POUR UNE APPROCHE ETHNOLOGIQUE DE LA BIÈRE EN

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POUR UNE APPROCHE ETHNOLOGIQUE DE LA BIÈRE EN
POUR UNE APPROCHE
ETHNOLOGIQUE
D E LA BIÈRE E N A L S A C E
BERTRAND HELL
N o u s possédons de n o m b r e u x travaux d'ethnologues révélant l'importance des
boissons fermentées dans la société traditionnelle : bière d'orge et de mil en
Afrique C), bière de maïs ou de manioc en A m é r i q u e ( ) par exemple. Pour notre
aire culturelle, si nous possédons bien sûr une abondante documentation archéologique, historique ou à vocation économique, il n'existe a u c u n e étude à caractère
ethnologique.
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La Bière dans l'Antiquité
La Bière : plus vieille boisson alcoolisée ? Il est bien sûr impossible de dater
d'une façon précise l'origine de la fabrication de bière dans des cultures dites «sans
écriture» selon notre conception de l'écriture. Cependant les archéologues peuvent
nous renseigner sur l'existence d'une bière, sikaru, en Mésopotamie, lors de la
civilisation de Sumer (IV millénaire avant J.-C.) ou à Babylone sous le règne du
roi C h a m m u r a b i (1728-1686 av. J . - C ) . Mais les témoignages les plus importants et
les plus n o m b r e u x n o u s viennent de l'Egypte des Pharaons. Diodore de Sicile
parle de la boisson nationale égyptienne : « U n e boisson à base de céréales que l'on
n o m m e Zyths». Ce vin d'orge semblait très répandu et déjà u n e ville, Peluse, dans
le delta du Nil, s'était spécialisée dans LA brasserie industrielle. Par les campagnes
des Pharaons en A r m é n i e , les archéologues voient une diffusion de la bière chez
les autres peuples du Moyen-Orient et par les migrations des Celtes puis des
G e r m a i n s son introduction en Europe. Divers voyageurs et c h r o n i q u e u r s de
l'époque (Pythéas, iv av. J.-C. ; Posidonius, I siècle av. J.-C. ; Pline l'Ancien, i
siècle ap. J.-C.) mentionnent en effet l'existence d'une boisson fermentée enivrante
chez les Gaulois («cervisia») ou les Iberiens («celia»). Pour le m o n d e germanique,
Tacite (11 siècle ap. J.-C.) nous renseigne sur une bière fabriquée avec de l'orge et
du froment fermentes. Mais la mythologie S C A N D I N A V E (les Eddas), la linguistique
et l'archéologie nous permettent de remonter à u n e époque beaucoup plus
ancienne. Cette origine orientale c o m m u n é m e n t admise pour la bière appelle
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(1) Viviana PÂQUES, «L'arbre cosmique dans la pensée populaire et dans la vie quotidienne du
Nord Ouest Africain», Paris 1964, p. 160-164. Geneviève C A I . A M E - G R I A U L E , «Ethnologie et
langage». Gallimard 1965, p. 132-135. p. 396-398.
(2) LÉVI-STRAUSS, «Le cru et le cuit», Mythologiques PLON 1964, p. 167-168. Sabine H A R G O U S ,
«Les appelleurs dames», Laffont 1975, p. 176-177.
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quelques remarques. La cervoise, cette bière celte se différenciait singulièrement
du zythos égyptien.
N o u s ne retrouvons a u c u n e trace dans le m o n d e gaulois de brasseries industrielles à l'exemple des brasseries égyptiennes : la cervoise est essentiellement u n e
activité domestique réservée à la femme ; d'autre part la cervoise des Celtes se
différenciait assez nettement du zythos égyptien ; certains ingrédients ne se
retrouvant pas sur le sol gaulois, c o m m e les dattes par exemple. Les Celtes
connaissaient le stade d'une germination préalable du grain d'orge ce qui
améliorait la stabilité de la bière par rapport à u n simple vin d'orge. Le m o t celte
«Brace» signifiant grain malté certains philologues y voient l'origine de brassage,
brasseur, e t c . . (l'autre étymologie se référant au travail des bras lors du brassage).
La Bière à S t r a s b o u r g
N o u s possédons de n o m b r e u x témoignages de voyageurs et de chroniqueurs
des premiers siècles après Jésus-Christ ( ) décrivant le «vinum hordeaceum» de nos
régions. St C o l u m b a n qui visita les pays entre Baie et Mayence décrit une libation
en l'honneur du dieu W o d a n , célébrée par une tribu réunie autour d'un c h a u d r o n
de bière. Mais il faut attendre le huitième et le neuvième siècle, époque où l'Alsace
compte au n o m b r e des provinces de Charlemagne, pour trouver des mentions
précises de l'usage de bière en Alsace. L'abbé Grandidier dans son «histoire de
l'Eglise de Strasbourg» (1776) rapporte que les chanoines du chapitre de strasbourg mangeaient en c o m m u n et «qu'on donnait de la bière à ceux qui ne
buvaient pas de vin» ( ). Ce renseignement fait donc remonter au v m siècle la
première mention «officielle» de l'usage de bière en Alsace.
E n 9 6 1 , l'Evéque de Strasbourg U d o n fait u n e donation au Chapitre de la
Cathédrale et chaque manse devait rapporter entre autre « u n a m situlam cervisiae».
La création des couvents et l'évolution des villes vont à l'aube du Moyen-Age
bouleverser la production de bière, traditionnellement activité domestique. La
bière des Moines sera tout au long du Moyen-Age et m ê m e bien après, s y n o n y m e
de bière de qualité et les moines brasseurs joueront un rôle important dans le
développement de la science brassicale et l'introduction de nouvelles techniques.
N o u s possédons par exemple les plans de l'abbaye de Saint-Gall en Suisse, u n
d o c u m e n t du ix siècle, qui nous indique un agencement très élaboré de trois
brasseries autour d'une aire de germination, u n e touraille et une salle de
concassage. Ce sont également les moines brasseurs qui sont à l'origine de
l'introduction du houblon dans la brasserie en E u r o p e vers le x siècle. A
Strasbourg, le G r a n d Chapitre de la Cathédrale possédait sa propre brasserie et la
production en 1230 dépassait 1450 hectolitres. E n 1303 on trouve la mention
d'une brasserie monacale à Colmar ( ). Parallèlement à cette activité monacale
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(3) PLINE L'Ancien, Hist. Natur. X I V , I I I .
(4) G R A N D I D I E R , ouv. cité page 179.
(5) «Annales des Dominicains de Colmar», Gérard et Liblin Colmar 1854, p. 196.
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brassicole, on note à partir du x siècle, l'évolution vers une brasserie artisanale
dans les principales villes d'Europe ; un peu partout apparaissent en effet entre le
x et le xiv siècle des brasseurs de métier. C'est ainsi que l'on mentionne en 1259
pour la première fois à Strasbourg u n brasseur professionnel : «Arnoldus
Cervisiarus» dont la maison de pierre se trouve rue de la Bière (Biergasse) juste
derrière la Cathédrale ( ). La reconstruction de la nef gothique de la cathédrale
c o m m e n c é e en 1250 et donc la proximité d'un important chantier, ne doit pas être
étrangère à l'apparition d'un «Biermann» à Strasbourg. Au xiv Siècle, Strasbourg
compte 8 brasseurs de métier dont 2 femmes. Ce développement reste cependant
bien modeste car l'Alsace reste depuis l'occupation romaine une région
essentiellement vinicole. Ce n'est qu'un événement fortuit au x v siècle qui va
permettre u n nouvel essor de la bière à Strasbourg. En 1446 il neigea et gela en
avril et le prix du vin m o n t a de telle sorte que «le Magistrat o r d o n n a de brasser de
la bière, n o t a m m e n t à Strasbourg, Schlestadt, Colmar, Guebwiller, T h a n n , Belfort,
Altkirch, Ferette, Bâle et ailleurs» ( ). La bière fut vendue en plus de 40 endroits à
Strasbourg. Mais en 1586 on ne retrouve à Strasbourg que 6 brasseries avec une
production d'environ 1373 hectolitres de bière. En effet si nous retrouvons tout au
long du Moyen-Age des traces de la consommation de bière, la boisson favorite
des Strasbourgeois reste le vin. Les vieilles chroniques alsaciennes décrivent
soigneusement la qualité et le prix du cru de l'année mais ne mentionnent jamais la
bière. Le célèbre prédicateur de la Cathédrale de Strasbourg du xiv siècle, Geiler
de Kaysersberg, ne s'adresse qu'à des buveurs de vin, bien que dans son
«Brosamlin» de 1517 il rapporte: «quand on arbore un b o u c h o n de paille, cela veut
dire qu'on a de la bière à vendre». Bien plus, la bière semble être une boisson
totalement déconsidérée en Alsace au Moyen-Age. De n o m b r e u x épigrammes,
dictons, écrits illustrent le discrédit dont pâtit la bière ; citons par exemple cette
clause railleuse des corvées de Kuenheim au Moyen-Age qui stipule que si les
paysans ne boivent pas de vin, le maire p o u r r a faire passer de l'eau à travers une
gerbe d'avoine et les paysans devront se contenter de la bière ainsi obtenue ( ). Les
ordonnances de 1660 de la ville de Strasbourg plaçaient les brasseurs dans la 3
classe, ce qui leur interdisait de porter des vêtements de soie ; nous savons q u ' à la
m ê m e époque les brasseurs de Halle au Merseburg en Allemagne, comptaient
parmi la plus haute et la plus riche classe de la ville ( ).
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A Strasbourg, les brasseurs étaient contraints à u n e longue période d'inactivité,
les autorités ayant fixé la période légale de brassage en 1579 de la Saint-Michel
(29 septembre) à la Saint-Georges (23 Avril), cette interdiction temporaire n'étant
levé totalement qu'en 1783. Le petit n o m b r e des brasseurs strasbourgeois ne leur
permettant pas de constituer une corporation, les «Biersieder» étaient aux
tonneliers dont ils partageaient le poêle au 13 du quai St. T h o m a s .
(6) EYER F., «Sept siècles de brasserie artisanale à Strasbourg», Revue Brasserie, Oct. 1959.
(7) TSCHAMSER, «Chronique de Thann», Colmar 1864, I, page 574.
(8) F. REIBER, «Etudes Gambrinales», Paris 1882. p. 35.
(9) L . H E I N R I C H , «Das Brauweisen in Merseburg», lena 1935, p. 60.
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La brasserie strasbourgeoise stagne tout au long du xvi siècle et en 1656 grâce
aux montants des impôts perçus par le Conseil des xv nous p o u v o n s évaluer la
production à 1500 hectolitres.
La fin du xvi siècle par contre va voir u n développement important puisque de
1658 à 1700, 11 nouvelles brasseries se créent, mais la bière ne figure toujours pas
dans les principaux articles de c o m m e r c e à Strasbourg. E n 1744 cependant à
l'occasion de l'entrée de Louis X V à Strasbourg, le défilé organisé par les diverses
corporations permit aux brasseurs de montrer avec éclat leur importance. La
révolution de 1789 grâce à l'abolition des privilèges et à la suppression des
corporations va m a r q u e r un nouvel essor : 8 créations de brasseries p o u r l'année
1792 et 23 entre 1789 et 1795. E n 1834 Strasbourg compte 70 brasseries pour
70000 habitants et la consommation de bière s'accroit de plus en plus. La fin du
x i x siècle voit alors grâce aux nombreuses découvertes scientifiques (vapeur, froid
artificiel, travaux de Pasteur, etc..) et à l'extension du réseau de chemin de fer
(exportation) un accroissement considérable de la production de bière à
Strasbourg : la production passe de 110.000 hl en 1850 à 400.000 hl en 1866.
L'évolution amorcée au cours du x v u i siècle se confirma au x i x et la
consommation de bière se substitua à celle du vin dans les établissements publics à
Strasbourg : il fut en effet c o n s o m m é , en 1878, 121.345 hl de bière contre 36.583
hl de vin.
De ce rapide essor amorcé au x v n siècle nous retiendrons deux points
particulièrement intéressants ; d'une part le lien très net entre le développement de
la consommation de bière et l'usage du tabac à fumer. Dès 1668 en effet les
brasseurs revendiquèrent le droit de laisser fumer dans leur établissement et avant
la Révolution les brasseurs mettaient gratuitement à la disposition des clients une
pipe en terre et du tabac. La grande différente entre les brasseries, vestes salles
enfumées et bruyantes, et les cafés ou wynstubs où des habitués viennent boire u n
verre de vin dans une ambiance calme et intime, frappera de n o m b r e u x voyageurs
et c h r o n i q u e u r s du x i x siècle, à Strasbourg.
L'autre point intéressant de cette période historique est mentionné brièvement
par R e i b e r C ) : sur les 33 brasseurs strasbourgeois de 1789, 31 se p r é n o m m e n t
Jean et tous sont protestants. Faut-il tout simplement voir u n e illustration des
thèses de Max W e b e r ou, c o m m e le note D u m a y (") pour les alcools d'Europe,
u n e conséquence directe de la sécularisation des monastères après la Réforme, de
n o m b r e u x moines-brasseurs rendus à la vie laïque s'étant établis à leur compte ?
D ' u n e manière plus générale, je crois q u ' u n e étude sur les rapports vincatholicisme, bière-protestantisme serait très intéressante.»
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(10) F. REIBER, ouv. cité page 7 5 .
( 1 1 ) R . DUMAY, Guide des alcools, Paris, Stock 1 9 7 3 .
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B. H ELI.
Etymologie de la Bière
Le m o t français bière vient du vieux français Bierre, u n e m p r u n t du m o y e n
haut-allemand Bier. Ce Bier allemand venant de Bior, Bjôr en vieux nordique. Le
dictionnaire étymologique Kluge nous indique qu'il n'existe a u c u n e forme
gothique antérieure à ce Bjor et qu'il s'agit donc d'un e m p r u n t probablement à
partir du latin vulgaire : Biber, biberes, boisson. L'autre etymologie voit dans le
vieux saxon Bere, céréale, l'origine de Bier, la céréale ayant servi à qualifier la
boisson. N o u s retrouvons cette racine Bior dans de nombreuses langues germaniques : Bier allemand, Beor anglo-saxon, Beer anglais, Biar frison. C e p e n d a n t nous
r e m a r q u o n s l'existence d'une deuxième expression en vieux nordique : alu à côté
de bior déjà mentionné. Cet alu se retrouve dans le ôl suédois et danois, le ealo
anglo-saxon et le aie anglais. Les deux expressions se diffusent alors dans les
langues latines et slaves : Birra italien, Bierre français, Olut finnois, Vuol lappon.
Mais seul le lithuanien connaissant deux expressions : Pyloos et Alus. N o u s
notons également la présence dans les langues latines d'une troisième expression :
le Cerevisia latin qui donne cervoise, cervogia en italien, cerveza en espagnol.
L'étymologie de cerevisia reste fort obscure, certains philologues voient dans ce
n o m une contraction de Cereris-Vis, la farce de Cérès, Cérès étant la déesse des
Moissons. E n gaulois seule la cervoise est c o n n u e , mais en vieux français on
trouve les deux expressions bierre et cervoise -, c'est dans u n e o r d o n n a n c e de 1435,
à Paris, qu'il est fait pour la première fois mention de «Bierre et Cervoise». Ceci
coïncide avec l'introduction au x v siècle du houblon dans la fabrication de la
bière, la bière ne serait-elle alors q u ' u n e cervoise houblonnée ? L'hypothèse
semble confirmée car la littérature monacale du v m et i x siècle n o u s indique que
la bière houblonnée s'appelle Bier et la bière n o n houblonnée Ealu. L'usage du
houblon, représentant pour la stabilité de la fermentation et l'aromatisation de la
bière un progrès indéniable, nous constatons que peu à peu la «bierre» supplante la
cervoise qui disparait dès la fin du x v siècle.
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La Bière dans la Mythologie
G. Dumézil a essayé de dégager les thèmes fondamentaux du cycle de l'ambroisie dans les différentes mythologies indo-européennes C ). P o u r l'auteur de
n o m b r e u x indices rapprochent l'ambroisie, cette liqueur d'immortalité, de la
bière : «la présence dans le cycle de l'ambroisie de n o m b r e u x thèmes recouvrant
d'anciens rites végétaux (expulsion et mise à m o r t du démon, déguisement féminin
du Dieu) prouve que l'ambroisie a dû primitivement correspondre à u n e boisson
rituelle à base végétale» (pag. 280). Les différentes migrations des peuples indoeuropéens ont changé profondément les thèmes de base de ce cycle de l'ambroisie.
Les peuples du N o r d généralisèrent et d'une certaine manière laïcisèrent l'usage de
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(12) G.
DUMÉZIL,
«Le Festin d'immortalité», Paris 1924.
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cette boison fermentée alors que les circonstances géographiques amenèrent les
Latins et les Grecs, soit à modifier le cycle originel, soit à remplacer la bière par le
vin.
La bière occupe u n e place très importante aussi bien dans la mythologie celte
que dans les récits mythiques germains, deux civilisations dont nous retrouvons la
profonde influence en Alsace. D e l'étude des Eddas Scandinaves C ) et de certains
textes gallois et irlandais C ) nous p o u v o n s dégager certains traits caractéristiques
de la bière.
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- la bière, boisson de l'au-delà -, u n texte celte du x n siècle décrit le m o n d e
souterrain et parle d'un vase qui contient de la bière ; dans le Valhalla des
G e r m a i n s c'est également la boisson des morts, des guerriers.
- la bière, boisson des guerriers -, le chant I V des Eddas nous indique que les
Walkyries servent la bière a u x héros et a u x guerriers valeureux ; lors des grands
festins rituels celtiques, particulièrement la fête de Samain, la bière était bue en
grande quantité par la classe des guerriers.
- la bière et la salive-ferment
; n o u s ne possédons q u ' u n e brève mention p o u r
les G e r m a i n s de l'utilisation de crachat c o m m e ferment p o u r la bière : dans u n e
saga il est dit qu'Odin en crachant dans u n bassin permit à u n e femme de brasser
u n e b o n n e bière et d'épouser le roi Alrekr C ). Cependant plus au Nord, en
Finlande et en Estonie nous retrouvons u n mythe important : c'est le sanglier qui
par son é c u m e bouillonnante permet à la bière de fermenter, ce t h è m e de la salive
du sanglier se retrouve dans le m o n d e celtique : un texte gallois nous apprend q u e
Ceraint le premier brasseur vit un sanglier mettre son é c u m e dans le brassin et
faire ainsi fermenter la bière.
- la bière et le porc -. n o u s venons de voir l'importance du sanglier ou du porc
dans la préparation de la bière. Mais les mythes mettent aussi en relation la
consommation de bière et celle de viande porcine : aussi bien dans le Valhalla
germain q u e dans l'Au-delà celte les morts se nourrissent soit du sanglier sacré
Saehrimmir, soit de deux porcs a u x renaissances alternées. L'animal sacrificiel de
la grande fête celte du début de l'année c'est le sanglier. D'autre part Dumézil C )
r e m a r q u e q u e les a n i m a u x porcins sont «dans le N o r d mais aussi dans l'ancien
m o n d e classique» en relation avec l'introduction de céréales nobles particulièrem e n t l'orge.
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La Bière dans la tradition populaire
N o u s retrouvons tous les j o u r s en Alsace ce lien que les mythes établissent entre
viande porcine et bière : la bière reste la boisson privilégiée pour accompagner la
( 1 3 ) R . DU PUGET, «Les Eddas», Paris 1 8 6 5 .
( 1 4 ) G. D U M É Z I L , «Un mythe relatif à la fermentation de la bière» dans Annuaire de l'école
pratique des hautes Etudes V , Paris 1 9 3 6 - 1 9 3 7 .
( 1 5 ) M . CAHEN, «La libation», Paris 1 9 2 1 , p. 1 2 3 .
( 1 6 ) G. D U M É Z I L , «Un mythe relatif...», ouv. cité, p. 1 3 .
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charcuterie, les knacks, la choucroute, les viandes porcines d'une manière
générale. Là où le gastronome ne voit q u ' u n e tradition culinaire et le médecin
l'influence du pouvoir émultionnant de la bière sur les lipides et les graisses,
l'ethnologue voit la survivance d'une croyance fondamentale et profondément
enracinée qui associe la bière et le porc. Rappelions également qu'il était courant
en Alsace, m ê m e entre les deux guerres, de jeter u n pied de porc lors de l'ébullition
du brassin dans la chaudière à brasser. C o m m e l'abattage du porc, le brassage de la
bière est une activité de l'hiver. A u xvi siècle la période légale de brassage à
Strasbourg allait de la St Michel à la St Georges et l'arrivée de la première bière
brassée pendant l'hiver la célèbre bière de Mars, était attendue avec impatience par
les b u v e u r s jusqu'au x x siècle. Cependant l'étude des statistiques des ventes de
bière par mois de 1960 à 1975 nous indique que m ê m e à une époque où l'industrie
brassicole s'est libérée des servitudes climatiques et des contingences techniques, le
mois de M a r s représente u n e progression importante pour les ventes de bière ( ).
Les nombreuses chroniques des premiers siècles après Jésus-Christ nous
indique que la bière lors des festins rituels, des libations est bue par les guerriers,
par les h o m m e s . U n e étude de la publicité pour la bière au x x siècle nous m o n t r e
que le côté viril de cette boisson est valorisé (publicité 33 E x p o r t : l'aventurier mal
rasé ; publicité Mutzig : la mi-temps). La bière, malgré bien sûr de nombreuses
exceptions, reste essentiellement une boisson d ' h o m m e s . N'insistons pas sur
l'importance de la bière lors des réunions d ' h o m m e s : clubs sportifs, collègues de
travail, réunions de conscrits, mais constatons que les expressions alsaciennes
utilisées plus particulièrement pour la bière (eins «hàpere» ; eins hinter der Krave
«schùtte» ; «làppere» sous-entendent une idée de gorgées importantes, de grande
capacité de consommation. La brasserie elle-même nous renseigne sur cette
clientèle joyeuse et essentiellement masculine, l'Alsacien va boire son vin dans une
w y n s t u b , ou plutôt u n Kàchele donc un petit local intime et calme, la brasserie au
contraire se présente c o m m e une vaste salle bruyante et enfumée avec des tables et
des bancs grossièrement taillés et un service exclusivement féminin.
Le «G'sundhet» de la tournée des chopes nous renvoie à une époque où l'on
trouvait sur la table une canette collective en corne encore au début du xvui siècle
u n verre pour deux ou quatre b u v e u r s et à l'importance dans l'Antiquité de la
corne et du toast lors de la libation ( ). La bière est utilisée pour certaines cures de
jouvence : déjà Pline dans «De zitho et cerevisia» nous apprend que les femmes en
Gaule utilisent l'écume de cette boisson pour entretenir la fraicheur de leur peau,
utilisation que n o u s retrouvons en 1587 dans le Kraùterbuch de H i e r o n y m u s
Bock. E n c o r e maintenant les brasseries alsaciennes voient régulièrement au
printemps de nombreuses personnes chercher de la levure pour lutter contre
l'acné. La bière assure également le rajeunissement des cheveux et il existe un
shampooing «naturel» Yves Rocher à la bière. La bière fait «monter» le lait
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( 1 7 ) B.I.O.S., Brasserie-Malterie 4 trimestre 1 9 7 8 , Nency, p. 22.
(18) M. CAHEN, «La libation», ouv. cité, p. 1 7 3 à 1 9 7 .
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maternel et nombreuses sont les femmes qui boivent de la bière pour allaiter les
enfants.
Lors de la fabrication de la bière nous trouvons également des indices
ethnologiquement chargés de sens ; la femme qui a ses règles mensuelles, ne peut
pénétrer dans u n e brasserie, son «impureté» risquant de gâter la bière. Le brassage
était une activité joyeuse, accompagnée de chants, le Kalewalla finnois n o u s
indique que lors de la fermentation la bière rugit, vocifère, enfle et menace
d'exploser et ce n'est que grâce aux chants qu'elle sera calmée. N o u s retrouvons en
Allemagne aussi bien dans les recueils de règles superstitieuses (Hausbuch de J.
Colerus, 1593) que dans les dictons populaires de nombreuses indications relatives
à l'importance du chant lors du brassage et plus particulièrement de la fermentation.
L'Alsace connait u n signe intéressant lié à la fabrication de la bière : le double
triangle entrelacé. N o u s en trouvons la première représentation à N u r e m b e r g en
1430 au-dessus de la cuve à brasser d'un moine-brasseur. Ce signe va se propager
j u s q u ' à devenir en Alsace le symbole des brasseurs à partir du x v m siècle. Les
canettes en grès de Betschdorf portent en bleu sur fond gris cette étoile à six
branches et de nombreuses enseignes de débits de bière comportent ce signe
c o m m e en témoignent l'exemplaire du Musée alsacien ou l'enseigne de l'actuel
Lohkàs dans la Petite France. Simple signe prophylactique qui par l'entrelacs
empêche toute mauvaise réaction lors du brassage, symbole du savoir ésotérique
des alchimistes qui associent les divers éléments lors de la fermentation, l'origine et
l'utilisation de ce double triangle restent pour l'instant fort mystérieuses et inconnues.
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