la souffrance psychosociale - Pays et Quartiers d`Aquitaine

Transcription

la souffrance psychosociale - Pays et Quartiers d`Aquitaine
LA
SOUFFRANCE
PSYCHOSOCIALE
Hors-série / Fév 2005
INTERVENTIONS de …
> Mme PERRONNE, contrat de ville de l’agglomération montoise
> Mme DUDON-COUSSIRAT, médecin généraliste
> Mme FITON et M. BODARD, Conseil général des Landes
> M. CAZAUGADE, Centre hospitalier de Mont-de-Marsan, Samu
p.5
p.7
p.9
p.11
CONFERENCE de M. FURTOS, psychiatre, Réseau ORSPERE
p.15
> Les 10 signes de la souffrance psycho-sociale
> Débat avec la salle
p.23
p.35
CONFERENCE de M. LAVAL, sociologue, Réseau ORSPERE
p.43
> Présentation d’ORSPERE
> Le secret partagé avec M. FURTOS
p.48
p.58
CONCLUSION par le Dr GUILLERM-LABARCHE
p.71
BIBLIOGRAPHIE sur le « travail en réseau »
p.75
> par le Groupe de travail sur la souffrance psychosociale
du contrat de ville de l’agglomération montoise
2
Document
réalisé avec
CONTRAT DE VILLE DE L’AGGLOMERATION MONTOISE
« Nous sommes tous convaincus
qu’il est indispensable et urgent de parvenir
à une meilleure prise en charge des personnes
concernées dans cette souffrance psychosociale
de plus en plus visible et lourde de conséquences.
Pour autant, elle est si complexe dans son
expression et par ce qu’elle induit que la
mobilisation des compétences professionnelles et
la meilleure des déterminations ne suffisent pas
dans de nombreuses prises en charge à une
évolution positive des personnes accompagnées.
C’est la raison pour laquelle, il nous a semblé utile
de consacrer une journée de formation et de
réflexion1 sur cette question en compagnie de
spécialistes qui vont nous parler de la clinique de
la souffrance psychosociale et nous présenter
différentes méthodologies de constitution et de
fonctionnement de réseaux de prise en charge
construites à partir des travaux de l’ORSPERE »
Bertrand CHASLES
1
organisée par le contrat de ville de l’agglomération montoise,
le 25 novembre 2003 à Mont-de-Marsan
3
4
« Le thème de la souffrance
psychosociale a émergé dans le
cadre de la préparation au
Contrat de ville de
l’agglomération Montoise et
notamment dès les travaux
préliminaires du diagnostic des
quartiers dits prioritaires.
Maryline PERRONNE
Chef de projet du contrat de ville
Ce sont les quartiers qui concentrent des
phénomènes d’exclusion et ségrégation,
et surtout les situations de plus grande
précarité. Ces constats révélaient
l’expression de souffrance, de mal être
conduisant à une sollicitation conséquente
des intervenants sociaux et médicaux.
L’expression également de situations de
crise dont souvent des conflits de
voisinage mais pas uniquement, ou alors,
au contraire des situations de repliement
de certaines personnes. Ce qui était
également formulé par les personnes
présentes au cours de ce diagnostic c’était
le malaise des profession-nels de
première ligne se sentant souvent isolés ,
démunis face à ces situations et se
demandant s’il était légitimes à intervenir.
Ces constats ont été traduits dans la
convention cadre du Contrat de Ville qui a
été signé en février 2001 par l’Etat, les
villes de Mont de Marsan et Saint Pierre
du Mont, le Conseil Général des Landes,
le Fonds d’Action Sociale et a été traduit
ainsi face aux situations de mal être et de
souffrance psychosociale identifiées
comme freinant l’accès aux soins, à
l’emploi.
Comment d’une part prendre en compte la
souffrance psychosociale et restaurer la
personne dans sa capacité à agir et
d’autre part comment favoriser une
approche sociale de la santé et la prise en
compte de situation ne relevant pas de
pathologies identifiées ou d’un champ
professionnel unique ?
Les objectifs de ce travail étaient donc de
mieux identifier cette problématique, de
5
dégager des orientations permettant de
répondre à ce problème de manière
organisée sur le territoire.
Pour poursuivre cette réflexion et entrer
plus dans une phase opérationnelle, un
groupe de travail a été constitué qui réunit
autour de l’équipe chefs de projet , le
Conseil Général la DSD, la DDASS, le
Centre Hospitalier au travers de médecins,
para-médicaux, sociaux et administratifs,
un médecin généraliste intervenant sur le
quartier du Peyrouat, la CPAM et les associations de prévention et de soin ou les
associations d’insertion.
Quel est le travail fournit par ce groupe
de personnes ? Tout d’abord, un
diagnostic partagé de ce qui leur semblait
être la souffrance psychosociale. Ils ont
établi ensemble une définition commune
de ce concept. Il leur est venu
immédiatement à l’esprit qu’il était
nécessaire d’établir un état des lieux des
intervenants médicaux et sociaux, mieux
connaître les missions de chacun, mieux
connaître les limites d’intervention de
chacun à l’égard de cette problématique.
Un dernier objectif qui nous semble tout
aussi important, c’est agir sur les éléments
de contexte, les conditions de vie de ces
personnes en souffrance. Donc tout ce qui
est élément lié à la précarisation, aux
deuils sociaux, notamment en renvoyant
une image positive de ces quartiers. Vous
comprendrez pourquoi cette entrée
« quartier » mais pourquoi nous avons
élargi à l’agglomération et peut être dans
un temps plus large au Département.
Un travail de revalorisation de ces
personnes, restauration des liens sociaux,
du sentiment d’appartenance et d’utilité
nous semble absolument indispensable
pour que ces personnes retrouvent leur
capacité à agir. Cette journée de formation
s’inscrit tout à fait naturellement dans cette
démarche de projet. »
Il nous semble que ces échanges ont
permis de bâtir le socle d’un
rapprochement entre les acteurs sanitaires
et sociaux et pour valider leur démarche
de travail, ils ont restitué l’ensemble de
cette réflexion l’année dernière, en octobre
2002, unique-ment sur les quartiers
prioritaires aux intervenants sur ces
secteurs.
Aujourd’hui nous en sommes à la phase
de rédaction, de constitution et signature
de la Convention d’application et trois
objectifs et orientations ont été retenus.
Le premier : construire et structurer un
réseau pour créer les conditions d’un
travail interdisciplinaire et mettre en œuvre
un dispositif partenarial formalisé et
pérenne pour soutenir les professionnels
et assurer une prise en charge adaptée
des personnes.
Conduire des actions d’information, de
sensibilisation, de formation, d’échange de
pratiques et d’expériences, ciment un peu
de ce travail en réseau.
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« Je suis arrivée au Peyrouat
sans vraiment connaître les
problèmes d’exclusion. Ce
quartier HLM concentre un peu
toute l’exclu-sion, toutes les
difficultés sociales de
l’agglomération montoise et
même des Landes, parce que les
gens arrivent un peu de partout
Docteur DUDON COUSSIRAT,
médecin généraliste au Peyrouat depuis 7 ans,
après 10 ans de médecine de campagne.
C’est vrai que dans mon exercice j’ai
rencontré, sans la connaître, la souffrance
psychosociale. Ni mes études de médecin
et ni mon exercice médical m’y avait
préparé.
Dans les livres, je ne l’avais pas apprise et
c’est vrai que quand Mme PERRONNE
m’a proposé dans le cadre du Contrat de
Ville de travailler sur la souffrance
psychosociale, rien que les termes
souffrance psychosociale m’ont de suite
alertée. Je me suis dit « mais oui c’est ça,
c’est vraiment tout à fait ça ».
Avant je pensais qu’il y avait des
alcooliques chroniques, des toxicomanes,
des gens qui allaient mal, dépressifs, mais
je n’avais jamais mis les trois mots les uns
à côté des autres et c’est vrai que pour
moi ça a été une découverte, ça a
expliqué un certain nombre de
comportements « pathologiques » en tous
cas, avec des comportements pathogènes
d’une bonne partie de la population qui me
semble être rentrée dans un cercle vicieux
entre des problèmes sociaux , des
problèmes personnels, que tout le monde
connaît ici, parce que je pense que tout le
monde les rencontre au quotidien.
C’est un type de comportement totalement
pathogène au niveau médical. C’est à dire
qu’en tant que médecin, je suis confrontée
à des gens qui non seulement vont mal
mais qui ont des comportements qui
aggravent leur mal et des comportements
7
qui devraient normalement être pris en
charge par la médecine. En particulier les
poly toxicomanies, un mélange d’alcool, et
de médicaments, drogues en tous genres
et souffrances, qui est un mélange
absolument épouvantable pour les
personnes qui les vivent et dans lequel,
moi, en tant que médecin, je me suis
sentie totalement démunie. Démunie
parce que seule.
Un généraliste est tout seul devant ses
patients. Démunie parce qu’il y a des
phénomènes qui se mettent en route que
personne n’a l’air d’être capable d’arrêter.
Démunie parce qu’effectivement c’est une
souffrance qui appartient à plusieurs
champs. Le champ social bien sûr, le
champ médical du fait du mauvais état de
santé de ces gens là, le gens de l’urgence
parce que souvent ils appellent les
urgences ou ils arrivent aux urgences.
Mais après, qu’est ce qu’on fait, on ne sait
pas.
Le champ de la psychiatrie bien sûr, car
quand ils vont trop mal, c’est là où on
essaie de les soigner. Mais c’est vrai
qu’au quotidien, je me rend compte à quel
point cette souffrance psychosociale
entraîne une morbi mortalité qui me
semble moi, dans le quartier du Peyrouat,
dans mon exercice, tout à fait
catastrophique. Mortalité qui obère en plus
l’état de santé de tout le quartier du
Peyrouat puisqu’il y a régulièrement des
décès de gens relativement jeunes dont
on a l’impression qu’on ne les a pas
soignés, ce qui est quelque part à la fois
une réalité et un constat d’échec pour la
médecine.
Deux points.
Je travaille dans les Landes, département
où il y un système social extrêmement
solide, que je vois fonctionner tous les
jours et ce n’est donc pas une carence du
système social qui entraîne ces
phénomènes. Je me dis que dans les
départements où les problèmes sociaux et
économiques sont plus importants que
dans les Landes, qu’est ce que ce doit
être.
Deuxièmement, on a l’impression
effectivement que les gens, dès le plus
jeune âge, ont un parcours d’échec .Il me
semble qu’il y a effectivement ce parcours
d’échec mais j’ai vu aussi des gens qui,
sur un deuil, un échec avaient cette
pathologie qui se mettait en route ce qui,
pour moi, s’apparente au syndrome de
glissement des vieillards. C’est à dire que
petit à petit ils s’excluent, ils s’enferment,
ils ne demandent plus de soins, et en fait,
ils s’en vont. Il me semble que cette
pathologie peut atteindre n’importe lequel
d’entre nous.
Une fermeture d’entreprise ça arrive, un
divorce avec une perte de projets
conjugaux ou de famille ça arrive, l’alcool,
les drogues, les médicaments, les
déprimes ne sont pas loin et donc je
trouve très important de mettre en place
quelque chose qui évite à ces
phénomènes de se mettre en route.
C’est pour ça que quand Mme
PERRONNE m’a demandé de travailler la
souffrance psychosociale, ça m’a ouvert
effectivement des horizons, une envie
d’essayer de trouver des solutions. Je
voudrais donc insister sur le côté grave de
cette pathologie, pathologie parce que
c’est une souffrance et pathologie parce
qu’il y a une morbi mortalité importante. Je
pense que cela explique en partie la très
mauvaise espérance de vie des
populations les plus pauvres de la société.
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« On a participé à cette réflexion.
Il y avait des travailleurs sociaux
de la DSD, des travailleurs
sociaux de l’hôpital, le centre de
bilans de santé de la CPAM, des
associations d’insertion. »
Françoise FITON et Christian BODARD,
Conseil Général des Landes.
Quand Christian BODARD et moi même
avons eu l’honneur et l’avantage de
présenter les modalités de cette réflexion,
on s’est tout à fait retrouvés dans le mot
de souffrance psychosociale, qui mettait
aussi un mot sur des difficultés que l’on
vivait au quotidien.
Des absences de réponses, des
impuissances que l’on vivait au quotidien
et pour lesquelles on identifiait pas bien
les choses. On s’est dit que peut être la
meilleure manière de présenter nos
difficultés face à ça, c’était de vous
exposer deux situations, des situations qui
sont vécues, qui ne représentent pas bien
sûr l’ampleur du phénomène de la
souffrance psychosociale mais il nous a
semblé qu’ils posent les questions que l’on
se pose tous au quotidien.
La première situation est celle au départ
un couple bien installé, une maison, un
réseau de relations, un salaire, puis
fatalité de la vie, le divorce. Madame est
sans formation, elle ne travaillait pas, deux
enfants, quelques relations, mais on se
rend compte que c’était les relations du
couple et pas forcément les relations de
madame et quand le couple se sépare, les
relations, petit à petit, s’en vont. Les
copines soutiennent pendant quelques
temps mais ça ne dure pas. Elle vivait
dans une maison, elle se retrouve en
HLM.
Elle avait des revenus elle se retrouve
avec l’API et, petit à petit, elle s’enferme,
l’isolement, la déprime et parfois prise de
toxiques. Il y a bien sur des répercussions
sur les enfants, un repli sur soi,
l’incapacité à faire des projets. On la
rencontre à l’occasion de demandes
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d’aides financières. A ce moment là, on
repère bien qu’il y a des choses qui ne
vont pas.
Nos réponses, on fait avec l’existant : le
Point Santé, les médecins. On propose
quelques activités, des ateliers qui
existent. Mais ce n’est pas satisfaisant
parce que ça ne l’intéresse pas forcément,
elle a des difficultés à s’inscrire dans une
prise en charge, et puis elle n’est pas
malade en fait. On se dit que le fait de
changer de statut, de logement lui
permettrait d’aller mieux, mais il y a une
incapacité à changer de statut. Elle n’a
plus l’énergie à déployer pour tout mettre
en œuvre. Et puis on se dit que les
dommages sont tellement importants que
peut être cela ne changerait rien.
Pour la deuxième situation, on a choisi
une situation du côté de l’insertion
profession-nelle et avec un parcours de
vie, avec de la souffrance psychosociale
qui s’inscrit depuis plus longtemps. Il s’agit
d’un homme qui, suite à une rupture avec
la famille d’accueil dans laquelle il vivait se
retrouve à sa majo-rité dans la rue, en
errance. Il se désocialise rapidement, vit
en squat avec prise de subs-tances
psycho actives qui l’aident à trouver un
équilibre personnel dans l’exclusion.
Malgré la plainte qu’il dépose occasionnellement sur les conditions matérielles
dans lesquelles il vit, la rue devient sa
nouvelle famille où il prend ses repères,
habitudes, malgré les violences qu’elle
peut apporter. On l’a rencontré suite à une
mesure judiciaire : un TIG. Il obtient un
contrat aidé de travail dans la structure
que je dirige. Cette personne, à notre
surprise générale, s’intègre sans aucune
difficulté dans l’équipe, respecte les
consignes, les horaires, trouve sa place.
d’insertion ne résistaient pas sans un
soutien psycho affectif au quotidien.
Cette situation très schématique est pour
illustrer quelques questions que nous nous
posons.
Elle pose le problème de l’intervention
sociale, seule face à une souffrance
inscrite dans un parcours de vie de longue
date qui ne semble pas suffire et pose par
conséquent, les problèmes de lien avec
les différents services du sanitaire et du
social et avec les prises de relais
possibles.
Elle pose aussi le problème de la place
de l’usager dans sa dynamique d’insertion
avec un diagnostic partagé et de comment
créer les conditions pour faire émerger
une demande sur ces préoccupations
réelles.
Elle pose également le problème de la
prévention de la souffrance psychosociale,
avec un repérage en amont au plus tôt
pour éviter la désinsertion. Je te laisse finir
Françoise sur les quelques questions que
l’on se pose aussi.
Les quatre questions qui, à notre sens,
résument un petit peu cette problématique
de notre point de vue, sont celles de :
- la demande que les personnes n’ont pas
- de la réponse que l’on n’a pas,
- du repérage de personnes que l’on ne
connaît pas,
- de la limite à trouver entre le respect de
la personne, de son intimité et la
protection nécessaire qu’on lui doit.
Alors qu’il semble pouvoir se réinsérer, il
est dans l’incapacité psychologique de se
projeter dans l’avenir. Malgré les
propositions, les soutiens apportés, dès
que son contrat de travail se termine, il y a
un retour au vécu précédent avec de
nouveau un repli sur soi, un retour à la
rue. Comme si les acquis qu’il avait
effectués durant cette expérience
10
« L’hôpital, à travers les âges, a
toujours essayé de contribuer
avec d’autres à la lutte contre les
exclusions, même s’il arrive la
plus part du temps en bout de
chaîne.
Michel CAZAUGADE,
médecin chef du SAMU et du SMUR
au centre hospitalier de Mont de Marsan.
Pour s’exprimer au nom de l’hôpital, on
aurait pu tout autant donner la parole à
Monsieur DUMOULIN qui est à mes côtés,
Directeur responsable des relations avec
les usagers, ou à Mme CROZES,
également dans la pièce, et qui est un
cadre socio-éducatif de l’hôpital.
Même si l’hôpital a acquis l’image d’un
plateau technique de haut niveau dans de
nombreuses spécialités. Ainsi, ce service
public s’est organisé et continue à le faire
pour accueillir tous les patients qui se
présentent à ses portes et notamment au
service des urgences, quel que soit leur
statut et quel que soit leur situation.
Néanmoins, soyons attentifs à ce que les
difficultés que connaissent aujourd’hui les
hôpitaux, et plus particulièrement les
services d’urgence, ne viennent pas
compromettre cette mission en laissant se
développer des circuits parallèles
permettant à certains d’accéder plus vite à
des soins de meilleure qualité au
détriment de certaines populations moins
recommandées.
Jusque dans les années quatre-vingts,
l’accès à l’hôpital se faisait à la porte de
celui-ci. La solidarité jouait de sorte que
ceux qui n’étaient pas en mesure de s’y
rendre tous seuls, y étaient conduits et ce
d’autant plus facilement que l’hôpital était
le plus souvent situé au centre de la cité.
Aujourd’hui, pour des raisons
essentiellement de disponibilité foncière,
les hôpitaux sont pour la plus part des cas
déplacés en périphérie des villes et la
solidarité inter humaine joue visiblement
beaucoup moins.
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L’accès physique a donc été progressivement complété par l’accès téléphonique
en mettant à la disposition de la
citoyenneté un numéro téléphonique
unique, gratuit, permanent, suivi de
l’urgence médicale par le numéro 15
permettant la mise en relation immédiate
de tous citoyens avec une compétence
médicale formée à la médecine d’urgence.
C’est ainsi que les SAMU ce sont donc
depuis 1986 trouvés de plus en plus
impliqués aussi dans la régulation des
problèmes psychosociaux et qu’il a été
d’ailleurs nécessaire, à un moment donné,
de créer un nouveau numéro pour
l’urgence psychosociale, le 115, qui
d’ailleurs a fêté hier ses 10 ans.
Le 15 et le 115 sont actuellement
débordés par le nombre d’appelants. Ceci
nous amène à nous demander pourquoi
on en est arrivé là et, certainement, les
débats qui auront lieu aujourd’hui
permettront d’apporter un certain nombre
de réponses. A titre d’exemple, le SAMU
40 traite 80 000 personnes par an, dans
un département qui compte environ en
moyenne avec l’enrichissement saisonnier
360 000 à 370 000 habitants Le SAMU
traite 80 000 personnes par an par des
réponses téléphoniques à caractère de
consultations médicales ou par la mise en
jeu d’un certain nombre d’effecteurs de
l’urgence.
Parmi ces 80 000 personnes, 763 en 2002
relevaient du problème du suicide, un
millier, 966 exactement, relevaient de la
psychiatrie, apparemment pure pour nous,
et 10% se terminent par des placements
sous contrainte. Et puis 5 à 6 000 affaires
relèvent de l’urgence psychosociale pour
lesquelles il est assez difficile d’apporter
des réponses. Mes collaborateurs les ont
identi-fiées de la manière suivante. Il s’agit
essen-tiellement de gens qui ont une
exigence d’être écouté, d’échanger
téléphoniquement et pour les problèmes
de psychiatrie, sont mis en relation avec le
CMP des gens qui n’ont pas le téléphone
et qui donc passent à travers la régulation
du SAMU pour être mis en relation avec
d’autres effecteurs de l’urgence,
notamment les médecins ou les systèmes
sociaux et donc ils utilisent le 15, numéro
gratuit qui peut être appelé à partir de
portables sans aucun abonnement.
Ils utilisent le SAMU pour obtenir un
moyen de transport, un retour vers le
domicile parfois, ou un retour vers un
centre d’hébergement, en sachant que les
problèmes d’hébergement réellement ne
se posent pas dans ce département et que
le rapprochement avec le 115 a permis de
mettre en place un mode fonctionnement
qui me semble tout à fait favorable. Puis il
y a les gens qui sont dans une chronicité
absolue, c’est à dire qui appellent le
SAMU plusieurs fois par jour parce qu’ils
représentent une clientèle particulière qui,
à la fois, appelle elle-même ou fait appeler
les autres parce qu’ils représentent une
espèce de nuisance sociale aux yeux de
la société, que la société ne les supporte
pas , notamment au niveau de la voie
publique.
Nous avons donc pour plusieurs
personnes, qui sont bien identifiées
nominalement, plusieurs dizaines d’appels
par jour et quelque fois, des gens qui font
simplement le voyage entre la voie
publique, l’hôpital et le lieu de résidence et
qui le font parfois plusieurs fois par jour.
Tout cela représente donc 15 à 20 appels
par jour, 5 à 6000 appels par an et il faut
aussi rajouter à cela les problèmes des
personnes âgées qui représentent à peu
près cinq à six appels par jour, de gens
âgés sans recours autre que les services
du SAMU à un moment donné de la
journée ou de la nuit.
Ainsi l’hôpital et son SAMU, par tout en
France, contribuent autant que faire ce
peu à la résolution dans l’urgence, et je dis
bien dans l’urgence, de problèmes
psycho-sociaux dans le cadre d’une
stratégie de réseaux qui doit avoir comme
caractéris-tique de pouvoir être sollicitée
de façon permanente, et j’insiste aussi sur
ce caractère permanent.
Et c’est sans doute à mon avis, pour avoir
étudié ce plan et avoir assisté à un certain
nombre de débats, et sans doute aussi
peut-être la faiblesse du plan Versini, de
mon collègue du SAMU de Paris, que de
12
manquer d’une méthodologie, de
coordination des différentes stratégies.
Sachons donc ici dans cette
agglomération y remédier, et souhaitons
qu’à l’issue de cette formation action avec
les intervenants de l’ORSPERE, nous
soyons capable d’une dynamique
collective dont nous apprécierons les
résultats, la validité et certainement aussi
les limites .
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14
INTERVENTION du Dr Jean FURTOS2
« Mesdames, Messieurs,
je vais dire chers collègues,
pas seulement pour les médecins
mais pour tous les collègues de
la clinique psychosociale puisque
nous sommes obligés maintenant
de sortir de l’identité professionnelle trop fixe, bien que nous
ayons en même temps à l’approfondir et à ne pas changer de
métiers trop facilement mais voir
comment, les uns et les autres,
nous avons à exercer notre
métier, le contexte social et
psychosocial évoluant.
D’abord, je voudrais vous faire part de ma
première réaction, confirmée après les
précédents témoignages, c’est que vous
pouvez peut être nous considérer comme
des experts ou des spécialistes, mais il ne
faut pas oublier que « expert » vient de
expertise, mais aussi d’expérience, et que
nous sommes nourris littéralement de
ceux qui travaillent sur le terrain, nous
même ayant par ailleurs une
connaissance du terrain variable selon
notre métier.
Moi je suis psychiatre, encore pratiquant,
et donc ce qui a été dit ce matin, par des
exemples dans cette première heure,
montre bien qu’il y a une expertise
collective.
Vous nous avez invités aujourd’hui et nous
en sommes d’ailleurs très honorés et très
heureux - moi même je n’étais jamais
venu à Mont de Marsan de ma vie. J’étais
allé à Dax parce qu’il y avait un congrès et
je sais qu’il y a, comme dans ma région,
c’est pas le même niveau mais, comme St
Etienne et Lyon, des histoires anciennes
d’identité très forte, qui se marque pour
nous par le foot et pour vous peut-être par
le rugby. En tous cas, ça manquait à ma
culture de n’être jamais venu ici
sérieusement et j’en suis ravi.
Je voudrais, avant de reprendre ce que
j’avais prévu de dire ce matin sur la
clinique psychosociale, m’appuyer sur ce
qui vient d’être dit parce que justement
c’est déjà extrêmement précis et important
2
Psychiatre l’Observatoire régional sur la souffrance
psychique en rapport à l’exclusion de Rhône Alpes,
(ORSPERE)
Par exemple, quand Maryline PERRONNE
parle ou pose à la fois les conflits et les
repliements dans les quartiers prioritaires.
On voit tout de suite que le conflit peut
donner de la violence et de la visibilité à
ce qu’on appelle la souffrance
psychosociale et que le repliement peut
donner une souffran-ce invisible, et c’est
vrai qu’il ne faut jamais oublier le va et
vient entre la visibilité et la disparition.
Il y a en effet beaucoup de signes
psychosociaux extrêmement ostensibles,
vous avez aussi une base militaire très
forte, qui interpellent et qui renvoient à
l’impuissance, et en même temps des
signes de repli qui, si on n’y prête pas
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attention, aboutissent à une véritable
disparition des personnes qui peut
d’ailleurs aller très loin.
Le malaise en première ligne a été nommé
ainsi que le désir de légitimité et ça, c’est
tout à fait exact ce désir de légitimité de ce
qui peut être fait dans ce contexte est
extrêmement important à prendre en
compte. Nous-mêmes à l’OSRPERE, nous
travaillons officieusement. Les prémices
de l’OSRPERE ont commencé peut-être
en 1994, lors d’un premier congrès, peutêtre que sous une forme plus précise nous
avons commencé en 96/97. Mais nous
avons toujours été confrontés à : « mais
de quel lieu vous parlez ? Vous êtes des
psy ou vous êtes du social ? Vous
trahissez qui exactement ? Qu’est-ce que
vous faites et dans quelle case peut–on
vous mettre et est-ce que vous avez le
droit de faire ce que vous faites ? »
Moi-même psychiatre, certains de mes
collègues au début, je me souviens, on
avait fait une réunion à Vaulx-en-Velin où
il y a pas mal de problèmes dans l’ordre
des jeunes, la difficulté de vivre dans
certaines cités, où il y a des choses
formidables et choses également très
difficiles, et un collège m’avait dit « Furtos,
tu n’es pas sûr que tu es en train de
devenir assistante sociale », et dans sa
bouche ce n’était pas un compliment.
Avec la question des pathologies, y a-til des pathologies identifiées ? Y a t-il
une souffrance qui empêche de vivre et
qui n’est pas pathologique ?.
Ce sont des questions qui sont vraiment
importantes, et peut-être d’ailleurs qu’un
des effets primaires immédiats de cette
rencontre, c’est qu’un certain nombre de
choses que vous faites déjà, ça se voit, ça
s’entend dans votre pratique, peut-être
que ça va vous apparaître ou apparaître
aux institutions qui sont les vôtres, ou les
institutions partenaires plus légitimes,
parce que cela se fait ailleurs, parce que
ça se fait dans toute la France, parce que
c’est reconnu, parce que l’on m’a
demandé de faire là-dessus un article
dans l’encyclopédie médico chirurgicale,
qui va être le premier article sur la
question et qui montre que même dans la
médecine la plus officielle, le champ est
maintenant authentifié, avec toutes les
questions qui ont été posées et que je ne
reprends pas :
construire et structurer un réseau
information-formation, agir sur les
éléments du contexte, c’est très
important.
Le Docteur DUDON-COUSSIRAT a
d’abord rappelé, ce qui n’est pas évident
pour tout le monde, que la souffrance ne
fait pas partie de la médecine. Il y a la
souffrance des signes, les signes de la
souffrance comme la souffrance d’une
colique néphrétique, la souffrance d’un
infarctus, la souffrance d’une phlébite ou
l’absence de souffrance dans certaines
anesthésies ou la souffrance morale du
mélancolique. Oui, la souffrance dans
l’ordre des signes fait partie de la
médecine, mais la souffrance des
personnes ne fait pas explicitement partie
de la nosographie, même si les praticiens
la connaissent depuis Hippocrate.
Elle ne fait pas partie du savoir officiel, et
peut-être que ce qui est nouveau depuis
une quinzaine d’années et surtout depuis
une dizaine d’années, c’est que la
souffrance implicite des personnes fait
partie maintenant du savoir explicite.
Pourquoi ? C’est peut-être quelque chose
que nous avons à comprendre. Qu’est-ce
que c’est que cette histoire de la
souffrance des personnes qualifiée de
souffrance psychique, de malaise, de
souffrance psychosociale, de détresse
psychosociale, d’anxiété généralisée en
Angleterre ?
Qu’est-ce que c’est que cette histoire de
sommation de souffrances individuelles
qui fait un problème collectif et même
politique, et un problème des institutions ?
C’est vraiment quelque chose de tout à fait
stupéfiant qu il n’aurait pas été possible de
penser il y a moins de dix ans, à mon avis.
C’est quelque chose qui nous est arrivé
collectivement. Le fait que, qu’un médecin
généraliste en première ligne dise qu’elle
se sente, en tant que professionnelle,
démunie : oui c’est vraiment la base.
16
Nous ne pouvons rien changer si nous
n’avons pas le sentiment que les limites
de notre pratique sont atteintes. Parce que
si les limites de notre pratique ne sont pas
atteintes, pourquoi changer de pratique ?
C’est la prise en compte de l’impuissance
professionnelle relative, mais tout de
même de l’impuissance professionnelle
qui, soit nous fait baisser les bras, soit
nous conduit à dire : qu’est-ce qu’on fait ?
Il faut que j’en parle avec mes collègues et
si ça ne suffit pas avec mes collègues, il
faut que j’en parle avec les gens du
Conseil Général, avec les gens de la
psychiatrie, avec le SAMU, avec les
libéraux, libéraux et publics, Mission
locale, FNARS, etc… C’est ce caractère
d’être démuni qui est le stimulant majeur.
Il n’y aurait pas de sentiment
d’impuissance, nous ne serions pas là
aujourd’hui.
Si nous ne souffrions pas nous-mêmes de
la situation des personnes qui souffrent et
que nous ne pouvons pas aider comme
nous le voulons, nous ne serions pas là
aujourd’hui et, effectivement, c’est notre
souffrance ou notre malaise professionnel qui est le moteur majeur,
c’est sûr.
L’hypothèse du syndrome du glissement
du vieillard est une hypothèse extrêmement intéressante qui me renvoie à des
choses que l’on connaît chez le vieillard,
que l’on connaît d’une certaine manière
chez les bébés de moins d’un an qui ont la
capacité de mourir très facilement, on
appelle cela mort subite du nouveau né, et
certains psychotiques ont la capacité de
faire des morts subites à certains
moments, pas seulement quand ils
prennent des neuroleptiques, et les
personnes très fatiguées, très usées
somatiquement, donc en particulier les
vieilles personnes.
Mais la question que vous posez avec
votre hypothèse c’est : si on est pas un
bébé de moins d’un an, un psychotique
dans certaines conditions ou quelqu’un
d’usé somatiquement presque jusqu’à la
corde, il suffit de s’abandonner pour
passer de l’autre côté ?
Si on s’abandonne, ça crée aussi des
effets psychiques, et ces effets psychiques
font partie de ce que je vais vous décrire.
Le syndrome de glissement qui se pose
chez une personne complètement usée,
pose des problèmes psychiques assez
atypiques, et en même temps assez
connus, qu’il faut reconnaître à leur juste
valeur comme des symptômes peut-être
du refus de vivre effectivement. Comment
la solidarité, la fraternité, le sens du bien
public, le désir de prendre soin vont faire
avec ces non demandes ?etc…
La question du décès est vraiment
importante. Moi je suis psychiatre donc
évidemment les psychiatres ne travaillent
pas avec la mort comme les médecins
anesthésistes ou les chirurgiens.
Evidemment, nous connaissons le suicide
et c’est tout de même notre limite absolue
et notre échec absolu, d’une certaine
manière. Mais je suis obligé de dire qu’à
ma connaissance, maintenant, la
complication majeure de la grande
précarité, c’est la mort. Plus on monte
dans la précarité, plus on meurt, comme
au Rwanda ou dans les pays considérés
comme avec des niveaux de santé
publique extrêmement bas collectivement
ou comme ça s’est passé à moment
donné en Union Soviétique, après le
changement de régime ; où il y a eu une
augmentation majeure de la mortalité. Il y
a vraiment un phénomène de mortalité.
Vous dites mortalité. C’est tout à fait exact
et c’est très impressionnant et ça mérite
toute notre attention.
Ensuite, les deux situations amenées par
Françoise FITON et Christian BODARD
évidemment nous laissent dans un
sentiment un peu amer. On a le sentiment,
et c’est effectivement ça qui nous pousse
à travailler, à comprendre et à modifier
éventuellement à la fois la théorie et la
pratique, que l’on reste devant des
parcours absolument abominables qu’on
ne comprend pas bien et vis à vis
desquels on reste impuissant.
La première situation, c’était ce couple
bien installé, qui avait tout pour être
heureux, et un divorce, qui est au fond un
traumatisme banal dans notre société,
17
même si ce n’est jamais à banaliser, ce
serait plutôt du registre de l’ordinaire que
du banal, il vaudrait mieux dire cela. Cela
peut donner des effets alors qu’il y a peutêtre à reprendre d’ailleurs sur le plan de la
psychopathologie. Par exemple, la
manière dont cette femme s’enferme une
fois qu’elle est seule.
Je vous parlerai tout à l’heure du
syndrome d’exclusion décrit par Jean
Maisondieu qui associe honte,
découragement et inhibition qui
correspondent à ce qui peut se passer et
qui méritent d’ailleurs d’être déclinés.
Parce que selon les mots que l’on utilise,
notre compréhension va changer, mais
cela ne veut pas dire qu’on va être dans la
toute puissance, et vous expliquez bien
comment rien n’embraye plus sur elle à
moment donné. Ce n’est pas un syndrome
de glissement comme chez les vieillards,
mais quelque chose se passe. Vous dites
que les dommages sont très importants et
je vous assure, en vous écoutant parler,
j’avais l’impression de découvrir cela pour
la première fois.
C’est-à-dire qu’on s’aperçoit que vous
portez justement tellement ces situations
que vous nous les faites partager. C’est
d’ailleurs pour ça qu’il y a eu le rapport
Lazarus. Ce rapport est le cri non proféré
d’un certain nombre de personnes, les
Rmistes en particulier, en situation de
déréliction psychosociale qui a été porté
par des intervenants sociaux qui avaient
un malaise majeur, et c’est ce cri porté par
des intervenants sociaux qui a donné
l’élaboration du rapport Lazarus.
« Mais comment ? les pauvres souffrent ?
Les Rmistes souffrent ? On croyait qu’ils
étaient simplement pauvres ».
Et cela a amené dans l’agenda politique et
dans l’agenda de la clinique, une notion
qui n’existait pas avant, sauf pour tel et tel
qui était déjà engagé. Cela a publicisé
quelque chose d’une manière importante.
On ne se rend pas compte, mais avant les
pauvres étaient simplement pauvres, par
exemple pour un divorcé, oui il était
divorcé, c’est bien triste… Sur ce dont
nous parlons aujourd’hui, il faut bien que
nous soyons conscients que c’est tout
neuf. Ça ne vient pas de sortir mais
disons, ça a commencé d’être légitimé en
tant que élément conceptuel prenant
compte de certains éléments psychiques
et sociaux depuis moins d’une dizaine
d’années.
Alors, ce garçon qui est devenu homme
majeur quitte sa famille et entame un
parcours d’errance, nous renvoie tout de
même au fait que 20% des gens qui sont à
la rue ont commencé de l’être avant la
majorité , même à partir de seize ans, qu’il
y a peut être des choses à comprendre et
peut être des choses qu’on ne comprend
pas encore dans ces parcours terriblement
déliquescents où on se demande qu’est
ce que l’enfant a vécu tout ce temps où il
était dans la famille d’accueil, le temps de
l’abandon, quelque chose d’inapparent.
Avec les quatre questions que vous vous
posez, la non demande, la non réponse, le
repérage inconnu, comment peut-on
repérer, et ces questions fondamentales
que vous osez poser entre le respect de la
personne et l’exigence de protection :
Comment ne pas être accusé
d’abandon de personne en danger ?
Comment ne pas être accusé
d’intrusion ? Comment ne pas être
accusé de partage indu du secret
professionnel si on en parle à d’autre ?
Evidemment, cela est très important.
Le Docteur CAZAUGADE a des chiffres
impressionnants. D’abord 80 000
personnes, si on enlève les personnes qui
passent l’été, cela représente à peu près
25% de la population qui transite dans vos
services. Une file active incroyable qui
renvoie au fait, vous le verrez tout à
l’heure, qu’une grosse partie de la clinique
psychosociale est obligée de passer par
l’urgence. D’ailleurs étant donné de ce
vous avez dit déjà de la non demande, on
comprend bien que la demande d’être à
l’autre ne peut se faire que quand ça
déborde, quand un tiers vous oblige, que
sous la modalité de l’urgence, la modalité
de l’urgence est devenue une modalité
ordinaire. C’est un fait que je dirais culturel
et anthropologique actuellement.
18
C’est ceux qui appelaient autrefois SOS
amitié qui appellent maintenant le SAMU,
avec les problèmes de coordination. Vous
en appelez vous aussi aux spécialistes
que nous sommes mais en validité et
limites que nous pouvons bien sûr
apporter. Heureusement que nous restons
dans la modestie parce que si nous
pensions pouvoir vous aider en une
journée à résoudre tous vos problèmes, à
mon avis cela mériterait le Prix Nobel.
Et à mon avis, ça serait un peu dommage
parce que cela voudrait dire qu’il y a
quelque chose de magique à faire.
Malheureusement, je peux vous dire et je
dois vous dire que, plus on avance dans
la pratique que vous faites déjà et dans
la pratique de réseaux, plus on se sent
relativement mal parce que plus on est
au courant de difficultés.
On s’est aperçu dans certains réseaux,
que les gens ne sont pas plus heureux
pour autant. Parce que dans ce métier, on
ne peut pas être complètement heureux.
On peut avoir du plaisir à fonctionner
ensemble, même du plaisir professionnel
à certains moments. Où trouver du plaisir
dans ces situations horribles ? On est bien
obligé en se racontant des situations
horribles de s’en sortir aussi par le récit.
Mais seulement, ce que l’histoire des
réseaux montre, c’est que quand on
apprend à travailler ensemble, on travaille
beaucoup mieux. Il y a des choses qu’on
ne faisait pas autrefois que l’on fait à partir
d’un certain moment. Donc on devient plus
pertinent et plus performant, mais on n’est
pas moins souffrant parce que l’on est
dans une culture qui est justement
extrêmement prolixe pour l’instant. Les
choses peuvent changer, mais nous ne
sommes pas maîtres de l’avenir, nous ne
pouvons pas prévoir l’avenir à partir de ce
qui est aujourd’hui. Mais en tous cas, à
partir ce qui est aujourd’hui, nous sommes
littéralement envahis par une quantité de
demandes que, à nous tous seuls, nous
ne pouvons pas régler.
Tout de suite cela permet d’ouvrir sur ce
que Christian LAVAL parlera cet aprèsmidi beaucoup plus du contexte dans
lequel la clinique psychosociale se pose.
En fin de journée, nous essaierons
d’aborder une vision extensive de ce que
nous nous appelons la santé mentale qui
n’est pas du tout synonyme de la
psychiatrie même citoyenne, qui est
quelque chose de beaucoup plus vaste.
Je me suis appuyé pour introduire la
question sur ce que vous avez dit, et qui
montre encore une fois qu’il y a, je pense
que vous le savez mais peut être que c’est
intéressant que des gens extérieurs
comme nous vous le disent, il y a déjà une
expertise locale qui paraît déjà très
intéressante et probablement que vous
avez à continuer ce qui est déjà
commencé.
Ce qui serait intéressant, c’est que je vous
amène un certain nombre d’éléments sur
la clinique psychosociale.
Je suis persuadé que c’est des choses qui
vous parleront tout à fait. Peut être que ça
mettra simplement en forme, peut être que
ça aidera sur tel ou tel point. C’est vrai que
plus on travaille, plus on comprend. C’est
tout de même intéressant. Puis, cela
devrait vous amener à une discussion
nourrie.
Est ce qu’il faut dire : « au commencement
était le verbe », comme il est écrit dans le
prologue de Jean. Est-ce qu’il faut dire :
« au commencement était l’action »,
comme Freud l’a repris à partir de Gode.
Je pense qu’il faut dire les deux. C’est à
dire, pour apparaître sur la scène sociale,
pour avoir une place, comme nous l’a
rappelé Hannah Arendt, on apparaît sur la
scène publique par la parole et par
l’action. La parole est une action et une
action sans la parole, ce n’est qu’un acte.
On apparaît vraiment par la parole et par
l’action tous, en tout cas tous ce qui ne
sont pas exclus de la société apparaissent
dans leur groupe par la parole et par
l’action, d’une manière ou d’une autre.
Donc, la souffrance psychique ne
devient un problème, ou la souffrance
psychosociale ne devient un problème,
que quand elle empêche de parler et
d’agir. C’est bien ce que l’on a constaté
après l’apparition du RMI. J’en ai déjà dit
un mot tout à l’heure.
19
C’est que une supposée souffrance des
usagers Rmistes donnait une authentique
souffrance des travailleurs sociaux qui
s’en occupaient, et qui étaient mis en
rapport avec l’impossibilité d’insertion. S’il
y avait une insertion dans la souffrance,
ça ne posait pas de problème. Mais cette
souffrance prenait la place de l’action,
l’empêchait, donnait une impuissance
d’agir.
Evidemment, cela est un problème et c’est
un problème qui a été à l’origine de
l’ORSPERE. L’ORSPERE, c’est un
observatoire régional et, depuis 2000, un
observatoire national des pratiques en
santé mentale et en précarité. On est
devenu observatoire national à force de
recevoir des fonds du Ministère. Ils nous
ont demandé d’être observatoire national
parce qu’on édite aussi un bulletin national
« santé mentale et précarité », auquel
vous pouvez vous abonner à titre gratuit,
parce que c’est le Ministère de la solidarité
et des affaires sociales qui nous paye
cette action. Au titre de votre institution,
vous pouvez vous abonner gratuitement à
cet élément de réflexion qui est considéré
par ses lecteurs comme assez intéressant.
En 1993, il y a une infirmière qui vient me
voir et qui me dit : « M. FURTOS, on
travaille ensemble », parce que j’étais vice
président de la CME à l’époque et, elle
avait des responsabilités au niveau des
infirmières, « il faut faire quelque chose,
on ne sait plus comment il faut soigner
dans les CMP, ». Elle me dit ça comme
ça : « on ne sait plus quoi faire dans les
CMP ». Elle ne parlait pas au nom des
médecins, mais au nom des infirmières.
Moi franchement, cela ne m’intéressait
pas trop parce que je ne connaissais pas.
J’étais un psychiatre, tout de même très
engagé. Je faisais de l’hospitalisation à
domicile, par exemple, depuis vingt ans.
Puis elle a tellement insisté, que l’on a tout
de même fait un colloque. Le premier
colloque en France sur les devoirs et
limites de la psychiatrie de secteur, où il y
avait des pompiers, des policiers, des
maires, des proviseurs de lycées, d’autres
associations, des logeurs privés, des
logeurs publics, le SAMU, des psychiatres,
des somaticiens, et on c’est tous aperçu
que seuls, on était assez mal et assez
ignorant. L’ignorance du champ de l’autre.
A l’époque, je ne savais pas du tout ce
que c’était le chômage, à part dans les
journaux, et c’est vrai que si on travaille
avec les chômeurs, il est important d’avoir
des chiffres, de connaître. C’est dans ces
suites que l’ORSPERE a été fondé pour le
dire au niveau de l’histoire Il y avait Xavier
Emmanuelli qui était venu à l’époque. Il
était simplement le fondateur du SAMU
social de PARIS. Il était venu faire un
topo, d’ailleurs très intéressant, et quand il
est rentré dans le gouvernement peu de
temps après, je suis allé voir et il nous a
un peu légitimés. C’est vrai il faut toujours
être légitimé. Je suis allé voir mon
directeur qui m’a dit : « si vous avez 50%
des fonds, je vous donne 50% des
fonds ». Il faut faire des alliances Quand
on est dans le système qui est un peu
incassable, les alliances avec les
personnes qui sont en situation de pouvoir
effectif, le pouvoir est fait pour les bonnes
alliances. Le bon exercice du pouvoir,
c’est de protéger les choses qui
apparaissent nécessaires sur le terrain.
Le pouvoir sert à ça. Le pouvoir sert à
favoriser l’adaptation du travail aux
besoins. Et on a bénéficié d’un certain
nombre de parrainages. Je ne vous dis
pas tous les parrainages que l’on a eus,
mais ça n’a été que quand on a reçu
l’argent du ministère que l’on a été
légitimé. Parce qu’avant, même ceux qui
nous connaissaient sur le terrain, nous
disaient : mais qui vous êtes exactement ?
alors même qu’il y avait des besoins. La
question de la légitimité qui a été dite toute
à l’heure est vraiment importante. On a
besoin d’être connu par le pouvoir, les
pouvoirs politiques, les pouvoirs
territoriaux, les pouvoirs institutionnels, ou
alors on s’installe tout seul dans le monde,
mais c’est beaucoup plus difficile.
Je ne vais pas trop insister sur les mots
mais la pauvreté, il a tout de même à
savoir ce qu’est la précarité et l’exclusion.
La pauvreté c’est une définition
purement statistique actuellement. Par
exemple, 10% de la population française
20
est pauvre parce que 10% de la
population française gagne moins que la
moitié du revenu médian . On aurait dit
qu’on était pauvre à 30% du revenu
médian ou à 60%, la barre de la pauvreté
baissait ou augmentait. C’est une
définition statistique. Ca faisait, avant
l’euro, 3500 francs pour une personne
célibataire, 3500 francs c’est la petite
bourgeoisie au Sahel, mais chez nous
c’est effectivement pauvre.
Il y a beaucoup d’étudiants, 100 000,
120000 étudiants qui, dans cette définition, sont pauvres. C’est une définition
purement INSEE qui n’est pas la misère.
La misère, on connaît dans tous les pays
du monde. La misère, il n’y pas besoin
d’un dessin pour définir la misère. Mais la
pauvreté telle qu’on la décrit, c’est
statistique. Il y en a qui se débrouillent
bien avec 3500 francs et d’autres qui sont
dans une déréliction pas possible.
La précarité doit être déclinée sous
l’enveloppe sociale et sous l’enveloppe
psychique. Sous l’angle social, on a
commencé à parler précarité sociale
avec la question de la perte, de
l’apparition de ce qu’on appelé les petits
boulots, des CDD, des emplois pauvres,
des CES, CEC, etc, avec une attaque
donc d’un contrat social explicite sur la
sécurité salariale, la sécurité du statut
après les trente glorieuses. C’est quelque
chose d’assez connu mais, au fond, c’est
ça que l’on a commencé a appeler la
précarité sociale. Mais aussi, avec la
précarité en rapport avec la gestion
néolibérale mondiale qui fait qu’une usine
peut fermer ici ou là si elle ne fait pas 15%
de bénéfice, elle peut fermer du jour au
lendemain ou en tous les cas d’une année
à l’autre. Cela donne une précarité sociale
dans le sens la précarité définie, ne pas
connaître l’avenir, comme la vulnérabilité.
Effectivement il peut y avoir des
vulnérabilités qui apparaissent à un
moment donné excessives et, sur le plan
psychique, la précarité en soi, c’est
simplement ne pas connaître l’avenir et
dépendre d’autrui pour vivre. Le plus
précaire de tous, c’est le bébé qui naît
dans une précarité absolue, puis ensuite
c’est lui même qui va pouvoir aider les
autres à vivre. Mais la précarité psychique,
c’est d’avoir besoin d’autrui pour vivre .
L’essentiel qu’il faut comprendre sur la
précarité, sans aller au fond du concept,
c’est que la précarité bien réglée abouti à
la confiance. Je suis dans la précarité
mais j’ai confiance parce qu’il y a toujours
quelqu’un pour m’aider : mon père, ma
mère quand je suis petit, les personnes
tutélaires, des médecins, infirmières, des
travailleurs sociaux, si je suis dans la
dèche au point de vue sanitaire et social.
Les politiques : je peux aller voir mon
député, mon maire.
Le mode de régulation psychique de la
précarité, c’est la confiance. Et donc, la
précarité pathologique commence pour
des raisons psychosociales, la
confiance s’effondre. C’est un peu pour
ça. Quand la confiance s’effondre, il y a
une perte quasi automatique de la
confiance en l’avenir, une perte quasi
automatique de la confiance en autrui, en
ses chefs, par exemple, et une perte
automatique de la confiance en soi,
puisque tout est réglé. Récemment, il y a
un peu plus d’un an, j’ai été tout à fait
surpris. Comme aujourd’hui, j’étais allé à
Albi travailler avec des gens qui travaillent
déjà très bien comme vous, mais en plus
petit nombre ; c’est comme s’il y avait eu
votre groupe de travail élargi.
A mon retour, je vais voir le directeur pour
lui dire qu’il y a du nouveau, mais il me dit
« votre équipe a envoyé un mail à tout le
monde ». Les infirmières d’une équipe
avaient envoyé un mail de colère disant
qu’elles refusaient de travailler dans ces
conditions, qu’elles refusaient notamment
de travailler avec des gens qui étaient
dans des couloirs car il n’y avait plus
assez de lits et qu’en psychiatrie on ne
travaille pas ainsi… un coup de colère. Je
suis allé consulter mon e-mail, mais je
n’avais rien reçu. Il était envoyé à tous les
médecins-chefs. J’étais un peu vexé.
Je vais les voir et leur dis « mais enfin,
qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ».
Deux infirmières qui étaient là me disent
« Monsieur FURTOS, vous ne nous aimez
plus ». C’est la première fois qu’on me
21
disait ça dans le travail et, effectivement,
cela m’a confirmé dans le fait que
globalement la perte dans la hiérarchie,
c’est partout qu’on peut la trouver. Alors, à
charge pour nous d’y répondre, car je me
suis rendu compte que si elles avaient fait
ça, c’était pour ne pas baisser les bras,
c’était pour garder le sens éthique, pour
bien faire leur travail et qu’elles avaient
poussé « un coup de gueule » moderne
qui est d’utiliser les 900 postes du Vinatier.
C’est une parenthèse pour vous montrer
ce qu’est la précarité pour tout le monde.
La précarité n’est pas simplement pour les
usagers, c’est aussi pour nous. Dans la
mesure où le chef de l’informatique avait
répondu par un mot parlant de la pollution
informatique en termes très techniques,
j’ai envoyé un mot contraire disant :
peut-être que c’est une pollution au sens
purement informatique du terme mais, en
fait, c’est pour éviter d’être polluées par un
travail qui ne leur convient pas qu’il y a eu
ce cri de révolte, qu’il faut entendre
comme un cri de révolte. Et il m’a semblé
important de dire : oui, c’est un cri et il faut
le reconnaître comme un cri et pas comme
une pollution. Cela fait partie des choses
qui sont au sein même de notre travail.
Ce dont nous nous sommes aperçus,
Christian LAVAL et moi (mais il n’y a pas
que nous puisque nous sommes un petit
groupe de cinq, une petite équipe), c’est
que la question de la précarité, certes était
très visible pour la grande précarité, la
précarité dans la rue, les Rmistes, les
chômeurs de longue durée, les
adolescents qui vont mal, l’errance, les
divorces en impasse, mais que ça touchait
peu ou prou toute la société, y compris les
décideurs, y compris nous les
professionnels, peu ou prou.
Vous voyez que la précarité étant la
reconnaissance par l’autre que j’ai le droit
d’exister, puisqu’il m’aide, si je ne suis pas
aidé ou si j’ai le sentiment de n’être plus
aidé, c’est le sentiment d’exclusion. Donc,
la précarité bien réglée n’aboutit pas à
l’exclusion et l’échec de la précarité qui fait
qu’on peut avoir confiance dans autrui,
aboutit au sentiment qui peut n’être que
subjectif ou qui peut reposer sur de
l’objectivité, que nous ne pouvons plus
compter sur autrui, qu’en quelque sorte
nous sortons de l’humanité. Il faut bien
comprendre que dans une société
démocratique, ce n’est pas comme dans
le système des castes : aux Indes, être un
paria n’est pas un problème.
Etre un paria, c’est simplement qu’on ne
peut pas être touché par quelqu’un qui est
un brahmane, c’est-à-dire un prêtre. On
est intouchable parce qu’on est considéré
comme impur ; ça doit donner des effets
psychiques. Mais aux Indes, un paria peut
être préfet et si son secrétaire, qui est le
fils d’un brahmane, lui donne un dossier, il
va lui donner sans le toucher. Mais le
Préfet a une place sociale en tant que
paria. Mais un brahmane peut être pauvre
et ne pas avoir de métier. Dans une
société démocratique soumise à
l’injonction, évidemment il est
extraordinaire que chaque individu ait sa
place, soit protégé par les droits de
l’homme. Il est certain qu’il y a une
extrême vulnérabilité à l’exclusion du fait
que la notion des droits de l’homme a
triomphé en théorie dans tout l’Occident et
pas toujours en pratique d’une certaine
manière. Et donc, il y a une vulnérabilité à
l’exclusion individuelle par le fait
qu’individuellement, nous sommes
connotés comme des êtres tous de valeur,
de dignité, de potentialités à se réaliser
soi-même, etc…
La notion des droits de l’homme est
une grande avancée philosophicopolitique et en même temps, un point
de vulnérabilisation qui nécessite au
niveau de la démocratie d’être pris en
compte. C’est difficile. C’est une des
difficultés de la démocratie justement,
cette extrême valorisation de tout
individu quel qu’il soit.
Je vais maintenant en venir à la clinique.
La souffrance en elle-même n’est pas une
maladie. Il y a des souffrances stimulantes
et on peut même définir aujourd’hui la
santé mentale comme la capacité de
souffrir cette souffrance psychosociale en
restant solidaire, créatif et en lien social.
La capacité de souffrir en lien social et
22
créatif avec une capacité psychique
d’investissement, c’est la santé. On ne
peut plus dire comme après 1946, la santé
mentale c’est la santé idéale sur le plan
psychique, biologique et social. On est
plus dans une zone d’utopie aujourd’hui.
On est bien forcé de parler de la capacité
de souffrir et d’en faire quelque chose,
surtout si on est une personne.
Quand on est dans un collectif, la
souffrance individuelle ne compte pas.
Quand chacun est considéré comme une
personne, les droits de l’homme, etc… ça
valorise la souffrance et qu’en fait-on ?
Comment est-on en bonne santé ?
Il y a deux parties ensuite de la souffrance
qui peuvent entrer dans la clinique
psychosociale :
il y a d’abord des souffrances qui
empêchent de vivre comme celles qu’on
observe dans ce qu’on appelle
pudiquement le stress au travail, mais
comme celle que vous avez amenée avec
cette femme divorcée car cela peut être…
(comment était l’homme, vous ne le saviez
pas d’ailleurs, peut-être que l’homme
psychisait moins, on ne le sait pas). Il y a
des souffrances qui peuvent empêcher de
vivre dans la famille et il y a des
souffrances qui empêchent de souffrir.
Ce que je vais vous décrire n’est donc pas
les signes de la souffrance avec lesquelles
on fait avec. Car il y a des tas de gens qui
souffrent. Ils en parlent à leurs copains, ils
en parlent à ceux qui les aiment, ou ils
vont voir un médecin, un psy. Ils en
parlent entre collègues. Et on va dire le
tour est joué. La souffrance à ce niveau là
fait partie de la vie, ça stimule, etc…
Mais la clinique psychosociale apparaît
dès lors que la notion de souffrance
psychique apparaît sur les lieux du travail
social. La clinique psychosociale apparaît
par définition sur les lieux du travail social.
Elle peut aussi apparaître primairement ou
secondairement sur les lieux de l’urgence
et sur les lieux de la médecine, et il y a
des tentatives de passage entre le lieu du
travail social avec une très grosse
difficulté de l’accès aux soins, ou sur les
lieux du soin avec une très grosse
difficulté à soutenir le soin. La souffrance
psychique apparaît soit sur le lieu du
travail social, soit de plus en plus sur le
lieu même du soin.
Quels sont les signes ?
Je vais vous en dire dix.
Premier signe
Diminution de la demande, difficulté de la
demande, vous en avez parlé tout à
l’heure, ça peut aller jusqu’à son maximum
la récusation de l’aide, comme un avocat
va récuser un jury. Je récuse ce jury car il
n’est pas bon pour moi. Je récuse d’aller
voir un médecin, je récuse d’aller voir une
assistante sociale. C’est comme nous
parlons, nous les psy, une réaction
thérapeutique négative. Au maximum,
c’est : plus on aide les gens, plus ils vont
mal. C’est quelque chose d’abominable
car pour des tas de gens, quand on les
aide, ils vont bien et il ne faut tout de
même pas l’oublier. Pour des tas de gens,
quand on les aide, ils sortent de la honte,
ils sortent du découragement. Ils
reprennent courage, ils reprennent le
sourire, ils vous disent merci, ils vous
offrent un bouquet de fleurs, ils vous
envoient une petite carte ou vous les
retrouvez trois ou quatre ans après et ils
vous disent merci. Ou bien ce sont les
voisins qui disent : je viens vous voir car
Madame X est venue, vous l’avez
beaucoup aidée, etc…
Evidemment cela existe aussi et il ne faut
pas l’oublier. Ce ne sont pas les cas qui
prennent la tête qui doivent nous faire
oublier les cas pour lesquels le travail se
fait convenablement. Mais cela peut aller
jusqu’à la réaction thérapeutique
négative : plus on aide, plus les gens vont
mal. Cela pour nous, c’est l’impensable.
Deuxième signe
L’entrée dans un monde à l’envers.
Justement, la très belle hypothèse du
glissement, de se laisser glisser pour
mourir, on est encore dans un monde à
23
l’endroit. C’est-à-dire qu’on peut
comprendre que quelqu’un en ait assez de
vivre. Il dit : personne ne m’aime, après
tout je suis vieux, je suis inutile, en plus
c’est la canicule, je ne vais plus boire,
personne n’est venu me voir, je suis en
phase terminale et je ne vais pas encore
tirer la sonnette…et on se laisse mourir,
on s’abandonne. Ça, c’est un monde à
l’endroit, on peut le comprendre.
Simplement si nous on se pose sur une
chaise et qu’on se laisse mourir, ça va être
très dur parce qu’on a un corps solide. Il
faudra beaucoup de temps pour mourir.
Mais le monde à l’envers, c’est le monde
auquel nous sommes confrontés dans un
bon nombre de situations narcissiquement
difficiles. Pour vous faire comprendre, je
vais être obligé de prendre un cas extrême
et ensuite je viendrai au cas ordinaire. Car
c’est la base, si on ne comprend pas qu’on
doit rentrer dans un monde à l’envers, on
est vraiment en difficulté professionnelle.
Premier exemple extrême.
J’allais à Valence dans un réseau qui
s’occupe de la grande exclusion il y a 8/9
ans. On me raconte le cas d’un homme,
un homme de la rue qui se promenait
dans la rue avec une hache et un couteau.
Evidemment tout le monde avait peur et
tout le monde se tenait à distance. Et un
jour, une jeune psychologue - ce qui
montre qu’il faut toujours rester jeune dans
ce métier car sa jeunesse a consisté à lui
poser une question naïve : « Monsieur,
pourquoi portez-vous une hache et un
couteau ? ». C’est ça la jeunesse de la
parole, c’est la capacité de parler et de ne
pas être envahi par les représentations,
par exemple là, de meurtre. La jeunesse
de la parole qu’on peut avoir jusqu’à 90
ans c’est poser une question naïve.
Le Monsieur a répondu : « c’est pour ne
tuer personne ». Donc, l’envers de ce que
l’on croyait. Et il a expliqué qu’il se sentait
tellement violent qu’en portant une hache
et un couteau, il tenait les gens à distance.
Comme cela, il était sûr de ne tuer
personne.
C’est ce qu’un sociologue comme VIDAL
NAQUET appelle la spirale de l’exclusion.
Donc,il se coupait du monde au fur et à
mesure. Il faut donc apprendre à penser
à l’envers. Penser à l’envers, cela se voit
avec ce qu’on appelle couramment la
patate chaude. Mais la patate chaude
n’est pas un bon terme, car la patate
chaude c’est dire : l’autre est mauvais.
L’autre m’envoie un malade ou un cas
social parce qu’il est mauvais. La patate
chaude, vous l’utilisez ici je pense. La
patate chaude, c’est l’assistante sociale
qui dit : allez donc voir un médecin ou un
psy. Et le psy qui dit : c’est social, allez
donc voir une assistante sociale.
En fait, comment ça se passe ? Il faut voir
comment ça se passe. La personne va
parler d’un sévice sexuel dans l’enfance,
d’un viol ou de quelque chose
d’abominable à son travailleur social.
A moment donné, l’assistante sociale
l’amène dans sa voiture aux allocations
familiales et à ce moment-là, il va y avoir
une confidence. En fait, il faut bien
comprendre que cette personne fait cette
confidence à un non psy car si elle fait
cette confidence à un psy, le psy lui dira :
« mais qu’est-ce que ça vous évoque,
etc… » Il ne faut surtout pas parler de ces
choses pendant un certain temps. Donc,
parler à l’envers, faire des confidences à
quelqu’un qui n’est pas psy, qui ne va rien
pouvoir en faire, c’est justement parce qu’il
ne pourra rien en faire ou des choses
purement profanes qu’on le lui dit. Ce
n’est pas idiot.
C’est pour que le traumatisme, quand il
est trop fort et quand il n’est pas encore
élaboré, si vous allez y toucher par la
parole, c’est comme si vous y touchiez
avec un couteau. Il faut donc le dire à
quelqu’un qui n’y touchera pas. C’est un
monde à l’envers protecteur.
C’est d’un autre côté, quand la personne
va aller voir un psy et qu’elle va dire : « je
n’ai pas de logement ou je n’aime pas
mon logement ». Le psy peut aussi lui dire
qu’il faut en parler à l’assistante sociale,
ce n’est pas du tout défendu, mais le psy a
à comprendre aujourd’hui qu’est-ce que
c’est habiter ou ne pas habiter. Par
exemple « je ne peux pas habiter ». Pour
un psy, cela veut peut-être dire : « je ne
peux plus habiter mon corps, je ne peux
24
plus habiter ma filiation, je ne peux plus
habiter dans un logement car, si j’habite
dans un logement, il faudrait que j’habite
avec une femme ou un homme or, je ne
peux plus sentir la sexualité, je ne peux
plus sentir le mariage, etc…Ne plus
pouvoir habiter, cela peut pouvoir prendre
des sens qui ne sont pas « être logé » et il
faut actuellement différencier se loger et
habiter. Il y a des gens qui peuvent encore
être logés mais ne peuvent plus habiter.
Vous voyez donc que, ce qu’on appelle
souvent la patate chaude, c’est
simplement reconnaître que les gens ont
l’habitude de parler à l’envers de la
coutume aujourd’hui. Ce qui fait qu’on
parle de ses contenus mentaux à un psy
et de ses problèmes de logement à une
assistante sociale.
Il vrai que, Christian LAVAL avait eu en
tant que sociologue un stagiaire qui avait
retrouvé cette inversion sémiologique
entre l’ANPE et les assistantes sociales de
terrain. On a appris à cette occasion qu’à
l’ANPE, la personne demandait un
logement et, dans les maisons du Conseil
Général, elle demandait du travail. Peutêtre est-ce aussi dans un sens de
comportement d’échec, c’est-à-dire pour
ne pas être confrontée à son idéal et la
perte.. Vous savez, il faut être très fort
pour supporter les échecs. Et parfois, faire
des demandes à l’envers, cela obéit à la
logique « je ne veux plus tolérer l’échec,
plus un seul échec ». Cela nécessite un
accompagnement à ce moment-là, etc…
Le monde à l’envers, il faut vraiment le
comprendre. Et c’est cela qui justifie,
entre autre, avec ce que je disais tout à
l’heure sur l’impuissance professionnelle,
le travail en réseau. C’est à cause de
ces inversions sémiologiques qu’on est
techniquement obligé de travailler en
partenariat, d’une manière beaucoup plus
évidente et obligatoire qu’autrefois.
L’inversion sémiologique est un signe
cardinal de la précarité ou de la souffrance
psychosociale. Ce n’est pas tout comme la
hache et le couteau mais l’inversion, ne
pas dire les choses au bon endroit, ce
n’est pas au bon endroit pour nous mais
peut-être que pour eux c’est au bon
endroit.
Troisième signe
Une hypoesthésie voire, dans certains
cas, une anesthésie cutanée qui n’est pas
hystérique. Dans la mesure, et cela va
intéresser les médecins somaticiens qui le
savent probablement explicitement ou
implicitement déjà, étant donné que les
gens refusent de souffrir, affectivement,
pour ne pas trop souffrir et qu’ils nous font
souffrir nous, on porte un peu leur
souffrance. Ils perdent la sensibilité
corporelle.
Si on vous opère d’une appendicectomie,
vous n’allez pas sentir vos émotions. Mais
si je m’anesthésie de mes émotions, je ne
vais plus sentir mon corps puisque
l’émotion est une histoire corporelle.
Quand je suis heureux, c’est dans mon
corps. On ne peut pas avoir d’émotion
sans corps. Si on refuse d’avoir des
émotions et des affects de souffrance, le
corps est émoussé et c’est une des
raisons pour lesquelles les gens, même
qui ont quelquefois des pathologies
cutanées très douloureuses, ne le sentent
pas ou peu. C’est peut-être du déni mais
ce n’est pas qu’un déni psychique. C’est
un déni où, si vous mettez une épingle sur
la peau, la personne ne la sent pas.
Nous, les psychiatres, nous connaissons
cela. Quand l’angoisse psychotique est
trop forte, les psychotiques aussi ne
sentent plus leur corps. Je me souviens
très bien avoir eu affaire à une personne, il
y a 15 ou 18 ans, qui débloquait « à plein
tube ». Elle avait une psychose
hallucinatoire chronique mais elle allait
bien dans le quotidien. Alors, je ne l’avais
pas mise aux neuroleptiques. Et puis elle
a eu des enfants…
Je vais tout de même la mettre aux
neuroleptiques, on ne sait jamais, ce n’est
pas magique. Je l’ai mise aux
neuroleptiques et elle m’a dit cette phrase
inouïe, « Monsieur FURTOS, depuis que
je suis sous traitement - à l’époque ça
devait être le Piportil - je sens le soleil sur
ma peau ». Et j’ai compris à ce moment-là
qu’avant, elle ne le sentait pas. Ce n’était
pas un signe de psychose, c’était un signe
de refus de souffrir.
25
Donc, toutes les fois qu’il y a un refus fort
de souffrir dans n’importe quelle situation,
y compris la précarité sociale, il y a une
anesthésie forte ou partielle du corps qui
contribue à ne pas se faire soigner parce
que la douleur est un bon excitant pour se
faire soigner.
C’est quelque chose d’important à savoir,
même médicalement je dirais, et il y a un
autre affect qui donne un émoussement
de la sensibilité, je n’avais pas prévu d’en
parler là, mais c’est la honte blanche.
Vous savez que la honte rouge c’est
lorsque vous faites un lapsus, vous allez
acheter un timbre et puis vous faites un
lapsus, vous êtes amoureux de la
personne qui vous sert, vous rougissez
violemment par exemple. C’est une bonne
honte. Le contenu psychique vous vient et
il est publicisé et vous avez honte, mais ça
circule. Mais, il y a des fois où quand vous
avez honte, vous devenez blême, pâle
comme la mort.
C’est une vasoconstriction. C’est le
contraire d’une vasodilatation. C’est-à-dire
que le sang s’arrête de circuler. C’est une
pathologie de la disparition. Ce n’est pas
l’apparition, c’est la disparition et il y a des
personnes qui gardent une honte froide
chronique. Vous les rencontrez et vous
vous dîtes : ils ont une anémie. Et bien
non, ils n’ont pas d’anémie : ils ont une
honte blanche. Cela ne fait pas partie de
la classification mais au passage ils
peuvent quand même avoir une anémie
s’ils sont dans l’incurie.
C’était l’émoussement de la sensibilité.
Quatrième signe
La sensibilité. Comme ils sont émoussés,
il y a un retour paroxystique de la
sensibilité. Par exemple, lorsque ces
personnes prennent de l’alcool, des
toxiques défendus ou lorsqu’elles sont en
situation de confiance, elles se relâchent,
elles lâchent leur garde. Leur contenu de
souffrance qu’elles cherchaient à
anesthésier, à mettre au congélateur, se
décongèle et il y a des apparitions
paroxystiques de violence, d’angoisse, de
peur et ça donne ce que l’on appelle nous
« la clinique de la casse ». Certains
peuvent se casser, c’est-à-dire partir et
vous vous demandez pourquoi ils partent.
C’est parce qu’ils ont eu trop confiance, ils
ont levé la garde et la souffrance revient.
Ils ne veulent surtout pas avoir confiance
car, s’ils ont confiance, c’est trop
douloureux. Alors, si vous me permettez
cette expression : il faut y aller « molo ».
Même dans la gentillesse, il ne faut pas
être trop bon trop vite.
Les retours paroxystiques, c’est surtout
dans les situations extrêmes. Tout le
monde n’est pas comme cela, mais il faut
savoir qu’il peut y avoir un retour
paroxystique et au fond, ils se remettent à
sentir leur corps alors qu’ils en avaient
perdu l’habitude. c’est extrêmement
important et extrêmement tragique.
Evidemment, ça va du plus petit au plus
grand.
Cinquième signe
Tendance à couper les ponts avec la
génération d’avant : les parents, les
oncles, les tantes, etc… et avec ses
enfants ou sa femme. Il y a une tendance
à couper les ponts, si bien que parfois, on
ne sait pas si le divorce est cause ou
conséquence du désir de couper les ponts
d’un des deux. On voit cette séquence : je
perds mon travail, je romps avec ma
femme, une sorte de perte apparemment
« phobigatoire ». C’est très embêtant, car
certains utilisent cet aspect justement pour
travailler sur la parentalité des personnes,
pour contribuer à renforcer l’investissement de la génération. Il faut évidemment
faire attention que l’enfant ne devienne
pas un médicament. C’est tout de même
intéressant de travailler sur la parentalité,
car la tendance est faible ou forte de se
replier sur soi, tout seul, coupé de la
génération.
Sixième signe
Un hyper investissement des objets. On
ne peut pas les lâcher ; soit au contraire
une absence totale d’objets, une sorte de
26
vide dans les appartements ou au
contraire une hyper fixation. Mais, dans
tous les cas, une absence de la fluidité du
rapport à l’objet et cela est en rapport avec
la perte partielle ou plus grande de la
capacité de deuil. C’est-à-dire que l’on se
crispe à l’objet ou qu’ il n’y a pas d’objet.
Ce n’est pas un rapport doux à l’objet.
C’est un signe que l’on observe surtout
dans la grande exclusion. On ne peut pas
en dire trop comme ça, il faut simplement
le savoir.
Septième signe
La honte. J’en avais déjà parlé mais là il
faut que je vous dise qu’il y a deux sortes
de honte parce que c’est aussi très important pour que nous n’ayons pas des
jugements. Vous savez le temps clinique,
c’est une idée souvent reprise par
Christian LAVAL, justement parce qu’il
n’est pas clinicien et parce qu’il travaille
avec des cliniciens. Le temps clinique est
une sorte de suspension des systèmes de
causalité ordinaire, un temps de suspension de l’action mais un temps également
de suspension du jugement moral.
Jusqu’à un certain point mais tout de
même un temps de suspension du
jugement moral.
Parce que s’il n’ avait pas un temps de
suspension du jugement moral, il y a des
gens que nous jugerions très sévèrement
et que nous pourrions pas soigner du tout.
Cela ne veut pas dire qu’ils ne touchent
pas notre sens éthique ou qu’il y a pas des
limites à ne pas dépasser. Dans la honte,
il faut savoir qu’il y a deux hontes. Tout à
l’heure, j’ai parlé de honte rouge et honte
blanche. C’est toujours par rapport à
l’expérience d’humiliation.
Effectivement, cette expérience
d’humiliation est importante un certain
temps et notamment dans l’entrée dans la
précarité. Par exemple : besoin du RMI ou
d’aller voir une assistante sociale. Vous
avez un certain nombre de personnes qui
ont l’impression de devenir transparentes.
On leur demande tout ce qu’elles font à la
maison, ce qu’elles font avec leur argent,
alors que on ne dit même pas combien on
gagne en France. Alors que là, il faut un
déshabillage social extrêmement
important pour bénéficier de l’aide de la
république. Cela peut être utilisé
positivement mais, en même temps, il faut
savoir que cela peut donner des
phénomènes d’humiliation et de
transparence de la même façon que,
quand pour la première fois, quelqu’un va
faire la manche.
C’est quelque chose que nous
connaissons globalement, la honte par
humiliation. Et il faut savoir que la honte
est l’affect qui nous lie au regard d’autrui
et par lequel nous avons le sentiment que
justement, nous sommes tellement liés par
un idéal commun. Si nous sommes
regardés d’une certaine façon par rapport
à notre propre manque, nous avons envie
de rentrer dans un trou de souris, donc de
disparaître. La honte fait partie de la
clinique de la disparition mais en même
temps c’est normal. Et la honte peut être
tragique. Vous savez dans certaines
religions, on dit : celui qui aura fait pâlir
son voisin, n’aura pas part au monde futur
parce que, faire honte à quelqu’un, c’est
presque le tuer dans certains cas, et
surtout si c’est public.
Donc, il faut savoir qu’il y a cette honte par
humiliation mais qu’il y a une autre honte,
dont j’ai pris conscience très récemment
par le dernier article qui va sortir dans
Rhizome sur « Transparence, secret et
discrétion », fait par un analyste lyonnais,
Alain FERRANT, où il parle de la honte
humanisante. C’est quelque chose que je
savais comme ça mais que j’interprétais
mal. Je savais que face à certaines
personnes on dit « vous devriez avoir
honte Monsieur », c’est à dire que la honte
est bonne . Ce n’est pas la même honte
que par humiliation.
On ne dira jamais à quelqu’un qui est
humilié : vous avez raison d’être humilié.
On dira peut être : je vous comprends.
Mais vous avez des gens qui sont
éhontés, qui font n’importe quoi sans
honte, comme s’il n’y avait pas un idéal
collectif qui nous regarde tous. Vous avez
des gens qui sont sortis de la honte.
27
Je n’avais jamais fait attention qu’être sorti
de cette honte, c’est embêtant parce que
cette honte est humanisante.
La honte humanisante, Alain FERRANT l’a
décrit un peu en terme de jargon
psychanalytique que je ne vais pas utiliser
tout de suite. Mais en gros, c’est la
capacité d’assumer tout ce qui est de
l’ordre du manque du côté sexuel, du côté
corporel, du côté anal, du côté de notre
puissance radicale à être parfait et
d’accepter d’être honteux avec d’autres et
de partager la honte au sein d’un idéal,
parce qu’il a un idéal commun. Au fond,
nous acceptons d’être en manque parce
qu’il y a un idéal commun qui nous
transcende.
Cette honte là, si on ne l’a pas, on sort de
l’humanité et si on l’a, on rentre dans une
humanité partagée. Effectivement, on a
certaines personnes qui sont éhontées
dans la grande exclusion. Soit certains
jeunes des banlieues qui font des choses
à n’importe qui à n’importe quoi et on se
dit : mais ils n’ont pas honte de faire ce
qu’ils font . Mais non, ils ont perdu la
honte. Ils ont perdu la honte. Ils ne voient
plus le regard des autres. Il faut bien voir
que pour sortir de cette honte, il faut sortir
du regard collectif. Il y a des gens qui
sortent du regard collectif réellement, peut
être pour se protéger. La réapparition de
la honte peut être un élément du
traitement et d’ailleurs, dans certaines
thérapies, utilisez le mot « honte » à bon
escient, mais toujours très discrètement,
parce qu’il y a des gens qui se suicident
par honte.
Donc, je voulais vous rappeler ces deux
sortes de honte, dont la dernière que j’ai
découverte récemment… parce qu’on en
fini jamais d’apprendre.
Jusqu’à présent j’interprétais mal le fait
d’être dévergondé. Dévergondé pas au
sens sexuel du terme, mais de :sortir de la
vergogne. Un homme sans vergogne –
vergonia en italien veut dire honte – un
homme éhonté, sans honte, faisait ça pour
faire honte aux autres et pour ne pas avoir
honte eux-même. Je pensais que c’étais
un phénomène de retournement. En fait,
non . Ils sont sortis de la honte
humanisante qui soude un groupe.
Alors c’est délicat . C’est comme s’ils
sortaient de notre humanité parce que
nous, nous ne faisons pas n’importe quoi
normalement. Pas seulement pas
culpabilité mais aussi par honte, honte
humanisante.
Huitième signe
L’incurie. En latin cura c’est le souci, le
soin. La cure, c’est prendre soin de.
L’incurie, c’est l’incapacité très discrète ou
majeure à prendre soin de soi. C’est un
des signes cardinaux, avec je dirais, si on
veut vraiment élaguer, avec la diminution
voire avec la récusation de la demande.
Avec le monde à l’envers, l’incurie c’est un
des signes cardinaux du syndrome, on va
dire d’exclusion de soi. Cela commence
par des petites choses.
Par exemple : on ne va pas répondre aux
lettres ou on ouvre le courrier mais on n’y
répond pas ou, à un moment donné, on
n’ouvre plus le courrier, ce qui va vous
donner de gros problèmes si ce sont les
HLM qui vous réclament un paiement ou si
c’est un courrier qui vous dit que vous
avez des droits à la CAF et que vous
perdez les droits chômage parce que vous
n’aller pas pointer. Ça peut aller jusqu’à la
perte des papiers d’identité ce qui, à un
certain moment, devient aussi un signe
très important : l’obligation de perdre ses
papiers. Ça peut être jusqu’au fait de ne
plus se laver, de ne plus s’habiller, de ne
plus faire ses courses. Et, peu ou prou, il y
a de l’incurie dans la souffrance soit qui
empêche de vivre , soit qui empêche de
souffrir. Au début, en tant que psychiatre
formé, je pensais que l’incurie était un
signe de schizophrénie parce que dans la
schizophrénie traditionnelle, il y a une
forme qui s’appelle l’athymhormie,
l’apragmatisme.
Traduit en français courant, l’apragmatisme c’est ne plus rien faire et l’athymhormie ne plus rien sentir. Simplement les
schizophrènes sont capables eux aussi de
se sortir de leur corps, comme je le disais
28
tout à l’heure pour l’anesthésie, et de
rentrer dans l’incurie. Mais ce n’est pas un
signe de schizophrénie, c’est un signe de
sortir du monde des humains dans la
schizophrénie, dans la précarité et dans
d’autres situations sociales. Evidemment,
dans ce stade d’incurie, c’est l’urgence qui
va faire appel.
Par exemple, c’est quand quelqu’un va
saigner que quelqu’un va avoir un gros
truc ou va tomber. On vous a mis dans les
dossiers un article que j’avais
complètement oublié. C’était une
conférence que j’avais faite à Bordeaux et
si vous le lisez, vous verrez qu’il y a deux
cas de demande comme ça. Un homme
que je rencontre dans un centre d’accueil
des gens de la rue. Et puis je le vois blanc
mais lui, ce n’est pas de la honte : je
savais qu’il avait un cancer de l’intestin.
Je me suis dit, il doit saigner et je lui dis
« Monsieur vous devriez aller à l’hôpital »
et il me dit « je ne peux pas : j’attends de
tomber ». Il attendait de tomber et que
dans la chute, de préférence, il ne soit pas
tout seul. Mais ce n’est pas hystérique.
Mais ce que la chute demande pour lui, lui
en tant que sujet ne pouvant pas
demander, c’est l’urgence corporelle. Cela
est très important. L’incurie, c’est l’urgence
qui fait demande.
Neuvième signe
La mort. On doit le dire et je l’ai déjà
suggéré fortement tout à l’heure : la
complication principale, c’est la mort
prématurée. Patrick Declercq a fait ce très
bel ouvrage : « Les Naufragés, avec les
clochards de Paris ». Il y parle du
syndrome de désocialisation. Moi, je
l’appelle syndrome d’auto-exclusion pour
signifier l’acte actif de la personne qui,
pour ne pas souffrir, met en jeu des
mécanismes de défense qui l’expulsent de
lui même, et dont le prix à payer est
extrême.
L’un des prix à payer quand on ne
s’occupe plus de soi, c’est la mort, la
mort prématurée. Il y a deux types de
situations.
Il y a l’extrême : la personne qui meurt par
disparition.
On se dit: il y a longtemps que l’on n’a pas
vu Madame, Monsieur un tel…On va
frapper, il y a une odeur pestilentielle, on
fait ouvrir par le commissaire de police et
on s’aperçoit que le visage s’est effacé et
que l’on reconnaît le mort ou la morte
uniquement à ses habits qui ont été
donnés par telle ou telle personne. Cela
fait partie des pathologies de la disparition
qui, au-delà la honte, font mourir seul,
complètement seul, disparaître.
C’est l’ultime point de l’incurie. C’est la
disparition de soi, que l’on soit vieux
d’ailleurs ou que l’on soit jeune, c’est
relativement non exceptionnel. On a tous
des cas comme cela où l’on se dit : c’est
scandaleux. C’est scandaleux, mais il faut
aussi admettre que bien sûr, on aurait pu
les voir avant. Et si l’on était allé les voir
avant, ils n’auraient peut être été que dans
le coma, que dans la déréliction. Mais le
coût à payer, comme cet homme qui
utilisait une hache et un couteau pour ne
pas tuer, le coût à payer est exorbitant.
Les mécanismes de défense sont faits
pour se défendre mais des fois cela va au
delà.
L’autre modalité de décès c’est : on meurt
et il y a un grand enterrement.
En général, ce n’est pas la famille qui s’en
occupe. On a fait une recherche à
l’ORSPERE avec Valérie COLIN qui est
psychologue chercheur à l’ORSPERE.
Donc quand les gens sont investis et qu’ils
meurent de n’importe quoi, d’un cancer,
d’un meurtre, d’un suicide, on leur fait des
funérailles magnifiques. Puis l’on
s’aperçoit qu’ils n’étaient pas si seuls que
ça. Il y a tous leurs anciens copains qui
viennent, toute leur famille qui vient, et il y
a un rituel funèbre qui les réintègre dans la
communauté des vivants et des morts
avec des lectures. On se dit : finalement,
ils avaient des gens pas si loin d’eux, je
croyais qu’ils étaient seuls.
Et l’on s’aperçoit à ce moment là, et c’est
ça qui nous a convaincu d’ailleurs encore
plus, que pendant toute leur vie ils luttaient
29
activement contre le lien. Parce que
lorsqu’ils sont morts, ils ne luttent plus
contre le lien et les gens reviennent. Il y a
des gens qui reviennent qu’ils n’avaient
pas vus depuis 10, 15 ans. Ils le savent
par ouï dire. Ce n’est pas si exceptionnel.
Et là, le rôle des psy, ou le rôle des
équipes qui font du travail social, après
une mort soit par disparition soit avec un
rituel, c’est de parler du mort. C’est
extrêmement important.
Pourquoi ?
Parce que nous, nous savons déjà que
quand nous perdons un patient par
suicide, ça nous fait beaucoup de peine.
On se sent toujours coupable et on étudie
si objectivement on a fait une faute. Au
moins que cela serve pour d’autre. Est ce
que l’on a été sourd ? Mais l’intérêt de
parler des morts que nous avons investis
(investis cela veut dire aimés), que nous
avons aimés à notre manière de
professionnel, manière d’humain, avec du
lien fort, c’est de nous détacher de la
culpabilité, de l’enterrer dans une crypte à
l’intérieur de nous parce que l’on ne peut
pas en parler. Et c’est donc le sortir de
nous, de le réintégrer dans la
communauté des vivants et des morts.
Et quand on parle du mort, on parle de
son histoire. Il y a un moment magique
quand cela marche bien et à mon avis ça
marche bien presque tout le temps. Quand
ça marche bien, on sent un silence, on
sent que le mort est réintégré dans la
communauté des vivants et des morts, où
les morts sont à leur place et les vivants à
leur place aussi. Et on fait communauté,
c’est à dire on se souvient pour toujours,
comme on se souvient des gens que l’on a
aimés et qui sont morts, on se souvient
des usagers, des patients que l’on a
soignés. Ils font partie de notre univers, de
la communauté des vivants et des morts,
c’est l’anti-exclusion absolue. Quelquefois,
on peut se dire que c’est dommage qu’ils
fassent partie de la communauté
maintenant et qu’ils en aient été exclus
avant.
Quelquefois, une des souffrances, c’est de
s’apercevoir que ce n’est qu’à ce moment
là qu’ils rejoignent la communauté et qu’ils
avaient tout fait pour se protéger d’une
souffrance innommable, en rapport avec le
contexte social certainement. Je ne tends
pas à tout psychologiser, je tends à voir
l’aspect psychique de la précarité sociale
et de l’exclusion. Il ne faudrait pas que
vous pensiez que je veux réduire les
phénomènes psychosociaux à simplement
de la psychologisation ou de la
psychiatrisation. Mais il y a des aspects
psychiques comme il y a des aspects
sociaux, comme il y a des aspects
économiques, comme il y a des aspects
politiques. Je parle vraiment là en qualité
de psychiatre.
Dixième signe
La souffrance des intervenants. La
souffrance des intervenants dans la
précarité, disons dans la précarité
compliquée, cela fait parti du syndrome,
cela fait partie du tableau. C’est pour cela
qu’il y a le rapport Lazarus. C’est pour cela
que l’on est ensemble aujourd’hui. On l’a
vu très explicitement lors d’une recherche
que l’on avait faite à la demande d’une
municipalité. Parce que l’on travaille de
plus en plus avec les élus, qui sont des
maillons politiques très importants, des
élus de proximité.
En plus, ils ont une responsabilité
collective, légitime par définition, et ce
sont eux qui nous avaient demandés,
parce que j’étais sur la région Rhône
Alpes, pour faire un bilan de comment ils
fonctionnaient dans leurs réseaux
préexistants, le réseau psychosocial.
C’était à Bourgoin-Jallieu, ville moyenne
de 40000 habitants, ville moyenne qui a
ses particularités, sa culture, sa tradition.
Ils faisaient des choses très très bien et
nous, nous avons été stupéfaits car il y a
eu d’une part, une étude par
questionnaires, et une étude directe par
interview. Sur les questionnaires, le
groupe des chercheurs où je n’étais pas, a
authentifié des signes, une sémiologie très
astucieuse que les travailleurs sociaux
avaient trouvée, je dirais implicitement, vis
à vis des personnes en situation de
précarité.
30
Nous, nous l’avons écrit car nous, les
cliniciens, nous adorons les signes. Cela
nous permet de décrire des syndromes,
des maladies, de soigner.
Alors on leur dit : voilà ce que vous nous
dîtes. Ça ne les a pas intéressé du tout
parce que ce ne sont pas des médecins ni
des psychologues. Ce sont des
travailleurs sociaux. La seule chose qu’il
nous ont demandée de remettre c’est :
« avec tout ça on est mal, on souffre ». Et
pour eux le signe de base, c’est la
souffrance de l’intervenant.On a tout de
même gardé ce que l’on a trouvé parce
qu’on ne voulait pas le mettre dans la
corbeille des ordinateurs. Mais ce qui
paraissait le plus important, c’était ce
sentiment de malaise, cette souffrance
portée. Vous pensez bien qu’avec
l’incurie, qui porte le souci ? C’est
l’intervenant, qu’il soit soignant ou qu’il soit
dans le travail social, qui porte le souci du
sujet. Donc en fait, c’est un porte
souffrance et il en souffre.
Tous ces signes lorsqu’ils sont maximaux,
c’est soit le syndrome de désocialisation
DECLERCQ, soit ce que j’ai décrit en
1999 sous le signe du « syndrome
d’auto-exclusion » et l’on peut trouver
d’autres mots, que l’on observe dans
toutes les situations où un homme se sent
éjecté de la situation d’humanité. On les
observe donc dans la précarité même
sans extermination car quelquefois, on les
observe chez les schizophrènes dans des
maladies stigmatisantes, et on les observe
en cas de génocide. Cela ne veut pas dire
du tout que ce qui se passe au niveau de
la précarité sociale actuellement en
France ou dans d’autres pays d’Occident
est du génocide.
On peut peut-être faire des comparaisons
en montrant les grandes différences et des
points identiques mais psychiquement,
nous savons que les effets psychiques ne
sont pas toujours proportionnels à
l’intensité des effets sociaux et qu’il suffit,
en quelque sorte, de se sentir exclu du
monde des vivants, à tort ou à raison et
d’une manière suffisamment longue, des
vivants humanisés, pour rentrer dans le
syndrome d’auto-exclusion.
Est-ce que c’est de la psychose ? Certains
disent oui, certains disent non.
Ça ressemble à la psychose mais ce n’est
pas nécessairement de la psychose. J’ai
des éléments qui me poussent à dire,
avec beaucoup d’autres, que même si ça
paraît un syndrome majeur, c’est quelque
chose que tout le monde peut avoir,
surtout s’il a été traumatisé dans son
enfance, surtout s’il y a eu des
traumatismes cumulatifs et surtout si la vie
sociale à un moment donné… c’est la
goutte qui fait déborder le vase, ce qui
n’est pas le cas dans les cas de génocide
où le syndrome est par définition au-delà
de toute enfance.
La pathologie mentale : dans la clinique
psychososiale, et je terminerai par là pour
l’instant, vous trouvez des pathologies
psychiatriques garanties, vous trouvez des
pathologies qui sont reconnues comme
telles, des gens qui sont soignés et qui
sont reconnus comme tels, qui ont peut
être été perdus de vue par les équipes, qui
mériteraient d’être soignées parce que les
personnes qui ont des maladies mentales
vraiment systématisées, actuellement
bénéficient d’un soin, c’est sûr. Je vous ai
parlé tout à l’heure simplement des
neuroleptiques qui faisaient que cette
personnes délirante sentait son corps ,
cela ne l’a pas empêchée de délirer mais
certainement elle avait moins d’angoisse
mais était psychotique puisqu’elle sentait
son corps.
Vous avez aussi des psychotiques qui
ne sont pas authentifiés comme tels
parce qu’ils sont authentifiés comme
des cas sociaux. Cela est extrêmement
pénible. Vous avez des gens qui ont des
symptômes de bizarrerie, de dissociation.
Quand on les écoute, ils entendent des
voix, ils ont des automatismes mentaux, ils
sentent des courants électriques dans leur
corps, ils ont quelque fois des syndromes
psychiatriques comme avant l’époque des
neuroleptiques. Ils ont parfois même des
délires cosmiques comme on en observe
plus dans les hôpitaux psychiatriques.
Quand j’ai préparé l’internat, on disait que
la pneumonie avait été décapitée par les
antibiotiques. Il est vrai qu’on ne voit plus
31
les grandes pneumonies avec toutes les
phases, comme autrefois, avec l’abcès du
poumon à la fois.
Certains le regrettent car c’était
magnifique. Les malades ne le regrettent
pas, c’est sûr. Mais pour la schizophrénie
c’est pareil. Un homme ou une femme
ayant une schizophrénie va beaucoup
mieux qu’autrefois et en particulier les
neuroleptiques modernes ont décapité un
certain nombre de complications internes
ou adjacentes à la schizophrénie. Mais
dans la grande exclusion ou dans
l’exclusion même moyenne, on trouve des
gens qui, refusant le soin, ont des
syndromes cachés ou évidents majeurs, et
l’un des drames auxquels nous assistons
relativement impuissants, de moins en
moins malgré tout, c’est que les services
de psychiatrie vont être amenés à les
récuser, en disant : « c’est un cas social ».
Alors qu’en fait, oui, ils peuvent avoir
toutes les caractéristiques du cas qui
mérite d’être traité dans la filière
sociale et ,en même temps, ils ont
vraiment une pathologie qui mériterait
d’être soignée psychiatriquement.
Il y a là un va et vient au niveau des
identités professionnelles qui est en train
de se faire et il est vrai que des gens
mériteraient d’être soignés et qu’ils ne le
sont pas. Et pour beaucoup, eux-mêmes
ne le veulent pas. Ce n’est donc pas
seulement de la faute de Pierre ou Paul.
Certains ne le veulent pas et on ne peut
faire à tout le monde une hospitalisation
d’office ou une hospitalisation sur la
demande d’un tiers. On ne peut pas non
plus diagnostiquer, indiquer un
internement généralisé de tous ceux qui
ont un trouble psychique grave. Cela ne
peut être fait qu’au cas par cas, sinon ce
serait quelque chose d’un peu massif,
insupportable.
Vous avez aussi, évidemment des tas
d’autres signes. Les troubles de l’humeur,
les dépressions. A cet égard je dirai qu’il y
a des choses à différencier comme
MAISONDIEU l’a fait. Par exemple, il faut
vraiment différencier le découragement
et la dépression. Ça n’a l’air de rien
parce qu’on peut mourir d’une dépression
quand on est découragé. Ce n’est pas
exactement les mêmes mécanismes.
Dans le cas d’un deuil, quand on perd une
personne aimée, on ne va pas soigner
comme une dépression psychiatrique sans
effet extérieur déclenchant, etc.. Il est
donc très important de faire des diagnostics qu’on ne faisait pas autrefois. Il y a
des découragements qui sont majeurs et il
y a des découragements qui méritent
d’être encouragés, et c’est d’ailleurs dans
ces cas là qu’on a des effets quelquefois
spectaculaires au niveau de la honte, du
découragement, de l’inhibition.
Et vous avez tous ces cas, dont je vous ai
parlé, qui font certainement la majorité des
signes mineurs ou majeurs de la précarité
qui méritent autant pour les psychiatres,
les psychologues, les travailleurs sociaux
et d’autres, d’aller jusqu’au bout de leur
impuissance professionnelle, c’est-à-dire
de travailler la question cliniquement
puisqu’il s’agit de personnes singulières.
Il y a autre chose aussi qui introduira la
question du secret partagé dont on
discutera un peu plus tard, qui est quelque
chose de très important. C’est, puisque
l’un des signes cardinaux de la précarité
compliquée, c’est la diminution de la
demande, voire la récusation de la demande, qu’on est bien obligé d’accepter que
des tiers portent la demande. Par exemple
qu’un tiers social arrive à l’urgence en
disant : « je vous amène Monsieur X qui a
besoin de soins ». C’est quelque fois très
difficile car le médecin va dire :« très bien,
Monsieur ou Madame, veuillez sortir ». Il
va parler avec le patient :
Alors Monsieur que dites-vous ? ça ne va
pas ? Oh non, moi ça va bien.
Justement des négations du trouble, des
négations de la souffrance, sortis de sa
propre subjectivité. Moi, je me souviens
être allé voir un homme dans un foyer
Sonacotra qui n’était pas sorti de chez lui
durant 9 ans. J’y vais avec une infirmière.
- Bonjour Monsieur, comme ça va ?
- Moi Docteur, ça va très bien
32
Le seul moment où il a pu parler de sa
souffrance, c’est dans une petite chambre
d’un foyer Sonacotra non rénové. Je lui
demande d’arrêter sa télé car je suis un
peu sourd. « Si je ferme la télé c’est
l’enfer ». C’est le seul moment où il m’a
parlé de sa souffrance en plusieurs mois
de soins chez lui. Il est certain qu’il ne faut
pas attendre des gens qui sont dans ces
syndromes dont je vous ai parlé avec les
10 signes, peu ou prou, qu’ils disent :
« oui mon assistante sociale ou mon
éducateur m’a amené parce que vraiment,
ça va mal ». Non. Il est certain que c’est
une faute professionnelle dans l’état actuel
des connaissances, de ne pas écouter le
tiers social pendant un temps, comme on
écoute une famille qui amène un
adolescent en super crise. Même si on
écoute l’adolescent seul, sans les parents.
De la même façon qu’il est très important
d’écouter l’homme ou la femme ou
l’adolescent qui était amené un tiers
social. « Vous voyez, Madame X est très
inquiète pour vous, elle dit que… » alors
que fait-on ? Valider la parole du tiers
social pratiquement est une exigence
de la clinique psychosociale.
C’est quelque chose qui n’existait pas
quand j’ai fait mes études.
Je vous ai fait cet exposé introductif au
niveau la clinique psychosociale et je vous
propose maintenant de discuter.
Vos interventions peuvent être sur un
désaccord théorique, sur quelque chose
qui raisonne avec votre propre pratique,
sur une interrogation ou sur quelque
chose qui peut paraître du jargon dans
ce que j’ai dit …
33
34
DEBAT DU MATIN
Christian BEAUTIER, Directeur départemental de
l’association nationale « prévention, alcoologie,
addictologie »
Vous nous avez dressé un tableau des signes
d’alerte, que l’on peut apercevoir dans la
rencontre avec la personne fragilisée. Mais ne
pensez-vous pas que ces personnes sont issues
d’une vie plus ou moins chaotique, assez
marquante sur leurs capacités psychologiques à
réagir. Je voudrais avoir votre opinion là-dessus
Ò Dr. FURTOS : « C’est vrai, il y a eu un
certain nombre d’études de la FNARS, ou
par Viviane COVES et Caroline MANGIN
LAZARUS, sur les bénéficiaires du RMI en
Ile de France, où on retrouve
effectivement tout ce que vous avez dit. Il
est certain que, quand on a une population
soumise à des processus sociaux de
précarité, on remarque qu’ils ont été
davantage que la moyenne soumis à des
traumatismes, dans l’enfance et dans
l’adolescence, assez supérieurs à la
moyenne, en particulier abandon précoce,
sévices sexuels, etc… Donc on sait que
plus on prend un mauvais départ dans la
vie, plus cela va être difficile après. Si je
n’ai pas trop parlé de cette histoire que
vous rappelez, c’est parce que quand on
reçoit quelqu’un qui est dans cette
situation, si ce n’est pas une analyse très
précise, s’il va bien, il va pouvoir nous
raconter sa vie, progressivement, comme
le ferait quelqu’un d’autre, sur un certain
nombre de rencontres.
Mais on s’aperçoit que plus les gens vont
mal, moins ils racontent leur vie et plus
leur vie se réduit à quelques éléments de
perte, type accident de la vie. Voilà, j’ai eu
un accident de la vie, il s’est passé ça et
ça et on ne peut pas en sortir. Par contre,
si on essaie de faire une anamnèse très
précise, c’est à dire d’orienter comme on a
l’habitude de le faire, « parlez moi un peu
35
de votre enfance etc .. », ils ne restent pas
plus que deux ou trois séances. C’est à
dire qu’ils n’ont pas la capacité de revenir
sur eux-même parce que cela fait trop de
mal, parce qu’ils sont sortis de la capacité
de penser la souffrance et aussi peut-être
parce que ce qu’ils ont vécu en tant que
fils ou fille a été empoisonné par le poids
qu’ils ont vécu. C’est un peu par respect
pour ça que je n’y ai pas fait allusion. Il y a
une autre cause.
C’est que je pense qu’en effet, plus on a
été touché dans sa vie, plus des
traumatismes de la vie actuelle risquent de
vous casser. En fait, malgré tout, on sait
qu’il y a tout de même pas de corrélation
absolue. Il y a une corrélation statistique
mais pas absolue. Vous avez des
personnes qui apparemment n’ont eu
aucun de ces traumatismes, je dirais
officiellement légitimé de type placement,
sévices et qui cependant cassent à certain
moment, peu être qu’il y a des choses que
l’on ne sait pas. Et le gros, c’est que ce
que nous pouvons savoir sur nos
malades. Ce n’est seulement pas des
enquêtes statistiques, épidémiologiques,
c’est quand ils nous le disent.
Les personnes auxquelles nous sommes
confrontés sont des personnes qui, sauf
quand elles vont assez bien, sont dans
l’incapacité de nous dire pourquoi elles
vont mal, à part des choses assez
stéréotypées. Pendant un certain temps, il
faut accepter d’être frustré de cette
connaissance. Je vous le dis.
Evidemment, si on tient la distance dans le
temps, les choses vont s’enrichir. C’est
vraiment quelque chose qui faut savoir sur
le plan pratique. Un jour, j’avais reçu
l’homme dont on a parlé dans l’article fait
à Bordeaux que j’ai intitulé Prospéro,
comme dans « la Tempête » de
Shakespeare.
C’est un homme qui pour un petit moment
était venu dans un foyer de transition qui
est à l’hôpital psychiatrique du Vinatier. Il
était complètement à la rue. Il semblait
être sur une pente ascendante. On n’avait
pas encore de place dans un centre contre
l’alcoolisme, pour le sevrage, quelque part
en Haute Loire. Il était donc venu dans ce
foyer dont je suis le responsable médical
et comme c’était un peintre, je l’ai envoyé
à l’hôpital de jour en disant à mon collègue
qu’il s’occupe de lui. « Ecoutez, avec lui, il
ne faut pas être trop psychiatre », et je
pensais qu’il m’avait entendu. Mais c’est
vrai que je n’avais pas dit ce que
j’entendais par « il ne faut pas être
psychiatre ».
Donc c’est vrai, c’était un peu paradoxal.
Monde à l’envers, j’avais oublié de lui dire
que cet homme était dans un monde à
l’envers. Quand il y est allé, ce psychiatre
qui était un collègue avec une conscience
professionnelle, avait fait un dossier lui
demandant tous les éléments du dossier.
Quand il est revenu me voir, il me dit : « il
est d’une indiscrétion ce psychiatre, je n’y
reviendrai plus jamais ». C’est par rapport
à tout cela que j’en rencontre peu parce
que la clinique psychosociale en tant que
clinique, c’est pour aider. Ce n’est pas
pour renier toute l’histoire. Même si on ne
la sait, on doit savoir qu’il y en a une.
Même si on ne la connaît pas, ils ont eu
un père et une mère.
Même s’ils ont été abandonnés, ils ont eu
un géniteur, une génitrice. Ils ne sont pas
morts et s’ils ne sont pas morts, ils ont eu
des personnes tutélaires, mercenaires
mais mercenaires suffisamment aimants
pour qu’ils ne meurent pas d’anaclitisme
ou de syndrome d’abandon. Ils ont une
histoire mais une histoire dont il ne
peuvent pas parler quand on les rencontre
nous. La clinique psychosociale, c’est une
histoire entre aidants ou soignants et cette
personne qui est sur le point de basculer
en dehors du groupe des humains pour
une raison X ou Y a sa propre histoire à
laquelle nous n’avons pas accès à ce
moment là. Peut-être dans deux ou trois
ans si tout va bien.
Le but de la clinique psychosociale, c’est
d’empêcher qu’ils aillent jusqu’au bout de
la logique de l’auto-exclusion et qu’ils
reviennent dans un monde qui ne soit pas
trop à l’envers, qu’il y ait du monde à
l’endroit et surtout qu’ils ne continuent pas
à se casser le corps, car lorsqu’ils se
cassent le corps on ne peut plus rien pour
eux puisqu’ils meurent.
36
Donc, ils restent vivants, qu’ils soient
vivant psychiquement, qu’ils aient des
liens, etc…Et c’est vrai que quelquefois,
des mois ou des années après, ils peuvent
aller au CMP, quelquefois plus tôt et là, ils
sont revenus à l’intérieur d’eux-mêmes.
L’histoire est relativement accessible.
Voilà ce que je peux répondre en
acceptant ce que vous dîtes et en le
recontextualisant.
Madame MAZAUTAUD, responsable du service
social CRAM Aquitaine pour les Landes.
Parmi les signes que vous avez évoqués, cela
m’a fait penser à deux situations délicates
rencontrées par les assistantes sociales du
service. Premier type : une personne avec de
gros problèmes de santé, vivant à domicile avec
un chien, parlait de façon systématique et avec
de nombreux détails des problèmes de santé de
son chien, sans arriver à échanger sur ses
propres difficultés. Deuxième cas : une
personne, et on en trouve beaucoup dans les
Landes, pour laquelle l’accès aux soins ne
pouvait pas s’envisager sans avoir traité au
préalable le problème de l’accueil de ses
nombreux animaux domestiques, tant leur
abandon lui était insupportable. Ces animaux,
dans des contextes de personnes totalement
isolées socialement, prennent beaucoup de
place, et de temps aux assistantes sociale, qui
essaye de trouver une solution acceptable pour
la prise en charge des animaux.
Ò Dr. FURTOS : Bien sûr, cela fait partie
de la clinique. C’est-à-dire, quelle que soit
la manière psycho-dynamique dont on va
pouvoir envisager le rapport de cette
personne à l’animal, est-ce que c’est une
substitution du lien social ? Est-ce que
c’est une identité projective où la personne
se met à l’intérieur du chien et c’est le
chien qui est malade ? Est-ce que c’est un
syndrome d’agrippement comme avec des
peluches ? Est-ce que ce sont des objets
vivants non vivants ?
C’est un champ que je connais
certainement moins que d’autres mais ce
que je sais, c’est qu’il faut prendre en
compte les animaux aussi. Quelquefois,
quand on oublie qu’on est dans un monde
à l’envers, on va dire : « écoutez Madame,
moi je ne suis pas vétérinaire, je suis
médecin, je suis infirmière, je suis
assistante sociale…et c’est vous que je
veux soigner ». Si on dit cela, on parle
normalement alors que peut-être il y a une
manière de parler au chien. Si votre chien
pouvait parler, on lui dirait « dis à ta
maîtresse que… ».
Introduire une notion de psychodrame.
Ceci étant dit, il est difficile d’improviser. Il
y a une fille dont on avait soigné la mère
qui faisait 280 kilos et qui a fini par mourir
asphyxiée. On l’avait prise en soins. On l’a
aidée un certain temps puis elle a fini par
mourir de complications respiratoires
parce qu’elle reprenait toujours ses kilos.
Elle n’était pas du tout dans la précarité
sociale : c’était un problème de psychiatrie
bizarre. Tous ses enfants avaient été
placés car chaque fois qu’elle avait un
enfant, elle prenait 50 kilos et elle plaçait
son fils ou sa fille. Il y avait tout de même
une fille qu’elle avait réussi à reprendre.
Cette fille, on l’avait connue toute petite en
hospitalisation à domicile et quand sa
mère est morte, c’est elle qu’on a soigné.
Elle avait un chat, donné par la mère et là
encore, elle est hospitalisée et le chat
reste chez elle. Alors je dis : « il faut
s’occuper du chat ». Déjà on s’en était
occupé et comme c’est une fille compliquée, plus personne ne voulait s’occuper
de son chat dans l’environnement
immédiat, dans le voisinage. Je dis : « il
faut s’occuper du chat », et j’étais
persuadé, dans la toute puissance, qu’une
seule parole…
Huit jours après, je demande où est le
chat mais le chat est toujours chez lui. Si
jamais ce chat meurt, cette fille ne peut
plus vivre puisqu’il y a dans le chat, donné
par sa mère, il y a quelque chose qu’elle
n’a pas encore pu élaborer entre sa mère
et elle, etc…Alors j’ai dit : « il faut aller
s’occuper du chat ». Il y a des moments
où suite à des phénomènes de clivages
autour de la situation, les gens deviennent
bêtes. Les infirmières disaient : il y a des
problèmes d’effectifs et nous ne sommes
pas payées pour aller chercher un chat.
L’assistante sociale disait : « moi, je ne
m’occupe pas des chats, je m’occupe des
personnes ».
37
Au CMP, il y avait une « bisbille » entre le
CMP et l’hôpital car c’était une situation
très difficile, avec des conflits qui avaient
été insuffisamment réglés : « ils l’ont
voulue, ils la gardent ». Et j’étais en pleine
consultation, j’étais en retard, avec 3 ou 4
personnes qui attentaient. Alors je me suis
fâché, j’ai donné un ordre, ce que je ne
fais jamais car en psychiatrie, si vous
donnez des ordres cela ne sert à rien.
Malgré tout j’ai demandé à une infirmière
qui est ma femme et qui connaissait la fille
depuis longtemps, j’avais donc accès à
elle plus facilement et j’ai demandé à une
assistante sociale d’y aller tout de suite.
Elles avaient le droit de dire non et à ce
moment-là j’y serais allé, car c’était au
plus ancien dans le grade le plus élevé d’y
aller. Je savais qu’il y avait quelque chose
de vital, qu’il avait du clivage entre les
équipes mais comment aider cette fille
progressivement à vivre par chat interposé, ce qu’elle ne pouvait pas ressentir
en sa personne propre. Je n’accuse
personne, mais il y a des situations où il y
a du clivage partout ; et donc la situation,
c’est de prendre la clinique comme elle
est. Dans la clinique de cette femme il y a
un chat et donc le chat fait partie de la
clinique. On est allé voir le chat mais un
chat, c’est très costaud.
Pourtant, il faisait très chaud mais en huit
jours, il ne s’était rien passé. Ils l’ont nourri
quelques jours et ils l’ont ensuite mis dans
un endroit pour bêtes en trouvant l’argent
pour payer, etc… Je ne peux rien vous
dire sauf qu’il faut prendre en compte, il
faut bricoler. Il y a peut-être des
institutions qui prennent en compte les
animaux. On est obligé de prendre en
compte les animaux car ça fait partie de la
clinique. C’est tout ce que je peux dire et
je pense qu’il faut beaucoup parler des
animaux avec les patients.
Il faut qu’ils nous en parlent comme
parfois une mère ne peut parler d’elle
qu’en parlant de son enfant ou de son
nourrisson même si elle est complètement collée et que ça ne va pas.
On est bien obligé d’accepter la clinique
telle qu’elle est.
Ò M. LAVAL : L’histoire des animaux est
intéressante. La France est le pays
européen où il y a le plus de personnes
qui ont des animaux à domicile. Il faut
poser cette question là de la présence des
animaux comme un indicateur de santé
mentale. Je n’ai pas de réponse, mais
j’essaye d’ouvrir un débat qui serait autre
que celui d’une appréhension clinique des
choses, qui va toujours du côté d’une
situation individuelle. Je vous donne un
exemple : quels sont les objets qu’on fait
rentrer dans cette problématique et
pourquoi on les fait rentrer ?
Là, on parle des chats. Si vous avez, ce
qui n’est pas le cas ici et vous avez de la
chance, si vous avez en région parisienne
un certain nombre de personnes qui
passent deux heures à deux heures et
demi dans des bouchons, sur le périphérique, est-ce que le bouchon on le fait
rentrer dans une problématique de santé
mentale ? Quand et pourquoi ? Ou est-ce
qu’on le laisse comme un problème
d’urbanisme ou de circulation ? Je ne veux
pas en dire plus mais je voudrais élargir
cette question à une problématique un peu
plus collective.
Françoise VANDORME, cadre infirmier à SainteAnne à Mont de Marsan
Je reviendrai sur le mot ségrégation prononcée
par Madame PERRONNE dans sa présentation.
Quand je suis arrivé à Mont de Marsan, on m’a
dit : « il y a certains quartiers où tu ne dois pas
habiter ». Le Peyrouat en faisait partie. Dans ma
profession, j’ai eu l’occasion de travailler de nuit
sur l’Hôpital Layné. Un soir, je prends ma
voiture pour ramener un jeune homme, qui avait
été soigné. Dans la voiture, il me demande de ne
pas l’emmener à l’adresse qu’il avait indiquée à
l’Hôpital. Il me donne une autre adresse que je
ne connaissais pas. « Bon, je vous emmène,
mais vous ne rentrez surtout pas dans le
quartier, c’est dangereux pour vous ! ». Revenue
au boulot, j’explique l’histoire à mes collègues.
« Mais tu y es allée ? - Oui, j’étais dans la
voiture. Mais il est descendu à l’entrée du
quartier, je ne suis pas entrée. » Est-ce que cette
personne, qui avait ce regard sur lui et sur le
lieu où il habitait, était capable après de ne pas
avoir de problème d’intégration et d’insertion
dans la société, de part son domicile ? ».
38
Ò Dr. FURTOS : Je trouve cette intervention également extrêmement importante
car elle met en avant à la fois le poids des
mots et le poids des représentations
sociales. Si on se laisse piéger exclusivement par le poids des mots, on leur
laisse le pouvoir en tant que mots coupés
d’un flux du vivant ; des mots posés
comme ça. J’en profite pour dire que le
mot « exclu » fait partie de ces mots là :
les exclus. Si on nomme certaines
personnes « les exclus », ça veut dire, en
prenant la définition que je vous ai
proposée tout à l’heure, qu’il y a des gens
qui sont sortis de la condition humaine.
Donc, c’est comme lorsque l’on dit je vous
présente les schizophrènes. Cela veut
dire : il a tel et tel symptôme. Je vous
présente un exclu : je vous présente
quelqu’un qui n’existe plus parmi nous.
Ceux qui ont beaucoup de tendresse en
donnant ce mot, moi je connais des
psychiatres qui sont des psychiatres
d’errance, qui vont dans la rue. Quand ils
disent un exclu ça veut dire un bonhomme
en grande difficulté sociale. Le mot n’est
pas excluant, je veux dire. Mais c’est vrai
que ce sont des mots qui signifient
quelque chose. Moi je parle toujours de
processus d’exclusion et pas d’exclu.
Mme VANDORME
C’est surtout le mot « ségrégation ».
Ò Dr. FURTOS : Le mot ségrégation fait
partie des mots qui font peut être peur ici.
Il y a peut- être ici un problème de
représentation dans la ville où des mots,
des quartiers sont considérés comme ça.
Il y a des gens qui font partie des conseils
municipaux à cette table ou qui sont
directeur de cabinet. C’est des problèmes
pour lesquels à titre individuel on peut
intervenir individuellement mais qui posent
un problème collectif. Au niveau du
collectif, je ne peux rien en dire n’étant pas
en position d’élu. Mais je sais qu’en tant
que clinicien, j’ai travaillé et je continue à
travailler dans des cités dites à risques
dans l’Est de Lyon, où je trouve que le
plus important c’est de dire bonjour aux
gens que l’on rencontre.
Peut-être aussi de ne pas se promener
seul la nuit, ne pas être dans des nids,
dans des phénomènes de bandes
nocturnes où la nuit il n’y a plus personne.
Il est certain qu’il faut travailler avec les
représentations, nos propres peurs. Et
comment on fait avec nos peurs ?. Dans le
CMP où je travaille il y a, je ne vais pas
trop insister la dessus, mais il y a un
énorme travail à faire. Je ne me souviens
plus dans quel sens vous avez employé le
mot ségrégation mais vous pourrez peut
être dire dans quel sens vous l’avez
employé pour voir aussi ce que cela
signifie dans votre discours. Après, on
pourra continuer.
Mme VANDORME
Ce n’est pas une accusation dans le sens d’un
emploi du mot. C’est plutôt la façon dont les
gens qui habitent ces quartiers peuvent après
pouvoir sortir.
Ò Dr. FURTOS :
Oui, les mots ont ici un sens très fort
Ò Mme PERRONNE : J’ai utilisé ce terme
de ségrégation lorsque j’ai rappelé le
parcours et la démarche. En préliminaire
de la rédaction de la convention cadre,
nous avons organisé une phase de
diagnostic sur ces quartiers dits
prioritaires. C’est vrai qu’il y a toute une
phraséologie liée à ces procédures et à
ces politiques, je ne l’ai peut être pas
utilisée dans les bons termes. Ces
quartiers, j’ai dit qu’ils concentraient des
processus de ségrégation et d’exclusion,
que les personnes qui venaient de par leur
parcours résidentiel parce que, notamment ce quartier du Peyrouat, concentre la
plus grande partie de l’habitat social.
Enfin pour les personnes qui travaillent au
quotidien sur ces quartiers, elles habitent
sur ce quartier non pas parce qu’elles l’ont
choisi. Au contraire elles le vivent aussi
comme un parcours d’échec. Arriver au
Peyrouat aujourd’hui, tous ceux qui
arrivent, c’est parce vraiment il n’y a pas
d’autres solutions. Je vous rassure sur le
quartier du Peyrouat : on peut y aller jour
et nuit et on intervient jour et nuit. J’y
interviens aussi. J’ai essayé de transcrire
39
ces parcours, ces processus qui sont soit
d’origine urbaine soit d’origine sociale
mais je ne suis pas choquée par le terme
ségrégation. C’est un processus et on y
participe tous.
Mme VANDORME
A la limite, je suis choquée du fait que cela
puisse exister et que je fais partie du fait que ce
processus existe ; parce que j’ai peur d’aller au
Peyrouat, parce que j’ai peut être aussi une
attitude qui fait que les gens du Peyrouat me
font peur. Cette ségrégation, j’en suis peut être
aussi l’acteur. Mais je suis malheureuse que
cela puisse exister de nos jours.
Ò M. LAVAL : La boucle est bouclée.
Quand quelqu’un qui fait partie de ces
quartiers dit à quelqu’un qui n’en fait pas
partie que ces quartiers sont dangereux et
qu’il ne faut pas qu’il y rentre, on est dans
une tragédie sociale qui aliène la
personne qui est dans le quartier et qui
nous aliène nous. L’histoire n’est pas tant
autour de la stigmatisation de ce mot car
tous les mots ont des effets. Mais c’est sur
le fait que c’est la personne qui elle même
habite dans ce quartier qui emploie ce
mot. C’est vrai que nous avons une
responsabilité collective quand on emploie
ces mots. Ségrégation veut dire séparer,
qui ne sont pas agrégés de la même
manière que nous. Cela veut dire que pour
nous ils sont ségrégés.
Je rappelle toujours le travail de David
LEPOUTRE Au Chœur des banlieues, où
on demande à un gamin d’un quartier dit
ségrégé (mais ce n’est pas comme cela
que j’appellerais les choses mais c’est
comme cela que l’on parle ici pour
l’instant ). Combien il peut nommer de
noms dans son entourage ?
En règle générale, les gamins arrivent
entre 300 et 400 noms. Moi si je demande
à mes fils, j’en ai deux, combien ils
connaissent de personnes dans leur
entourage, je ne pense pas que l’on arrive
à autant de noms. La question n’est pas
tellement tant celle de l’agrégation, donc
celle des liens. Je crois qu’il faut faire
aussi un sort à cette question qui serait
qu’il n’y aurait pas de lien dans certains
espaces de la République. C’est surtout
que les liens ne se composent pas de la
même manière. On y reviendra cet aprèsmidi. Sur un autre niveau, ségrégation,
exclusion du point de vue de la manière
dont se construisent les politiques
publiques, c’est vrai que les politiques
publiques sont tout à fait responsables de
la catégorisation officielle. Il y a des
catégories officielles.
On voit dans les circulaires, les décrets
« lutte contre la grande exclusion », « lutte
pour les personnes défavorisées, les plus
démunis ».On a eu les nouveaux pauvres,
on a eu tout un tas de catégories depuis
15 ans qui montrent en fait que l’on est
passé d’une action sociale qui était du
côté de l’intégration au côté de l’insertion
et, qu’en fait, la question qui nous est tous
posée dans nos pratique est : « comment
combine-t-on du droit spécifique et du droit
commun ? ». Je crois que c’est quelque
chose que l’on retrouve au niveau de
l’action sociale, qu’on retrouve aujourd’hui
au niveau de l’action sanitaire.
A partir du moment, non pas l’on ségrégue
mais où l’on discrimine positivement des
populations cibles, la question des droits
spécifiques se pose. En termes, par exemple, de discrimination positive pour la
politique de la ville mais en termes aussi
de droits ou de dispositifs qu’il faut mettre
en œuvre prioritairement pour ces
personnes afin qu’elles puissent rejoindre
ensuite le droit commun. On sait depuis
quinze ans que le grand risque de ce type
de politique, c’est qu’elles ne rejoignent
pas les droits communs et qu’on en arrive
effectivement à des politiques sociales
ségrégées. C’est le deuxième niveau où
ce terme nous fait mal. Mis à part la
situation interpersonnelle.
Ò Dr. FURTOS : Vous voyez comme c’est
intéressant à l’ORSPERE d’avoir le point
de vue sociologique, le point de vue
psychiatrique, le point de vue psychologique, comment on a besoin d’être
décentré par exemple d’une clinique pure.
Pendant que tu parlais, autre chose me
revenait. D’abord comme la jeune
psychologue, vous étiez une jeune
professionnelle en allant dans ce quartier.
40
Vous aviez une naïveté suffisante pour ne
pas avoir peur. Cela aurait été intéressant
que vous y alliez en vous disant : tout de
même, ils ne vont pas me tuer. J’ai envie
de dire la ségrégation existe pour de vrai,
on a d’ailleurs une culture très ségrégationniste, pas du tout à la manière de
l’Afrique du sud.
J’aime bien travailler à l’hôpital psychiatrique mais quand j’ai pris des vacances et
que je reviens à l’hôpital psychiatrique, je
me rend compte vraiment du fait qu’à
l’hôpital psychiatrique, il n’y a que des
malades mentaux et que c’est une
ségrégation. Quand je vais dans les
maisons de retraite et que je vois que de
vieilles personnes, c’est une ségrégation.
Comme ce serait mieux qu’il y ait des
jeunes, des vieux, des moyens, des
centenaires, même si les bébés réveillent
des centenaires qui sont de toute façon
insomniaques.
Quand on voit comment ont été érigées
les banlieues…On était récemment avec
Christian à Givors. On travaille avec le
Maire qui fait partie du conseil scientifique
de l’ORSPERE ; il pourrait être
psychanalyste mais il se trouve qu’il est
maire. Et il se passe des choses très
intéres-santes au niveau santé mentale.
Givors est une cité ouvrière depuis 250
ans. Pas une cité ouvrière : on voit qu’ils
ont construit en dehors du centre ville, une
cité moderne, vraiment en dehors,
vraiment à 1,5 km. Cela a des effets sur la
vie psychique des uns et des autres.
A Vaulx-en-Velin, j’ai entendu le maire
gueuler parce que le tramway s’arrête
juste aux portes de Vaulx-en-Velin. Il n’a
pas besoin là de politique de la ville.
Les faits, les actes sont plus importants. Il
y a vraiment des ségrégations de fait
…mais là, ça pose effectivement des
problèmes de santé mentale qui nous
dépassent en tant que personne. Cela
pose des problèmes d’organisation de la
vie dans la cité, d’oser bouleverser
certaines représentations, qui posent des
problèmes électoraux aussi. Cela pose
des enjeux qui nous dépassent dans nos
institutions respectives. Avez-vous vu où
se trouve la cité à Givors ? Elle est en
haut et pourtant c’est une cité ouvrière
depuis 250 ans, et puis il y a eu Colbert. Il
y a de la ségrégation aussi véritablement.
La ségrégation, c’est mettre les gens entre
eux, c’est laisser les gens entre eux en
tant qu’eux-mêmes. On nous dit que les
américains maintenant assument puisque
les gens riches se « ségréguent » entre
gens riches, avec des barrières, etc…
Ils revendiquent la ségrégation et c’est
une horreur, et très franchement, pour
vous dire une des choses qui m’animent à
l’ORSPERE, c’est de faire en sorte de
contribuer à notre modeste manière car,
au fond, la clinique psychosociale
concerne quelques centaines de miliers de
personnes, des dizaines de milliers de
professionnels. Donc, je pense que nous
avons un rôle. Tous ceux qui travaillent
dans le soin, le travail social… comment
pouvons-nous contribuer, en travaillant
aussi avec les élus, à éviter d’aller dans
des sens, on va dire de santé mentale
négative, de santé mentale au sens large,
mais en eux-mêmes ségrégatifs ?
Ò M. LAVAL : Puisque l’on bloque sur les
mots, autant aller jusqu’au bout des mots.
Si on bloque sur ce mot de ségrégation,
c’est parce qu’effectivement on a le
modèle américain avec le communautarisme. En ce qui me concerne, je ferais
une différence entre ségrégation qui est
un modèle et qui peut être un anti-modèle
mais qui est là à l’horizon, de l’autre côté
de l’Atlantique, où l’organisation de la
société se fait selon des critères de
discrimination ce qui fait, qu’effectivement,
il y a de la ségrégation spatiale par
exemple. Mais il y a aussi de la
ségrégation ethnique. Je pense que la
situation en France n’est pas une
situation de ségrégation, c’est une
situation de relégation de fait.
C’est-à-dire qu’il y a dans la manière dont
les politiques publiques se sont mises en
place au niveau de l’espace, des territoires
qui aujourd’hui sont relégués, dont l’avenir
est peut-être celui de la ségrégation si on
ne bouge pas, si on accepte d’entériner ce
modèle nord-américain mais qui n’ont pas
41
été construits volontairement, au niveau
des politiques, comme des politiques de
ségrégation. Il est très important de le dire.
Si on prend le quartier des Minguettes à
Lyon, il a été construit dans un premier
temps où la classe moyenne habitait ce
quartier et petit à petit il y a eu
effectivement quelque chose qui a été de
l’ordre de la ségrégation de fait qui fait que
maintenant, la question de la ségrégation
spatiale se pose telle que le Dr. FURTOS
vient de la poser. Mais il faut, là encore,
comprendre les processus sociaux et
politiques qui sont à l’œuvre dans la
situation française pour ne pas prendre
pour argent comptant une situation qui
pourrait être celle de la ségrégation où on
ferait très rapidement la comparaison avec
le modèle nord-américain.
élément qui n’est pas l’élément ethnique :
c’est la manière dont aujourd’hui se
recomposent des territoires en fonction
des classes sociales auxquelles on
appartient. Si on veut parler de
ségrégation, il faut voir en vis à vis la
manière dont les banlieues évoluent
aujourd’hui, où elles ont été construites,
en effet à côté des centres-ville. On le voit
partout ; il y a toujours un périphérique, un
fleuve, quelque chose qui symboliquement
sépare ces quartiers de l’échange avec la
ville ancienne…. Je voulais vous faire
partager une idée qui me paraissait
intéressante mais elle m’est sortie de
l’esprit
Ò Dr. FURTOS : Ce que tu dis est très
intéressant car cela fonctionnerait sur le
modèle de l’après-coup chez nous. C’est
après coup.
Ò M. LAVAL : Tout à fait.
Ò Dr. FURTOS : Effectivement à
GIVORS, c’était les cinquante ans d’une
municipalité de gauche non stop. Ils ont
passé un film que j’ai vu avant une
réunion, où on voyait dans ce quartier que
je stigmatisais tout à l’heure, qui est à
l’écart, la visite par les gens qui voulaient
l’habiter au départ. Les gens étaient très
heureux d’avoir ces bâtiments modernes
au départ, qui n’étaient pas dans une
visée ségrégative mais dans une visée de
promotion. C’est progressivement que, ce
que tu appelles la ségrégation…
Ò M. LAVAL : On a un glissement là
aussi. On peut parler de glissement. Il y a
un glissement du fait qu’aujourd’hui la
question se pose en termes d’espaces de
communautarisme. Je pense que c’est l’un
des risques les plus importants. Certes
pas à Mont-de-Marsan mais dans certains
quartiers des grandes villes, c’est quelque
chose qui est important. Il y a un autre
42
INTERVENTION de M. Christian LAVAL3
« Je voulais reprendre car je me
suis arrêté, ce matin, sur un fil
qui s’était rompu. Je vais essayer
de le reprendre. Du point de vue
d’une analyse un peu plus large
que celle des populations qui
nous préoccupent directement,
on peut faire la remarque
suivante : que ce soit en matière
de relégation, ségrégation,
discrimination, séparation, c’est
un processus qui est à l’œuvre,
pas simplement pour les populations dites précarisées mais c’est
un processus qui traverse tout le
champ social. »
Je discutais tout à l’heure avec une dame
qui m’expliquait qu’ici ce n’était pas tout à
fait le cas. Mais si on regarde les
banlieues lyonnaises qui sont des
banlieues dites plus bourgeoises ou de
classe moyenne, si on regarde ce qui se
passe en PACA pour les lotissements
pour personnes âgées qui sont fermés par
une grille avec un gardien, on voit bien
que la question de la ségrégation traverse
aussi d’autres populations que celles dont
on a parlé ce matin.
Il y a effectivement une tendance contre
laquelle on peut s’élever mais qui,
aujourd’hui, consiste dans l’espace de la
République à créer des espaces qui sont
des espaces « privatifs collectifs » et pas
simplement des espaces de propriété
privée. C’était l’idée qui m’a échappé tout
à l’heure, c’est pourquoi je la reprends.
Je fais faire une intervention, dans un
premier temps, qui va être un peu
pointilliste où je vais reprendre un certain
nombre de points pour amener une
profondeur de champ à ce qui s’est dit ce
matin, avec la compétence qui est la
mienne, celle de la sociologie.
D’abord, on pourrait peut-être dire, qu’il y
a quand même un risque à convoquer
des psychiatres ou des psychologues
ou des psy dans le champ du social
qu’il ne faut pas négliger. Dans une
démocratie dont un des principes est celui
de l’égalité, c’est comment mettre en place
une meilleure justice des liens et, pour
mettre en place une meilleure justice des
liens, aujourd’hui on a un constat collectif
qui consiste à dire :
3
Sociologue, Observatoire régional sur la souffrance
psychique en rapport à l’exclusion de Rhône Alpes,
(ORSPERE)
… on agit pas simplement socialement
pour qu’il y ait des meilleurs liens entre les
gens, c’est-à-dire sur le logement, sur le
travail, avec la protection sociale, avec les
assurances sociales, avec tous les acquis
de l’Etat providence, mais on agit aussi
psychiquement sur les individus, et pas
simplement sur des individus qui sont
malades. Le champ du soin psychique
consiste, depuis PINEL, à agir psychiquement sur des individus qu’on a répertoriés
du côté de la pathologie.
43
Il y a là un discours paradoxal qui
correspond à agir psychiquement sur
des individus dont on dit par ailleurs
qu’ils ne sont pas malades.
C’est un risque collectif. Cela ne veut pas
dire qu’on est en train de psychiatriser ou
de psychologiser le social mais on est en
train de mettre en place des principes
d’actions qui sont nouveaux. Donc,
chaque fois qu’on met en place des
principes d’actions nouveaux, il faut
essayer de circonscrire ces principes
d’actions en essayant d’écouter les thèses
inverses de ceux qui pensent qu’agir
psychiquement sur autrui est quelque
chose d’effectivement à risques.
Cela m’amène à un deuxième constat plus
global qui n’est pas simplement d’agir
psychiquement, mais qui consiste à
remarquer du point de vue du sociologue
qu’un certain nombre de problèmes, dans
le champ du travail, dans le champ des
rapports sociaux qui jusqu’à maintenant
étaient codés, catégorisés car on est
encore avec la question des mots de ce
matin, c’est-à-dire comment on dit les
choses, du côté de concepts, comme
aliénation, comme exploitation, comme
relations entre des gens qui sont dominés,
d’autres qui sont dominants, etc…sont
recodés aujourd’hui avec d’autres
concepts qui sont ceux de l’exclusion, de
la souffrance psychique et qui
apparaissent comme des concepts dans
une conception sanitaire de la société.
Je vous donne un exemple qui n’a rien à
voir avec la souffrance psychique, pour
bien faire comprendre ce que je veux dire.
Si vous avez un chargé de mission d’une
politique de la ville dans un quartier où il y
a eu beaucoup d’amiante, qui explique
que l’amiante fait du mal aux personnes,
je ne suis pas certain qu’il sera entendu.
S’il y a une étude qui est faite par des
experts sanitaires qui explique que
l’amiante donne le cancer, on commence
à enlever l’amiante dans tous les collèges.
C’est une tendance de notre société
aujourd’hui à passer par une expertise
sanitaire pour recoder, pour relégitimer un
certain nombre de problèmes qui ne sont
pas seulement des problèmes sanitaires.
Le problème de l’amiante est aussi un
problème d’urbanisme à un moment
donné, c’est un problème économique,
c’est un problème qui dépasse ce champlà mais qui ne peut, à un moment donné,
être légitimé que parce qu’il a été
sanitarisé.
Donc, on a actuellement pour donner un
autre exemple, une autre étude dans
laquelle je suis impliqué, avec une
psychologue de l’ORSPERE, sur les
demandeurs d’asile. On sait très bien
qu’aujourd’hui il y a un vrai débat ou une
vraie question, il y a un vrai problème
national autour de la question des
demandeurs d’asile qui fait que pour un
certain nombre de raisons sur lesquelles
je ne veux pas m’appesantir, mais les
parcours du combattants des demandeurs
d’asile sont de un à trois ans. Ce sont des
parcours chaotiques dont la durée est liée
à la manière dont on a aménagé la
procédure, à la manière dont il y a dans
l’espace européen un certain nombre de
choix qui ont été faits sur les flux
migratoires, avec le fait qu’on a collé la
question des demandeurs d’asile avec la
question de l’immigration ce qui n’était du
tout évident au départ.
De fait, il se trouve que, parce qu’un
certain nombre de personnes se
retrouvent dans des trajectoires très
longues, chaotiques qui n’ont pas de sens
pour elles et qui rendent fous tant les
personnes que les systèmes et que les
professionnels qui s’en occupent.
A moment donné une instance nous
demande, nous qui sommes dans le
sanitaire, de faire une étude sur les
demandeurs d’asile. C’est ce que j’appelle
la sanitarisation. Cela ne veut pas dire
qu’à un moment donné cette étude ne doit
pas être faite, cela veut dire qu’il faut que
l’on soit tous conscients qu’un certain
nombre de problèmes sont beaucoup plus
complexes que leur volet sanitaire.
Pour reprendre la question des
demandeurs d’asile, il est évident que vu
ce qu’ils ont vécu dans leur pays d’origine,
en termes de traumatismes, vu la manière
dont ils sont traités en France, une
44
personne qu’on a interviewée parlait de
deuxième torture. Moi, je n’irai pas si loin,
mais c’est pour vous donner les exemples
qu’on a pu avoir en termes de trajectoires.
Il y a une question de santé mentale pour
les demandeurs d’asile. Cela n’implique
pas qu’on doit rabattre toute la question
socio-politique qui se pose du côté de la
santé mentale.
C’est un premier point qui me permet
d’ouvrir un débat qu’on aura peut-être tout
à l’heure dans la deuxième partie de
l’après-midi sur cette notion de santé
mentale extensive. Tout n’est pas santé
mentale. Il y a des préoccupations de
santé mentale dans beaucoup de champs,
de l’action politique ou de l’action sociopolitique, mais tout ne peut pas être réduit
à des problématiques de santé mentale.
Cela est pour la sanitarisation.
Sur la souffrance et la dame qui divorce ce
matin, une personne sur trois divorce
C’est vrai que c’est ordinaire mais pas
banal. Est-ce qu’il s’agit de souffrance
psychique ou s’agit-il d’autres
mécanismes que l’on pourrait appeler
désajustement à moment donné des
manières d’être et de rentrer en relation
amoureuse. Est-ce qu’il s’agit d’un
désajustement des places du rôle de
l’homme et de la femme aujourd’hui qui
est en train de se recomposer
effectivement avec des souffrances, ou
s’agit-il d’une souffrance psychique que
l’on peut aligner parmi d’autres ?
Si l’on reprend l’exemple de cette dame,
on pourrait très bien trouver une
explication qui ne soit pas du tout du côté
de la psychologie qui consisterait à dire,
comme Pierre Bourdieu, que cette dame
était dans une classe moyenne, elle ne
travaillait pas, elle avait un habitus de
classe moyenne en tant que femme et ce
qui c’est passé lorsqu’elle a divorcé, c’est
une sorte, à un moment donné, de
déclassement social. Et on pourrait parler,
comme le fait Pierre BOURDIEU en
différenciant la misère de condition, c’est à
dire les pauvres, d’une misère de position,
c’est à dire d’un changement de position
sociale qui est effectivement douloureux.
Puisque ses rôles sociaux, son habitus,
sa manière d’être ne correspondent plus à
la place qui lui est attribuée dans l’HLM.
Vous voyez bien que l’on est dans une
façon de voir les choses qui est un petit
peu plus contextualisé que lorsqu’on
renvoie un certain nombre de phénomènes sociaux qui ne sont pas du tout les
mêmes dans leurs origines et dans leurs
attendus à cette notion éminemment
évidente mais aussi très problématique
qu’est celle de souffrance psychique.
Un autre point sur la souffrance psychique
ou psychosociale c’est que très souvent,
elle est renvoyée à une question de lien
social sans que l’on déplie plus que ça
cette catégorie de lien social qui, effectivement, prend la place de certains autres
mots valises qui ont pu à un moment
donné émerger ici ou là dans le cadre de
l’action publique. Ce que l’on peut dire ,
c’est qu’il y a effectivement une grande
proximité thématique entre cette manière
que l’on a tous, et que je ne conteste pas,
parce que ce sont les mots d’aujourd’hui,
donc cela veut dire que nous n’en avons
pas d’autres qui veulent dire autre chose
que ce que disaient les mots avant. Gardons ce mot de souffrance psychosociale.
Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut
pas le garder. Mais souvent quand on
emploie cette catégorie, c’est une question
de rupture de lien, de déliaison, qui pointe
à l’horizon de l’imaginaire collectif. Je
pense qu’il faut prendre cette question au
sérieux. Est-ce que l’on est dans une
société où la rupture des liens va en
augmentant ? Est ce que l’on est dans une
société où les gens sont de plus en plus
atomisés réellement ? Est ce que l’on est
dans une société où effectivement la
désaffiliation est à l’œuvre ? Je n’en suis
pas du tout convaincu. Il n’ y a jamais eu
autant de déclarations d’associations loi
1901 en préfecture que ces dernières
années. Cela veut dire qu’il y a d’autres
modes de mise en lien que les modes
classiques de lien qui consistaient à dire :
on fait partie d’une famille, d’une
communauté, d’une république avec des
liens sociaux qui se constituaient selon
une vision verticale du lien social. C’est à
dire, quel rapport j’ai avec la république ?
Quel rapport j’ai avec le lien civique ?
45
Aujourd’hui on voit bien que l’on a des
manières d’être en lien qui sont
beaucoup plus horizontales que
verticales mais qui sont là aussi, qui sont
présentent ici ou ailleurs, dans les
quartiers ou dans les cités. Encore une
fois, je ne dis pas cela pour évacuer cette
catégorie de lien social, c’est pour dire
comment on l’apprend, qu’est ce que l’on
en fait, quelles sont les manières de faire
lien aujourd’hui et donc les manières de
ne pas faire lien que l’on essaye de
comprendre et de visibiliser.
Il me semble qu’à partir de là, quand on
parle de lien social c’est pas tant la
question de « il est là ou il est pas là » ce
lien qui est en question, c’est plutôt quel
rapport peut il y avoir pour un individu
dans l’articulation, la relation qu’il a avec
les autres, d’un lien qui essaierait
effectivement d’être suffisamment délié
des appartenances qui lui ont été données
mais suffisamment relié à d’autres
appartenances qu’il se donne.
C’est ça le rapport de l’individu
d’aujourd’hui avec la société, c’est
effectivement avoir le choix ou se donner
l’illusion parfois qu’il a le choix de choisir
parmi les liens, qui sont ses liens
familiaux, qui sont ses liens communautaires, ses liens électifs, ses liens amoureux par exemple. On voit bien sur la
question du divorce : « j’ai le choix et
quand je veux, j’arrête ». Cela ne veut pas
dire que l’on a plus de lien, cela veut dire
que l’on va en avoir d’autres. Parce que
sinon, ce serait le divorce et rien d’autre,
comme au dix huitième siècle : les
femmes qui vont au couvent et les
hommes qui sont épicuriens. On est pas
du tout dans cette situation là.
La question qui est posée est plutôt la
bonne distance au lien c’est à dire quel est
cet individu suffisamment délié et
suffisamment relié. Comment, à un
moment donné, on peut être suffisamment
détaché des appartenances qui nous
aliènent, qu’elles soient familiales avec
des valeurs que l’on refuse de la tradition,
comment on peut être suffisamment
indépendant, comment on peut se
gouverner soi même, comment on peut
être suffisamment autonome. Mais tout de
suite, ces principes qui sont ici des
principes des lumières, sont contrebalancés par le fait que comment on peut à
partir du moment où l’on souhaite être
détaché de certains liens, être attaché à
d’autres liens. Comment on fait justement
pour se reconnecter avec d’autres
échanges sociaux ?
Comment fait-on pour se mettre dans des
situations qui ne sont pas de dépendance
ni d’autonomie mais d’interdépendance
avec d’autres connections ? Comment on
peut être encore dans l’échange, le dialogue, l’hétéronomie, c’est à dire soumis à
une loi dont on a l’illusion qu’on l’accepte ?
Ceci dit pour finir par faire une autre
remarque, c’est que du coup ce qui se
joue pour l’individu de nos sociétés ce
n’est pas simplement la question de la
rupture des liens sociaux mais c’est
quelque chose qui est un rapport
particulier à la société des individus.
Qu’est ce que je veux dire par là ? Je
pense que l’on est historiquement dans
une situation relativement nouvelle où
pour la première fois un certain nombre
d’individus massivement, cela fait donc
une collectivité, ont l’impression ou
l’illusion qu’ils sont à côté de la société,
qu’ils parlent sur la société, qu’ils ne sont
pas dedans quand ils n’ont pas envie d’y
être, qu’ils sont dans une situation à la
limite et à l’extrême que l’on pourrait
radicaliser par l’auto-engendrement.
L’auto-engendrement, c’est à dire que
le fait de vivre ensemble nécessite à un
moment donné de -est ce une illusion
ou une réalité?- d’ouvrir et de construire des espaces où l’on aurait
l’impression d’être en dehors de la
société et du social, comme si cela
pouvait être possible. Mais en tous cas,
je pense que l’on a tous cette façon de se
représenter le social comme quelque
chose qui à un moment donné fonctionne
sans nous et sur lequel du coup on a peu
de prise et pour lequel on voudrait que le
social est peu de prise pour nous. C’est
évidemment une illusion mais c’est
l’illusion des modernes et ce sont nos
valeurs. Dire cela, ça veut dire que l’on
46
fait un boulot incroyable pour recréer les
liens que l’on a envie. On fait un boulot
incroyable pour se délier avec des liens de
voisinage qui nous « emmerdent » mais
on fait aussi un boulot incroyable pour
créer des associations de voisinage, pour
faire des fêtes de fin d’année tous les ans
dans les quartiers.
Il y a cet espèce de double mouvement,
où l’on va parler à la fois des troubles du
voisinage – moi je sais que ma propre
mère habite dans un quartier appelé
quartier de Castor fait dans les années 50,
l’année dernière ils ont dit on va faire une
fête de rue, tout le monde a mangé dans
la rue ; c’est extraordinaire et c’est
quelque chose que l’on voit régulièrement
maintenant. C’est donc cette espèce de
double mouvement qui consiste à dire :
on est pas dans le lien vertical quand on
n’a pas envie d’y être mais on construit
ensemble des liens horizontaux, soit des
liens de voisinages, des liens de
communauté. Avec la question : est-ce
que j’appartiens à cette communauté ?
Est ce que je suis fonctionnellement
attaché à cette communauté ou est-ce que
le rapport d’origine que j’ai avec cette
communauté me permet de faire un retour
réflexif sur moi même en me disant :
j’accepte d’être dans cette communauté
dans laquelle je suis né ?
C’est toujours ce choix là.
Par exemple pour les communautés
musulmanes, mais aussi tous les régionalismes par exemple procèdent de cette
espèce de mouvement de rapprochement
distance par rapport au lieu dans lequel on
est né. De la même manière sur la
question des liens familiaux, on voit bien
qu’à côté du lien vertical, qui est le lien de
la filiation, qui est le lien intergénérationnel, se composent des formes de
liens qui sont des formes de liens contractuels, horizontaux entre les membres
d’une même famille, que ce soit les
couples, les parents avec les enfants, les
frères avec les sœurs. On voit bien qu’il y
a quelque chose qui est en train de se
recomposer où la question de
l’horizontalité des liens, c’est à dire de
l’égale parole pour tous au débat familial :
qui est qui fait la vaisselle ? Je m’excuse
mais je donne des exemples très concret.
Qui est-ce qui fait les courses pose cette
question des liens horizontaux où la place
de chacun ne va plus de soi d’emblée.
On est obligé d’être tout le temps dans
une discussion perpétuelle et parfois
infinie et qui nous prend beaucoup de
temps au niveau psychique pour arriver
à des compromis qui sont toujours
aléatoires. C’est ce que l’on veut.
Fonctionner autrement aujourd’hui dans
une société : personne n’en voudrait, en
terme de valeurs. Alors, effectivement ces
choix qui sont des choix collectifs pour
certaines personnes, certains collectifs,
pour certaines populations qui sont peut
être moins équipées que d’autres pour
faire tout ce travail que j’appellerais
« d’appareillement électif ».
C’est-à-dire de choisir l’autre qu’on aime,
de choisir ce que l’on fait, de choisir ses
voisins. C’est-à-dire entre la blague « un
bon voisin est un voisin mort » et « un bon
voisin est un voisin qui vous donne du
sel » quand vous en avez besoin.
Comment fait-on à moment donné pour
choisir ou avoir, comme je le disais tout à
l’heure, l’illusion de choisir ? Pour certains,
il semble qu’il y ait un capital familial,
culturel, social qui leur permet de mieux
naviguer par rapport à ce que je suis en
train d’essayer de décrire et, pour
d’autres, dans cette logique, dans ce
régime social d’appareillement électif,
d’autres sont effectivement dans une
situation qui serait beaucoup plus
vulnérable, fragile. Ils seraient moins
équipés pour avoir à choisir.
Donc, ils sont dans des replis identitaires
collectifs. C’est par exemple, à mon avis,
une des causes de la montée du Front
National ou de l’islamisme. Et ils peuvent
aussi être dans des replis identitaires
individuels, d’atomisation personnelle.
Cela permet de revenir sur la question des
nominations.
Si on analyse les choses comme ce que je
suis en train de vous proposer de le faire,
on voit bien que les catégories qui sont les
47
catégories de pauvres, d’exclus, de
personnes en difficulté, de personnes
démunies, de personnes précaires, sont
des catégories qui certes rendent compte
d’une certaine réalité de notre monde
social mais par rapport à ce que je viens
de dire, ne ciblent pas la question telle que
j’essaye de la décrire. Alors, quelle serait
la catégorie qui pourrait le plus, ou le
mieux, ou le moins mal, correspondre à ce
que je suis en train d’essayer de vous
raconter ?. Il me semble qu’il y a une
catégorie qui vient souvent, qu’on
n’analyse pas en tant que telle ,ce que je
ne vais pas faire, mais que je vous livre
comme cela, et qui serait celle de la
vulnérabilité ou de la fragilité.
C’est à dire que dans ce travail incessant
que font les individus aujourd’hui dans
notre société pour défaire, refaire, retisser,
recomposer des liens avec les uns et avec
les autres, il y a effectivement des
personnes qui sont plus vulnérables que
d’autres et qui ont besoin à un moment
donné d’une technicité relationnelle pour
être reconnectés avec une logique des
appareillements électifs. D’autant plus
qu’avec les valeurs des Droits de
l’Homme, la fragilité de l’enfant, les droits
de l’enfant par exemple sont une valeur
qui est une valeur cardinale.
Aujourd’hui dans notre démocratie, on est
en responsabilité des plus fragiles. Cela
ne veut pas dire que l’on y arrive. On est
en train de répertorier à l’infini les
différentes formes de fragilité qu’il peut y
avoir dans notre monde et Dieu sait qu’on
a pas fini la liste et qu’on a besoin d’en
discuter ensuite pour la hiérarchiser. Je ne
ferai pas cela avec vous mais c’est vrai
que si vous prenez par exemple les
lobbies, je vous donne un seul exemple,
les lobbies qu’il peut y avoir au niveau des
usagers par rapport à certaines maladies,
qu’ils peuvent faire au niveau des tutelles.
On voit bien qu’il y a à un moment donné
la question des plaintes, de la reconnaissance de telle fragilité sur une autre, qui
devient un problème politique. Quels sont
les critères qu’on peut avoir à moment
donné pour choisir entre différentes fragilités, celles qu’il faut mettre en premier et
celle qu’il faut mettre en second ? Faut-il
hospitaliser tous les chats avec les
personnes qui sont cliniquement attachées
à elles ? C’est un problème. Il ne faut pas
dire simplement que c’est un problème
clinique, c’est un problème d’institutions,
d’organisation budgétaire et de choix
politiques car si on fait ce choix, c’est au
détriment d’autres choix. Je ne veux pas
dire qu’il ne faut pas le faire, mais on est
confronté à une hiérarchisation des
fragilités et que l’on n’a pas la clé pour les
hiérarchiser. Et cela veut dire qu’il faut
avoir un débat politique pour l’avoir.
Voilà ce que je voulais dire sur ce que
m’inspirait ce matin et l’intervention de
Jean FURTOS, et la manière dont les
questions se sont posées.
Je vous propose maintenant de mieux
connaître ce qu’on fait concrètement à
l’ORSPERE.
Dans un premier temps, je vais revenir sur
un certain nombre de recherches que l’on
a faites pour que vous puissiez avoir une
vision plus claire de ce que l’on fait à
l’ORSPERE. Ce sera un premier temps de
mon intervention. Ensuite, j’essaierai, car
je ne suis pas quelqu’un qui suis dans
méthodologie mais puisqu’il y a une
demande qui pourrait ressembler à une
méthodologie de réseaux, je vais essayer
de dire quelques petites choses sur les
réseaux qui ne sont du tout des choses
opérationnelles comme ça été dit, je m’en
excuse, mais je ne suis pas compétent,
alors autant le dire, mais qui seront des
éléments de principes d’organisation,
lorsqu’on essaye de penser cette question
des réseaux.
Dans un premier temps, je vais revenir sur
les contextes dans lesquels cette clinique
psychosociale peut se déployer avec trois
idées.
La première idée, dont Jean FURTOS a
beaucoup parlé ce matin, c’est que la
clinique psychosociale nécessite ce que
j’appelle avec mon vocabulaire qui n’est
48
pas tout à fait le même, des dispositions
particulières des acteurs. Il faut
effectivement voir le monde à l’envers, il
faut un certain décentrement, il faut
travailler un regard, qui est un regard
croisé au diagnostic collectif. Il y a donc
des dispositions particulières qui doivent
être acquises, apprises, qui doivent être
légitimées. Je ne reviendrai pas là-dessus.
La deuxième chose c’est, me semble-t-il,
qu’il y a effectivement dans cette clinique
psychosociale quelque chose qui bouge
en dehors des individus, et qui sont les
contextes d’interventions. Cette clinique
psychosociale est une clinique qui ne peut
se comprendre que dans des situations
qui sont des situations spécifiques. La
clinique psychosociale déclinée dans le
cadre de la relation d’aide entre un
éducateur et un jeune délinquant sous
mandat de justice de la protection
judiciaire de la jeunesse n’est pas du
même ordre que celle qui peut se déployer
dans le cadre d’un dispositif RMI où
l’objectif de la clinique n’est pas celui de
l’éducabilité d’un jeune qui est parti dans
la délinquance, mais celui de la réussite
d’un parcours d’insertion tel que les textes
du RMI en parlent, c’est-à-dire insertion
sociale et professionnelle.
De la même manière, d’autres contextes
sociaux très particuliers dans le champ du
travail social ou du champ sanitaire font
que cette clinique ne va pas se déployer,
se composer, prendre le même sens, avoir
les mêmes objectifs, même si elle obéit à
moment donné aux mêmes principes, en
termes de signes, comme cela a été dit ce
matin, mais les scènes et les contextes
sociaux bougent. C’est, et Jean FURTOS
prend un peu cette métaphore et ça me
parle, c’est un peu la question du cadre
muet ou du cadre qui n’est pas muet. A un
moment donné, le cadre du contexte, le
cadre de l’intervention bouge aussi dans
cette clinique.
C’est-à-dire qu’il est interrogé, qu’il va se
recomposer. Les gens vont aussi se poser
la question non seulement de leur
position-nement, de leurs dispositions
dans une relation inter-subjective mais
vont aussi se poser la question des
objectifs de leur action qui consiste par
exemple à dire : si on met en place une
véritable réflexion de clinique psychosociale dans le choix du dispositif d’insertion,
la temporalité sociale de l’insertion est
obligée, à un moment donné, d’être
visitée. Le parcours d’insertion standard
qui consiste à dire, selon les études : telle
personne étant listée dans le dispositif
parce qu’elle y est depuis quatre, cinq ans,
peut être tempérée par le fait que, du point
de vue psychique, elle avance ou elle
n’avance pas dans sa problématique, avec
des aller-retour, où la temporalité de la
clinique psychosociale remet en cause
cette temporalité standard par rapport à
celle de l’insertion.
Faut-il encore que les institutions puissent
entendre ce type de remise en question ce
qui n’est pas du tout joué, ni évident. De la
même manière que pour un jeune délinquant, sortir de la délinquance à un
moment donné n’est pas quelque chose
de linéaire, si dans une relation, dans un
foyer, même dans un centre d’éducation
renforcée, il rejoue des choses de son
enfance. Il a des identifications aux
éducateurs qui nécessitent une élaboration psychique importante.
Il lui faut du temps à ce moment-là. Il faut
que l’institution, non seulement éducative
mais aussi judiciaire, puisse entendre ce
qui se passe là pour ne pas le casser, ce
qui n’est pas joué du tout. J’ai fait une
étude là-dessus et on voit bien qu’il y a
des intelligibilités de ce qui se passe
dans ces mondes sociaux qui sont
complètement différentes entre les
juges pour enfants, les éducateurs et
même les psychiatres qui interviennent
dans ces institutions.
Cela veut dire que dans chaque contexte,
il y a des conflits d’interprétation sur ce qui
se passe dans ces cliniques non seulement autour de la question de l’inter subjectivité mais aussi autour de la question
des objectifs qu’on va reconstruire en
commun et qui permettront de travailler
ensemble sur la finalité de l’action
puisque, comme on l’a dit ce matin, c’était
l’action qui était rompue. Ce sont des
pannes d’action de la souffrance
49
psychique dans un premier temps qui sont
codées du côté psychique, comme je le
disais précédemment.
A l’ORSPERE, nous avons fait un certain
nombre de recherches qui consistent à
essayer de repérer ces scènes sociales,
ces scènes de travail social où ces
cliniques psychosociales veulent dire
quelque chose, travaillées par un certain
nombre d’acteurs. Nous avons recueilli ce
qu’ils faisaient. Notamment, nous avons
commencé en 1999 avec les centres
d’hébergement de réinsertion sociale sur
la région Rhône-Alpes. C’est là d’ailleurs
que la notion de clinique psychosociale est
apparue. On a travaillé sur ce constat que
faisaient d’une part des travailleurs
sociaux, assistantes sociales ou éducateurs qui travaillent dans les foyers et
d’autre part des psychologues qui
travaillent dans ces institutions, soit à titre
vacataire, soit à titre statutaire, soit dans
une situation d’analyse de la pratique ou
dans une situation d’aide directe aux
personnes.
Ils faisaient le constat qu’effectivement, il y
avait une problématicité, un malaise de
l’intervention des deux côtés, les
éducateurs pensant qu’ils voyaient des
choses qui avaient des effets en terme de
pratique de santé mentale. C’est ainsi que
je l’avais appelé. Et de l’autre côté, au
niveau des psychologues, une certaine
réévaluation d’un modèle idéal
d’interventions qui était celui de la relation
psychothérapique duale, du face à face
dans un cabinet, dans un espace privatif
et intime alors, qu’en fait, tous les pics de
souffrance, tout ce qui pouvait être
accessible au niveau de la vie psychique
n’arrivait pas directement à eux.
Et ils se mettaient dans une situation, pour
ceux qui y réfléchissaient, qui était celle
qu’un certain nombre de psychologues qui
finissent par interpeller des psychiatres. Il
y a un décentrement du psy du côté de ce
qui pouvait se dire au niveau des
éducateurs et en même temps, réévaluation de leur pratique dans l’élaboration
d’un dispositif collectif. Ce que j’appelle
moi dispositif « socio-psychique », mais on
pourrait l’appeler autrement, et qui en fait
est un dispositif transitionnel où ce qui est
travaillé n’est pas de l’ordre de la psychothérapie duale mais de l’ordre de la
construction collective d’un espace de
transitionnalité où temporairement, on
reste dans l’indicible de ce qui se fait,
c’est-à-dire l’indicidabilité de ce que les
éducateurs éduquent, les psychos le
soignent. Voilà ce qu’on avait fait apparaître à peu près. On a fait apparaître beaucoup d’autres choses mais je ne veux pas
être trop long.
C’était un premier plan, une première
scène : les CHRS. Alors pourquoi les
CHRS ? C’est là où le contexte est intéressant. Les directeurs des CHRS nous
disaient : « vous avez fermé les lits de
psychiatrie, vous avez des durées de
séjour beaucoup moins importantes, donc
on voit arriver des personnes avec des
problèmes de psychiatrie dans les
CHRS ». A regarder de près, cela est vrai.
Mais en même temps que l’on avait effectivement des situations qui arrivaient qui
étaient des situations de véritables processus psychotiques avec délires, en même
temps on a vu apparaître des situations
intermédiaires ambivalentes que l’on
ne savait pas nommer à l’époque et que
l’on appelle ici maintenant souffrance
psychosociale. J’insiste un peu parce
que c’est pour la première fois et c’est sur
cette scène là que nous, on a essayé de
comprendre de quoi il s’agissait.
En 2000, les scènes de la clinique
psychosociale se sont étendues sur un
autre terrain que la précarité lors d’un
séminaire sur le traumatisme psychique
au travail. Cela n’a pas été spécialement
une recherche action mais un séminaire.
On met en place un séminaire tous les
ans, où un certain nombre d’autres
acteurs notamment des médecins de
travail nous expliquaient qu’eux aussi,
dans le champ du travail, des processus
soit de précarisation soit de rentabilisation
ou de l’instrumentalisation des personnes
qui sont au travail, ont un diagnostic de ce
que l’on appelle souffrance psychique.
C’est à dire que l’on ne renvoie pas à une
problématique d’ergonomie du travail ou à
50
une problématique des maladies professionnelles mais que l’on arrive pas à
déterminer autrement que sous ce terme
de souffrance psychique. On voit bien que
par rapport à la question des CHRS, ils
mettaient dans cette catégorie de
souffrance psychique bien d’autres
choses. Mais en attendant, ils parlaient
avec les mêmes mots. Cela voulait
effectivement dire qu’il y avait de la
transversalité au niveau des expériences
vécues. Et on a essayé de voir ce qu’il en
était des manières de décliner cette
souffrance psychique lorsqu’on essaye de
les attraper non pas du processus mais
des entités que l’on peut y mettre.
Ce qui vient, c’est le stress au travail, c’est
le harcèlement moral par exemple, c’est à
dire une relation dans le cadre des
collectifs du travail où lorsque l’on est
dans une situation de mal être, on se met
– pourquoi je vous pose la question, je n’ai
pas la réponse – plus souvent qu’avant
dans une situation de victime qui
nécessite qu’il faut des bourreaux donc
des responsables. Mais entre individus et
non pas entre collectifs contre d’autre
collectifs. Voilà ce que nous a appris un
deuxième temps.
La troisième scène sur laquelle on a
travaillé c’est que l’on a été interpellé par
des décideurs. Comme ici il a un directeur
adjoint d’hôpital, on avait un directeur
d’hôpital, on avait un certain nombre de
gens qui était du côté de la décision qui
nous ont dit : ce qui serait intéressant, ça
serait de voir au point de vue des élus
locaux, du point de vue de ce positionnement d’un certain nombre d’acteurs qui
sont dans le politique, mais qui sont dans
la proximité avec les personnes ce qui en
est de la manière dont ils rencontrent leurs
usagers très concrètement au delà des
discours politiques, qu’est ce qui s’y passe
au niveau des affects ; qu’est ce qui porte
ce que l’on avait déjà décrit comme la
souffrance psychique ou sociale par
exemple d’un certain nombre de quartiers,
d’un certain nombre de populations
ciblées comme étant des populations
souffrantes. C’est vrai que l’on a – Jean
FURTOS en parlait tout à l’heure – on a
fait un séminaire sur la dimension politique
de cette question qui a effectivement
abouti à un moment donné à faire des
alliances avec des élus locaux qui étaient
très sensibilisés à cette question de telle
manière qu’actuellement est en train de se
monter une recherche action qui
consistera à mettre en place un groupe de
réflexion d’une vingtaine d’élus locaux de
toute la France qu’ils soient des maires ou
des adjoints et qui essaieront de
comprendre comment cette préoccupation
active de santé mentale est devenue 60,
70 ,80% de leur activité quotidienne, avec
une dimension très personnalisée de la
relation, avec des interpellations des
citoyens qui peuvent être des interpellations sous forme là encore de plaintes,
de souffrance mais qui peut être aussi des
interpellations violentes, là encore personnalisées, dont les maires ou les élus
aujourd’hui ne savent pas exactement
comment les traiter et surtout quel sens
leur donner, donc problématique de santé
mentale.
En 2002, dans le contexte du dispositif
RMI, j’en ai un peu parlé tout à l’heure
donc je vais aller vite, j’avais fait une étude
pour la mission interministérielle de
recherches pour le Ministère de la santé.
On s’était rendu compte dans nos
différents réseaux que les conseillers
généraux qui sont en charge du dispositif
RMI avait plus ou moins embauchés un
certain nombre d’intervenants, le plus
souvent des psychologues dans le cadre
du dispositif RMI pour un certain nombre
de populations qui était restées en stand
by, là aussi pour qui il y avait une panne
d’insertion, pour qui la souffrance
psychique était liée à un frein à l’insertion.
Ce qui m’intéressait c’était de voir comment ces psychologues finalement « se
dépêtraient » de cette position dans
laquelle ils s’étaient mise, c’est à dire
intervenir dans le champ du social en tant
que psychologue pour résoudre des
problèmes qui sont des problèmes
sociaux. Je ne vous livre pas toute l’étude
qui est un peu complexe mais ce qui l’en
sort en autre c’est que effectivement ces
psychologues sont convoqués du côté, de
ce que j’ai appelé tout à l’heure la sénitarisation, ce que l’on pourrait autrement
51
appeler une sorte de psychologisme
d’intervention c’est à dire dans l’offre
relationnelle proposée aux personnes qui
sont Rmistes et qui sont enkystées dans le
dispositif – on ouvre un tiroir ça s’appelle
psychologue, allez le voir et on fait le pari
que ça ira mieux.- Il s’avère que cette
convocation qui était une convocation
initiale, les psychologues les plus inventifs
l’ont complètement détournée et ont
essayé de mettre en place du réseau du
collectif pour essayer de décrypter avec
les travailleurs sociaux, avec les élus
locaux, avec tous ceux qui rencontraient
ces personnes et qui les connaissaient
bien, les situations pour essayer de
comprendre ce que l’on pouvait faire
quand on ne peut plus rien faire.
Ce que j’ai appelé une coordination des
subjectivités dans les situations de déconvenue, de déconvenue collective, c’est à
dire non seulement sur le parcours d’une
telle personne mais de déconvenue sur
l’idéalité de l’insertion en tant que objectif
professionnel. Je ne sais pas si je me fais
bien comprendre mais à moment donné il
y a du désenchantement collectif sur cette
catégorie d’insertion qui fait que l’on est
aussi bloqué par ça autant que par des
situations personnelles où les gens sont
bloqués. Les psychologues les plus
inventifs, les plus réflexifs, les plus cliniques ont su effectivement dynamiser une
réflexion collective de telle manière que
les professionnels sortaient d’une sorte de
malaise et se posaient la question de
savoir si ce n’étaient pas eux qui n’étaient
pas bons. Eh non, c’était plus compliqué.
Voilà pour ce qui est des psychologues.
J’ai aussi parlé d’une autre scène où la
question du cadre bouge, où la question
du contexte d’intervention est importante :
c’est celle de la protection judiciaire de
la jeunesse.
C’est aussi une étude que j’avais faite
l’année dernière où il y a eu finalement de
la part de la PJJ une demande de
recherche action suite à un comité de
réflexion au niveau du siège qui consistait
à dire : mais comment on peut faire ?
Situation bloquée là aussi, panne d’action
pour ce que l’on appelle les incasables :
les auteurs d’agression, les auteurs de
violence, les délinquants multirécidivistes,
etc. Je vous passe la méthodologie, une
méthodologie de recherche action. Je suis
allé chaque fois avec un psychanalyste ou
un psychiatre dans un certain nombre de
site de la PJJ pour écouter des histoires
de jeunes racontées par les éducateurs et
par les équipes. Il y avait là aussi des
psychologues. Ce que dont on s’est en fait
rendu compte, c’est qu’il était très important, quand on allait au ras du terrain, de
déconstruire une des finalités de l’action
qui consistait à dire qu’il y a des
incasables.
C’est à dire dans les situations d’incasables dont la représentation institutionnelle
nous disait : ce sont des cas limites, des
« borderline », c’est de la psychopathie.
Chaque fois, on a eu une ou deux
histoires qui correspondaient à ça. Et
toutes les autres étaient des histoires de
souffrance psychique, de souffrance
psychosociale telles que nous avons
essayé de les déterminer ce matin et non
pas des histoires d’incasables psychopathiques tels que la représentation
institutionnelle, à moment donné, en
parlait de telle manière que cela permettait
de fait plus facilement non seulement
d’être soumis au syndrome de la patate
chaude, mais de l’activer. C’est à dire de
renvoyer ces personnes de la PJJ au
champ psychiatrique. On a essayé d’éviter
cela. Je pense que dans cette enquête
tout du moins, on y est arrivé.
Après, au niveau des pratiques, on n’est
pas magicien. Mais ça consistait pour
l’institution à comprendre que cette
clinique que j’avais appelé la clinique
éducative, c’est à dire une déclinaison de
la clinique psychosociale dans le sens où
la PJJ était éducative, consistait à un
moment donné à dire : il faut absolument
que l’institution reconnaisse les
éducateurs dans un champ clinique et
reconnaisse leur compétence dans ce
champ. Sinon, effectivement, on est du
côté de la défausse ou du côté de la
transgression. C’est à dire il y a un certain
nombre d’éducateurs qui on fait des
formations absolument fabuleuses et très
intéressantes de telle manière qu’ils sont
52
complètement en capacité d’élaboration
de réflexibilité pour travailler dans un
champ clinique avec un psychologue. Il y
en a d’autres qui ne le sont pas. Mais
même ceux qui le sont, si l’institution ne
les légitime pas, ils sont dans la
transgression institutionnelle. Ca marche
tant qu’il y a un espace de liberté, et il y en
a toujours dans les institutions, mais ça ne
se transmet pas.
Je crois que c’est un gros problème
auquel on est confronté dans tous les
dispositifs que j’essaye de décrire très
succinctement, que j’appelle dispositifs
socio-psychiques. C’est la question de la
transmission, c’est à dire de la manière
dont à moment donné l’institution
capitalise les inventions, capitalise les
expériences, les constructions qui ont été
faites ici ou là de façon horizontale parce
que notre souci était de fonctionner
comme ça. Aujourd’hui, on a plutôt
l’impression que l’on est au point zéro.
Un point important de la clinique psychosociale qui n’a pas été abordé ce matin,
qui s’exerce dans une zone d’indétermination professionnelle pour celui qui est
en charge. Ce qui a fait apparaître ce
travail, c’est qu’il existe plusieurs formes
d’identité professionnelle, quelle que
soit la profession, à la fois ce que l’on a
appris dans sa formation et la manière
dont la théorie de la pratique a évolué
depuis. Par exemple, sous les coups de
boutoir de la précarité, les intervenants
comme les soignants ont modifié le cadre
de leurs pratiques en restant à l’intérieur
d’une certaine pureté professionnelle. Les
intervenants sociaux ont également appris
à se familiariser avec le vocabulaire psy.
Cependant, quand on est dans cette
identification à une profession qui
nécessite à moment donné de limiter son
champ d’intervention, comme dans le
cadre d’une mise en réseau, il y a toujours
un reste. Ce que nous a appris cette
étude, c’est-à-dire qu’il y a toujours un
certain nombre de personnes, d’usagers,
qui apparaissent comme en dehors de ce
qu’il est possible de faire. Mais, ce qui est
important, ce qui a amené cette étude,
c’est que le réseau ne concerne pas tant
l’individu X ou Y qui, d’une certaine
manière se conforme aux objectifs que
l’on peut avoir les uns ou les autres. Ce
n’est pas la peine de faire du réseau pour
quelqu’un qui a besoin de voir un
psychiatre et qui va bien d’un psychiatre.
C’est pas la peine de faire du réseau pour
quelqu’un qui va voir un travailleur social
alors qu’il a besoin d’un travailleurs social.
Mais il est important de mettre en place
du réseau pour une petite part de la
population. Et là je relativise par rapport à
la crainte de l’effondrement généralisé du
travail social et de la psychiatrie. C’est une
petite part des personnes qui effectivement sont vécues par les professionnels
des deux bords comme étant dans une
situation sur laquelle on n’a pas de prise et
où l’on ne peut rien faire. Et d’ailleurs,
pour certaines situations, et après qu’une
réflexibilité commune ait pu être exercée, il
est bon parfois de ne rien faire, en tout cas
pour un temps.
Les chercheurs de cette enquête ont
appelé cela une zone d’indétermination
qui concerne à la fois le fondement des
pratiques et qui ouvre un espace commun,
collectif. Mais pas un espace qui est
imposé par une politique qui s’appellerait
« politique de santé mentale », mais qui
ouvre un espace qu’on a appelé un
« espace concret de santé mentale ».
C’est une définition de la santé mentale
qu’on commence à proposer qui
correspond à dire que, pour certaines
populations, il y a nécessité de se mettre
en réseau. Il y a un sentiment partagé et
vécu d’une zone d’indétermination qui
peut durer plus ou moins longtemps et
cette zone d’indétermination nécessite à
un moment donné de partager des points
de vue, de partager des analyses, de
revenir sur ce qui s’est passé, d’être dans
une situation continuelle de réflexibilité.
On pourrait appeler cela des pratiques ou
une préoccupation de santé mentale.
En tous cas, c’est ce qu’on propose de
faire. On a fait d’autres enquêtes, mais
c’est juste pour être le plus exhaustif
possible. Notamment une enquête faite
par Valérie CONIN qui est psychologue et
Jean FURTOS sur le décès des perso53
nnes qui sont en situation de grande
exclusion. C’est une enquête qui vaudrait
le coup d’être dépliée dans le sens qu’elle
a pu avoir de façon beaucoup plus
exhaustive qu’on peut le faire ici. Ce
qu’elle montre, et cela me permettra de
boucler mon propos, c’est que même dans
les situations dites les plus situations de
rupture de lien où la représentation sociale
est du côté de la désocialisation
absolument générale, lorsqu’il y a le décès
d’une personne dite SDF, on voit bien que
les liens sont encore là, symboliquement
présents même parfois concrètement
présents sur les enterrements.
Cette question du lien est une question
perpétuellement à l’œuvre même, et
surtout, lorsqu’elle se cache le plus.
La première chose, c’est que si on parle
de zone d’indétermination et de pureté
institutionnelle, et on a eu un débat sur le
mot pureté moi - je ne trouvais pas ça
génial mais vous voyez je le reprends cela veut dire qu’à un moment donné, la
question des compétences et des
qualifications se pose de manière inédite.
Vous savez, ce fameux débat entre
compétences et qualifications. Je suis
qualifié, BAC +…, je suis travailleur social
mais ça veut dire : « quelles compétences
j’ai ? » On voit bien que la compétence est
du côté de l’expérience et la qualification
du côté de la formation.
Là, on voit bien que la zone d’indétermination se justifie, se concrétise, est
appropriée par les acteurs. Et pas du côté
de la qualification mais du côté de la
compétence. Le problème qui est posé est
que cela ne suffit pas, sinon on est dans
l’expérience, on est dans quelque chose
qui est de l’ordre de la mutualisation de
l’expérience. Et c’est vrai que du coup, la
question des réseaux se repose de façon
particulière. Après avoir fait ce détour sur
la légitimisation des compétences, la
question des qualifications.
Je pense que l’une des première façons
d’aborder la question du réseau c’est
de le coupler tout le temps avec la
question de la formation. Evidemment
avec la question de la formation initiale
mais surtout avec une formation qui serait
une formation en cours de compétences et
en cours d’expérience, mais pas n’importe
comment. Jusqu’à maintenant, la
formation en France s’est construite de
façon institutionnelle, c’est-à-dire verticale,
comme je l’expliquais tout à l’heure.
Chaque personne qui est dans une
institution a droit à son plan de formation
de l’institution. Il y a très peu de formations
qui sont montées de façon horizontale, qui
nécessitent un partenariat institutionnel et
surtout qui favorisent le fait que dans la
formation même, pour la même acquisition
de compétences et de contenu de
formation, de mettre ensemble des
infirmiers psychiatriques, des
psychologues, des psychiatres, des
travailleurs sociaux, voire parfois des
gardiens d’immeubles des quartiers des
HLM, etc… J’irais même jusque là pour
certaines formations.
Un des outils de la mise en réseau,
c’est la construction collective d’une
culture commune qui peut passer par
une formation qui est inter partenariale
et qui est une formation croisée. Et cela
n’est pas du baratin. On a eu plusieurs
expériences de ce type à l’ORSPERE.
C’était très intéressant car il y avait des
opportunités soit qu’une ville soit qu’une
instance départementale finance, par le
biais des PRAPS par exemple, ce type de
formation. On avait un modèle où, à la
demande d’un hôpital, cela a été le cas.
On avait un certain nombre de principes
d’actions, principes très simples. Il peut y
en avoir d’autres mais je vous les livre
comme cela, puisque c’est notre
expérience.
Le premier principe, c’était que lorsque
l’on monte cette formation, on met en
place un comité de pilotage avec ceux qui
vont être dans la formation et pas un
comité de pilotage d’experts institutionnels
qui veulent tous être dans les comités de
pilotage. Il faut bien que la hiérarchie
puisse à un moment donné être présente,
je ne dis pas le contraire, c’est très
important. Mais ce qui était important dans
la démarche, c’était que dans le montage
même de la formation, on puisse faire un
diagnostic collectif avec les gens de
54
terrain sur ce dont ils avaient besoin. Et on
n’en a pas monté une pareille puisque
dans chaque comité d’organisation, des
demandes ont été différentes. Donc, coller
réellement à la demande et à l’analyse
des personnes dans un comité d’organisation qui soit croisé au niveau des
professions. C’était la première chose.
La deuxième chose, c’est faire des
alliances au niveau institutionnel. On ne
peut rien faire en étant dans l’horizontal
seulement. A un moment donné il faut être
dans le vertical. Il faut trouver dans
l’institution, des bonnes alliances. Je parle
de l’hôpital. Je me rappelle une formation
sur un hôpital dont je ne donnerai pas le
nom, où tout le monde était mobilisé pour
une formation croisée sur santé mentale et
précarité. On mettait en place un réseau
sur un bassin d’emploi et on s’est rendu
compte en discutant avec le comité
d’organisation que les seuls qui n’étaient
pas mobilisés, c’étaient les psychiatres de
l’institution, ce qui était quand même un
peu embêtant.
Mission particulière de Jean FURTOS. Par
une logique de pairs, car il est lui même
psychiatre, il s’invite à la commission
médicale d’établissement en plaide avec
ses pairs et avec les mots de la tribu je
dirais, l’intérêt qu’il peut y avoir à ce que
quelques psychiatres puissent être
présents. Et effectivement, on en a vu
arriver quelques uns. Et on savait très bien
que s’ils n’avaient pas été là, cela n’aurait
pas été la peine de faire cette formation.
On aurait déblatéré sur un certain nombre
de chose mais on n’aurait jamais eu les
feux verts au moment où il fallait pour
mettre en place des dispositifs d’interface,
des dispositifs de précarité, des présences
d’infirmiers dans les lieux du social,
comme on voulait le faire. Là, je donne
l’exemple des psychiatres.
A un moment donné, cela peut être un
directeur d’hôpital, un inspecteur d’une
DDASS. On a fait tout un travail où je
pense personnellement avoir acquis une
certaine expérience, qui est de repérer les
gens avec qui on peut faire des alliances.
C’est très important et je pense qu’un
chargé de mission RMI sait de quoi je
parle. Parce que je pense que dans le
développement local, il y a à peu près les
mêmes compétences qui sont à l’œuvre.
C’est à mettre en œuvre avant la
formation.
Un autre principe de la formation,
c’était de mettre en place une formation
de 5 jours, 1 jour par mois. Cela
permettait d’abord, dans le cadre du
réseau, de ne pas prendre trop de temps,
parce que l’on n’a pas que ça à faire. C’est
très pratique ce que je dis mais il faut y
penser aussi. Et puis, cela permettait d’un
mois sur l’autre de revenir sur ce qui avait
été dit. Il y avait aussi ce principe de
réflexibilité, de retour sur l’expérience qui
était à l’œuvre d’une fois à l’autre. L’autre
principe que l’on a mis en place, c’était
que dans une formation où l’on avait 30 ou
40 personnes, systématiquement il y avait
50% de gens qui venaient du côté de la
psychologie ou de la psychiatrie et 50%
qui venaient de l’autre côté du social.
Un des derniers critères, c’est que les
personnes qui étaient choisies, qu’elles
soient du côté psy. ou social, faisaient
partie intégrante du même territoire
d’actions. Un certain nombre d’entre elles
se connaissaient. Le but c’était qu’après la
formation, ce qui avait été dit dedans et ce
qui s’y s’était engagé au niveau interpersonnel entre les personnes sur le
diagnostic pourrait faire des marques
entre les uns et les autres. Il y a ensuite
un réseau qui se met en place non pas
simplement sur des prémices institutionnels ou partenariaux, ou sur des injonctions politiques, mais qui se met en place
parce que d’autres personnes sont déjà
engagées dans des relations par rapport à
d’autres personnes. Essayez de coupler
cette dimension interpersonnelle
d’implication professionnelle où les
individus ont leur place et toute leur place
et une logique d’institution.
Je le dis parce que finalement, ce qui
fonctionne dans un réseau, c’est ni plus ni
moins que cela. C’est cette espèce de bon
dosage entre les différents niveaux qui fait
qu’aujourd’hui, plus personne ne peut être
saisi simplement comme un exécutant
d’un réseau sous injonction.
55
Ça ne marchera jamais, ça n’a jamais
marché et ça marchera de moins en moins
puisque l’on est dans une société
d’individus qui veulent se gouverner eux
mêmes. Il faut quand même que l’on
prenne acte pour nous de ce que l’on fait
comme diagnostic pour les autres.
Les problèmes que pose à un moment
donné la vie d’un réseau. Je ne vais pas
revenir sur la constitution d’un réseau. Il
faut une tête de réseau, beaucoup de
gens le savent déjà ici. Il y a une technicité
particulière, il faut des financements
spécifiques, il faut une reconnaissance
des institutions, il faut des conventions
inter partenariales. Mais une fois que le
réseau est constitué, établi et reconnu
formellement comme réseau , qu’est ce
qui se passe pour qu’il continue à vivre de
telle manière qu’à un moment donné, les
niveaux de problèmes soient différenciés ?
Il me semble qu’il y a une expérience à
livrer la dessus qui consiste à dire qu’il a
toujours au moins deux niveaux de
problèmes dans un réseau.
Ce qui fait que les psychiatres, par
exemple, nous expliquent,, surtout dans le
cadre de la pédopsychiatrie qu’ils ont été
les premiers à faire du réseau. Quand les
réseaux ville hôpital se sont mis en place
dans les années 80, les psychiatres ont
dit : nous on fait ça depuis les années 60.
D’une certaine manière ils avaient raison.
Ils mettaient si vous voulez des réseaux
d’alliance dans le cadre d’une logique
clinique où ils faisaient alliance avec
certaines personnes de l’entourage du
malade. Ils faisaient alliance avec certains
travailleurs sociaux. Ils pensaient que
d’autres personnes étaient plus iatrogènes
et alors, ils ne faisaient pas alliance avec
ces personnes. Il y avait effectivement une
grande expérience des pédopsychiatres,
et certain de la psychiatrie adulte, pour
mettre en place des réseaux autour d’un
patient dans une logique de résolution
clinique d’un problème, tel que celui la
clinique psychosociale qui nous été
présenté ce matin. Les psychiatres
savaient faire, mais quand il s’agissait de
mettre en place un réseau qui ne soit pas
un réseau qui fonctionnent sur des allian-
ces d’affinités en fonction d’une logique
clinique mais en fonction de problématiques beaucoup plus institutionnelles,
c’est à dire de diagnostic collectif sur l’état
d’un quartier par exemple. Ce n’est pas la
même chose que le diagnostic individuel
sur la situation d’une personne. Il est
évident que lorsqu’on met en place un
réseau, ces types de problèmes, structurels qui ne peuvent pas renvoyer tous les
problèmes à la sanitarisation, font que
dans le cadre de réseaux, même s’ils s’appellent souffrance psychique, précarité ou
santé mentale, il y a des problématiques
qui sont des problématiques sociales.
Là il y a un autre niveau d’expertise qui fait
qu’au bout d’un certain temps, soit il est
nié, il est pas traité, soit il est renvoyé à la
logique verticale avec quelque chose qui
est de l’ordre de la désappopriation des
problèmes et d’une incompréhension des
gens qui sont au front par rapport à ceux
qui récupèrent soi disant ce qu’ils ont fait.
Dans tous les cas, c’est le sentiment qu’ils
en ont. Soit il y a, à un moment donné,
une instance qui est créée qui différencie
ces réseaux de pratiques cliniques des
réseaux institutionnels où les problèmes
sont posés à d’autres niveaux. Peu
importe les espaces porteurs. Je dirais, de
mon point de vue, que ça peut être un
CCAS, un hôpital, une institution.
Dans le cadre de la psychiatrie, ça
consisterait par exemple à différencier un
réseau primaire d’intervention, qui est un
réseau clinique qui fait qu’à un moment
donné, certaines personnes ne sont
fréquentables, d’avec un réseau
secondaire qui évalue les problèmes à un
autre niveau. Il peut par exemple se concrétiser dans le cadre de la psychiatrie
par un conseil local de santé mentale,
où on va mettre autour de la table un
certain nombre d’institutionnels pour poser
les problèmes non pas en terme de
résolutions individuelles des cas mais en
terme collectif. Ces réseaux secondarisés
ne fonctionnent pas du tout à
l’intersubjectivité. Ils fonctionnent à la
rationalité, à l’analyse, à l’intelligence
collective des problèmes et je pense qu’à
un moment donné, il est très important de
différencier les deux niveaux.
56
Ò Dr. FURTOS : Je pense que ce qui
vous intéresse, c’est comment concrétiser
tout ce qui est dit. Il est certain que tout ce
qu’a dit Christian LAVAL repose sur des
expériences concrètes. Il me semble que
ce que vous avez commencé ici dans le
groupe de travail qui a préludé à cette
journée est pratiquement l’équivalent d’un
comité de pilotage local. Evidemment, il y
avait des gens responsables, des responsables qui sont sur le terrain et qui ont
décidé de faire une journée qui est à la
fois une journée de sensibilisation et une
journée de formation. Et également une
journée pivot à partir de laquelle d’autres
choses vont pouvoir continuer.
La question est : « comment les
problèmes vont être posés ? » Ce qu’a dit
Christian LAVAL et qui est tout de même
embêtant, c’est qu’on a jamais vu de
réseaux exactement identiques avec des
problématiques identiques et, quand on
nous a appelés, on a jamais fait de
formation identique.
Ce qui compte vraiment c’est la situation locale, les engagements locaux et
évidemment qu’il y ait quelques moteurs institutionnels et qu’il y ait un peu
d’argent qui permette ensuite que
quelque chose se passe. Il est vrai que
là où nous sommes intervenus, on peut
dire qu’il y a toujours eu des effets
concrets. Tu as parlé de Bourg en Bresse
où tu as vraiment été cheville ouvrière au
début. Puis ensuite on a fait une
formation. Le psychiatre qu’il a rencontré
au départ a dit : « la précarité, connaît
pas ». C’était un collègue très bien mais il
me dit qu’il n’y a pas de problème de
précarité à Bourg en Bresse.
Il y a eu une recherche-action, une
formation, et cela s’est terminé par ce qu’il
a démissionné de sa chefferie de service.
Il a fondé un carrefour de solidarité où il
travaillait avec les partenaires, etc. Voyez
c’est imprévisible. Dans l’hôpital où nous
avions été appelés, ça été assez bizarre
mais chemin faisant il y a une sorte
d’équipe mobile qui s’est créée avec des
infirmiers, un psychiatre. Il y avait un poste
de psychiatre mais malheureusement pas
de psychiatre pour l’occuper.
C’était un peu difficile mais les choses se
font institutionnellement. Quand il y a un
mouvement local. L’expérience montre
que les choses se font souvent ainsi. A
Bourgouin Jallieu, ça s’est terminé par la
création d’un conseil local de santé
mentale. On avait fait certains propositions
qui ont été reprises et ils viennent de nous
demander : vous ne connaîtriez pas un
psychologue pour servir de coordonnateur
de réseau ? Les choses se sont ouvertes
et concrétisées avec des personnes, de
l’argent et des collaborations inter
institutionnelles à chaque fois uniques.
Cela peut être un peu décevant pour vous.
Mais c’est aussi encourageant de voir que
ce n’est pas du « sur mesure » et qu’ici, il
semble y avoir quelque chose d’assez
spécial et qui est en route.
Il y a une chose que je voulais reprendre
de ce tu as dit. Tu as parlé des gens bien
intégrés qui faisaient de la ségrégation
autour d’eux et je me suis dit : en somme
le ségrégation est aussi une forme de
protection. Alors là ça mal fait « tilt ».
Donc, la ségrégation est une forme de
protection. Et après tout, qu’est ce qu’à
fait Pinel? Il y avait dans les hôpitaux
généraux au XVIIème siècle, des brigands,
des prostituées, des aliénés. Il a dit : on va
protéger les aliénés car ils ne peuvent pas
se défendre contre les brigands. Il a fondé
ce qui est devenu l’institution psychiatrique
spécifique. On peut taper dessus mais
c’était au début pour protéger ce que l’on
a appelé ensuite les psychotiques. Il y a
des formes de ségrégation qui sont des
formes de protection d’où la question
majeure : actuellement pour vivre
ensemble il y a certains risques à
assumer, y compris pour les réseaux.
Il faut sortir de certains risques pour vivre
ensemble et pour aller contre la logique de
la ségrégation excessive étant donné qu’il
faut peut être un certain nombre
d’appareillements. Il ne faut peut être pas
taper sur le mouvement ségrégatif sauf
que c’est grave mais en même temps,
c’est pour se protéger. Donc le besoin de
protection est un besoin humain.
Comment peut-on faire pour se protéger
sans ségrégation ?
57
Evidemment, une des questions que tu as
emmenée c’est la question de l’indétermination. La possibilité d’accepter une certaine souffrance, pendant un certain temps
ne pas savoir exactement qui on est et ce
qu’on fait. Un certain temps, parce que si
c’était tout le temps, il y aurait un
problème spécial. Effectivement, il nous
semble que la manière de survivre
actuellement, pour ceux qui connaissent
un peu Winnicott, c’est vraiment d’être
« winnicotien », c’est d’accepter à certains moments qu’on ne puisse pas
tout décider. Est ce que je fais là de la
psychothérapie ou autre chose ?
On devait embrayer à partir de ça sur un
point à la fois d’amorçage et de défense
des réseaux qui était important et noté
dans le programme : c’est la question du
secret partagé. La question du secret
partagé est une question fondamentale
parce que le secret est tout de même ce
qui définit la confiance dans les
professionnels.
C’est parce que les professionnels ne
disent pas ce qu’ils font avec leurs clients,
que se soient des avocats, des travailleurs
sociaux, des médecins, des infirmiers et
d’autres, c’est parce qu’il y a une déontologie très fortement inscrite dans la loi
qu’il y a confiance. Evidemment cela
signifie que cette question de la confiance
n’est pas un vain mot et, à l’autre opposé,
comment travailler ensemble quand on est
pas des mêmes métiers. Il y a des choses
là qu’il faut dire et qui vont un peu à contre
courant, mais du côté de garder le secret.
Par exemple, une chose qu’il faut rappeler
avant de dire comment partager le secret,
c’est : comment il ne faut pas le partager.
Il va de soi, par exemple, que les médecins entre eux ne doivent pas parler des
personnes qu’ils soignent, s’ils ne sont pas
concernés par le soin. Dans tous les cas,
ne pas dire le nom. On peut parler d’une
situation clinique et cela on l’oublie
souvent. Le partage du secret ne s’étend
pas à la corporation des médecins entre
médecins, à la corporation des psycholo-
gues entre psychologues, à la corporation
des assistants sociaux etc.
Le secret, quand il est partagé, concerne
ceux qui soignent tel patient dans telle
institution, dans tel réseau mais c’est
centré sur la finalité du soin, sur la
prévention du soin. Cela est extrêmement
important. Il y a évidemment des moments
où on se laisse aller à raconter des choses
et ça peut être l’exception qui confirme la
règle. Et si l’on en parle à d’autres
médecins, les médecins sont eux-mêmes
liés par ce qu’ils viennent d’entendre.
N’empêche que, pour vous donner un
exemple, un ami me parle d’un patient qui
vient d’être hospitalisé dans tel hôpital et
me demande d’intervenir. Si j’interviens à
titre de médecin ami, je n’ai pas à savoir
tout ce qu’il a. Le médecin peut me dire
que ça ne me regarde pas, qu’il ne peut
pas me dire ou me dire des choses extrêmement limitées. En tant que médecin, si
j’interviens, je ne suis pas dans le coup du
soin, je suis exclu du partage. Supposons
que tout devienne transparent. Vous
imaginez la transparence.
Il y a quelque chose qui est du côté de la
transparence démocratique, du côté des
fonctionnements, des rouages et des
règles. Mais du côté des individus, du côté
des intimités, il faut évidemment qu’il y ait
des mesures de protection pour qu’elles
ne soient pas exposées là où elles n’ont
pas à l’être. Sauf si les gens veulent parler
à la télé, raconter leur histoire, faire un
bouquin. Là, eux en ont la maîtrise. C’est
important : pour bien aménager la
question du partage, il faut être assez
strict sur le non partage. Ce n’est que si
on est strict sur le non partage que l’on
peut partager, si c’est pour le bien des
patients, des clients, des usagers.
Maintenant il y a deux cas extrêmes pour
essayer de réfléchir à la situation.
Quelqu’un que l’on rencontre dans la rue
avec un psy. Rencontre d’un homme,
d’une femme de la rue grâce à la médiation d’un travailleur social. Ils se voient
ensemble ou alors le travailleur social
demande au psy de venir à domicile.
58
Il y a des situations de partage dès
l’origine où la question du secret ne se
pose pas puisqu’on a accès à l’autre
par la demande d’un tiers. On rencontre
quelqu’un dans la rue qui commence de
parler, et on ne peut pas lui dire : ne
parlez pas, il y a votre assistante sociale .
C’est justement parce qu’il y a l’assistante
sociale qu’il parle. Parce qu’il a confiance,
parce qu’elle est porteur. A l’inverse,
quelquefois le médecin peut être le
médiateur vis à vis d’autres partenaires.
Il y des situations extrêmes où poser à
priori la question d’un secret strict serait
quasiment du fait du fétichise, de l’idolâtrie
et irait en tout cas contre l’esprit du soin.
Je parlerai tout à l’heure de la loi. Et puis il
y a des situations sur le modèle de la
psychothérapie ou de la pureté professionnelle où ,dans la pureté professionnelle,
on garde ce concept sur le diagnostic, sur
le processus, sur ce qui a été confié.
En règle générale, la loi insiste
beaucoup sur ce qui a été confié. Je
vais vous donner un exemple pour vous
montrer l’esprit de la loi. Un infirmier est
dans un service de psychiatrie, de
rhumatologie, d’urgence et il voit un
patient agressé sexuellement un autre
patient. Il peut le dénoncer parce que cela
ne lui a pas été confié.
Par contre, si le patient venait dire : je suis
embêté, je n’ai pas pu me retenir tout à
l’heure, j’ai fait telle et telle chose. Ca vient
d’être confié à l’infirmier : c’est donc dans
le cadre de l’exercice de son art. Et c’est
pareil si c’est un médecin évidemment et
c’est beaucoup plus délicat. Il peut rentrer
dans une problématique : que dois-je dire,
que ne dois-je pas dire ? Alors que s’il voit
simplement un fait divers dans un service,
ça fait partie du caractère disciplinaire et
de police. Il faut donc avoir quelques
principes clairs. On a pas à protéger tout
par le fait que l’on est dans une situation
et on a même des choses à dénoncer.
Il y a une différence entre protéger et
dénoncer sur le plan juridique. On
insiste parfois actuellement sur le « il faut
tout dire pour le partage » ou « il ne faut
rien dire pour le secret », les deux étant un
peu excessifs. On insiste beaucoup sur :
« dès qu’il y a danger, il faut dénoncer ».
Les juristes disent : attention, on n’est pas
obliger de dénoncer et c’est même parfois
extrêmement grave de dénoncer trop vite
un sévice à un vieillard, à un enfant, à
toute personne, quel que soit son âge. Ce
que l’on est obligé de faire c’est de
protéger, c’est à dire de mettre à l’écart.
S’il y a des viols, des sévices, on est
obligé dans un premier temps de protéger,
c’est à dire de faire que cela ne continue
pas. Par exemple hospitaliser, faire
intervenir des tiers.La question de la
dénonciation est seconde et doit être
envisagée avec la personne pour autant
que cela va être important pour elle de
dénoncer, si possible pour qu’elle ne soit
pas intrusée.
Vous voyez qu’il y a tout de même des
principes : autant d’un côté il ne faut rien
dire, autant de l’autre il faut dénoncer, il y
a des choses à dire.
L’essentiel de ce que je voudrais dire
maintenant, c’est qu’il y a un vide
juridique pour l’essentiel de la pratique,
c’est à dire pour l’essentiel de la pratique
en réseau qui n’est pas ni du côté de
l’identité professionnelle ni du côté de
protéger ou de dénoncer. Il y a un vide
juridique bienfaisant qui autorise et
nécessite une éthique partagée et une
réflexion partagée sur comment un réseau
va s’organiser sur le plan du dire et du ne
pas dire. A cet égard, avant de vous dire
la loi, je terminerai par la loi qui s’applique
surtout aux réseaux de soin mais que par
analogie, on peut appliquer aux réseaux
incluant des soignants dans l’accompagnement aux soins.
Quelques principes extrêmement
élémentaires ont été édictés dans le
dernier Rhizome par un analyste André
CAREL. Il commence d’opposer ce qui est
opposable, c’est à dire le public et l’intime.
Le public est ce qui est soumis à l’obligation de transparence. Par exemple
comment fonctionne l’Etat, comment
fonctionne une école, comment fonctionne
un hôpital au niveau des règles ? Le public
des règles, le public du cadre extrême où
59
le public de ce qui est public. C’est dans le
journal, tout le monde le sait. Il y a le
public, qui dans la règle est la transparence. Ce qui est public est du domaine
de la transparence. Il y a, à l’opposé :
« nul n’est censé ignorer la loi ». Tout le
monde doit répondre de ses actes quand il
est dans le cadre de l’exercice externe de
la loi. Est ce que l’on a fait ce qu’il fallait
ou pas ? Cela peut être embêtant mais, ce
qui est de l’ordre du public et qui obéit aux
règles et aux lois peut être transparent.
A l’opposé il y a le privé qui obéit à
l’espace du secret. Le privé, le jardin
secret comme disait RACAMIER dans son
dernier livre posthume l’Esprit du soi.
« Qu’est ce que le jardin secret ? ». C’est
un secret. Evidemment, le secret de
l’intime qui va être dit dans une relation
intime, amoureuse, de confiance, à son
ami, à son psy, à un travailleur social,
dans une relation intime, c’est quelque
chose qui est à priori soumis au secret de
principe, comme le public est soumis à la
transparence. Entre les deux, Racamier a
le génie de différencier l’espace privé de
l’intime. L’espace privé , c’est quelque
chose où il y a de l’intime mais qui
appartient au public.
Par exemple dans une famille, si un enfant
va dire quelque chose à l’oreille de sa
mère, c’est de l’intime. Elle ne va pas
dire : vous savez ce que ma dit ma petite
fille ? Elle m’a dit : maman je t’aime. C’est
un secret de polichinelle. Bien sûr, la
maman aime sa petite fille mais ce serait
grave de déchirer le secret de l’intime. En
même temps, il y a un espace privé.
Qu’est ce qui se passe : le père, la mère,
mangent ensemble, on les voit déambuler,
il y a des intimités partagées sous l’angle
du privé. C’est semi public, semi privé,
semi intime et c’est ce même aspect privé
coupé de l’intime que l’on observe dans un
service, dans un réseau. C’est quelque
chose d’intermédiaire entre le public et
l’intime qui obéit à la catégorie de la
discrétion.
C’est entre la transparence et la discrétion. Même dans une famille, entre le père,
la mère, les fratries, il faut savoir ce que
l’on dit. Dans une équipe soignante, on ne
va pas dire tout ce que le malade nous a
dit. On ne dit que ce qui est nécessaire au
soin, dans le cadre du secret partagé. On
ne va pas dire la même chose à un
collègue qui travaille dans le même
service que soi, à une infirmière qui fait un
certain travail sauf si on a vu le patient
ensemble, auquel cas on partage le secret
à titre égal. On ne va pas dire la même
chose à une aide soignante, à un agent de
service. Le travail de la discrétion, c’est ce
qui va être dit eut égard au besoin de
chacun dans la situation privée.
Pour moi c’est passionnant parce que ce
n’est pas écrit dans les livres. Ce qui est
écrit dans les livres, c’est l’obligation du
secret, l’obligation de la transparence pour
ce qui est public. Mais la gestion effective
dans des espaces privatisés où il se passe
quelque chose est soumis à la discussion,
à la conflictualité, à parler ensemble pour
à priori dire comment on se parle.
Certains vont focaliser sur « garder le
secret à tout prix », même si ça va contre
le soin. Et c’est pour cela que d’autres
vont tout dire, même si ça va contre le
soin. Effectivement, cette responsabilité
dont parlait C. LAVAL tout à l’heure des
appareillements électifs se retrouve
maintenant même au niveau de la loi. Il y
a tout un aspect non écrit qui nécessiterait
quasiment des discussions éthiques dans
chaque réseau. Je ne pense pas qu’il faille
faire un comité d’éthique comme on l’a fait
pour la biologie, la procréation médicalement assistée, etc…
L’expérience montre que les gens qui ont
l’habitude de se parler dans les institutions
arrivent à trouver assez facilement, en
ayant quelques principes de base, ce qui
est à dire et à ne pas dire en fonction de
l’intérêt et de ce qu’a dit le patient.
Si le patient a dit qu’il ne fallait pas le dire,
ça dépend. Vous savez que théoriquement, quand on parle d’un patient, on
pourrait être amené à lui dire : « on va
parler de vous en réunion ». Cela n’est
pas faisable tout le temps. En fait, il y a un
vide juridique ici qui peut être angoissant
et qui est en même temps un défi.Je vais
vous lire le cadre légal qu’on ne peut
60
appliquer que par analogie, puisque c’est
la loi dite Kouchner du 4 mars 2002.
« Toute personne prise en charge par un
professionnel, un établissement, un
réseau de santé ou tout autre organisme
participant à la prévention et aux soins, a
droit au respect de sa vie privée, du secret
des informations la concernant excepté
dans les cas de dérogation expressément
prévus par la loi. Ce secret couvre
l’ensemble des informations concernant la
personne venues à la connaissance du
professionnel de santé, de tout membre
du personnel de ces établissements,
organismes et de tout autre personne en
relation de par ses activités avec ces
établissements ou organismes. Deux ou
plusieurs professionnels de santé peuvent
toutefois, sauf opposition de la personne
dûment avertie, échanger des informations
relatives à une même personne prise en
charge, afin d’assurer la continuité des
soins et de terminer la meilleure prise en
charge sanitaire possible ».
Le juriste commente que les applications
du droit dans la santé sont fortes mais
naissantes. Il reste beaucoup de domaines pour lesquels nous en sommes à des
interrogations. Le droit est présent mais
c’est un processus en cours d’affirmation.
J’entends parfois, pour ce qui est de la
santé mentale : le droit ne dit pas tout,
nous sommes les oubliés du droit, les
oubliés de la loi. Eh bien, ajoute-t-il, c’est
plutôt une chance d’avoir à disposition tout
ce qu’il y a de bon dans la loi. C’est-à-dire
l’intention du législateur, sans trop de
modalités pratiques, de telle sorte qu’il y a
une véritable part pour la réflexion et pour
la création, un travail d’adaptation
indispensable dans une société complexe,
qui témoigne véritablement d’une
préoccupation pour la personne.
Et c’est là où est la différence entre le
privé et le public. Par exemple, quand on
parle avec des travailleurs sociaux, ceuxci ne nous demandent pas, et c’est
réciproque d’ailleurs, de dire tout ce que le
patient nous a dit, même le diagnostic. Le
diagnostic n’est pas intéressant pour tout
le monde. Le diagnostic est intéressant
pour le médecin qui dresse un plan de
soins. Quelquefois, il y a peut-être intérêt
à dire des choses. Mais ce qui est
intéressant, c’est répondre à la question.
Si on travaille en partenariat, il y a des
questions qui sont posées en tout exercice
« winnicotien », c’est-à-dire rentrer dans
une zone d’indétermination. Qu’est-ce que
je vais dire, qu’est-ce que je ne vais pas
dire ? Si on est mu par des règles du
respect de la loi, du respect du patient, du
respect des partenaires, en général ça se
passe bien.
L’expérience montre que ceux qui
travaillent ensemble arrivent à trouver les
espaces de parole où ils tiennent à la fois
l’espace du secret, l’espace du partage.
Cela malheureusement ne s’apprend pas
dans les livres. Vous avez interviewé une
équipe de PASS (permanence d’accès
aux soins de santé) à l’hôpital de
Chambéry. Ils expliquent comment ils font
ceci et commentc s’ils ne font pas ça, il
vont faire des projets qui vont aller contre
le souhait de la personne parce qu’elle n’a
pas dit la même chose. Et après tout, c’est
très bien qu’elle n’ait pas dit la même
chose aux uns et aux autres.
Mais quand il s’agit de faire une démarche
administrative ou réglementaire ou si
chacun tire dans un sens différent, les
effets vont être absolument catastrophiques. Donc, on est bien obligé, comme
on le fait au sein d’une équipe de soins, de
travailler au sein d’une équipe pluridisciplinaire et même pluri-institutionnelle.
Alors là malheureusement, comme vous le
voyez, on ne peut pas en dire plus.
Il y a des règles à trouver et l’expérience montre que ceux qui s’y « coltinent »
s’y retrouvent. Ils ne disent pas tout, ils
ne disent pas n’importe quoi. Ce n’est
ni le secret fétiche, ni « on dit tout
parce qu’on est ensemble ».
Ò M. LAVAL : La manière dont la
question du secret est associée avec la
problématique du réseau se pose comme
cela sur le terrain. Si j’ai donné quelques
exemples tout à l’heure, c’est pour montrer
qu’un réseau qui ne cible pas ses objectifs
est un réseau où la question du secret va
toujours être problématique.
61
Si un réseau fixe ses objectifs sur une
population particulière, on a déjà fait un
grand pas. Tout à l’heure, je différenciais
deux niveaux de réseaux. Si un réseau
consiste à un moment donné à essayer
d’aller vers, d’aller au devant d’une
population précise, par exemple les jeunes
qui sont dans une situation de polytoxicomanie, ce n’est pas du tout le même
réseau que celui qui va s’occuper d’autres
types de population, et la question du
secret va se positionner et se poser de
façon différente. C’est ce que j’essayais
d’expliquer tout à l’heure sur les contextes
de la clinique. Les contextes de la clinique
me permettent de rebondir.
A partir de la PASS de l’Hôpital de
Chambéry, il y a les réseaux des équipes
de soins. Dans l’interview que j’avais faite,
il y avait un cadre infirmier et par ailleurs,
des travailleurs sociaux qui faisaient de la
réinsertion. Le cadre infirmier disait :
l’information dont j’ai besoin, quand on
reçoit quelqu’un qui est SDF, c’est de
pouvoir essayer de le décoller d’une
représentation et d’une identification à sa
pathologie. J’ai besoin de connaître
quelques éléments, mais des éléments qui
pointent à moment donné le parcours
dans lequel il est. Il y a quelque chose,
dans ce qu’il disait, qui était : pour pouvoir
m’identifier à cette personne en tant que
personne, j’ai besoin d’en savoir plus que
ce qu’elle est quand elle arrive.
C’est-à-dire quelqu’un qui ne sent pas
bon, qu’il faut laver, qui a tout un tas de
problèmes, ce qui fait que l’on est plutôt
dans quelque chose de repoussant, pour
quelqu’un qui est infirmier, dans un
premier temps en tous cas.On voyait bien
que l’information qu’il demandait était liée
à sa pratique. Du côté du travail social, les
informations étaient liées à d’autres
préoccupations. Est-ce que vous pouvez
me donner des informations sur le
problème cardiaque ou alcoologique, ou je
ne sais quoi de cette personne, de telle
manière que je sache les potentialités qu’il
peut y avoir au niveau de la rechute ou du
travail, etc…
Et c’est vrai qu’à un moment donné, les
exigences sur la communication
partagée ne sont pas du tout du même
niveau en fonction de la position des gens
dans le réseau. C’est l’un des premiers
éléments, et c’est vrai qu’il est important
de réexaminer la question de ce que l’on
pourrait appeler le partage, le secret
quand dans l’information, il y a un secret
en fonction de la position des personnes.
C’est déjà une référence qui permet d’y
voir un peu plus clair.
La deuxième chose, c’était que dans la
culture hospitalière, depuis quelques
années, et d’autant plus avec la requalification des infirmiers, du côté de l’écrit il y
a toute une procédure mise en place de
dossiers infirmiers. Il y a eu passage à
l’écrit. Cette procédure est en plus liée à
tout un processus d’évaluation sur ce qui
se fait réellement dans un hôpital, au
niveau des actes, etc… Cela a un effet
tout à fait intéressant. Il faut que les
équipes puissent se donner les bons
critères pour savoir effectivement ce
qu’est le partage pour pouvoir faire un bon
diagnostic et pour pouvoir anticiper un
projet de soins.
Mais, en même temps, dans la mesure où
lorsque ces équipes travaillent dans un
réseau avec des acteurs extérieurs, ne
serait-ce qu’avec la famille par exemple,
elles se rendent bien compte que ce qui
est écrit n’a pas du tout le même poids
que ce qui peut être dit au niveau oral.
Du coup, l’un des effets pervers de l’écrit,
c’est qu’on va donner beaucoup moins
d’informations sur le dossier de soins , ou
qu’on risque de le faire, que l’on peut en
donner au niveau oral par rapport aux
autres acteurs. A moment donné on va
peser, ce qui n’est peut-être pas une
mauvaise chose.
Mais il faut que les intervenants apprennent à bien se servir de cet objet qui
s’appelle le dossier de soins. Dans un
premier temps, il y avait cette oscillation
entre qu’est-ce qu’on écrit et qu’est-ce
qu’on dit. C’est-à-dire que dans la question du secret, il n’y a pas simplement la
question de : qu’est-ce qu’on partage et
sous quelle forme partage-t-on ? Quel est
le support de l’information ? Ca va jusqu’à
l’informatique.
62
Qu’est-ce qu’on met dans un dossier qui
est informatisé, avec les clés ? Qui y a
droit ? etc… Et le support de l’information
dans un réseau, lorsqu’elle est de l’ordre
de la parole, peut être la meilleure des
choses. Car on peut se dire entre
professionnels quelque chose qui est de
l’ordre de la discrétion. Mais ça peut être
aussi quelque chose qui est de l’ordre
d’une rumeur infondée, sur des faits dont
personne ne sait à l’origine qui les a dit. Je
suis vraiment le porte-parole de ce qui m’a
été dit dans cet interview et ça nécessite
effectivement un grand travail du réseau
sur cette question pour qu’il y ait une
charte de bonne conduite des participants.
Ce n’est pas simplement un problème de
déontologie professionnelle ou individuelle, c’est un problème de construction
collective de règles de fonctionnement
orales et écrites sur cette question.
Ò Dr. FURTOS : Par exemple, si on écrit
dans un texte « déchet social », parce que
ça correspond à l’état de déchéance, de
désocialisation, c’est quelque chose qui va
rester dans l’écrit, qui va être transmis. Si
c’est dit dans le mouvement oral où l’on
rend compte de la contre attitude qu’on a
eue à un moment donné : « ça a été super
dur car il était dans un état de
déchéance », ça n’a pas du tout le même
poids, la même stigmatisation. C’est
quelque chose dont on se rend compte à
titre personnel, c’est vivant. Si on écrit
« déchet social », c’est comme si on disait
schizophrénie ou dépression sévère, etc…
Il y a une déontologie de ce que l’on
écrit et de ce que l’on n’écrit pas et il y
a une déontologie de ce que l’on dit et
de ce que l’on ne dit pas et ça s’apprend car ce n’est pas dit dans la loi.
A propos du partage il peut y avoir
plusieurs situations. Il peut y avoir, dans
certaines institutions sociales en
particulier, ce qu’on appelle des analyses
de cas, des analyses de situations, où il y
a un psy ou pas de psy. Mais très souvent,
il y a un psy et on peut inviter à certains
moments, quand c’est un patient qui est
dans l’inter-institutionalité, des praticiens
d’autres institutions.
Ò M. LAVAL : Ce n’est pas une réponse,
mais je crois qu’il faut différencier une
culture d’équipe de soins où il y a un
infirmier, un médecin, etc… Il se met de
fait en place une régulation, quelle qu’elle
soit. Rien n’est parfait, mais c’est ce qui
fonctionne dans la culture d’équipe avec
une culture de réseaux. La culture
d’équipe dans les institutions hospitalières
est là, grosso modo. Même si elle est
implicite, elle est là. Il y a de la régulation
institutionnelle, il y a de la régulation inter
personnelle, il y a des hiérarchies.
J’insiste, il y a de l’horizontal et du vertical.
Dans le réseau, la régulation n’est pas
là d’emblée, elle n’est pas donnée, elle
est à construire. Cela veut dire qu’il faut la
penser cette culture, en même temps
qu’on met en place le réseau. Je n’ai pas
du tout de recette car, encore une fois,
c’est lié au contexte, aux objectifs que l’on
se donne et aux populations que l’on vise,
et à la compétence des professionnels.
En fonction de cela, on peut se dire plus
ou moins de choses. Il faut vraiment y
réfléchir localement, c’est-à-dire au cas
par cas, réseau par réseau. Et il faut
certainement une autre chose : la
formalisation sous une forme écrite. Je
pense par exemple à une charte qui
permet, à un moment donné, non pas de
déraper, il y a toujours des transgressions
aux lois et c’est pourquoi qu’elles existent
aussi, mais qui permet de fonder une règle
de bonne conduite collective d’un réseau.
Et c’est ce qui permet aussi de dire à un
usager comment nous fonctionnons, nous
professionnels. C’est une question qui
n’est pas simplement liée à une bonne
pratique dans une pratique de réseau, qui
ne serait qu’une question qui s’adresserait
aux professionnels. C’est la question de la
relation des professionnels et de ce qu’ils
échangent en communication par rapport
aux usagers qui est en jeu, et on sait bien
aujourd’hui que même si ça ne fait pas
plaisir à tout le monde tout le temps parce
que ça complexifie les pratiques, l’usager
est devenu central dans l’organisation du
soin et sa parole, d’une façon ou d’une
autre, compte de plus en plus. Si l’on ne
veut pas qu’on aille du côté de la judiciari63
sation, il faut certainement penser des
chartes qui soient à moment donné communiquées aux usagers de telle manière
qu’ils sachent quelles sont les règles sur
lesquelles on s’applique pour travailler
avec eux, pour échanger des informations
qui les concernent au premier chef.
Ò Dr. FURTOS : Je dirais que ça doit
dépendre des réseaux. Je réfléchis à ce
que tu dis. Tu parles de judiciarisation et je
pense très important de pouvoir dire à
quelqu’un, même dans la grande
exclusion: « tout à l’heure, on va parler de
vous en réunion et je vous dirai ce qu’on
en a dit ».
Mais, dans la charte du droit des malades,
il y a quelque chose qui me reste en
travers du gosier : c’est l’incitation à la
persécution. Il y a une série d’éléments,
d’affirmations des droits des malades et
on termine par celui qui dit : « si jamais
vous estimez avoir été lésé, etc… » On
termine par quelque chose qui est destiné
à renforcer la judiciarisation. Ce n’est pas
ce que tu voulais dire, mais l’écrit étant
l’écrit, à mon avis et étant donné le niveau
des réseaux, il doit falloir beaucoup de
temps pour être en mesure de passer
d’une règle de bonne conduite orale à une
règle de bonne conduite écrite qui puisse
être affichée. Il serait intéressant de faire
un travail dans ce sens, mais ce n’est pas
évident encore. Etant donné le vide
juridique dans lequel nous travaillons pour
l’instant, ça reste quelque chose dans
l’ordre de l’interaction. Et pour arriver au
niveau de ce qui est écrit et affichable, il
doit falloir arriver à des choses vraiment…
Ò M. LAVAL : Il y a une charte type dans
le cadre de la constitution des réseaux. On
peut maintenant constituer des réseaux, il
y a des appels d’offres, il y a des budgets,
il y a une charte type.
Ò Dr. FURTOS : Que dit cette charte ?
Ò M.LAVAL : Elle ne dit rien que des
principes généraux, c’est ça qu’il faut
comprendre. C’est plus sur la forme que
sur ce que l’on peut faire ou ne pas faire,
détail par détail, que la question se pose.
Formellement, il faut que l’usager sache
que dans le cadre des réseaux, il y a une
éthique, une déontologie qui est mise en
place et qui fait qu’il y a des principes
d’action sur cette question du secret. Je
crois que c’est ça le message principal. Ce
n’est pas de rentrer dans une technicité.
Et quand je parle de judiciarisation, c’est
vrai qu’on sait très bien que, et je l’ai vu
quand j’ai travaillé à la PJJ, les juges des
enfants, du fait que les familles peuvent
demander les dossiers des jeunes
mineurs maintenant, sont dans une
situation qui effectivement colle beaucoup
plus à une vision du droit anglo-saxon,
qu’à une vision du droit où le juge des
enfants était quelqu’un qui était en même
temps un médiateur entre le droit et
l’éducatif. Ca lui restreint sa possibilité
d’être dans la médiation. Mais d’un autre
côté, on voit bien qu’il y a deux logiques
qui sont à l’œuvre. Il y a une autre logique
qui est celle de la transparence que
demandent les usagers sur la manière
dont les professionnels du sanitaire et
social les aident et s’occupent d’eux. C’est
conflictuel, mais je crois qu’il faut pointer
les conflits. On n’est pas simplement dans
le consensus mou.
Ò M. BEAUTIER : Je suis membre du
bureau de la Fédération des réseaux de
soins d’Aquitaine. La FAR a constitué un
travail important à la mise en place des
réseaux et a pris deux ans, pratiquement,
pour écrire un certain nombre de règles
éthiques sur la constitution d’une charte.
Ce qui me semble important, c’est qu’effectivement on ait un document de référence sur l’éthique, comme vous l’avez dit,
sur l’éthique au niveau du secret bien sûr.
Mais il y a une autre chose très
importante, c’est qu’il faut que cette
éthique soit centrée sur le patient luimême. Il ne s’agit pas de phosphorer mais
de toujours ramener l’éthique du secret
professionnel au patient. C’est-à-dire que
c’est lui qui est au centre du réseau et ce
n’est pas le professionnel. La deuxième
chose importante par rapport à cette
64
charte, c’est qu’elle encadre le
fonctionnement du réseau et aussi le
fonctionnement des partenaires. C’est
important car, quand on va signer les
conventions, il faut obligatoirement que les
gens qui vont les signer se réfèrent à la
charte en tant que telle, avec tout ce
qu’elle comprend. De cette façon-là, on
arrive à encadrer un certain nombre de
choses dans le cadre du secret partagé.
Après, il y a des secrets partagés qui sont
des secrets qui n’en sont pas, avec
lesquels on a beaucoup de mal à faire. Je
veux parler des secrets sur les réseaux
thématiques notamment.
Je parle du secret autour de l’alcool,
autour de la toxicomanie qui va nous
amener déjà à nommer le réseau par
exemple, déjà transgresser le secret. Si
une personne est amenée à faire une
étude de cas dans un secret addiction ou
dans un secret alcool, il est bien évident
qu’on a déjà transgressé même le secret
médical. Quoiqu’il en soit, je crois que
effectivement, comme vous l’avez dit, ça
vient d’un certain nombre de règles que
l’on va se fixer ensemble dans le
fonctionnement et ça vient aussi dans le
cadre de ce que chaque travailleur va se
fixer comme règle éthique. Mais en tous
les cas, je crois que cette histoire du
secret partagé est quand même un peu
polluée par la confrontation des pratiques.
Comme vous l’avez dit très justement, il
faut une nécessaire formation pour
essayer de parler de la même chose, pour
essayer d’avoir le même niveau d’information, le même niveau méthodologique
d’interventions. Mais il faut aussi bien faire
le tri de la confrontation des pratiques
parce que très souvent, les acteurs sont
seuls, seuls avec le sujet à moment
donné. Le réseau les amène dans un
groupe d’interventions multimodal où
plusieurs personnes vont travailler et,
étant seul très souvent, ils sont sur une
frange d’interventions qui n’est pas la leur.
Le travailleur social grapille un peu sur le
travail des psychologues, le psychologue
un peu sur celui des psychiatres et des
médecins. On est toujours dans une
frange de cette sorte et cette confrontation
des pratiques, si on ne la lève pas dès le
départ, il est évident que les gens sont
très mal à l’aise et là, ça bloque tout
simplement. Je crois qu’il y a tout un
encadrement à faire. En tous les cas, la
FAR a mis à disposition sur la création des
réseaux un certain nombre de choses,
comme la question des chartes.
Un certain nombre de principes éthiques
dans les chartes, un certain nombre de
réflexions aussi, sur la confrontation des
pratiques, sur le secret, sur l’évaluation
aussi et sur les 76 réseaux. Je crois que
beaucoup se sont trouvés bien aidés à
leur création, au moment où ils se sont
posés toutes les questions que nous nous
posons aujourd’hui.
Ò Dr. FURTOS : Il serait intéressant de
lire vos documents.
Ò M. BEAUTIER : La charte je peux vous
la communiquer. Quant au document sur
l’évaluation, il a été mis en place par
l’URCAM d’Aquitaine qui l’a édité.
Ò Dr. FURTOS : La question de
l’évaluation, c’est encore autre chose.
Ò M. LAVAL : C’est encore autre chose
mais ce qui est intéressant, c’est que
lorsqu’on décline une question, les autres
arrivent. Quand les réseaux deviennent
une politique publique, la question
d’évaluation des politiques publiques
en réseau arrive, il ne faut pas s’en
étonner. Après, la question des règles
éthiques et des règles de fonctionnement,
des pratiques telles que vous venez de le
préciser se posent de façon institutionnelle
et pas simplement au niveau des acteurs.
Je crois qu’on est dans une deuxième
génération. C’est ce qu’il faut comprendre.
Ò Dr. FURTOS : Y a-t-il d’autres
questions, éléments ?
65
Ò Dr. DUDON : La première chose c’est
que sur le secret partagé, j’ai une
expérience de médecin généraliste qui est
un des lieux où l’on peut dire les choses
sans que ce soit transmis à d’autres. Et je
trouve que dans mon exercice, cela a une
valeur absolument énorme parce
qu’effectivement, la confiance que les
malades m’accordent, le repos sur ce
silence, pour eux, c’est très important. Les
gens que je soigne sont très souvent
extrêmement fragiles et même ce qui me
semble à moi avoir du sens de dire, peut
déclencher chez eux une souffrance
surajoutée du fait que je l’ai dit. Je me
sens donc très mal à l’aise dans le secret
partagé à cause de cela.
La deuxième chose, c’est qu’il y a des
secrets que l’on m’oppose. Des gens qui
n’ont pas payé leur note d’électricité, je les
soigne et s’ils n’ont pas envie de me le
dire, j’ai pas envie de l’apprendre par
ailleurs. Ça risque de changer mon regard
sur eux et cela aussi est un danger dans
la relation thérapeutique que j’ai avec le
patient qui est déjà fragile, qui est forte et
fragile à la fois. J’ai peur de découvrir des
informations qui obèrent un peu son
image. Moi, j’ai beaucoup de mal à
partager les choses en dehors du cadre
légal strict – dénonciation de violence à
enfant – des choses tout à fait basiques.
Le reste sur des cas individuels moi, j’ai
énormément de mal au nom du serment
d’Hippocrate d’abord et puis du respect
que je porte aux malades que je soigne.
Ils ont souvent un refus en partie du
système psychiatrique à cause de cela,
parce qu’ils ont peur justement de tomber
sur des gens qui vont les forcer à parler,
toujours cette espèce d’opposition à ce
dévoilement du secret. Donc, si l’on
commence à entrer dans un réseau, c’est
le risque que justement il n’y ait plus de
parole, que la parole ne soit pas vraiment
favorisée. Ça c’est la deuxième chose.
La troisième chose, je pense qu’une règle
générale c’est que quand on ne
communique pas un certain nombre
d’informations, c’est une forme de pouvoir,
et j’ai peur que le réseau ce soit aussi un
lieu de pouvoir de tous les intervenants
sur les quartiers difficiles. Ne pas dire aux
gens ce que l’on a dit d’eux. Tout à l’heure
vous disiez : des gens dûment avertis.
C’est la loi, et il est hors de question pour
moi de faire par exemple une réunion sur
quelqu’un sans le lui dire à l’avance et
donc déclencher beaucoup d’anxiété. Pour
moi, dans la pratique du réseau, cela
risque d’être extrêmement complexe et
j’aurais vraiment l’impression de marcher
sur des œufs. Ça c’est la troisième chose.
La quatrième chose, et je vais peut-être
changer un peu de sujet mais, de votre
matinée, j’ai senti des mots qui sont quand
même tout à fait terribles : pauvreté,
précarité, monde à l’envers, hypoesthésie,
paroxysme, couper, honte, incurie, mort.
Et je n’aimerais pas finir cette journée
sans qu’on ait abordé ce que j’appellerais
« l’aide à la cicatrisation » ou les éléments
de la thérapeutique ou de prise en charge,
tant que vous êtes là. Parce que ça me
pose vraiment problème et j’aurais aimé
qu’on puisse répondre pas seulement sur
le diagnostic et les mots qui définissent la
problématique, mais aussi sur l’ouverture
à ce qu’il est possible de faire.
Ò Dr. FURTOS : Je ne sais pas comment
vous travaillez exactement en tant que
médecin généraliste. Peut-être que dans
votre pratique, vous pouvez garder une
capacité à travailler en tant que médecin
généraliste sans parler des situations avec
d’autres. C’est possible mais à ce
moment-là, vous êtes dans la situation de
la pureté professionnelle c’est-à-dire où,
en tant que médecin, vous faites votre
métier de médecin et que ça marche
comme ça. De même que la question se
pose si vous appartenez de fait à des
réseaux où seul, chacun ne peut rien.
A ce moment là, je pense que le mot
« secret partagé » est un mot qui porte en
lui sa propre contradiction parce que, par
définition, un secret est partagé entre
ceux qui gardent le secret. Il n’y a pas
de secret pour soi tout seul : il y a un
secret au moins entre deux personnes et
c’est pour cela que l’on parle du secret
partagé. Je trouve beaucoup mieux ce mot
« travail de la discrétion ». C’est-à-dire,
66
dans un système de réseau, comment
peut-on rester discret sans rester
mutique sachant que le mutisme est
dans certaines situations une plaie ?
La question de la note d’électricité, par
exemple, est un excellent élément parce
qu’il faudrait supposer, pour que vous
soyez un bon médecin, que vous deviez
savoir qu’il n’a pas payé sa note
d’électricité. Il n’est pas nécessaire que
vous le sachiez pour pouvoir le soigner. Il
n’y pas de raison que cette information
vous vienne. La question du travail de la
discrétion se pose dans les situations où
simplement, pour être bon ou pour ne pas
être toxique, on est obligé de partager une
réflexion, de partager peut-être des
informations que tout le monde sait.
C’est pour cela que je crains que ce que
vous disiez soit sorti de son contexte d’un
médecin qui travaille bien, qui fait son
métier de médecin, d’après le serment
d’Hippocrate, etc… Il y a manifestement
des situations où, même au nom du
serment d’Hippocrate, si l’on veut ne
rien dire, on va contre le travail. Mais il
faut être à ce moment-là dans l’équivalent,
c’est-à-dire qu’il faut avoir une justification
éthique.
Comment vais-je garder les principes ?
Cette justification éthique, on l’a
nécessairement si on travaille à l’hôpital
ou dans un CMP ou dans une équipe
d’hygiène-prévention, parce qu’il y a
l’équipe etc… Et la question actuellement,
étant donné le rôle de ce qu’on appelle les
réseaux, de ce qu’on appelle le
partenariat, c’est qu’il y a une extension en
quelque sorte du soin qui n’est pas limitée
à ces aspects directement médicaux.
C’est dans les cas relativement
minoritaires que la question du travail de
la discrétion se pose. Et pour que le travail
de la discrétion se pose, il faut qu’on ait
des principes très forts par ailleurs.
Ceci étant dit, je trouve que ce que vous
avez dit est très important mais si, étant
donné la place que vous avez, si tout le
monde s’identifie à vous on va se dire :
« on ne dit plus rien ». C’est la seule
chose qui me gêne. Etant donné la place
que vous avez, un médecin qui travaille,
qui s’engage, qui a pris la parole ce matin,
ma peur c’est que si on s’identifie à votre
parole, chacun se dise : eh bien oui, vous
voyez bien c’est un poison, il y a une sorte
de perversion intrinsèque dans le travail
de réseau puisque le serment Hippocrate,
puisque le Docteur X… etc… C’est cette
chose à travailler dans chaque endroit
d’une manière éthique et déontologique
qui ne peut pas être réglée
péremptoirement sauf pour vous, pour
votre propre travail.
Ò Dr. DUDON : C’est pour cela que j’ai
commencé en disant que ne pas
transférer les informations, c’est une forme
de pouvoir dont je suis parfaitement
consciente. N’oubliez pas ce que j’ai dit. Et
deuxièmement, le terme pureté
professionnelle : je réfute totalement le
terme de pureté parce que pour moi, c’est
un mot qui évoque la pureté religieuse des
femmes qui est insupportable et
l’épuration ethnique est aussi un deuxième
pan de l’histoire totalement insupportable.
Donc la pureté professionnelle, je ne la
revendiquerai jamais, ça c’est clair. Ni la
pureté d’ailleurs.
Ò Dr. FURTOS : C’est une question de
mot oui. Je sais que Christian LAVAL était
contre parce que ça renvoyait à pureté
ethnique et on disait il n’y a pas de pureté
professionnelle en soi. Donc, vous
remplacez pureté par spécificité.
Ò Dr. DUDON : Et donc, effectivement
mettre en confrontation ma pratique de
médecin avec tout le reste, ça fait
quelques mois qu’on y est, je continue.
Donc évidemment, sur des cas précis
particuliers et définis, nominés etc. J’ai
beaucoup de mal.
Ò Dr. FURTOS : Théoriquement, j’ai bien
entendu ce que vous avez dit aussi, ne
nous cassez pas la baraque avec ces
mots, ce syndrome extrême. Dites nous
en quoi notre travail est efficace, est utile,
comment notre travail peut tenir dans la
durée.
67
Pour dire les choses simplement : la 1ère
chose pour ne pas casser les gens et c’est
un principe absolu, sauf exception comme
toujours, c’est de respecter leur défense.
Si on veut qu’ils tiennent et que la relation
tienne et qu’ils ne cassent pas, y compris
au niveau somatique, mais aussi au
niveau des compensations psychiques, il
faut respecter les « non » impératifs qu’ils
nous donnent. Par exemple, le non contre
l’hébergement, contre le travail, contre le
soin qui n’est pas forcément un non verbal
mais qui peut être un non
comportemental.
Je me souviens, on devait soigner une
personne à domicile. Au début, elle était
toujours absente quand on venait. On a
compris qu’elle ne voulait pas qu’on
commence tout de suite un travail à
domicile et on a attendu. Le fait d’accepter
les choses les plus terribles sans vouloir
casser les défenses au nom de nos
représentations est déjà une protection
d’un système d’équilibre et d’homéostasie.
Il y a même des choses plus terribles que
ça que nous pouvons dire et qui sont
cependant à dire. A certains moments, il
vaut mieux quelque chose qui paraît
vraiment un mal plutôt que de casser ses
défenses.
Par exemple on est arrivé actuellement –
je vous donne la notion parce qu’elle est
assez stupéfiante en quelque sorte – on
est arrivé au fait que certaines personnes
qui sont à la rue et qui ont un
hébergement se mettent à aller mal et il y
a un collègue qui a fait un travail de 150
heures pour aboutir au fait que si cet
homme aller mal c’est qu’il était hébergé
et qu’il fallait qu’il soit remis à la rue. Cela
m’a permis un jour d’ailleurs dans une
analyse de la pratique de dire : cet homme
là il faut le remettre à la rue provisoirement
mais vous le suivez et puis peut être que
vous allez lui proposer un autre projet.
Donc quelquefois respecter les défenses
ça va jusqu’à cette choses absolument à
la limite du pensable en quelque sorte.
Une autre chose c’est que même si la
situation est apparemment désespérée,
nous ne connaissons absolument pas
l’avenir. L’avenir est quelque fois
catastrophique, quelque fois pas. Et il y a
un principe que j’utilise : c’est de toujours
proposer un projet même si je sais qu’il va
être cassé. Ça se passe en médecine
avec l’idée : même si un traitement ne
marche pas, on va en proposer un autre.
Cela signifie : oui, moi qui suis en position
de médecin ou d’assistant social, peut être
que vous cassez tous les projets que nous
faisons. A chaque fois, on essaye de voir
pourquoi parce qu’il peut y avoir des
erreurs.
Mais nous tenons une position d’avenir
que nous proposons par des projets,
même s’il y a trois chances sur quatre
qu’ils soient cassés. Je crois que c’est
très important pour des gens qui sont
dans une précarité extrême où ils ne
peuvent pas imaginer l’avenir sauf la
mort, que l’on continue de porter un
projet social, thérapeutique même un
peu utopique à certains moments pour
qu’ils puissent le casser plutôt que se
casser eux.
Un des principes, c’est qu’il vaut mieux
que les patients cassent des projets, qu’ils
ne cassent pas la relation qu’ils ont avec
nous et qu’ils ne se cassent pas eux
mêmes. Avoir l’idée de l’échec
thérapeutique - c’est un peu paradoxal est une idée qui n’est pas du tout
perverse.
Récemment nous étions avec Christian
LAVAL au Forum Social Européen où il y
avait un groupe d’étudiantes qui a écrit
pendant tout l’atelier. Je suis allé les voir à
la fin et je leur ai demandé si cela les
avait intéressé. « Vous n’avez pas le droit
de parler comme ça » – c’étaient des
élèves de Sciences Po – « c’est ça le
monde vers lequel nous allons ? Mais
c’est ignoble ». En plus il y avait un
infirmier qui parlait d’échec, mais en fait
l’échec, ce n’est pas un idéal de l’échec,
c’est une sorte de philosophie de travailler
avec les limites, y compris les limites de
notre impuissance et de tenir debout
malgré tout.
Effectivement, il y a un principe que j’ai
découvert – je parle là en tant que
psychiatre – Il y a un principe de Winnicott
68
qui est : trouver-créer. Quand l’enfant est
dans une position où il ne sait pas si c’est
maman ou lui, sa maman lui donne
quelque chose mais c’est comme s’il le
trouve. Mais il le créé parce qu’il l’investit.
En fait, je me suis aperçu qu’il y avait un
autre principe avant de trouver « créer »
c’est : « détruire-trouver-créer ».
Il y a une telle destructivité à l’œuvre à un
moment donné dans le système de
précarité exacerbée qu’il faut peut être
permettre aux gens de détruire l’objet
avant qu’ils ne soient capables de le
trouver pour le créer, c’est à dire pour le
garder. Il faut pouvoir imaginer que si les
gens ne meurent pas, ce qui est toujours
possible, ils aient un avenir dans cinq ou
dix ans, avec ou sans nous. Accepter
cette chose réellement intolérable de
ne pas savoir où l’on va, et de ne pas
savoir si ce que l’on fait est utile dans
la mesure où il y a des échecs répétés.
Pour accepter cela, c’est accepter de
souffrir soi même. Cela paraît idiot, mais
accepter de souffrir ça veut dire accepter
ne pas être content de ce que vous
décrivez par exemple mais de l’accepter
réellement. Quand on en parle en analyse
de la pratique, on a besoin d’en parler
dans des groupes ou des groupes de
réseaux.
est une autre solution pour ne pas être
trop professionnel, c’est à dire pour laisser
une marge d’incertitude. On est obligé de
faire le travail du sens et avec les
adolescents, c’est particulièrement difficile
parce qu’il y a tout de même des parcours
calamiteux. On voit des enfants qui
grandissent et puis échec scolaire, puis
délinquance, puis drogue, puis
hospitalisation, puis urgence etc…
En fait quand on a la chance d’être un
professionnel qui a une longue
expérience, on s’aperçoit qu’il faut il faut
raisonner les situations sur cinq, dix,
quinze ans. Comment on est surpris de
voir que parfois ça s’est mal passé, que
parfois ça s’est très bien passé et on ne
sait même pas pourquoi. Il faut avoir une
perspective du temps long, une
perspective de la préoccupation de l’autre
malgré tout. Et si on se sent vraiment trop
agressif, parce qu’il y a des fois c’est
insupportable d’avoir des gens qui sont
toujours dans l’échec, il y a des fois où l’on
ne peut plus, les meilleurs d’entre nous
passent la main.
L’expérience montre que le fait de faire un
récit, le fait de mettre en récit la difficulté
technique aide à continuer. Très souvent,
cela se passe en psychiatrie, dans le
travail social. Le fait d’avoir une analyse
de la pratique bien menée où l’on est en
situation d’impasse, la fois d’après on
dirait que le patient ou l’usager en a fait
usage. C’est à dire qu’il vient et qu’il va se
trouver un peu après l’analyse de la
pratique. Quand on peut se permettre le
luxe de la réflexivité, avec ou sans psy, ça
dépend, on s’aperçoit que parler des
impasses, en parler réellement, c’est à
dire pendant une heure, prendre le temps
que cela se développe, il y a un moment
donné une ouverture.
On est pratiquement obligé de psychiser
un petit peu ce qui se passe pour tenir
parce que sinon, on est obligé de se
blinder, d’être très professionnel, ce qui
69
70
CONCLUSION du Dr. GUILLERM
LABARCHEDE
« Je voudrais remercier Monsieur
FURTOS de toutes les précisions
qu’il a bien voulu nous donner ce
matin sur la clinique de la
souffrance psychosociale dans la
mesure il nous a aidé à mettre
des mots sur quelque chose
autour de quoi nous tournons en
rond depuis longtemps, surtout
dans le groupe de réflexion.
L’éclairage qu’il a pu nous
donner va nous permettre
d’avancer autrement par rapport
à cette population que nous
avons à prendre en charge de
plus en plus. Je voudrais
également remercier Monsieur
LAVAL par rapport à l’éclairage
sociologique. »
Ce matin nous avons eu la version
psychiatrique, cet après midi nous avons
eu l’éclairage du sociologue. Cela donne
une autre dimension à ce que nous
pouvons percevoir au quotidien de ces
gens que nous rencontrons et qui sont en
grande difficulté. On aurait bien aimé que
vous nous donniez des solutions en
sachant très bien que vous ne les aviez
pas. C’est ça l’originalité, la fascination et
l’intérêt du travail en réseau. Cela permet
de retrouver un peu de créativité. Ce qui
me stimule particulièrement parce qu’il me
semble que dans les hôpitaux, par la force
des choses, nous avons un petit peu
perdu cette créativité que nous avions
dans les années 70-80.
Je pense que nous avons là un lieu où
nous allons pouvoir donner libre cour non
pas à nos fantasmes mais à nos idées, à
nos innovations, à notre façon de travailler
autrement. Je pense que le groupe de
travail dont je fais partie s’est trouvé un
conforté dans le sens où l’on a l’impression que l’on a réfléchi comme il fallait.
Je suis aussi très contente de voir qu’il y a
eu autant de personnes présentes
concernées par cette question. Je crois
qu’il y avait à peu près 120 personnes
inscrites venant de tous les horizons
socio-professionnels concernés par ce
problème. S’il y avait 120 personnes
aujourd’hui c’est que malgré tout, c’est
une question qui n’interroge pas que les
psychiatres, que les médecins ou que les
travailleurs sociaux.
Ò Dr. FURTOS : Est ce que je peux
ajouter quelque chose ? Théoriquement,
on intervient pas après les conclusions,
mais il y a une chose que je voulais
absolument dire. La question de la sanitarisation. C’est à dire mettre en problématique de soin, qui est le contraire de
tout psychologiser ou de tout psychiatriser.
Il faut psychologiser certaines choses,
psychiatriser certaines choses, c’est à dire
médicaliser, mais la mise en problématique de soin y compris dans le travail
social, nous l’avons comprise dans deux
endroits dans notre mouvement.
71
Il y a un article que nous avons écrit
pratiquement au début de notre
collaboration. Dans une revue « Economie
Humanisme », on a dit que le travail social
était en position de parrainage social.
Quelqu’un qui est sur le point d’être éjecté
on lui dit : moi qui suis ceci cela dans une
association, dans une maison du Conseil
général, dans un hôpital, payé par la
République directement ou indirectement,
je vous reconnais comme ceci, comme
une personne ayant tel qualificatif, rmiste,
patient, jeune en difficulté, et qui a des
droits dans la société, et notamment le
droit de prendre mon temps parce qu’il est
payé par la République pour vous.
La deuxième chose où j’ai rencontré ça,
c’est par rapport à la sanitarisation. Qu’est
ce qui se passe dans notre société pour
que la sanitarisation marche, pour que l’on
fasse des petits déjeuners de santé avec
des adolescents qui ont des parcours
calamiteux, pour que l’on fasse des tas de
choses au niveau de la santé ?
Je me dis, et c’est une hypothèse, que
c’est peu être actuellement, et pour des
raisons qui m’échappent au niveau du
corps, au niveau de la santé, que se
renoue concrètement le contrat social.
Tu parlais de l’atomisation des personnes,
tu parlais d’une société des individus. Pour
des raisons qui nous échappent
politiquement, la question d’être un qui a
le droit de vivre avec d’autres se passe au
niveau de la sanitarisation. C’est au
niveau de la problématique de santé que,
en tant qu’assistante sociale, éducateur,
médecin généraliste, on dit en quelque
sorte : toi ta santé m’intéresse. C’est
personnel ce que je dis et je ne dis pas
que c’est validé par qui que ce soit.
Il me semble qu’une des manières de
nouer le contrat social, et c’est
actuellement pour une raison qui
m’échappe, c’est au niveau de la santé.
C’est pour cela que l’extension du concept
de santé, l’extension du concept de santé
mentale se passe même avec des non
cliniciens, des gens qui ne sont pas payés
pour faire de la santé théoriquement. On
doit l’accepter de même qu’avant, il n’ y
avait que les médecins qui étaient
cliniciens, puis ensuite les psychologues
sont devenus cliniciens, des
psychanalystes sont devenus des
cliniciens. Il me semble qu’il y a une
problématique de santé qui dépasse ceux
qui sont officiellement des cliniciens, qui
les inclut aussi à leur place.
Qu’est ce que l’on pourrait faire sans
médecin, sans infirmier ? Il y a une
sorte de nouage du lien social qui
passe directement par le corps comme
s’il avait du mal à se dire autrement.
C’est à la fois une inquiétude mais en
même temps, si ça se passe comme ça,
c’est peut être précieux. Par exemple,
quand il y a un problème de saturnisme,
on dit : oui il y a des gens du Mali qui ont
des appartements insalubres qui
n’intéressent personne. Si on dit « de
saturnisme pour les enfants », alors il faut
faire quelque chose. Tant mieux. La
question de la santé passe par une
problématisation du corps, une problématisation de la survie même du corps et de
la vie psychique qui l’anime. Je dirais que
cet un fait et les réseaux prennent en
quelque sorte la mesure de cette
sanitarisation qui mérite d’être discutée
plus avant, risques, avantages etc…Il me
semble que nous en sommes là.
Ò M. LAVAL : Je voudrais dire deux
choses. La première chose, c’est lancer
comme cela une piste de travail. Il y a une
différence à faire aujourd’hui entre des
institutions où le cadre de travail est donné
que ce soit le cas du travail social, le
cadre du généraliste, le cadre du
psychiatre. On peut comprendre peut être
que la question du secret peut être
partagée parce que dans la construction
même de dispositif il faut partager quand
même des informations qui ne sont pas
toujours liées, d’ailleurs, à une situation
particulière, mais à la manière dont
finalement on décode le social.
C’est important parce que du point de vue
des carrières professionnelles, ce dont je
me suis aperçu, c’est que tous les professionnels qui se mettent à un moment dans
72
des situations qui sont des situations
d’interphase, ou très souvent en tout cas
des situations à la limites du psy, du social
qui soit du côté du travail social ou du côté
du sanitaire, à un moment donné, ils ont
des carrières qui sont des carrières
d’engagement hybride où ils ont fait cette
expérience de construction de dispositifs
où souvent ils ont acquis leur expérience
dans des associations humanitaires en
tant qu’engagés. Ils ont des carrières qui
sont très particulières par rapport à la
carrière lambda du professionnel, qu’il soit
sanitaire ou social, qui travaille dans une
institution et qui a une logique d’institution.
Il faut bien comprendre que l’on est là
aussi dans une réflexion où il faut penser
les parcours des professionnels autant
que l’on pense le parcours des usagers.
Ils sont très importants sur la manière dont
on peut ou pas inventer, et où les conditions de l’invention ne sont pas justement
de l’improvisation mais sont de l’invention.
Une deuxième chose que je voudrais dire
pour terminer. Il faut renvoyer au social et
à la responsabilité du social ce qui
appartient au social. La sanitarisation,
peut être que c’est une chance parce que
tu es très optimiste Jean et que tu
positives les choses. Moi, je dis qu’il faut
faire la part entre l’ivraie du grain et le bon
grain. C’est à dire qu’à un moment donné,
il faut aussi que dans une situation où les
responsabilités socio politiques ne sont
pas prises du fait de la sanitarisation, il y a
une responsabilité particulière aujourd’hui
des travailleurs sociaux et des médecins
généralistes ou au fond de la précarité,
pour témoigner dans l’espace public des
responsabilités.
est extra et se passe dans un autre lieu
que celui du travail social. Ils vont
chercher des disciplines qui sont du côté
de la sociologie, de la psychanalyse, de la
psychiatrie etc…
Il est un fait aujourd’hui que si l’on ne parle
plus soin psychique institutionnel dans le
cadre de la psychiatrie ou dans le cadre
de la psychanalyse de cabinet et que l’on
parle de santé mentale, il faut s’interroger
sur la manière dont on va aller chercher
d’autres référents théoriques. On a bien vu
aujourd’hui que ce qui est aussi à l’œuvre
au niveau des disciplines, c’est que l’on
commence à parler d’épidémiologie, de
santé publique, on ne parle pas
simplement de psychiatrie, de
psychanalyse ou de psychologie.
On parle de sociologie. On aurait besoin
de regards d’historiens. On a besoin de
regards d’urbanistes pour mieux définir le
contenu de ce que l’on appelle la santé
mentale qui n’a plus rien à voir strictement
avec ce qu’était la psychiatrie depuis deux
cents ans. Je crois que l’euphémisation
qui correspond à un moment donné à faire
comme si ces deux termes étaient des
termes synonymes, pour simplement
déstigmatiser les malades mentaux, ne
fonctionne plus.
Le champs de la santé mentale est un
champ ouvert qu’il faut investir et qui
est un champ de carrefour épistémologique et il faut faire confronter ces
disciplines théoriques entre elles et ne
pas laisser une hégémonie d’une
discipline sur une autre.
Et il n’y a pas quand même des questions
de santé. On est mis à un moment donné
dans un lieu où on a une responsabilité
politique de témoignage.
Pour terminer, je voudrais dire une
troisième chose. Je voudrais relier les
pratiques avec une question théorique. On
voit bien qu’il y a des légitimités :l y a la
légitimité médicale. Et il y a une légitimité
du travail social qui s’acquière depuis
cinquante ans mais dont la théorisation
73
74
BIBLIOGRAPHIE
sur le travail en réseau
par le Groupe de travail sur
la souffrance psychosociale du contrat
de ville de l’agglomération montoise
Février 2005
> TRAVAILLER ET SOIGNER
EN RESEAUX
Questions en santé publique
Martine Bungener,
Anne-Sophie Poisson-Salomon
Les éditions de l’INSERM
> TRAVAILLER EN RESEAUX
Méthodes et pratiques en intervention sociale
Philippe Dumoulin, Régis Dumont,
Nicole Bross, Georges Masclet
269 p. - Dunod – 2003
> LA SANTE EN RESEAUX
Objectifs et stratégies dans
une collaboration ville-Hôpital
P. Larcher, P. Polomeni
187 p. – Edition Masson – 2001
> CREER ET PILOTER
UN RESEAU DE SANTE
Un outil de travail pour les équipes
François-Xavier Schweyer,
Gwenula Levaseur, Teresa Pawlikowska
112 p. – Editions de l’ENSP - 2004
75
www.aquitaine-pqa.fr
76

Documents pareils