère-nourrisson constitue le socle de l’image du corps à venir. En outre, ces
relations aux choses et aux personnes fournissent des indices concernant la relation à soimême et à son corps. La constitution de cette image s’ébauche bien avant la distinction
topique entre moi, ça et surmoi, ancrée dans les interactions précoces, lesquelles
permettront ou non l’intégration d’une enveloppe contenante où puisse s’investir
l’investissement narcissique princeps.
C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire de revenir sur la dimension
économique de l’alexithymie, l’image du corps étant ancrée dans les investissements
libidinaux successifs.
B- Approche économique de l’alexithymie :
L’économique constitue le deuxième volet du « tryptique » de la métapsychologie
freudienne, sa dimension la plus biologique puisqu’elle concerne la charge pulsionnelle.
Laplanche et Pontalis (1967) définissent l’économique comme ce qui renvoie à l’énergie
libidinale, ses investissements et contre-investissements. Cette énergie circule, elle est
susceptible de diminution, d’augmentation, de déplacement. Elle vise la décharge, et peut
aboutir notamment à la répression, au déplacement, au refoulement, à la sublimation.120
a) Dans la lignée de Marty, les hypothèses économiques de MacDougall :
Dans la perspective de la représentation du corps et des affects, la
conception de Mc Dougall pose la question de l’alexithymie en termes économiques,
puisqu’elle l’envisage comme une défense pare-excitatrice contre des affects débordants,
118
Anti-objectal est à entendre au sens de « relation à distance » et de rapport « allergique » à l’objet. Ce
type de relation, caractérisée par une certaine froideur et une forme de mise à distance de l’objet, avait été
décrite par M. Bouvet (1967) à propos des sujets ayant une structure de personnalité « prégénitale ». Cette
distance donnait lieu à une relation d’objet appauvrie, précaire, voire impossible.
119
Corcos, M. et al, (2003 pp. 50-51)
120
Freud, S. (1915) Pulsions et destins des pulsions ; Corcos et al, (2003)
50
et ce, à propos de la boulimie, pathologie majeure de l’image du corps.
L’incapacité à lier les affects les rend proportionnellement trop excitants, comparés au
manque de représentations. L’affect non représenté fait effraction, c’est-à-dire qu’il prend
une dimension traumatique : Autrement dit, dans ces troubles, la problématique est
économique avant d’être topique. (Pédinielli, 1985). En effet, les difficultés de
l’alexithymique concernent les affects, l’investissement libidinal, la gestion émotionnelle.
De plus, ce fonctionnement précocement mis en place renvoie à une période préoedipienne où les instances ne sont pas encore clairement différenciées, le sujet et l’objet
étant encore mal différenciés.
La précocité du stade psychique auquel renvoie l’alexithymie d’une part,
l’hypothèse d’une rupture entre le réservoir du ça et le moi121 (Marty, 1973, 1980) d’autre
part, rendent finalement presque indissociables les questions économique et topique
dans l’alexithymie.
En effet cet effacement fonctionnel dont les conséquences sont essentiellement
économiques, aboutit à une problématique topique dans la mesure où la distinction des
instances (ça-moi-surmoi) semble présente de manière plaquée et non symboligène
d’après Marty (1980) (hyper adaptation de surface). Les distorsions économiques,
quantitatives, finissent par entraîner des modifications qualitatives122.
b) Répercussions de la dimension traumatique sur la structuration psychique
Cette répression massive d’affects (dimension économique) empêche les
investissements fantasmatiques « normaux », d’où un mode de pensée collé au réel (on
passe du trop au trop peu). Ce fonctionnement opératoire conduit donc à une
désorganisation de l’appareil mental (que décrivait Marty, 1963). Par conséquent si
« l’inconscient reçoit mais n’émet pas»123, ce déséquilibre économique a des incidences
sur la structuration topique précoce du sujet, comme nous le verrons plus loin. A cet
égard, Corcos et al. écrivent que : « Plus qu'une absence de vie fantasmatique, à l’origine
d’une pensée opératoire, on note par éclats une activité fantasmatique intense, crue »124,
qui « semble renvoyer à des zones psychiques archaïques intraduisibles verbalement. Ce
n'est pas que ces sujets ne fantasment pas»125, mais ils semblent ne rien penser de leurs
fantasmes, comme si ces fantasmes étaient le pur produit d’une activité synaptique, sans
incidence psychique. Comme si le sujet se représentait lui-même comme un automate,
ce qui impliquerait la coexistence d’un schéma corporel intact et d’une image du
corps appauvrie par rapport à des sujets non alexithymiques.
Les émotions sont inaccessibles au sujet, faute d’une certaine intimité psychique avec luimême et en raison d’une rupture de communication totale avec son monde interne, gelé.
(Corcos et al, 2003) Mais cette absence de circulation n’est pas synonyme d’absence de
représentation126.
Aussi pouvons-nous nous attendre à voir s’esquisser une représentation du corps.
121
« Le réservoir du ça n’est pas vidé mais presque clos » Marty, P. (1980, p. 63)
Ce que Canguilhem (1966) notait déjà à propos des maladies somatiques et des constantes biologiques
123
Marty, P. (1980, p. 63)
124
Corcos, M. et al., (2003, p. 59)
125
ibid.
126
Dans la revue de la littérature on s’aperçoit que seul Smadja (1998) considère que le patient opératoire
souffre d’une absence de libido
122
51
Après avoir cerné sa dynamique conflictuelle à travers les interactions précoces, nous avons constaté que la question économique du manque d’investissement
libidinal fondamental ouvre sur la dimension topique. Or l’approche topique des
fonctionnements limites proposée notamment par Dejours (2001), contribue à éclairer
l’alexithymie dans la perspective de l’image du corps. Par un détour théorique revenant
sur la notion de clivage, on peut poser l’hypothèse que certaines caractéristiques
communes de l’image du corps se retrouveront dans l’alexithymie, en dépit de la
variabilité des structures qu’elle recouvre.
C - Approche topique :
a) Rappels sur la topique freudienne
La fiction de l’appareil psychique proposée par Freud se situe dans le contexte de
son travail avec des patients névrosés. La clinique des pathologies non névrotiques et
notamment des pathologies limites amène à repenser les deux topiques. Avec les deux
notions d’"inconscient originaire" et de "clivage du moi", Freud introduit l’idée que
l’inconscient ne se limite pas au refoulé mais qu’il comprend tout un secteur inaccessible
à la parole et aux représentations fantasmatiques. Dès 1914, donc, se trouvent jetées les
bases d’une « troisième topique »127, largement étudiée depuis en raison du nombre
croissant de pathologies « limites ».
b) La troisième topique
L’introduction du narcissisme128 conduit Freud (1914) à formuler l’hypothèse d’un
inconscient non pas refoulé, mais originaire, préexistant au refoulement dynamique. La
notion de clivage du Moi, introduite à propos du fétichisme, rend compte de la possible
juxtaposition, dans le psychisme, de deux « attitudes » radicalement différentes à
l’encontre de la réalité et des représentations.
Bergeret (1975), puis Green (1990) décrivent ainsi chez certains analysants la
superposition de deux fonctionnements : une partie de la personnalité, structurée sur un
mode oedipien, avec ou sans élément de fixation névrotique, trouve son prolongement
dans l’inconscient refoulé ; l’autre part du psychisme demeure hors représentation,
constituant l’inconscient originaire, sans mémoire, ce qui amène Dejours à le qualifier
d’« amential »129. Cette partie de l’inconscient, qui se déploie de l’autre côté de la barrière
étanche dressée par le clivage échappe au refoulement et à l’interprétation.
Ces éléments éclairent donc tous les fonctionnements dits « limites », y compris ce que
Marty décrivait comme des névroses de caractère ou de comportement ainsi que le
fonctionnement opératoire qu’on retrouve dans l’alexithymie.
La psychopathologie de la vie quotidienne et la symptomatologie névrotique
constituent des voies de passage entre inconscient refoulé et système préconscientconscient. En revanche, entre la conscience et cet inconscient sans mémoire qui ne se plie
à nulle symbolisation, les règles de circulation diffèrent de celles décrites dans la
127
Dejours, C. (2001, p. 84)
terme emprunté à P. Näcke (1899) et d’abord employé, comme celui de clivage, au sujet de la perversion
129
Dejours, C. (2001, p.88). Du grec mentia, mémoire, précédé du a privatif
128
52
première topique130.
A côté d’une adaptation de type névrotique, l’inconscient amential se manifesterait à
travers des éléments primaires, sans rapport avec cette première attitude, et donnant lieu à
toute une symptomatologie non névrotiques : délire de persécution, automatisme mental
et hallucinations, somatisations ou encore passages à l’acte. On sort ici du champ de la
névrose pour rentrer dans celui des émergences de processus primaires.
L’inconscient refoulé, produit de l’éducation et des interdits, résulte d’un échange entre
l’enfant et l’adulte concernant un contenu qui est alors, représenté, puis interdit ou dévié
vers d’autres modes de satisfaction.
L’inconscient amential, « formé hors de toute pensée propre à l’enfant …, est la réplique
au niveau topique des zones du corps exclues » 131 du processus d’érogénéïsation du
corps.
Remplissant le vide laissé là où nulle interprétation n’a été donnée, ce secteur de
l’inconscient est caractérisé par l’absence de pensée. (Dejours, 2001) Ses manifestations
sont rares, car le clivage institue une barrière relativement étanche : d’où cette hyper
adaptation et cette hyper normalité des alexithymiques, en dehors de brefs moments de
désorganisation, somatisations, ou autres émergences dévastatrices de l’inconscient
amential, qui passent outre le préconscient et se déchargent au-dehors. Toutefois, le plus
souvent, ces sujets restent à l’abri, «parfois toute leur vie durant, de toute
décompensation et de tout passage à l’acte »132. Tant que le clivage fonctionne,
l’inconscient amential reste silencieux, le discours opératoire traduisant le manque
d’épaisseur du préconscient et de l’inconscient refoulé, comme si la barrière du clivage
était dressée tout près du conscient et que se déployait derrière un océan d’expériences
éparses, non intégrées, gelées.
Concernant notre problématique sur la représentation du corps, il faut rappeler que cette
absence de représentation n’est pas absence d’affect. au contraire, là où il n’y a pas eu
représentation, l’affect a, proportionnellement, une importance majeure, puisqu’il est seul,
délié. Quelle conséquence pour l’image du corps ? Tel un mouvement pulsionnel qui aurait
avorté, échoué à nourrir les relations, l’affect retourne se ficher dans le corps. L’affect mis
hors-jeu et hors-je reste délié et le moi-corps de l’alexithymique risque bien de s’en trouver
affecté, dans sa dimension la plus biologique qui soit.
Ces rappels sur la « troisième topique » et le fonctionnement psychique profond
permettent d’envisager l’alexithymie comme un moyen coûteux d’endiguer les
émergences en processus primaires de cet inconscient amential :
« Ces patients se maintiennent grâce à des comportements et un mode de pensée
correctement articulés avec la réalité. La digue mise en face de l’inconscient amential est
sous le règne d’une pensée logique et opérationnelle, coupée de l’inconscient. »133
Concrète ou abstraite, cette pensée n’est pas hyper-réaliste, mais factuelle : le corps, les
affects et les relations font partie de la réalité. Aussi serait-ce « une erreur de croire que
la pensée opératoire est une simple photographie de la réalité »134
130
Il est important de préciser, que « le clivage existe chez tout un chacun, » névrosé ou non. La différence
dépend du maintien, ou non d’un certain équilibre topique entre les deux zones. (ibid. p. 90)
131
Dejours, C. (2001, p. 85)
132
ibid.
133
Dejours, C. (2001, p. 86-91)
134
Dejours, C. (2001, p.88)
53
Ainsi, la conceptualisation d’une troisième topique permet de mieux comprendre
que c’est cet inconscient, violent et cru, qui sous-tend l’existence de l’alexithymique, la
rupture de communication avec son monde interne le mettant à l’abri d’une régression
massive vers la décompensation psychotique ou somatique. (Dejours, 2001 ; Green, 1990)
Conclusion sur l’alexithymie :
L’alexithymie apparaît donc comme une carence de mentalisation, réaction par
insensibilité face à des affects inélaborables. Il s’agirait d’une position caractérisée par
des défenses opératoires en réponse à la menace narcissique que représentent à ce stade
de dépendance, les émotions et les affects (comme signes de l’existence d’un autrui
différencié et autonome.) Elle pourrait correspondre, sur un continuum allant du normal
au pathologique, à une position centrale entre la non –intégration de la position schizoparanoïde et l’intégration du bon objet interne décrites par M. Klein. Le sujet régresserait
vers cette position ou s’y fixerait (selon que l’alexithymie est primaire ou secondaire)
devant la menace d’une surcharge d’excitation traumatique.
Autrement dit il n’y a pas d'étiologie univoque établie dans l’alexithymie, tout
simplement parce qu’actuellement l’avancée des recherches, dans tous les domaines,
montrent que rares sont les cas où une étiologie unique et isolable peut être repérée
concernant la pathologie psychique ou somatique. L’alexithymie résulte, au même titre
que toute manifestation humaine, d’une intrication de facteurs, génétiques et
environnementaux, innés et acquis, hormonaux et affectifs, cognitifs et relationnels.
En outre, la diversité des formes cliniques rencontrées, la diversité des rôles aussi que
peut jouer l'alexithymie chez chaque sujet concerné, montre bien que pour chacun, le
poids et l’interaction réciproque de ces différents facteurs varient, de même que ses
conséquences.
C’est vers la conception de Petot (1996) que nous nous tournerons pour une
conclusion qui ouvre des pistes de réflexion sur l’alexithymie. L’auteur pose un regard
critique sur cette notion trop souvent considérée d’après elle comme un facteur de
vulnérabilité somatique alors même que (elle cite de nombreuses études), les recherches
montrent que l’alexithymie augmenterait pendant la phase aiguë d’une maladie et se
résorberait après elle, comme si la maladie induisait un gel émotionnel, et non l’inverse.
Quoiqu’il en soit, il ne s’agit pas d’en rester à la causalité linéaire et Petot cherche surtout
à rappeler que si l’alexithymie est une notion appuyée sur celle de fonctionnement
opératoire, alors on ne peut l’envisager que de façon négative : Marty dit bien que la
pensée opératoire et son corrélat, la dépression asymptomatique, essentielle, prennent le
pas sur toute forme de symptomatologie. Par conséquent, la présence, affirmée par de
nombreux chercheurs, d’alexithymie dans les intervalles libres de troubles mentaux, ou
chez les sujets présentant des symptômes dépressifs, ne peut être considérée comme la
cause de leur difficulté : la vie opératoire, telle que définit par Marty, remplace tout
éclosion psychopathologique. Ce sont toujours des sujets non patients psychiatriques qui
sont concernés. Comment expliquer dès lors ces corrélations entre alexithymie et
toxicomanie, ou encore troubles du comportement alimentaire, Marty précisant que seuls
les intérêts strictement vitaux sont assurés ? Pour Petot, si l’on veut garder la notion
d’alexithymie, il faut alors l’envisager tout autrement, non pas seulement comme pauvreté
cause du désordre mais, comme conséquence, peut-être, du tableau somatique, lorsqu’il y
54
a maladie ; et surtout comme richesse potentielle, le sujet évitant ainsi une
désorganisation massive. (Petot, 1996)
Dimension ou structure, défense protectrice ou facteur de vulnérabilité,
l’alexithymie en ses multiples modalités peut aussi apparaître, dans certains cas, comme
un moment, sinon de réorganisation, du moins de « maintenance » du psychisme, comme
si le sujet s’absentait pour un temps de lui-même afin d’éviter certains dégâts psychiques.
(dépression majeure, délire…) C’est seulement lorsqu’elle s’enkyste que l’alexithymie
n’est plus « issue potentielle » mais fonctionnement trop coûteux, délétère pour le sujet et
partant, pour son environnement.
Chap 3. L’image du corps
L’image du corps a été et est encore, l’objet d’un nombre incalculable d’études, en
psychologie, clinique comme sociale, en histoire même. L’intérêt pour cette question
dépasse le champ des sciences humaines et s’étend aux neurosciences : comme
l’alexithymie, l’image du corps constitue un champ d’investigation propice à la rencontre
de nombreuses disciplines, de la psychanalyse à l’approche cognitivo-comportementale
en passant par la pensée systémique.
En revanche, comme on l’a dit en amont, l’association de ces deux thématiques révèle un « vide » dans la littérature. Sous la masse d’articles et d’ouvrages concernant
l’un ou l’autre domaine, s’ouve donc un créneau encore peu étudié : la manière dont les
sujets alexithymiques se représentent leur corps. Cette question peut paraître naïve mais
finalement aucune recherche ne fournissait vraiment de réponse.
L’image du corps, objet d’innombrables études concernant les danseuses ou les sportifs
de haut niveau, semble ne pas avoir été étudiée chez les sujets ayant une difficulté
majeure d’identification et d’expression des émotions. Or on connaît le lien qui unit
émotions, corps, interactions, représentation de soi.
Même avec un effort de synthèse intense, rappeler les diverses approches
psychologiques de l’image du corps nécessiterait un travail de fin d’études à part entière,
sorte de méta-analyse presque inépuisable. Le paradoxe est donc semblable à celui
rencontré dans l’alexithymie : au milieu d’un foisonnement d’informations et de théories
dont nous ne pouvons ici rendre compte, même en les survolant superficiellement, on
découvre un « blanc » théorique concernant l’image du corps de ces sujets, image que
déjà, nous supposons elle-même se dessiner en négatif.
Nous ne tenterons donc pas d’être exhaustif, sur un sujet très étudiée depuis
quelques années, sans doute en raison du nombre croissant de problématiques
narcissiques rencontrées dans la clinique (Jeammet et Corcos, 2005) : l’image du corps
n’est-elle pas le soutien fondamental du narcissisme, ancrée dans les toutes
premières représentations du sujet ?
Nous ne choisirons pas non plus de ne présenter qu’une théorie, parce que l’image du
corps, fondamentalement singulière, échappe à tout dogmatisme et qu’une théorie, si elle
aide à penser la réalité, ne mérite jamais d’être réifiée, comme nous l’ont rappelé pendant
cinq ans les enseignants de l’EPP.
Nous tenterons plutôt d’esquisser une base théorique intègrant les principaux éléments
ayant nourri notre réflexion sur l’image du corps dans l’alexithymie.
55
Toutefois, pour éviter « l’impasse du syncrétisme »135, nous avons choisi de circonscrire
notre recherche à l’approche psychodynamique, et de laisser de côté les travaux réalisés
dans le champ de la neuropsychologie, évoqués plus haut, ainsi que des courants de la
psychologie (cognitive, humaniste et systémique essentiellement) puisque leur exposé
n’aurait débouché sur aucune mise en pratique méthodologique.
Après avoir redéfini les termes essentiels, nous reviendrons sur l’image
inconsciente du corps décrite par Dolto. Puis, dans une perspective de cohérence avec les
travaux présentés précédemment, nous envisagerons les conceptions de l’image du corps
que soutiennent notamment Debray et Dejours, bien qu’ils présentent des divergences
théoriques avec les auteurs employant la notion d’alexithymie. Enfin, en écho aux
questions qui ont émergé de la partie précédente136, nous ferons appel au Moi-Peau
d’Anzieu pour interroger la question du contenant corporel.
De ces théories très riches dont la revue a été faite de nombreuses fois, nous ne
rappellerons que ce qui concerne directement notre problématique,
On a vu plus haut la place première que Freud reconnaissait au corps, et la
manière dont ce corps se trouvait ‘subverti’ et érogénéisé par le fantasme, mais aussi aboli
dans l’hallucination négative. Le corps, racine du psychisme, condition sine qua non de
toute existence, n’est pas envisagé par les psychanalystes au plan anatomique, socioesthétique ou de ses performances. Il est envisagé en tant qu’il est porteur et vecteur de
désir, lieu d’enracinement-mais non point d’arrivée- de la pulsion. (Freud, 1915). Ce
corps qui ne survivrait pas sans les soins maternels (Winnicott, 1956) est d’emblée
marqué par l’altérité et le désir, et l’image du corps est donc indissociable des interactions
précoces du nouveau-né avec l’environnement, et du vécu fantasmatique qui les
accompagnent. (Dolto, 1974)
I –Définitions de l’image du corps
« L’image du corps est au confins de la psychologie et de la médecine : elle est
« image », c’est-à-dire réalité psychique. Et elle est corps, c’est-à-dire réalité
somatique». 137
Introduction : Schéma corporel, image du corps, représentation de soi
Bonnier, neurologue, propose en 1893 le terme de schéma corporel pour rendre
compte des conséquences de certaines lésions cérébrales sur la motricité du sujet et son
orientation spatiale. Schilder, (1935), montre qu’outre un phénomène purement cortical,
le schéma corporel est indissociable d’un autre vécu, émotionnel, lequel résulte d’abord
des besoins biologiques.
Schilder introduit la distinction sur laquelle Dolto insiste longuement (1984). Neurologue,
psychiatre et psychanalyste, il souligne que l’image du corps « prend naissance sur la
base des expériences affectives de l’individu », tandis que le schéma corporel résulte des
135
Expression employée par V. De Thuy-Croizé le 27.02.06
notamment la question du contenant et du pare-excitation dans l’alexithymie.
137
Sanglade, A. (1983, p. 105)
136
56
« informations perceptives »138. Depuis, on a coutume d’opposer schéma corporel et
image du corps, le premier constituant une notion neurologique et désignant un repère
relativement similaire d’un individu à l’autre, tandis que le second relèverait plutôt de la
psychologie. C’est donc avec Schilder que la notion d’image du corps devient une notion
explicitement psychanalytique. Explicitement, car selon Dolto, Freud s’est servi, sans la
théoriser, de cette notion, « puisqu’il privait ses patients de toute satisfaction génitale
pendant la cure ».139
Le schéma corporel constitue cet état de base du corps sur lequel nous ne
focalisons pas notre attention mais qui est une condition indispensable pour que nos
gestes soient adaptés et adroits, comme le rappellent les adolescents dont le schéma
corporel en plein remaniement suscite gaucherie et maladresse. Socle commun
globalement identique d’un sujet à l’autre il nous permet de comprendre et d’anticiper les
gestes d’autrui. Dolto le définit comme « une réalité de fait », notre vécu charnel et
moteur « au contact du monde physique »140. Génétiquement programmé, il permet
l’orientation temporelle, la mémorisation non consciente et la mise en œuvre automatique
de schèmes d’actions, nous permet d’évaluer notre position dans le monde physique
environnant, la force à mettre en œuvre, … Il évolue à mesure de la croissance
physiologique puis se stabilise, et est sous-tendu par des cartes neurales, notamment
pariétales, sollicitées pour chaque adaptation de la motricité. L’atteinte du schéma
corporel est d’ordre neurologique141.
Le Moi est avant tout corporel, les représentations sont d’abord représentations de
changement, de mouvements, fondant en même temps la différence avec l’extérieur et les
bases de l’unité de soi. L’image du corps est une représentation inconsciente et précoce
de soi moi corporel en tant qu’il est différencié du monde environnant. Autrement dit
dans notre étude, nous aurons à nous attarder sur cette image non seulement en tant que
contenu, mais également comme contenant, apte à contenir le soi, différencié de
l’environnement. L’image du corps permet la personnalisation (Winnicott, 1971), c’est-àdire l’instauration du Self à l’intérieur du soma. Elle est alors séparatrice et unifiante,
double condition de l’identité et de la relation (par opposition à osmose). C’est cette
image qu’Anzieu conceptualise et étudie en ces multiples dimensions à travers la notion
de Moi-Peau.
L’image du corps, intégrative des expériences, scelle donc notre rapport au temps.
(Andronikof-Sanglade, 1983 ; Dolto, 1984).
Rapport à l’espace avec le schéma corporel, au temps avec l’image du corps, ces
deux coordonnées dessinent le cadre de notre rapport aux autres, qui se cristallise dans la
représentation de soi. « Il s’agit du corps que l’on donne à voir. Ce sont les qualités que
nous attribuons à notre Moi-corps qui vont conditionner nos relations aux autres. La
représentation de soi est étroitement tributaire de nos relations aux autres »142 et
rétroagit en retour sur ces liens que nous établissons avec eux, selon qu’on se sent solide
ou vulnérable, désiré ou rejeté.
138
Schilder (1935) cité par Clerici et al (1990, p. 488)
Dolto, F. (1984, p. 24)
140
ibid. p. 18
141
Se traduisant à travers divers syndromes tels que l’hémiasomatognosie, où une atteinte cérébrale
empêche le sujet de reconnaître comme sienne la motié gauche de son corps par exemple.
142
Andronikof, A. (1983, p. 106)
139
57
Cette notion charnière, qui montre combien sont indissociables narcissisme et relations
d’objet, est particulièrement étudiée aujourd’hui car elle constitue le levier thérapeutique
de la prise en charge des patients limites, mais aussi névrosés et/ ou déprimés. En tant que
cible du travail thérapeutique, elle permet de renforcer la solidité interne du sujet143, et
concerne aussi bien le champ de la psychosomatique que des troubles cognitifs : Gibello
(1995) et Berger (1999) insistent sur cette représentation dans leurs travaux sur les enfants
instables, dont la carence de mentalisation évoque parfois l’adulte alexithymique et son
recours à l’agir.
Si ces distinctions sont utiles au plan théorique en tant qu’elles correspondent à
des lignes de développement spécifiques, elles sont, comme le montre Dolto, en
interaction et contribuent ensemble à la représentation de soi. « On peut les considérer
comme différents « moments » de l’édification du Soi, chacune d’entre elles rendant
compte d’une de ses composantes fondamentales. »144
Ainsi le schéma corporel appartient au sensori-moteur, au non langagier, au « corps
vécu »145; l’image du corps au champ du préconscient, dont on connaît l’importance
cruciale pour le fonctionnement psychique selon P. Marty, son dysfonctionnement
bouleversant l’ordre psychosomatique (1980). Ce faisant elle fonde l’accession au
symbole, par le biais des castrations symboligènes et de la différenciation Moi / autrui ;
« enfin la représentation de soi constitue le corps externe du Soi psychosomatique, de par
sa relation aux autres et à l’environnement »146.
1. L’apport spécifique de Dolto
A. La distinction schéma corporel – image inconsciente du corps
Dolto insiste sur la différence et la complémentarité du schéma corporel et de
l’image du corps : le schéma corporel renvoie au besoin, qui est satisfait par un Autre,
dont les gestes et les soins sont imprégnés de son propre désir. L’image du corps se
construit au cours de ces échanges accompagnés de mots et d’émotions qui permettent
que ces gestes prennent sens et que le corps de l’enfant soit humanisé (Dolto, 1984).
« C’est par les deux processus de tension de douleur ou de plaisir, d’une part, paroles
venues d’un autre pour humaniser ces perceptions, d’autre part, que le schéma corporel
et l’image du corps sont en relation »147
L’image du corps, propre à chacun, éminemment inconsciente, est décrite par Dolto
quasiment comme la symétrique inverse du schéma corporel : singulière, fantasmatique,
en permanente évolution, fruit de l’expérience interpersonnelle du sujet, elle se constitue
progressivement, comme faite de plusieurs feuillets pour reprendre le terme de Freud à
propos du Moi (1895a), à mesure des stades du développement psycho-affectif, et sa
genèse est indissociable des interactions précoces au cours desquelles le besoin se lie
immanquablement au désir.
143
travail sur le contenant, sur le narcissisme, que Winnicott qualifie de pré-thérapeutique et dont Ferenczi
pressentait l’importance. (in Psychanalyse IV, PARIS : Payot éd. de 1982)
144
Andronikof-Sanglade, A. (1983, p. 105)
145
en référence à la distinction proposée par Ajurriaguerra entre corps vécu et corps connu, 1965, cité par
Andronikof-Sanglade, 1983
146
Andronikof-Sanglade, (1983, p. 110)
147
op. cit p. 41
58
De même que l’image du corps peut être saine malgré un schéma corporel
marqué par un handicap, elle peut être défaillante et pathogène en dépit d’un schéma
corporel intact. L’atteinte de l’image du corps ne se traduit pas par un syndrome
neurologique, mais par une maladie, du trouble majeur de l’identité à l’anorexie en
passant par la dépression ou les décompensations somatiques. (Dolto, 1984)
Est-ce que ces interactions « non relationnelles » se traduiraient chez l’alexithymique par
une difficultés à se représenter et investir son corps, l’amenant à le délaisser, ou à le
méconnaître comme source de plaisir et d’émotions ?
Et est-ce qu’en retour, cette image défaillante ne l’empêche pas d’avoir accès à son propre
ressenti ?
B. Structure de l’image du corps : images de base, fonctionnelle et érogène
L’image inconsciente du corps, tissée d’éléments verbaux et non verbaux, de
gestes et d’expériences diverses, se structure au fil du développement biologique de
l’enfant et des interactions qu’il suscite, nécessaires à la survie mais chaque fois
singulières, entre la mère et l’enfant. Dolto considère l’image du corps comme la synthèse
de différentes images, intriquées mais dont la distinction va nous aider à comprendre,
peut-être, ce qui est atteint quand l’identification des émotions est impossible.
L’image de base est, comme son nom l’indique, est la base même du Self, le fond
même du sentiment d’exister. Elle correspond au vécu de continuité du nourrisson, en
dépit des changements, déplacements et expériences successives. L’être humain, assujetti
à l’ordre du besoin est donc, à sa naissance, dépendant des soins de l’environnement.
D’où l’importance que l’enfant soit suffisamment investi narcissiquement par la mère
pour qu’elle identifie ses besoins et garantisse la continuité de son sentiment d’exister en
rétablissant une homéostasie qu’il n’a pas les moyens de préserver lui-même. L’image de
base découle de cette continuité temporelle et spatiale qui érogénise le corps dans une
continuité de sens. L’image du corps primordiale n’est autre que cette symbiose
nécessaire pour intégrer la permanence d’être. Elle est la condition de la vie psychique,
image très liée à la survie. C’est de cette continuité narcissique, de cette « mêmeté d’être,
que provient le sentiment d’exister »148 Ce sentiment arrime le corps au narcissisme et
confère au sujet le sentiment de sa propre existence. Le narcissisme est donc avant tout
continuité, par opposition au vécu inélaborable d’écroulement des enfants autistes et
psychotiques.
Cette image de base, selon qu’elle est altérée ou intacte, permet ou non à l’être humain
d’exister : il ne s’agit pas du narcissisme primaire, mais encore en-deçà, de son existence
en tant qu’elle est désirée par ses géniteurs. Elle ne peut être atteinte sans que surgisse une
représentation archaïque de mort, de menace sur l’existence, non verbalisable et se
traduisant par des « éclipses de narcissisme 149», des désorganisations somatiques,
réponse à un danger interne, une menace vitale. Cette image de base, comme toute image
du corps, évolue à chaque stade, d’abord respiratoire-olfacto-auditive, puis orale, anale…
C’est à ce stade précocissime que l’on peut le mieux saisir le conflit entre pulsions
de vie et de mort. C’est à ce stade de narcissisme primaire que se révèle le plus
visiblement une lutte dans laquelle les pulsions de mort peuvent demeurer prévalentes (ce
qui n’aboutit pas nécessairement à la mort réelle du nourrisson mais peuvent prend
148
149
Dolto, F. (1984, p. 50)
ibid.
59
diverses orientations : faux-self, autisme…), lorsque les expériences corporelles n’ont pas
été contenues et médiatisées par le Moi auxiliaire de la mère, quand celle-ci, pour des
raisons chaque fois singulières, traite « le nourrisson en paquet, en objet de soins, sans
parler à sa personne. »150
Puis, se faisant suffisamment absence après avoir été totalement présente, la mère
introduit les castrations qui permettent aux zones érogènes de se dessiner en lieu et place
des creux laissés par le désir insatisfait. La castration symboligène est interdit portant sur
la manière dont l’enfant cherche à réaliser son désir. Elle est donc avant tout
reconnaissance, qui prend acte du désir de l’enfant. Ces zones érogènes, contiennent la
possibilité, pour chacun de nous, de faire le deuil de l’omnipotence, dans la mesure où
elles sont marquées par l’altérité, qui nous est ainsi rappelée à chaque instant.
Nous ne reviendrons pas plus longuement sur ce sujet, dans la mesure où c’est plus la
structure même de l’image du corps qui nous intéresse ici, si riche soit la description de
Dolto.
La deuxième composante de l’image du corps est l’image fonctionnelle, sthénique,
dynamique. C’est par elle que « les pulsions de vie peuvent, après s’être subjectivées dans
le désir, viser à se manifester pour obtenir plaisir ». 151
La troisième composante de l’image du corps est l’image érogène, centrée sur le lieu
« où se focalise le plaisir ou déplaisir érotique dans la relation à l’autre »152 à tel
moment.
« L’image du corps est la synthèse vivante, en constant devenir de ces trois
images, reliées entre elles par les pulsions de vie, lesquelles sont actualisées par le sujet
dans l’image dynamique »153 fonctionnelle qui vise l’accomplissement du désir du sujet.
C. Constitution de l’image du corps : une image à la fois stable et en évolution
L’image du corps intègre donc une foule de représentations de soi successivement
formées, à chaque étape du développement.
Olfactivo-respiratoire, orale, anale, puis intégrée sous le primat du génital, l’image
inconsciente du corps porte les traces de nos interactions précoces et soutient donc, (plus
ou moins bien) le narcissisme du sujet. A mesure que l’enfant grandit et que de nouvelles
zones du corps sont découvertes, elles deviennent le lieu d’expériences, qui donnent –ou
non- lieu à une érogénéisation progressive du corps, avant l’unification sous le primat du
génital. Ainsi l’image du corps de l’adulte, encore dynamique et intégrative des nouvelles
traces de plaisir et de souffrance, contient le précipité de toutes ces images archaïques,
devenues inconscientes mais qui expliquent nos préférences et nos maladresses. (Dolto,
1984 ; Debray, 2005)
A mesure des investissements successifs, l’enfant découvre des plaisirs qu’il tente
de répéter. La mère verbalise ces désirs, interdit ce qui est dangereux, propose un
substitut, interdit mais accueille ses demandes, se faisant ainsi témoin de son désir,
150
ibid., p. 52
ibid., p. 55
152
ibid., p. 57
153
ibid. p. 57
151
60
compatissant pour la frustration engendrée par les interdits. Ces castrations successives,
(ombilicale, puis orale (du sein à la cuiller), anale, interdit du toucher, ) accompagnées de
paroles qui verbalisent le manque de l’objet désiré, permettent à une image du corps
partielle supplémentaire de se former. L’émotion éprouvée par l’enfant, le désir et la
frustration, verbalisée et métabolisée par la mère, deviennent la chair de l’image du corps.
L’alexithymique aurait-il manqué de mots, de compensation pour les barrières
mises à l’accomplissement direct du désir, ce qui aurait donné lieu à une image du corps
décharnée, statique, vide d’émotions et de créativité ?
« Par introjection des paroles, des comportements de l’adulte, l’image du corps se
structure depuis la première castration ombilicale, puis l’indépendance motrice … »154
L’image du corps ou plutôt les images successives du corps s’élaborent donc au rythme
du développement de l’enfant, à mesure des épreuves de réalité et des castrations
symboligènes. Le narcissisme est donc lié à ce déroulement, cette historicité, il assure la
continuité de l’identité mais en étant remanié en fonction des épreuves auxquelles se
heurte le désir de l’enfant (interdit du toucher, propreté…) Ces castrations sont
symboligènes dans la mesure où elles permettent au narcissisme de s’organiser et donc
sont la condition de l’autonomie à venir du sujet. D’objet du désir parental, l’enfant va
devenir sujet, manquant donc, et non tout-puissant, mais porteur et vecteur de désir.
« Si la castration est l’interdit radical opposé à la satisfaction recherchée et auparavant
connue, il en résulte que l’image du corps se structure grâce aux émois douloureux
articulés au désir interdit après que la jouissance et le plaisir en ont été répétitivement
goûtés. »155 La mère barre la route à un certain type de satisfaction et cette castration n’est
symboligène que parce qu’elle est médiatisée et qu’une autre voie est proposée pour la
dérivation et la satisfaction du désir. Elle ne fait sens que parce que cette satisfaction a été
expérimentée.
Quelle image est atteinte chez le sujet alexithymique ? Fonctionnelle et érogène,
certainement. Mais si l’atteinte de l’image de base conduit à la déliaison et à l’expression
de la pulsion de mort, comment ne pas penser que le sujet alexithymique est atteint dans
son narcissisme primordial, constitutif, précocissime, pour avoir manqué de cette nourriture
humanisante, l’affect ?
2- Le corps, exigence de travail pour le psychisme.
A. Le corps, lieu du désir et de l’altérité
La pulsion n’est identifiable que par le biais de ses représentations psychiques.(Freud,
1905) L’enfant, comme on l’a vu plus haut, se représente d’abord son corps à l’aide du
Moi auxiliaire maternel contenant pour les excitations incompréhensibles qu’il éprouve.
Cette enveloppe maternelle réunit littéralement les parties du corps de l’enfant encore
démantelées, « comme des pommes de terre dans un sac »156
Cette fonction d’intégration et d’unification aurait-elle manqué ? la mère du
154
Dolto, F. (1984, p. 170-171)
Dolto, F. (1984, p. 71)
156
Bick, E. citée par Houzel, (2005)
155
61
futur alexithymique aurait elle été vécue par l’enfant comme ne pouvant contenir
ensemble les parties de son corps et leurs expériences instinctuelles ?
L’enfant dépendant du corps et de la disponibilité maternelle est donc d’emblée imprégné
du désir et des éléments fantasmatiques de sa mère. Son propre corps est l’occasion
d’échanges, et il garde la trace indirecte et non verbale des désirs de l’autre. (Dolto,
1984 ; Mac Dougall, 1982 ; Corcos, 2003)
Au plan du besoin comme du désir, le corps ne va pas de soi. Parce qu’il dépend
pour sa survie de l’environnement, parce qu’ensuite cette non omnipotence
s’accompagnera de désir, et que ce désir devra être métabolisé, métamorphosé, au gré des
castrations symboligènes, (Dolto, 1974) pour que l’enfant accède au statut d’adulte, sujet
de son désir, et ne reste pas figé dans un autisme précoce, le corps devenant une « partie
robot du Moi »157.
Comment ne pas se poser la question de cette image, quand un patient
alexithymique nous dit, au cours d’un entretien : « Le corps, c’est comme une voiture, il
faut mettre de l’essence dedans » ? Qu’en a-t-il été, pour cet homme, du désir ? Ce désir
est-il perdu momentanément, ou n’a-t-il jamais pu advenir, faute d’une différenciation
psychique suffisante ? L’étude de l’image du corps devrait nous donner des éléments de
réponse.
L’image inconsciente du corps naît des premiers échanges non verbaux et se
structure par la communication entre le sujet et l’autre, en fonction de la trace laissée par
la frustration, l’interdit, le jouir réprimé ou différé.(Dolto, 1984) Elle est donc « à référer
à un intersubjectif marqué d’emblée chez l’humain par la dimension symbolique. »158
Très concrète bien qu’enfouie dans l’inconscient, l’image du corps est cette représentation
de « comment je suis au monde » (d’où l’intérêt d’une approche phénoménologique qui
tente de saisir l’être-au-monde, le Dasein du sujet) qui détermine du plus profond de
nous-mêmes notre manière d’investir -ou de ne pas investir- ce corps (très concrètement,
à travers nos gestes, nos mimiques, nos expressions), pour aller -ou ne pas aller- vers
l’autre.
Là encore, l’étude de l’image du corps alexithymique pourra nous éclairer
quant aux difficultés relationnelles.
B- Pas de pensée sans corps, pas de moi sans autrui
Dans la perspective phénoménologique comme dans la perspective
psychanalytique, le corps apparaît donc comme le lieu à partir duquel se déploie
progressivement la subjectivité. Quand bien même l’enjeu de ces rapports serait d’abord
la dimension objective et instrumentale, biologique des soins, ces rapports provoquent par
leur mouvement même des expériences de plaisir, déplaisir, chaleur, froideur, douceur,
douleur, brutalité… « Le corps érotique, naît de ce corps physiologique. Entre les deux :
les gestes de l’adulte sur le corps de l’enfant. La rencontre du corps de l’enfant déclenche
chez l’adulte des sentiments et des affects, mobilise ses fantasmes»159 Cet inconscient
infiltre les gestes de cet adulte avec qui l’enfant partage ses premières expériences, et se
157
Mac Dougall, J. (1991). Cette partie robot renverrait à la partie du Moi de l’enfant non libidinalisé par la
mère, qui n’a pas été reconnu, accepté et médiatisé par l’Autre, c’est-à-dire ici, la mère.
158
Dolto, F. (1984, p. 37)
159
Debray, R. (2005, p. 85)
62
répercute ainsi sur sa future image du corps. Se dessinent alors une archéologie du corps
érotique, histoire très intime qui restera en grande partie dans l’inconscient de la mère
comme de l’enfant, sans jamais être explicitée ni accessible à la conscience. (Dejours,
2001 ; Debray, 2005)
Ce qu’il y a de plus technique, de plus vital coexiste donc chez l’homme avec la naissance
même de l’intersubjectivité, de l’affectivité invisible, indicible. Pourquoi rappeler cette
évidence ? Parce que l’alexithymie est une forme de dissociation entre besoin vital et
désir. Le corps vécu s’éprouve à travers des expériences affectives qui « normalement »,
le transforment d’emblée en corps érogène. Sans quoi le corps, insuffisamment investi de
libido, demeure froid. C’est ce que Dejours appelle le « phénomène d’agénésie
pulsionnelle », qui correspondrait à ce qu’on observe dans les fonctionnements
opératoires.160
C – L’image du corps, fruit de l’élaboration des affects :
L’image du corps, résulterait de la nécessité, pour tout être humain, d’élaborer ses
mouvements pulsionnels.
Le corps et ses expériences exigent un travail d’élaboration qui ne va pas de
soi.(Debray, 2005) Sans les apports affectifs maternels, sans des déplacements et des
compromis, le corps érogène ne se développe pas, il reste pris dans les toutes premières
impasses du désir. (Dolto, 1984) Cette élaboration, si elle est chez l’adulte élaboration
mentale, de la pensée, n’est pas au départ, pur processus intellectuel. Elle conduit à
l’intériorisation et à la pensée, qui s’enracinent dans les interactions. La liaison, le lien est
d’abord corporel et interpersonnel.
L’image du corps est « du côté du désir »161 Or l’alexithymique pose magistralement la question du désir, autrement dit de l’image du corps et de la dissociation
entre désirs et besoins. La psychanalyse nous rappelle les effets délétères d’un défaut de
cet investissement princeps pour la constitution du sujet : désorganisation somatique
grave de l’enfant, ou conduites ordaliques à l’adolescence, comportements addictifs,
besoin de sensations fortes pour trouver ses limites, son unité et son identité, et légitimer
son existence.
Le tableau alexithymique décrit précédemment amène donc à se demander si
cette image du corps est réellement vivante et dynamique, si elle joue son rôle
d’intégration des expériences et des émotions. Si elle n’est pas, à l’instar d’une coquille
vide, froide et désinvestie.
Ce sont les échanges interhumains introjectés qui plus tard permettront la relation
narcissique que le sujet aura avec lui-même (Dolto, 1984) Cette conception évoque
effectivement le sujet alexithymique, dont il semble que le corps ait été insuffisamment
touché par la subversion libidinale.
L’alexithymie pose la question du passage entre l’éprouvé brut et la représentation
psychique, l’investissement libidinal du corps. Comment concrètement, passe-t-on du moi
160
Debray s’interroge sur la réciproque et se demande si, en retour, la subversion érotique du corps
physiologique a des conséquences sur les fonctions physiologiques. La clinique psychosomatique suggère
que lorsque surviennent certains troubles du fonctionnement psychique, qui altèrent l’économie du corps
érotique, apparaît en même temps un risque de maladie somatique. Le désétayage de la pulsion sur la
fonction semble capable de faciliter une somatisation. » (Debray 2005, p. 86)
161
Dolto, F. (1984, p. 37)
63
corporel, à un moi qui pense, un moi « psychisé », indispensable pour ne pas être balloté
de sensation en impulsion et constituer un sentiment d’identité ? Comment passe-t-on de
la sensation à une image du corps partielle (orale, anale, phallique) puis à une image
globale incluant l’ensemble des expériences ? Cette question concerne l’élaboration de la
pulsion et la mentalisation des affects (donc de l’émotion). Il semble en effet que la
problématique alexithymique se situe à la frontière de ces deux moments.
Deux conceptualisations peuvent nous aider pour saisir la spécificité de l’image du corps
alexithymique : la notion de « subversion libidinale », et le paradigme du Moi-Peau.
II – L’image du corps dans la perspective de l’alexithymie
A – L’image du corps comme contenu : la question de la subversion
libidinale
Dejours rappelle que l’organisation du corps érotique résulte du fait que les
pulsions, s’étaient sur les besoins physiologiques (Freud, 1905, Dejours, 2001)
En effet, le bébé éprouve à la satisfaction de son besoin un surcroît de plaisir, lié
non seulement à la satiété mais à la dimension non-nutritive de la tétée : chaleur, caresse,
exercice moteur de cette partie du corps, dont il découvre la dimension érogène. La
satisfaction des besoins vitaux par les soins maternels rend d’emblée l’existence bien plus
complexe qu’il n’y paraît : la survie du corps se dépasse elle-même, se métamorphose en
organisation érotique et affective avec les expériences de plaisir et de déplaisir. « Les
besoins primaires cèdent le pas aux jeux plus élaborés du désir »162.
Cet étayage de la pulsion sur la fonction physiologique qui permet le plaisir est bien une
« subversion », au sens étymologique du terme. Cette subversion de la nécessité, voilà qui
est le propre de l’homme. Et il ne s’agit pas d’un plus, d’un simple surcroît de plaisir mais
bien d’une subversion puisque « l’expression même de l’instinct chez l’homme s’en
trouve profondément modifiée »163.
Si au contraire l’individu ne peut accéder à l’ordre du désir, si cette subversion a
manqué, si l’étayage de la pulsion sur la fonction s’est avéré insuffisant, que se passe-til ? Dejours montre que dans ce cas, l’énergie instinctuelle n’est pas contenue et canalisée
dans un travail de liaison, ce qui conduit à des décharges brutes d'affects, sous forme de
somatisations, de troubles du comportement ou de passage à l'acte. (Dejours, 1998)
Le phénomène alexithymique relèverait donc d’un défaut de ce travail de liaison. Le
problème est bien d’ordre économique, dans la mesure où la subversion libidinale164 n’a
pas eu lieu. la pulsion reste dans le corps : la subversion a manqué pour permettre l’accès
au statut de sujet porteur de son désir, ce qui expliquerait l’association si fréquente entre
somatisations et alexithymie, la carence de fantasmatisation donnant lieu à des acting-in
dans le corps. (Dejours, 2001 ; Corcos et al, 2003)
En effet, si toute pensée naît des éprouvés du corps, alors l’absence d’éprouvé
corporel devrait se traduire par une absence de pensée. Non pas absence de pensée en
162
Dejours, C. (1998, p. 84)
163 Debray, R. (2005 pp. 82-86)
164
Qui détourne l’énergie inhérente aux comportements pulsionnels bruts, et l’utilise à des fins érotiques
64
apparence, non pas « idiotie », mais absence de pensée vivante, subjective, absence de
pensée à soi : on rencontre une pensée « empruntée »165, qui s’énonce sans affect, comme
si le « corps n’y était pas » ; ne s’agit-il pas là précisément d’éléments qui évoquent la
pensée opératoire décrite dans notre première partie, pensée factuelle, concrète ou au
contraire hyper abstraite166, mais dans les deux cas, désincarnée, déracinée en quelque
sorte ?
Dejours rappelle comme Dolto que le corps érotique se construit dans les échanges
affectifs, qui permettent ou non l’investissement narcissique et libidinal des zones
corporelles, les unes après les autres. « Le corps subjectif se … développe dans la relation
à l’autre. Et cette relation est inégale »167 La situation de « désaide » rend le nouveau-né
dépendant de son environnement. Certes il est actif, vivant, il sollicite plus ou moins sa
mère, mais quoiqu’il en soit le développement de sa sexualité au sens psychanalytique du
terme reste tributaire des capacités de rêverie maternelle, des fantasmes de celle-ci, de
l’inconscient parental, des failles spécifiques dans l’édification du corps érotique
maternel. (Corcos et al., 2003)
On constate ici la difficulté, finalement, de parler de l’alexithymie sans parler de
l’érogénéïsation manquée du corps, et réciproquement, de la difficulté qu’il y a à aborder
la constitution l’image du corps sans évoquer « l’issue » de l’alexithymie
Si donc l’alexithymie et la pensée opératoire correspondent au plan de l’image du
corps, à une défaillance du processus d’érogénéïsation, de la subversion libidinale, alors
on comprend que les mouvements pulsionnels demeurés en suspens au cours des
interactions précoces, ne trouvant pas d’issue dans l’élaboration psychique, se manifestent
par des somatisations et autres « acting in » : c’est là ce que nous disent tous les
psychanalystes qui se sont intéressées à ces problématiques, de Marty (1980) à Debray,
2005, en passant par Mac Dougall (1989), Dejours (2001) et Corcos et Jeammet (2003)
Cette subversion se fait au cours des interactions précoces. L’excitation de l’enfant
suscite chez l’adulte des « réactions variées liées à ses propres fantasmes et à la liberté
dont il dispose avec son propre corps »168. Ces réactions sont parfois disproportionnées,
lorsque la situation dépasse les capacités pare-excitatrices de l’adulte. Cette violence
constitue une expérience inélaborable pour l’enfant. La subversion libidinale de cette
partie du corps est enrayée et lorsque cette zone se trouve sollicitée, l’excitation est
insupportable puisqu’elle ne peut être relayée par le deuxième temps, celui de la pensée.
On assiste alors à la « cristallisation de zones froides »169, dépourvues de toute
potentialité érogène. (Debray, 2005)
Concernant l’image du corps dans l’alexithymie, il nous faut donc retenir que les
zones non érotisées sont creuses, vides, non représentées psychiquement, parce qu’aucune
expérience n’y est associée. Nous nous intéresserons à ce défaut de représentation dans
les protocoles de Rorschach.
En ce lieu d’agénésie pulsionnelle, d’expérience du vide, il ne saurait y avoir de
représentation. C’est pourquoi lorsqu’elle est sollicitée par la suite, cette zone, dont
165
Debray, R. (2005, p. 91)
voir l’article d’Andronikof (1996) L’abstraction au Rorschach comme mécanisme d’anti-symbolisation
167
Debray, R. (2005, p. 85)
168
Debray, R. (2005, p. 92)
169
ibid. p. 93
166
65
l’excitation n’est relayée par aucun fantasme, ne fera pas sens pour le sujet, ne génèrera
aucune pensée, aucun souvenir, mais l’angoisse du vide, l’absence de ressenti,
l’anesthésie, l’expérience du néant et de la mort en soi. Ce qui explique le recours à une
pensée plaquée, conformiste. Cette pensée « d’emprunt » a le mérite de donner le change
et d’éviter la dépersonnalisation et la décompensation, parfois pendant toute une vie
(Debray 2005) …
B –L’image du corps comme contenant : Le Moi-peau, métaphore nécessaire
à l’étude de l’image du corps dans l’alexithymie.
La question de l’image du corps n’est pas seulement la question du contenu de
cette représentation mais celle de l’image du corps comme contenant précisément,
contenant nécessaire pour que des contenus soient investis.
S’il faut s’interroger sur le contenu de l’image du corps, elle est également à explorer
dans sa fonction contenante : Permet-elle au sujet une intimité psychique avec soi-même
lorsque des angoisses surviennent ? ses frontières contiennent-elles les excitations ?
Bien que travaillant avec des névrosés, Freud s’intéresse à partir des années 1920,
non plus seulement au contenu mais également au contenant psychique. Ses références au
corps sont sans doute à l’origine des travaux de Bick sur la peau psychique et du Moipeau d’Anzieu. « Le Moi est avant tout une entité corporelle, il n’est pas seulement un
être de surface, mais lui-même la projection d’une surface »170. La cohérence et les
limites du Moi proviennent donc de son étayage corporel.
La limite est ce qui définit, dessine une forme (Gestalt). La limite est le point audelà duquel une chose s’arrête, cesse de s’étendre. L’absence de limites corporelles donne
lieu au délire de dilution, et d’effluence. (Racamier, 1980)
« Qui dit limite dit démarcation, séparation entre deux territoires voisins. »171 La limite,
concernant le psychisme, est une métaphore spatiale, qui renvoie à l’existence d’un
espace psychique. Non seulement il y a des limites du corps, mais en outre le corps est lui
même limite, interface entre le monde interne et externe.
« Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des
phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi
contenant les contenus psychiques à partir de son expérience de la surface du corps »172 :
Autrement dit l’image du corps n’est pas une image plate et inerte, mais bien un
contenant dynamique. Sorte de pré-moi corporel qui se développe, soutenu par la
tendance innée au développement de l’enfant et surtout par les fonctions maternelles
qu’elle reprend et intègre. Autrement dit, « le Moi-Peau est le fondement même de la
pensée ».173
Les huit fonctions du moi-peau décrites par Anzieu correspondent notamment à la
triade « Holding handling, object-presenting » proposée par Winnicott (1973) ainsi qu’à
cinq autres fonctions, écho aux fonctions de la peau pour l’intégrité de l’organisme et aux
170
Freud, S. (1921, p. 270) cité par Houzel (2005, p. 55)
Assoun, P. L (1997, p. 157).
172
Anzieu, D. (1985, p. 61)
173
Anzieu, D. (1985, p. 62)
171
66
fonctions maternelles progressivement intériorisées : fonction pare-excitatrice (frontière),
d’individuation, d’inter-sensorialité ; fonction érotisante et de recharge libidinale ; enfin,
fonction d’inscription psychique des traces mnésiques. (Anzieu, 1985) Ces travaux,
extrêmement riches et qu’on ne pourrait résumer ici de façon satisfaisante, nous aident à
réfléchir sur l’image du corps alexithymique, et nous servent de repères, de « balises »
pour se représenter ce qui aurait fait défaut chez l’alexithymique pour qu’il délaisse ainsi
son corps.174
Les travaux d’Anzieu, de même que ceux de Bion (1962) et de Ferdern permettent
d’envisager l’image du corps comme contenant du psychisme naissant et support de
l’affectivité : ils éclairent donc notre problématique
Pour Anzieu, « Le moi-peau correspond au moment où le moi psychique se
différencie du moi corporel sur le plan opératif, mais reste confondu avec lui sur le plan
figuratif. »175
L’alexithymique n’illustre-t-il pas ce moment ? Il ne « délire » pas, il
différencie son corps et ses pensées, au plan opératif (opératoire…), mais du point de vue
des représentations fantasmatiques, figuratives, cela semble ne pas prendre sens.
Or selon Chabert, « si le moi fonctionne d’abord selon une structuration en moi-peau, la
question se pose de son passage à un autre système de fonctionnement, celui de la pensée,
propre à un moi psychique différencié du moi corporel. »176
Les travaux psychanalytiques sur l’image du corps nous conduisent d’eux-mêmes,
implicitement, au cœur même de la problématique alexithymique. Le sujet alexithymique
n’est pas totalement morcelé et démantelé comme l’est le psychotique. Mais il semble
s’être arrêté avant que l’image du corps devienne un contenant assez solide pour pouvoir
y investir des contenus. Le défaut du pare-excitation maternel postulé par les
psychanalystes (voire partie précédente sur l’alexithymie) se traduirait donc par une
défaillance de la frontière du Moi-peau comme contenant. Contenus et contenant se
confèrent réciproquement une signification. (Anzieu, 1985, Gibello, 1995, Houzel, 2005)
Chez le sujet alexithymique, le défaut de contenant pare-excitateur se traduirait-il par un « Moi crustacé » de substitution barrant l’accès à toute excitation interne ?
Bick (1967) observe et conceptualise le défaut d’introjection d’un contenant fiable chez
les nourrissons à travers la notion de seconde peau musculaire.
L’enfant impuissant et dépendant n’aurait pas fait l’expérience de l’illusion
d’omnipotence au travers d’expériences étayantes, et tente alors, pour maintenir une
certaine continuité du Self de s’agripper dans le réel à ce qui lui manque au plan
fantasmatique. Recherche de sensations et sports extrêmes, toxicomanies,
surinvestissement du factuel, sont les diverses formes cliniques d’une même recherche :
celle d’un garant fiable de son identité et de sa survie, l’identification étant alors de
174
au plan libidinal et non du besoin vital dit Marty à propos des sujets opératoires. Mais dans quel mesure
le désinvestissement libidinal ne se répercute pas, dans les cas majeurs, sur le besoin, le sujet présentant
alors des troubles des fonctions vitales (digestives, repiratoires) voire une anorexie comme le montre le cas
Angèle présenté par Mc Dougall (1982, pp.283-300) ?
175
Anzieu, D. (1985, p. 61)
176
Chabert, C. (1996, p.65) citée par Debray, R. (2005, p.91)
67
l’ordre de l’agrippement, du collage, pour éviter coûte que coûte le démantèlement. Cette
seconde peau évoque bien sûr l’image de certains sportifs de haut niveau, cuirassés dans
leur muscles, ou encore la tension musculaire de certains patients schizophrènes.
La compréhension de l’alexithymie nécessite de s’interroger sur ce pré-moi
corporel. Ce moi-peau, condition d’une pensée et d’un sentiment de soi continu et stable,
se décline dans l’image du corps future de l’adulte et dans son rapport au corps, dans le
discours qu’il tient sur celui-ci et surtout dans les images qu’il projette. L’étude de
l’image du corps dans l’alexithymie devrait nous permettre d’appréhender ces diverses
fonctions, le sentiment de sécurité ou d’insécurité et la qualité de l’investissement
libidinal de soi.
Autrement dit le corps n’est pas « présent » dans l’émotion, il en est le lieu et la
condition. Pas seulement en raison du substrat neurochimique de celle-ci, ou parce qu’il
serait le médiateur nécessaire pour l’exprimer (par un sourire, des larmes, etc), mais parce
qu’il est présent comme expérience même de l’émotion : l’émotion, dit Sartre (1938) c’est
l’expérience du corps bouleversé.
Le corps n’est pas seulement présent dans l’émotion, il en est le lieu et la condition. Il
n’est pas absent dans l’alexithymie : il en est le « non-lieu » et la condition négative.
Conclusion de cette revue de la littérature :
Ainsi émergent, au fil des lectures, plusieurs couches successives de questions
entremêlées. Soulevées à mesure de la revue de la littérature, elles se synthétisent ici en
une problématique centrale : l’image du corps dans l’alexithymie, dont nous supposons
qu’elle présente des particularités qui la différencie de celle de sujets non alexithymiques.
Image du corps au sens psychanalytique et en tant que vécu corporel, phénoménologique.
Ici se déclinent trois hypothèses de travail :
Tout d’abord, si l’on en croit notamment les travaux concernant la carence de
fantasmatisation et la pensée opératoire, (Marty, 1980) l’image du corps du sujet
alexithymique serait relativement unifiée, mais peu investie de libido. Le contenu de cette
image traduirait donc une fragilité des assises narcissiques.
Ensuite, cette image du corps faiblement investie comme contenu au plan libidinal et
fantasmatique serait en revanche surinvestie au niveau de la frontière, c’est-à-dire comme
contenant, mais comme contenant défaillant.
Enfin, en raison de cette faille narcissique particulière, et qui ne se manifeste pas
nécessairement à travers une personnalité à proprement parler narcissique ni même
border-line, l’identification sexuée (ici, féminine) serait fragile et faiblement investie.
68
PARTIE II :
METHODOLOGIE
« Mesure ce qui est mesurable.
Quant à ce qui ne l’est pas, essaie de le rendre tel »
Galilée
69
Introduction :
La revue de la littérature, dont nous n’avons pu ici faire une synthèse complète
étant donné la multitude de travaux concernant l’alexithymie, permet toutefois de
constater la dimension transdisciplinaire de cette question.
Au fil de nos lectures, une foule de réflexions émergeaient, hypothèses relationnelles et
environnementales, neuropsychologiques et cognitives, philosophiques et culturelles, …
Des associations nous sont venues, sortant sans doute du cadre de ce travail spécifique,
mais qui nous ont dans un premier temps aidée à élaborer ce que nous observions dans la
pratique clinique.
Face à cette dimension en négatif, face à ce silence, on peut s’appuyer pour penser
sur les ouvrages de Jung, et la nécessaire confrontation avec l’inconscient ; sur les
approches systémiques qui éclaireraient ces familles peut-être unies par le silence, un
silence aussi indispensable pour leur cohésion sans doute, que délétère. Nous pouvons
relire les phénoménologues et puis Shakeapeare, convoquer nos propres capacités à
fantasmer sur des interactions précoces dont nous ne saurions jamais rien autrement, ou si
peu, et dont Corcos écrit qu’elle marquent plus souvent par le manque de naturel dans le
banal et le quotidien, que par « l’extra-ordinaire d’un événement majeur »177.
Nous pouvons évaluer, mesurer, interpréter, démontrer : il existe mille approches et
aucune réponse univoque. Face au silence des émotions, face à une subjectivité qui
semble se dérober, fuir, s’évanouir, n’avoir jamais existé, nous finissons par nous
demander si ce n’est pas nous-mêmes qui « compliquons les choses », tant ces sujets
semblent ne pas « voir de quoi on parle ».
Nous aurions pu aborder l’alexithymie sous l’angle de la neuropsychologie, qui
semble plus qu’un autre courant en avoir exploré l’image du corps.
Quoiqu’il en soit, aborder une question qui touche aux émotions sous un seul
angle (comportemental, neurologique ou autre) est délicat, encore une fois parce que les
émotions illustrent trop la complexité et l’unité de l’individu pour que leur étude puisse
être une juxtaposition d’approches.
C’est pourquoi nous avons choisi l’approche psychologique intégrée, canalisée et rendue
possible par le Rorschach.
177
Corcos et al (2003, p. 54)
70
Chap 1: Cadre méthodologique
I : Intérêts et origine de la démarche
A – Entre questionnement théorique et réalité clinique, quels objectifs ?
Ce projet est donc le fruit d’une rencontre, rencontre entre les relations tissées lors
de stages, l’intérêt personnel et intellectuel que nous portions à la question de la
dépression essentiel et de la pensée opératoire, puis finalement de la découverte, il y a
quelques années, de la notion d’alexithymie, de ses atouts et de ses limites.
Par l’intermédiaire de l’unité de psychiatrie à laquelle nous avions soumis ce
projet de recherche, nous avons d’abord rencontré les patients d’un service de gastroentérologie atteints de maladies inflammatoires chroniques intestinales178. Parallèlement
nous recevions à l’Ecole de Psychologues Praticiens un enseignement autour de la
question de l’image du corps et de sa place fondamentale dans le développement psychoaffectif du sujet.
Des lectures diverses nous ont permis d’envisager la complexité de cette question
et son interdépendance avec d’autres problématiques. Elles nous ont donné envie de nous
intéresser d’abord à des sujets « simplement » alexithymiques, n’ayant pas d’affection
psychosomatique ou autre, comme pour démêler un peu les fils qui relient émotions,
image du corps et maladie. Frappée par le contraste entre le nombre d’études portant sur
l’image du corps ou sur l’alexithymie dans telle ou telle maladie, telle pathologie
psychiatrique, au sein de telle population (de sportifs ou de danseuses), et l’absence de
recherche réunissant ces deux thématiques, nous nous sommes interrogées sur l’image du
corps dans l’alexithymie, question qui peut aussi se renverser en « rôle de l’alexithymie
dans l’image du corps », tant ces deux notions renvoient à des étapes précoces du
développement, où instances psychiques, corps, émotions, sensations, environnement et
monde interne sont mal différenciés.
Nous avions donc la possibilité de rencontrer des sujets atteints de la maladie de
Crohn, mais nous avons demandé au psychiatre responsable du service s’il était possible
de rencontrer des sujets alexithymiques non patients (somatique ou psychiatrique) afin
d’évaluer leur image du corps sans que celle-ci ne soit infiltrée par la présence d’une
maladie. On sait combien une affection chronique se répercute sur la représentation de
soi, et il aurait été difficile, dans les protocoles de Rorschach, de faire la part entre ce qui
relevait du fonctionnement fondamental du sujet et ce qui relevait de la maladie et de ses
répercussions psychologiques. La présence d’une maladie somatique, dans un premier
temps, risquait d’interférer avec les éléments de personnalité.
Sans chercher à isoler, cliver, atomiser la réalité, toujours complexe, nous
préfèrions, dans la mesure du possible, étudier des sujets n’ayant pas de maladie
somatique, laquelle risquait de se répercuter sur la représentation de soi et donc sur
l’image du corps. Que l’affection en question soit supposée liée précisément à ce
fonctionnement opératoire ne nous paraissait pas satisfaisant, non seulement parce qu’une
telle assertion n’explique pas ce qui sous-tend un tel fonctionnement, mais en outre, parce
qu’une fois installée, la maladie modifie bel et bien moins la représentation du corps.
Or, nous cherchions à savoir si des particularités de l’image du corps préexistaient
178
Maladie de Crohn et rectocolite hémorragique.
71
à l’éclosion d’une maladie. Ceci nous paraissait important pour déterminer dans quelle
mesure le fonctionnement psychique constitue une vulnérabilité parmi d’autres dans la
décompensation somatique.
La première étape de notre démarche consistait donc à cerner l’image du
corps chez des sujets n’ayant aucune pathologie au sens classique du terme, mais qui
ne traitaient les affects que de façon opératoire.
L’intérêt d’une telle démarche était donc :
1. De cerner une question précise sans la complexifier par la présence d’une
maladie ;
2. De s’intéresser à des sujets présentant un certain fonctionnement psychique,
mais néanmoins tout-venant, c’est-à-dire dont la dimension évaluée n’entravait pas de
façon majeure l’adaptation ;
3. De disposer au final de données permettant une comparaison avec des sujets
alexithymiques ayant en outre une affection somatique ou présentant une pathologie
psychiatrique (pour des recherches ultérieures).
Ceci créait l’opportunité pour nous d’être en contact avec des sujets non
patients, mais néanmoins en difficulté quant à la gestion de leurs émotions. Nos stages
cliniques nous avaient fait rencontrer des patients psychiatriques, et/ ou somatiques. Or il
nous semblait intéressant en tant que futur psychologue d’améliorer notre connaissance de
la psychologie considérée comme non pathologique. Petot (1996), à la suite de Pédinielli
(1992) n’écrit-elle pas : « le point essentiel est de savoir si l’alexithymie peut exister en
dehors d’une pathologie somatique ou psychiatrique et de comprendre alors quelle est sa
nature et quelle signification psychologique elle prend. Pour cette raison, les études sur
des étudiants sains sont du plus grand intérêt » 179.
S’est ajoutée à cet aspect clinique, l’idée de se doter de données comparatives
pour évaluer les répercussions de maladies somatiques sur l’image de soi. A terme,
nous souhaiterions reproduire le protocole en constituant quatre groupes : sujets
alexithymiques non patients ; alexithymiques-malades somatiques ; non alexithymiquesnon patients180 ; non alexithymiques malades somatiques
Ainsi, le constat d’un manque d’informations sur ce sujet, les discussions
préalables au cours de stages et de séances de supervision organisées à l’EPP, ont
confrmé le désir de réunir des données « cliniques » sur des sujets non patients.
Le désir de confronter nos lectures et nos hypothèses (ou nos suppositions) à la
réalité nous a donc conduit à formuler ce projet.
179
180
Petot, D. (1996, p. 155)
Ce groupe ne correspond pas exactement à un échantillon tout venant, puisqu’il répondrait aux critères
d’inclusion de cette recherche, parmi lesquels on trouve l’absence de troubles psychiatriques actuels ou passés.
72
B – Une notion polémique …
1. Encore floue et mal définie…
Aucun consensus véritable n’existe actuellement. Selon Chartier181, l’alexithymie est
un concept trop large et inclut des réalités cliniques trop diverses pour être valide. Nous
partageons ce point de vue mais pensons qu’en la précisant, cette notion s’avère
opérationnelle pour la compréhension des émotions et la psychologie non pathologique.
Selon Corcos et Guilbaud (2003) au contraire, cette notion permet de repérer des éléments
communs chez des sujets radicalement différents, et permet donc au clinicien de se munir
des repères concernant des processus psychiques infra-verbaux et des mécanismes très
primaires d’éjection des affects.
Ainsi, un travail supplémentaire se voit légitimé par le renouvellement théorique et
pratique qu’il peut alimenter, d’autant plus qu’il y a un besoin persistant d’outils
permettant de distinguer finement ce qui relève de l’anxiété, de la dépression, et de la
régulation cognitive des émotions.
2. mais aux enjeux importants
Qu’on l’aborde sous l’angle neuropsychologique ou psychodynamique, cognitif ou
relationnel, la notion d’alexithymie, transnosographique et transdisciplinaire nous semble
féconde, notamment parce qu’elle permet d’étudier les liens concrets, chez un même
individu, entre cognition et émotion (Bertagne, 1992 ; Grotstein, 1997) et qu’elle met fin
aux clivages qui persistent parfois entre des approches complémentaires en psychologie.
Elle offre en outre des perspectives intéressantes pour étudier les troubles de la
régulation émotionnelle chez des sujets qui ne sont atteints ni d’une affection
neurologique ni d’un trouble repéré par la sémiologie psychiatrique. (Berthoz, in Corcos
et al, 2003)
De plus, si les contours de l’alexithymie restent à préciser parfois, ce concept s’inscrit
dans les efforts actuels pour décrire des processus psychiques dans un autre cadre que
celui de la structure de personnalité globale, ou de la pathologie.182
Enfin, la notion d’alexithymie nous semble pouvoir apporter des éléments pour la
prise en charge des patients, dans un cadre psychodynamique aussi bien que par une
approche systémique. L’orientation actuelle de cette dernière n’est-elle pas de mieux
comprendre des familles « normales » (Rolland, 1993) caractérisées par des
dysfonctionnements relatifs, plus ou moins chroniques, et par des ressources qu’il faut
repérer et nommer pour les mobiliser ?
181
Communication informelle à l’EPP, décembre 2005
Freud, à travers le cas de l’Homme aux loups et la notion de clivage, mais aussi Green (1990), Dejours
(2001) et toute la clinique des états-limites montrent bien que sous une structure névrotique peut vivre un
noyau psychotique ou autre, dféconnecté de la conscience et de la vie quotidienne du sujet.
182
73
II- Le protocole
1. le plan de recherche
Nous décrirons notre méthodologie d’après la classification de Kumar (1999)183
• Notre étude s’intéresse à la prévalence de caractéristiques chez des sujets
alexithymiques.
• Le recueil des informations s’est fait au cours d’une rencontre unique
• Notre recherche est rétrospective -et non prospective- ; elle est réalisée au moyen :
1. de divers outils psychométriques et d’une grille nous fournissant des repères
2. de la constitution d’un groupe contrôle permettant une comparaison
Notre étude vise à explorer les particularités éventuelles de l’image du corps chez des
femmes alexithymiques indemnes de maladies somatiques et/ou psychiatriques, par rapport
à des femmes non alexithymiques.
Il s’agit donc de comparer, concernant un facteur spécifique, deux groupes présentant par
ailleurs les mêmes caractéristiques socio-démographiques, et d’explorer les liens entre
certaines caractéristiques de l’image du corps et la présence ou l’absence d’un certain
nombre de caractéristiques psychologiques regroupées dans la notion d’alexithymie.
Et ce, afin d’observer s’il existe, non pas un lien de cause à effet, mais une corrélation
entre un fonctionnement psychique d’un part, et l’image du corps du sujet d’autre part.
2. les hypothèses de travail
Hypothèse principale : « L’image du corps des sujets alexithymiques non patients
présente des particularités par rapport à l’ image du corps de sujets non alexithymique,
également non-patients, c’est-à-dire ne présentant pas de psychopathologie avérée »
L’hypothèse est que, si l’on compare au plan de l’image du corps deux sujets non
patients, ayant une personnalité compensée, nous observerons des différences selon que
l’individu est ou n’est ps alexithymique.
En effet, la décompensation psychique se répercute sur l’image du corps au même titre
que la maladie chronique somatique. C’est pourquoi, afin de mieux observer les
particularités liées à l’alexithymie, nous avons choisi de travailler sur des sujets ayant une
structure de personnalité compensée. Ceci ne signifie pas que des éléments de
personnalité profonde n’apparaîtront pas dans les protocoles, mais que nous cherchons à
faire ressortir avant tout les éléments en lien avec l’alexithymie, qui peut apparaître sur le
fond de n’importe quelle structure de personnalité.
Cette hypothèse se décline en plusieurs hypothèses de travail qui sont :
A – L’image du corps du sujet alexithymique serait relativement unifiée, mais peu
investie de libido, si l’on en croit notamment la littérature psychosomatique concernant la
carence de fantasmatisation et la notion de « rupture de communication entre le conscient
183
Kumar, R. cité in Castro, (2000, p. 24)
74
et l’inconscient »184. (Marty, 1980). Le contenu de cette image traduirait donc une
fragilité des assises narcissiques
B –Cette image du corps faiblement investie comme contenu au plan libidinal et
fantasmatique serait en revanche surinvestie au niveau de la frontière, c’est-à-dire comme
contenant, mais comme contenant défaillant.
C- La référence identitaire féminine serait marquée par une fragilité de l’identification
sexuelle.
III- Outils
1.- La Toronto Alexithymia Scale
a) Présentation du test
Le manque d’échelle permettant d’évaluer l’alexithymie (dont l’intérêt principal était
justement le souci d’objectivité et de « mesurabilité » qui sous-tendait le concept) a
conduit les chercheurs de l’université de Toronto à construire, en 1985, un autoquestionnaire à 26 items (11 assertions négatives, 15 positives), cotés par le sujet sur une
échelle en 5 points.
L’échelle, qui est apparue comme fidèle et stable (consistance interne = 0.75, et
présence des facteurs quelle que soit la population testée) reposait sur cinq dimensions,
dont l’appauvrissement de la vie fantasmatique et un certain conformisme social. Mais la
fréquence de l’alexithymie dans la population rendait cette dernière dimension discutable,
puisque l’alexithymie peut se retrouver chez des sujets psychopathes ou toxicomanes185.
Elle a donc été éliminée, ainsi que la dimension « appauvrissement de la vie
fantasmatique » au cours des analyses factorielles destinées à valider l’échelle. Devenue
la TAS-20, elle est actuellement l’échelle la plus utilisée pour l’évaluation de
l’alexithymie.
Cet auto-questionnaire comprend 20 items, cotés de 1à 5 par le sujet, et évalue :
• La difficulté à identifier ses états émotionnels, (7 items), par exemple « souvent je ne
vois pas très clair dans mes sentiments »
• la difficulté à décrire ses états émotionnels à autrui, (5 items), par exemple « On me
dit de décrire davantage ce que je ressens »
• et la pensée opératoire (8 items), tels que « Je préfère laisser les choses se produire
plutôt que de comprendre pourquoi elles ont pris ce tour »
Bagby et al (1994) ont observé un coefficient de fidélité de . 77 après trois semaines
d’intervalles sur un groupe de 72 étudiants.
184
Marty, P. (1980, p. 65)
Mac Dougall (1982, 1989) insiste sur la manière commune qu’ont les toxicomanes et les « somatisants »
d’expulser les affects
185
75
La validité convergente et discriminante de l’échelle a été évaluée au moyen de
comparaison avec les cinq dimensions de la personnalité du « Big Five »186, modèle utilisé
en raison du consensus dont il fait l’objet au sein de la communauté scientifique (Corcos
et al, 2003). La TAS-20 a été validée par de nombreuses études (Rief et al, 1996) et
utilisée pour évaluer la corrélation de l’alexithymie avec diverses dimensions
pathologiques ou non (dépression, anxiété, anhédonie, vulnérabilité aux maladies
somatiques, toxicomanie, introversion….) (Corcos et al, 2003)
b) Intérêt dans notre étude
Le choix de la TAS-20
Actuellement, la TAS-20 est donc, avec le BVAQ, la seule échelle validée et
pertinente pour l’évaluation de l’alexithymie. (Corcos et al, 2003)
Le choix de la TAS-20 pour le protocole sur l’immunité187 repose sur ses qualités
métrologiques ainsi que sa validation sur un groupe de 263 étudiants (Loas, 1995 ; 1997)
autrement dit proche en âge de la population recrutée pour cette étude. Concernant notre
recherche en particulier, nous avons conservé cet instrument comme outil extérieur de
diagnostic permettant de constituer deux groupes homogènes et distincts. Nous n’avons
pas repris les résultats du BVAQ-40, congruents avec ceux de la TAS, car notre étude ne
visait pas la comparaison de deux outils diagnostics. Nous avons donc uniquement repris
ceux de la TAS-20, afin de limiter en outre la présentation des résultats.
Enfin, les cinq recherches étudiant l’alexithymie à travers le Rorschach
répertoriées par Sultan (2004) ont toutes inclus dans leur méthodologie la TAS-20 comme
outil diagnostic. Ce choix permettait donc de standardiser un peu plus notre travail en
nous alignant sur les autres travaux, et l’on sait que la diversité des outils de référence est
parfois une limite à la comparaison, bien qu’elle soit aussi source d’enrichissement.
Parmi d’autres outils possibles
Il existe de nombreux outils permettant d’évaluer l’alexithymie. Les sujets
rencontrés ont également remplis l’auto-questionnaire du BVAQ-40. Nous ne les
décrirons pas mais les citons à titre indicatif, dans un tableau récapitulatif. (annexe N4).
De nombreux articles et ouvrages les décrivent dans le détail (Bertagne, 1992 ; Zech et al
1999 ; Corcos et al 2003 notamment.).
Les échelles d’évaluation se répartissent en deux groupes, auto-questionnaires (par
exemple la MMPI Alexithymia Scale, sous-échelle d’alexithymie du MMPI, peu utilisée
pour des raisons de validité) et hétéro-questionnaires.
De plus, des logiciels d’analyse du discours ont été créés : le Giesen Speech Analyser
proposé par Overbeck (1977) et l’Affect Vocabulary Score de Taylor permettent de
quantifier les termes affectifs employés et les temps de silence. Toutefois ces études
restent marginales dans la mesure où leurs résultats ne sont pas corrélés à ceux des
échelles validées (Pédinielli, 1992).
186
Goldberg, 1990 ; McCrae et John, 1992 ont validé ce modèle dont les cinq dimensions sont le
neuroticisme, l’extraversion, l’ouverture à l’expérience, le caractère agréable et le caractère consciencieux
(Corcos et al, 2003)
187
Voir annexe N1
76
Enfin, parmi les autres techniques d’évaluation de l’alexithymie, on trouve notamment le
Rorschach avec en premier lieu l’ensemble mis au point par Acklin et Alexander (1988)
La littérature montre que les auteurs ont tendance à croiser plusieurs méthodes, en
associant la TAS-20 à une échelle d’intelligence émotionnelle (l’EQ-i) et au NEO PI-R
construit sur le modèle de la personnalité en cinq facteurs. Plusieurs auteurs soulignent
l’intérêt de l’utiliser conjointement avec le Rorschach, qui l’est depuis longtemps dans les
recherches sur l’alexithymie. (Pédinielli, 1992 ; Porcelli, 2002 ; Sultan, 2004)
Ainsi, de multiples outils existent, non exclusifs mais d’orientations diverses, les
uns permettant une approche descriptive et symptomatique, les autres tentant de
l’expliquer en envisageant le fonctionnement psychique du sujet dans sa globalité.
2. Le test de Rorschach
a)
Présentation du test
Le test de Rorschach est le test de personnalité le plus utilisé au monde actuellement.
Créé en 1921 par Hermann Rorschach, il est également l’outil le plus ancien de la
psychologie projective. Le test des « tâches d’encre » se compose de dix planches
présentées au sujet successivement et dans un ordre défini, et à propos desquelles il
répond à la question « Qu’est-ce que cela pourrait être ? ».
Ce premier temps, spontané, est suivi d’une enquête au cours de laquelle l’examinateur lit
au sujet les réponses qu’il vient de donner afin que celui-ci précise ce qui lui a fait donner
telle réponse (la forme de la tâche, sa couleur…) cette enquête permet une cotation fiable
qui tienne compte de tous les éléments intervenant dans le processus cognitif et
émotionnel qui se déroule entre le moment où le sujet perçoit la planche et celui de la
verbalisation de sa réponse.
Nous avons donc appliqué la méthode Exner pour la passation, la cotation et
l’interprétation à l’aveugle188 des résultats. Puis nous avons complété notre étude à partir
des éléments d’interprétation psychanalytiques proposés par Chabert (1983 ; 1987), et
Rausch de Traubenberg (1990), en construisant une grille de lecture regroupant des
travaux d’orientations diverses.
b) Intérêt dans notre étude
1. Le choix d’une épreuve projective
Les outils cognitifs évaluant l’image du corps ou l’alexithymie sont nombreux. Ces
auto et hétéro-questionnaires, entretiens directifs ou autres techniques permettent
d’explorer directement l’image du corps ou le niveau de conscience émotionnelle du sujet
et donc nous permettent de comprendre ce que la personne « se dit » de son corps, son
rapport au corps. Toutefois, on perçoit rapidement les limites de telles épreuves qui étant
verbales, risquent de rester à la surface des représentations inconscientes du sujet.
188
sans connaître les résultats de la TAS-20
77
Ces considérations valent particulièrement dans le cas présent, où les sujets ont
précisément une difficulté à se représenter et à communiquer leur ressenti. Le problème
étant la prise de conscience et la verbalisation, un entretien ou un questionnaire, fondés
sur le discours conscient n’auraient donné sans doute que des informations « par
défaut » : contenu pauvre du discours, difficulté à répondre, …
Aussi fallait-il trouver pour les aborder, un autre moyen que le questionnaire où les
réponses risquaient d’être stéréotypée et peu informative. Or le Rorschach permet
précisément d’aller au-delà du contenu conscient d’un discours verbal parfois plaqué, en
sollicitant des éléments très profonds de la personnalité. Du fait que les tâches n’ont pas
de forme objective précise, elles suscitent un effort d’organisation du percept. Pour
« lire » la tâche et s’y repérer, le sujet doit faire appel à son monde intérieur, à ses
structures de pensée et ses fantasmes. Ce faisant, les réponses données nous livrent des
éléments constants de son fonctionnement mental.
Son utilisation auprès de sujets alexithymiques est fréquente (Porcelli, 2002)
Les planches du Rorschach étant ordonnées par un axe vertical et sollicitant la
projection de l’image du corps, la possibilité d’investir cet espace comme lieu de
projection serait la condition nécessaire pour donner sens au ce matériel. La tâche du
Rorschach est énigmatique, à l’instar, pour nous, de l’alexithymique, dont l’unité interne
est sollicitée par ces formes préfiguratives et floues auxquelles il faut donner sens.
2. Parmi d’autres épreuves possibles
L’alexithymie est avant tout relationnelle (Corcos, 2003). Relationnelle dans son
émergence, liée peut-être à des interactions précoces qui n’ont pas permis au sujet
d’apprendre à identifier et accepter son ressenti ; Relationnelle dans le vécu actuel, cette
aphasie émotionnelle semblant « décolorer » les relations des sujets et ôter à leur discours
le relief affectif nécessaire à la communication interpersonnelle. On s’interroge donc sur
l’utilisation du TAT, pertinent pour l’étude des relations avec les objets tant internes
(imagos parentales) qu’externes, du fait de sa référence oedipienne. Mais nous nous
intéressons à l’image du corps, à laquelle ce test n’aurait pas donné le même accès que le
Rorschach, lequel offre une régression prégénitale (Chabert, 1983)
3. Le Rorschach, outil d’investigation de l’alexithymie ?
Parce que cette épreuve projective est sans doute la plus régressive, elle nous
donne accès à des éléments très profonds du fonctionnement psychique. Or l’alexithymie
renvoie à des périodes pré-oedipiennes du développement, infra-verbales. En outre elle
nous permet de contourner les difficultés de mise en mots de l’alexithymique et lui offre
un support, créant un espace transitionnel dont on observe concrètement comment il peut
l’utiliser. La pertinence du Rorschach avec des sujets alexithymiques est illustrée par le
nombre important d’études qui l’utilisent. Trois auteurs ont contribué de façon majeure à
faire du Rorschach un outil fiable pour l’investigation du fonctionnement opératoire, et
leurs travaux nous ont aidée à opérationnaliser nos hypothèses :
Les travaux d’Acklin
Les sept signes
De nombreux auteurs ont employé le Rorschach avec des malades dits
psychosomatiques. (Bash, 1986 ; Acklin et Alexander, 1988 …) Puis Acklin et Alexander
(1988) ont validé sept items au Résumé Formel permettant selon eux de repérer le
78
fonctionnement alexithymique. Bien que construite à partir de la définition théorique de
l’alexithymie, cette grille n’a pas été validée sur des alexithymiques non patients.
Nous nous appuierons donc sur ces indices dans la mesure où ils ont été validés et
contribuent à faire du Rorschach un outil diagnostic de l’alexithymie. Toutefois nous
ne les utiliserons qu’à titre de repères, dans la mesure où l’alexithymie se traduit sans
doute de manière sensiblement différente et n’a pas la même portée chez un sujet non
patient et chez un malade somatique. Non pas seulement parce que l’alexithymie serait
plus marquée chez le sujet ayant développé une maladie, mais également parce qu’il se
peut qu’elle ait une fonction différente chez le non patient, et serve par exemple de
défense efficace.
Fonction
Vie imaginaire
Indice Rorschach
1. Faible productivité des protocoles (R)
2. Peu de mouvements humains (M)
Affects
3. Peu de réponses couleurs (Sum C)189
4. Utilisation de la couleur mal contrôlée (FC : CF+C)
Cognition
5. Pensée concrète (Blends < norme) 190
6. Pensée stéréotypée (Lambda> norme)
Ressources adaptatives 7. Manque de ressources idéationnelles et affectives (EA< norme)
(Acklin et Bernat, 1987 ; Acklin et Alexander, 1988)
Le processus de la réponse
Parallèlement à ces indices quantitatifs, Acklin s’est intéressé au processus de la réponse
au Rorschach chez les alexithymiques. En partant des travaux de Rapaport et d’Exner, il
envisage ce processus dans sa dimension adaptative : à partir de son vécu affectif et de ses
capacités représentationnelles, le sujet interprète la planche d’une manière plus ou moins
adaptée au stimulus. Or chez les alexithymiques, la défaillance de ces capacités
d’identification et de représentation des affects, interfère avec le processus de la
réponse au Rorschach, ce qui se traduit par un nombre élevé de réponses formelles
(F%élevé), peu de Blends, et une faible réactivité à la symbolique des planches, du fait
de la défaillance du préconscient qui ne permet pas l’utilisation des représentations
fantasmatiques. (Acklin, 1989)
Porcelli et Meyer (2002)
L’équipe de Porcelli a beaucoup travaillé ces dernières années sur des patients
souffrant de troubles fonctionnels chroniques intestinaux. Contribuant à différencier le
fonctionnement opératoire chez des patients somatiques et chez des non patients, il évalue
la présence d’alexithymie chez ces sujets à l’aide de la TAS-20. Il cherche ensuite à
189
Les réponses couleur fournissent des indications sur la manière dont le sujet gère la dimension
émotionnelle des stimuli. Elles nous renseignent sur les relations que le sujet entretient avec
l’environnement. Les auteurs constatent une diminution des réponses incluant la couleur, du fait que les
affects, ressentis au niveau physiologique, ne sont pas élaborés sous forme d’émotions et de sentiments, ni
repris dans les relations interpersonnelles. Ils seraient dépourvus de valeur communicationnelle et par
conséquent défaillants dans leur fonction de « feed-back », essentielle à tout organisme pour garantir son
adaptation à l’environnement.
190
Lorsqu’ils sont rares ou absents, les Blends révèlent que le sujet appréhende la tâche en ne tenant compte
que d’une seule de ses caractéristiques, en général son aspect formel, ce qui traduit une pensée concrète,
axée sur la forme du percept externe.
79
repérer chez les alexithymiques des caractéristiques communes. L’analyse factorielle dans
six domaines191 a ainsi permis à Porcelli et Meyer (2002) de constater qu’outre les indices
d’Acklin les protocoles alexithymiques se caractérisaient notamment par :
un style cognitif introversif rigide (Eb per >2, 5)
un indice d’intellectualisation élevé
l’internalisation des affects (C’ élevé)
H< norme ;
Le manque d’introspection (FD=0)
Le manque d’empathie (T=0) et la fréquence d’une constellation CDI (manque
d’aptitudes dans les relations interpersonnelles) ;
Type ambiéqual pour les plus alexithymiques, signifiant qu’aucune stratégie
spécifique de résolution de problèmes n’est établie de façon stable, d’où un risque de
prise de décision erronée.
Porcelli, comme Acklin et Alexander, constate l’importance du style cognitif ds
l’alexithymie avec un F% élevé et peu de Blends. Exner et Wiener avaient déjà montré
que cette variable était associée à un manque d’implication personnelle dans la situation
de test, une pensée concrète, une défense par simplification qui entrave les projections
personnelles, enfin une tendance à l’évitement qui réduit le champ perceptif (Dd)
Porcelli insiste sur le fait que le Rorschach est un outil d’évaluation de l’alexithymie
complémentaire de la TAS-20 mais qu’il ne s’agit pas de l’y substituer. La TAS-20
est un autre type d’instrument, précieux de par ses qualités métrologiques et sa rapidité de
passation.
Chabert et l’interprétation psychanalytique du Rorschach
Chabert (1983 ; 1987) n’emploie pas le terme d’alexithymie, notion qu’elle
critique, à l’instar de Debray (2005). Mais elle souligne la pertinence du Rorschach
pour l’étude des fontionnements limites, narcissiques, mais également chez les sujets
présentant une carence de fantasmatisation, en insistant sur la notion de
transitionnalité : « La demande au Rorschach (est) paradoxale »192 : il s’agit de faire
appel à la « rêverie imageante » 193 du sujet, pour reprendre les mots de Lagache. « Il
faudrait créer des images qui n’y sont point présentes », tout en respectant les éléments
objectifs qu’offre chaque planche. Pour le sujet, il y a une première difficulté : celle de
s’attacher, d’investir de façon assez intense et durable un percept qui est en lui-même une
contradiction puisqu’il n’est pas figuraf mais appelle des représentations de sens.
Les signes qu’elle décrit chez des sujets narcissiques, les indices de dépression
chez les états-limites, ses travaux étayés d’exemples cliniques nous ont considérablement
aidée à nous orienter dans l’analyse qualitative des protocoles.
4. L’intérêt du Rorschach pour étudier l’ image du corps
Proposant une régression poussée, le Rorschach suscite des représentations très
archaïques, de l’ordre du narcissisme fondamental, ce qui explique sa fréquente utilisation
pour appréhender l’image du corps dans sa dimension inconsciente
191
Porcelli, P (2002, p. 360) Vie fantasmatique, affect, ressources adaptatives, cognition, adaptation sociale,
projection.
192
Chabert, C. (1987, p. 133)
193
Lagache, D. (1957, p.3)
80
L’image du corps, représentation fantasmatique, est composée d’éléments conscients,
préconscients, mais surtout inconscients : C’est pourquoi les méthodes projectives sont
particulièrement appropriées pour son investigation : « Le Rorschach est précieux quant aux
repérages des images du corps, des frontières du Moi, des enveloppes psychiques… »194
•
L’image du corps dans les réponses :
Si « le moi est avant tout corporel »195, alors les processus psychiques et les productions
verbales s’ancrent dans le corps. Pour organiser cette tâche étrange, le sujet va faire appel
à ses propres repères internes. Or notre repère spatial n’est-il pas notre schéma corporel,
avec ses deux axes de verticalité et d’horizontalité ? (Anzieu et Chabert, 1974 ; Chabert,
1983 ; Andronikof, 1983)
Ainsi, « nul ne conteste l’appel au corps sous-tendu par le test de Rorschach.
Perceptivement, la construction symétrique des planches autour d’un axe médian (induit
la projection du schéma corporel) ordonné symétriquement de part et d’autre d’un plan
médiateur. »196
En outre, l’ambiguïté formelle pousse le sujet à se référer à sa propre image pour préciser
cette forme : il livre alors certaines caractéristiques de son image du corps : sûre ou floue,
précise, abîmée, ouverte, fermée…
Le manque de contour net des planches exige de faire appel à ses propres limites, pour
combler ce qui manque à l’organisation du stimulus externe.
Enfin, la représentation de soi se retrouve dans les éléments qui ont déterminé les
réponses : estompage de texture, de diffusion, etc, qui, mis en lien avec la signification
latente de la planche concernée, nous donnent des informations sur les « différentes
composantes de la personnalité », la perception de soi dans le rapport à autrui et « la
relation aux objets ».197
Le Rorschach constitue ainsi une sorte d’interface entre réalité et interprétation. Cet
espace peut être lu comme un « espace-corps, investi par l’énergie libidinale »198. Avant
même d’interpréter ses réponses, l’attitude du sujet pendant la passation nous renseigne
sur la manière dont il investit cette « aire transitionnelle » entre l’autre et lui-même. En
effet, les tâches présentées induisent une activité-charnière entre perception et projection :
Il exige donc une certaine capacité à investir l’aire transitionnelle. Or, cette « capacité
constitue l’essence du sentiment de continuité d’être »199 : au travers du protocole, nous
avons ainsi accès à l’image de base dont parle Dolto.
«Le Rorschach se situe justement dans le passage du corporel au psychique »200 :
Comment le stimulus, le vécu visuel va évoquer des représentations psychiques, et
comment les représentations internes vont permettre au sujet de donner sens à ses
sensations visuelles ?
Il ne s’agit pas de la projection du corps comme objet de l’activité cognitive, mais
« du corps vécu, objet et sujet de l’activité affective »201. Ainsi émerge, au fil des tâches
aux formes mal définissables, un « corps imagé »202, qui correspond à une « projection de
194
Anzieu, D, préface de Chabert, C. (1983, p. VII)
Freud, S. (1923, p. 253)
196
Chabert, C. (1983, p. 59 ed de 1997)
197
Andronikof-Sanglade, (1983, p. 107)
198
Rausch de Traubenberg, N. (1995, p. 223)
199
Chabert, (1987, p. 135)
200
ibid.
201
Boizou et al, 1978, p. 271
195
81
l’image du corps propre »203. De ce fait, « toute réponse représenterait une image du
corps du répondant»204
« L’image du corps va se refléter dans la qualité formelle des réponses, les propriétés
formelles des réponses (dur, mou, cassé…). Le corps de la réponse du sujet va porter
l’empreinte de ce qu’i y a de plus corporel dans l’appareil psychique, le Moi »205.
Par les sollicitations latentes des planches, le Rorschach mobilise un travail d’élaboration
psychique difficile pour les sujets ayant des difficultés d’accès à l’imaginaire et
d’expression du ressenti.
Charnière entre réel et fantasmatique, entre perception et projection, la situation
projective fait appel à cette représentation du corps, interface entre corps physique des
médecins et Soi psychique des psychologues. Les qualités ainsi projetées de l’image du
corps donnent accès aux « qualités des limites du Moi »206 et à l’intrusion éventuelle des
contenants de pensée, éléments à prendre en compte tant dans l’étude des troubles
cognitifs qu’affectifs, psychosomatiques ou psychotiques.
•
La symbolique des planches et l’analyse qualitative, ponts vers le repérage des images
du corps
La plupart des auteurs s’accorde sur la symbolique latente des planches (Chabert,
1987), ce qui permet de s’appuyer sur ces thèmes latents pour l’analyse de contenu des
protocoles notre étude. Tout d’abord, les planches compactes (I, IV, V, VI) et bilatérales
(II, III, VII) solliciteraient particulièrement l’image du corps de par leur configuration
spatiale. Elles poussent « le sujet à prendre son corps comme référence : en haut, en bas,
à droite, à gauche, au centre, le milieu étant constitué d’un axe vertical suggérant l’axe du
corps et en sollicitant la projection. »207
Les planches pastel (VIII, IX, X), mobilisent une régression liée à la transparence de
l’enveloppe corporelle, l’intérieur du corps, les limites du corps. En outre, la planche X,
de par sa configuration très éparpillée, mobilise les capacités d’unification et d’intégration
de l’image du corps et donc les éventuelles angoisses de morcellement (Hybler, 1990).
Ainsi, « tant au niveau des modes d’appréhension que des déterminants et des
contenus, le Rorschach permet de dégager une certaine « corporéité » des réponses
reflétant l’image du corps »208
L’utilisation du Rorschach ici repose donc avant tout sur le consensus actuel selon
lequel il évalue effectivement la présence ou le défaut d’une image du corps intégrée.
(Clerici et al, 1990)
202
Hybler, I (1990, p. 721)
ibid
204
ibid.
205
Andronikof-Sanglade, (1993 p. 107)
206
Andronikof-Sanglade, A. (1983, p. 110)
207
Andronikof-Sanglade, A. (1983, p. 106)
208
Hybler, I (1990, p. 721)
203
82
IV - Population
A - Contact avec une population
Nous avons soumis notre idée à un service de psychiatrie dont l’unité de recherche
s’intéressait à la notion d’alexithymie proposée par Sifneos. Nous avons alors été incluse
dans une recherche concernant les liens entre alexithymie et immunité, dans une approche
psycho-immuno-biologique. Le médecin responsable de la recherche a accepté qu’un
Rorschach soit intégré au projet pour apporter des éléments de personnalité plus profonds,
complémentaires des questionnaires d’anxiété et de dépression. L’ensemble du projet a
été validé par le CCPPRB selon les règles en vigueur depuis la loi Huriet (1988)
La recherche s’intéresse à des jeunes femmes, avec l’idée de répéter l’expérience sur une
population masculine ultérieurement. Le but était d’éviter la complexité induite par un
échantillon mixte pour le traitement des données.
B- Constitution de l’échantillon
1. Inclusion de notre recherche dans un protocole plus large
Nous avons constitué notre échantillon au sein de la population, plus vaste, de
cette étude. En effet, certains impératifs de temps et de méthodologie limitaient
nécessairement le nombre de protocoles à analyser. En outre, nous ne voulions pas
imposer le Rorschach aux candidates, pensant que certaines n’auraient pas envie de se
prêter à une investigation psychologique plus poussée. Nous avons proposé le Rorschach
en plus, afin que les jeunes femmes qui souhaitaient ne participer qu’à la partie biomédicale de l’étude puissent le faire sans que cela « prive » l’unité de participantes pour
la recherche bio-médicale. Nous pensions qu’a fortiori avec des sujets alexithymiques, la
passation d’une épreuve projective pouvait faire l’objet d’une certaine appréhension,
voire d’un refus, ce qui ne devait pas avoir de conséquences pour l’unité de recherche.
La population du protocole « alexithymie et immunité » incluait des étudiantes
ayant entre 18 et 27ans. Le médecin responsable, ses collègues et nous-mêmes
présentions l’étude dans des universités ou des écoles. Celles qui souhaitaient y participer
remplissaient un pré-questionnaire contenant la TAS-20, et étaient informées qu’en
fonction du contenu de cette première investigation, elles seraient ou non recontactées
pour la suite de l’étude. Après avoir coté la TAS-20 et vérifié qu’elles respectaient les
critères d’inclusion, la psychologue de recherche constituait deux groupes, alexithymique
et témoin, puis les contactaient pour prendre rendez-vous. Nous les rencontrions alors,
sans savoir si elles étaient ou non alexithymiques. Lorsque nous eûmes rencontré
suffisamment de sujets pour constituer deux groupes de même taille, la psychologue nous
indiqua que, pour notre mémoire nous n’avions plus besoin de faire passer de Rorschach
et attendit que nous ayons étudié tous les protocoles et posé notre hypothèse diagnostique
pour nous transmettre les résultats de la TAS-20.
83
Critères d’inclusion :
♦ Avoir au moins 18 ans.
♦ Avoir un score à la TAS 20 < à 45 ou > à 56209
♦ Signature du formulaire de consentement éclairé conformément à la loi sur la
protection des personnes participant à la recherche biomédicale (loi Huriet 1988)
Critères d’exclusion :
Ils correspondent à ceux du protocole sur l’immunité, ce qui explique leur dimension
biologique plus stricte que nécessaire pour l’étude de l’image du corps.210
♦
♦
♦
♦
♦
Refus de participer
Non-respect des critères d’inclusion
Antécédents actuels ou anciens de troubles psychiatriques (DSM IV)
Antécédents de maladies auto-immunes ou touchant le système immunitaire
Traitement psychotrope, ou anti-inflammatoire, prise de corticoïdes ou
d’aspirine*
♦ Présence d’une infection ou d’un virus dans les trois semaines précédentes*
Les jeunes femmes inclues dans l’étude et rémunérées pouvaient ou non passer le
Rorschach et n’avaient pas à se décider au début. Si elles acceptaient, je fixais avec elles
le moment de la passation, puis, si elles le désiraient, une date pour la rétrocession des
résultats.
Le désir spécifique de passer un test projectif était un critère, le respect de la volonté des
personnes étant un principe déontologique fondamental.
2. Spécificités de notre échantillon :
Nous avons constitué un échantillon de 12 sujets, afin d’avoir un groupe témoin de
6 jeunes femmes non alexithymiques et un groupe de 6 alexithymiques. En effet Sultan
(2004) rappelle l’importance que les groupes soient comparables en taille : Lorsque « les
données sont comparées à un échantillon de taille très supérieure au groupe de sujets
évalués », cela peut s’avérer critiquable pour les résultats, notamment statistiques.
Notre recherche inclut donc deux groupes de jeunes femmes présentant les mêmes
caractéristiques socio-démographiques et se différenciant par la présence ou non d’une
dimension alexithymique dans leur fonctionnement psychique.
Le critère d’inclusion supplémentaire par rapport au reste de l’étude était donc l’accord de
chaque candidate pour passer, outre les investigations précédentes, un autre test de
* Ces deux critères nécessitent une remarque : leur présence n’entraînait pas l’exclusion définitive mais le
report du moment où la jeune femme serait incluse, de manière à ce que les résultats ne soient pas biaisés
par la diminution des défenses immunitaires inhérentes au virus ou à l’infection. En outre, concernant le
travail sur l’image du corps, nous avons parfois été amenée à les voir à un moment différent de celui de la
prise de sang, sans qu’il soit nécessaire de s’assurer de ces conditions biologiques spécifiques.
209
Ces seuils permettent de distinguer nettement le groupe test du groupe témoin et évite la confusion liée à
l’inclusion de scores intermédiaires.
210
Les critères suivis d’un * sont ceux que nous n’aurions pas utilisé si nous avions travaillé en dehors de ce
projet. Ils ne nous paraissent pas nécessaires à l’étude de l’image du corps.
84
personnalité, comme nous l’avons précisé plus haut. Elles étaient donc prévenues que ce
test était « facultatif », ne changeait rien au dédommagement financier, et qu’elles
bénéficieraient, si elles le souhaitaient, d’un entretien de restitution. En outre, il leur était
rappelé la garantie de confidentialité concernant les données de ce test, traitées
anonymement et par l’examinateur seul, pour son mémoire de fin d’étude.
Tableau 1. Répartition des sujets rencontrés
Sujets
Nombre
Volontaires et inclues dans le 12
protocole
Volontaires non retenues
2
Refusant
1
Nb total sujets rencontrés
15
Sur les 15 participantes rencontrées, une seule a refusé de passer le Rorschach.
Une candidate, désireuse de passer le Rorschach, n’a cependant pas été retenue puisque
elle présentait des troubles du comportement alimentaire, non repérés dans l’autoquestionnaire, mais qu’elle a évoqués au cours de l’entretien préliminaire, en précisant
qu’elle ne les avait pas signalés dans le questionnaire « parce que ce n’était pas très
marqué »
Nous avons choisi de ne pas lui faire passer le test, pour des raisons déontologiques et
méthodologiques : -d’une part elle était certainement assez vulnérable
-d’autre part parce que nous avons considéré que ces troubles, mêmes « mineurs »,
allaient de pair avec des particularités de l’image du corps, ce qui aurait biaisé les
résultats.
Tableau 2. Age des sujets au moment de l’inclusion
Groupe test
Sujet
Alexia
Axelle
Maud
Constance
Ludivine
Julie
Moyenne
211
Age 211
18
20
20
21
19
19
19,5
Groupe témoin
Sujet
Age
Sophie
20
Carine
22
Ester
18
Sabrina
19
Vanessa
20
Hélène
23
Moyenne
20.3
au moment de la passation
85
Chap 2 : Recueil des données
I- Déroulement de la recherche
A – L’accueil des candidates à la recherche bio-médicale
Notre étude étant intégrée à une étude neuro-psycho-immunologique, elle s’est déroulée
selon les modalités de celle-ci :
Les jeunes femmes arrivent à 8h, à jeun, pour la prise de sang.
Nous les rencontrons avec le psychiatre afin de leur rappeler les conditions de l’étude,
vérifier le respect des critères d’inclusion. Puis le protocole est le suivant :
Hétéro-questionnaires : SCID ; OAS212
Prise de sang.
Pause. (Les candidates reçoivent une collation)
Auto-questionnaire : HAD ; BDI ; BVAQ-40 ; IPAH ; Perceived-Stress Scale213
Nouvelle prise de la tension artérielle et de la fréquence cardiaque.
Lorsque la candidate a fini de remplir l’auto-questionnaire, nous lui demandons si
elle accepte ou non de passer le test psychologique dont il a été question lors de la
présentation de l’étude et qui nous « permettrait de mieux comprendre la manière de
gérer les émotions et l’image de soi ». Il leur avait été dit lors de la présentation de l’étude
qu’il s’agissait d’un test de personnalité et non d’efficience intellectuelle, dont les
données seraient traitées confidentiellement et utilisées de manière anonymes.
Si elle accepte, nous décidons ensemble du moment de la passation.
B- Le contexte de passation de l’épreuve projective:
La passation se déroulant dans un lieu différent de la première partie du protocole,
nous avons pu distinguer les deux moments de la recherche. Cet aspect nous a paru
important étant donné l’investissement particulier qu’implique un test projectif. Le sujet
n’est pas le simple représentant d’une classe d’âge ou d’une caractéristique biologique,
anonyme (Bruyer, 1984) mais livre des éléments de sa vie psychique, qui exigent de
veiller à son bien-être et à la clarté des informations qu’on lui transmet.
Ceci permettait donc différenciation et continuité : même recherche, même
service, même personne faisant passer les tests, mais distinction symbolique et
contextuelle entre deux moments différents.
La passation du Rorschach était précédée d’un court entretien visant à instaurer un
climat de confiance, répondre aux questions, et discuter des éventuelles appréhensions. Il
leur était rappelé 1. qu’elles pouvaient se retirer à tout moment de la recherche
2. que les données serviraient à un mémoire de fin d’études, seraient
utilisées anonymement (ou en changeant les prénoms) et qu’elles pouvaient bénéficier si
elles le souhaitaient d’un entretien de restitution.
Les conditions et consignes de passation sont celles prescrites par Exner214.
Le bureau était organisé de sorte que nous nous trouvions assise environ à 45° de la jeune
femme. (à côté, et légèrement tournée vers elle).
212
pour les hétéro questionnaires cités ici, voir annexe N 1
pour les auto-questionnaires cités ici, voir annexe N 1
214
Exner, J.E (1996, p. 9), ed. de 2001, in Chap 1 « Procédures ».
213
86
Après la passation, un court entretien informel permettait de dénouer la situation
projective Ce type d’épreuve mobilise une grande énergie psychique et il nous semblait
important, a fortiori dans la mesure où nous les rencontrions ponctuellement dans un
contexte de recherche et que nous étions en position de demandeur, de veiller à ce
qu’elles ne repartent pas avec un sentiment de malaise. Nous remercions la candidate de
sa participation, et lui proposions un entretien de restitution.
II- Déontologie
A- Consentement libre, anonymat et confidentialité :
Aucun critère de discrimination n’a été appliqué en-dehors du strict cadre des
critères « d’inclusion » et « d’exclusion » cités précédemment. Les candidates ne sont pas
des patientes du service mais des étudiantes qui choisissent librement de participer ou non
à l’étude, présentée par une personne qu’elles ne connaissent pas personnellement.
Elles ne touchaient pas de bénéfice individuel direct, seulement un dédommagement pour
les frais de déplacement (20€)
Nous avons obtenu le consentement des participantes après les avoir informées du
but de la recherche ; des conditions de recueil des données, des contraintes (tôt le matin),
du temps nécessaire, et de la nature de l’information recueillie (biologique et
psychologique).
Nous avons précisé à plusieurs reprises que les informations seraient traitées
anonymement et qu’elles pouvaient interrompre à tout moment et sans justification leur
participation.
Concernant le stockage des données, nous avons codé les noms des sujets. Le nom
correspondant au code était indiqué sur une liste que nous n’avions pas et qui était
détenue par la coordinatrice de l’étude, sur le lieu de stage. Les informations contenues
dans nos dossiers n’étaient pas identifiables dans la mesure où, dans la rédaction des
résultats, nous avons attribué d’autres prénoms aux candidates, comme le préconise
l’article 20215 du Code de Déontologie des Psychologues
B. Devoir d’information et considérations déontologiques inhérentes à l’utilisation d’un
test projectif.
Outre les questions déontologiques inhérentes à toute recherche en sciences
humaines, l’utilisation d’une épreuve projective rend la notion même de consentement
éclairé ambiguë et complexe dans la mesure où le chercheur ignore ce qu’il peut
provoquer. Ce type de test comporte un risque non négligeable de réactiver des affects
douloureux ou des angoisses mal maîtrisées. Or il n’était pas question de déstabiliser,
voire de susciter une décompensation chez une candidate que le service ne reverrait pas
ensuite, et chez qui nous ne pourrions évaluer la réaction au test. C’est une des raisons
pour lesquelles un entretien de restitution nous a paru devoir être proposé. Une discussion
avec les psychiatres responsables de la recherche ainsi que la prise de connaissance de
215
Extrait de l’article 20 du Code de Déontologie des Psychologues : « Lorsque ces données sont utilisées à
des fins de recherche, elles sont traitées dans le respect absolu de l’anonymat, par la suppression de tout
élément permettant l’identification des personnes concernées, ceci en conformité avec les dispositions
légales concernant les informations nominatives ».
87
nombreux travaux utilisant le Rorschach nous a permis d’utiliser cet outil tout en
minimisant les risques.
Toutefois le chercheur lui-même ne peut anticiper totalement les risques de son
utilisation. Dès qu’il s’agit d’un examen psychologique et non plus d’une prise de sang ou
d’un questionnaire sur les origines socioculturelles (et encore) il est impossible de prévoir
avec certitude la manière dont l’individu va réagir. Les outils projectifs, par définition,
accroissent cette marge d’imprévisibilité, plus encore, ils sont fondés sur elle. Il serait
donc malhonnête de dire qu’il n’y avait « aucun » risque. Ce risque peut néanmoins être
considéré comme limité puisque notre projet été validé par le CCPPRB.
Toutefois l’accord d’un comité éthique ne résoud pas la question de la légitimité
de l’utilisation d’un outil projectif avec des non-patients : de quel droit utiliser un outil
potentiellement intrusif avec des sujets dont l’équilibre psychologique est apparemment
stable, (aucun antécédent de troubles psychiatriques) mais peut-être précaire ?
Mais le fait qu’il s’agisse de non patients nous est apparu comme pouvant être un
« atout » déontologique dans la mesure où leur participation n’est pas soumise à une
pression relationnelle comme c’est parfois le cas lorsque l’étude est menée avec des
patients du service et qu’inévitablement, thérapie et recherche se frôlent, voire
s’entremêlent.
La responsabilité que cela impliquait toutefois nous a amené à choisir de ne pas poser de
questions directes, à ne pas aborder ouvertement l’image du corps mais à laisser la
possibilité aux candidates de s’exprimer, après le test et au cours de la rétrocession si elles
le souhaitaient, sur le ressenti et la manière dont elles avaient vécu le test.
Cette phase d’entretien informel après la passation s’est d’ailleurs avérée riche
d’éléments sur la représentation de soi mais nous avons choisi d’en rester aux
résultats tirés du Rorschach, pour des raisons déontologiques et méthodologiques.
Toutefois, il nous a semblé observer que la participation à une recherche puisse accroître
l’insight, ou tout au moins mobiliser l’intérêt pour soi-même, toutes les jeunes femmes
alexithymiques ayant souhaité une rétrocession.
Nous avons cherché à minimiser les risques en choisissant un moment où la candidate
n’était pas, d’après elle, soumise à des stress particuliers (examens scolaires, deuil …).
Les données issues des protocoles de Rorschach ont uniquement servi notre mémoirethèse. Concernant l’étude plus vaste dans laquelle nous étions incluse, nous avons veillé à
ne transmettre que des résultats généraux, et des exemples anonymes. Nous avions à
rendre compte de notre travail, mais ceci ne modifiait pas le devoir de confidentialité. Les
protocoles n’ont pas été remis à l’équipe.
Nous avons précisé aux participantes qu’elles seraient tenues au courant des
résultats généraux de l’étude sur l’immunité. En outre, nous avons proposé un entretien
individuel de rétrocession des résultats à chacune des participantes ayant passé le
Rorschach et désireuse d’obtenir des informations personnalisées.
En conclusion, nous avons travaillé en ayant à l’esprit de garantir les trois
fondamentaux prescrits par le rapport Belmont (1978) : le respect de la personne, le
principe de justice et le principe de bienfaisance 216
216
Ce rapport a dégagé des principesapplicables à toute forme de recherche impliquant des êtres humains. Il
est cité par Bourguignon, O (2005, p. 13)
88
III- : Méthodes utilisées pour l’extraction et l’analyse des résultats
A -Traitement des données
1. De la TAS 20 :
Les questionnaires de la TAS-20 ont été traités par la psychologue de recherche, à
l’aide du logiciel correspondant. C’est aussi elle qui nous a prévenue que nous avions fait
passer tous les Rorschach dont nous avions besoin. Il était convenu avec elle que nous
cherchions à constituer deux groupes de même effectif et qu’elle attendrait que nous
ayons rencontré au moins six sujets de chaque en aveugle pour nous fournir les résultats
de la TAS-20. Nous avons donc pris connaissance des scores de chaque sujet aux trois
dimensions de la TAS-20 ainsi que du score global après avoir coté et interprété tous les
protocoles en aveugle (cf tableaux de résultats n° 1 et 2)
2. Du Rorschach :
Pour chaque protocole nous avons procédé dans l’ordre suivant :
Passation, prise de notes rapide des impressions cliniques et du contact
Cotation
Vérification des cotations avec le directeur de mémoire
Enregistrement de la séquence de cotation dans RIAP V, afin d’en extraire le résumé
formel ainsi que des indications pour le compte-rendu aux candidates qui en avaient exprimé
le souhait
Interprétation du résumé formel, sans lire dans un premier temps le compte-rendu
informatisé.
Confrontation du diagnostic clinique (sujet alexithymique ou non) avec le protocole
Analyse qualitative selon Chabert (1983, 1987). Rédaction d’une analyse nous
permettant de cerner les thématiques, la dynamique du protocole en termes de
défenses et d’expression pulsionnelle, de tonalité, etc.
Lecture des indications données par RIAP-V
Applications des grilles de lecture pour l’alexithymie ;
Applications des grilles de lecture pour l’image du corps : items du système intégré ;
contenu des réponses les plus projectives ; indices Barrière et Pénétration ; application de
la grille de Rausch de Traubenberg ; thématique de Schafer…
Une fois ces étapes réalisées pour tous les protocoles, réunis entre décembre 2005 et
juin 2006, la psychologue nous a remis les résultats à la TAS : confrontation de
l’hypothèse clinique, du score de la TAS-20 et des données Rorschach.217
217
Remarque : Certaines de ces étapes peuvent sembler longues ou redondantes, notamment le fait de
prendre beaucoup de notes personnelles pour l’analyse qualitative, alors même que nous ne pourrions
rendre compte de l’ensemble de nos observations de manière exhaustive. Mais ce travail préliminaire de
lecture approfondie nous a permis d’aboutir à des tableaux plus synthétiques tout en conservant une idée
des particularités de chaque candidate. Il nous a fait entrevoir des résultats annexes, non attendus dans notre
problématique. Nous avons choisi de ne retranscrire que certains exemples, le but n’étant pas de fournir
une lecture exhaustive de chaque protocole.
89
B- Outils d’analyse des résultats :
.
1. L’alexithymie au Rorschach : indices pour la repérer
Nous avons retenu différents signes pouvant traduire l’alexithymie au Rorschach :
•
Tout d’abord les sept signes d’Acklin, présentés précédemment. Ces items sont selon
les auteurs, la traduction en termes Rorschach des manifestations cliniques de
l’alexithymie. Les critères retenus sont le défaut de vie fantasmatique, la tendance à
l’évitement des stimuli affectifs, le conformisme et le manque de flexibilité psychique
et de ressources. Toutefois, ces signes étant validés sur des sujets psychosomatiques
dont l’alexithymie n’a pas été évaluée à l’aide d’un critère externe, nous les avons
utilisés à titre indicatif, en sachant qu’ils évaluent plus le fonctionnement psychique
de malades psychosomatiques que l’alexithymie à proprement parler.
•
Parallèlement, nous gardons à l’esprit les indices d’alexithymie observés par Porcelli,
décrits plus haut. Autant de signes qui ont attiré notre attention sur un éventuel
fonctionnement alexithymique, quelle que soit la congruence avec les résultats
d’Acklin.
•
Enfin, nous avons observé les temps de latence, dont Gil (1966) constate qu’ils sont
particulièrement élevés chez ces sujets notamment aux planches couleurs.
En outre, l’approche psychanalytique, qui envisage à la fois la qualité formelle des réponses, les
déterminants, les estompages et l’utilisation de la couleur, les contenus et la dynamique
des défenses mobilisées, nous a fourni des clés pour repérer la problématique
alexithymique au Rorschach. (Boekholt, 1983218 ; Chabert, 1987 219; Andronikof, 1993220)
2. L’image du corps dans l’alexithymie à travers le Rorschach : éléments
pour la construction d’une grille spécifique.
Nous avons pu au cours de trois années de formation au Rorschach puis de notre
recherche, constater le nombre de grilles existant pour l’interprétation les protocoles, en
extraire et en organiser les informations pertinentes. Ces grilles, d’orientation diverse, se
recoupent parfois, se complètent souvent. C’est à partir du système intégré d’Exner, de
travaux cités précédemment, de divers articles, et de l’analyse qualitative que nous avons
construit une grille spécifique pour notre problématique
218
Boekholt traite ici des « Mécanismes de régulation narcissique au Rorschach »
Chabert, C (1987 pp. 89-127 et pp.133-187)
220
Dans cet article, Andronikof traite de l’abstraction comme mécanisme d’anti-symbolisation au
Rorschach. Ce travail nous a permis de comprendre la pensée opératoire lorsqu’elle se manifeste dans des
contenus abstraits et hyper-intellectualisés plus que dans des réponses factuelles. Par exemple, planche III
« ça fait peinture chinoise, comme les sigles dans l’écriture chinoise, c’est abstrait ».
219
90
A) Les éléments du système intégré d’Exner
Le système intégré se réfère à un paradigme cognitiviste qui envisage l’épreuve
comme une tâche de résolution de problèmes sollicitant les capacités d’adaptation du
sujet. Cette méthode « représente une opérationnalisation et une synthèse remarquable de
nombreux concepts de psychologie clinique. Ce mode d’interprétation du Rorschach, qui lui
confère un statut scientifique, et donc réfutable, constitue un instrument d’investigation privilégié
pour l’approche intégrée en psychopathologie »221 .
Le Système Intégré donne donc accès à des informations à la fois globales, et concernant
l’ensemble du fonctionnement psychique de l’individu puisqu’il rend compte à la fois des
processus cognitifs et des facteurs affectifs à l’œuvre dans le processus de la réponse. Ce système
vise la fiabilité et la finesse de l’analyse, en regroupant et confrontant les indices et en
exploitant toutes les dimensions des réponses (et pas seulement le contenu).
Au plan des données quantitatives, le cluster « représentation de soi » et différents items
du Résumé Formel permettent d’appréhender l’image du corps dans ses diverses
dimensions
Cette méthode en elle-même très riche, n’est en outre pas incompatible avec une
lecture psychanalytique des réponses, laquelle vient confirmer des éléments ou procurer
des hypothèses validées ou infirmées par la première.
Nous avons donc complété l’analyse des protocoles par des éléments d’autres
approches ciblant l’image du corps.
B) Les travaux de Fischer et Cleveland.
Mises à l’épreuve par le Rorschach, les limites du corps ont fait l’objet d’une
tentative de quantification par Fischer et Cleveland dont les deux indices de cotation
permettent d’opérationnaliser en partie mais concrètement les travaux d’Anzieu sur le
Moi-Peau.
Ces variables ne font pas partie intégrante de la méthode proposée par J. Exner et sont
l’objet de diverses critiques (Jupp, 1989 ; Sultan, 2004).
Toutefois, elles reposent sur un travail considérable de passation et d’interprétation222, et
nous avons choisi d’utiliser ces variables qui peuvent aussi bien accompagner la méthode
d’Exner qu’une interprétation psychanalytique. En effet, selon Chabert, cette cotation
réintroduit l’étude du « comment s’est dit »223 en permettant la cotation des contenus mais
également des termes qui les qualifient.
Elles permettent donc d’appréhender la prévalence ou non, d’une image fermée et
contenante sur une enveloppe poreuse, percée, trouée (Andronikof-Sanglade, 1983).
Une réponse est cotée Barrière lorsqu’elle évoque « une surface protectrice, membrane,
coquille ou peau », c’est-à-dire un contenant ou des frontières protectrices.
A inverse, les réponses « Pénétration » traduisent la porosité des limites, leur
discontinuité et le sentiment d’une enveloppe corporelle peu protectrice.
221
Andronikof-Sanglade, A. (1983, p. 4)
Voir à ce sujet leur ouvrage, Body image and Personality (1968)
223
Chabert, C. (1983 p. 199)
222
91
C) L’approche psychanalytique française
Dans un deuxième temps, l’approche psychodynamique nous a apporté un
éclairage utile des différents aspects de l’image du corps. Nous nous sommes appuyée sur
les travaux psychanalytiques de Chabert (1983) pour l’interprétation globale ; de
Péruchon, (1983) et Andronikof-Sanglade (1983), Chabert (1987) et Raush de
Traubenberg (1990), pour l’image du corps en particulier.
Nous ne ferons pas la liste exhaustive des items et de leur interprétation, ce qui serait
redondant avec certaines données d’Exner. Néanmoins, pour rappeler la manière dont
Chabert procède pour dégager des axes d’interprétation, sans jamais plaquer une lecture
univoque d’un élément dissocié du reste du protocole, nous prendrons simplement
l’exemple des réponses « anatomie ». D’après elle, elles peuvent traduire :
1. un besoin de se montrer intellectuel, selon H. Rorschach.
2. des préoccupations hypocondriaques voire une perte des limites corporelles.
3.Le déplacement de représentations sexuelles censurées par le sujet ; dans ce cas, les
contenus sont symboliquement évocateurs des représentations de formes sexuelles
féminines ou masculine. Ils signent alors, dans un registre névrotique, l’échec du
refoulement.
En outre, selon que la partie du corps désignée, ossature ou viscères, on peut y voir une
tentative de refuge contre les sollicitations pulsionnelles, ou précisément l’atteinte de
l’intégrité avec vécu de vulnérabilité. L’interprétation se fait comme toujours, en reliant
contenu, tonalité, et la signification latente de la planche en question.
C’est donc en croisant les différentes données et en les rapportant à la facture
globale du protocole que l’on peut déterminer plus précisément le sens d’une réponse.
C’est dans cet état d’esprit que nous avons voulu aborder les protocoles. On constate
d’ailleurs que les diverses significations, loin d’être exclusives, peuvent être réunies pour
un sujet dans une même réponse, alors entendue comme un condensé de sa problématique.
D) Le grille de représentation de soi et de dynamique affective de
Rausch de Traubenberg et al. (1990)
Les auteurs ont construit une grille de lecture précise et rigoureuse, dont les huit
axes permettent d’envisager de façon à la fois analytique et synthétique la gestion des
affects et des relations aux objets internes et externes au travers des protocoles de
Rorschach
Nous l’avons appliquée à chaque protocole mais n’en présenterons que les données
concernant directement l’image du corps. Les éléments concernant par exemple
l’agressivité ou les mécanismes de défense nous ont permis de vérifier et d’approfondir
notre analyse qualitative au cas par cas, et ont alimenté indirectement la discussion, mais
nous avons choisi de ne pas les présenter dans leur ensemble afin de limiter les résultats à
la question posée.
92
E) L’analyse thématique de Schafer (1954)
Schafer propose 14 thématiques à investiguer quant à leur importance dans le
protocole. Parmi elles, « la peur ou l’attitude de rejet à l’égard de l’identité féminine,
l’identification masculine chez les femmes »224 a contribué à opérationnaliser l’hypothèse
d’une vulnérabilité dans l’identification féminine.
Ainsi, la question des frontières et de l’intégrité
la dimension narcissique et l’investissement de soi
l’identité sexuée et l’identification féminine
constituent les trois questions essentielles à opérationnaliser.
3. Variables Rorschach et opérationnalisation de chaque hypothèse
A - La question des frontières et de l’intégrité :
Les travaux de Fischer et Cleveland (1958)
Scores Barrière et Pénétration :
Références : Fischer et Cleveland (1955, 1958,1968) ; Péruchon (1983) ; AndronikofSanglade (1983) .
Critères de cotation : voir annexe 7.
Interprétation : Le score attendu (4-2) traduirait les capacités du sujet à se différencier et
se défendre du monde extérieur sans interrompre les échanges avec celui-ci. Autrement
dit, il rendrait compte d’une image du corps solide et contenante dotée de limites stables :
des interactions avec l’environnement sont possibles, mais également avec le monde
interne puisque le sujet possède des contenants suffisamment solides pour retenir des
éléments psychiques.
Lorsque B> P, pour des scores supérieurs aux normes attendues, cela traduit une « rigidité
de l’organisation défensive, inhibant tout processus créateur et donc toute fantaisie. »
L’hyper investissement de la réalité externe, au détriment de l’expression fantasmatique,
relègue à l’arrière plan la réalité interne. Pour Bobet (1990), le renforcement de la barrière
traduirait une défense par dissociation psyché-soma tandis que l’élévation du score
Pénétration reflèterait la vulnérabilité aux effractions, et donc l’internalisation du conflit.
« A l’opposé des limites corporelles plus floues se traduisent par un score Pénétration
élevé », caractéristiques de sujets plus « suggestibles, plus sensibles à la frustration. »225
En effet, lorsque P> B, les limites de l’image du corps sont insuffisamment protectrices,
poreuses, telles qu’on les retrouve chez les patients schizophrènes par exemple. La
prévalence des P signerait « l’échec du système défensif, provoqué par le surgissement
pulsionnel ou l’envahissement des processus primaires »226
224
Schafer, R (1954, p. 136) écrit : « fear of and rejecting attitude toward feminine identity ; masculine
identification in women »
225
Péruchon, M. (1983)
226
Peruchon, M. (1983, p. 114)
93
Les réponses cotées à la fois Barrière et Pénétration, sont à interpréter comme
l’expression de la souffrance du sujet, en proie à un conflit concernant la valeur qu’il
s’attribue.
Hypothèse A1 : Nous nous attendons à observer chez les sujets alexithymiques une
élévation des deux scores par rapport à la norme puisque nous faisons l’hypothèse d’un
surinvestissement des frontières du corps au détriment de sa dimension libidinale. Cet
investissement narcissique du corps se traduira donc par un renforcement défensif des
limites (donc de l’indice Barrière). Mais l’on peut aussi s’attendre à ce qu’un vécu de
vulnérabilité se traduise par une élévation concomittante du score Pénétration qui
traduirait alors l’échec des défenses.
Eléments du système intégré :
Pour chaque item Rorschach repris dans notre grille, nous renvoyons le lecteur aux
Manuels de Cotation et d’Interprétation du Système Intégré (Exner, 1993 ; 1998) traduit
par Andronikof (2000 ; 2003) et qui fournissent les définitions, norme chiffrée, critères de
cotation et interprétation de chaque indice. Nous indiquons ici notre hypothèse concernant
les protocoles de sujets alexithymiques, ainsi que les principales références sur lesquels
nous nous appuyons, outre les travaux d’Exner.
Préoccupations concernant l’intégrité corporelle : An + Xy
Hypothèse A2 : on peut s’attendre à une fréquence légèrement supérieure à la norme des
contenus anatomiques et radiographiques chez ces sujets dont on suppose un
investissement du corps problématique
Référence complémentaire : Boekholt (1992)
Percepts de sang : Bl
Hypothèse A3 : les sujets alexithymiques seraient plus enclins à donner des réponses
évoquant une atteinte ou une blessure de la surface corporelle, et donc les réponses Bl
seraient plus fréquentes dans le groupe test que dans le groupe contrôle.
Contenus et mouvements humains : H et M
J. Smith227 préconise d’analyser le contenu de ces réponses particulièrement projectives.
Hypothèse A4 : si on s’appuie sur les travaux de Chabert et de Rausch de
Traubenberg, on peut s’attendre à ce que les contenus humains soient plus fréquemment
de mauvaise qualité formelle chez les alexithymiques que chez les témoins, traduisant
l’échec du recours à l’imaginaire, l’inadéquation entre la projection, plaquée, et la réalité
du stimulus, la perturbation de l’image du corps, mal intégrée ou déformée.
Les sujets alexithymiques seraient plus enclins à développer une image de soi peu
réaliste, ou du moins défaillante, notamment en lien avec le peu de prise en compte des
affects et l’intellectualisation élevée. On sait en effet qu’un recours trop massif à
l’intellectualisation peut gêner le développement d’une image de soi réaliste (Exner,
2000)
227
Smith, J. cours de Rorschach dispensé à l’EPP mars 2006
94
D’autre part, les réponses de mouvements humains traduisent des capacités de réflexion,
de jugement, de raisonnement et leur qualité formelle permet d’évaluer la clarté de la
pensée (Exner, 2000). Ces kinesthésies indiqueraient selon Exner une expérience
intérieure utilisée par le sujet pour répondre aux exigences de l’environnement, d’où
l’importance de leur qualité formelle : l’adaptation est réussie ou non selon que le
mouvement projeté est de bonne ou de mauvaise qualité. (Acklin, 1989 ; Exner, 2000)
Hypothèse A5 : Par conséquent, nous formulons l’hypothèse que les kinesthésies seront
peu nombreuses et plutôt de mauvaise qualité formelle chez les sujets alexithymiques,
témoignant non seulement de capacités d’élaboration fantasmatique et imaginaires
défaillantes, mais en outre, du manque de solidité de l’image du corps, le sujet
alexithymique ayant du mal à s’appuyer sur son vécu corporel pour projeter une
expérience interne mal identifiée.
Les contenus vêtements : Cg ( Clothing)
Références complémentaires aux travaux d’Exner : Chabert (1987) ; Castro (2004)
Les contenus vêtements peuvent révéler l’extrême investissement de la frontière, pour se
protéger de la confusion symbiotique avec l’objet, ou au contraire la défaillance de cette
surface protectrice (peau écorchée, vêtements déchirés…), d’où la dimension projective
de ces réponses, cotées MOR dans le système intégré. Ces contenus renvoient alors aux
enveloppes corporelles, base du sentiment d’identité et fondement de la représentation de
soi (Anzieu, 1974, Chabert, 1987)
On sait qu’au-delà de 3, les contenus vêtements peuvent refléter une tentative de
protection contre une perception de fragilité par rapport à l’image de soi. Le vêtement a
alors une fonction substitutive d’enveloppe corporelle (Exner, 2000 ; Castro, 2004)
Hypothèse A6 : Ce mécanisme serait présent dans les protocoles alexithymiques qui
comprendraient plus de réponses vêtement (Cg) que ceux des témoins.
Eléments tirés de la grille de Rausch de Traubenberg :
Hypothèse A7 : chez les sujets alexithymiques, le nombre de réponses « image du corps
fragmentaire » (ICF), « partielle » (ICP) et « atteinte » (ICA) sera plus élevé que les
réponses « image du corps intègre »(ICI). Toutefois nous supposons, que n’étant pas
psychotiques décompensés, nos sujets parviendront à fournir quelques réponses d’image
du corps intégrée. Pour la même raison, enfin, nous nous attendons à ce que le score
d’image fragmentaire soit moins élevé que celui d’image partielle ou d’image atteinte.
Soit : ICF < ICA + ICP et ICF + ICA + ICP > ICI
B- La dimension narcissique
Eléments du système intégré :
Réponses reflet : Fr+rF
Hypothèse B8 : Le nombre de réponses reflet sera plus important chez les sujets
alexithymiques que chez les témoins, et supérieur à la norme. On peut supposer que les
sujets alexithymiques mobilisent des défenses narcissiques, pour sauvegarder une image
de soi suffisamment valorisée (déni, idéalisation, externalisation, rationalisation).
95
Toutefois, contrairement aux personnalités narcissiques, nous nous attendons à repérer
également des éléments signant l’échec de ces défenses. La confrontation avec les autres
items et l’analyse qualitative validera ou invalidera cette hypothèse.
Référence : Chabert, 1987 ; Boekholt, 1992
Indice d’estime de soi : Ego index
Hypothèse B9 et B10 : Nous nous attendons à ce que cette « mesure grossière de
l’attention portée à soi-même »228 soit inférieure à la norme chez les alexithymiques, en
lien avec la notion de dépression essentielle décrite par P. Marty. Toutefois, si notre
hypothèse concernant les réponses Reflet est validée, ce score se trouvera peut-être
maintenu dans la norme, l’indice Ego étant calculé notamment à partir de ces réponses
chez Exner. Par conséquent, nous formulons une double hypothèse : l’indice Ego des
sujets alexithymique sera inférieur à la norme, ou situé dans la fourchette moyenne grâce
aux défenses narcissiques, révélant « un conflit entre l’image et la valeur de soi. »229
FD et sum V
Interprétation : Les réponses FD montrent que le sujet, à partir d’un stimulus en deux
dimensions, en introduit une troisième. Ce relief n’est pas perçu à partir des qualités
sensorielles de la planche (estompage), mais implique une projection de perspective
(derrière, devant, …)
Les réponses Vista correspondent aux reliefs projetés en s’appuyant sur les nuances de la
tâche. Conformément aux interprétations de ces réponses, liées à l’introspection, et à
partir des données de la littérature, nous formulons deux hypothèses :
Hypothèses B11 : Les alexithymiques non patients230 ont de faibles capacités
d’introspection étant donné leurs carences de mentalisation. (Marty, 1980)
Hypothèse B12 : Ils ont une image de soi plus négative que la plupart des gens.
Nous nous attendons donc à trouver la conjugaison suivante dans leurs protocoles :
FD=0 ; Sum V > à la norme.
Références personnelles (PER)
Nous avons retenu ce score qui fait partie d’un ensemble de traits relatifs au narcissisme.
Toutefois, nous supposons une défaillance des défenses narcissiques chez les
alexithymiques. Hypothèse B13 : ce score ne donnera lieu à aucun résultat significatif.
Cette hypothèse est strictement intuitive mais il nous semble, à la lecture du Manuel
d’Interprétation d’Exner, que les réponses PER s’inscrivent dans le registre de
personnalité narcissique ou paranoïaque, plutôt que dans un contexte de doute concernant
l’image de soi et de difficulté à s’investir soi-même positivement, ce qui nous semble être
le cas des sujets alexithymiques.
228
Exner, J. E (2000), trad. Andronikof Sanglade, A. (2003, p. 235)
ibid. p. 237
230
Et qui donc ne sont pas par ailleurs, psychopathes ou schizophrènes par exemple.
229
96
Réponses morbides (MOR)
Hypothèse B14 : Les sujets alexithymiques présenteraient un nombre de MOR supérieur à
la norme, traduisant une atteinte de l’image du corps qui se traduit au plan cognitif,
affectif et relationnel, particulièrement ceux qui présentent des affects dépressifs marqués.
En effet, notamment d’après Marty (1980), il existe une corrélation positive entre pensée
opératoire et dépression essentielle. Celle-ci étant fondamentale et asymptomatique, il se
peut qu’elle n’ait pas été identifiée par le questionnaire de recrutement, en dépit des
critères d’inclusion. (absence d’épisode dépressif actuel ou passé)
Référence : Marty (1980), Chabert (1983), Rausch de Traubenberg (1990), Exner (2000),
Corcos et al (2003)
Ces réponses particulièrement projectives sont analysées du point de vue leur thématique
et de leur contenu. On peut s’attendre à ce que leur nombre soit plus élevé dans le groupe
test que chez les témoins.
Contenus humains [H : (H) + Hd + (Hd)]
Hypothèse B15 : chez les alexithymiques, les contenus H purs seraient moins nombreux
que les contenus partiels et imaginaires, confirmant les difficultés d’identification à des
figures réelles et les difficultés à construire une image de soi réaliste.
Eléments de la grille de Rausch de Traubenberg :
Hypothèse B16 : L’axe « narcissisme » comporterait chez les sujets du groupe test plus de
contenus narcissiques que chez les témoins. Et au sein de ces contenus, les réponses
« atteinte » et « dépréciation » seraient supérieures aux réponses « valorisation ».
Hypothèse B17 : Concernant la dimension de dépression qu’évalue cette grille à travers
d’une part les représentations dépressiogènes, et d’autre part les affects dépressifs, nous
nous attendons à trouver plus de représentations chez les alexithymiques que chez les
témoins mais pas nécessairement plus d’affects, du fait de leur difficulté d’expression et
de projection affective.
C - L’identification féminine et l’investissement libidinal de soi
L’image du corps est donc « du côté du désir »231. Or l’alexithymique pose
magistralement la question du désir, ou plutôt de l’absence de désir, donc de l’image du
corps et de la dissociation entre besoins (à peu près satisfaits chez le sujet alexithymique
« sain » au plan psychiatrique), et désirs. Dolto considère la constitution de l’image du
corps et l’émergence du désir à travers les castrations symboliques comme un processus
d’humanisation et d’accession au statut de sujet. Cette dimension est opérationnalisable à
travers plusieurs hypothèses :
231
Dolto, F. (1984, p. 37)
97
Eléments du système intégré :
Représentations humaines et animales
La norme attendue correspond à environ 2, 31 contenus H pour 7, 38 contenus A (Sultan,
2004)232
Hypothèse C18 : La différence quantitative entre les réponses A et H sera plus importante
chez les alexithymiques, qui donneront plus de contenus A et/ ou moins de contenus H
qu’attendu, ce qui traduirait la difficulté d’accéder au statut de sujet porteur de désir dans
l’alexithymie et donc la défaillance du processus d’érogénéïsation du corps décrit par
Dejours (2001).
Le contenu sexué des réponses H
La littérature ne donne pas d’indications concernant la répartition quantitative des H entre
des contenus neutres, et des contenus sexués. Aussi avons-nous choisi de comparer leur
nombre chez les jeunes femmes alexithymiques par rapport aux témoins.
Hypothèse C19 : Les difficultés d’identification féminine et le faible investissement
libidinal de soi se trauiraient par des contenus humains neutres, plus fréquents que sexués
chez les alexithymiques, ce qui ne se retrouverait pas chez les témoins.
Les réponses sexuelles Sx
Référence : Exner, J.E, Manuel de Cotation, traduction d’Andronikof, A. (2000, p.50).
Hypothèse C20 : Les sujets alexithymiques ne présenteraient aucun contenu sexuel
manifeste, si l’on suppose un faible investissement de la relation libidinale.
Eléments de la grille de Rausch de Traubenberg :
Thématique sexuelle (dimension 4, voir annexe 8)
Les protocoles alexithymiques ne contiendraient aucune représentation symbolique ou
manifeste d’une thématique sexuelle chez les sujets alexithymiques.
Hypothèse C21 : Nous faisons l’hypothèse que les protocoles alexithymiques présenteront
plus de contenus symboliques et d’attributs masculins que féminins.
Eléments de l’analyse thématique de Shafer :
La thématique 8 :
Hypothèse C22 : « la peur ou l’attitude de rejet à l’égard de l’identité féminine,
l’identification masculine chez les femmes »233 serait plus lisible dans les protocoles
alexithymiques, comparés aux protocoles témoins où elle serait discrète voire absente.
232
Norme attendue dans une population française, avec un écart-type de 1,81 pour les réponses H et 2, 86
pour les contenus A. (Sultan, 2004, p. 17)
233
Schafer, R (1954, p. 136) écrit : « fear of and rejecting attitude toward feminine identity ; masculine
identification in women »
98
PARTIE III :
RESULTATS
99
I - RESULTATS COMPARATIFS AU DIAGNOSTIC D’ALEXITHYMIE
1 Présentation des résultats quantitatifs : les scores à la TAS-20
Tableau 1. a : Groupe test
Alexia
Axelle
Constance
Maud
Julie
Ludivine
Moyenne
Identification
Des émotions
17
22
20
21
26
23
21.5/35
Verbalisation
des émotions
19
19
18
14
15
20
17.5/25
Pensée
Concrète
30
16
23
23
16
17
20.83/40
Score total
66
57
61
58
57
60
59.83/100
Au plan catégoriel, ces six sujets sont donc alexithymiques lorsque nous les rencontrons.
Si on observe chaque dimension, seules deux candidates, Axelle et Ludivine, ne
présentent pas de pensée concrète. Pour les autres sujets, l’alexithymie se traduit dans les
trois dimensions évaluées à la TAS-20.
Tableau 1. b :Groupe témoin
Sophie
Carine
Ester
Sabrina
Vanessa
Hélène
Moyenne
Identification
Des émotions
13
7
16
15
15
10
12.6/35
Verbalisation
des émotions
11
5
08
12
09
6
8.5/25
Pensée
Concrète
12
17
14
12
16
12
13.83/40
Score total
36
29
38
39
40
28
35/100
Les chiffres sont donnés à deux décimales
Aucun de ces sujets n’est alexithymique, ni au plan catégoriel, ni au plan dimensionnel.
2. Comparaison des diagnostics à la TAS-20, au Rorschach et du point de vue
clinique
La question qui se pose est celle de la congruence entre les trois modes de diagnostic
La colonne « clinique » du tableau suivant (2A), indique l’hypothèse que nous
avons formulée en fonction de notre impression clinique, sans connaître le résultat à la
TAS-20, et qui repose sur : le contact avec le sujet, l’attitude pendant la passation et la
relation établie. Nous avons posé défintivement notre hypothèse après une relecture du
protocole mais avant d’avoir réalisé le Résumé Formel. Nous avons fait l’hypothèse
diagnostique d’alexithymie pour sept sujets.
100
Tableau 2a : Résultats de chaque sujet pour chaque type de diagnostic d’alexithymie :
Carine
Sophie
Ester
Sabrina
Vanessa
Hélène
Alexia
Axelle
Constance
Maud
Ludivine
Julie
Nombre de sujets
alexithymiques
Non A : non alexithymique
TAS –20
Clinique
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Alexithymique
Alexithymique
Alexithymique
Alexithymique
Alexithymique
Alexithymique
6
Non A
Non A
Alexithymique
Non A
Non A
Alexithymique
Alexithymique
Non A
Alexithymique
Alexithymique
Alexithymique
Alexithymique
7
Diagnostic
Selon Acklin
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
Non A
0
Nombre d’items
Acklin positifs
1/7
1/7
3/7
1/7
2/7
3/7
0/7
3/ 7
0/7
1/7
2/7
2/7
Nous avons ensuite appliqué la grille d’Acklin au Résumé Formel. Sont considérés
comme alexithymiques selon la grille d’Acklin les sujets présentant au moins 4 items
positifs sur les 7 proposés. Ce seuil a été établi par nous, en l’absence de données dans la
littérature.
Les items d’Acklin ne nous ont pas permis de discriminer les sujets alexithymiques, seuls
un ou deux signes apparaissant positifs, de façon éparse, sans différencier nettement deux
types de protocoles. Ces résultats sont discutés plus loin.
Les résultats de la TAS-20 permettent de distinguer nettement 6 sujets alexithymiques et
6 témoins, puisque les sujets ayant un score intermédiaire (entre 45 et 56) n’étaient pas
inclus dans l’étude. On peut donc considérer ces résultats comme valides.
Tableau 2b : résultats des sujets alexithymiques aux items d’alexithymie d’Acklin
Sujets
Alexia
Axelle
Constance
Maud
Julie
Ludivine
Vie fantasmatique
R<18
M<2
F
F
F
F
F
F
F
F
F
F
F
F
SumC<N
F
F
F
F
F
F
Affects
FC<CF+C
V
V
F
V
V
V
Cognition
Bl<N
L>.99
F
V
V
V
F
F
F
F
F
V
F
V
Ressources
EA<N
F
F
F
F
F
F
Tableau 2c : résultats des sujets témoins aux items d’alexithymie d’Acklin
Vie fantasmatique
R<18
M<2
F
F
F
F
F
V
F
F
F
F
F
F
Sujets
Sophie
Carine
Ester
Sabrina
Vanessa
Hélène
V : vrai
F : faux. Signe absent chez le sujet
SumC<N
F
F
F
F
F
F
Affects
FC<CF+C
F
V
V
F
F
V
Cognition
Bl<N
L>.99
F
F
F
F
F
F
F
V
V
V
V
V
Ressources
EA<N
V
F
V
F
F
F
101
Les divergences de résultats entre la TAS-20 et les items d’Acklin posent la question de la
congruence entre les échelles d’orientation cognitive et l’évaluation projective de
l’alexithymie Nous y reviendrons dans la discussion des résultats.
Lecture des résultats et repérage des éléments significatifs à discuter :
Le nombre de réponses (R)
La productivité n’est pas chutée chez les sujets alexithymiques, contrairement aux
résultats d’Acklin. Ce résultat coïncide avec celui de Porcelli (2002) : « contrairement à
ce qui était attendu, R n’était pas significativement différent selon les groupes » 234
Les mouvements humains (M)
Acklin s’attend à ce que peu de kinesthésies soient projetées.
Nos résultats montrent que les sujets rencontrés ont projeté un nombre normal de
kinesthésies humaines, de bonne qualité formelle bien que souvent partielles (Hd).
Le nombre de réponses couleurs (Sum C)
Tous les sujets alexithymiques sans exception utilisent la couleur au moins autant
qu’attendu. Ce score, diamétralement opposé à celui d’Acklin, nécessite trois remarques :
1. Tout d’abord, ce résultat peut aller dans le sens de l’hypothèse de Marty (1980),
selon lequel l’inconscient reste sensible aux sollicitations affectives, même si
l’intégration est difficile (ce qui se traduit par FC< CF+C)
2. Qualitativement, il se peut que la couleur soit comme le dit Chabert (1983), utilisée
de manière conformiste, à l’instar du déterminant formel, sans refléter la
subjectivité235
3. Enfin, ce résultat peut correspondre à celui de Porcelli (2002) qui observe
effectivement une diminution du nombre des réponses couleurs chez les
alexithymiques mais précise que « les différences n’atteignent pas un seuil statistique
significatif ».
Ces trois hypothèses peuvent se compléter pour abouir à la conclusion que les
alexithymiques non patients sont réceptifs à la sollicitation affective, même si cette
réactivité n’implique pas nécessairement une élaboration de leur monde interne.
Gestion de l’expression affective (FC : CF+C)
5 des 6 sujets alexithymiques présentent une difficulté d’intégration affective
(FC< CF+C) Ce résultat rejoint ceux d’Acklin et de Porcelli236. Etant donné que nos sujets
présentent des ressources cognitives, ceci confirme le fait que la dimension cognitive et
affective de l’alexithymie peuvent être inégalement présentes chez un sujet : Il peut y
avoir des ressources mentales pour penser sans que concrètement cela ne lui permette de
234
Porcelli (2002, p. 365)
(à travers des équivalences du type vert = arbre, bleu = eau)
236
voir à cet égard l’idée de Porcelli (2002) selon qui l’alexitymie serait un ensemble de traits dont le
noyau dur serait cognitif et engendrerait des difficultés affectives, certes plus manifestes cliniquement, mais
en fait secondaires par rapport à l’impossible élaboration mentale de représentations subjectives et le
recours à une pensée plaquée, factuelle.
235
102
gérer ses émotions dans les situations présentes, relationnelles, affectives, peut-être parce
que cette capacité à penser demeure déconnectée des affects.
Complexité psychique : Blends
Pour Acklin comme pour Exner, la baisse de cet indice traduirait un manque
d’implication personnelle dans la situation de test, une pensée concrète et simpliste par
défense, qui réduit le champ perceptif et barre la route aux projections personnelles.
Acklin considère comme évitant un sujet chez qui moins de 25% des réponses sont des
Blends. Ce seuil n’est pas le même chez Exner, dont les données normatives varient selon
le style cognitif.
Si l’on prend le seuil d’Acklin, 5 des 6 sujets du groupe test et tous les témoins ont
tendance à simplifier les situations. Ce qui signifie que dans notre échantillon, cet item
n’est pas discriminant.
D’après les seuils d’Exner, plus bas que celui d’Acklin, cet évitement de la complexité,
qui pousse le sujet à ne pas synthétiser les différentes qualités de la planche, se retrouve
chez la moitié des sujets alexithymiques comme des témoins. Là non plus, cet item n’est
pas discriminant. Nous en discuterons plus loin.
Evitement : Lambda> . 99
Seules deux jeunes femmes alexithymiques sont évitantes. Toutefois, les autres
indices d’évitement mériteraient d’être indiqués car si nos résultats ne concordent pas en
apparence avec ceux d’Acklin, en revanche, un autre indice d’évitement, défensif cette
fois, est présent chez les alexithymiques : les réponses D et Dd sont systématiquement
plus nombreuses que les réponses W dans le groupe test.
En revanche, le rapport affectif (Afr) n’est pas inférieur à la norme dans le groupe
test, ce qui confirmerait la théorie de Marty : ces sujets n’évitent pas les stimuli
émotionnels : il ne les voient pas. Ils sont forclos avant d’être perçus, et traités de façon
opératoire. On retrouve ici ce qu’on a dit précédemment à propos de l’utilisation de la
couleur : sollicitations affectives ou stimuli émotionnels, les scores C et Afr sont
congruents, puisque les sujets, dans les deux cas, ne semblent pas éviter ces éléments,
mais simplement les traiter de manière factuelle, sans implication subjective.
Les ressources (EA) :
Aucun sujet alexithymique ne présente ici des ressources quantitativement
inférieures à la norme. Ceci entre en contradiction avec la plupart des théories, les
recherches d’Acklin, et les travaux de Porcelli, qui note que « le score EA était
significativement plus bas chez les alexithymiques (r = 0. 45) »237. Les diférences avec le
groupe témoin ne sont pas significatives.
Pour tous ces résultats, la confrontation avec la théorie et les études publiées récemment
est riche de questionnements et d’observations dont il ne s’agit pas ici de rendre compte de
manière exhaustive. Toutefois ce foisonnement aboutit au constat répété de la singularité
de chaque sujet alexithymique.
237
Porcelli, P. et Meyer, G. (2002, p. 365)
103
II - RESULTATS SYNTHETIQUES CONCERNANT NOS HYPOTHESES
EXTRACTION DES ELEMENTS A DISCUTER
Hypothèse A – L’image du corps des alexithymiques, relativement unifiée, serait surinvestie
au niveau de la frontière, c’est-à-dire comme contenant défaillant.
Présentation des résultats :
Tableau A 1 : Résultats comparatifs aux indices de Fischer et Cleveland (hypothèse A1)
Groupe test
Alexia Axelle
B(norme4)
P(norme2)
Dont Bet P
7
6
2
11
7
2
Groupe témoin
Constance
Maud Julie
Ludi
vine
Moyen
ne
11
4
1
13
6
2
11
11
1
10.83 3
4
7.6
1.66 0
12
12
2
Vane
ssa
Sabri
na
Ester
Hélè
ne
Carin Sophie
e
Moyen
ne
6
2
0
3
3
0
6
2
0
4
2
0
4.83
2.5
0
7
2
0
Les normes sont globalement respectées chez les témoins, ce qui traduit un
investissement adéquat, solide mais souple, des frontières corporelles. Chez les
alexithymiques, deux éléments frappent d’emblée : le nombre élevé d’indices Barrière
chez les sujets alexithymiques, par rapport à la norme (4) et par rapport au groupe témoin,
et la présence systématique de contenus cotés B et P, qui n’apparaissent en revanche dans
aucun protocole du groupe contrôle.
Des barrières contre l’intrusion de l’objet primaire?
Le fait que les sujets alexithymiques donnent en moyenne 10.83 réponses barrière contre
seulement 4.83 pour les témoins traduit une rigidité défensive. Ce résultat confirme notre
hypothèse d’un surinvestissement des limites et évoque la mise en place d’une seconde
peau telle que décrite par Bick. Tout comme la notion de cuirasse musculaire, dans un
autre domaine de la psychologie Toutefois, cette notion traduit la nécessité pour ces sujets
de recourir à une contenance psychique extérieure et concrète afin de pallier ce qui fait
défaut à l’intérieur. Ce manque d’objet introjecté se retrouve dans l’élévation
concomitante de l’indice pénétration. Cette défaillance, comme nous le supposions, se
traduit donc par un surinvestissement des limites ayant valeur de contenant, d’écran
(coquille, carapace), d’interface sensorielle (plumes).
L’indice pénétration, reflet d’une différenciation précaire ?
De nombreuses réponses donnent des représentations d’altération de l’image du corps
et de fragilité des limites. Réponses de mauvaise qualité formelle, réponse pénétration,
contenus anatomiques, traduisent une problématique de l’enveloppe. Cette réponse
d’Ester illustre de façon limpide cette problématique : « un sac, avec des crochets pour le
tenir, il est déchiré, tout ce qui est dedans s’en va »…
Ces images, bien que souvent unitaires, sont toutefois altérées, quant à l’enveloppe
(écrasé, déchiré, coupé, ouvert) ou quant à l’état (carte de France écrasée, animal inerte,
déformé)
104
Parmi les sujets alexithymiques, on repère deux types de résultats, bien qu’ils soient
toujours très supérieurs à la norme : dans le cas d’Axelle, Constance et Maud, les
contenus Barrière restent nettement plus élevés que les contenus Pénétration.
Chez Alexia, Ludivine et Julie, ils sont très proches, voire égaux, ce qui signifie que
l’émergence pulsionnelle est plus désorganisante et que les limites corporelles sont
manifestement précaires. Nous avons donc repris leur Résumé formel et leur protocole et
constaté que cela se retrouve dans l’analyse qualitative ainsi que dans la gestion des
affects.
Les doubles cotations, signe d’une profonde vulnérabilité et d’un conflit intense
La seconde différence entre les protocoles alexithymiques et non alexithymiques
concernant le score de Fisher et Cleveland réside donc dans la présence de contenus cotés
à la fois B et P (par ex : un sac troué, Ludivine, pl IX). Aucun sujet témoin, même lorsque
les scores B ou P sont légèrement supérieurs à la norme, ne fournit de réponse cotée à la
fois B et P, alors que tous les sujets alexithymiques en donnent au moins un, parfois deux.
Ce qui contribuerait à montrer que, même secondaire et défensive, l’alexithymie est
néanmoins sous-tendue par une certaine fragilité et une conflictualité de l’enveloppe,
objet d’un surinvestissement qui échoue dans sa fonction protectrice, puisqu’il est à
la fois percé et renforcé.
Tableaux récapitulatifs : Présentation des résultats concernant les frontières et l’intégrité.
Tableau A2a – Résultats quantitatifs concernant les frontières et l’intégrité pour le groupe test
B. et P.
An+Xy
Bl
MOR
MCg
ICF<ICA+ICP
IC.F+IC.A+IC.P
>IC.I
Norme
4 /2
0-1
0
0-1
0
0-3
Alexia
7/6
1
0
3
1
4
2< 8+3
2+8+3>
2
Axelle
11 / 7
2
0
1
2
3
4<8+4
4+8+4
>7
Constance
11/ 4
0
0
1
0
4
0<7+2
7+2+0>3
Maud
13/6
0
0
1
1
3
3<6+5
6+5+3>
8
Julie
12/12
1
1
1
0
1
3<8+4
4+8+3>
6
B. et P : Rapport des indices Barrière et Pénétration présentés précédemment
IC : Image du Corps
F : fragmentaire A : atteinte
P : partielle
Ludivine
11/11
2
2
1
2
3
6<6+3
3+6+6>8
Moyenne
10.83B/7.6P
1
0.5
1.33
1
3
I : intègre
Tableau A2b – Résultats quantitatifs concernant les frontières et l’intégrité pour le groupe témoin
B. et P.
An+Xy
Bl
MOR
M-/M
Cg
IC.F+IC.A+IC.P
>IC.I
Norme
4/ 2
0-1
0
0-1
0
0-3
Sophie
7/2
1
0
1
0
0
0+1+1<
4
Carine
4/2
0
0
1
2/
0
0+0+6
>5
Ester
3/3
1
0
0
0
3
0+4+0>7
Sabrina
6/2
1
0
0
0
3
1+4+1<
15
Vanessa
¾
2
0
1
5/
2
4+2+4>
4
Hélène
6/2
5
0
0
1/
3
4+0+2>6
Moyenne
4.33B/ 2.5 P
1.667
0
0.5
1.33/
1.83
105
Hypothèse A2 : Réponses anatomiques et radiographie (An + Xy)238:
On ne note pas de différence significative entre les alexithymiques non patients et
les témoins du point de vue des réponses anatomiques. Seule Hélène, du groupe témoin,
donne cinq réponses An + Xy. Or on peut noter qu’Hélène faisait partie des sujets qui
nous ont paru alexithymiques à la passation et que son protocole indique des éléments
dépressifs.
Hypothèse A3 :Percepts de sang (réponses Bl)
Bien qu’il aille dans le sens de notre hypothèse, le résultat chiffré n’est pas
significatif239.
En effet, deux protocoles alexithymiques contiennent des réponses Bl, alors qu’aucun
témoin ne fournit ces réponses traduisant une atteinte de l’intégrité corporelle (Exner,
2000).
Ainsi, Ludivine donne deux réponses Bl. A la pl. II, sa première réponse, immédiate est :
« la couleur rouge ça me fait penser à des tâches de sang »,
montrant la réactivité à la sollicitation pulsionnelle, ainsi qu’une difficulté à canaliser ces
émergences (CF révélant un contrôle formel moins important que les réponses FC et donc
une décharge pulsionnelle moins modulée). Enfin cette réponse s’intègre bien à la facture
générale du protocole qui révèle un sentiment marqué de vulnérabilité, comme si son
corps n’était pas fiable, et qu’elle ne pouvait avoir un rapport d’intimité profonde envers
lui. Cliniquement, Ludivine a les ongles rongés et nous dit avoir fait des crises de
boulimie « mais c’était il y a longtemps déjà, et maintenant ça va ». A la planche X, la
dernière réponse du protocole, qui succède à des contenus tels que planctons marins,
utérus, soutien-gorge et algues, est aussi une réponse sang :
« Les tâches roses, là, du sang coagulé. Séché ».
Le sang n’est donc absolument pas synonyme de vie, mais bien de blessure,
d’atteinte, voire de dévitalisation.
Hypothèse A4 : Mouvements humains de mauvaise qualité formelle (M-)
Paradoxalement, ces réponses sont plus nombreuses chez les témoins. Si on
compare les deux groupes en termes de pourcentage (voir tableau A3) on constate
effectivement que les témoins, paradoxalement, donnent proportionnellement plus de
réponses mouvement (M-) que les sujets alexithymiques. Ce peut être un biais lié à la
taille de l’échantillon qui donne un poids très important à chaque sujet. Peut-être ne se
retrouverait-il pas dans une population plus vaste. Quoiqu’il en soit ce résultat contredit
notre hypothèse, les résultats d’Acklin, et ceux de Porcelli, alors que nos cotations ont
été vérifiées.
Tableau A3
Groupe
Groupe
alexithymique témoin
Pourcentage moyen de M- pour le 16.84
26.9
nombre total de M
238
239
Les hypothèses retranscrites en bleu sont celles invalidées par les résultats. Ici, A2, A3, A4 et A5.
Voir les résultats statistiques p. 122, ligne « Mouvement » du tableau.
106
Hypothèse A5 : les contenus vêtements (Cg)
Ces contenus sont environ deux fois plus nombreux chez les alexithymiques que
chez les témoins. Il s’agit donc d’une différence significative allant dans le sens de notre
hypothèse. Toutefois, le nombre moyen de ces contenus chez les alexithymiques reste
dans la fourchette attendue (0 – 3), puisque c’est seulement à partir de 3 que l’on pourrait
y voir selon Exner (2000) et Castro(2003) l’indice d’une perturbation de l’image du
corps, vécu comme vulnérable.
Si on les relie à d’autres indices de vulnérabilité de l’enveloppe, tels que les contenus
Pénétration, on constate que les résultats vont dans le sens de notre hypothèse : le nombre
de Pénétration est augmentée de façon significative, révélant une enveloppe corporelle
poreuse ou perméable, perçue par le sujet comme fragile. L’augmentation des contenus
vêtements serait alors une manière de compenser cette défaillance des frontières
corporelles, en investissant une sorte de seconde peau, si l’on se réfère aux théories de
Bick (1967) et Anzieu (1974)
Hypothèse A6 : Les contenus morbides (MOR)
Ils sont nettement plus nombreux chez les alexithymiques que chez les témoins. En
l’absence de biais majeur, l’hypothèse d’une image de soi pessimiste et négative chez
les alexithymiques est vérifiée.
Hypothèse A7 : A la grille de Rausch, on trouverait peu ou pas d’images
fragmentées, mais plus d’images du corps partielles ou atteintes qu’intègres (ICF< ICA +
ICP et ICI< ICA + ICP + ICF)
L’hypothèse est vérifiée chez tous les alexithymiques, mais ce phénomène est également
présent chez les 2/3 des témoins. On ne peut en tirer une conclusion valide.
Hypothèse B – Le sujet alexithymique présenterait une image du corps unifiée, mais
peu investie de libido. Le contenu de cette image traduirait une fragilité des assises
narcissiques
Tableaux récapitulatifs : Présentation des résultats.
Tableau B4 a. Récapitulatif des résultats du groupe test aux items Exner concernant l’hypothèse B
Items Exner
Fr+Rf
Ego index
FD
FV
PER
H:(H)+Hd+(
Hd)
Norme
0
[ .33-.45]
1
0
0-2
H>
(H+Hd+(Hd)
Alexia
1
.36
1
0
0
8 :5
Axelle
1
.27
1
2
1
5 :5
Constance
1
.32
1
2
1
7 :1
Maud
1
.39
3
2
1
8 :8
Julie
2
.35
2
0
0
5 :3
Ludivine
1
.40
1
3
0
3 :10
Moyenne
1.16
34.8
1.5
1
0.5
Le rapport est
normal dans
50% des cas
107
Tableau B4. b Récapitulatif des résultats du groupe témoin aux items Exner concernant
l’hypothèse B
Items
Exner
Fr+Rf
Ego index
FD
FV
PER
H : (H) +
Hd + (Hd)
Norme
Sophie
Carine
Ester
Sabrina Vanessa
Hélène
Moyenne
0
[ .33-.45]
1
0
0-2
H>(H)
+ Hd + (Hd)
0
.25
1
3
1
1 :4
0
.39
1
1
0
4 :2
0
.41
0
0
0
4 :1
0
.31
2
2
4
4 :5
0
.25
0
0
0
4 :2
0. 167
.33
1
1
1
66.66% sont
dans la norme
soit 4 /6 sujets
1
.39
1
0
1
7 :8
Réponses reflets, indice Ego et capacités d’introspection :
• Fr+rF (hypothèse B8)
Alors que la norme attendue est de 0, tous les sujets alexithymiques présentent un score
positif aux réponses reflets, contre un seul témoin (Vanessa). L’hypothèse du recours à
des défenses narcissiques chez les alexithymiques est confirmée.
• Indice Ego (hypothèse B9 et B10)
L’indice Ego est plus bas chez les témoins (. 33, ce qui correspond au seuil inférieur de la
fourchette attendue) que chez les alexithymiques (34. 8). Ce résultat est lié à la présence
d’une constellation dépressive (DEPI positif) chez deux d’entre eux (Sophie et Hélène),
ainsi qu’au résultat de Sabrina (.31).
Notre hypothèse n’est donc pas vérifiée. Toutefois, l’indice Ego est accompagné de
défenses narcissiques chez les six sujets alexithymiques. Ainsi, l’analyse du protocole de
Julie montre qu’il lui faut beaucoup de paires et de reflets pour parvenir à maintenir « à
flot » son estime d’elle-même, menacée par l’altérité. En outre, malgré ces défenses, deux
sujets alexithymiques (Axelle et Constance) ont un indice Ego inférieur à la norme,
témoignant d’un conflit concernant la valeur qu’elles s’attribuent.
•
Réponses FD et Vista (hypothèses B11 et B12)
Le tableau de résultats montre qu’Alexia et Julie s’adonnent de façon habituelle à des
comportements d’introspection, dans la mesure où les réponses FD ne sont pas
accompagnées de Vista et où l’indice Ego reste dans la norme.
Les quatre autres sujets présentent des ruminations et une introspection
douloureuse et négative.
Axelle, Constance et Ludivine donnent une réponse FD et 2 ou 3 Vista ce qui contredit :
-notre hypothèse, selon laquelle les alexithymiques donneraient des réponses Vista mais
aucune réponse de dimension formelle
-les travaux d’Acklin ; ceux de Porcelli, lequel trouve un score FD significativement plus
bas chez les alexithymiques, par rapport aux non alexithymiques.
L’élévation des FD indique une préoccupation inhabituelle pour l’image de soi
accompagnée de rumination, donc parfois « contre-productive »240. En outre, «
240 Exner, J. E (2003 p. 238)
108
l’apparition de réponses Vista dans un protocole contenant des reflets est extrêmement
rare et signale probablement la présence d’un conflit sérieux relatif à l’image de soi. Il
semble que le sujet soit en train de lutter avec la notion d’une haute valeur de soi en
même temps qu’il perçoit des traits négatifs du soi »241
Les trois réponses FD et les deux Vista du protocole de Maud révèlent qu’elle est en
proie à une introspection douloureuse. Cliniquement, elle nous a paru légèrement
déprimée, bien que nous ne sachions pas à ce moment-là si cette attitude relevait de la
dépression larvée242 ou de l’alexithymie, dont nous avons fait l’hypothèse dès l’entretien
préliminaire. Maud nous a donné l’impression d’internaliser ses émotions, un peu comme
si ce qu’elle ressentait n’avait pas d’intérêt. Elle était coopérante, toujours prête à se plier
à ce qu’on attendait d’elle, non pas pour plaire, dans une attitude hystérique ou de
domination narcissique, mais par absence d’investissement de soi comme si tout cela
n’avait eu « aucune importance » et qu’il était plus simple de s’adapter.
Elle nous est apparue, sous des allures « hyper normales », fragile, comme peut l’être une
personne dont la passivité profonde l’amène à se soumettre voire à se laisser manipuler
par autrui au point de ne plus savoir ce qu’elle désire vraiment. Cette passivité apparaît
dans le Résumé Formel (a<p).
L’angoisse de séparation de Maud était masquée par une neutralité totale dans la
relation. Ni chaleur humaine spontanée, ni froideur marquée, ni séduction particulière,
mais un contact qui nous a évoqué un rapport au monde désinvesti, comme résigné. Elle
semblait satisfaite de passer le test toutefois mais tout nous faisait penser qu’elle était
ailleurs. Maud avait l’air de ne pas « habiter son corps ». C’est ainsi que nous nous
sommes « résumée » la passation peu après qu’elle ait quitté le service.
Ces quelques remarques cliniques nous permettent de faire part ici de la manière
dont se traduisait peut-être cliniquement l’introspection douloureuse, fréquente chez ces
sujets.
Ce sous-groupe de données243 au sein du cluster de perception de soi, est ici
particulièrement intéressant car il révèle un profil propre aux alexithymiques chez qui
les traits narcissiques côtoient un indice Ego inférieur à la norme, des sentiments
d’introspection douloureuse, des doutes quant à leur propre valeur et « une préoccupation
focalisée sur les traits négatifs de soi »244. Ce paradoxe sera discuté plus loin.
Hypothèse B 13 concernant les réponses PER
Notre hypothèse est vérifiée : nous ne retrouvons pas d’élévation moyenne du
nombre de ces réponses ni dans le groupe témoin ni chez les alexithymiques.
Hypothèse B 14 : réponses humaines (H ; Hd ; (H) ; (Hd)
50% des alexithymiques donnent un nombre de réponses « H pures » inférieur ou égal
aux contenus humains imaginaires et / ou partielles, ce qui traduit des difficultés
d’identification relatives mais non majeures.
241
ibid., p. 239.
Larvée puisque si elle avait été avérée, Maud n’aurait pas été incluse dans l’étude
243
Ego, Fr+rF, FD, V
244
ibid., p. 238.
242
109
Les trois autres sujets semblent pouvoir s’identifier de manière stable à des figures
réelles de leur entourage. Toutefois certaines réponses sont de mauvaise qualité formelle.
Par ex : « Un grand bonhomme, les yeux, les mains comme ça de chaque côté sur les
pointes. E : Je voyais la position des pieds en fait, comme en pointe, donc j’ai cherché le
reste après. La tête là, mais c’est plutôt la position des pieds au départ. »245
Cette réponse montre l’échec des efforts pour intégrer les différentes parties de la tâche
(réponse W) et éclaire son rapport au corps, dont elle appréhende d’abord un détail, à
partir duquel elle tente de reconstituer le tout, au prix d’une déformation du
percept.
Deux témoins (Sophie et Vanessa) donnent moins de réponses H pures que de H
partielles et/ ou imaginaires. Or Sophie a par ailleurs un indice Ego bas (.25) et Vanessa
présente des traits narcissiques et une hypervigilance qui vont sans doute de pair avec les
difficultés d’identification.
Hypothèses B 15 et B16 : éléments extraits de la grille de dynamique affective :
Tableau B5a : Résultats du groupe test
Eléments de la grille de
Rausch
Représentation
Valorisation
Atteinte
Repli : Reflet ou Miroir
Dépression représentation
Dépression affect
Alexia
Axelle
2
0
3
4R246
0
0
0
0
4
1M247
2
0
Cons
tance
0
1
6
1R
0
3
Maud Julie
Ludivine Moyenne
1
0
2
2R
1
0
2
0
0
1R
0
0
1
0
1
3M
0
0
1
0.167
2.67
1.33R/ 0.67M
0.5
0.5
Tableau B5b : Résultats du groupe témoin
Eléments de la grille
de Rausch
Représentation
Valorisation
Atteinte
Repli
Sophie
Carine
Ester
Sabrina
Vanessa
Hélène
Moyenne
0
1
0
0
1
0
3
0
0
0
0
0
3
1
3
9M 0R
2
0
1
1R
0
0
2
0
0.83
0.33
1.5
0.16 R /1.5M
La présence d’affects forclos, donc non représentés, est bien réelle mais notre hypothèse
n’est pas validée. On observe que les sujets alexithymiques :
-soit expriment des affects dépressifs non liés à une représentation,
-soit donnent des représentations dépressives déconnectées de leur ancrage affectif,
plaquées. Il y a donc un véritable clivage entre affects et représentations.
245
Axelle, planche VII, tenue à l’envers
R : reflet
247
M : miroir ou double
246
110
Notre hypothèse B16 est vérifiée. Les alexithymiques présentent plus d’éléments de
narcissisme que les non alexithymiques, et les résultats à la grille de Rausch confirment la
tendance suggérée par les réponses Reflets au Système Intégré. On retrouve en effet :
plus de doubles (jumeaux, siamois), de miroirs, témoingnant des difficultés de
différenciation,
plus de représentations narcissiques (« couronne », « coiffure »), comme pour
colmater un défaut d’estime de soi, par des attributs et des caractères secondaires
valorisants,
plus de dépréciation enfin (« femme grotesque », « deux nains bizarres »),
traduisant le caractère négatif et déprécié de l’image projetée.
Seul le score « Valorisation » est plus élevé chez les témoins, ce qui confirmerait
1. l’idée d’une image de soi assez négative dans l’alexithymie, déjà suggérée par la
fréquence des Vista chez ces sujets.
2. l’idée de défenses narcissiques échouant à combler ce manque d’estime de soi.
Autrement dit l’hypothèse que le narcissisme serait de meilleure qualité chez les non
alexithymiques que chez les sujets alexithymiques.
Hypothèse C - La référence identitaire féminine est marquée par une fragilité de
l’identification sexuelle.
Tableaux C1 : résultats du groupe test
•
Aux items Exner : Tableau C 1a
H:A
H neutre
H Femme
H Homme
Sx
•
Alexia
8:4
11
2
0
0
Axelle
5:7
7
2
1
1
Constance
7:9
5
0
3
0
Maud
8 : 13
13
0
3
1
Julie
5 : 11
6
1
1
0
Ludivine
3 : 10
10
1
2
1
Moyenne
6:9
8.66
1
1.66
0.5
A la catégorie « thématique sexuelle » de Rausch de Traubenberg et coll : tableau C1b
Dénomination
d’organes
Représentation
symbolique d’organe
AS manifeste
Représentation
symbolique d’AS
Attributs féminins
Attributs masculins
m = masculin
Alexia Axelle
0
1
Constance Maud
0
0
Julie
0
Ludivine
1
Moyenne
0.66
4m
3f
0
0
3m
3f
0
0
1m
1f
0
0
12m
2f
0
0
3m
0
0
6m
2f
0
0
4.83m
1.83f
0
0
1
0
1
0
0
0
2
0
0
0
2
0
1
0
f = féminin
AS = activité sexuelle
111
Tableaux C2 : Résultats du groupe témoin
•
Aux items Exner : Tableau C2a
H:A
H neutre
F
M
Sx
•
Sophie
1 : 11
2
2
1
0
Carine
4:4
1
3
2
0
Ester
4:7
1
2
2
0
Sabrina
4 : 14
2
2
5
0
Vanessa
7 : 11
2
9
4
0
Hélène
4:7
1
3
2
3
Moyenne
4:9
1.5
3.5
2.66
0.5
A la catégorie thématique sexuelle de Rausch de Traubenberg : Tableau C2b
Dénomination
d’organes
Représentation
symbolique du sexe
AS manifeste
Représentation
symbolique d’AS
Attributs féminins
Attributs masculins
Sophie Carine
0
0
Ester
0
Sabrina
0
Vanessa Hélène
0
2
Moyenne
0.66
1m
1f
0
0
0m
5f
0
0
3m
1f
0
1
2m
1f
0
0
1.66
0
0
3m
1f
0
2
0
0.5
1
0
2
0
0
0
3
3
1
2
1
2
1.33
1.16
1m
Hypothèse C 18 :
Seuls 2/6 témoins donnent plus de réponses animales qu’humaines, alors que les 2/3 des
alexithymiques fournissent plus de contenus animaux qu’humains. Ce résultat va dans le
sens de notre hypothèse et traduit la difficulté d’investissement de leur féminité chez ces
jeunes femmes. En termes de moyennes toutefois, on n’observe pas de différence
significative, les alexithymiques ayant même tendance à fournir plus de réponses H que
les témoins (6 : 9 versus 4 : 9). L’hypothèse ne peut être ici validée.
Hypothèses C19 à C 21 : quelques tendances à discuter :
Les réponses neutres, ou l’absence de choix comme indice d’ambivalence :
Les alexithymiques donnent nettement plus de réponses neutres, non identifiées
sexuellement, que les sujets témoins (en moyenne 8.66 pour 1.5) Les jeunes femmes non
alexithymiques donnent surtout des réponses humaines féminines, quelques réponses
masculines et rarement des réponses neutres. Cette différence confirme la fragilité de
l’identification sexuée chez les alexithymiques, soit notre hypothèse C.
La moyenne des contenus sexuels est identique dans les deux groupes. Toutefois, seule
Hélène parmi les témoins, fournit 3 réponses Sx, les autres n’en fournissant aucune,
tandis que la moitié des alexithymiques en fournit. La différence n’est pas significative
entre les deux groupes, mais d’après Exner (2003), le score d’Hélène traduit des
préoccupations sexuelles.
112
Moins de symbolisation, traduction des carences fantasmatiques
Les témoins ont plus tendance que les alexithymiques à exprimer la relation
sexuelle de manière symbolisée, ce qui correspondrait au manque d’investissement
libidinal des relations et à la carence de symbolisation des alexithymiques.
De même les réponses des témoins contiennent plus d’attributs sexuellement typiques,
féminins et masculins (queue de cheval, moustache, …) que celles des alexithymiques.
Un discours qui traduit la peur, le rejet ou la dévalorisation
« La peur ou l’attitude de rejet à l’égard de l’identité féminine, l’identification
masculine chez les femmes » décrite par Schafer (1954) se retrouvent dans les réponses où
sont identifiés des personnages féminins. Chez certaines cette image dépréciée,
« grotesque » de la figure féminine exprime une intense agressivité, de l’ordre de la rage.
Chez d’autres, la peur prend le dessus sur la dévalorisation, à travers une imago
maternelle archaïque toute-puissante qui se profile dans les espaces vides des tâches.
Ainsi, planche IV : « Quelque chose de mou avec les tentacules qui bougent. …Comme un
mollusque. A cause des piques qui partent sur les côtés »
On voit ici la dimension pré-oedipienne de la problématique alexithymique qui contribue
à accentuer une image de soi instable, fragile, et le recours au clivage avec des
représentations idéalisées, valorisées… toujours partielles : « des pieds de danseuse qui
font les pointes », « une danseuse, mais on voit pas la tête », « une robe étalée», « une
silhouette de femme ».
Les tendances qui apparaissent doivent être retenues avec prudence étant donné le
nombre restreint de sujet, et il nous semblerait très intéressant de répéter ce protocole sur
une population plus vaste.
III. AU-DELA DES HYPOTHESES, DES RESULTATS INATTENDUS :
ELEMENTS QUALITATIFS RECURRENTS
Nous avons choisi de résumer ici certains éléments qualitatifs récurrents dans les
protocoles d’alexithymiques, afin de saisir certains aspects de leur image du corps et de ce
qui l’accompagne dans l’alexithymie. En effet, l’attitude pendant le test, les commentaires
permettent de se faire une idée des particularités retrouvés chez ces sujets, particularités
qui contribuent à traduire l’image du corps qui les sous-tendent.
1. Contact, attitude, relation :
-Les sept jeunes femmes qui nous ont semblé alexithymiques se sont montrées
coopérantes. Elles avaient un contact réservé, discret sans être timide. Parfois un peu
« fuyant », certaines paraissant « absentes », malis elles étaient attentives à la situation.
La passation s’est toujours déroulée de manière simple et agréable, bien que deux d’entre
elles aient dit à la fin que les planches n’étaient « pas très rassurantes »
Nous avons remarqué chez quatre d’entre elles une quasi absence de mimiques et de
gestes accompagnant leurs paroles. Si nous ne nous attendions pas certes à un excès de
113
labilité, nous avons été néanmoins frappée par le sourire littéralement« sans regard » de
Maud et Ludivine.
Nous avons aussi noté :
- Des temps de latence longs plus fréquents et plus marqués que chez les sujets non
alexithymiques, comme l’observait déjà Gil (1966), témoignant sans doute d’un choc
donnant lieu à une inhibition.
-Une verbalisation empreinte d’hésitations, de questions (« je peux tourner ? vous voulez
d’autres réponses ? » ). Toutefois il nous a semblé que c’était parfois le cas avec les
témoins aussi, et nous ne pouvons dire si ces manifestations étaient significativement plus
élevées qu’il n’est habituel.
Plus marquante était la dynamique des protocoles du groupe test qui allait en
général de la rétention à la projection massive : les premières réponses données avec
des précautions traduisaient une conscience aiguë de l’interprétation, entravant la
projection ; puis les réponses étaient très projectives, voire de mauvaise qualité formelle,
aux planches pastel (particulièrement régressives)
-Des critiques de leurs propres perceptions (qui peuvent aussi être entendues à la fois
comme dévalorisation de soi et comme critique du matériel, voire de l’examinateur) :
« Là, je vois deux têtes d’enfant, mais rapidement, faut imaginer quoi, c’est pas tout à fait
ça » (Maud, pl IX)
Ces critiques peuvent être liées à une grande précision, parfois dans un contexte
d’hypervigilance : « à première vue un papillon, mais quand on regarde bien, c’est pas
ça, la couleur correspond pas et puis les ailes seraient pas dans le bon sens » (Constance,
pl V)
Cette précision, l’insistance récurrente sur l’exactitude des formes ou l’inadéquation entre
l’objet perçu et la forme exacte de cet objet dans la réalité extérieure évoquent le critère
« critique subjective et objective » de Franckel et Benjamin
-L’insistance sur la symétrie, depuis son constat itératif à chaque planche jusqu’à la
décision d’un sujet de la mettre de côté : « Bon, je coupe en deux à chaque fois, je vais
pas répéter, mais sinon, on est pris par la symétrie, on voit que des papillons » Pour
Bohm, cette « recherche crispée de la symétrie est un signe d’insécurité intérieure, et
d’angoisse devant sa propre impulsivité »248.
Insistance sur la symétrie et recherche de l’exactitude des formes se
superposent souvent dans une même réponse, y compris chez des sujets non
hypervigilants : par ex :
« Ou encore un miroir, mais avec la symétrie on peut dire ça à toutes les planches.
Quelqu’un qui s’éloigne du miroir. Sinon je vois pas grand chose d’autre »
(pl III)
« Un profil d’homme. Des deux côtés, puisque y a la symétrie mais c’est bizarre, ils devraient être
exactement pareil les deux profils, or là on a un profil de femme. »
(pl IV)
« Un visage dans la découpe du noir à droite, mais pas à gauche parce que c’est pas exactement
pareil malgré la symétrie. Là, on dirait un col.La découpe, ça dessine un profil» (pl V)
Les critiques, l’insistance sur la forme, la symétrie, le contour nous semblent
traduire à la fois la très grande sensibilité au percept (d’après Marty (1980), le principe
de sensibilité de l’inconscient est toujours actif dans la pensée opératoire) et la défense
248
Bohm, E (1985, p. 152)
114
contre la projection. Dans cet effort pour coller à la réalité externe, cette volonté
farouche de répondre aussi « juste » que possible, les sujets alexithymiques ne nous
disent-ils pas leur peur profonde de la subjectivité, effarante et inaccessible ? Comme si la
projection était dangereuse et qu’il valait mieux se tenir « au garde à vous devant le
réel » 249
Nous comprenons donc les temps de latence et les commentaires comme l’indice de
difficultés de mentalisation et la manifestation de défenses. Toutefois, ces jeunes
femmes ont suffisamment investi la situation pour fournir un nombre conséquent de
réponses, lesquelles révèlent alternativement la charge anxieuse et les défenses
mobilisées contre les affects dysphoriques ou anxiogènes.
- Toutes ont souhaité une restitution, ce qui confirme les données quantitatives (FD> 0)
2. Contenus et modes d’appréhension :
Nous avons observé dans les protocoles du groupe test :
-Une grande sensibilité au blanc, traduisant à la fois l’atteinte narcissique et « l’angoisse
blanche » qui en découle ; la colère et les affects dépressifs.
-L’apparition fréquente du double, procédé typiquement narcissique (Chabert, 1987)
visant à neutraliser une altérité intolérable.
- Beaucoup de profils et d’interprétations des contours, dans la découpe (port,
embarcadère … )
- La récurrence des contenus à valence narcissique comme on l’a vu dans les résultats
des tableaux B5 a et b (vêtements, pl. VII ; robes et colliers planche X ; réponses
humaines dévitalisées : pl III : « silhouettes », représentation figée empêchant la relation
interpersonnelle) et des réponses telles que : « un ornithorinque caché sous les
feuillages », « un diable qui regarde », « un loup avec des yeux méchants » avec une
insistance sur le regard qui évoque les protocoles narcissiques et la relation spéculaire au
visage maternel.
- Des percepts corporels souvent mal vus ou « improbables » : « Deux danseuses, la
tête, les cheveux, la jambe levée, elles sont très souples. E : c’est un peu antianatomique » (on retrouve la critique)
- Autre phénomène qui n’apparaît pas chez les témoins : elles fournissent des réponses
assez banales par leur contenu, peu projectives, mais qui ne correspondent pas à la
localisation attendue : Ainsi, pl I, Maud voit un papillon250 dans un détail rare et
minuscule. Sous l’apparent conformisme se trouverait donc une manière insoupçonnée
mais bien particulière d’envisager le réel
249
Racamier, P.-C (1980) à propos des patients schizophrènes en période de rémission. Mac Dougall (1989)
dit d’ailleurs que les alexithymiques se jettent dans le réel comme les psychotiques dans le délire
250
le papillon étant dans le système Exner la banalité de la pl. I s’il est perçu dans la globalité de la tâche.
115
- Nous avons été frappée par la similitude de réponses entre les protocoles, alors même
qu’il ne s’agit pas de banalités. Ces réponses traduisent trois processus selon l’analyse
qualitative :
Une défense par des contenus très factuels, opératoires (oreillers, tâches de café,…),
donnant lieu à des réponses à peine interprétatives, révélant l’imperméabilité et la
défaillance du préconscient.
L’insistance anxieuse sur les contours, limites, découpes, profils, autre indice du
surinvestissement des barrières. D’après Péruchon (1983) ces barrières surinvesties
gênent la projection et la mentalisation ce qui explique la carence de vie
fantasmatique des sujets opératoires.
La régression (chiots, bébés, vus dans les mêmes détails rares) traduisant ensembles
le défaut d’un socle fondamental, d’un fond commun sécurisant.
- Enfin, l’angoisse et la perte des notions des limites corporelles se traduit notamment
dans l’incohérence entre la taille des percepts et l’importance donnée : un « énorme
scarabée », très dominateur, qui écrase « des agneaux », ou au contraire « trois hommes
qui montent sur une colline » dans un minuscule « Dd 99 » à la planche IX.
3. Déterminants et qualité formelle : une approche typiquement alexithymique des
planches ?
- Nous avons remarqué une oscillation entre des réponses conformistes plaquées et des
moments plus projectifs, caractérisés souvent par leur piètre qualité formelle. En
témoigne la séquence de réponses d’Alexia, pl. X (voir annexe 6)
Il est intéressant de noter que lorsqu’elles projettent des percepts humains, ces jeunes
femmes semblent ne plus tenir compte de l’incompatibilité de la réponse avec la forme.
Cela traduit sans doute une difficulté d’identification et d’unification du Moi.
Les réponses de mauvaise qualité formelle, si elles sont peu nombreuses, peuvent
indiquer que la vie psychique n’est pas complètement muselée. (Chabert, 1983) Il
apparaît en effet que le Rorschach mobilise un monde intérieur qu’on croyait gelé dans
l’alexithymie. Ces réponses projectives nous confirment dans notre hypothèse de départ
puisque leur contenu, de mauvaise qualité formelle, concerne le corps :
Pl I : 1.Un insecte, deux bras qui essaient de plonger vers l’avant, les yeux.
2. Le buste d’une personne avec deux ailes de chaque côté. E : Le buste
dans le plus foncé, les côtes, c’est les parties plus claires. Les bras qui
partent se transforment en ailes.
(Outre l’absence d’identification sexuelle, cette réponse donne lieu à une FABCOM2251)
Pl. II Des pieds d’animaux, de chauve-souris
Pl III Quelqu’un qui met les mains sur sa tête avec les deux bras là et là. Le
rouge au milieu c’est les poumons, et y aurait pas le bas de son corps.
Pl X Une gueule de crocodile avec des insectes qui tombent dedans
(Protocole de Ludivine (TAS-20= 60))
Ces réponses de mauvaises qualité formelle illustrent l’ébranlement suscité chez
les alexithymiques par les sollicitations affectives.
Cet ébranlement frôle parfois la désorganisation, avec une difficulté à penser
logiquement. Ce constat (appuyé sur les cotations spéciales du Résumé Formel), nous a
251
FABCOM fait partie des six cotations spéciales du système intégré et permet de rendre compte des mises
en relation impossibles de plusieurs objets ou encore d’une rupture entre l’intérieur et l’extérieur, donnant
lieu à une transparence impossible. D’après Exner, J.E (1996, p. 61), éd. de 2001.
116
permis de saisir la fragilité de la pensée logique lorsque elle est clivée de tout
enracinement subjectif. Ces moments projectifs étaient en réalités des « dérapages »
perceptivo-cognitifs, plus qu’un indice d’engagement personnel pour enrichir le percept.
A cet égard, Rebourg, étudiant la qualité de la mentalisation au Rorschach,
explique que les sujets ayant une vie imaginaire restreinte présentent parfois des
dérapages « perceptivo-projectifs » : le sujet se laisserait déborder par la pression venant
de son monde interne. Cette pression n’est pas le fait de représentations fantasmatiques
cherchant à échapper au refoulement, mais d’éléments épars à peine symbolisés,
archaïques, ou renvoyant à une symbolique collective plaquée : personnages de bandedessinée, …(plusieurs sujets ont donné ce types de réponses) ou encore objets empruntés
à la réalité concrète (ce que nous avons retrouvé dans des contenus tels que tâches de
café, lunettes de soleil)
- Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le pourcentage de réponses purement
formelles, bien qu’élevé, n’est pas significativement supérieur chez les alexithymiques.
Dans la méthode française, ce pourcentage (F%) s’interpète en fonction de la qualité
formelle des réponses, à la répartition des autres déterminants, et à un ensemble de
données présentes dans les protocoles dont nous ne pouvons rendre compte de manière
exhaustive.
Notons seulement que l’alexithymie se traduit plus subtilement dans ces protocoles que
par l’élévation massive du F%, et se manifeste par des « équivalents » de formalisation,
notamment à travers des réponses laconiques, purement descriptives. Les travaux de
Chabert (1983) éclairent ces données : ces réponses se substituent au déterminant formel
dans la mesure où elles permettent de maintenir le contrôle et la distinction dedans-dehors
:
« une colonne vertébrale »(pl I)
« un totem à cause des plumes » (pl VI)
« deux têtes », « une chemise » (pl VII)
« des insectes, que des insectes, je vois rien d’autre » ; « un os de poulet » ; « deux
cafards l’un contre l’autre »(plX)
Ces réponses s’appuient exclusivement sur le contour du percept, sans entrer dans les
nuances de la tâche. Ce « respect de l’objectif »252, exprime bien le conformisme apparent
de ces sujets, dont l’adaptation de surface peut être une défense contre des émergences
primaires qui percent brutalement à d’autres moments du protocole. (C pure,
réponses sang…) Cette alternance fait écho au clivage récurrent.
Au delà donc d’une « obéissance de base à la consigne »253 et d’une soumission
au principe de réalité, ces réponses témoignent sans doute du souci de contrôle et de la
vigilance (parfois même de l’hypervigilance, on l’a vu, des sujets au fonctionnement
opératoires, le factuel soulignant les difficultés de mentalisation et la carence de
fantasmatisation (Marty, 1980))
Qu’il s’agisse d’une défense suscitée par la passation ou d’un fonctionnement chronique,
on retrouve ici la « pensée opératoire qui comble les manques de l’élaboration par un
surinvestissement de la réalité, comme si les images induites par les planches étaient sans
épaisseur »254, à l’instar du corps, en deux dimensions, sans écho et sans relief affectif.
252
Chabert, C. (1983, p.118)
ibid. p. 116
254
ibid. p. 120
253
117
Enfin, il se peut que le F% soit artificiellement pondéré par l’utilisation
conformiste de la couleur :
-Une utilisation de la couleur aux multiples significations ?
Selon les réponses, l’utilisation de la couleur par les alexithymiques prenait des sens
différents. Parfois reflet des affects de circonstances, à d’autres moments décharge brutale
d’affect non élaboré (FC < CF+C), elle pouvait aussi être le signe que, dans certaines
circonstances, l’intégration et la modulation de l’expression affective est possible, grâce
aux ressources que possèdent ces sujets alexithymiques non patients.
Ce déterminant polysémique reflète la complexité de l’image et du rapport au corps
de ces sujets. Tantôt intégrée et adaptée, tantôt démantelée et abîmée, cette image nous
semble caractérisée par ses fluctuations.
Ainsi, contrairement à certaines idées admises concernant les alexithymiques, la
couleur n’est pas évitée. Les sujets que nous avons rencontrés fuient plus l’expression des
affects que les stimuli émotionnels en tant que tels.
La couleur a suscité une grande réactivité chez ces jeunes femmes qui se sont
montrées sensibles aux planches pastel, preuve que les affects sont encore
mobilisables.
Elle a en outre été utilisée de manière défensive, à travers des équivalences
conformistes faisant écran à toute subjectivité (« Dans l’orange, des flammes, le vert,
de l’eau »). Pour Chabert (1983), ce symbolisme primaire, purement descriptif, ne doit
pas être confondu avec l’élaboration de la couleur utilisée comme vecteur d’affects
personnels. Ces réponses « restent des descriptions en dépit de leurs cotations, montrant
une approche banalisante et plaquée en en tout point comparable à ces approches
formelles qui se contentent de délimiter les contours »255. Le mécanisme sous-jacent est
le même puisqu’il n’y a pas d’associations personnelles, ce qui se traduit lors de l’analyse
qualitative par le sentiment d’être dérouté, de ne plus arriver à trouver le fil du
protocole, comme si des réponses plaquées interrompaient le discours subjectif256. Nous
avons eu à plusieurs reprises ce sentiment, et c’est seulement après plusieurs relectures
que nous avons commencé à « apprivoiser » un tant soit peu les protocoles. Comme si les
protocoles de ces sujets dont la temporalité psychique semble arrêtée, exigeaient,
pour « résonner » en nous, que nous laissions passer du temps, précisément, comme
pour décompresser un texte d’abord indéchiffrable.
Sous ce discours adaptatif, on devine que les sollicitations affectives véhiculées par les
couleurs ont engendré des difficultés, au vu de la moins bonne qualité formelle des
réponses fournies aux dernières planches. Le conformisme semble alors laisser la place à
des percepts inhabituels qui traduisent, plus que l’originalité profonde du sujet, une
recherche de sensations fortes, sans doute réactivées par les planches les plus régressives
255
Chabert, C. (1983, p. 165)
Du moins est-ce ce que nous avons ressenti personnellement en travaillant certains des protocoles, sans
savoir qu’ils étaient le fait de sujets alexithymiques. Il a fallu y revenir plusieurs fois pour parvenir à
distinguer des moments associatifs et des moments de « gel », tant l’alexithymie semble pouvoir s’exprimer
de manière bien plus subtile et plaquée qu’on ne l’aurait penser en lisant les travaux sur des malades dits
psychosomatiques.
256
118
donc les plus angoissantes pour des sujets ayant une problématique de séparationindividuation.257
-Les kinesthésies et l’image du corps
Les kinesthésies sont en premier lieu considérées, par Exner comme par l’Ecole
française, comme un indice de mentalisation, preuve de la capacité du sujet à ne pas rester
collé au réel mais à se positionner dans l’aire transitionnelle (Chabert, 1983). Cet indice
devrait donc être chuté chez les alexithymiques, particulièrement en ce qui concerne les
mouvements humains (Acklin, 1989). Ce n’est pas le cas dans nos protocoles, aussi
avons-nous étudié chacune de ces réponses pour en saisir toutes les caractéristiques
(contenu, tonalité, support formel, qualité…).
Tout d’abord, plus que la possibilité d’une rencontre entre le monde externe (la planche)
et interne (les mouvements affectifs mobilisés) les kinesthésies révèlent bien souvent
l’angoisse du sujet : elles sont souvent de mauvaises qualité formelle, et en outre,
beaucoup d’entre elles sont « désincarnées » : de nombreux mouvements n’ont aucun
support humain : « un tourbillon » (pl X, en D1) « une impression de mouvement, ça
bouge», « une explosion », « un jaillissement ». Ces réponses, cotées « impression K »
par Chabert, ne sont ni des kinesthésies humaines258 ni animales259. Elles seraient liées à
un vécu corporel intense, proche de la dépersonnalisation, la production abstraite
traduisant à la fois la prise et la perte de distance par rapport à ce vécu. (Chabert, 1983).
Enfin, Chabert propose de coter certaines kinesthésies « kp » pour désigner les
mouvements projetés sur des parties de l’objet (des sourcils froncés, un visage en colère).
Ces petites kinesthésies sont peu fréquentes, souvent absentes des protocoles et seraient
particulièrement projectives, témoignant d’une dimension interprétative présente en
particulier chez les paranoïaques. Ces kp sont présentes dans les protocoles des
alexithymiques, essentiellement chez celles qui, s’avèrent par ailleurs hypervigilantes au
Résumé Formel d’Exner.
Si les kinesthésies traduisent les capacités au jeu au sens de playing et aussi de game
(i.e, le respect d’une consigne), alors les sujets alexithymiques que nous avons rencontrés,
malgré leur vécu corporel intense, complexe, ambigu, semblent capables d’exprimer,
involontairement et de façon parfois chaotique certes, ces mouvements affectifs, preuve que
leur monde interne n’est pas encore complètement gelé, comme en témoignent en outre leurs
ressources. (EA)
L’élévation des réponses à la planche X, la qualité formelle fluctuante des
réponses aux planches couleurs, les thématiques et les contenus très régressifs (bébés,
chiot, bébés souris, petits animaux qui viennent de naître…) montrent que les défenses
alexithymiques, sont facilement dépassées par les sollicitations et que si les affects ne
sont pas consciemment élaborés, ni symbolisés dans le préconscient, en tout cas ils
atteignent l’inconscient du sujet, confirmant de nouveau le propos de Marty. Cependant,
dans le cas présent, il serait réducteur de dire que « l’inconscient n’émet pas». Si les
257
Nous avons mis en annexe 9 un tableau synthétique récapitulant pour chaque sujet l’ensemble des
résultats à la grille de Rausch de Traubenberg ce qui permet de donner une vue d’ensemble de la dynamique
affective des candidates, étant donné que les mécanismes de défenses ou d’autres résultats n’entraient pas
directement dans la question de l’image du corps.
258
cotées M chez Exer, K chez Chabert selon des critères assez proches.
259
cotées FM par Exner, kan par Chabert, selon des critères légèrement différents.
119
associations verbales sont peut-être difficiles, l’utilisation d’un matériel fortement
régressif, au sein d’une relation non thérapeutique mais de relative confiance, leur a
permis de livrer tout un matériel dont la projection n’a pas été sans les déstabiliser
momentanément : en témoignent les temps de latence, le désir d’une restitution, la
verbalisation d’une certaine anxiété face aux planches sombres260, etc.
4 - La question du choix :
Les six jeunes femmes du groupe test ont eu du mal à répondre à la question
« Quelle est votre planche préférée ? », que nous nous sommes permise de poser bien
qu’elle ne fasse pas partie des consignes de passation d’Exner. Cinq d’entre elles ont
choisi la planche VIII, planche du rapport au réel et des contacts avec le monde extérieur
mais également planche pastel à valence régressive.
Seule Constance a répondu « La deuxième. Elle est un peu inquiétante mais c’est sympa,
le rouge on dirait des extra-terrestres ». Constance recourt à un clivage assez massif à
cette planche avant d’être déstabilisée par la planche III, planche de la relation qui suscite
une très longue latence. La désorganisation est patente (mauvaise qualité formelle),
Constance plaquant défensivement une vision manichéenne de l’existence (« le rouge ça
fait gentil… le noir ça fait le côté méchant »)
On peut interpréter de multiples façons le choix quasi unanime de la planche VIII.
Au vu des protocoles et de l’attitude des sujets, et en lien avec les diverses théories, ce
choix peut sembler cohérent avec la notion de surinvestissement du réel et d’accrochage
au monde extérieur. Le rapport à la réalité externe s’avère rassurant pour les
alexithymiques, non pas tant parce qu’il serait dénué de sollicitations affectives, mais en
raison du fait qu’il est, précisément, extérieur. Ce choix montre en outre que les couleurs
et les sollicitations affectives qu’elles véhiculent, régressives, ne sont pas toujours évitées.
IV. Résultats annexes : Quelques réactions significatives aux thématiques latentes
En confrontant nos notes cliniques au diagnostic de la TAS-20, nous avons
constaté que parmi les sept sujets ayant eu une réaction similaire à trois planches (V, VII
et X), six étaient alexithymiques, la septième étant Hélène dont on a déjà dit qu’elle
donnait des signes cliniques d’alexithymie malgré son score très bas à la TAS-20 (28/
100).
Ainsi, trois planches ont donné lieu à des réactions assez similaires chez les
candidates du groupe test : les planches V, VII et X.
1) La planche V
Cette planche de la représentation de soi261 a suscité chez cinq des six sujets une
remarque du type « elle ne m’inspire pas beaucoup celle-là » (Julie)
La réponse de Constance résume toute la question de l’image du corps alexithymique :
260
L’anxiété, le peu de réponses et le quasi rejet exprimé de la pl IV nous ont interrogé : s’agissait-il pour
elles de l’autorité au sens phallique, masculine symbolique, ou d’une autorité maternelle archaïque
renvoyant non plus à des craintes de castration névrotique, mais à une angoisse de dilution, écrasement,
fusion primaire mettant en jeu l’intégrité et la sauvegarde du Je ?
261
Les différentes écoles s’accordent sur ces symbolique latentes, notamment Anzieu, D. (1965) ; Rausch,
N. (1970) ; Chabert, C. (1983), Exner, J.E (2000).
120
« Ca colle pas. On dirait un papillon mais quand on regarde bien ça va pas.
Il est pas vraiment dans le bon sens, ou alors, c’est moi… et puis les couleurs,
ça correspond pas à ce que je vois, un papillon normalement c’est en couleurs »
Elle nous parle ici du manque d’adéquation entre ce qu’elle sait être la réalité et ce
qu’elle ressent profondément, du hiatus entre ses attentes et la réalité perçue.
2) La planche VII
Les réactions à cette planche considérée par les différents auteurs comme très
« maternelle », notamment de par sa lacune blanche, nous ont permis de valider
l’hypothèse d’une identification féminine fragile, au travers de représentations
dévalorisées, dépréciées de la figure maternelle. Le protocole de Constance, en annexe,
montre combien celle-ci est vécue comme insécurisante : elle est critiquée, attaquée,
dépréciée, comme si cette pluie de termes dévalorisants avait pour but d’aider le sujet à se
séparer de l’objet primaire insatisfaisant. Afin de compléter le matériel mis en annexe,
nous retranscrivons les réponses d’Axelle, car c’est en « recoupant » les différents
protocoles que nous sommes parvenue à nous représenter un peu mieux l’alexithymie.
Axelle, plancheVII :
26. Deux lapins qui se font face
E : Lapins ? A cause de la forme des oreilles et la queue.
27. Ou deux femmes avec une plume comme ça
E : Des femmes, plutôt des mamies, elles sont un peu penchées, la tête en avant, les cheveux, les yeux
à ce niveau-là, la bouche. Deux têtes de mamies en fait, parce que la forme du corps, en dessous, ça
ferait plutôt penser à un lapin donc ça va pas.
28. un bocal dans le blanc au milieu
E : La forme, le fait que ce soit gros, ça fait penser à un bocal, l’orifice
29. deux pièces d’un puzzle avec un trou là.
E : A cause des trous, dans le blanc c’est comme des orifices. Pour que les deux parties s’encastrent
V 30. Un grand bonhomme, les yeux, les mains comme ça de chaque côté (mime) sur les pointes.
E : je voyais la position des pieds en fait, comme en pointe, donc j’ai cherché le reste après. La tête là,
mais c’est plutôt la position des pieds au départ.
V 31. Une lampe avec un abat-jour
E : pareil, la forme, comme pour le bocal
32. Au même endroit, un champignon, avec des pustules
E : La forme. Pareil. Lampe et champignon ça m’est venu ensemble, c’est vraiment la même forme
33. Deux têtes d’éléphants.
E : la trompe en fait. Et du coup, ça peut faire une tête d’éléphant.
On retrouve ici :
la sensibilité au blanc
l’insistance sur le contour, la forme (en noir dans le texte)
L’image féminine dévalorisée : des mamies, qui plus est avec des corps de lapins.
Le tout reconstitué à partir d’un détail (R 33)
Le contenant qui renvoie plus à un trou vide qu’à une enveloppe englobante (bocal,
trous
de puzzle, orifice)
121
3) la planche X :
Comme l’indiquent les résultats chiffrés, les sujets alexithymiques ont montré à la
planche X une réactivité particulière, qui révèle à la fois la problématique de séparation
de ces sujets et sans doute aussi la difficulté à parvenir à une unité intégrée du corps,
comme le montrent les réponses d’Alexia et de Constance (en annexe 6)
V. RESULTATS QUANTITATIFS : une ébauche de statistique
Etant donné la taille de notre échantillon et les exigences du travail présent, nous
ne nous attarderons pas sur les résultats statistiques. Toutefois, dans la perspective d’un
travail élargi à un échantillon plus vaste, nous avons trouvé intéressant de chercher, avec
des outils statistiques appropriés à une population réduite, les tendances qui se
dégageaient de notre travail. Nous présentons donc dans les tableaux ci-dessous la
traduction statistique des résultats trouvés à partir de certains items du résumé formel.
Etant donné l’effectif de cette recherche, nous avons utilisé le test de Mann Withney.
C’est un test non paramétrique, c’est-à-dire que l’on ne fait pas d’hypothèse sur la
population parente, mais qu’elle sert de point de comparaison.
Quatre variables donnent lieu à des résultats statistiquement significatifs au seuil p< 0.05 :
Les réponses reflets, Barrière, Pénétration, et les réponses cotées à la fois Barrière et
Pénétration. (voir le tableau page suivante)
En effet, au seuil p<0,05, les alexithymiques donnent significativement plus de
réponses reflets que les non alexithymiques. Le résultat trouvé dans l’analyse des
protocoles selon la méthode Exner se traduit au plan statistique : statistiquement, les
sujets alexithymiques présenteraient plus de traits et de défenses narcissiques que les non
alexithymiques, ce qui ne présage ni de l’efficacité de ces défenses, ni de leur
personnalité de base (pas nécessairement narcissique)
Comme on l’a vu dans les tableaux de résultats, les alexithymiques donnent plus de
réponses Barrière, Pénétration, Barrière et Pénétration que les non alexithymiques. Cette
différence est statistiquement significative au test de Mann Withney, au seuil p<0.05.
Les scores significatifs à ce test vont dans le sens de notre hypothèse A sur la fragilité des
assises narcissiques, ainsi que notre hypothèse B, sur le surinvestissement des limites du
corps, opérationnalisée notamment par les indices de Fischer et Cleveland. Cette ébauche
de statistique ne permet pas de vérifier l’hypothèse C concernant l’identification
féminine, les différences entre les groupes n’étant pas significatives. Cette hypothèse
demanderait à être investiguer plus rigoureusement sur un échantillon plus vaste, à l’aide
du t de Student.
122
Statistiques de groupe
Statistiques
Réponse
Style évitant
Complexité
Ressources
FC<CF+C
Mouvement
SumC< norme
R planche 10
Sujet
alexithy
mique
Non
N
Moyenne
Ecart-type
Rang
moyen
10,07307
5,00
38,0000
9,63328
8,00
,3333
,51640
6,50
6
,3333
,51640
6,50
6
,5000
,54772
7,00
Oui
6
,3333
,51640
6,00
Non
6
,3333
,51640
7,50
Oui
6
,0000
,00000
5,50
Non
6
,5000
,54772
5,50
Oui
6
,8333
,40825
7,50
Non
6
,0000
,00000(a)
6,50
Oui
6
,0000
,00000(a)
6,50
Non
6
,0000
,00000(a)
6,50
Oui
6
,0000
,00000(a)
6,50
Non
6
5,1667
1,72240
4,75
6
Oui
6
Non
6
Oui
Non
29,3333
Oui
6
8,3333
3,61478
8,25
%RP planche
10
Non
6
18,5300
6,11753
6,17
Oui
6
21,5667
8,91956
6,83
Narcissisme
RF+FR
Non
6
,1667
,40825
3,83
Oui
6
1,3333
,51640
9,17
Ego
Non
6
,3333
,07312
6,00
Oui
6
,3583
,03189
7,00
Percept
humain
Non
6
,3333
,51640
6,50
Oui
6
,3333
,51640
6,50
Sexe
Non
6
,5000
1,22474
5,75
Oui
6
,5000
,54772
7,25
Non
6
1,5000
1,37840
4,58
Oui
6
3,0000
1,09545
8,42
Non
6
,0000
,00000
6,00
Oui
6
,1667
,40825
7,00
Non
6
4,8333
1,72240
3,58
Oui
6
10,8333
2,04124
9,42
Non
6
2,5000
,83666
3,58
Oui
6
7,6667
3,14113
9,42
Non
6
,0000
,00000
3,50
,51640
9,50
Vêtements
MOR
Barrière
Pénétration
Bar et
pénétration
Oui
6
1,6667
U de MannWithney
p
9,000
,146
18,000
1,000
15,000
,575
12,000
,138
12,000
,241
18,000
1,000
18,000
1,000
7,500
,092
16,000
,749
2,000
,006
15,000
,628
18,000
1,000
13,500
,386
6,500
,055
15,000
,317
,500
,005
,500
,004
,000
,002
123
PARTIE IV :
DISCUSSION
124
I - Résumé et interprétation des résultats significatifs
1- Concernant les différents diagnostics d’alexithymie
Avant même d’aborder l’image du corps, cette recherche nous a amenée à constater
que les différents outils diagnostics ne coïncident pas.
Les cadres de référence théoriques et les enjeux des deux tests étant différents, ces
différences de diagnostic étaient relativement prévisibles, ne serait-ce que parce que les
réponses directes, conscientes, à l’auto-questionnaire sont bien plus contrôlables que les
réponses élaborées pour répondre à la consigne du test projectif.
A. A propos des outils utilisés pour l’évaluation de l’alexithymie : apports et
limites
Nous avons choisi la TAS-20 comme outil diagnostic, notamment parce que le
recrutement des sujets ne pouvait être uniquement clinique et intuitif. Quant aux sept
signes d’Acklin, ils ont été validés sur des patients psychosomatiques, ce qui n’était pas le
cas de notre population. Sultan (2004) rappelle qu’une des principales failles
méthodologiques des études portant sur l’alexithymie avec le Rorschach consiste à
recruter des patients psychosomatiques en induisant implicitement que ces sujets sont
alexithymiques, sans le vérifier. Or on a vu en amont la différence entre la notion
d’alexithymie et le concept de psychosomatique, dans la théorie de référence comme dans
la réalité clinique. (Corcos et al, 2003). Il y a là deux problèmes majeurs :
d’une part, on induit une équivalence entre maladie psychosomatique et
alexithymie, laquelle non seulement n’est pas démontrée mas est même de plus en plus
contestée. (Pédinielli, 1992 ; Corcos et al, 2003 ; Sultan, 2004 ; Debray, 2005).
d’autre part, on est confronté à la difficulté méthodologique liée à aux critères
de définition d’une maladie psychosomatique. Malgré les récentes théorisations de
Debray à ce sujet, les exigences de la recherche nous ont amenée à travailler sur la notion
d’alexithymie.
Il était donc nécessaire que l’étude des sujets alexithymiques à travers le Rorschach
s’appuie sur une mesure, peut être critiquable mais validée, de l’alexithymie, et ce
d’autant plus que nous travaillions de toute façon avec des non patients.
Enfin, les cinq études répertoriées par Sultan (2004) et qui étudiaient l’alexithymie à
travers le Rorschach ont toutes inclus dans leur méthodologie la TAS-20 comme outil
diagnostic. Ce choix permettait donc de standardiser un peu plus notre travail en nous
alignant sur les autres travaux.
Ainsi le recours à un diagnostic « externe » d’alexithymie nous permettait de
rendre notre étude plus fiable au plan méthodologique et surtout, de constituer deux
groupes nettement distincts.
Le Rorschach nous a essentiellement servi pour évaluer l’image du corps elle-même, plus
que comme outil diagnostic de l’alexithymie. Quoiqu’il en soit, Porcelli(2004) insiste sur
le fait que le Rorschach est un outil d’évaluation de l’alexithymie complémentaire, mais
non redondant de la TAS-20 à laquelle il ne s’agit pas de l’y substituer.
125
Concernant le Rorschach, ce test soulève les difficultés de tout test projectif :
déontologiques, mais également méthodologiques : comment interpréter de manière fiable
les indices d’une image du corps qui ne se condense pas en un seul item ou une seule
variable, mais se révèle pas à pas dans l’ensemble du protocole ? Comme repérer ce qui
concerne spécifiquement une image qui se traduit de multiples manières, au fil des
thématiques et des contenus, des affects et des redondances ?
L’utilisation du Rorschach repose avant tout sur l’existence de multiples travaux qui
montrent comment il permet d’appréhender l’image du corps. Toutefois aucune variable
ne permet de cerner à elle seule ce qui est un processus en permanente structuration
plus qu’une image statique en deux dimensions.
B. L’alexithymie à travers les questionnaires : discussion
•
Malgré leur terminologie parfois confuse …
On peut constater que malgré sa validité, la TAS-20 elle-même ne fait pas la
distinction entre sentiments et émotions, distinction sur laquelle les premiers auteurs dans
ce domaine avaient pourtant insisté. (Sifneos, 1977 ; Bertagne, 1992, à propos de Mac
Lean et Bagby). Cette confusion n’aide pas le lecteur, a fortiori alexithymique, à répondre
au plus près de son vécu. Bien qu’elle soit simple et rapide, donc utilisable avec un
nombre important de sujets pour se faire une idée approximative d’un éventuel
fonctionnement opératoire, on peut s’interroger, comme nous le faisions en construisant
ce projet de recherche il y a un an, sur la pertinence et la précision de l’investigation de
l’alexithymie via un matériel verbal. En effet, on comprend d’emblée les limites d’un
auto-questionnaire tel que la TAS, qui fait appel à l’introspection des sujets et les limites
d’une appréhension verbale et consciente du rapport du sujet à ses émotions. De plus ce
type d’évaluation peut être biaisée du fait que le sujet peut, volontairement ou non,
infléchir sa réponse dans le sens qu’il suppose désirable.
•
Les échelles nous ont permis de tester notre hypothèse de départ
L’alexithymie nous oblige à faire preuve de créativité car face à ce manque de mots, les
questionnaires nous laissent un peu désemparés. Quoi de plus paradoxal que d’évaluer une
difficulté d’expression en faisant appel à la verbalisation ? Malgré cela, la TAS-20 présente
des qualités métrologiques suffisantes pour contribuer au diagnostic, même si le Rorschach
permet une approche plus approfondie du fonctionnement psychique qui la sous-tend.
C. Confrontation des diagnostics
•
Clinique et TAS
Si l’on reprend le tableau 2a, on constate une certaine corrélation entre le diagnostic de
la TAS-20 et celui que nous avions posé, à l’aveugle, à partir d’indices cliniques. Cela
semble indiquer que la TAS-20 met en évidence des manifestations cliniquement
repérables, même si elle ne comprend aucun item de conformisme social. (Porcelli,
2002)
126
Nous aurions sans doute eu une moins forte congruence si nous avions été face à des
sujets sans savoir ce que nous cherchions (alexithymie, ou autre) : ainsi, Ester et Hélène
nous ont paru alexithymiques bien qu’elles ne le soient pas. On peut supposer ici un effet
Rosenthal, autrement dit une tendance du chercheur à trouver ce qu’il cherche : nous
étions certainement « à l’affût » du moindre signe de pensée factuelle ou de répression
des affects et avons pu les confondre avec la réserve normale à l’égard d’une personne
que l’on ne connaît pas.
Ester et Hélène : Deux « faux positifs » au diagnostic clinique
Concernant Ester, la conjugaison de plusieurs éléments nous a fait penser qu’elle
était alexihymique: défensive, donnant assez peu de réponses (R= 17), elle réagissait peu
à la symbolique latente. (pl III : « Je ne sais jamais trop quoi penser des trucs rouges. »)
Nous nous sommes demandée si les commentaires du type « je ne l’aime pas trop » (pl
IV) n’étaient pas une manière plaquée et superficielle d’exprimer des affects, une simple
« décharge verbale » sans valeur communicationnelle262. Or, le résumé formel révèle
sinon une difficulté de gestion des affects, du moins une absence d’efforts pour en
contrôler l’expression (FC< CF+C). Il indique aussi une relative impulsivité (C=1), un
style ambiéqual, une absence d’introspection et d’empathie (T, FD et V = 0).
En outre, des questions et des critiques semblables à celles des sujets qui nous
paraissaient alexithymiques émaillaient son protocole : « La tête est pas dans le bon
sens », « Faut imaginer », « Faut voir autre chose ? »…
La vérification du diagnostic par le score de la TAS-20, nous a fait conclure que certains
signes nous avaient induite en erreur, notamment des éléments d’immaturité et de
désorganisation fugace (FAB et DR263) pouvant relever de l’angoisse de séparation mais
également d’une défaillance des processus de mentalisation (Rebourg, 1990). Ainsi,
planche IX : « Deux bonhommes qui se battraient avec des espèces d’épées, chacun en
haut de leur monde. Le rose et le vert ce serait leur monde, leur univers quoi, ils sont
chacun sur le leur. E : la forme, le truc orange ça fait épée, comme s’ils se défiaient, c’est
pas très concret. »
Puis, planche X : « Le rose ça fait grosse tâche. Ca m’évoque rien d’autre, c’est juste une
tâche. »
Quant à Hélène, la relecture du protocole confirma notre impression : utilisation
conformiste de la couleur, contenus Barrière et Pénétration, critiques, isolation ...
De plus, le Résumé Formel révèlait :
une personnalité évitante (L = 1.55), avec les défenses associées (Dd>3, Afr< norme),
un style cognitif ambiéqual,
une très basse estime de soi et des préoccupations corporelles,
une simplification des schèmes d’action marquées : trois Blends (pour 28 réponses)
dont deux sont uniquement dus au stress situationnel (m et Y)…
Ces quatre éléments constituent des données stylistiques, durables.
262
Pour reprendre le terme employé par Mac Dougall(1989) et Green (1990) au sujet du discours opératoire
le DR correspond parmi les six scores spéciaux su Résumé Formel, à une atteinte de la cohérence du
discours, qui se traduit par un commentaire déviant, voire abscons. (Exner, J.E, 1996, éd de 2001, p. 59)
263
127
Qualitativement, certaines de ses réponses traduisaient :
la sensibilité au blanc : « Les trous blancs, ça rend l’image agressive. » (planche I )
la fragilité de l’identification féminine : « Deux femmes avec des têtes un peu...des
têtes d’oiseaux. » (pl III) ; « Deux lapins de dos, qui tournent le tête en fait et se
regardent. Position figée, comme un mime, un spectacle. Statique. Ce serait des humains
déguisés en lapins en fait. Des femmes plutôt » (pl. VII)
l’unité du corps reconstituée en s’appuyant sur un détail formel : « Deux yeux un nez
une moustache. Un homme. E : la forme » (pl. X)
les critiques, l’impression de décalage entre ce qu’elle perçoit de la réalité externe et
ce qu’elle ressent : « un costume », « une pièce de théâtre » ne sont pas ici un indice de
théâtralité mais, dans le contexte global du protocole, fait écho à plusieurs réponses où le
sujet exprime que les personnages ou les percepts sont là « pour de faux », déguisés,
masqués, bref qu’il existe un fossé entre la réalité et ce qu’elle en perçoit. Ce sentiment
d’inadéquation avec le réel, de dédoublement, peut s’inscrire dans l’alexithymie des
sujets fonctionnant en faux-self.
un choc larvé puis une réactivité particulière planche IX. Nous en retranscrivons les
réponses, afin de mettre en lumière les communs avec les protocoles alexithymiques.
Réponse
Eléments communs avec les protocoles de
sujets alexithymiques
17. Ca me dit pas grand chose…Esthétiquement j’aime
bien mais ça me fait penser à pas grand chose… c’est
pas figuratif quoi, plutôt abstrait. Un tableau, une
peinture abstraite.
E : ces formes là, l’ensemble.
18. Les formes, là, je revois le même os, le trait un peu
arrondi et les deux… comment ça s’appelle ? les deux
hanches voilà.
E : la forme du bassin
19. Sinon, c’est abstrait. Un monde imaginaire, des
personnages imaginaires, comme dans les histoires
pour enfants.
La réponse anatomique
Le temps de latence et la perturbation du
discours
La résistance à l’interprétation,
La difficulté de projection,
La réponse finalement abstraite
L’intellectualisation,
Le déterminant formel
La réponse abstraite
La difficulté d’identification à des
personnes réelles (confirmée par d’autres
réponses du protocole)
20. Une espèce de tête. Ah voilà. Maintenant je vois La reconstruction du tout à partir d’un
plus que ça. Les yeux, le nez, les oreilles. Une grosse
morceau
de tête un peu méchante de chauve-souris
La critique
E : Deux yeux, une espèce de grouin, les oreilles. Une L’agressivité
grosse tête de chauve-souris mais plus méchante. Des
gouttes comme si elle avait bavé.
Il se peut qu’en dépit des résultats de la TAS-20, qui indiquent qu’elle n’est pas
alexithymique, Hélène ait eu recours, au moment où nous l’avons rencontrée, à des
défenses alexithymiques, transitoires et ne témoignant pas nécessairement de son
fonctionnement de base.
Quoiqu’il en soit, nous avons pu constater cliniquement qu’au Rorschach, lorsque
les signes d’Acklin ne nous permettent pas de différencier les sujets, les différences sont
parfois en apparence ténues entre un sujet alexithymique sain et un non alexithymique, ce
qui confirment l’idée que TAS et Rorschach ne sont pas exclusifs l’un de l’autre pour
aborder l’alexithymie.
128
Un « faux négatif » : Axelle, le paradoxe d’un noyau alexithymique sous
des défenses hystériques ?
Cliniquement, nous n’avons pas repéré l’alexithymie d’Axelle. Elle s’est montrée
spontanée, joyeuse sans être enjouée. Elle n’a suscité ni l’impression d’un faux-self
plaqué, ni celle d’une structure de personnalité hystérique. Elle semblait « présente »,
sans susciter le sentiment « d’adhésivité » ou d’avidité que peut provoquer une personne
histrionnique.
Toutefois, elle paraissait plus féminine, globalement plus attentive à elle-même, que les
sujets qui nous supposions alexithymiques. Le Résumé Formel a montré qu’elle était la
seule alexithymique de style extratensif rigide, ce qui a sans doute contribué à nous
induire en erreur. Nous pouvons nous demander si chez cette jeune femme, le noyau
alexithymique n’est pas masqué, aussi surprenant que cela puisse paraître, par des
défenses hystériques plaquées, en faux-self, l’apparence d’équilibre psychologique
relevant alors de ce que Mac Dougall (1989) appelle « l’hypernormalité » des
alexithymiques.
Chez Axelle, cette adaptation de surface est certainement d’autant plus fine et nuancée
qu’elle présente des ressources cognitives importantes et une extrême sensibilité aux
stimuli affectifs (Afr très élevé, réactivité aux planches couleurs… ).
Cette enveloppe apparemment névrotique recouvre peut-être une défense par insensibilité,
ce qui irait dans le sens d’une alexithymie défensive contre la douleur psychique.264
•
TAS et Rorschach : Pourquoi de telles divergences avec les scores d’Acklin?
1. Discussion des résultats divergents
Concernant le nombre de réponses (R), normal chez nos sujets contrairement aux
scores d’Acklin, il semble que ces jeunes femmes aient pu investir la situation et
« utiliser » l’objet transitionnel ; En outre, la carence de fantasmatisation semble en
partie masquée par des réponses conformistes qui « gonflent » le nombre total de
réponses sans qu’il s’agisse pourtant de véritables interprétations.
Surtout, notre résultat s’explique par le fait que la diminution attendue par Acklin est en
partie compensée chez nos sujets par l’augmentation des réponses à la planche X,
expression de l’angoisse de séparation.
D’un point de vue strictement quantitatif, donc, le signe d’Acklin n’est pas positif ici,
puisque la diminution du nombre des réponses est doublement « compensée », par les
réponses banales ou conformistes d’une part, par les manifestations de l’angoisse de
séparation d’autre part. Toutefois il faut rester prudent car nous ne pouvons pas affirmer
qu’il ne s’agit pas ici d’une tendance typiquement alexithymique, consistant à s’adapter :
le sujet voulant à tout prix « bien faire », donnerait un grand nombre de réponses pour
se conformer aux attentes d’autrui.
Quoiqu’il en soit, le fait que les alexithymiques aient pu « jouer le jeu »265 est intéressant
du point de vue psychodynamique et relationnel, quand bien même cet investissement
serait une manifestation de leur accrochage à la réalité externe.
264
Pour ces trois sujets, voir le tableau récapitulatif du Résumé Formel : Annexe 9
Mac Dougall, J. (1982) écrit à cet égard que les patients dits alexithymiques ont « perdu la capacité de
jouer au sens winnicottien » (pp. 66-67) Ce qui montre la différence entre un sujet alexithymique non
265
129
Concernant les M, nos résultats contredisent ceux d’Acklin, et révèlent chez les
alexithymiques non patients rencontrés l’existence de ressources permettant de projeter
du mouvement. La distribution de l’alexithymie est telle que les sujets présentant ce
fonctionnement ont des difficultés à projeter sensiblement variables, celes-ci étant
probablement plus accentuées chez les malades psychosomatique étudiés par Acklin.
Ainsi on peut trouver chez des alexithymiques sains une capacité à projeter du
mouvement qui montre que la vie interne n’est pas complètement gelée.
Concernant les réponses couleurs, le WsumC dans la norme indique que chez
certains alexithymiques, il ne s’agit pas d’une incapacité fondamentale à percevoir la
dimension émotionnelle des situations, mais d’une difficulté de gestion. Laquelle pourra
dans un second temps amener effectivement le sujet à éviter les affects qu’il a tant de mal
à élaborer. (Dd élevé) Cela ne signifie pas nécessairement que nous n’avons rencontré
que des alexithymiques secondaires, la défense et la stratégie d’évitement pouvant être
chronique et présente depuis l’enfance.
Le Lambda d’Axelle et Julie traduit l’évitement. Toutefois lorsqu’elles ne sont pas
évitantes, les alexithymiques perdent parfois leurs facultés de discrimination : Alexia et
Constance ont ainsi un L< à la norme, ce qui traduit la perte transitoire de leur capacité à
sérier les problèmes, comme si elles n’avaient le choix qu’entre évitement, gel
émotionnel, ou confusion affective. N’est-ce pas là le cœur de la problématique
alexithymique ?
Malgré des scores relativement élevés d’alexithymie à la TAS-20, les sujets du
groupe test nous livrent plus de matériel qu’on ne pouvait s’y attendre, le nombre de
réponses est normal, la couleur est utilisée, les ressources sont quantitativement dans la
fourchette attendue, parfois supérieures. Parmi les sept signes d’Acklin, seuls deux sont
positifs de façon significative dans notre échantillon. Les scores d’Acklin ne permettent
donc pas de repérer l’alexithymie des jeunes femmes rencontrées. Ce résultat
contradictoire nécessite plusieurs remarques.
2) Eléments d’explication :
Tout d’abord, la petitesse de l’échantillon constitue un biais, nos conclusions
n’étant pas fondées sur une population assez large. Nos résultats ne suffisent pas à
remettre en question les variables d’Acklin, d’autant qu’ils sont obtenus sur des
échantillons différents, ceux d’Acklin ayant été validés sur une population atteinte de
maladie somatique. Ils confirment seulement que le fonctionnement opératoire d’un
malade somatique n’est pas strictement superposable à celui d’un sujet qui n’a pas
développé de maladie, les raisons et les conséquences de la maladie interagissant avec
l’ensemble du fonctionnement psychique du patient somatique.
Ce faisant nos résultats rappellent une fois encore que les notions de
psychosomatique et celle d’alexithymie ne sont ni interchangeables ni équivalentes. Par
conséquent les items d’Acklin, valables pour des patients somatiques, ne sont pas
systématiquement positifs chez les alexithymiques non patients dont le fonctionnement
psychique n’est pas marqué par la présence d’une affection chronique.
Nos sujets ne sont pas discriminés par sa grille : il y aurait donc des faux négatifs.
patient et un patient alexithymique. Et rappellent que les individus sont toujours singuliers, donc
imprévisibles.
130
Enfin, une autre différence entre l’échantillon d’Acklin et le nôtre concerne le
recrutement des sujets. Nous nous sommes basée sur les résultats à la TAS-20, tandis
qu’il a recruté des patients psychosomatiques sans autre diagnostic d’alexithymie. Les
variables d’Acklin ayant été validées sans que soit utilisé un outil diagnostique externe
(TAS ou autre), il se peut que cet ensemble de données mesure une dimension légèrement
différente de l’alexithymie repérée par la TAS-20.
En outre, étant donné la prévalence de l’alexithymie dans la population (7 à 20%
selon les études), elle concerne des populations variées (malades psychosomatiques,
schizophrènes chronicisés, boulimiques, sujets présentant des traits psychopathiques…).
Les différences observées renvoient donc peut-être à la diversité des tableaux
cliniques et au fait que l’alexithymie recouvre des fonctionnements très divers, dont
le principal point commun ( recours à une pensée opératoire et à des agirs permettant
de court-circuiter les affects douloureux), ne présage de sa dimension transitoire (chez
une sujet névrosé par exemple) ou durable (dans ce cas la problématique est plutôt limite)
Si nos résultats, bien que surprenants, reflètent cette diversité, alors ils confirment
que l’alexithymie, sous son apparence lisse et factuelle, est, comme toute dimension
psychologique influencée néanmoins par la personnalité et le contexte particulier dans
lequel elle émerge. Ainsi, certains alexithymiques possèderaient des ressources
importantes, une réactivité aux affects et une capacité d’investissement minimum de la
situation transitionnelle. Ce qui rejoint la position d’A. Green, selon qui les patients
opératoires, malgré leurs difficultés « à créer des dérivés de l’espace potentiel », ne
sont pas pour autant « incapables de créer des objets transitionnels »266 La différence
est qu’à leurs yeux, ces productions, comme leurs rêves ou leurs éprouvés corporels, ne
visent pas l’accomplissement symbolique d’un désir, mais ont valeur de décharge ou
même tout simplement d’adaptation aux attentes du monde extérieur (ici en l’occurrence
à une consigne de test)
Enfin, bien que nous étant basée sur la TAS-20, nous pensons que la dimension
clinique et le contenu du discours du sujet, sa manière d’appréhender les planches est
nécessaire pour « affiner » le diagnostic, tout en restant prudent ici puisque le contexte de
recherche limitait notre connaissance de la personne.
3) Deux variables communes : la difficulté de gestion des affects et la simplification
Dans les protocoles de sujets diagnostiqués alexithymiques à la TAS-20, on
retrouve une difficulté de gestion des affects et un évitement de la complexité :
La difficulté de gestion des affects :
Chez 5 alexithymiques (sur 6) présentant une difficulté de gestion des affects,
celle-ci s’accompagne de l’internalisation des affects douloureux (C’ élevé) et parfois,
d’impulsivité (C pure) lorsque les défenses et la constriction émotionnelle sont mises à
mal par le niveau de pressions internes. Comme Acklin, nous retrouvons une difficulté de
modulation de l’expression émotionnelle qui est à la fois la cause et la conséquence de la
constriction et rend le sujet vulnérable au débordement émotionnel (subi, et non géré),
266
Green, A. (1990, p. 157-8)
131
lorsque sa tolérance au stress et ses défenses267 sont dépassées. L’alexithymie apparaît
donc comme une manière de colmater les failles laissées par les difficultés d’élaboration
affective : ne rien sentir plutôt que d’être débordé, ce qui peut se traduire au plan de
l’image du corps par le fait de ne pas pouvoir identifier les changements d’états du corps
induits par les affects.
En outre, la confusion affective apparaît dans les Blends (bien qu’ils soient rares), où sont
associés les estompages, ou les couleurs et les couleurs achromatiques, traduisant
l’anhédonie et la confusion des sentiments. Or Krystal (1979) a montré la corrélation
positive entre alexithymie et anhédonie.
Malgré le recours au clivage et à l’isolation, la confusion se fait jour, ce qui accentue en
retour les défenses comme l’illustrent non seulement les scores Barrière, mais aussi par
exemple ce commentaire révélateur de Julie à la planche IX : « j’aime pas mélanger les
couleurs ». Ne nous dit-elle pas à sa manière, qu’elle redoute ces affects confus à
l’intérieur d’elle-même ? et peut-être aussi, par l’effet d’une dénégation, qu’elle préfère,
si l’on croit M. Klein, les laisser confus et mélangés, pour éviter de s’y confronter et de
les identifier clairement, parce qu’ils sont intolérables ?
La simplification des schèmes d’action
Comme Acklin, nous retrouvons dans les protocoles un nombre de Blends qui traduit la
tendance de ces sujets à ne pas tenir compte des stimulis affectifs complexes. Ce résultat
ne suffit pas pour déterminer s’il s’agit d’une stratégie inconsciente d’évitement, ou d’une
incapacité primaire à tenir compte de la complexité. Acklin ne se prononce pas sur la
question. Nous l’envisageons comme une défense si précoce qu’elle aurait entravé la mise
en place des processus permettant la prise de conscience de la complexité des situations.
Cette complexité s’avère effrayante pour le sujet, puisque, pour reprendre une
terminologie développementale, ses « internal working models », ses schémas affectifs et
cognitifs mis en place au cours des échanges précoces ne lui permettent pas de
métaboliser certaines expériences.
Toutefois ce résultat n’est pas significativement différent chez les témoins où l’on
retrouve aussi un nombre restreint de Blends. Il y a là peut-être une tendance générale
chez ces jeunes femmes étudiantes à simplifier lorsqu’elles se trouvent dans une situation
inconnue, a fortiori de testing psychologique.
4) Une différence majeure avec Acklin : Ressources et capacités d’introspection
La présence dans nos protocoles, de ressources élevées, essentiellement
cognitives, et d’un FD positif chez chaque alexithymique rappelle la diversité des formes
cliniques de l’alexithymie, survenant toujours sur des organisations différentes,
névrotique, limite ou psychotique, compensée ou non (Corcos, 2003).
La première remarque qui s’impose est que, Acklin ayant travaillé sur des malades
psychosomatiques, il se peut que les ressources de ceux-ci semblent quasi inexistantes au
Rorschach soit parce qu’elles sont effectivement absentes, ce qui pour certains auteurs
contribuerait à expliquer la décompensation somatique, soit parce qu’elles sont mobilisées
contre la maladie et de ce fait, abrasées dans les autres sphères de la vie affective.
267
par évitement, intellectualisation, isolation, clivage, déni, identification projective.
132
Concernant les alexithymiques sains que nous avons rencontrés, si l’existence de
ces capacités intellectuelles et le questionnement sur soi ne suffisent pas à élaborer les
affects en les liant à des représentations, alors on peut penser que :
1. Ces affects doivent être extrêmement angoissants et déstabilisants pour
l’équilibre mis en place.
2. Ces ressources n’ayant aucune répercussion sur la régulation émotionnelle, le
clivage repéré parmi les défenses de ces sujets est sans doute un élément central de leur
fonctionnement psychique. Ils sont en effet capables de faire preuve d’une certaine
introspection sans que cela ait la moindre répercussion sur leurs difficultés à lier les
affects.
Comme si l’inconscient restait sourd aux progrès réalisés par le conscient, et comme si les
élaborations conscientes n’étaient, à l’instar des mots et des affects, que de surface et de
circonstance, creux, sans résonance. Sans quoi les ressources et l’introspection se
répercuteraient à terme sur la gestion des affects.
Ce clivage, qui correspond à ce que Marty a qualifié de rupture de communication
entre le conscient et l’inconscient, est décrit par Mac Dougall (1982) et Green (1990) dans
leurs ouvrages respectifs sur le fonctionnement opératoire et les fonctionnements limites
Une telle rupture explique que l’image du corps, adaptée en apparence, soit néanmoins
marquée par ce clivage fondamental.
•
Clinique, TAS et Rorschach : Vers d’autres indices Rorschach ? Implications
pratiques des résultats qualitatifs inattendus
L’observation des protocoles montre qu’un sujet alexithymique à la TAS-20 et au
diagnostic clinique peut ne coter aucun item d’Acklin positif : c’est le cas de Constance
(voir Annexe N6 et tableau de résultats 2a). Là encore notre conclusion, provisoire, est la
suivante : difficulté d’identification et de verbalisation des émotions et pensée concrète ne
se traduisent pas de la même manière chez un malade somatique et chez un sujet non
patient.
Si les signes d’Acklin ne permettent pas ici de repérer au Rorschach les sujets
diagnostiqués alexithymiques à la TAS-20, le Rorschach nous a fourni toutefois des
éléments congruents avec la clinique : les « résultats qualitatifs inattendus » (pp. 113-120)
révèlent des particularités communes aux protocoles des sujets diagnostiqués
alexithymiques à la TAS. Contrairement aux items d’Acklin, ces éléments ne sont pas
validés sur une population importante. Toutefois, ces indices révèlent la cohérence entre
les protocoles du groupe test.
La constitution d’une grille « éclectique », regroupant des éléments qualitatifs et
quantitatifs, tirés de plusieurs approches, nous a permis de constater, malgré l’absence de
résultats significatifs aux variables d’Acklin, des éléments récurrents dans les protocoles
alexithymiques. Outre les résultats propres à l’image du corps déjà présentés (Cg, …),
certains éléments quantitatifs, qualitatifs et dynamiques nous ont semblé pouvoir
contribuer au diagnostic. Sans être pathognomoniques de l’alexithymie, ces signes
pourraient peut-être refléter cette problématique. Nous les présentons à titre indicatif et
qui pourraient faire l’objet d’une recherche afin de tester leur validité et leur spécificité
par rapport à d’autres groupes de sujets, patients ou non :
Par rapport aux témoins, nous avons relevé chez les alexithymiques :
Plus de réponses à la planche X
Plus d’agressivité à la grille de Rausch, agressivité refoulée qui n’apparaît pas dans le
133
Résumé formel d’Exner
Beaucoup de colère
Une confusion affective marquée
De l’évitement (D+Dd nombreux)
La succession de deux mouvements antinomiques : ascension et chute se retrouve aux
planches VII, IX et X chez plusieurs alexithymiques. Le mouvement est parfois attribué
comme on l’a vu à un élément dévitalisé, il apparaît sans support (« ça tourne »,
« jaillissement » «canyon avec des chutes d’eau »). Cette dévitalisation contribue à
révéler une image de soi floue et désincarnée, et montre que les limites entre soi et
l’environnement sont susceptibles de se diluer, ce qui rend nécessaire la mise en place de
défenses massives et de barrières contre le déferlement pulsionnel comme contre
l’intrusion d’autrui, qui se fait jour dans des contenus partiels, mal discernés : crocs,
longues dents (pl IV), gueules de crocodiles (pl V), traduisant tous les trois l’agressivité
orale du sujet ; pinces (pl VI) griffes (pl VIII)…
L’abstraction et l’intellectualisation, en lieu et place de la mentalisation et de
l’intégration de l’imaginaire : Nous avons constaté chez nos sujets un recours massif à
l’intellectualisation, qui ne doit pas être confondues avec les capacités de mentalisation.
Toutefois, ces sujets ont des ressources cognitives importantes, qui, associées aux indices
d’introspection, peuvent être compris, avec Petot (1996) comme un éventuel indice que
l’alexithymie n’est pas que désert psychique et défaut de mentalisation. Cette apparence
lisse recouvre une image du corps instable, mais aussi un échafaudage complexe, parfois
saisissant, pour échapper à la fusion comme à la perte.
2) Concernant nos hypothèses sur l’image du corps : confrontation
avec la théorie
A- L’ image du corps, surinvestie comme contenant
Discussion autour de l’utilisation des indices de Fischer et Cleveland :
Nous avons choisi de retenir ces scores, en dépit des critiques formulées à leur encontre.
Jupp (1989), et Sultan (2004) en ont souligné les limites, notamment :
La trop grande marge de subjectivité de la cotation ;
Un nombre restreint d’indices, ne permettant pas une description nuancée de l’image
du corps ;
L’ambiguïté de l’expression « limites de l’image du corps » : Assoun (1997) insiste
sur le fait que cette notion est elle-même limite, et que l’on ne sait pas toujours s’il s’agit
des limites d’une image ou d’une image de limites, rejoignant ici les réflexions de
Peruchon (1983), selon qui ces indices, bien que « cantonnés à une seule dimension de
l’image du corps » 268, permettent de l’envisager dans son lien avec les frontières plus ou
moins bien différenciées et délimitées du Soi.
En outre, si ces deux indices sont fort utiles pour appréhender l’image du corps comme
contenant, « elles ne sauraient être à elles seules des instruments d’analyse»269 suffisants.
Malgré ces limites, Andronikof-Sanglade (1983) considère que ces scores présentent
l’intérêt de quantifier le rapport entre limites du corps et limites du Moi.
268
269
Peruchon, M (1983, p. 113) : « S’agit-il de limites d’une image ou d’une image de limites ? »
ibid.
134
Nous les avons donc intégrés à une grille de lecture plus vaste de l’image du
corps. Le manque de validité statistique de ces indices ne les rend pas moins utiles
comme « guides » pour le repérage de certaines problématiques à travers les réponses au
Rorschach. Les quantifier précisément nous a permis de repérer certains indices
récurrents concernant la frontière psychique et les enveloppes corporelles.
Concernant le surinvestissement de la frontière et l’intégrité :
Les résultats comparatifs montrent nettement le surinvestissement des limites
corporelles chez les sujets du groupe test par rapport aux témoins et aux normes
communément admises pour ces deux scores. S’agissant d’Axelle, Constance, Maud, et
plus discrètement d’Alexia, l’élévation du score ‘Barrière’, par rapport aux ‘Pénétration’,
signe le renforcement des défenses et des limites du Moi, et montre que le sujet se rend
imperméable à ce qui pourrait faire effraction dans le psychisme.
En revanche, Julie et Ludivine montrent une vulnérabilité d’autant plus grande que
malgré ce renforcement des défenses, l’atteinte de l’intégrité narcissique est patente : le
nombre de contenus ‘Barrière’, est non seulement très supérieur à la norme, mais il est
exactement le même que celui des ‘Pénétration’270 , comme par un processus de
surenchère entre défense et sentiment d’intrusion.
L’analyse dynamique de leurs protocoles confirme cet élément : il existe chez elles un
conflit majeur, une lutte constante entre le désir de fusion et la tentative
d’autonomisation, lutte qui conduit à une rigidification des défenses. Il semble qu’elles
soient prises dans un mode relationnel en tout ou rien, le contact désiré faisant courir ce
que nous nous représentons comme un risque de « dilution », contre lequel elles érigent
des barrières infranchissables (clivage, isolation, évitement, intellectualisation
massive…).
Le clivage dedans - dehors apparaît comme une donnée fondamentale de
l’image du corps dans l’alexithymie : il permet au sujet de mieux définir les limites du
Moi. Mais ce surinvestissement de la frontière n’est que vérification répétitive de sa
présence, comme si elle n’était pas sûre, comme si toujours, l’objet pouvait faire
intrusion, excitant et blessant. L’élévation concomitante des indices B et P chez Julie et
Ludivine montre que les limites surinvesties ne fonctionnent pas comme barrière
protectrice. Les frontières du Moi sont précaires et fluctuantes, le sujet pouvant à tout
moment être envahi par l’objet, par les émotions internes qu’il suscite et qui ne sont pas
élaborables. Or Green souligne que « Cette variabilité des limites du Moi n’est pas un
enrichissement de l’expérience mais une ultime mesure défensive contre le
désintégration »271
Ce surinvestissement des frontières au détriment du contenu renvoie au manque d’espace
transitionnel décrit par Mac Dougall (1982) chez ces sujets.
Cette image délaissée comme contenu, surinvestie comme frontière joue donc le rôle
de barrière plus ou moins étanche, ou perméable et confuse, contre l’intrusion.
270
Respectivement 12 et 12, puis 11 et 11. Le tableau reportant les indices Barrière et Pénétration de
Ludivine est reporté à titre d’exmple, en annexe 7.
271
Green, A. (1990, p. 155)
135
Ce corps est peu investi dans sa dimension érogène, vectrice d’excitations impliquant soit
de se défendre, soit de se laisser-aller, ce qui est dans les deux cas angoissant pour ces
sujets. Le corps comme contenu semble donc représenté en deux dimensions, sans
épaisseur. Ce corps en quelque sorte déshabité, désincarné, donne lieu à des contenus
partiels, ou à des masques (pl I et X), « des femmes déguisées en lapins » (pl VII), ou
encore des poupées (pl II), comme si, malgré les efforts du sujet, le corps n’était pas
profondément humanisé, « pris au sérieux ». Pour reprendre les termes de Dejours, il
semble que ce qui a manqué à l’alexithymique, soit la subversion libidinale du corps, qui
permette de l’appréhender autrement que comme une machine. Le corps du sujet, est
coupé de ses racines pulsionnelles, est resté froid. Le sujet alexithymique semble tout
entier investi dans la défense de frontières imperméables contre les affects qu’il perçoit
toujours, tel le nourrisson, comme une menace extérieure (Mac Dougall, 1989). Il semble
tout entier hors de lui, dans les deux sens du terme, puisqu’on retrouve dans les
protocoles une colère profonde, avec une sensibilité particulière aux détails intermaculaires.
Ce renforcement du feuillet du Moi-peau tourné vers l’extérieur est perceptible
dans les protocoles mais aussi dans le discours du sujet. La réalité clinique rejoint les
données projectives : les jeunes femmes manifestent en effet deux attitudes envers leur
corps :
Une mise en acte du surinvestissement des frontières à travers la recherche de
sensations fortes (qui se traduit par l’élévation du Xu% corrélative des réponses reflets)
et, en dehors de ces moments de dépassement des limites de soi, de confrontation avec
ses propres frontières, un non contact patent, une déconnexion de leur propre corps,
affectif et libidinal, voire biologique, qui donne lieu à une absence d’empathie envers ce
corps dont ni les besoins ni les désirs ne sont reconnus (Ludivine se ronge les ongles, dit
avoir des tendances boulimiques, Alexia fait du sport à outrance,…), comme si le sujet
était « sous pression ».
Effectivement, bien que l’alexithymie leur évite l’anxiété chronique (Adj D = +1 en
général), ces sujets sont pressurisés, le réel venant sans cesse heurter un vécu forclos, non
élaboré psychiquement, mais fiché dans le corps. Pour Mac Dougall, ces individus ont
préservé « une carapace psychique qui les empêche de trop penser, de trop sentir. La
structure défensive est telle qu’ils ignorent leur fragilité narcissique comme ils
méconnaissent l’angoisse»272 enfouie au fond d’eux-mêmes. Sa description condense
exactement l’impression laissée par ces jeunes femmes non patientes lors de notre
rencontre : « Ils sont capables de plonger avec entrain dans la vie, de suivre leur chemin
professionnel et amoureux, sans avoir le moindre soupçon de la pression psychique,
continuelle et actuelle, qu’ils subissent. »273
Surinvestissant les frontières du corps, le sujet semble délaisser ce qui l’anime de
l’intérieur : est-ce parce que certaines zones de son corps n’ont pas été représentées au
cours des échanges précoces, ce contenu corporel ne lui appartenant pas, ou parce que, ce
qui finalement revient au même, toute l’énergie étant investie dans la sauvegarde
narcissique, l’investissement libidinal du corps ne peut se faire ? Nous rejoignons ici ce
que décrit Mac Dougall à propos des patients opératoires : ces sujets « constamment en
alerte protègent leurs frontières avec ardeur. » Ils n’ont pas pris « possession psychique
272
273
Mac Dougall, J. (1989, pp. 145-6)
ibid.
136
de la totalité de leur corps et de ses zones : celles-ci sont alors vécues comme étant la
propriété d’un Autre »274
Quoiqu’il en soit, nos protocoles montrent que le surinvestissement de la
frontière s’accompagne (découle ?) d’un échec de l’érogénéisation du corps.
Ces jeunes femmes capables de projeter des images autres que conventionnelles
semblaient toutefois ne rien penser de leurs fantasmes, comme si le calme apparent était
seulement entrecoupé de brusque émergences, sans qu’il y ait quelque chose « à en dire »,
aucun lien à créer. Certaines d’entre elles (notamment Maud et Constance) par leurs
paroles et leurs intonations, nous ont donné le sentiment (mais c’est peut être une
projection totalement inconsciente de notre part), qu’elles nous disaient « Etre une
femme ? qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle importance ? », de même qu’un patient
alexithymique rencontré lors d’un précédent stage nous avait dit : « Ce que je ressens ?
Pourquoi, je devrais ressentir quelque chose ? Je n’en sais rien, rien du tout, bah les
émotions, c’est pas mon fort, c’est du charabia de psy. Tout ça, c’est de la comédie»
Ceci traduit une certaine image de soi, des relations, et du corps, « blindé » contre les
affects, mais vulnérable « autrement », par le besoin de sensations fortes par exemple.
Ce manque de familiarité avec soi-même révèle non seulement une certaine
représentation ou plutôt une non-représentation du corps érogène, mais en outre, nous
nous demandons dans quelle mesure une telle image du corps n’alimente pas les
défenses du sujet contre ses affects, par lesquels il se sent systématiquement
« pénétré» et auxquels il ne voit pas d’autre solution que de faire face de façon défensive.
La souplesse des enveloppes internes nécessite en effet une différenciation nette entre
objet et sujet. Or, les réponses aux planches VII et X (voir résultats annexes, 4) rappellent
combien cette individuation fait défaut, chez les alexithymiques bien plus que dans le
groupe contrôle, inscrivant l’alexithymie dans le registre des problématiques limites, où la
triangulation oedipienne de surface masque un clivage persistant entre bon et mauvais
objet. (Mac Dougall, 1982 ; Bergeret, 1992 ; Green, 1990)
Ces sujets, tout entiers tournés vers la frontière, nous ont paru déconnectés du
contenu même de cette image, de ce corps peu narcissisé, comme s’il était étranger,
comme si, effectivement, telle une marionnette, il était agi par un autre,275 et qu’il
s’agissait avant tout de « sauver sa peau », de préserver un minimum de frontière entre soi
et l’autre, avec une ambivalence qui montre combien cette séparation est aussi
intolérable qu’indispensable.
La peur de ne pas contrôler leur vie se retrouve d’ailleurs dans le protocole. Ce type de
fonctionnement, on l’a vu, est pour beaucoup d’auteurs (Mac Dougall, Krystal, Corcos…)
à relier à un traumatisme précoce « durant la phase définie par M. Mahler (1975) comme
la phase d’individuation-séparation »276, trauma en creux sans doute, consistant en une
non prise en compte de certains éprouvés de l’enfant, laissés sur le bas-côté du psychisme
en quelque sorte, et jamais symbolisés dans les échanges.
N’ayant ni plongé dans la psychose, ni structuré son Moi sur un mode à
proprement parler narcissique, l’alexithymique non patient semble bien surinvestir les
274
ibid., p. 96-97
Mac Dougall (1989) considère la pensée opératoire comme une défense très précoce « contre des
angoisses narcisiques et psychotiques ». Mac Dougall, J. (1989, p. 142)
276
Mac Dougall, J. (1989, p. 145)
275
137
limites du corps, ce qui conduit finalement à un manque de représentation du corps en
tant que contenu investi de libido. Il s’agirait donc dans l’alexithymie d’un non-rapport
au corps, d’une coexistence qui se veut pacifique mais révèle un clivage, une rupture
entre le corps anatomique, connu, silencieux de préférence, et la vie intellectuelle, sans le
trait d’union que constitue le corps libidinal et érotisé. Ce corps renvoie à une histoire
singulière (Dolto, 1984). Or ici, la temporalité corporelle, pulsionnelle semble figée,
arrêtée, comme si le sujet ne faisait que vérifier presque compulsivement que les limites
sont là, qu’aucune motion ni émotion ne vient l’assiéger de l’intérieur. Cet état d’alerte
dont il n’ont pas conscience tant il est chronique (plusieurs sont en effet manifestement
hypervigilantes) vise l’intégrité narcissique. Ce « désinvestissement radical affecte » aussi
« le temps par une capacité à suspendre l’expérience (bien au-delà du refoulement) et à
créer des « temps morts » où aucune symbolisation ne peut avoir lieu »277
Le plaisir d’être, qui nécessite le sentiment de continuité d’exister et l’élaboration
d’une aire transitionnelle, est impossible, ce qui évoque le rapprochement fait notamment
par Mc Dougall (1982 ; 1991), Jeammet (2005), ou encore Braconnier278, entre
toxicomanie et alexithymie : Les émotions et les affects, perçus à la fois comme faiblesse
et comme danger, sont ressentis comme factices, comme si ces sujets ne pouvaient
prendre au sérieux ce qu’ils éprouvent, rejetant brutalement ce qui perturbe une
homéostasie précaire et une unité toute relative.
La question du morcellement et la relative unité de l’image du corps
Ces affects comportent le risque, pour l’alexithymique, de faire éclater les limites du
sujet, déjà si fragiles qu’elles semblent parfois en pointillés : ainsi, Julie, pl X, répond : «
les yeux, le nez, la barbichette. C’est pas tout à fait ça, mais à la limite on pourrait dire
un visage ». L’image du corps n’est donc pas morcelée, à l’instar des sujets
psychotiques, mais on retrouve une fois encore l’absence de socle, fond commun sur
lequel prendraient sens ces contenus qui demeurent séparés puis additionnés, tel un corps
étudié au microscope, disséqué puis reconstitué, mais dont l’unité première échappe au
sujet. Le visage est reconstitué à partir des détails qui le composent, comme si les
différents morceaux étaient plus importants que le tout qu’ils forment et par lequel chacun
prend sens. Les relations sont inversées, l’image du corps, « retournée », si l’on en croit la
définition du Moi-Peau de Schilder qui la considère comme une gestalt, c’est-à-dire une
unité fonctionnelle dont le tout prime sur les parties.
L’image du corps alexithymique, renversement des hiérarchies, inversion des valeurs,
perte du sens ? C’est ici la fonction d’intersensorialité du Moi-Peau qui semble altérée,
comme si les diverses expériences gustatives, visuelles, tactiles, n’avaient pu être
l’occasion d’un investissement libidinal des différentes zones érogènes.
Si l’on reprend les « résultats inattendus » concernant les éléments qualitatifs présentés
précédemment, on constate donc qu’il manque cette approche holistique du corps. Les
sujets donnent peu de réponses globales, la fuite dans les détails microscopiques
traduisant leur tendance à l’évitement. Fuite, ou impossibilité fondamentale d’accéder à
277
Green, A. (1990, p. 115)
Braconnier, A. Marcelli, D. (1974) Psychopathologie de l’adolescent chap 13 PARIS : Masson coll.
Abrégés
278
138
une unité cohérente, du fait d’une défaillance des fonctions d’unification279 ? En effet,
l’intégrité corporelle n’est pas impossible, l’alexithymique parvient à une unité, mais
celle-ci est secondaire, de surface en quelque sorte, les parties sont articulées après-coup,
comme le montre la réponse de Julie citée plus haut, ou encore celle d’Alexia :
« Quelqu’un qui a les pieds en bas et qui se tient les bras en l’air. E : On dirait des
talons, du coup j’ai remonté pour voir s’il y avait le reste »
Ces réponses où le tout est reconstitué à partir de détails, parfois même imaginé à
partir d’un minuscule Dd, frôlant la confabulation, sont l’image et le reflet du Moi de ces
sujets, Moi existant certes, mais qui manque de consistance, tant le clivage et le gel des
mouvements affectifs entravent la mise en sens et la mise en mots des affects. C’est ce
que de M’Uzan (1963) à propos des patients psychosomatiques, appelle un Moi archipel,
constitué d’îlots sans lien les uns avec les autres, juxtaposition d’éléments sans relation. Il
semble qu’ici, les réponses projectives traduisent ce manque de cohésion : « une fleur, là
une tâche de café, dans le blanc, une tête de mouton ». Juxtaposition d’affects, de
représentations, de fantasmes et de réponses banales qui semblent posés là, comme
des enveloppes vides.
On comprend mieux dès lors l’impression d’absence, le sentiment de futilité dont parlait
un patient alexithymique, et qui peut donner au clinicien, dans les cas sévères,
l’impression d’être face à un individu littéralement mort psychiquement.
L’image du corps d’un sujet alexithymique non patient n’est pas morcelée. Mais il semble
que l’alexithymique soit forcé d’en reconstituer continuellement l’unité, comme si le corps
était une superposition de parties, avant d’être unité intégrée. Ceci rejoint la perspective
neuropsychologique selon laquelle les alexithymiques manqueraient d’une représentation
stable du corps leur servant de repère et de fond sur lequel se détacherait les divers états
émotionnels. Ici encore apparaît le lien fondamental entre émotions et image du corps.
B. Analyse des résultats concernant la dimension narcissique
« La haine de soi qui habite ces sujets reflète un compromis
entre un désir inextinguible de vengeance et le souci de protéger
l’objet des désirs hostiles dirigés contre lui. Ce désir de
vengeance est né d’une blessure qui les a atteints dans
leur être, qui a invalidé leur narcissisme »280
Nos résultats révèlent donc un profil propre aux alexithymiques chez qui les
défenses narcissiques s’accompagnent d’une focalisation sur les traits négatifs de soi,
comme si sous le silence qui les différencie du mélancolique décrit par Freud, se dévoilait
un narcissisme négatif, une mégalomanie inversée. Ici retrouve-t-on la notion de négatif
(Green) exposée dans la première partie.
L’étude de l’image du corps révèle un résultat quantitatif paradoxal, puisque l’indice Ego
n’est pas très élevé, en dépit des réponses reflets. Green, ici, éclaire ce paradoxe, en
rappelant un élément fondamental : le développement chez ces sujets, d’un faux-self.
279
Voir en annexe la grille de Rausch récapitulative : chez les sujets du groupe test, les réponses images du
corps intègres ne sont pas absentes, mais qu’elles sont rares, contrairement aux représentations partielles ou
atteintes, nombreuses.
280
Green A. (1990, p. 57)
139
Winnicott montre en effets que l’enfant, dans certaines situations de non disponibilité
émotionnelle maternelle, développe une « seconde nature » lui permettant de coller au
désir de la mère, d’y adhérer et d’y répondre si totalement qu’il ignore l’existence de son
véritable soi et n’a jamais accès à son propre désir. Ainsi « l’organisation du faux-soi sert
plutôt le narcissisme de l’objet que celui du soi, d’où ce paradoxe de l’existence de traits
narcissiques et le sentiment que leur nature diffère de celle des »281 personnalités dites
narcissiques.
On comprend mieux la coexistence d’un Ego assez bas et de défenses narcissiques, si on
admet que le faux-self de l’enfant est une réponse à l’investissement, par la mère, de son
enfant comme prolongement narcissique. Alors les défenses narcissiques, partant du fauxsoi, constituent un « narcissisme d’emprunt » : celui de l’objet.
L’indice Ego de tous les sujets du groupe test est normal (chez 4 d’entre eux) ou
inférieur à la norme (pour Axelle et Constance), et systématiquement sous-tendu par des
défenses narcissiques, ce qui témoigne de la nécessité de recourir secondairement à ce
type de défenses pour tenter de maintenir une estime de soi minimum. Ces femmes
présentent un conflit quant à la valeur qu’elles s’attribuent, qui découle sans doute dans
l’alexithymie des difficultés d’individuation et de la dépendance à l’objet primaire,
dépendance liée à l’impossible introjection d’un bon objet. Nous envisageons ces
défenses narcissiques, qui échouent, comme une tentative de museler des doutes
concernant l’identité et la valeur propre du sujet.
Ces défenses narcissiques visent donc la garantie des frontières entre le sujet et l’objet et
l’aident à se différencier de l’autre, d’après Chabert (1983). Elles centrent en effet le vécu
sur le « je » du sujet, sur les sensations, permettant d’éviter les émotions, synonymes
d’altérité, donc d’abord menaçante. Mais à la lumière des éléments précédents, on peut
aussi penser qu’elles visent la survie de l’objet, en maintenant la symbiose et l’illusion de
toute-puissance, l’objet maternel ayant dans ces problématiques considéré le corps de
l’enfant comme prolongement de son soi.
Leur présence et leur échec dans les protocoles montre combien l’alexithymique relève du
registre narcissique, où la sauvegarde de l’intégrité prime sur l’investissement libidinal.
Toutefois, contrairement à ce qui était attendu, nous avons constaté des capacités
d’introspection chez tous les sujets alexithymiques. Or ces capacités jouent un rôle
important dans l’image du corps, puisqu’elles contribuent à la rendre réaliste et à
intégrer les nouvelles expériences. Plusieurs explications nous ont semblé possibles :
-Soit le manque apparent d’introspection des alexithymiques est une défense et
une fuite contre les affects douloureux, plutôt qu’un manque primaire de sensibilité et de
perception des émotions. Ce qui concorderait avec les théories de Mac Dougall. (1982)
-Soit, conformément à ce que dit Exner des réponses FD282, ces capacités
d’introspection sont la traduction de ruminations négatives sur soi, préoccupations
massivement présentes chez plusieurs candidates. Ainsi, Maud présente une introspection
négative obsédante, une focalisation sur les traits d’elle-même (perçus ou non par autrui)
qu’elle n’aime pas. Et les données Rorschach montrent que ces ruminations sont
paralysantes et perturbent le fonctionnement et la spontanéité de Maud, donc
l’établissement de relations proches et durables.
281
282
Green, A. (1990, p. 160)
Voir Exner, J. E (2003, p.238)
140
Ces deux dernières hypothèses ne sont pas exclusives l’une de l’autre et, quoiqu’il
en soit il est frappant de voir que tous nos sujets alexithymiques ont des capacités
d’insight, a minima, alors que de deux des six témoins n’en n’ont pas. (Ester et Hélène).
Ce résultat, s’il est valide, est riche de conséquences pour la prise en charge de ces sujets.
C. La fragilité de l’identification féminine :
L’identité de base, la perception de la différence moi-autrui, peut être en place
sans que l’identité sexuelle, elle, soit clairement établie et assumée. (Chabert, 1983) Ceci
éclaire nos résultats et confirme notre hypothèse : la différence des sexes est reconnue,
admise, sans que l’angoisse de castration qui en découle soit élaborée. Chez le sujet
alexithymique, il apparaît que cette différence n’est pas source de jalousie oedipienne ou
d’indignation, de questionnement ou d’affect dépressif : elle est reconnue, acceptée, mais
semble ne pas faire écho, n’avoir presque aucun impact sur le psychisme et l’image du
corps : comme si cette différence était un fait admis, comme si l’alexithymique dans son
imperturbable stoïcisme nous disait « il n’y a pas de quoi en faire un drame », comme si
après tout « c’était sans importance » : corps non investi dans sa féminité, surinvesti dans
ses frontières, corps érogène à l’abandon, « laissant en friche tout un terreau pulsionnel
non mentalisable »283, triste illustration du manque de subversion libidinale, ce processus
d’érogénéisation du corps qui aboutit au statut de sujet porteur, et vecteur, de désir.
Les résultats révèlent que les percepts humains sont le plus souvent neutres, ou
alternativement hommes et femmes. Cette différenciation anatomique ne semble pas
structurante au plan symbolique, la problématique d’individuation gênant l’accès à une
triangulation oedipienne progrédiente, comme dans toutes les problématiques limites. La
relative rareté des réponses H pures, témoigne de difficultés dans le domaine de l’identité.
(Exner, 2000). Pour Mac Dougall, l’alexithymique a des difficultés à concevoir son corps
comme séparé de celui de sa mère et se considère comme une extension narcissique de
celle-ci. Habité par le fantasme qu’il n’y ait « qu’un corps pour deux »284, l’alexithymique
aurait des difficultés à produire une réponse H pure, laquelle signe précisément
l’ouverture possible vers une image humaine et donc l’accès à un modèle identificatoire.
(Chabert, 1983).
L’image vacillante du corps se traduit dans la rareté des réponses H qui exprime,
par défaut, la difficulté du sujet à se concevoir comme entier et séparé de la mère, avec
pour corrélat l’impossible accès à une identité sexuée investie et érotisée.
L’identité sexuée ne semble pas questionnée, pas investie, comme si le sujet ne se sentait
pas « concerné ». Elle n’est pas éradiquée comme dans la perversion où le déni de la
différence réussit et permet au sujet de court-circuiter l’angoisse sans plonger dans la
psychose. Il semble plutôt, dans nos protocoles, qu’au moment de la séparation et de la
reconnaissance de l’altérité aboutissant normalement à la constitution d’une image du
corps différenciée quelque chose ait fait défaut dans les investissements narcissiques du
corps propre. Comme si le corps du sujet ne lui appartenait pas vraiment : cette
impression clinique qu’Alexia, Maud et Constance n’habitaient pas leur corps évoque là
encore le propos de Mac Dougall, lorsqu’elle dit que « les parties et fonctions du corps
283
284
Corcos et al (2003, p. 50)
Mac Dougall, J. (1982, p. 144)
141
vécues comme appartenant à » un autre, la mère.285 Comme si la castration avait eu lieu
parce que « c’est ainsi », parce qu’il le faut, mais sans résonance symbolique, sans
conséquence structurante pour le psychisme, sans que cela ne se répercute sur le fantasme
archaïque de fusion avec le corps maternel.
De là, une identification féminine plaquée, adhésive, superficielle et peu investie,
image du corps fragile et peu érotisée du fait de l’impossible introjection d’une figure
féminine, permettant de se sentir, se vivre et se projeter comme femme (ou homme), aux
plans affectifs, relationnel, libidinal.
Ainsi, nos données semblent indiquer que l’image de soi s’est construite sur une
rupture entre la réalité du corps vécu d’une part, son inscription et son intégration
psychique d’autre part : le corps affectif et pulsionnel n’est pas inscrit dans le registre
psychique, et le corps conscient, verbalisable, est un corps « hyper-normal », mais
déshabité, que les pulsions semblent avoir déserté. Cette déconnexion amène à penser que
le Moi-Peau décrit par Anzieu échouerait ici dans ses fonctions d’intersensorialité et
d’inscription des traces.
C’est donc une image du corps paradoxale et « abrupte » qui se fait jour : corps
défensif, corps défendu, contre toute intrusion, image du corps a-conflictuelle et arelationnelle (puisque symbiotique) au point d’être par moments a –sexuée lorsque
l’identité féminine de surface laisse place à la projection. Mais cette barrière et ce refus
du conflit semblent être le prix à payer pour sauvegarder un semblant de stabilité
narcissique. Ici encore, Racamier nous dévoile le danger de ce fonctionnement : « Le je
est liquidé avec l’ambivalence », dont l’élaboration est à la base du sentiment de soi. Son
expulsion hors psyché supprime donc toute possibilité d’accéder au statut de sujet, unifié
et porteur de désir. l’image du corps alexithymique est ainsi littéralement amputée de sa
dimension érogène.
D) Discussion autour des réactions significatives aux planches V, VII et X :
Confrontation avec la théorie psychanalytique
D’après Chabert (1983), l’ouverture et la vacuité de cette planche maternelle,
l’interpénétration des couleurs, le flou des limites favorisent particulièrement la
régression. La pensée opératoire se traduirait alors par un investissement important du
socle, sensé relier les différentes parties de la tâche. Or Maud nous dit : « Ca en bas, ça
me dit rien du tout » puis, à la pl IX, où un socle est également perceptible : « Le rose ça
m’fait pas penser à grand chose. Quelqu’un, un géant on voit juste le haut, les mains qui
tiennent quelque chose. »
On peut trouver le signe ici de ce que Chabert décrit comme une séparation- individuation
incomplète et douloureuse.
Le climat ressenti à cette planche reflèterait en générale l’atmosphère des
interactions précoces contemporaines de la mise en place d’un Moi-peau, puis d’un Moi
pensant. Pour Chabert (1983 ; 1987) les interprétations à valence persécutive sont à relier
à une imago maternelle vécue comme dangereuse. Ces propos résument ce que nous
avons trouvé au fil des protocoles du groupe test, et qui n’apparaît pas chez les témoins.
Les protocoles alexithymiques laissent percer une anxiété fondamentale, corporellement
285
ibid.
142
ressentie, à travers des estompages ou des réponses formelles qui échouent à contenir
l’angoisse (mauvaise qualité formelle) mais surtout par les contenus « des rochers
pointus » (pl II), des « ronces qui piquent », ou encore, révélatrice : « un mollusque, on
voit les tentacules pointues » : paradoxe du mollusque, invertébré et manquant de
consistance dont les tentacules persécutent le sujet, imago maternelle archaïque, qui ne
contient pas mais qui fait mal, quand elle ne dévore pas : « une gueule de crocodile,des
insectes à l’intérieur, des trucs qu’il avale » (pl X)
Conclusion : un Moi-peau défaillant dans ses diverses fonctions.
Nos résultats peuvent se lire à la lumière du paradigme d’Anzieu : Au-delà des
indices de Fischer et Cleveland, il se trouve opérationnalisé au Rorschach à travers de
multiples signes permettant de saisir quelles fonctions sont atteintes.
Les réactions à ces trois planches rejoignent la théorie : l’alexithymie se greffe sur un
problématique pré-oedipienne, de séparation-individuation, en lien avec une imago
maternelle archaïque, bien avant la rivalité oedipienne (pl VII). Ce vécu précoce coïncide
avec la mise en place du Moi-peau. Les fonctions de contenance et de maintenance,
insuffisantes, gênent l’accès à l’unification et la fonctions d’intersensorialité apparaît
donc défaillante. Ceci se traduit notamment à la pl X, de même que l’échec des fonctions
de recharge libidinale et d’érotisation du corps, donne lieu à une représentation de soi à la
fois conflictuelle, évitée (peu de réponses pl V), source de clivage et de désaffection.
II - Analyse des liens entre image du corps et alexithymie à travers le
Rorschach
A - Etudes de cas : dimension clinique et implications concrètes des résultats
1) Le corps en friche : Etude du protocole d’Alexia
Sur le plan clinique, la notion de personnalité « as if » proposée par H. Deutsch
correspond exactement à Alexia. Polie, ni excessivement froide ni chaleureuse, elle
semblait être là « pour de faux », et pas simplement peu disponible, ou préoccupée. En
dehors de ce décalage que nous avons perçu, au premier abord et dans son discours,
Alexia apparaissait aussi « normale » que possible : ce terme n’est pas très descriptif,
mais nous l’employons pour exprimer à quel point elle semblait lisse, sans mystère,
normalement dynamique, normalement impliquée, calme, d’une humeur adaptée au
contexte. Mais nous avions le sentiment, assez confus d’ailleurs, que quelque chose
manquait, comme si elle n’était pas vraiment là, sans que cela ait à voir avec la
dissociation psychique par exemple. La notion de faux self nous semble ici bien convenir
pour décrire ce que nous avions le sentiment de voir.
Dans le protocole, la peur de ne pas contrôler sa vie et la nécessité de se protéger des
intrusions de l’objet sont apparues clairement. Nous avons pu constater rétrospectivement
que ces barrières présentes et réelles (fuite du regard, neutralité…), agies dans la relation,
s’exprimaient plutôt moins que chez les autres sujets au Rorschach. Le score Barrière
reste supérieur au score pénétration, mais de façon moins nette que chez des témoins par
exemple. (Indices B = 7 et P = 6)
143
Les éléments du résumé formel et de l’analyse chaberienne révèlent un style introversif
rigidifié et une hypervigilante : celle-ci doit nous faire interpréter prudemment les
contenus humains assez nombreux : ils témoignent sans doute plus d’un état d’alerte et
d’une méfiance chronique que de profondes capacités d’identification et d’une
représentation réaliste de soi et des autres.
Pendant la passation, Alexia ne sort pas de sa réserve et semble vouloir montrer une
image d’elle-même lisse et flegmatique. Sous une bonne adaptation de surface, l’angoisse
perce, notamment à travers
l’hypervigilance et le stress situationnel (D=0 mais Adj D=+ 2)
les contenus : feuille morte (pl V), tourbillon, personnages pris dans la colle (pl X)…
le recours à des réponses vagues lorsque le contenu latent est trop inquiétant
la qualité formelle, perturbée malgré le recours à l’intellectualisation (pl IV, réponse
9), ou la minimisation (IX, 25)
l’internalisation des affects (C’ élevé)
Malgré l’impression de maîtrise, Alexia semble avoir des difficultés à gérer ses
affects dans les relations plus personnelles, ce qui se traduit par l’indice FC < CF+C, et
C=1 et un large éventail de défenses. Toutefois, clivage, évitement, déni, déplacement et
intellectualisation ne lui permettent pas d’intégrer et de métaboliser ses émotions de façon
adéquate pour son équilibre émotionnel comme pour la prise de décisions. La situation
transitionnelle, projective révèle sous cette apparence d’hyper normalité, l’extrême
sensibilité d’Alexia à l’abandon comme à l’intrusion.
L’importance de l’angoisse et des pressions cognitives et affectives est évidente
malgré un fonctionnement défensif qui lui confère une tolérance apparente au stress assez
élevée (Adj D = +2) Les éléments quantitatifs et qualitatifs nous font penser qu’ Alexia
est actuellement soumise à des pressions internes contre lesquelles elle lutte mais qui
malgré ses défenses mobilisent des affects dépressifs, prêts à surgir.
Ces pressions internes expliquent la mise à distance des affects mais elles se
trouvent en retour accrue par cet évitement, les affects ne trouvant nulle issue dans la
mentalisation, l’énergie n’étant déchargée que transitoirement dans le réel (Alexia fait
énormément de sport)
Il semble que l’alexithymie et le gel des mouvements affectifs et pulsionnels soient en
lien ici avec la précarité des limites qui rend immédiatement l’objet intrusif et les motions
internes dangereuses. Alexia neutralise ses affects pour ne pas éclater, risque lié à la
fragilité de ses capacités de contenance interne. Cette apparente indifférence la protège de
l’agression intrusive de l’objet et de son agressivité propre, deux mouvements
inséparables lorsqu’on se trouve encore psychiquement mal différencié. C’est sa propre
intégrité qui est menacée par toute expression d’affect, notamment agressif, puisqu’elle
risque de se dissoudre en l’autre et d’abîmer cet autre « inséparé » d’elle et
indispensable : la vie affective est comparable à « un tourbillon dans la mer. Ça part dans
tous les sens »(pl X) .
En outre, toute expression d’agressivité serait vécue comme une faiblesse, portant atteinte
un peu plus à l’image de soi. La confusion semble ici renforcer cette désaffection, en ne
permettant pas au sujet d’identifier ses émotions donc en le mettant à l’abri d’un vécu
dépressif essentiel. Le protocole d’Alexia confirme l’idée que l’impossible expression
144
des affects non seulement est lié à une image de soi vulnérable, mais aggrave cette
image du corps négative : cette difficulté au plan des limites est majorée par le mélange
inextricable des émotions. Et les angoisses d’intrusion confirment le sentiment de ne pas
être tout à fait chez soi dans son corps.
En effet, le corrélat de son alexithymie semble être une recherche de sensations
fortes : selon Castro (2004), un Xu% élevé dans un contexte de défenses narcissiques
(Fr+rF) montre une quête de sensations intenses. Or Alexia obtient un Xu% = à . 31, ce
qui est largement supérieur à la fourchette attendue.
La réalité confirme cette hypothèse formulée à partir du Résumé Formel, puisque
qu’Alexia nous dit qu’elle fait énormément de sport, « de l’escalade, du tennis et de
l’équitation ».
Une grande souffrance narcissique semble sous-tendre l’apparente aisance
relationnelle et la pseudo-autonomie du sujet. Comme la plupart des sujets du groupe test,
elle livre à la planche V deux réponses antinomiques : d’abord l’espoir d’une ascension,
synonyme d’envol et de séparation : Alexia : « un papillon en plein envol » ; Julie : « Ca
fait oiseau les deux ailes déployées, le bec, les pattes. Elle ne m’inspire pas beaucoup
celle-là. »
Puis la chute, qui témoigne de l’échec à l’autonomisation et d’une image de soi
teintée d’affects dépressifs : « Une feuille morte en train de tomber » : il s’agit d’un
contenu vague, (feuille) mort qui plus est, et dont la chute est totalement passive, poussée
par le vent, force impalpable. Manière laconique de dire combien l’estime de soi est
fluctuante, floue, chutée par rapport aux non alexithymiques.
On remarque dans le protocole d’Alexia, comme chez les autres sujets du groupe
test, une sensibilité au blanc qui traduit une grande colère (S=4), ainsi qu’une expression
détournée de l’agressivité sadique qui, sous un score Ag=0, émaille le protocole par
divers contenus sadiques : « Lapin découpé », …
La planche I traduit déjà les affects dysphoriques, la sensibilité au blanc, le vécu
d’agressivité à travers une image maternelle inquiétante, et l’anxiété qui s’exprime dans
les couleurs achromatiques autant que par les contenus. (voi le protocole, annexe 4)
La planche II et les réponses « nains » :
Cette planche nous révèle la problématique narcissique du sujet, la succession des
réponses dévoilant déjà la problématique d’individuation.
Inutile d’insister sur la connotation péjorative et dévalorisante du terme « nain » qu’elle
semble ignorer, négliger, comme si les mots, pris au pied de la lettre, ne recevaient pas
l’imprégnation puissante de l’affect286. Pourtant ces contenus dépréciateurs, qui révèlent
la honte, affect narcissique par excellence, émaillent le protocole : « bonnets d’âne,
comme on mettait aux enfant ». Mais leur dimension dépressiogène est masquée par la
défense maniaque qui lui permet de retourner en son contraire l’affect dépressif : les
« petits nains dansent. » Que représentent-ils ? Une image de soi dévalorisée ? une
attaque indirecte d’autrui, dans une représentation isolée de l’affect ? Une réaction
hypomaniaque, à travers un contenu qui peut aussi bien être interprété comme ludique ?
Cette danse cache t-elle tant bien que mal une dévalorisation de soi, perçu comme
anormalement petit ?
286
Marty (1963) et Mac Dougall (1982) font le constat de cette démétaphorisation (ou plutôt de cette nonmétaphorisation) du corps et du langage.
145
L’agressivité est niée, évacuée « hors psyché » dirait Mac Dougall, et renversée en
une réponse COP287 : ils se tapent dans les mains.
La réponse 4 n’est autre que le récit du stade du miroir : la découverte de l’image
de soi, concomitante de la séparation d’avec autrui : ce « récit des origines » apparaît dans
d’autres protocoles d’alexithymiques : par exemple chez Ludivine, ou chez Constance à la
pl VIII, où l’angoisse est l’objet d’une dénégation massive : « le félin il est serein, il y a
pas de danger … il est pas du tout inquiet ».
La planche IV est, pour Alexia comme pour les cinq autres candidates du groupe
test, le support d’une image maternelle archaïque, d’une autorité toute-puissante plus que
de l’autorité symbolique paternelle, différenciatrice et oedipienne. Cette imago maternelle
archaïque, toute-puissante et terrifiante pour n’être jamais limitée par un père qui
s’affirme288donne lieu à l’expression d’une agressivité sadique, puis à un gel des motions
pulsionnelles à travers un contenu Ge de mauvaise qualité formelle, ce qui en dit long sur
la défaillance du contenant interne. La tentative échouée de recourir à l’intellectualisation
et le contenu vague évoquent ici un contenant maternel source d’angoisse et de
frustration. En outre, l’évitement du D4 à cette planche traduit, selon l’analyse de
Chabert, une tentative « de refoulement d’une problématique d’ordre sexuel »289.
Parmi les réponses considérées comme les plus projectives290 selon Exner (2000),
Castro et Smith291, Alexia nous donne accès à une image d’elle-même fluctuante et
négative malgré ses défenses narcissiques : les deux réponses à la pl V illustrent les
mécanismes de clivage, avec un mouvement de chute qui succède à un mouvement
d’ascension, et l’image d’une feuille morte qui tombe, précédée par celle, plus valorisée
narcissiquement, d’un papillon en plein envol : on retrouve ce double mouvement, chute/
ascension chez Constance mais aussi chez d’autres sujets alexithymiques, témoignant de
la confusion, de la lutte interne et du conflit concernant l’image de soi, conflit déjà révélé
dans la présence simultanée de défenses narcissiques et de réponses Vista et MOR.
La dynamique de cette planche révèle donc le clivage et la fragilité de l’image de soi,
évoquant les fonctionnements limites décrits par Green(1990) ou Mac Dougall (1982) :
après un choc larvé (longue latence), vient le papillon en plein envol auquel succède une
feuille morte en train de tomber. S’agit-il, d’une part de ce qu’elle souhaiterait être et
d’autre part de ce qu’elle a le sentiment d’être actuellement, à travers une image végétale,
dévitalisée ? ou le papillon en plein envol est-il ce qu’elle semble être, à ses yeux et aux
yeux des autres grâce aux défenses narcissiques : une jeune femme dynamique,
réussissant brillamment ses études et partageant ses loisirs entre escalade et autres sports ?
et à côté de cette représentation consciente, intellectuelle, celle de la feuille morte
287
Une réponse est cotée COP au Système Intégré lorsqu’un mouvement donne lieu à « une interaction
entre deux ou plusieurs objets » et que celle-ci est « nettement bienveillante, de coopération ou d’entraide »
Exner, J. E (1996, p. 65), éd de 2001.
288
Mac Dougall (1989) parle chez ces sujets d’une mère interne ayant un besoin vital de son enfant, le père
étant souvent perçu « comme celui qui a accepté son exclusion du cercle, fermé, entre mère et enfant » (p.
148). Sans ce tiers, nul séparation n’est possible, nul accès au langage, n’est-à-dire à la nécessité et au
moyen de ‘parler’ son désir.
289
C. Chabert (1983 p. 104)
290
Réponses H et M de mauvaise qualité formelle et réponses morides (MOR).
291
Cours dispensés à l’EPP, 2005-2006.
146
apparaîtrait comme l’image affective de soi, mobilisée par la couleur (achromatique), et
témoignant d’une dépression fondamentale ?292
Quoiqu’il en soit, la fragilité se retrouve dans la juxtaposition de reflets (Fr+rF) et de
réponses morbides (MOR), qui traduisent un conflit narcissique chez le sujet. Cette
configuration montre bien que « si les objets sont perçus dans leur toute puissance
magnifiée ou dans leur décrépitude humiliante, c’est qu’ils sont le reflet des images
contradictoires que le sujet a de lui-même »293 (référence Chabert)
Malgré des défenses importantes, Alexia nous donne accès à sa problématique,
notamment par sa réactivité mal maîtrisée aux planches pastel, à valence régressive. Les
bébés souris qui viennent de naître, (pl VIII) au-delà d’une utilisation assez conformiste
de la couleur (le rose évoquant la chair du bébé souris ou du nouveau-né), donnent lieu à
une représentation disproportionnée par rapport à la taille réelle des parties de la planche :
ils escaladent une montagne. Ceci est peut-être révélateur d’un vécu précoce, la montagne
apparaissant comme une image maternelle archaïque froide et difficile à apprivoiser. Les
stalactites de la planche VII traduisaient déjà une imago maternelle froide, par un contenu
à la fois vague et de forme pointue294. Après avoir révélé un sentiment de vulnérabilité,
les réponses d’Alexia expriment l’angoisse de séparation- individuation qui sous-tend ce
vécu.
Malgré une tentative de mise à distance à travers un contenu vague, la planche IX
ranime sa sensibilité au blanc et au rouge. (Diablotins). Enfin, à la dernière planche,
Alexia donne dix réponses où alternent l’expression de défenses étroites et de ses
angoisses. Malgré le découpage de ces planches couleurs, dans le but de maîtriser les
affects potentiellement envahissants si on les aborde de façon globale, Alexia ne parvient
pas toujours à maintenir un courant d’associations de bonne qualité, les réponses plaquées
alternant avec des projections brutales qui traduisent des conflits non résolus. Ainsi, pl X
apparaissent clairement l’anxiété, la confusion affective et un narcissisme négatif.
Quant au percept humain reconstitué à partir des pieds pl VIII, on constate qu’il est décrit
dans une posture de pendu…
Les deux dernières réponses du protocole nous livrent sa problématique centrale : la
séparation-individuation, problématique présente dans la relation que nous avons avec
elle puisqu’elle multiplie les réponses, alors que nous avions au début du mal à croiser
son regard. Les commentaires à l’enquête témoignent à cet égard d’une quasidésorganisation, tant elle part dans des considérations « limites ». (DR au résumé formel)
« Des personnes prises dans la colle qui essaient de se donner la main mais qui sont collées à je
ne sais pas quoi, au sol. E : la continuité entre les deux couleurs, on passe de l’une à l’autre, le
bleu tire sur le rose, alors comme deux personnes qui seraient prises dans la colle, ou collées au
sol et elles tirent pour s’en dégager. Deux personnes parce qu’il y a deux point d’appui ça peut
être les pieds, les jambes. »
On note une fois encore dans cette réponse que la représentation humaine n’est pas
identifiée sexuellement, et que les personnages sont en train de tomber… caractéristiques
qui se retrouvent dans de nombreuses réponses données par les sujets alexithymiques
Ainsi, chez Alexia, la dépendance à un objet primaire aussi insatisfaisant qu’inattaquable
suscite des défenses rigides (hypervigilance et style cognitif rigidifié), sur un mode
agressif oral, sadique et phallique (réponse 1, 8, …) qui ne suffisent pas à canaliser les
292
Nous formulons des hypothèses interprétatives à partir de l’enseignement reçu sur le Rorschach, de la
méthode proposée par Chabert et de nos diverses lectures sur l’alexithymie.
293
Chabert, C. (1987, p. 112)
294
A l’instar du mollusque avec ses tentacules pointues d’un autre protocole alexithymique.
147
émergences dépressives. Le renforcement de l’enveloppe extérieure du Moi est donc
nécessaire, mais insuffisant, puisque le score Barrière est à peine supérieur au score
Pénétration, qui témoigne de l’intrusion fantasmatique de l’objet. On peut penser qu’elle
est actuellement dans une période de stress (D< Adj D), à la recherche d’une image de soi
pour le moment vulnérable, voire brisée, comme le soulignent entre autre les contenus H
qui, lorsqu’ils ne sont pas partiels ou imaginaires, mettent en scène des personnes en
danger (plongeant ou se noyant, alors que dans sa vie réelle, Alexia passe son temps à
escalader des murs). La thématique de l’appel au secours et l’eau gelée illustre clairement
un vécu d’étayage insuffisant.
2) Le corps désaccordé : Etude du protocole de Constance
Sur le plan clinique, Constance apparaît légèrement apathique, comme sans
énergie, mais elle est coopérante et souriante. Après le test, elle exprime son anxiété :
« c’est… oui je veux bien que vous me donniez les résultats parce que … c’est… enfin
c’est pas très rassurant ces dessins ». Constance a effectivement investi beaucoup
d’énergie dans la passation, livrant un matériel qui dès ce moment nous semble très riche
et dont certains éléments nous font penser qu’elle est alexithymique
L’analyse du cluster de perception de soi et des autres items de notre grille, nous autorise
à dire que l’image du corps de Constance est très archaïque et figée dans une colère
« inimaginable » au sens où elle décrit des fantasmes violents et crus avec beaucoup de
détails et de commentaires sur un ton désaffectivé et que rien, cliniquement, ne la laisse
transparaître. Ce calme toutefois, n’évoque ni la psychose ni la psychopathie, mais plutôt
la fausse « sérénité » que confèrent le clivage et l’externalisation, ou peut-être tout
simplement le vide lié à un manque d’investissement libidinal de soi, d’autrui, de la
réalité présente.
L’ambivalence qui s’exprime massivement dans le protocole se retrouve dans les scores
Ag et COP (3 et 2) et dans l’analyse de l’organisation défensive, caractérisée par le
clivage (pl II, IX…), le déni et le rejet de la figure maternelle.
Cette agressivité décrite est une agressivité agie sur l’autre, mais aussi vécue, subie.
L’objet, présent à travers les angoisses d’intrusion, se distingue par son absence en tant
qu’objet intériorisé. C’est sans doute cette angoisse d’intrusion qui pousse Constance à
avoir ce discours en apparence désaffectivé, qui lui évite de ressentir ce qui constituerait
intérieurement une attaque contre son intégrité narcissique.
Le score de Fischer et Cleveland montre la difficulté de différenciation, les limites entre
soi et l’autre devant être constamment renforcées du fait d’une menace d’intrusion
permanente. Ainsi, planche IV, après avoir délimité un détail peu fréquent interprété
comme un grand bec un peu crochu (agressivité orale à une planche représentant
l’autorité), elle dit « le reste, à part une tâche, je vois pas grand chose, ça part trop dans
tous les sens, c’est trop vague »
Sous l’apparente névrotisation, on retrouve une problématique-limite : Le clivage
vient en lieu et place d’une individuation-séparation intégratrice des bonnes et des
mauvaises parties de l’objet et du soi, comme le montrent les réponses planches II, IX et
X. Ce clivage rend inopérante la triangulation oedipienne qui est en fait une bitriangulation : la différenciation entre les deux objets parentaux n’est pas fondée sur leur
148
sexe ou leur rôle, mais sur le clivage entre le bon et le mauvais, l’inexistence (de la figure
féminine ridiculisée, la « bonne mère » étant inaccessible, perdue ou inexistante), et la
présence dominatrice d’autre part (le scarabée énorme, « une sorte de pouvoir »)
La réponse de la planche II annonce l’importance de ce mécanisme à travers le
manichéïsme entre d’une part le Bon (le rouge) et de l’autre, le mauvais (le noir) à travers
une utilisation de la couleur qui relève à peine du symbolisme personnel. Les deux
réponses successives planche IX confirment le clivage entre une figure maternelle
littéralement attaquée, piétinée, et d’autre part, une double image masculine où le conflit
est envisageable… mais avorte, comme si choisir était impossible : pour qu’il y ait choix,
il faut un « je ». Or chez Constance, ce « je » semble introuvable, en-dehors des moments
d’angoisse.
La dévalorisation de la figure féminine, (pl IX) est la conséquence d’une image
maternelle défaillante dans sa fonction d’étayage. Le déterminant formel de cette réponse
ici ne correspond pas au conformisme de surface de Constance. Très détaillée, cette
réponse est en fait très projective. A propos de ces réponses F+, Chabert dit qu’elles
reflètent la qualité des contours de l’image du corps, et révèlent à la fois la projection
d’images dénigrées et les « efforts pour éviter leur expression trop directe »295. Toutefois,
le déterminant formel rappelle l’importance accordée par le sujet au contour, à
l’enveloppe, en lien direct avec « la constitution du Moi-Peau tel que le définit Anzieu
(1974) »296.
Ce manque de contenant se trouve confirmé par « le petit animal qui tombe dans un trou,
aspiré » (pl VI), suivi d’une « explosion, un mouvement qui part comme ça alors que
l’animal il tombait », puis pl X, des agneaux, des brebis en train de tomber.297
La récurrence du thème de la chute, du vide (« il y a du vide en bas, ils tombent »…) est
frappante. Les deux personnages masculins qui se battent (pl IX), sont en grande
difficulté et l’on peut penser qu’elle parle d’elle lorsqu’elle dit décrit des agneaux qui
«essaient de tout faire pour se rattraper mais ils tombent, ils devaient être en train de
gravir quelque chose, il y a du vide en bas ». On note aussi que les rares identifications
(aux hommes, aux agneaux) sont des identifications plutôt masculines et surtout, à des
paires : deux hommes, deux agneaux. Comme s’il fallait à tout prix être deux pour
survivre. Devant une telle richesse, nous ne chercherons pas à retranscrire tous les
éléments d’analyse présents : la lecture du protocole est suffisamment parlante.
Ce besoin de s’accrocher à l’autre pour éviter de sombrer dans son propre monde interne
est confirmé par le nombre élevé de réponses à la planche X, les commentaires et les
regards fréquents adressés à l’examinateur. L’agressivité est projetée, clivée, et la
dimension dépressive, bien que déniée, perce à tout moment.
On a vu chez Constance que le clivage de la planche II se prolongeait pl X. Des
« agneaux en train de tomber » (image de l’innocence) suivie d’un énorme scarabée
dominateur qui exerce un pouvoir et les fait tomber : renversement des proportions et de
la hiérarchie, l’insecte parvenant à tuer deux mammifères dans une agressivité sadique et
phallique qui s’exprime à travers un pouvoir médusant. Y a t-il ici, en filigrane, une figure
295
Chabert, C. (1983, p. 126)
ibid.
297
Le protocole se trouvant en annexe N6, nous ne retrancrivons pas ici toutes les réponses significatives
dans leur contenu, leur tonalité ou leur succession, qui nous ont permis de rédiger cette synthèse des
éléments saillants. L’annexe sert d’appui et de justification à notre propos
296
149
maternelle archaïque et omnipotente, jamais limitée par une intervention paternelle
progrédiente, donc protectrice ?
L’adhésion à la planche, le manque de conscience d’interprétation, le flou des
limites entre le réel et l’imaginaire confirment que l’on se situe en deçà d’un conflit
oedipien et donc dans une image du corps spécifique, quelle que soit l’adaptation et la
« normalité » apparente de ces sujets.
Constance donne ainsi des réponses très interprétatives sur le ton de l’évidence objective,
comme si elle perdait par instant sa conscience d’être là, de la différence entre réel et
imaginaire. A cet égard, le L < .33 confirme la perte transitoire du sens discriminatoire.
Constance ne peut se décoller de ce qu’elle voit à travers le prisme de son manque. Ne
finit-elle pas en disant qu’elle ne peut « associer les couleurs », et qu’elle ne voit que cet
énorme scarabée dominateur, image archaïque et angoissante révélant sa dépendance à un
objet primaire menaçant et manquant à la fois ?
Dans cette perspective, les éléments d’agressivité sadique (planche IX) viennent masquer
une agressivité orale plus archaïque en lien avec un fantasme de peau-commune :
agressivité orale qui traduit tant l’attaque imaginaire du sein que la peur de cet objet
primaire insatisfaisant dont elle est dépendante.298 (« un grand bec un peu crochu » ;
« thermites » qui vont ronger le bois…)
Constance semble avoir intériorisé un objet maternel peu étayant, peu chaleureux, et ce
manque fondamental engendre colère (réponses S, représentation de relations
conflictuelles) et attaques de la figure féminine (“grotesque”, “niaise”)
A l’impossible processus d’intériorisation se substitue le fantasme d’incorporation
d’un objet maternel tout puissant, indispensable, et donc potentiellement dangereux.
Mais l’agressivité ne peut s’exprimer contre un objet non seulement nécessaire, mais mal
perçu dans sa différence, sans risquer de se détruire soi-même. D’où un déplacement de
l’agressivité, qui n’apparaît qu’à l’analyse dynamique du protocole et non au Résumé
Formel. L’agressivité est ainsi mise à distance sur des objets non humains « un volcan,
une explosion » « des thermites qui vont ronger le bois… »
B Entre clinique et théorie, les images du corps dans l’alexithymie qui nous
sont apparues
1) Le surinvestissement de la frontière, réponse chronique et anachronique
au défaut d’individuation
« Ca fait séparation, comme s’ils étaient collés » (pl.III)
Ces sujets décrits comme incapables de verbaliser leur ressenti, projettent au
Rorschach des images qui disent leur difficultés d’individuation et l’impossible création
d’un espace psychique, contenant pour des contenus fantasmatiques. (Gibello, 1995) Or,
298
Food est d’ailleurs supérieur à la norme, traduisant une « orientation vers la dépendance », le sujet
faisant preuve d’une certaine naïveté dans ses attentes envers autrui et cherchant « à s’en remettre aux
autres pour les étayer ». ces personnes « s’attendent à ce que les autres soient tolérants envers leurs
besoins et prêts à agir selon leurs exigences » Exner, J.E (2003, p. 287)
150
ce lieu pour des fantasmes à soi est la condition sine qua non de l’investissement du corps
comme objet à la fois narcissique et libidinal, refuge et lieu de rencontre, réceptacle des
émotions et lieu d’émergence des pulsions.
Les sujets alexithymiques, selon Mac Dougall, connaissent une incertitude quant à leur
altérité inaliénable et se vivent inconsciemment comme partie du corps maternel. Cette
symbiose ne permet pas l’éclosion d’un je porteur de son propre désir. Il existe un lien
fusionnel à la fois craint et désiré. Cette crainte de perdre son identité subjective est due à
l’incertitude de la distinction entre soi et l’objet. L’alexithymie qu’on l’envisage comme
primaire ou comme défensive, remplirait une double fonction dans l’économie psychique
: D’une part, elle permettrait de tenir à distance des affects que le sujet ne peut élaborer,
faute d’avoir intériorisé un objet capable de métaboliser les éprouvés et de servir de pareexcitateur. Par conséquent il s’agit de se protéger contre une remise en cause de son
identité subjective en établissant une distance vis à vis d’autrui, distance infranchissable
du fait qu’aucun partage émotionnel n’est possible et que le discours opératoire constitue
une barrière étanche. L’alexithymie serait donc une « défense primitive contre le danger
de toute intrusion et de tout risque d’inféodation »299.
D’autre part, l’alexithymie, en gelant toute éprouvé affectif, donc subjectif, permettrait de
ne pas « trahir » la mère pour qui son enfant est une indispensable extension narcissique
(Mac Dougall, 1989). Elle serait un moyen de maintenir le lien fusionnel à la mère, toute
expression d’affect constituant une atteinte de la symbiose en révélant l’existence d’un
sujet différencié du corps et du désir maternel.
Le conformisme (langagier, vestimentaire, comportemental) ici peut se lire d’une
double manière, comme moyen de ne pas heurter la mère par sa propre altérité et de coller
totalement à son attente, et aussi comme conséquence de ce collage : l’enfant ne pouvant
envisager d’avoir un désir propre puisque c’est la survie même de sa mère qui est en jeu.
D’où une confusion entre besoin et désir, entre survie et subjectivité créative.
Ne pas trahir la mère mais éviter à tout prix l’écueil de l’asservissement à autrui par une
indépendance de surface qui cache souvent une véritable dépendance, voire de la
passivité : tel est le paradoxe que nous semblent, au terme de cette étude, incarner les
alexithymiques.
L’image du corps apparaît donc très précocement perturbée, non seulement comme
contenu (appartenant à un Autre, objet du désir de l’Autre) mais comme contenant.
Si l’on reprend les trois niveaux de l’image du corps distingués par Dolto, outre la
distorsion nette de l’image fonctionnelle et érogène, on peut dire qu’une distorsion plus
profonde encore sous-tend le fonctionnement alexithymique, dans lequel le futur adulte
ne pourra pas exprimer son désir propre, à la première personne. La question d’une
atteinte narcissique profonde est soulevée, comme on l’a vu dans la discussion. Ce
narcissisme d’emprunt, résultant du faux-self, ce manque d’investissement de soi
évoquent ce que décrit Dolto (voir partie théorique). Toutefois cette distorsion de l’image
de base serait d’après nous plutôt le résultat, chez les alexithymiques sains, de la fragilité
globale de l’image du corps (notamment fonctionnelle et érogène) plutôt qu’une menace
directe de l’existence, dans la mesure où ces sujets ne sont ni psychotiques ni patients
somatiques. On ne peut que constater que, bien qu’ardue et tardive, l’unification du corps
est accessible et que malgré quelques difficultés la projection représentations humaines
demeure possible.
299
Mac Dougall, J. (1982, p. 157)
151
Image de base présente donc, mais avec quelques hésitations parfois, comme
si tout était lié au point que l’impossible accès à une image fonctionnelle et érogène
rendait moins évidente la conscience de sa propre identité. Dejours ne dit-il pas que
« quand le corps se dérobe, la subjectivité s’efface » ?300
2) La confusion et l’agressivité, éléments clés pour comprendre l’image du
corps dans une problématique pré-oedipienne
« Deux petites bestioles pas très terriennes. Qui s’engueulent. La
bouche, un peu déformée, les sourcils froncés, les antennes sur la tête.
Des espèces de mollusques en train de s’engueuler. D’ailleurs c’est plus
noir au milieu, si on veut y voir une symbolique. Elles s’engueulent. La
bouche tordue, comme si elles fronçaient les sourcils sauf que ces
bestioles-là n’ont pas de sourcils. »
(Julie planche X)
Confusion et agressivité intéressent l’image du corps en témoignant de la destructivité
inélaborée qui sourd chez ces sujets.
Le manque d’espace transitionnel explique sans doute l’agressivité déplacée qui émaille
les protocoles : « un avion de chasse, de la fumée, une explosion », « un sanglier
découpé ».
Ce manque d’environnement interne et d’espace entre soi et autrui, cette angoisse de ne
pas contrôler sa propre vie, cette sensation d’étouffement se lit notamment au travers de
réponses telles que « des animaux happés dans un trou », ou encore « un bébé dans son
couffin, la tête un peu relevée, il étouffe » (Julie, planche VIII, dans une découpe), « un
masque à gaz, de la fumée » (contenu dont il faut noter qu’il est vague, et que le sujet s’en
protège par un masque, barrière contre la pénétration …).
La confusion et le chaos affectifs contribuent donc à expliquer l’agressivité
repérée à travers la grille de Rausch de Traubenberg. Cette agressivité non liée, très
archaïque et réprimée, se répercute sur l’image du corps, et est en retour intensifiée par la
perception de sa propre vulnérabilité et les angoisses d’intrusion qui accompagnent le
manque d’individuation.
Comment le sujet qui manque d’une image du corps stable et sécurisante pourraitil avoir les moyens et l’empathie envers soi-même nécessaires pour identifier clairement
ses affects ? Or les affects constituent le trait d’union entre corps biologique et corps
libidinal. Leur élaboration impossible coupe les représentations du sujet de ses racines
pulsionnelles : intellectualisation et abstraction remplacent alors la véritable mentalisation
qui est intégration des mouvements internes. Ainsi les nombreuses réponses des
protocoles ne sont pas synonyme d’une sublimation des pulsions dans la mentalisation,
mais plutôt d’un refuge dans l’abstraction, définie par Andronikof (1990) comme
mécanisme d’anti-symbolisation. Autrement dit les réponses au Rorschach véhiculent des
images du corps marquées par le vide.
On sait pourtant que l’activité mentale, est « renarcissisante » au sens où elle permet de
métaboliser et mettre à distance les éventuelles intrusions de l’objet, les émotions qu’il
suscite. Mais ici, exactement comme les défenses narcissiques constituent un
« narcissisme d’emprunt », (voir p. 151), ces représentations constituent non pas un
300
Dejours, C. (2001, p. 154)
152
moyen pour le sujet d’élaborer son vécu, mais une pensée d’emprunt301 dont il nous fait
part par souci d’obéissance à la consigne.
Ces défenses narcissiques, associées à des réponses singulières montre que l’agir sert
d’exutoire pour une agressivité que le sujet alexithymique ne peut, ni contenir faute d’un
objet interne suffisamment solide, ni exprimer ouvertement sans risquer de se perdre luimême. La différenciation sujet-objet insuffisante ne lui permet pas de retourner cette
agressivité non médiatisée contre autrui, même si l’on peut considérer que cette incapacité
à communiquer constitue une forme de violence envers l’autre, dans la relation affective.
Cette confusion affective est corrélée dans les protocoles à une internalisation
importante des affects. Ni élaborés, ni libérés en raison d’un Moi-Peau insuffisamment
solide, les affects, étouffés, sont re-somatisés, et perçus comme une menace pour le sujet
qui ne peut que les fuir ou s’y perdre, comme s’il manquait cet espace transitionnel
permettant de les aborder à partir d’une base sécure et avec une certaine marge de liberté.
Cette internalisation accroît donc en retour la confusion en donnant lieu à un
mélange de colère et de tristesse larvées éprouvées sous forme d’un ressenti corporel
impossible à mettre en mots.
Laisser les affects en friche à l’intérieur et s’accrocher au monde extérieur, s’y
jeter à corps perdu permet donc de fuir une agressivité interne par définition « débridée »,
puisque que contenue dans aucun contenant symbolique suffisant.
Alors ce vécu d’agressivité, lié à une image du corps insuffisamment contenante, rétroagit
sur cette image, à défaut d’être mentalisé. L’image du corps est donc instable, susceptible
de variations qui n’ont d’égale que les oscillations de l’estime de soi observée dans les
protocoles d’alexithymiques ou de fonctionnements limites. L’image du corps est floue
(feuille, voiles, silhouette…) ce qui renforce la difficulté à métaboliser sereinement les
affects, créant un cercle vicieux où image du corps et dynamique affective sont
inextricablement liés. L’analyse qualitative et le Résumé Formel en témoignent.
Quel rôle tient donc cette confusion dans l’image du corps ? Est-elle seulement
incapacité à mettre de l’ordre dans le vécu du corps, ou aussi défense pour ne pas
percevoir les indices physiologiques d’affects intolérables ?
« Le rôle de la confusion n’est pas moins important que celui du clivage »302 dans le
fonctionnement opératoire, y compris en ce qui concerne l’image du corps, semble-t-il.
La confusion affective découle d’un moi mal différencié, mais gêne en retour
l’individuation.
Nous avons compris la confusion comme le résultat de l’internalisation des affects. M.
Klein (1966), à propos de l’identification projective, l’envisage plutôt comme une
défense : elle éviterait au sujet de s’identifier à sa réalité affective. Or parmi les divers
mécanismes de défenses repérés, nous avons retrouvé l’identification projective dans
plusieurs protocoles. L’idée d’une confusion défensive se confirme lorsqu’une des jeunes
femmes nous dit « Je ne vois pas, ce n’est pas clair, j’arrive pas à bien distinguer », se
focalisant sur une petite partie du contour de la tâche.
Klein (1966) insiste sur la confusion entre haine et amour chez le tout-petit. Le sujet mal
différencié de l’autre, distingue mal entre ses affects, ne pouvant élaborer la perte d’un
301
302
nous « empruntons » ici l’expression de R. Debray (2005) concernant la pensée opératoire.
Green, A. (1990, p. 160)
153
objet à la fois indispensable et insatisfaisant. Or, la confusion affective de l’alexithymique
semblent majorée lorsqu’il s’agit d’agressivité, comme si l’alexithymique non patient
psychiatrique ne pouvait s’autoriser à exprimer une colère, non pas tant en raison de la
culpabilité qui en découlerait303, mais parce qu’il risquerait de tout détruire, comme si
cette colère n’avait pas de fond304. Or, il apparaît effectivement dans les protocoles, que
l’agressivité mobilise des défenses opératoires massives, les réponses les plus descriptives
et factuelles succédant aux interprétations hyper détaillées et de mauvaise qualité
formelle.
Autrement dit « une pensée claire n’est (pas) possible comme si les processus de
pensée étaient chargés »305 d’affects si intenses que le Moi était forcé de recourir au
clivage pour s’en dégager. C’est donc pour une raison bien plus primaire et bien moins
« surmoïque » que l’agressivité ne peut être assumée consciemment et perce brutalement,
au point de rendre le discours du sujet presque déviant (voire, annexe 4, protocole de
Constance). L’alexithymique, en son image du corps mal différenciée, semble ne
pouvoir élaborer l’ambivalence, condition de l’individuation, et croire encore
magiquement à la toute-puissance de sa destructivité, comme s’il pressentait en lui
sans en avoir vraiment conscience des forces de déliaison dévastatrices : Que le
clivage s’écroule, et c’est la confusion.
L’agressivité, au cœur de l’image du corps alexithymique, connaît donc plusieurs
destins : évacuée, déplacée, isolée ou encore éjectée dans le monde externe, elle se
retrouve donc à la périphérie du psychisme, laissant un blanc dans la représentation. Ainsi
l’ambivalence de Constance s’exprime à travers des figures féminines dévalorisées,
suivies de la mise en scène d’un conflit entre deux hommes qui laisse entrevoir une
tentative d’identification à une figure masculine. L’identification est alors conflictuelle,
« inconfortable », mais vaguement possible, contrairement à l’identification féminine
(grotesque, niaise…) 306, vectrice de trop de haine.
Cette agressivité est donc primaire, archaïque, et non oedipienne : les réponses S révèlent
un vécu de manque et de frustration qui laisse son empreinte de rage, trace en creux
indélébile, invalidante pour le narcissisme du sujet et qui porte atteinte à l’image qu’il a
de lui, sans pourtant passer par l’élaboration consciente de la culpabilité. Alexia nous
révèle d’ailleurs que l’on est, comme pour toute problématique narcissique, dans le
registre de la honte (nains, bonnet d’âne…). Autrement dit, là encore, les défenses
narcissiques ne « servent » à rien, elles sont comme détournées de leur fonction, déviées,
«hors sujet » en quelque sorte.
En résumé, ce vécu corporel mal différencié conduit à une lutte permanente et
paradoxale pour éviter le conflit. Les éléments de l’iamge du corps dans l’alexithymie
traduisent une lutte acharnée contre l’ambivalence liée peut-être à une séparation vécue
trop brutalement, non médiatisée, et qui pousse le sujet à maintenir une illusion de
symbiose. Parallèlement et parce que l’image de base du corps est en place, le sujet
n’étant pas psychotique, on observe un renforcement des limites, tentative de
différenciation, alors même qu’il aspire à un état fusionnel idyllique où plus aucun désir
ne le trouble.
303
Culpabilité qui existe au moins par conformisme, lorsque l’alexithymie n’est pas corrélée à une
pathologie psychotique ou à des traits psychopathiques.
304
Cf les nombreuses réponses S, témoins de cette sensibilité au vide, au trou, au lacunaire
305
Green, A. (1990, p. 160)
306
Voir les réponses 17 et 18, pl IX, dans son protocole, annexe 6.
154
L’alexithymique primaire aurait-il connu une mère trop présente, trop adorante, puis
brutalement et incompréhensiblement absente, émotionnellement ou physiquement ?
Quoiqu’il en soit, au fil des images du corps qui émergent dans les réponses, on
comprend l’alexithymie comme un mécanisme à la fois vital et mortifère, cause des
difficultés de représentation du sujet et conséquence de l’impossible métabolisation des
affects. Ces affects sont notamment un vécu archaïque d’envie et d’agressivité, demeurés
à l’état de contenus Bêta (Bion, 1962) non repris dans les échanges précoces dans un bain
de paroles et d’émotions maternelles suffisamment contenant pour les rendre acceptables.
Ce défaut primaire de mentalisation devient donc l’ultime recours contre la
désintégration, défense obligée et chronique, quelles que soient par ailleurs les ressources
cognitives et les apparentes capacités de symbolisation du sujet.
3) Une superposition de feuillets :
La situation projective révèle donc une extrême sensibilité à l’intrusion
immédiatement suivie d’une angoisse de perte.
Sous les silences des temps de latence et les « je ne vois rien », nous avons perçu de
l’agressivité, attaque des liens, attaque de la relation, attaque des affects avant même
qu’ils n’émergent. L’importance de la critique, dans plusieurs protocoless (critiques de la
planche, de sa propre perception, critiques de mauvaises parties de l’objet projetées)
rappelle ce qui est en jeu dans l’alexithymie, les deux seules issues possibles : ne plus rien
sentir ou s’effondrer, se couper des affects ou sombrer dans la psychose. D’où cette
attaque des liens : autrement dit, il apparaît clairement chez ces sujets qu’il n’y a pas
d’autre alternative que : « désorganisation du moi ou déliaison critique ». Alors, coûte que
coûte, elles se rattrapent à la déliaison, dont Bion (1962 ; 1967) a si bien montré les
répercussions sur les capacités à penser les affects.
Sous le silence, donc, de l’agressivité ; et sous cette agressivité, de l’angoisse : peur d’être
englouti, indéfiniment collé, peur d’être dévoré et donc de devoir être dévorant pour ne
pas être avalé par l’objet primaire.
Sous cette double angoisse, sous ce dilemme entre crainte d’être envahi et angoisse de
perte, nous avons cru percevoir ce désir de fusion et d’apaisement dont parle Mac
Dougall, désir d’un état de tension minimal sans cesse contrarié par les affects qui sont
vécus comme « des griffes », « pinces », « piques », physiquement angoissantes pour le
sujet et qui se gravent sans doute dans l’image du corps du futur adulte.
C’est ce désir à la fois dangereux et irréalisable qui renforcerait les défenses
alexithymiques et les barrières. Parce qu’il est désir, d’abord, c’est-à-dire atteinte portée
au narcissisme primaire omnipotent. Ensuite parce qu’il est irréalisable : on ne retourne
jamais à la symbiose primitive. Enfin parce qu’il est dangereux, désir d’un mouvement
régrédient synonyme de mort.
Aussi le surinvestissement de la frontière peut se lire comme la recherche d’une
distance qui lui permette de se sentir à l’abri de la double menace d’invasion et de perte
définitive. Green explique en effet que, « s’il y a lutte contre l’intrusion envahissante,
c’est qu’il y a peut-être désir secret d’être réduit à la passivité totale du bébé dans le
ventre de sa mère, ce qui pourrait se traduire aussi bien par le désir d’envahir la mère,
d’occuper totalement son corps. »307 Et de même, si l’abandon est tant redouté, c’est sans
doute « parce qu’il y a un désir d’abandonner l’objet pour se réfugier dans une auto307
Green, A. (1990, p. 67)
155
suffisance mythique qui délivrera le sujet de toutes les variations que l’objet lui fera
subir »308 inévitablement, ne serait-ce que parce qu’il est autre mais aussi parce qu’il est
indisponible émotionnellement. (Corcos et al, 2003)
L’image en négatif d’un objet primaire insatisfaisant happe semble-t-il toute l’énergie
libidinale ainsi détournée du corps comme lieu de plaisir et d’échange, d’émotions et de
sensualité. Pour reprendre la métaphore de McDougall (1982) ce corps semble être une
scène vide dont les personnages et affects se sont évanouis, absentés longuement mais qui
existent. L’alexithymie semble liée à une problématique orale si massive que le sujet n’a
pas, aujourd’hui, les mots pour le dire. Ni même de corps libidinal pour les vivre. L’accès
au langage et au symbolique n’est-il pas le résultat de l’élaboration de la position
dépressive ? (Bion, 1955, cité par Green, 1990) Comment trouver les mots, dès lors, si
l’on est « déprimé essentiel », s’il manque l’investissement narcissique nécessaire pour
avoir envie de désirer, puis accepter d’avoir à formuler son désir ? (Mc Dougall, 1982)
Conclusion : Le corps manquant de l’alexithymique
« Quand le corps se dérobe, la subjectivité s’efface. » Quand la subjectivité s’efface,
comme elle s’absente dans l’alexithymie, on peut supposer « quelque chose de
particulier » concernant le corps et sa perception. Que s’est-il passé ? Quelle image
du corps est encore possible lorsque le sujet est introuvable comme c’est le cas dans
l’alexithymie ?
Quelle vue synthétique de l’image du corps de l’alexithymique peut-on retenir des
données apportées par le Rorschach ? Peut-être tout d’abord la singularité de chaque sujet
alexithymique. Sur des fonds de personnalité et dans des contextes différents chacun
d’eux a mis en place un fonctionnement singulier bien que désigné d’un terme générique
et en dépit de son apparence précisément lisse et factuelle.
L’image du corps semble instable, agitée par une ambivalence et des conflits
internes que le sujet ne parvient pas à élaborer. Cette image apparaît marquée par le doute
concernant sa propre valeur, la lutte pour le maintien de l’intégrité, le surinvestissement
des frontières et l’échec des défenses narcissiques qui laissent percer des sentiments
d’impuissance et de vide, ainsi que la colère contre un environnement défaillant et
indispensable. (En témoignent le clivage narcissique et les tendances dépressives qui
émaillent le protocole de Constance)
Nous avons pu confronter nos hypothèses à la réalité du terrain et à diverses
théories, constatant effectivement chez ces sujets à la fois la présence et l’échec des
défenses narcissiques, tentative de rétablissement (ou d’établissement) des frontières du
Moi. Le surinvestissement de la frontière ne suffit pas à maintenir un sentiment de
sécurité interne et une image de soi stable, mais conduit à un désinvestissement de
l’image du corps comme contenu, toute l’énergie étant investie à la frontière pour
préserver un intégrité narcissique de base ; nous avons repéré également une imago
maternelle archaïque anxiogène inélaborable malgré une apparente organisation
oedipienne ; le dysfonctionnement du préconscient (Marty) ; l’absence de tiers
symbolisant, de processus tertiaires faisant le lien entre processus primaires et secondaires
(Green, 1990) empêcherait cette différenciation consciente des images parentales de
rétroagir sur le vécu émotionnel et inconscient. Enfin, conséquence sans doute de cette
problématique de séparation, nous avons trouvé dans les protocoles une identification
308
ibid.
156
féminine sinon impossible, du moins superficielle, plaquée, comme si l’accès à son propre
corps était barré par l’impossible érogénéisation de celui-ci.
Idéalisation, déni, clivage, reduplication projective, agressivité orale et
phallique309, confusion émotionnelle, évitement, intellectualisation font de l’alexithymie
un patchwork où s’entremêlent de « fausses » défenses narcissiques, des coquilles
autistiques, des éléments dépressifs, patchwork mal unifié et en quelque sorte insensé
pour le sujet lui-même. En témoigne l’accrochage à l’axe de symétrie, tentative pour
trouver au dehors ce qui fait défaut au plan de l’imaginaire : un axe vertical à partir
duquel s’autonomiser.
Moi-poulpe et moi-crustacé de Tustin, moi-peau passoire et cuirasse musculaire,
les expressions ne manquent pas dans la littérature pour tenter de qualifier ce qui est à la
base de la vie psychique du futur adulte : son image du corps, censée être le rappel
rassurant de la différence moi-autrui et la condition de relations qui ne soient ni fusion
mortifère, ni conflit permanent.
Les travaux d’Anzieu nous ont aidée à décrire l’impossible passage d’un Moi-corps, d’un
Moi-peau à un Moi-pensant qui ne soit pas déconnecté de sa source corporelle. Le Moipeau nous sert ici à nommer ce qui fait défaut chez l’alexithymique, à mettre des mots sur
ce qui précisément, reste pour lui innommable. Et c’est en sa fonction contenante et pareexcitatrice, avant tout, que ce Moi-Peau est défaillant, bloquant du même coup ses six
autres fonctions et le processus de séparation-individuation du sujet.
Les conceptions de Dejours sur les lacunes de la subversion libidinale nous ont aidé à
montrer comment l’image du corps et ses avatars sont au cœur du fonctionnement
alexithymique. Le préconscient n’ayant pas d’épaisseur, le corps libidinal ne peut advenir,
et cette inexistence confirme l’échec d’un processus qui permet normalement à chacun de
s’approprier son corps et d’accéder au statut de sujet porteur de désir. Ici encore, le Nomdu Père apparaît plus comme une enveloppe vide que comme une métaphore active, ainsi
qu’en témoignent les imagos maternelles inquiétantes et parfois violemment attaquées,
projetées dans les tâches de Rorschach.
Winnicott (1956, 1971), enfin, à travers la notion de personnalisation, nous a aidée à nous
représenter un peu plus le vécu corporel de ces sujets qui semblent ne pas habiter ce
corps, et parler « d’ailleurs » que de l’intérieur d’eux-mêmes.
Malgré des divergences entre approche clinique, Rorschach et TAS, nous avons
trouvé un fil, une cohérence entre les protocoles, qui les distinguent de ceux des
Toutefois nous avons montré que le Rorschach permettait de cerner des éléments
récurrents dans la représentation du corps de ces sujets. La diversité des réponses et de
leur qualité au sein d’un même protocole nous pousse à considérer avec Schilder (1968)
que l’image du corps est plus un processus en permanente structuration qu’une structure
immuable.
Ainsi les représentations partielles « mal » perçues alternent avec des moments
d’intégration du corps qui montrent que l’image du corps n’est pas morcelée, mais qu’elle
porte les traces des difficultés d’élaboration et de mentalisation des affects.
Comme si le rapproché émotionnel constituait une menace de dilution, le partage
affectif, plaisir ou souffrance, est vecteur d’une angoisse inimaginable, celle de voir
s’évanouir les limites du soi. Enveloppe du corps fragile, au point d’être remisE en cause
309
Green (1992) rappelle l’intrication des buts génitaux et prégénitaux dans les fonctionnements limites.
157
dans son identité en cas de trop grand rapproché ? L’image du corps alexithymique
semble bien marquée du sceau de cette fusion fantasmatique, à la fois crainte et détestée.
Les indices glanés au cours de cette recherche, nous ont mis concrètement face à cette
angoisse de la fusion, qui sourd sous une image et un rapport au corps peu intime,
désaffectivé, froid, mais tenant lieu de bouclier contre l’intrusion de l’objet –toujours
possible en effet lorsque le sujet n’a pas apprivoisé sa propre temporalité corporelle.
Comment être certain, dans un tel fonctionnement qui conserve toutes les
apparences du « normal », et où l’issue même du délire est barrée, que le corps ne se
mette pas à délirer en silence à la place du je ? N’y a-t-il pas dans ces désorganisations
somatiques (Marty,1963 ; 1980), quelque chose de fou, d’insensé, par défaut,
précisément, sorte de « folie triste »310 qui se grave dans le corps ?
Alors que nous refermons pour un temps cette étude, les sujets alexithymiques
rencontrés nous reviennent en mémoire et, nourrie de leur protocoles, nous nous les
représentons d’une autre manière. Leur incapacité à identifier leur ressenti nous apparaît
comme une sorte de sidération émotionnelle qui se serait enkystée et qu’ils auraient eux
mêmes oubliés. Comme si les alexithymiques, par ailleurs non patients, étaient parfois
« écorchés » à l’intérieur, trop à vif pour hytériser leur blessures, les intégrer, les côtoyer au
point de vivre avec et d’en tirer des symtpômes-métaphores. Drame sans trame, à
l'inverse de l'hystérie, l’alexithymie n’autoriserait chez ces sujets ni la folie, ni le retrait
complet et autistique. On dit que les déprimés essentiels maintiennent une adaptation de
surface, à défaut d’inventer leur propre mode de vie. Et qu’il sont vulnérables à la
décompensation somatique, comme si seul le corps pouvait délirer. Nous nous demandons
dans quelle mesure ce « pas assez », ce défaut d’investissement, que l’on dit ancré dans
un défaut de pare-excitation, n’a pas été, par conséquent, un trop plein qui n’a pas trouvé
d’écho. Un trop d’affects, un trop de vie qui ne s’est investi nulle part. Pas de bruit, pas de
folie. Peut-être le silence des alexithymiques vient-il de ce qu'ils pressentent
inconsciemment pour certains d'entre eux que la tâche est trop vaste, qu'il y a tant à dire
qu'il vaut mieux peut-être se taire, car on ne pourrait que biaiser la vérité. Comme si une
conscience aiguë d’une certaine absurdité, l’absurdité de l’affect non partagé avec les
premiers objets, les faisait renoncer à comprendre, à combattre, à se perdre en luttes
« vaines ». Les mots ne sont pas venus lier les affects et permettre l'échange émotionnel,
maintenant "c'est trop tard". On ressent à leur contact comme un vécu de fatalité, qu'euxmêmes n’éprouvent pas.
Nous pourrions encore en dire long sur les images du corps qui se manifestent par
mille signes discrets autant qu’à travers des réponses presque crues. L’alexithymie nous
apparaît plus que jamais comme une des voies pour éclairer les enjeux du développement
précoce et l’indissociabilité chez l’être humain du cognitif et de l’affectif, du narcissique
et du relationnel, du corps et de l’âme, du besoin et du désir.
Mais il nous faut aborder les limites de cette étude et conclure ce travail.
310
Expression de Corcos, et al (2003)
158
III - Limites et critiques de la recherche
•
Biais inhérents à la réalisation d’un mémoire-thèse
La psychologie expérimentale a mis en évidence des biais inhérents à la situation de
recherche : L’effet Rosenthal, de première impression, de générosité, de régression vers la
moyenne, et son corrélat, la recherche d’une cohérence logique.
Nous avons particulièrement ressenti l’effet de première impression : le premier contact
avec nos candidates ayant suscité une impression dont nous avons certainement eu du mal
à nous défaire lors de l’analyse qualitative, et ce d’autant plus que :
1. Nous menions notre première recherche
2. L’identification inconsciente et donc les projections étaient d’autant plus importantes
que les candidates étaient plus jeunes que nous-même de seulement quelques années.
Nous avons consciemment recherché la rigueur, de manière à limiter la tendance qui
consiste à trouver ce que l’on cherche (effet Rosenthal), toutefois il se peut que nos désirs
et nos attentes aient influencé notre analyse des données projectives.
•
Limites concernant la constitution de l’échantillon
Une limite importante de cette étude, qui doit nous faire considérer les résultats avec
prudence, est la petitesse de l’échantillon qui, bien qu’homogène, est trop restreint pour
nous permettre de tirer des conclusions généralisables au plan statistique.
Au plan qualitatif, cet échantillon n’est pas représentatif de cette tranche d’âge dans la
population générale, la majorité des candidates suivant des études supérieures.
De plus, ce groupe est constitué d’alexithymiques à la TAS-20, or on sait que ce score
évolue. Nous ne sommes pas en mesure de dire lesquelles étaient alexithymiques
secondaires et lesquelles étaient alexithymiques primaires.
Cette indistinction entre alexithymie primaire et secondaire explique peut-être certains
résultats non significatifs, et est quoiqu’il en soit un obstacle pour leur implication
pratique.
•
Limites concernant les outils choisis et leur utilisation
D’après Porcelli (2002), le Rorschach serait plus sensible aux particularités du
fonctionnement cognitif qu’aux caractéristiques émotionnelles. Toutefois nous pensons
que cette limite est nuancée du fait que l’image du corps, pour être très archaïque, est à la
fois cognitive et émotionnelle, et en outre, cet élément nous semble pouvoir être nuancé
par le recours complémentaire à l’approche psychanalytique de l’Ecole française..
Bien qu’ils soient fréquemment utilisés conjointement, Rorschach et TAS-20
renvoient à des cadres théoriques différents, ce qui peut induire une confusion dans la
définition de la variable étudiée.
Enfin, en raison de certains impératifs de forme, nous n’avons pu rendre compte
ici des protocoles témoins, autant qu’il aurait été souhaitable de le faire, afin de nuancer
nos conclusions ou de mieux établir la différence par rapport aux protocoles des sujets
159
alexithymiques. Nous avons du nous contenter de les utiliser comme point de
comparaison sans en fournir une analyse qualitative qui aurait montré la différence de
problématique, et la plus grande souplesse des aménagements défensifs ainsi que la
présence de moments dépressifs, adaptés à la symbolique latente et en général transitoire.
•
Limites éthiques
De quel droit investiguer une dimension dont nous considérons plus ou moins
explicitement qu’elle est pathologique, chez des sujets qui n’expriment aucune plainte ?
On peut certes invoquer ce que Brengard appelle la « clinique de la non-demande » 311.
Les alexithymiques ont précisément un problème de verbalisation, aussi peut-on voir
comme une cruelle l’ironie la volonté d’attendre qu’ils se manifestent. Il s’agit d’un débat
éthique qui engage notre vision du rôle de psychologue et donc notre conception de
l’existence, de la liberté et de la volonté individuelle. Nous n’en ferons pas le tour ici
puisque la question se pose en termes de recherche et non de prise en charge. Les
restitutions ont été faites dans le souci de ne pas déstabiliser le sujet et même plutôt de
mettre l’accent sur les éléments positifs. A cet égard, le Système Intégré, par les données
quantitatives du Résumé formel, permet de cibler rapidement le type de ressources de
l’individu, son fonctionnement psychique, un éventuel stress réactionnel. En aucun cas il
n’a été question de chercher à leur faire prendre conscience d’une difficulté chez elles, car
en tant qu’étudiante et chercheuse cela ne relevait ni de nos compétences ni de notre rôle.
En revanche le service comme nous-mêmes nous tenons à la disposition des candidates si
elles ont des questions.
IV - Implications pratiques de cette recherche :
Notre étude s’inscrit globalement dans le registre des recherches concernant les
problématiques limites. L’image du corps alexithymique semble confirmer à quel point
les certaines théories psychanalytiques post-freudiennes (Winnicott, Fédida, Anzieu,
Green…) sont utiles au psychologue et au futur psychologue : Oui on peut dire que le
moi-peau est mal ancré chez ces sujets, que c’est la frontière qu’ils investissent, comme
aux aguets face à des dangers qu’ils croient extérieurs et pour fuir des ressentis internes
dangereux. Oui, ces sujets sont à la limite, mais la limite n’est pas un fil, c’est un vaste
espace entre psychose et névrose où s’entremêlent sans s’intégrer processus primaires et
secondaires, plaqués ex nihilo, comme si le préconscient, effectivement, renonçait à lier
un vécu jamais représenté.
Quelles sont donc les implications pratique de cette recherche ?
1. Dans le domaine de la recherche : Direction de recherches futures
L’intérêt de cette recherche réside dans le fait que ce travail peut s’inscrire dans un
ensemble d’investigations futures en constituant une sorte d’ « étude pilote », à améliorer,
approfondir mais on dont on peut s’inspirer pour en accroître la portée quantitative
(échantillons plus larges) et qualitatives. Les quelques résultats statistiquement
significatifs, malgré la taille réduite de l’échantillon, ont orienté un projet d’élargissement
de cette recherche.
311
Brengard, D. cours dispensé à l’EPP, décembre 2002.
160
Il est prévu de l’élargir quantitativement dès septembre 2006 en partenariat avec
l’unité de recherche.
Il serait souhaitable de reproduire cette étude avec un échantillon masculin. En outre, il
serait intéressant d’étudier les particularités de l’image du corps chez des sujets
alexithymiques par rapport aux non alexithymiques en constituant deux groupes témoins :
malades de Crohn non alexithymiques et non alexithymiques non patients ; ceci
permettrait de nombreuses comparaisons, notamment des répercussions sur l’image du
corps d’une maladie somatique selon qu’on est ou non alexithymique, etc.
Il est donc prévu de commencer par prolonger l’étude présente en élargissant nos deux
groupes, pour permettre éventuellement une validation statistique des résultats.
En effet, malgré les biais méthodologiques, plusieurs éléments peuvent être retenus pour
des investigations ultérieures :
♦ La constitution d’un groupe homogène, homme OU femme, et de la même
tranche d’âge.
♦ La passation, cotation et interprétation des protocoles de Rorschach en
aveugle,
la cotation de la TAS étant réalisée par un tiers, afin de limiter l’effet Rosenthal, qui
risquait de nous faire exagérer les différences entre alexithymiques et témoins.
♦ La double cotation des Rorschach, inhérentes à tout mémoire réalisé au sein de
l’EPP, qui confère une relative fiabilité des résultats y compris pour un psychologue, et
pas seulement pour l’étudiant en psychologie que nous sommes.
♦ L’utilisation d’un groupe contrôle et d’une certaine standardisation, qui permet
d’inscrire la recherche dans l’esprit rigoureux d’Exner.
Orientations complémentaires :
Si l’appareil psychique est comme le dit Freud ouvert d’un côté sur la réalité
extérieure et de l’autre sur le soma, alors il nous semble que la compréhension de l’image
du corps dans l’alexthymie, caractérisée par une relation « allergique » à l’objet, serait
améliorée si elle s’inscrivait dans un ensemble de recherches portant à la fois sur les
relations objectales (pourquoi pas à travers le TAT) et sur la réalité biologique et
neuropsychologique qui l’accompagne.
En effet, parvenue au terme de cette recherche, les résultats du protocole
« Alexithymie et Immunité » révèlent une baisse significative des marqueurs de
l’immunité (lymphocytes et cytokines) et une différence significative des signes cliniques
(Rythme Cardiaque, Tension Artérielle, Fréquence Respiratoire) chez les alexithymiques,
comparés aux témoins.
La poursuite des investigations neuropsychologiques permettrait par ailleurs de mieux
saisir ce qui peut se désorganiser dans la représentation de soi, lors d’atteintes
neurologiques entraînant un tableau alexithymique.(démences dégératives, sclérose en
plaque…)
161
2. Dans le domaine de la prise en charge de sujets alexithymiques : mise en
perspective :
Comme on l’a vu, les données recueillies ici ne permettent pas à elles seules de
déterminer si l’alexithymie de chaque sujet est primaire ou secondaire. Toutefois, un
retest permettrait d’évaluer le caractère transitoire ou durable de cette dimension. Or ceci
a une conséquence majeure pour l’orientation d’une éventuelle thérapie.
Dans le premier cas, elle constitue une dimension centrale autour de laquelle
s’organise les difficultés relationnelles (affectives, conjugales…) et tout le
fonctionnement de l’individu, avec pour corrélat la dépression essentielle décrite par
Marty. La prise en charge se fait en ayant ce point nodal à l’esprit et en visant la reprise
des liens entre inconscient et conscient, la relance des processus tertiaires312,
l’investissement libidinal de soi, la consolidation d’une image du corps « en deux
dimensions », afin qu’elle prenne corps dans l’esprit du sujet et lui serve de refuge pour
ses affects : autrement dit on aidera le sujet à établir une intimité avec soi-même.
Dans le second cas, l’alexithymie n’est pas constitutive mais elle a un rôle et un
poids dans l’économie défensive du sujet. Il s’agit alors, comme avec toute défense chez
quelque patient que ce soit, de ne pas l’aborder tant qu’on ignore ce qu’elle protège.
Même si nous la considérons comme une défaillance, un mécanisme coûteux de gestion
ou de non-gestion des affects, elle est ce que le sujet a trouvé de mieux, à un moment T,
dans telles circonstances, pour « tenir » et éviter une régression psychique et/ou
somatique massive. A fortiori avec ces sujets mal individués, mal différenciés, c’est sans
doute en commençant par respecter le fonctionnement du patient, par « tolérer ses
conflits » comme dirait Winnicott, que nous l’amènerons à sortir de la confusion
affective, de la confusion moi-autrui, et donc à assumer une subjectivité et tolérer ses
propres affects. Dans le cas d’une alexithymie défensive, il semble que, comme pour
toute défense ou tout symptôme, aussi coûteux soit-il, le thérapeute doive d’abord trouver
avec le sujet un fonctionnement de substitution avant de chercher à éradiquer un
symptôme ou à ôter une défense. Ce qui ne ferait que répéter le traumatisme que
beaucoup d’auteurs considèrent être à la source de l’alexithymie primaire, risquant alors
d’enkyster ce fonctionnement transitoire.
Quoiqu’il en soit, on ne peut répondre de façon univoque à la prise en charge, dans
la mesure où l’alexithymie peut se retrouver aussi bien chez psychopathes que chez des
étudiants en médecine ou des schizophrènes chronicisés. Tout dépendra, une fois encore,
du contexte. On peut toutefois penser qu’avec des sujets tels que rencontrés au cours de
cette recherche, une certaine permissivité, alliée à une distance suffisante (repecter leur
espace psychique) les aiderait par identification à tolérer leurs propres affects en se
sentant contenus. Alors pourront-ils peut-être, au bout d’un certain temps et si on ne s’est
pas montré intrusif, prendre conscience de sentiments et commencer à investir ce monde
intérieur qu’ils ont tant de mal à prendre au sérieux.
L’apport principal de cette recherche pour la clinique est d’étudier des
sujets qui ne consultent pas, ce qui améliore nos connaissances de la psychologie non
pathologique, tout en abordant une problématique fréquemment présente chez les
312
Cette notion proposée par Green (1990) concerne les mécanismes permettant de rétablir une relation
entre les processus primaires et secondaires, clivés dans le fonctionnement opératoire. Autrement dit, ils
correspondent au travail du pré-conscient
162
consultants à l’heure actuelle, si l’on en croit notamment l’importance de la littérature
concernant l’alexithymie, les problématiques narcissiques et les états-limites.
En outre, elle apporte peut-être, en travaillant sur des sujets n’ayant pas de
pathologie avérée, un éclairage nuancé sur l’alexithymie en la percevant à la fois comme
défaut et comme défense, comme manque certes, mais aussi parfois comme ressource.
L’alexithymie est peut-être d’abord et avant tout un paradoxe, au sens de Winnicott, à
accepter en tant que futur clinicien.
L’étude de sujets non patients permet donc d’éclairer les multiples drames en négatif qui
se jouent dans les interactions précoces, d’autant plus dramatiques qu’ils ne sont
nullement dramatisés mais au contraire déniés, innommés et banalisés : « je ne sais pas, il
n’y a rien à dire ».
L’étude de l’image du corps de ces sujets nous semble ouvrir des perspectives
pour la prise en charge de ces patients potentiels313. Tout d’abord, parce qu’il nous semble
que l’alexithymie, terme extrêmement employé actuellement, se doit d’être une notion
opérationnelle cliniquement, et pas seulement descriptive. Nous espérons en étudiant
l’image du corps, nous sensibiliser à ce qui concrètement, pose problème chez ces sujets
au-delà de la désaffection du discours. Comment entendre leurs silences ? comment ne
pas y projeter nos propres représentations ? Comment répondre, sans engendrer de
dépendance, à un besoin d’étayage qui assure une continuité entre besoin et désir ?
comment leur permettre de donner du sens au mot désir, et de la consistance au terme
« je » ? comment enfin, les accompagner, malgré nos propres failles, de la survie à
l’existence ? Pour penser ces questions, il nous fallait aborder l’alexithymie par une voie
encore peu explorée directement par la littérature : l’image du corps.
Enfin, l’image du corps de l’alexithymique peut constituer le point d’accroche de
la thérapie, puisque sa fragilité est à la fois cause et conséquence du fonctionnement
cognitif et relationnel de l’alexithymique. Un travail axé sur l’image du corpspermettrait
de rassembler, réunifier et consolider des frontières surinvesties et défaillantes, de
réinvestir une féminité si négativement vécue et chargée de cette colère larvée, et donc, de
donner au sujet un contenant et une continuité interne lui permettant de métaboliser des
affects jusque là évacués hors psyché. En fait, il nous semble que si l’alexithymie a
engendré l’image du corps que nous avons pu voir émerger dans ces protocoles, l’image
du corps est une des voies par lesquelles le psychothérapeute pourra peut-être aborder
l’alexithymie. Ce travail, qui pour être verbal nécessite un minimum d’élaboration de la
position dépressive, pourrait être d’abord corporel, à la condition que le sujet ne présente
pas de risque majeur de décompensation psychotique. Des techniques centrées sur le
corps, (relaxation, shiatsu, travail sur le souffle et la voix) pourraient, si le sujet s’autorise
à prendre le cadre au sérieux, permettre d’aborder la problématique de la régression et de
la dépendance et donc d’élaborer la position dépressive pour accéder à une
reconnaissance de l’altérité permettant un échange libéré des angoisses de dilution.
313
Qui ne consulteront peut-être pas un psychologue de leur propre chef, mais que nous pourrons être
amenée rencontrer dans un service de médecine interne, par exemple en oncologie.
163
Conclusion générale
Au terme de cette recherche, nous nous représentons l’alexithymie telle que
rencontrée chez ces sujets comme une sorte d’entre deux (à l’instar des états-limites). Un
entre-deux entre la position dépressive inélaborable et la position schizo-paranoïde, le
Moi du sujet ne pouvant ici avoir recours à des défenses maniaques, et se montrant au
contraire « déprimé essentiel ». Comme si les défenses maniaques permettant de se
maintenir hors de la dépression étaient inefficaces face à des affects qui apparaissent ici
comme des sables mouvants : imperceptibles mais néanmoins engloutissants si l’on
bouge. Cette image, qui nous est venue en cotant le protocole de Maud, rend compte de
l’immobilité, du gel psychique, tout mouvement étant vecteur d’un risque de chute.
L’alexithymie renvoie donc à la dépression essentielle, à un vide absurde et dénié,
plein d’agressivité et d’angoisse, de pulsions et d’affects, qui risquent fort, à défaut d’être
pris en charge par le sujet et pour lui-même, de rester au plan du corps, électrons libres
déconnectés d’une vie apparemment dénuée de conflit.
Notre étude de l’image du corps nous a amenée à constater tout d’abord que
l’alexithymie chez un sujet sain ne se traduit pas de la même manière que chez des
patients psychosomatiques, puisque nous n’avons pas retrouvé les indices d’alexithymie
proposés par Acklin. La vie imaginaire semble moins gelée, bien que réprimée. La
possibilité d’investir la situation de test confirme l’idée que l’alexithymie est susceptible
d’évoluer, tout au moins de diminuer. Quoiqu’il en soit ces divergences confirment la
nécessité d’une étude comparative de l’image du corps chez des malades somatiques.
Notre question : « Y a t-il des particularités de l’image du corps chez les sujets
alexithymiques, et si oui, quelles sont-elles ? », trouve ici un début de réponse. Nous
avons observé des particularités dans cette image : surinvestissement de la frontière
accompagnée de la double angoisse d’intrusion et de perte, défenses narcissiques
échouant à préserver la continuité du Moi, défaut de subversion libidinale du corps
donnant lieu à un faible investissement de la féminité.
Toutefois, concernant des phases si précoces du développement, la question ne se pose
pas en termes de causalité linéaire, mais circulaire : Non seulement l’alexithymie suscite
une image et un vécu du corps particuliers, mais en outre, l’échec de la subversion
libidinale et de la constitution d’une image du corps intègre et érotisée provoque un gel
des affects du fait d’une incapacité à les contenir.
L’alexithymie nous apparaît donc ancrée dans une image du corps symbiotique en
voie de différenciation, à ce moment charnière où la séparation est entrevue, sans être
encore individuation. Image qui fait vivre aux sujets leur mouvements affectifs et
pulsionnels comme des menaces pour la fusion et la sauvegarde d’un équilibre qui n’est
pas tant mouvements d’investissements et contre-investissements que maintien d’une
staticité immuable. Enfant anti-dépresseur interdit d’avoir des besoins et surtout des
164
désirs, lesquels rappelleraient l’altérité à une mère trop fragile et elle-même dépendante ?
Enfant adoré ne pouvant jamais renoncer au sein et plein d’une colère non identifiable
contre un père remarquablement absent ?
Notre travail ne consiste pas à plaquer des hypothèses, mais il nous a inévitablement
conduit à des associations, comme si nous-mêmes avions besoin de penser ce que ces
sujets ne parviennent pas à représenter et qui s’exprime souvent en négatif (latence,
silence, blancs, « je ne vois rien, il n’y a rien à dire»)
L’alexithymique semble fermer les yeux pour se défendre contre ce qui pourrait surgir
dans le monde interne ou externe et qui exige une élaboration. Pourtant chez ces jeunes
femmes non patientes, on découvre des ressources, sous la rigidité des défenses, et on se
met à croire que sous le faux self gênant la créativité314, celle-ci est possible. Comme si
elles avaient les moyens de créer, les fantasmes pour imaginer, mais qu’il leur manquait
tout simplement l’impulsion vitale nécessaire, l’autorisation à vivre que donnent, ou ne
donnent pas, sans doute, les tout premiers regards qui se posent sur nous.
Malgré le constat d’une image du corps sous-tendue par un fantasme de peau
commune, on peut donc penser que l’alexithymie n’est pas seulement synonyme de
pauvreté psychique mais qu’elle protège le sujet d’angoisses désorganisantes et d’une
agressivité liée à l’ambivalence et au clivage, autrement dit à la problématique de
séparation-individuation que l’on retrouve dans les états limites. Cet aspect n’est pas
négligeable étant donné la symptomatologie et la souffrance rencontrés chez les sujets
dits « border-line ».
Le maintien d’une adaptation de surface, d’un statu quo entre démantèlement
psychotique et dépression anaclitique ne peut être considéré comme un détail : Il rétroagit
sur les relations du sujet et le met à l’abri de certaines souffrances paroxystiques, vécu de
dépersonnalisation ou même désorganisation chez ceux dont l’alexithymie se déploie à la
périphérie d’un noyau psychotique.
Dans certains cas auto-destructrice, l’alexithymie est aussi parfois l’illustration de l’utilité
d’un faux-self : cette manière de ce tenir au garde-à-vous devant le réel, cette incapacité à
faire preuve de la moindre souplesse évoque un fonctionnement en tout ou rien,
pathognomonique des sujets mal triangulés, pour qui « lâcher » leur conformisme serait
synonyme de désadaptation totale. Maud ne nous dit-elle pas, à mesure qu’elle livre un
courant associatif : « je vais m’lâcher, je sens que je vais partir dans tous les sens »
Au fil des lectures et surtout des rencontres, peut-être par défense contre ce blanc
psychique, des questions et des associations nous sont venues. Nous nous sommes
demandée, en lisant les hypothèses psychanalytiques et développementales sur les
interactions précoces du sujet alexithymique, quelle image terrible de ses propres émois
avait bien pu lui renvoyer « le regard médusant »315 de la mère ? Une non image sans
doute, tout simplement. C’est peut-être ce non-écho aux affects projetés qui amène à un
tel « renoncement », comme si s’investir soi dans les relations « n’en valait pas la peine ».
La rencontre marquante avec un patient évoqué dans ce mémoire nous amène à penser
que dans certains cas, l’alexithymie est le mode de survie d’un véritable écorché vif. Si
elle est défense par insensibilité, alors elle tient lieu de seconde peau défensive, substitut
pour cette peau commune fantasmatique déchirée trop brutalement dans une séparation
non médiatisée d’avec le corps de la mère. Ce serait donc le deuil de la symbiose qui
314
315
Créativité au sens où Winnicott emploie ce terme, (1971b).
expression employée par Corcos et al (2003, p. 48)
165
serait la condition d’une amélioration de la dimension alexithymique. La relation réelle,
thérapeutique, deviendrait le lieu d’un remaniement de l’image de soi.
L’alexithymie soulève mille questions, de sa définition à sa prise en charge en
passant par ses « dégâts collatéraux » sur les relations du sujet avec son
environnement affectif. Elle pose entre autres, celle d’un contexte historique et d’un
héritage philosophique : à la pensée dualiste qui voulait faire taire le corps a succédé, par
un mouvement de balancier, la mode de la transparence et de la décharge émotionnelle à
tout prix. L’alexithymique apparaît parfois, dans les cas sévères surtout, comme
l’incarnation réussie et absurde du refus des émotions longtemps prôné. Ou, parce que les
extrêmes se rejoignent, comme un refus radical de l’écoulement (écroulement) de soi et
de la transparence. Sous son apparence lisse et sans histoire, l’alexithymie nous semble
tissée de paradoxes : ce silence émotionnel couvre tant de colère que le sujet
alexithymique peut apparaître aussi comme une figure ultime de pudeur, à une époque où
l’on vante les mérites d’une communication forcenée qui transforme parfois les relations
en une recherche de symbiose. Mais c’est là une hypothèse très personnelle, prudemment
posée.
L’originalité de cette recherche à son objectif premier, celui d’explorer l’image du
corps chez des sujets chez qui elle n’avait pas encore été étudiée.
Cet objectif a été en partie atteint, grâce à une méthodologie incluant une grille de lecture
synthétique, limitée mais permettant une vérification réciproque des interprétations et une
pluralité d’approches enrichissante.
Il a également été atteint à l’aide des protocoles de Rorschach, qui, tels l’image du corps,
sont faits de nombreuses couches que nous avons découvertes progressivement ; enfin, en
travaillant sur une population d’étudiants sains, ce qui d’après Petot est intéressant pour
l’étude de l’alexithymie, dont l’enjeu est de comprendre si elle apparaît en-dehors de
toute affection316, et le cas échéant, quelle est sa nature et sa fonction.
Un des apports de ce travail, bien qu’il ait été réalisé sur un échantillon trop petit, est de
contribuer, à son niveau, à alimenter le renouvellement théorique et pratique nécessaire
dans le domaine de l’alexithymie comme de l’image du corps, deux domaines directement
liés aux problématiques narcissiques que l’on rencontre si souvent aujourd’hui. « La
détermination des traits de personnalité constituant une vulnérabilité ou une protection
est un objectif traditionnel de la psychologie de la santé »317, et nous espérons avoir
contribué à saisir les enjeux de l’image du corps qui sous-tend une telle dimension. En
effet, au-delà des divergences, l’approfondissement des protocoles, et la confrontation
avec la théorie nous ont permis de cerner certaines caractéristiques de l’image du corps
qui dépassent le corps pour imprégner la problématique globale des sujets
alexithymiques.
Ce travail apporte plus par les questions qu’il soulève que par les réponses qu’il n’apporte
pas, mais au moins avons-nous pu vérifier par nous-mêmes combien la rigueur n’était pas
au Rorschach incompatible avec l’exploration de la singularité de chacun, mais en était
même la condition.
316
Petot, D. (1996, p. 155) « Le point essentiel est de savoir si l’alexithymie peut exister en dehors d’une
pathologie somatique ou psychiatrique et de comprendre alors quelle est sa nature et quelle signification
psychologique elle prend. Pour cette raison, les études sur des étudiants sains sont du plus grand intérêt »
317
Sultan, S. (2004a, p. 70)
166
Quoiqu’il en soit, il a été très formateur d’être intégrée dans une unité de
recherche, ce qui rendait possible des discussions et des échanges, dont Castro (2001) dit
qu’ils sont la condition de toute recherche en psychologie, fournissant un cadre et
permettant l’élaboration et le questionnement de nos propres représentations. Cela permet
notamment de distinguer entre nos intuitions cliniques, nos connaissances théoriques et
nos projections. C’est aussi l’occasion d’une émulation intellectuelle épanouissante donc
importante pour la personne du psychologue. La situation de recherche permet de ne pas
être seulement en position de soignant, de canaliser notre curiosité intellectuelle en même
temps que d’éviter de banaliser la situation de demande envers un inconnu, situation dans
laquelle nous nous sommes retrouvée pour un temps.
167
BIBLIOGRAPHIE
Articles :
Acklin, M.W (1988) « Alexithymia,
somatization, and the Rorschach Response
process » Rorschachiana XVII : 180-187
Acklin, M.W ; Alexander, G (1988).
« Alexithymia and somatization : A
Rorschach study of four psychosomatic
groups », The Journal of Nervous and
Mental disease, 176(6), 343-50
Andronikof-Sanglade A. (1983), « Image du
corps et image de soi au Rorschach »,
Psychologie Française, 28-2 : 104-111
Andronikof-Sanglade A. (1991) « La
représentation de soi : un concept fécond
pour la psychologie clinique et projective. »
Bulletin de la Société Française du
Rorschach et des Méthodes projectives de
langue française, 35: 9-15.
Andronikof-Sanglade A. (1992) « Repérer la
dépression au Rorschach : apport du
Système Intégré », Bulletin de la Société
Française du Rorschach et des Méthodes
projectives de langue française, 36, 41-50
Andronikof-Sanglade
A.(1993)
« L’abstraction comme mécanisme s’antisymbolisation au Rorschach. Bulletin de la
société du Rorschach et des Techniques
Projectives de Langue Française, 37, 71-91
Apfel,
R.J,
Sifneos,
P.E.
(1979)
Alexithymia : concept and measurement.
Psychotherapy
and
Psychosomatics,
32 :180-190
Bagby R.M., Parker J.D.A., Taylor, J.G.,
(1994a) « The Twenty-Item Toronto
Alexithymia Scale –I, Item selection and
cross-validation of the factor structure »
Journal of Psychosomatic Research 38 : 2332
Bagby R.M., Parker J.D.A., Taylor, J.G.,
(1994b) « The twenty-item Toronto
Alexithymia Scale – II, Convergent,
discriminant, and concurrent validity »,
Journal of Psychosomatic Research, 38 ; 33 :
40.
Bertagne, P. Pedinielli, J.-L, Marlière, C.
(1992) L’alexithymie, évaluation, données
quantitatives et cliniques. L’Encéphale XVIII :
121-130
Berthoz, S. et al (1999) « Alexithymia ans
anxiety : compounded relationships ? A
psychometric study » Eur. Psychiatriy 14 :
372-378
Bick, E. (1968), « The experience of the skin
in the early object relations », International
Journal of Psychoanalysis, 49, 484-486
Bobet, R. (1990) « Mentalisation, narcissisme
et image du corps, à propos du Rorschach de
l’enfant épileptique» Epilepsies, 2 : 20-25
Brazelton, T. B. (1962), « Observations of the
neonate », Journal of the Academy of Child
Psychiatry, 1, 38
Buchanan D.C et al,(1980) « A proposed
neuropsychological basis of alexithymia »,
Psychotherapy and psychosomatics, 34 : 248255
Clerici, M. Papa, R. Basile R. Invernizzi, G
(1990) « Le vécu de soi corporel et le test de
Rorschach dans l’obésité grave » Annales
Medico-psychologiques, 148 (5) : 483-494
Cohen, K., Auld, F., Brooker, H. (1993) « Is
Alexithymia related to psychosomatic disorder
and somatization ? » Journal of Psychosomatic
Research, 38(2) : 119-127
Engel, G. (1960) « A unified Concept of
Health and Disease » Perspectives in Biology
and Medecine, 3, 459
Fédida, P. (1971) « L’anatomie dans la
psychanalyse » in Revue Française de
Psychanalyse, 3 printemps.
168
Freud, S. « Analyse terminée et analyse
interminable », 1937 in Rev. Fr de
psychiatrie, 10-11, 1, pp. 3-38, 1938-1939
Fukunishi I., (1994) « PTSD and
alexithymia
in
burn
patients »,
Psychological Reports, 75 : 1371-76
Fukunishi I., (1999) « Sympathetic activity
in alexithymics with mother’s low care »,
Journal of Psychosomatic Research June,
46(6) 579-89
Gantheret, F. (1971) « Remarques sur la
place et le statut du corps en psychanalyse »,
Nouvelle Revue de Psychanalyse, 3,
Printemps.
Grotstein J. S., (1997) « Alexithymia, the
exception
that
proves
the
rule »
CAMBRIDGE, Cambridge University Press,
pp. X-XVIII.
De Gucht, V., Heiser, W. (2002)
« Alexithymia
and
somatization :
a
quantitative reciew of literature » Journal of
psychosomatic research 54 : 425-434
Guilbaud, O. (1999) « Vulnérabilité
psychosomatique et troubles des conduites
alimentaires »
Annales
médicopsychologiques 157 : 390-401
Honkalampi, K. et al. (2000) « Depression is
strongly associated with alexithymia in the
general
population. »
Journal
of
psychosomatic research 48 : 99-104
Jacob,
S.
Hautekeete,
M.
(1999)
« L’alexithymie : déficit structural ou
adaptation
fonctionnelle ? »
Annales
Medico-Psychologiques 157 (3)
Jupp, J.-J. (1989) « Fisher and Cleveland
Barrier and Penetration scores : correlations
with
Rorschach
category
scores »
Perceptual and Motor skills, 69 / 1011-1018
Keltikangas-Järvinen L. (1985) « Concept of
alexithymia »
Psychotherapy
an
Psychosomatics 44 : 132-138
Kendler, K. S., (2005) « Toward a
philosophical structure for psychiatry »
American Journal of Psychiatry, 162 : 433440
Krystal, J.H (1979), « Alexithymia and
psychotherapy », American Journal of
Psychotherapy, 1, 17-31
Krystal, J.H et al. (1986). Assessment of
alexithymia in post-traumatic stress disorder
and somatic illness : introduction on a reliable
mesure. Psychosomatic Medicine 48 : 84-94
Lagache, D. (1957), « La rêverie imageante,
conduite adaptative au test de Rorschach », in
Bulletin du groupement français du Rorschach,
9 : 3-11
Lane R. D., Schwartz, G. E (1987), « Levels of
emotional awareness, a cognitive develomental
theory
and
its
application
to
psychopathology », American journal of
Psychiatry, 144 : 133-143
Lane R. D., Ahern, G.L Schwartz, G. E (1997)
Is alexithymia the emotional equivalent of
Blindsight ? Biological Psychiatry 42 : 834-44
Loas, G. et al. (1995) « Etude de la structure
factorielle et de la cohérence interne de la
version française de l’échelle d’alexithymie de
Toronto, (TAS-20), chez un groupe de 183
sujets sains », L’Encéphale, XXI, 117-122
Loas, G. et al. (1996) « Factor analysis of the
french version of the 20-item TAS-20 »
Psychopathology, 29 : 139-144
Loas, G. et al. (2000) « Relationships between
the emotional and cognitive comnents of
alexithymia ans dependancy in alcoholics »
Psychiatry Research, 96 : 63-74
Lumley, M. A et al (1996) « Familiy factors
related to alexithymia characteristics »,
Psychotherapy and psychosomatics, 58, (3),
211-6
McDougall (1991), « Entretiens sur la
boulimie avec A. Fine », in La Boulimie,
Monographie de la Revue Française de
Psychanalyse, Paris, 143-151 citée par Corcos
et al, 2003 p. 52
Nemiah, (1977) « A comparison of the
oxygen consuption of normal and
alexithymic subjects in response to affectprovoking thoughts » Psychotherapy and
psychosomatics, 28 : 167-171
169
Nemiah 1977 « Alexithymia, theoretical
considerations »,
Psychotherapy
and
psychosomatics 28 : 199-206
Parker et al (2001) « The relationship
between
emotional
intelligence
and
alexithymia » Personality and Individual
Differences, 30 : 107-115
Péruchon, M (1983) « Perception des limites
de l’image du corps et vie imaginaire »
Psychologie Française, 28-2 (112-119)
Petot,
D.(1996)
« Alexithymia :
Psychological poverty or psychological
richness ? :
A
Rorschach
Study »
Rorschachiana (21) : 153-168
Pierloot, R., Vinck, J. (1977) « A pragmatic
approach of the concept of alexithymia »
Psychotherapy and psychosomatics 28 :
156-166
Porcelli, P. Meyer, G. J(2002) « Construct
Validity of Rorschech Variables for
Alexithymia », Psychosomatics, 43 : 360369
Rausch de Traubenberg, N. (1983) Activité
perceptive et activité fantasmatique au test
de Rorschach.Le Rorschach, espace
d’interaction
Psychologie Française, 282 : 100-103
Rausch de Traubenberg, N. Sanglade A.
(1984). « Représentation de soi et relation
d’objet
au
Rorschach :
grille
de
représentation de soi », Revue de
psychologie appliquée, 34, 1 : 248-258.
Rebourg, C., de Tychey, Cl., Vivot,
M. (1990)
« Etude
comparée
des
conceptions de l’imaginaire et de la
mentalisation :
réflexion
sur
leur
opérationnalisation au test de Rorschach ».
Bulletin de la société du Rorschach et des
méthodes projectives de Langue française,
35, pp. 45-65
Rief, W. et al. (1996) « What does the
Toronto Alexithymia Scale measure ? »
Journal of Clinical Psychology 52(4) : 423429
Schaffer C.E (1993) « The role of adult
attachment in the experience and regulation of
affect. » Doctoral dissertation Yale university
cité par Corcos et al. (2003)
Sifneos, P.E (1986) « The Schalling-Sifneos
Personality Scale Revised », Psychotherapy
and Psychosomatics, 45 : 161-165
Smadja C. (1998), « le fonctionnement
opératoire dans la pratique psychosomatique »,
rapport du 58° congrès des psychanalystes de
langue française, Réflexion de la société
psychanalytique de Paris, n° 47 .
Spitzer, C. et al (2005) « Alexithymia and
interpersonal problems » Psychotherapy and
psychosomatics, 74 : 240-246
Stone, L.A, Nielson, K. A (2001) « Intact
physiological response with impaired Emtional
recognition in alexithymia », Psychotherapy
and psychosomatics, 70 : 92-102
Sultan, S. Andronikof, A. Fouques. D.
Lemmel, G. Mormont, C. Réveillère Saïas, T.
(2004) « Vers des normes francophones pour
le Rorschach en système intégré : premiers
résultats sur un échantillon de 146 adultes »,
Psychologie Française, 49 : 7-24
Sultan, S. Porcelli, P. (2004a) Rorschach et
maladies somatiques : Applications et éléments
de validité Psychologie française, 49 : 63-79
Tabibnia(2005)« Alexithymia,interhemispheric
transfer, and right hemispher specialization : a
critical review » Psychothererapy and
Psychosomatics, 74(2) : 81-92
Taïeb, O. Corcos, M. Loas, G. Guilbaud, O.
Lang, F. Jeammet, Ph. (2002) « Alexithymie et
dépendance à l’alcool » Annales de médecine
interne, 153(3) : 1551-1560
Taylor G., Doody K. Newman, A. (1981)
« Alexithymic characteristics in patients with
inflammatory bowel disease », Can Journal of
Psychiatry 26 : 470-474
Taylor, G.J, Bagby, RM. (1988) « Criterionvalidity of the Toronto Alexithymia Scale »
Psychosomatic Medicine, 50 : 500-509
Taylor, G.J et al. (1996) « Relationships
between alexithymia and psychological
170
characteristics assosiated
disorder », Journal of
disorder, 41 (6) 561-568.
with eatingpsychosomatic
Taylor, G.J, Bagby, RM.(2004) « New
trends
in
Alexithymia
Research »,
Psychotherapy and Psychosomatics, 73 : 6877
Tordeurs,
D.,
Janne,
P.(2000)
« Alexithymie, santé et psychopathologie »
L’Encéphale XXVI : 61-8
Troisi A (2001) « Insecure attachment and
alexithymia in young men with mood
symptoms », Journal of Nervous and Mental
Diseases, 189, 5, 311-6.
Marty, de M’Uzan, 1963, « La pensée
opératoire »
Revue
Française
de
Psychanalyse, 27 : 345-355
Winnicott, D. W (1971) « Le corps et le
self », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 3,
printemps 109-126
Wise TN, Mann L.S., Shay L., 1992
« Alexithymia and the five-factor model of
personality », Comprehensive Psychiatry,
33 : 147-51
Bion, W. R (1962) Aux sources de
l’expérience, tr. fr. F. Robert, PARIS : PUF
2003
Bion, W. R (1967) Réflexion faite, tr. fr. F.
Robert, PARIS : PUF 1983
Bohm, E (1985) Traité du psychodiagnostic du
Rorschach, PARIS : Masson
Bourguignon, O. (2005) La déontologie des
psychlogues, PARIS : Armand Colin.
Bouvet, M (1967), Œuvres psychanalytiques I,
Paris, Payot, pp. 161-226 et 295-435
Bowlby J. (1969) Attachement et Perte, TomeI
L’Attachement, PARIS : PUF (1978)
Brelet-Foulard F. ; Chabert, C. (2003)
Nouveau Manuel du TAT, PARIS : Dunod
2003
Bruchon-Schweitzer,
M.
(1990)
psychologie du corps, PARIS : PUF
Une
Canguilhem, G. (1966) Le normal et le
pathologique. PARIS : PUF coll. Quadrige
1999
Alexander, (1950), La médecine
psychosomatique, tr.fr Payot Rivages, 2002
Chabert, C. (1983) Le Rorschach en clinique
adulte : interprétation psychanalytique, PARIS,
Dunod.
Castro, D. (2000) Pratique du mémoire de
recherche en psychologie, BEGLES : L’Esprit
du temps, coll. Guides Psycho.
Anzieu, D. Le Moi-Peau, 1974, éd de 1995,
PARIS : Dunod
Chabert, C. (1987) La psychopathologie à
l’épreuve du Rorschach, PARIS : Dunod.
Assoun, P.L (1997) Le corps ou la vérité
inconsciente du symptôme, introduction aux
Leçons de Psychanalyse II, Corps et
symptômes PARIS : Economica 2004
Changeux, P. (1983), L’homme neuronal,
PARIS : Fayard.
Corcos, M. (2000), Le corps absent, PARIS :
Dunod
Corcos, M., et al. (2003) Psychopathologie de
l’alexithymie, PARIS : Dunod
OUVRAGES :
Aulagnier, P. (1991) Un interprète en quête
de sens, PARIS : Payot
Berger, M. (1999)
PARIS : Dunod
L’enfant
instable,
Damasio, R. (1995) L’erreur de Descartes, la
raison des émotions PARIS : Odile Jacob.
Damasio, R. (2003) Spinoza avait raison trad.
J. L Fidel PARIS : Odile Jacob
Bergeret, J. (1975) La dépression PARIS :
PUF 1992
171
Debray, R. (1996) Clinique de l’expression
somatique. Organisation mentale des
diabétiques. PARIS : Dunod
Debray, R. Dejours, C. Fédida, P. (2005)
Psychopathologie de l’expérience du corps
PARIS : Dunod
Dejours, C. (2001) Le corps, d’abord PARIS :
Payot et rivages, coll. Petite bibliothèque Payot
Dolto, F.(1984) L’image inconsciente du
corps, PARIS : Seuil
Dunbar, F. (1955) Mind and Body :
Psychosomatic Medecine, NEW-YORK :
Random
House
Edelman, G. M. (1992) Biologie de la
conscience, PARIS : Odile Jacob
Exner, J.E (1996), Manuel de cotation du
Rorschach pour le système intégré, traduction
française par A. Andronikof Sanglade,
PARIS : Frison Roche 2001
Exner, J.E (2000), Manuel d’interprétation
du Rorschach pour le système intégré,
traduction française par A. Andronikof
Sanglade, PARIS : Frison Roche, 2003
Fisher, S. Cleveland, S. E (1958) Body image
and Personality, NEW YORK, Dover Eds,
1968 (pp. 54-71 ; 153-169)
Freud, S. (1895a) Esquisse d’une psychologie
scientifique in Naissance de la Psychanalyse,
PARIS : PUF (1956)
Freud, S. ; Breuer, J. , (1895b) Etudes sur
l’hystérie, PARIS : PUF, 1955
Freud, S. (1905) Trois essais sur la théorie de
la sexualité, vol.1 PARIS, Payot
Freud, S. (1923) Le Moi et le Ça, in Essais de
psychanalyse, PARIS : Payot, 1985
Freud, S. (1940) Le mot d’esprit et sa relation
à
l’inconscient,
tr.
fr.
PARIS :
Gallimard,1999
Frith, C (1996) Neuropsychologie de la
schizophrénie, PARIS : PUF
Garma, A. (1957) La psychanalyse et les
ulcères gastro-duodénaux, PARIS : PUF, cité
par Debray, 2005
Groddeck, (1923) Le livre du Ça, PARIS :
Gallimard, coll « Tel », 1973
Houzel, D. (2005) Le concept d’enveloppe
psychique, PARIS : éditions in press,
concept-psy
Husserl E. (1929) Méditations cartésiennes,
PARIS : Gallimard
Jeammet, Ph., Corcos, M (2005) Evolution
des
problématiques
à
l’adolescence.
L’émergence de la dépendance et ses
aménagements, PARIS : Doin
Klein, M. (1966) Développements de la
psychanalyse, PARIS : PUF
Krystal, J.H (1988) Integration and Selfhealing : Affect, Trauma, Alexithymia.
HILLSDALE : Analytic Press
Laplanche et Pontalis, (1967)Vocabulaire de
la psychanalyse, PARIS : PUF coll. Quadrige
1998
Lebovici, S. Stoléru, S. (1983) Le nourrisson,
sa mère et le psychanalyste PARIS : Bayard,
éd revue et augmentée 2003
Leibniz,
G.W
(1686)
Discours
métaphysique, Paris, Poche, 1995
de
Gibello, B. (1995) La pensée décontenancée,
Paris, Bayard édition
Mac Dougall, J. (1982) Théâtres du je,
PARIS : Gallimard, coll Folio Essais
Mac Dougall, J. (1989) Théâtres du corps,
PARIS : Gallimard, coll Folio Essais
Gil, R. (1996) Neuropsychologie, PARIS :
Masson coll. Abrégés pp.296-298
Mahler M. S. (1977) Psychose infantile,
PARIS : Payot
Green, A. (1990) La folie privée PARIS :
Folio essais
Green A., (1993), Le travail du négatif,
PARIS : éd de Minuit.
Malebranche, N. (1688) Entretiens sur la
métaphysique et sur la religion, in Œuvres II,
Paris,
Gallimard
(1992)
Collection
Bibliothèque de la Pléïade, n° 390.
172
Pédinielli, J.L (1992) Psychosomatique et
alexithymie. Paris : PUF, série « Nodules »
Pirlot G. (1997) Les passions du corps. La
psyché dans les addictions et les maladies
auto-immunes, possessions et conflits
d’altérité. Paris, PUF. Cité par Corcos et al,
2003.
Rausch de Traubenberg, N. (1970) La
pratique du Rorschach, Paris, PUF, 6° édition
1990, coll « le Psychologue »
Sartre, J.-P. (1938), Esquisse d’une théorie
des émotions, Paris, Hermann, repris in Le
livre de poche, Références, 1995
Schafer, R. (1954) « Thematic Analyses » in
Schafer, M. (Eds) Psychoanalytic Interpretation in Rorschach Testing. NEW YORK :
Grune and Stratton pp. 110-138
Schilder, P. (1935), L’image du corps, tr. fr.
F. Gantheret et P. Truffert, PARIS :
Gallimard, 1968
Spitz, R. A. (1979) De la naissance à la
parole, 6°édition PARIS : PUF
Tustin F. (1989) Le trou noir de la psyché,
barrières autistiques chez les névrosés, Seuil.
Nouvelles rmq sur les psychonévroses de
défense,
Tustin F. (1977) Autisme et psychose de
l’enfant, PARIS : Seuil.
Winnicott D. W., (1957) L’enfant et sa
famille, PARIS : Payot 1991
Winnicott D. W., (1956) La préoccupation
maternelle primaire ; (1958a) La capacité
d’être seul ; (1958 b) La première année de la
vie in De la pédiatrie à la psychanalyse,
(1969) PARIS : Payot.
Winnicott D. W., (1969) De la pédiatrie à la
psychanalyse, PARIS : Payot.
Winnicott D. W., (1971b) Jouer, l’activité
créative et la quête de soi in Jeu et réalité,
l’espace potentiel PARIS : Gallimard, 2004.
Schur, M. (1975), La mort dans la vie de
Freud, PARIS : Gallimard
Spinoza, B. de (1675) L’Ethique in Œuvres
III PARIS : Gallimard, 1975
173
Remerciements
p. 1
Abstract
p. 2
Introduction
p. 3
I. PARTIE THEORIQUE : REVUE DE LA LITTERATURE
p. 4
Chap 1 – Corps, émotions, pensées. Rappel historiques et philosophiques
A. Corps et émotions : regards philosophiques
B.L’approche psychosomatique : définition et brefs rappels historiques
1. Le courant biologique et médical
2. La perspective psychodynamique
a) Rappels concernant la métapsychologie
b) L’Ecole de Psychosomatique de Paris
c) Orientation actuelle, dans la lignée de Marty et de M’Uzan
p. 5
p. 6
p. 8
p. 9
p. 11
p. 11
p. 12
p. 17
Chap 2- L’alexithymie
I. Introduction au concept d’alexithymie
1. Historique et définition de la notion
a) Un nouveau concept pour un tableau clinique déjà connu
b) Précisions terminologiques
c) La mesure de l’alexithymie
d) Une dimension transnosographique présente dans la population
générale
e) Champs de recherche
2. Spécificité du concept
a) Une évolution en deux temps
b) Maux du corps, mots du cœur : alexithymie et somatisation
c) Différentes formes cliniques
d) Limites du concept : les principales critiques
p. 19
p. 19
3. Différentes conceptions, approches complémentaires : de multiples
hypothèses
A. Différentes conceptions
1. Sifneos et l’Ecole de Boston
2. Taylor et l’Ecole de Toronto
3. Krystal : le traumatisme au cœur de l’alexithymie
B. Approches complémentaires
1. une foule d’hypothèses, non exclusives les unes des autres : l’approche
neuropsychologique
système nerveux central et alexithymie
système périphérique et alexithymie
imagerie cérébrale et perception du corps
2. l’approche développementale
3. orientations actuelles de la recherche
p. 30
II. Approche métapsychologique de l’alexithymie
Introduction : L’importance du négatif
p. 20
p. 21
p. 21
p. 22
p. 23
p. 23
p. 26
p. 29
p. 30
p. 31
p. 32
p. 33
p. 33
p. 34
p. 35
p. 37
p. 38
p. 40
p. 40
p. 40
174
A. Approche dynamique et relationnelle
1. Hypothèses sur les interactions précoces
a) Rappels sur la mise en place du mécanisme hallucinatoire
b) L’hallucination négative et le défaut de pare-excitation
c) L’alexithymie, échec de la transitionnalité ?
d) L’alexithymie, anesthésie du corps contre un trop-plein d’excitations ?
2. Le corps et l’autre : dimension relationnelle de l’alexithymie
a) Conception de Mac Dougall
b) La relation d’objet dans l’alexithymie : aspects cliniques
c) Difficultés relationnelles liées à la notion de pensée opératoire
p. 41
p. 42
p. 43
p. 46
p. 47
p. 48
p. 49
p. 50
B. Approche économique
p. 50
a) Dans la lignée de Marty, l’hypothèse économique de Mac Dougall
b) Répercussions de la dimension traumatique sur la structuration psychique p. 51
C. Approche topique
a) Rappels sur la topique freudienne
b) La troisième topique
Conclusion sur l’alexithymie
p. 52
p. 52
p. 54
Chap 3 : L’image du corps
p. 54
I – Définitions de l’image du corps
Introduction : Schéma corporel, image du corps, représentation de soi
1. L’apport spécifique de Dolto
A. La différence schéma corporel/ image inconsciente du corps
B. Structure de l’image du corps : images de base, fonctionnelle et érogène
C. Constitution de l’image du corps : une image à la fois stable et en
évolution
2. Le corps, exigence de travail pour le psychisme
A. Le corps, lieu du désir et de l’altérité
B. Pas de pensée sans corps, pas de moi sans autrui
C. L’image du corps, fruit de l’élaboration des affects
p. 56
p. 56
p. 58
p. 58
p. 59
p. 60
II. L’image du corps dans la perspective de l’alexithymie
A. l’image du corps comme contenu : la question de la subversion libidinale
B. l’image du corps comme contenant : Le Moi-peau, métaphore nécessaire
à la compréhension de l’image du corps dans l’alexithymie
Conclusion de cette revue de la littérature
p. 64
p. 64
p. 67
PARTIE II : METHODOLOGIE
p. 69
p. 70
Introduction
Chap 1 : Cadre méthodologique
I – Intérêt et origine de la démarche
A. Entre questionnement théorique et réalité clinique : quels objectifs ?
B. Un notion polémique…
encore floue et mal définie
mais aux enjeux importants
p. 61
p. 61
p. 62
p. 63
p. 68
p. 71
p. 71
p. 73
p. 73
175
II- Le protocole
A. le plan de recherche
B. les hypothèses de travail
p. 74
III- Outils
p. 75
1. La TAS-20
a. Présentation du test
Le choix de la TAS…
Parmi d’autres outils possibles
b. Intérêt dans notre étude
p. 75
p. 76
2. Le test de Rorschach
a. Présentation du test
b. Intérêt dans notre étude
1) Le choix d’une épreuve projective…
2) parmi d’autres épreuves possibles
3) Le Rorschach, outil d’investigation de l’alexithymie ?
4) Intérêt du Rorschach pour étudier l’image du corps
p. 77
p. 77
p. 77
p. 77
p. 78
p. 78
p. 80
IV- Population
A. Contact avec une population
B. Constitution de l’échantillon
p. 83
Chap 2 : Recueil des données
p. 86
I – Déroulement du protocole
A. L’accueil des candidates à la recherche bio-médicale
B. Le contexte de passation de l’épreuve projective
p. 86
II- Déontologie
A. Consentement libre, anonymat et confidentialité
B. Devoir d’information et considérations déontologiques
l’utilisation d’un test projectif
p. 87
III.Méthodes utilisées pour l’extraction et l’analyse des résultats
A. Traitement des données
1.De la TAS-20
2. Du Rorschach
inhérentes
à p. 87
p. 89
p. 89
B. Outils d’analyse des résultats
p. 90
1.L’alexithymie au Rorschach : indices pour la repérer
2. L’image du corps à travers le Rorschach : éléments pour la construction d’une p. 90
grille spécifique
a) les éléments du système intégré d’Exner
b) les scores Barrière et Pénétration de Fischer et Cleveland
c) l’approche psychanalytique française
d) la grille de Rausch de Traubenberg
e) L’analyse thématique de Shafer
p. 91
p. 91
p. 92
p. 92
p. 93
176
3.Variables Rorschach et opérationnalisation des hypothèses
A. La question des frontières et de l’intégrité
B. La dimension narcissique
C. L’identification féminine et l’investissement libidinal de soi
p. 93
p. 95
p. 97
PARTIE III : RESULTATS
I.
II.
III.
IV.
V.
Résultats comparatifs des diagnostics d’alexithymie à la TAS-20, au
Rorschach et du point de vue clinique.
Résultats synthétiques concernant nos hypothèses - Extraction des éléments à
discuter
1. Hypothèse A
2. Hypothèse B
3. Hypothèse C
Résultats inattendus : au-delà des hypothèses, éléments qualitatifs récurrents
1. Contact, attitude, relation
2. Contenus et modes d’appréhension
3. Déterminants et qualité formelle : une approche des planches typique des
alexithymiques non patients ?
4. La question du choix
Résultats annexes : quelques réactions significatives aux thématiques latentes
Résultats quantitatifs : ébauche de statistiques
PARTIE IV : DISCUSSION
I – Résumé et interprétation des résultats significatifs
p. 99
p. 100
p. 104
p. 104
p. 113
p. 113
p. 114
p. 120
p. 120
p. 122
p. 124
1. Concernant les différents diagnostics d’alexithymie
A. A propos des outils utilisés pour les différents diagnostics d’alexithymie
B. L’alexithymie à travers les questionnaires : discussion
C. Confrontation des diagnostics
p. 125
2. Concernant nos hypothèses sur l’image du corps : confrontation avec la théorie
A. L’image du corps, surinvestie comme contenant
Discussion autour de l’utilisation des indices de Fischer et Cleveland
Concernant le surinvestissement de la frontière et l’intégrité
La question du morcellement et la relative unité de l’image du corps
p. 135
p. 126
p. 126
p. 139
B. Analyse des résultats concernant la dimension narcissique
p. 139
C. Le corps manquant : Fragilité de l’identification féminine
p. 141
D. Discussion autour des réactions significatives pl V, VII et X : confrontation
p. 142
avec la théorie
Conclusion : Un moi-peau défaillant dans ses différentes fonctions.
p. 143
II- Analyse psychodynamique des liens entre alexithymie et image du corps au p. 143
Rorschach
A. Etudes de cas : dimension clinique et implications concrètes des résultats
1) Le corps en friche : Etude du protocole d’Alexia
2) Le corps désaccordé : Etude du protocole de Constance
p. 148
177
B. Entre clinique et théorie : les images du corps qui nous sont apparues
1) le surinvestissement de la frontière, réponse chronique et anachronique au défaut
d’individuation
2) la confusion et l’agressivité, éléments-clés pour comprendre l’image du corps
dans une problématique pré-oedipienne
3) une superposition de feuillets
Conclusion : le corps manquant de l’alexithymique
p. 150
p. 152
p. 155
p. 156
p. 159
III. Limites et critiques de la recherche
p. 160
IV. Implications pratiques :
1) dans le domaine de la recherche : direction de recherches futures
2) dans le domaine de la prise en charge de patients alexithymiques: mise en
perspective
Conclusion générale
Bibliographie
p. 162
p. 164
p. 168
p. 174
Table des matières
ANNEXES
178