Communication de Daniel Negers

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Communication de Daniel Negers
www.reseau-asie.com
Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie orientale, centrale, méridionale, péninsulaire et insulaire /
Scholars, Professors and Experts on the North, East, Central and South Asia Areas (Pacific Rim included)
Communication
Procédés mis en oeuvre pour traduire la poésie télougoue
populaire : un travail sur le terrain
< Methods implemented to translate Telugu Folk poetry : working
in the field >
Daniel Negers
Ecole Française d’Extrême-Orient, associé au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud
2ème Congrès du Réseau Asie / 2nd Congress of Réseau Asie <Asia Network>
28-29-30 sept. 2005, Paris, France
Centre de Conférences Internationales, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Thématique / Theme : Arts et littératures / Literature and the Arts
Atelier 32 / Workshop 32 : Histoire et ethnologie, le cas des arts du spectacle / History and
ethnology, the case of performing arts
© 2005 – Daniel Negers
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CONGRÈS 2005 du RÉSEAU-ASIE
(http://www.reseau-asie.com)
Thématique : “Arts et Littératures”
Atelier : “La part d’intraduisible en poésie”
(29 septembre : 17h-20h)
Titre : « Procédés mis en œuvre pour traduire la poésie télougoue populaire : un travail
sur le terrain. »
par Daniel Negers, Ecole Française d’Extrême-Orient, associé CEIAS, poésie télougoue.
Résumé : Il convient d’insister sur le déficit de connaissances que nous en avons en Occident, et singulièrement
dans la langue française, sur l’importance littéraire et la richesse des productions poétiques de la langue
télougoue, tout autant que sur cette langue elle-même. Il paraît donc nécessaire d’en présenter d’abord des
particularismes, avant d’examiner les procédés mis en œuvre dans cette situation pour traduire la poésie
télougoue :
ère
- dans une 1 phase, sur le terrain, a lieu un travail sur la langue, les registres littéraires, mais aussi sur le
domaine culturel contextuel (au texte/à la société ambiante), à travers le mode de collecte des textes et la
situation d'apprentissage auprès des spécialistes locaux (érudits/semi-lettrés, de castes différentes). Ce travail
lexicographique est accompagné de l’explication complémentaire des sens dénotatifs/connotatifs des mots et des
référentiels, afin de disposer de tous éléments nécessaires à la compréhension la plus intime possible des textes,
poétiques ou non ;
ème
- dans une 2
phase, le travail de traduction est plus précis et correspond aux problèmes d'un registre non
complètement lettré dans l'écriture poétique : problèmes lexicaux et grammaticaux pour une identification précise
des sens attribuables. S’y ajoute le problème supplémentaire des formes dialectales et diglossiques ;
ème
-une 3
phase correspond au retour sur le terrain pour les problèmes insolubles depuis la documentation écrite
ème
; et la 4
phase consiste à remettre mille fois son ouvrage sur le métier pour obtenir une forme poétique
adaptée dans la langue de réception.
Quelques exemples seront donnés (fragment de texte poétique, expressions et structures verbales irrégulières)
pour illustrer les difficultés d’un travail de traduction centré sur une expression poétique populaire.
Mots-clés : traduction, poésie télougoue, prosodie, lexicographie, structures verbales, contexte culturel.
Title : « Methods implemented to translate Telugu Folk poetry : working in the field »
by Daniel Negers, Telugu poetry.
Abstract : One should stress the present little available knowledge in the West, but singularly all the more so in
the French language, about the literary importance and poetic richness of the Telugu language. Therefore, I shall
hint at a few specificities, before mentioning the steps followed to prepare a translation of specific texts of Telugu
Folk poetry :
- in the first stage, fieldwork centers on the language, literary registers, and also on the socio-cultural context (on
the text as well as local society), through text collection and through apprenticeship with local specialists
(erudites/Folk writers, from various castes and backgrounds). This learning and text collecting stage is further
developed into proper lexicographical work searching for explanation of the referential denotative and connotative
values of words, ideas and cultural traits, with locals so as to compensate the information unavailable from
dictionaries and to make possible closer textual understanding.
- in the second stage, translation work concentrate upon problems relating to a Folk level of poetical writing,
where one faces orthographic, vocabulary and grammatical irregular forms, and when problems of diglossia and
dialectal forms add to the difficulty in identifying precisely ascribable meanings.
- in the third stage, back in the field, the translator deals with problems that could not be solved through the
written documentation, digging deeper the initial methodological approach; Finally, in the fourth stage, one works
constantly, again and again, on the formal aspects to try and reach a satisfying poetical form in the language of
translation.
A few examples will be given (textual sample, irregular forms of expressions and verbal structures) in order to
illustrate the difficulties relative to a translation work dealing with Folk poetry.
Key-Words : translation, Telugu poetry, prosody, lexicography, verbal structures, cultural-context.
2
Introduction
Le télougou constitue l’un des quatre idiomes majeurs de l’Inde du Sud et s’inscrit,
comme ses consœurs (tamil/tamoul, malayalam, kannada), dans la famille des langues
dravidiennes. Le nombre total actuel de locuteurs télougous dans le monde est estimé à
quelques cent millions de personnes. La grande majorité est située dans l’Etat régional
d’Andhra Pradesh (Inde du Sud), mais une diaspora importante se retrouve d’abord en Inde,
mais aussi en Asie du Sud-Est, et pour une part de moins en moins négligeable maintenant
en Europe, en Australie et, surtout, aux Etats-Unis d’Amérique. En Inde, le télougou vient
immédiatement après l’hindi, et l’ourdou, pour le nombre de locuteurs. Tiré du sanscrit, le
terme « ændhra » est un parfait synonyme du mot « télougou », d’origine dravidienne.
La poésie —l’écriture poétique ?— télougoue est considérable puisque, sans parler
des œuvres proprement littéraires du kævyam (poésie), jusqu’au premier tiers du XIXe siècle
toutes les compositions écrites sont strictement versifiées, et doivent suivre les règles de la
prosodie et de la métrique : grammaires, textes religieux, lexiques-dictionnaires, traités de
prosodie ou de mathématique. La traduction des premiers livres du Mahæbhærata au onzième
siècle (XIe), dans la composition du Bhæratam télougou, depuis le sanscrit, repésente l’acte
fondateur de la littérature ændhra. Il s’agit essentiellement d’une traduction poétique, et son
auteur, Nannayya Bha††u, porte le titre de « poète-fondateur », ou, plus précisément de «
poète-originel » (æ dikavi, « poète [du] commencement », « poète premier »). Cette œuvre
conditionne l’une des tendances majeures de la poésie télougoue, à la fois par l’importance
qu’elle accorde aux formes du sanscriti, qui viennent se greffer sur, et accompagnent, un
substrat vernaculaire directement issu du télougou, ainsi que par la place réservée à des
commentaires en prose qui alternent avec des strophes de diverses natures. A sa suite, le
style d’organisation général de la poésie télougoue se signale en tout premier lieu par
l’emploi de formes strophiques variées, en alternance avec les parties en prose, et selon
diverses modalités de succession, au sein d’un même poême. L’alternance de styles
métriques et prosodiques différents constitue ainsi une caractéristique du discours poétique
de nombreux genres littéraires ændhra.
I - Défis
D’un point de vue général, la traduction de textes poétiques télougous doit prendre en
considération plusieurs ordres de fait, qui rejaillissent sur des problèmes distincts.
Premièrement, la langue télougoue est particulièrement réputée pour sa tendance
assimilatrice et, en son fondement, à côté de phénomènes de cohabitation plus ponctuels,
instrumentaux ou plus superficiels, avec d’autres univers linguistiques (ourdou, anglais), elle
fait coexister un bilinguisme profondément enraciné, quasiment interpénétré, entre formes
d’origine sanscrite et formes télougoues nettement dravidiennes. Ce double ancrage
linguistique apparaît plus ou moins fortement, selon le genre et la catégorie de la pièce
poétique considérée en vue de la traduction. Face à cela, il convien(drai)t de pouvoir
restituer dans la langue de traduction non seulement le registre linguistique (sociologique,
dialectal) impliqué dans l’expression poétique de la langue cible, mais de pouvoir traduire
l’identité profonde de l’expression sur le plan de son origine linguistique. La question pour
moi reste entière. Sur quels registres bâtir cette distinction en français ? — sinon ceux des
niveaux de langue, mais ici avec des phénomènes d’insuffisance : quelquefois l’expression
verbale tirée d’une origine purement dravidienne fonctionne au même niveau statutaire que
la marque sanscrite (poètes savants, anciens ou plus contemporains, qui emploient des
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mots télougous dravidiens choisis).
Dans l’univers culturel ændhra, les formes, purement télougoues, d’origine
dravidienne, et celles dérivées du sanscrit constituent deux facteurs concurrents de
réalisation possible, tant pour ce qui concerne les dimensions purement linguistiques que
pour les structures stylistiques. Les deux origines linguistiques se trouvent parfois mêlées à
un même niveau de réalisation linguistique. Il existe ainsi, dans de très nombreux registres
d’expression du télougou, un ensemble lexicographique fort conséquent tiré du sanscrit, dont
la forme est similaire ou est très proche de l’original. C’est tout particulièrement vrai dans le
domaine de l’expression poétique, jusques y compris dans des genres populaires d’oralité
première, mais là souvent de manière partielle et très atténuée. Les registres populaires
télougous traditionnels sont bien plus fortement conditionnés par le caractère vernaculaire
mais, selon le cadre de la caste, peuvent coexister avec les formes sanscritisées, alors
souvent plus châtiées que les premières. Ceci-dit, les formes tirées des deux univers
linguistiques, originellement séparés, sanscrit et télougou s’inscrivent également dans deux
registres de production distincts. C’est vrai pour la sphère linguistico-littéraire en général,
mais cette opposition se détermine aussi plus particulièrement dans le domaine spécifique
de la production poétique ændhra. Il y a là un phénomène de diglossie particulier, qui se
surajoute à la véritble polyglossie des registres sociolinguistiques, aux variantes dialectales,
et à l’emploi de mots (perçus comme étant) d’origine étrangère, qui nécessite une
considération méthodologique à part dans la question de la traduction poétique.
Deuxièmement, la prosodie télougoue définit une multiplicité imposante de formes
versifiées, répondant à des types métriques et prosodiques différents. De surcroît, ces
formes métriques sont ordonnées en classes hiérarchisées, à valeur statutaire, selon leur
logique d’agencement et les traits stylistiques qui doivent leur correspondre. Chacun de ces
types se rattache à une catégorie culturelle, hiérarchisée et distincte, du système poétique
normatif. A côté de genres plus rares fondés sur l’emploi d’un seul et même type métriqueii,
la juxtaposition d’une sélection plus ou moins vaste (de certaines catégories) de ces formes
métriques constitue aussi un élément essentiel de la production de nombreux genres de la
poésie télougoue. Et, éventuellement, ce par quoi on les reconnaît : le choix et l’ampleur de
cette sélection contribuent à intégrer ces poèmes dans les genres établis, tandis que leur
type d’ensemble qualifie le genre de l’ouvrage. Une bonne traduction poétique doit être à
même de transposer ces spécificités.
La pluralité des registres métriques doit donc être prise en compte. Et ici, il faut
encore distinguer les niveaux d’opposition entre poésie savante et poésie populaire, entre
poésie écrite et poésie orale, qui possèdent des modes de composition organisés selon des
principes prosodiques distincts, et qui sont associés à des registres linguistiques différents. Il
existe d’ailleurs une diversité de styles formels dans les nombreux genres de la seule poésie
populaire, qu’elle soit purement orale (de type traditionnel, héréditaire, dans des classes
distinctes de spécialistes, et selon des traditions de caste) ou qu’elle soit écrite (et née à
l’époque moderne). Et le problème ici n’est pas tant celui d’une transposition sémantique
fidèle, par le choix du niveau et des registres de langue appropriés, que d’ajuster le choix
des vocables de la langue de traduction à la restitution d’un souffle rythmique qui rend
compte de la structure d’organisation à l’œuvre dans la composition originale. Que l’on ne s’y
trompe pas, il convient de fonctionner dans la logique de la langue d’arrivée, mais toujours
en ayant en tête l’idée la plus forte de la restitution d’un sens supplémentaire, dans le plus
grand respect de la sensibilité poétique. Il ne convient pas d’opérer des choix mécaniques
dans la sélection du rythme de la langue d’arrivée, par une sélection de mètres convenus. La
forme de ces mètres s’impose d’elle-même lorsque l’on est attentif à vouloir restituer
l’atmosphère, le caractère et la forme des images inscrits dans l’univers lexical, le style
sémantique et le rythme poétique de l’original. Bien entendu, il convient cependant de
réaliser une conversion prosodique qui correspond pleinement à la langue d’arrivée, et qui
doit parfois restituer une coloration exotique nécessaire à la transposition suggestive de
l’univers exogène. D’un poème à l’autre, d’un quatrain à l’autre, mais aussi d’une strophe à
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un unique distique puis, selon les cas, à la longue tirade suivante, se construit, au sein d’un
même texte poétique de l’original télougou, une forme, où l’opposition entre les styles
métrico-prosodiques manifeste des contrastes autant significatifs que suggestifs. Cette
multiplicité formelle intégrée dans un même ensemble ordonne des rythmes et des
sentiments poétiques qui fonctionnent dans un système, pour lequel il est difficile, sinon
impossible, de trouver des équivalents correspondants dans les questions du mètre ou de
l’organisation prosodique de la langue de traduction. C’est dans cette dimension aussi que
se situe beaucoup la réalité d’un intraduisible à subvertir, pour qu’à une forme juste et
admissible l’on puisse subvenir.
Dans son essence, et son enracinement dans la tradition dravidienne, la poésie
télougoue répond à des règles de composition dont les principes métriques et prosodiques
diffèrent pour une grande part de la tradition poétique sanscrite. Celle-ci ne s’est surimposée
que marginalement à la logique stylistico-linguistique dravidienne du télougou, et pour une
catégorie restreinte de mètres fixes. On peut retenir deux grandes orientations générales
dans le système d’organisation de la poétique télougoue : l’existence de règles rythmiques et
euphoniques en grande partie propres et, sur un autre plan, un système de hiérarchisation
des catégories métriques, ordonné selon les types/modes prosodiques auxquels obéissent
ces mêmes catégories. Une description succinte de ces phénomènes permet d’éclairer un
type de difficultés que l’on rencontre lorsque l’on veut traduire les formes poétiques, dans le
respect du message, avec la volonté de retransmettre la force de suggestion signifiante
contenue dans la forme accoustique verbale, pour conserver l’œuf et sa coquille. Car celle-ci
se charge aussi de signification, en fonction du contexte textuel immédiat (dans le vers, au
sein du cadre strophique de référence) ou dans le cadre de l’expression poétique,
d’ensemble plus vaste, que représente la section, voire la totalité du poème (dans le rapport
qu’entretiennent les vers en considération avec les styles des strophes qui précèdent et de
celles qui suivront). L’emploi d’un certain mètre, la mise en œuvre de principes allitératifs
donnés, le système de rapprochement ou d’opposition vocalique et/ou consonnatique qui
s’exprime dans un distique, une strophe, une tirade, les modalités combinatoires de ces
unités métriques, et donc, ainsi, leur rythme, séquentiel et global, conditionnent en grande
partie l’effet de réception du niveau purement sémantique du message verbal. Ces effets
sonores doivent certes se lire — et donc se traduire — en fonction de ce qui est observable
au sein de cette unité, et être considérés selon les caractéristiques qui se dégagent d’elle,
mais doivent également être rapportés au texte qui enserre cette unité dans son ensemble,
ainsi qu’au style — à ce que l’on connaît — du genre auquel répond le poème. S’il n’est pas
ici question de détailler ces diverses spécialités, qui feront l’objet de publications ultérieures,
il convient de faire une brève présentation de questions concrètes pressantes, relatives à la
traduction, afin de faire comprendre en quoi une immersion culturelle dans le milieu étudié
est nécessaire préalablement à cette traduction.
II - Traduire un genre poétique héroïque et narratif populaire : Quelques problèmes concrets.
Le burrakatha («récit au burra» ou «récit d’esprit, à l’instrument de percussion burra
») est un genre narratif chanté et théâtralisé, qui met en scène des récits héroïques. Une
partie appréciable de sa stylistique se joue dans le mode d’interprétation lors de la
représentation, mais le texte poétique central du récit (poèmes et chansons) est composé
par écrit, selon des règles métriques et prosodiques qui dérivent de la prosodie normative
lettrée télougoue, mais qui s’appliquent cependant en partie à des formes prosodiques
purement orales, et sont également régies par une pratique de composition d’auteurs qui
émanent de la culture populaire. Les formes écrites de la prosodie sont donc fortement
soumises à un mode de composition qui fait grand place à l’importance de l’oralité : la
recherche des bonnes sonorités, de formes et de rythmes verbaux adaptés au chant, y a
autant ou plus d’importance que le choix de termes strictement appropriés du point du vue
du sens. Parfois, l'auteur ne connait pas la signification exacte des paroles qu'il emploie. Il
ne les utilise que parce qu'elles répondent, même approximativement, à la mesure métrique
recherchée. Il convient évidemment de prendre ces éléments en considération lors de la
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traduction.
Le style poétique du burrakatha se différencie de celui des autres formes narratives
et théâtrales avec lesquelles il coexiste dans l’espace local et régional. Non seulement le
type de composition, c’est à dire ici surtout les modes prosodiques mis en œuvre, mais le
mode d’organisation même des types de poèmes, représentent un élément fondamental de
caractérisation du genre en question. Ainsi, pour exemple, les styles narratifs héroïques
populaires d’oralité première, bien que diversifiés entre-eux, se caractérisent par un type de
vers au mètre récurrent, quasi uniforme bien qu’irrégulier, sur de longues tirades. Deux
autres formes populaires, mais déjà de type plus lettré, voire savant, le genre narratif
dévotionnel chanté du Harikatha et celui du théâtre lyrique N æ† akam emploient des vers
moins diversifiés pour leurs poèmes, en outre issus des meilleures classes prosodiques de
la poésie télougoue, et dans le respect des règles normatives. Le burrakatha emploie toutes
ces formes, mais dans un mode d’agencement qui lui est particulier, et dans son style
propre. On voit, par cette courte présentation, que l’attention portée aux mètres est
essentielle pour tenter de restituer des caractéristiques spécifiques des genres. Mais la
question de la traduction poétique du burrakatha renvoie également à d’autres problèmes.
Ce genre se caractérise en effet par de nombreuses irrégularités formelles. Celles-ci sont
liées à sa nature fondamentalement populaire, et portent à la fois sur les critères
prosodiques (imitation de traits issus de la poésie savante, formes métriques, règles
allitératives, modalités stylistiques), les formes lexicales et la structure syntaxique. Doit-on et
comment reproduire ces irrégularités dans la traduction ? Souvent fautives du point de vue
du sens, la reproduction de ces irrégularités ne perd-elle pas de sa pertinence loin du
contexte originel ? Ne dévalorisent-elles pas à l’excès la force poétique de l’original ? Ne pas
les inclure diminue-t-il la réalité de cette poésie ? Devant ces questions, le problème de la
traduction des récits de burrakatha doit également tenir compte du surcroît de sens et de
beauté que lui donne le contexte de représentation et sa mise en œuvre musicale,
mélodique et rythmique. Par ailleurs, il engage évidemment la question des connotations
associées à la signification sémantique première de l’expression verbale liée à l’univers
culturel dans lequel elle se déploie.
II-1 Face aux irrégularités, la première question qui se pose est bien celle de la
compréhension.
La traduction de textes télougous de poésie populaire renvoie à deux niveaux différents de
difficulté.
D’un point de vue général, la langue télougoue reste trop peu connue et trop peu étudiée.
Elle souffre également d’un déficit du point de vue des ouvrages lexicographiques existants.
Dans le cas particulier du burrakatha, le traducteur est également confronté à un ensemble
d’irrégularités qui émanent du niveau d’expression lui-même.
La compréhension des énoncés doit donc pallier à deux écueils : (a) termes absents des
dictionnaires, ou pour lesquels les significations données sont trop contradictoires d’un
dictionnaire à l’autre ; (b) Manipulations irrégulières de la langue (inventions de mots,
changements morphologiques des termes conjugués, liés à des usages considérés comme
poétiques).
Ces usages, les connotations socio-culturelles qu’ils recouvrent, sont extrêmement marqués
par leur ancrage dans la société locale et régionale vivante. Seul, le recours au commentaire
et à la glose d’explication, auprès de locuteurs maternels informés, peut contribuer à
l’éclairage des significations et à une élaboration raisonnée de la connaissance.
- Dans les cas les plus simples, la déformation des mots est minime.
Elle peut répondre à l’usage oral populaire. Dans le vers :
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« tagavu pe††ukoni tadæka cºpumu – tanayæ annæ∂a
(Incite à la querelle, montre ta force, dit-il, et bats-toi) »
le mot tadækha est improprement orthographié tadæka, selon la prononciation usuelle, qui ne
distingue pas l’opposition aspirée/non-aspirée.
Paradoxalement, la déformation des mots peut avoir un caractère statutaire et viser une
prétention lettrée, comme c’est fréquemment le cas avec l’ajout fautif d’une aspirée (exemple
: bhandhuvulu au lieu de bandhuvulu parents).
Elle peut résulter d’un mélange entre les deux tendances. Dans le vers :
« vyægævati pæri tummendæ -∂hilli
(Celle qui file coule à flots ô l’abeille) »
le mot vêg æ vati est transformé en vy ægævati pour faire savant (explication d’un lettré local),
mais répond aussi à cette transformation fréquente d’une palatisation du son ‘ê’ initial dans
l’usage populaire.
- L’usage inapproprié ou fautif des termes, du point de vue du sens, représente une autre
difficulté.
Le mot « pravÚßu∂u » (talentueux, compétent, de connaissance accomplie), par exemple,
s’emploie pour un homme de lettres ou de culture, mais pas, comme le fait tel auteur de
burrakatha, pour décrire l’excellence au combat d’un guerrier. De même, le terme « næßyata »
s’applique à des vêtements ou à des provisions, mais pas à une armée.
Les dictionnaires sont cependant insuffisants à circonscrire les usages précis, et, là encore
seul le recours à la glose locale permet d’affiner la compréhension du terme. S’ils dégagent
bien les sens de « qualité, finesse, pureté » pour le mot « næßyata », ils en circonscrivent mal
les limites et n’indiquent ni les sens de « un bien, un produit bien fait, durable, costaud », ni
ne précisent que cela ne peut s’appliquer à un groupe humain, deux informations acquises
par le seul commentaire d’un érudit local (Malyala Jayaramayya).
- Certains mots n’existent pas, mais sont mis pour la rime, et se chargent d’un sens
nécessaire, dans le contexte de l’énonciation.
Dans l’exemple suivant, le terme « tôju », sans signification attitrée, rime avec « môju (désir
vif, forte envie) ». Je le traduis donc en tenant compte de son rôle dans la versification, tout
en tentant de restituer la cible sémantique implicite :
evvarÚ maharæju – yêmi†Ú môju
ivvidhingôru†a — kêmi†æ tôju
Quel est ce maharaja, et cette soudaine envie
Quel souhait se cache derrière cette bizarrerie
- Dans ce contexte d’usage populaire, un autre type de problème tient à la difficulté de
déchiffrer des mots pour lesquels la licence poétique se double d’irrégularités diverses.
Dans le vers « ivvidhingôru†a — kêmi†æ tôju », il convient d‘abord de rétablir la forme
grammaticale acceptée :« [Ú vi]dhi[gæ] kôrutaku êmi†i æ tôju ». Il faut restituer le /Ú/ long initial,
supprimer le redoublement consonantique de la première syllabe, et replacer le suffixe
adverbial nécessaire, absent pour cause de mètre. La nasale, placée pour valoriser la forme
prosodique, qui apparaît, permet de rétablir la valeur sourde de la consonne suivante.
Dans de tels contextes de manipulation, la difficulté à comprendre le syntagme est souvent
renforcée par le disposé typographique qui désarticule les syllabes d’un même terme, par
rejet de la dernière syllabe élidée d’un mot vers le mot suivant. Le phénomène est assez
constant, du fait de la pratique traditionnelle où la ponctuation était absente. Il s’applique ici
pour souligner la place de la pause.
- Certaines formes lexicales d’usage courant dévient de la forme habituelle admise, et sont
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introuvables dans les dictionnaires.
La forme verbale « ampu », et sa forme causative « ampincu » dérivent du verbe «
pampu/pampincu ((faire-)envoyer)», comme dans le vers :
« nênalanpamani nayijam prabhuvula sæyamu kôræ∂æ
(Je me ferai envoyer de l’aide par le souverain du Nizam) »
L’exemple suivant reprend l’emploi du même verbe et dévoile l’usage de formes
syntagmatiques à caractère prosodique. On y observe aussi l’emploi irrégulier d’un génitif,
sans sa marque grammaticale complète : le composé « kô∂ipandemuku » apparaît au lieu de «
kô∂ipandemunaku (au combat de coqs)».
Il fournit un excellent exemple de répétition de composés sonores, en lieu de rimes finales
dans les deux vers d’un distique (« °mmani kaburampe/°mmani kabururampe »). Tout comme
la répétition de formes semblables au sein d’un même vers (« unna ba∂i/unna va∂i »), il s’agit
d’un procédé stylistique habituel dans les styles populaires purement oraux. Cet exemple
signale ainsi que le burrakatha n’est pas lié aux seuls modes savants de la prosodie
télougoue, mais s’inspire également de formes métriques et de types de composition propres
à la poésie d’oralité première. J’indique ci-dessous deux exemples d’une traduction en cours
d’élaboration :
kô∂ipandemuku venga¬arævunu rammani kaburampe
rôsamunna ba∂i punjulunna va∂itemmani kabururampe
Il envoya un message à Venga¬a Rao pour l'inviter à un combat de coqs
Il envoya un message lui disant d'amener en toute hâte des coqs vaillants
Il envoya message à Venga¬a Rao pour l'inviter à un combat de coqs
Il envoya message lui disant d'amener prestement de vaillants coqs
II-2 Eléments de Méthode et Spécimens de traduction.
Les lacunes grammaticales et poétiques du récit de burrakatha sont masquées par
l'esthétique globale de l’interprétation chantée, musicale et scénique. Quant-à-lui, le
traducteur doit chercher à restituer le meilleur niveau d’accessibilité possible à l’esprit
poétique du texte original, en partant de sa situation d’incompréhension première. Au-delà
des quelques difficultés déjà énumérées, face au poème, je cherche d’abord à poser le sens
littéral de chaque mot, puis de chaque composé, et à rechercher les alternatives qui
s’imposent à ce niveau de littéralité première, de ce qui serait la matrice pointilliste du sème.
Il convient ensuite de composer des organisations stylistiques, qui se situent à ce même
niveau de littéralité, et à jouer sur la combinatoire entre signification et sonorité, entre sens et
son, dans le cadre et selon les unités métriques a minima du texte de référence, par membre
et par vers. On peut alors élargir le dispositif poétique au cadre strophique, et opérer les
permutations nécessaires, dans le texte de la langue d’arrivée, pour satisfaire un sentiment
de fidélité à l’esprit et à la lettre du texte original, vis-à-vis des vérités de sa dénotation, de
ses implications sémantiques suggestives, tout en s’efforçant de retraduire autant qu’il est
possible une idée de son esthétique.
Dans cette perspective, il conviendrait de montrer comment, à lui seul, le jeu sur les rimes
finales du français peut tenter de restituer les jeux de délimitation sonore et sémantique
obtenus par d’autres moyens prosodiques et métriques dans les poèmes de l’original. Les
deux exemples suivants donnent bien plus simplement une idée de la double alternance,
entre poèmes de différentes natures et entre poèmes et (courts) commentaires de prose
dans le burrakatha. Ils ne visent qu’à montrer les étapes actuelles du procédé de traduction,
dans le cours même de son élaboration. A gauche figurent des résultats déjà posés du
travail de compréhension, à droite, des solutions envisagées qui tiennent compte des
caractéristiques rythmiques du poème, en regard des autres modes prosodiques utilisés
dans le contexte immédiat ainsi que dans le poème narratif plus large du récit :
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ardha candrika.
paccapaccanÚ pasi∂Ú tôraßælun
utsavælu na∂ivÚdhula celarêgen
dikkudikkulæ ænandamu nin∂indæ
peccuga bhêrÚvÚraßælu mrôgen
venka†rævani pêru pe††inærê
bi∂∂anu cºci vºrucælamurisen.
Guirlandes de feuillages et de turméric, toutes vertes et dorées
Des farandoles éclataient en fêtes spontanées au milieu des rues
Tous les quartiers s'emplissaient de joie
Les peaux de tambours à battement et à frottement partout
résonnaient
Ils le nommèrent Venka†a rao
La ville était dans la joie à voir le petit enfant
«tandæna»
«tandæna»
«tandæna»
«tandæna»
«tandæna»
«tandæna»
Guirlandes vertes et d’ors
Farandoles en pleine rues
Félicité entière en tous coins
Les tambours à l’excès
grondaient
Ils nommèrent l’enfant
Venka†a rao
La ville toute en joie à sa vue
Commentaire. Et ainsi, tandis que les souverains et le peuple de Bobbili passaient leur
temps dans la joie, le prince Rao Venga¬a Rao, n'écoutant pas l'avertissement négatif de son
frère aîné le roi, s'en alla chasser dans la forêt aux feuilles épaisses, avec
1-
Ils nouèrent fermement leurs turbans
Attachèrent les bandeaux de
clochettes
Prirent en main des piques et des
lances
[Et] se hissant sur des chevaux
persans
Turbans noués serrés
Avec les kæpus à ses côtés se déplaça
Lui et ses kæpus s’élança
6
kæpulê tanaven†a sægæræ
"næræyaßæ"
rævu venga¬arævu kadilæ∂æ
Rao Vengalarao s'élança "næræyaßæ"
7
ækulæ ka††a∂avilônæ
8
cæka cakyamutô∂a værº
Dans la profonde forêt aux immenses
feuilles
Avec extrême habileté ces nobles gens
9-
kon∂akônala vetakinærº
Par collines et sous-bois allaient
cherchant
10-
ban∂alæ gælinci næræ
Ils fouillaient les massifs rocheux
11-
gº¬¬apakÒulu gumpulêce
12
kongalê kôlæ†amêse
13
nakkalê næ†yæludokke
14
pandikokkulu dhôlugo††e
15-
ce††u gu††ælekki cºcæræ
16-
ko††iræ para vêsi pandinê
17
hunkarinci ghÚkarinci
18
kôratô ci††a∂avi drunci
Foule d'oiseaux des nids s'élevant à
fond
Grues s'amusant au jeu des bâtons en
rond
Renards pratiquant des danses de bon
ton
Phacochères frappant du tambour en
percussion
Montés au haut des frondaisons que
virent-ils
Le visant ils frappèrent un cochon [sanglier]
Grognant et trompettant en rage et
sans paix
Avec sa défense frayant la profonde
forêt
Rao Vengalarao hè ! par
là
En forêt aux feuilles
épaisses
Ceux-ci avec plein
d’adresse
Scrutaient ces bois et
collines
Rocs et rochers
examinaient
Vautours s’envolant en
foule
Grues jouant au
tourneboule
Renards esquivant des
danses
Et cochons s’frappant la
panse
Montés haut sur l’arbre
virent
Visé touché ouais–ga’ le
sanglier
Grognant, trompettant,
rugissant
Sa défense déchira la
dense forêt
2
ga††igæ pægæl ju††i
gajjelæ ce∂∂Úlu ga††i
3
bæru Ú†elu cêtaba††i
4
pærasÚ gurræla nekki
5
Chausses bien parées
En main lances acérées
Fiers persans tous en
selle
9
19
cengu cenguna cengalinci
20
pandi parava∂i urava∂inci
21-
ækulæ ka††a∂avavi dæ†indæ
22-
‡at®læ kô∂êru cêrindæ
Bondissant encore et encore comme
jamais
Le cochon en toute énergie s'enfuit à
grands traits
La profonde forêt aux feuilles
immenses traversa
Et atteignit le cours d'eau des ennemis.
Sautant et bondissant
sans arrêt
Le cochon s’esquiva à
grand traits
Franchit la forêt aux
feuilles épaisses
Rejoignit le cours d’eau
ennemi
III – La traduction sur le terrain
Les publications de poésie savante incluent parfois des textes de commentaires explicatifs,
dans la logique de la tradition indienne. A un premier niveau, ils fournissent des indications
lexicales, sur le sens des mots anciens ou rares, et expliquent l’organisation de certains
composés. A un second niveau, ils expliquent des faits culturels en arrière-plan de termes ou
d’images littéraires. Enfin, ils éclairent par paraphrase le sens général des vers, avec la
strophe pour unité de base. Ces ouvrages de référence sont évidemment précieux pour
progresser dans la connaissance de la langue.
Rien de tel n’existe pour les niveaux de langue et la poésie populaires. Les récits imprimés
de burrakatha fourmillent d’erreurs, sans aucun commentaire explicatif. Au-delà du seul
burrakatha, la situation concrète actuelle de l’enseignement institutionnel et des formes du
savoir relative au télougou en France nécessite en premier lieu l’établissement d’un socle de
connaissances en français sur cette langue. Le travail de traduction poétique du télougou
demeure indissociable de l’approfondissement de la connaissance de la langue, dans des
termes d’apprentissage qui exigent le séjour de terrain local pour parvenir à une autonomie
du savoir.
Certains textes de burrakatha sont composés par des auteurs populaires réputés de la
localité de résidence. Leur recueil manuscrit s’est fait auprès d’eux dans la langue cible,
d’abord sous forme de répétition orale, suivie de dictée-correction, puis de questionnement
systématique sur les aspects sémantiques du texte, afin de pouvoir assimiler la
connaissance orale la plus étendue dans la langue originale elle-même. Tous les aspects du
texte posent question, et fournissent matière à des notes d’explication détaillée.
La dimension orale est essentielle pour la compréhension des textes imprimés eux-mêmes,
et peut s’appuyer sur des enregistrements de textes en performance, avec leurs variantes.
La disposition typographique des textes imprimés de burrakatha est irrégulière, et peut être
source de malentendu, dans la mesure où les formes grammaticales et orthographiques des
textes sont parfois fautives. Sur le terrain, le travail de consultation des dictionnaires
accompagne donc nécessairement, avant et après, les multiples vérifications de sens auprès
des érudits et autres spécialistes de la langue et du genre considéré.
J’ai toujours pris soin de diversifier mes sources d’information et d’apprentissage, de telle
sorte qu’auteurs — Brahmane érudit et poète, Forgeron ou Tisserand peu lettrés— et
interprètes de burrakatha — Barbier ou femme Brahmane sans grand bagage scolaire —
deviennent, parmi d’autres, d’aptes professeurs à me communiquer les particularismes
linguistiques et culturels propres aux textes de burrakatha et à la culture et société locales.
Si chaque texte est étudié pour lui-même, le travail d’ensemble sur des productions littéraires
et linguistiques de registres divers permet aussi de mieux éclairer des textes d’autres
couches culturelles. Il faut évidemment dissocier les niveaux écrits et oraux d’une langue,
mais il est certes troublant de constater que le travail d’apprentissage oral d’un texte écrit
savant, de caractère vernaculaire télougou, permet d’accentuer la perception juste des
sonorités de la langue dans des registres populaires de diglossie éloignée.
A l’issue de, mais aussi en parallèle à, ces phases d’apprentissage, de recueil et de
décryptage des textes, j’ai toujours procédé à plusieurs traductions successives. Le premier
10
moment d’élaboration de la connaissance se fait lors de la première ébauche de traduction,
lorsque, chaque jour, on recueille un fragment manuscrit du texte ou l’on travaille sur un
imprimé. Des mots, des syntagmes restent incompris. Les paraphrases de glose sur les
difficultés ardues de compréhension sont parfois inexactes ou trop compliquées au moment
de réception. Elles s’explicitent plus tard, d’elles-mêmes ou lorsque l’interlocuteur formule la
phrase juste. Cuits et recuits, les mots du texte sont près pour la sauce. Hors du terrain, le
retour à sa langue passe par ses grands auteurs. Ainsi, le style descriptif héroïco-narratif, à
résonnance lyrique, de langue plutôt traditionnelle, du burrakatha, me semble le mieux
profiter de la fréquentation des auteurs français du XVIe siècle.
Conclusion
Confronté à la traduction de textes provenant d’un genre aussi composite que le burrakatha,
la notion de l’Intraduisible m’a semblé poser les difficultés de transposition qu’appelle le
particularisme des formes de la poésie télougoue. Ainsi, plutôt que d’explorer la question
dans ses dimensions sémantiques, j’ai voulu évoquer comment les formes métriques et
prosodiques du système poétique de la langue télougoue répondent à une organisation
statutairement hiérarchisée qui influent à la fois sur la réception du sens et sur l’admissibilité
même de l’expression. Dans cette dimension, l’intraduisible doit se chercher là où le
traducteur ne parvient pas à restituer le système suggestif de signification inscrit dans
l’organisation prosodique de l’univers sonore du poème narratif. Il se trouve encore plus
inaccessible dans l’évaluation statutaire de la valeur normative de l’expression poétique.
Difficile, —impossible ?—, cette dimension de recherche paraît d’autant plus importante
dans le cadre de la traduction de la poésie du burrakatha, que ce genre populaire met en
scène une juxtaposition particulièrement « encyclopédique » des formes métriques et des
normes prosodiques comme mode d’organisation narrative, et qu’il le fait, en outre, de
manière irrégulière, vis-à-vis des règles de la poésie lettrée, pour appartenir à un registre de
composition littéraire populaire.
i
On estime que dans son œuvre Nannayya emploie autant de mots d’origine sanscrite que de termes issus du
vernaculaire télougou. Nannayya introduit également les formes prosodiques reprises du sanscrit dans l’univers
poétique télougou. Tikkana, le poète qui, un siècle plus tard, reprendra la traduction des livres suivants du
Mahæbhærata s’efforcera de n’utiliser que des mots tirés du dravidien. Son texte est moins facilement compris
que Nannayya par nos contemporains télougous, à cause du rayonnemment constant dont a toujours bénéficié le
sanscrit.
ii
C’est tout particulièrement le cas des compositions en distiques du dvipada, sous forme de longues tirades.