la souffrance psychosociale - Pays et Quartiers d`Aquitaine
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la souffrance psychosociale - Pays et Quartiers d`Aquitaine
LA SOUFFRANCE PSYCHOSOCIALE Hors-série / Fév 2005 INTERVENTIONS de … > Mme PERRONNE, contrat de ville de l’agglomération montoise > Mme DUDON-COUSSIRAT, médecin généraliste > Mme FITON et M. BODARD, Conseil général des Landes > M. CAZAUGADE, Centre hospitalier de Mont-de-Marsan, Samu p.5 p.7 p.9 p.11 CONFERENCE de M. FURTOS, psychiatre, Réseau ORSPERE p.15 > Les 10 signes de la souffrance psycho-sociale > Débat avec la salle p.23 p.35 CONFERENCE de M. LAVAL, sociologue, Réseau ORSPERE p.43 > Présentation d’ORSPERE > Le secret partagé avec M. FURTOS p.48 p.58 CONCLUSION par le Dr GUILLERM-LABARCHE p.71 BIBLIOGRAPHIE sur le « travail en réseau » p.75 > par le Groupe de travail sur la souffrance psychosociale du contrat de ville de l’agglomération montoise 2 Document réalisé avec CONTRAT DE VILLE DE L’AGGLOMERATION MONTOISE « Nous sommes tous convaincus qu’il est indispensable et urgent de parvenir à une meilleure prise en charge des personnes concernées dans cette souffrance psychosociale de plus en plus visible et lourde de conséquences. Pour autant, elle est si complexe dans son expression et par ce qu’elle induit que la mobilisation des compétences professionnelles et la meilleure des déterminations ne suffisent pas dans de nombreuses prises en charge à une évolution positive des personnes accompagnées. C’est la raison pour laquelle, il nous a semblé utile de consacrer une journée de formation et de réflexion1 sur cette question en compagnie de spécialistes qui vont nous parler de la clinique de la souffrance psychosociale et nous présenter différentes méthodologies de constitution et de fonctionnement de réseaux de prise en charge construites à partir des travaux de l’ORSPERE » Bertrand CHASLES 1 organisée par le contrat de ville de l’agglomération montoise, le 25 novembre 2003 à Mont-de-Marsan 3 4 « Le thème de la souffrance psychosociale a émergé dans le cadre de la préparation au Contrat de ville de l’agglomération Montoise et notamment dès les travaux préliminaires du diagnostic des quartiers dits prioritaires. Maryline PERRONNE Chef de projet du contrat de ville Ce sont les quartiers qui concentrent des phénomènes d’exclusion et ségrégation, et surtout les situations de plus grande précarité. Ces constats révélaient l’expression de souffrance, de mal être conduisant à une sollicitation conséquente des intervenants sociaux et médicaux. L’expression également de situations de crise dont souvent des conflits de voisinage mais pas uniquement, ou alors, au contraire des situations de repliement de certaines personnes. Ce qui était également formulé par les personnes présentes au cours de ce diagnostic c’était le malaise des profession-nels de première ligne se sentant souvent isolés , démunis face à ces situations et se demandant s’il était légitimes à intervenir. Ces constats ont été traduits dans la convention cadre du Contrat de Ville qui a été signé en février 2001 par l’Etat, les villes de Mont de Marsan et Saint Pierre du Mont, le Conseil Général des Landes, le Fonds d’Action Sociale et a été traduit ainsi face aux situations de mal être et de souffrance psychosociale identifiées comme freinant l’accès aux soins, à l’emploi. Comment d’une part prendre en compte la souffrance psychosociale et restaurer la personne dans sa capacité à agir et d’autre part comment favoriser une approche sociale de la santé et la prise en compte de situation ne relevant pas de pathologies identifiées ou d’un champ professionnel unique ? Les objectifs de ce travail étaient donc de mieux identifier cette problématique, de 5 dégager des orientations permettant de répondre à ce problème de manière organisée sur le territoire. Pour poursuivre cette réflexion et entrer plus dans une phase opérationnelle, un groupe de travail a été constitué qui réunit autour de l’équipe chefs de projet , le Conseil Général la DSD, la DDASS, le Centre Hospitalier au travers de médecins, para-médicaux, sociaux et administratifs, un médecin généraliste intervenant sur le quartier du Peyrouat, la CPAM et les associations de prévention et de soin ou les associations d’insertion. Quel est le travail fournit par ce groupe de personnes ? Tout d’abord, un diagnostic partagé de ce qui leur semblait être la souffrance psychosociale. Ils ont établi ensemble une définition commune de ce concept. Il leur est venu immédiatement à l’esprit qu’il était nécessaire d’établir un état des lieux des intervenants médicaux et sociaux, mieux connaître les missions de chacun, mieux connaître les limites d’intervention de chacun à l’égard de cette problématique. Un dernier objectif qui nous semble tout aussi important, c’est agir sur les éléments de contexte, les conditions de vie de ces personnes en souffrance. Donc tout ce qui est élément lié à la précarisation, aux deuils sociaux, notamment en renvoyant une image positive de ces quartiers. Vous comprendrez pourquoi cette entrée « quartier » mais pourquoi nous avons élargi à l’agglomération et peut être dans un temps plus large au Département. Un travail de revalorisation de ces personnes, restauration des liens sociaux, du sentiment d’appartenance et d’utilité nous semble absolument indispensable pour que ces personnes retrouvent leur capacité à agir. Cette journée de formation s’inscrit tout à fait naturellement dans cette démarche de projet. » Il nous semble que ces échanges ont permis de bâtir le socle d’un rapprochement entre les acteurs sanitaires et sociaux et pour valider leur démarche de travail, ils ont restitué l’ensemble de cette réflexion l’année dernière, en octobre 2002, unique-ment sur les quartiers prioritaires aux intervenants sur ces secteurs. Aujourd’hui nous en sommes à la phase de rédaction, de constitution et signature de la Convention d’application et trois objectifs et orientations ont été retenus. Le premier : construire et structurer un réseau pour créer les conditions d’un travail interdisciplinaire et mettre en œuvre un dispositif partenarial formalisé et pérenne pour soutenir les professionnels et assurer une prise en charge adaptée des personnes. Conduire des actions d’information, de sensibilisation, de formation, d’échange de pratiques et d’expériences, ciment un peu de ce travail en réseau. 6 « Je suis arrivée au Peyrouat sans vraiment connaître les problèmes d’exclusion. Ce quartier HLM concentre un peu toute l’exclu-sion, toutes les difficultés sociales de l’agglomération montoise et même des Landes, parce que les gens arrivent un peu de partout Docteur DUDON COUSSIRAT, médecin généraliste au Peyrouat depuis 7 ans, après 10 ans de médecine de campagne. C’est vrai que dans mon exercice j’ai rencontré, sans la connaître, la souffrance psychosociale. Ni mes études de médecin et ni mon exercice médical m’y avait préparé. Dans les livres, je ne l’avais pas apprise et c’est vrai que quand Mme PERRONNE m’a proposé dans le cadre du Contrat de Ville de travailler sur la souffrance psychosociale, rien que les termes souffrance psychosociale m’ont de suite alertée. Je me suis dit « mais oui c’est ça, c’est vraiment tout à fait ça ». Avant je pensais qu’il y avait des alcooliques chroniques, des toxicomanes, des gens qui allaient mal, dépressifs, mais je n’avais jamais mis les trois mots les uns à côté des autres et c’est vrai que pour moi ça a été une découverte, ça a expliqué un certain nombre de comportements « pathologiques » en tous cas, avec des comportements pathogènes d’une bonne partie de la population qui me semble être rentrée dans un cercle vicieux entre des problèmes sociaux , des problèmes personnels, que tout le monde connaît ici, parce que je pense que tout le monde les rencontre au quotidien. C’est un type de comportement totalement pathogène au niveau médical. C’est à dire qu’en tant que médecin, je suis confrontée à des gens qui non seulement vont mal mais qui ont des comportements qui aggravent leur mal et des comportements 7 qui devraient normalement être pris en charge par la médecine. En particulier les poly toxicomanies, un mélange d’alcool, et de médicaments, drogues en tous genres et souffrances, qui est un mélange absolument épouvantable pour les personnes qui les vivent et dans lequel, moi, en tant que médecin, je me suis sentie totalement démunie. Démunie parce que seule. Un généraliste est tout seul devant ses patients. Démunie parce qu’il y a des phénomènes qui se mettent en route que personne n’a l’air d’être capable d’arrêter. Démunie parce qu’effectivement c’est une souffrance qui appartient à plusieurs champs. Le champ social bien sûr, le champ médical du fait du mauvais état de santé de ces gens là, le gens de l’urgence parce que souvent ils appellent les urgences ou ils arrivent aux urgences. Mais après, qu’est ce qu’on fait, on ne sait pas. Le champ de la psychiatrie bien sûr, car quand ils vont trop mal, c’est là où on essaie de les soigner. Mais c’est vrai qu’au quotidien, je me rend compte à quel point cette souffrance psychosociale entraîne une morbi mortalité qui me semble moi, dans le quartier du Peyrouat, dans mon exercice, tout à fait catastrophique. Mortalité qui obère en plus l’état de santé de tout le quartier du Peyrouat puisqu’il y a régulièrement des décès de gens relativement jeunes dont on a l’impression qu’on ne les a pas soignés, ce qui est quelque part à la fois une réalité et un constat d’échec pour la médecine. Deux points. Je travaille dans les Landes, département où il y un système social extrêmement solide, que je vois fonctionner tous les jours et ce n’est donc pas une carence du système social qui entraîne ces phénomènes. Je me dis que dans les départements où les problèmes sociaux et économiques sont plus importants que dans les Landes, qu’est ce que ce doit être. Deuxièmement, on a l’impression effectivement que les gens, dès le plus jeune âge, ont un parcours d’échec .Il me semble qu’il y a effectivement ce parcours d’échec mais j’ai vu aussi des gens qui, sur un deuil, un échec avaient cette pathologie qui se mettait en route ce qui, pour moi, s’apparente au syndrome de glissement des vieillards. C’est à dire que petit à petit ils s’excluent, ils s’enferment, ils ne demandent plus de soins, et en fait, ils s’en vont. Il me semble que cette pathologie peut atteindre n’importe lequel d’entre nous. Une fermeture d’entreprise ça arrive, un divorce avec une perte de projets conjugaux ou de famille ça arrive, l’alcool, les drogues, les médicaments, les déprimes ne sont pas loin et donc je trouve très important de mettre en place quelque chose qui évite à ces phénomènes de se mettre en route. C’est pour ça que quand Mme PERRONNE m’a demandé de travailler la souffrance psychosociale, ça m’a ouvert effectivement des horizons, une envie d’essayer de trouver des solutions. Je voudrais donc insister sur le côté grave de cette pathologie, pathologie parce que c’est une souffrance et pathologie parce qu’il y a une morbi mortalité importante. Je pense que cela explique en partie la très mauvaise espérance de vie des populations les plus pauvres de la société. 8 « On a participé à cette réflexion. Il y avait des travailleurs sociaux de la DSD, des travailleurs sociaux de l’hôpital, le centre de bilans de santé de la CPAM, des associations d’insertion. » Françoise FITON et Christian BODARD, Conseil Général des Landes. Quand Christian BODARD et moi même avons eu l’honneur et l’avantage de présenter les modalités de cette réflexion, on s’est tout à fait retrouvés dans le mot de souffrance psychosociale, qui mettait aussi un mot sur des difficultés que l’on vivait au quotidien. Des absences de réponses, des impuissances que l’on vivait au quotidien et pour lesquelles on identifiait pas bien les choses. On s’est dit que peut être la meilleure manière de présenter nos difficultés face à ça, c’était de vous exposer deux situations, des situations qui sont vécues, qui ne représentent pas bien sûr l’ampleur du phénomène de la souffrance psychosociale mais il nous a semblé qu’ils posent les questions que l’on se pose tous au quotidien. La première situation est celle au départ un couple bien installé, une maison, un réseau de relations, un salaire, puis fatalité de la vie, le divorce. Madame est sans formation, elle ne travaillait pas, deux enfants, quelques relations, mais on se rend compte que c’était les relations du couple et pas forcément les relations de madame et quand le couple se sépare, les relations, petit à petit, s’en vont. Les copines soutiennent pendant quelques temps mais ça ne dure pas. Elle vivait dans une maison, elle se retrouve en HLM. Elle avait des revenus elle se retrouve avec l’API et, petit à petit, elle s’enferme, l’isolement, la déprime et parfois prise de toxiques. Il y a bien sur des répercussions sur les enfants, un repli sur soi, l’incapacité à faire des projets. On la rencontre à l’occasion de demandes 9 d’aides financières. A ce moment là, on repère bien qu’il y a des choses qui ne vont pas. Nos réponses, on fait avec l’existant : le Point Santé, les médecins. On propose quelques activités, des ateliers qui existent. Mais ce n’est pas satisfaisant parce que ça ne l’intéresse pas forcément, elle a des difficultés à s’inscrire dans une prise en charge, et puis elle n’est pas malade en fait. On se dit que le fait de changer de statut, de logement lui permettrait d’aller mieux, mais il y a une incapacité à changer de statut. Elle n’a plus l’énergie à déployer pour tout mettre en œuvre. Et puis on se dit que les dommages sont tellement importants que peut être cela ne changerait rien. Pour la deuxième situation, on a choisi une situation du côté de l’insertion profession-nelle et avec un parcours de vie, avec de la souffrance psychosociale qui s’inscrit depuis plus longtemps. Il s’agit d’un homme qui, suite à une rupture avec la famille d’accueil dans laquelle il vivait se retrouve à sa majo-rité dans la rue, en errance. Il se désocialise rapidement, vit en squat avec prise de subs-tances psycho actives qui l’aident à trouver un équilibre personnel dans l’exclusion. Malgré la plainte qu’il dépose occasionnellement sur les conditions matérielles dans lesquelles il vit, la rue devient sa nouvelle famille où il prend ses repères, habitudes, malgré les violences qu’elle peut apporter. On l’a rencontré suite à une mesure judiciaire : un TIG. Il obtient un contrat aidé de travail dans la structure que je dirige. Cette personne, à notre surprise générale, s’intègre sans aucune difficulté dans l’équipe, respecte les consignes, les horaires, trouve sa place. d’insertion ne résistaient pas sans un soutien psycho affectif au quotidien. Cette situation très schématique est pour illustrer quelques questions que nous nous posons. Elle pose le problème de l’intervention sociale, seule face à une souffrance inscrite dans un parcours de vie de longue date qui ne semble pas suffire et pose par conséquent, les problèmes de lien avec les différents services du sanitaire et du social et avec les prises de relais possibles. Elle pose aussi le problème de la place de l’usager dans sa dynamique d’insertion avec un diagnostic partagé et de comment créer les conditions pour faire émerger une demande sur ces préoccupations réelles. Elle pose également le problème de la prévention de la souffrance psychosociale, avec un repérage en amont au plus tôt pour éviter la désinsertion. Je te laisse finir Françoise sur les quelques questions que l’on se pose aussi. Les quatre questions qui, à notre sens, résument un petit peu cette problématique de notre point de vue, sont celles de : - la demande que les personnes n’ont pas - de la réponse que l’on n’a pas, - du repérage de personnes que l’on ne connaît pas, - de la limite à trouver entre le respect de la personne, de son intimité et la protection nécessaire qu’on lui doit. Alors qu’il semble pouvoir se réinsérer, il est dans l’incapacité psychologique de se projeter dans l’avenir. Malgré les propositions, les soutiens apportés, dès que son contrat de travail se termine, il y a un retour au vécu précédent avec de nouveau un repli sur soi, un retour à la rue. Comme si les acquis qu’il avait effectués durant cette expérience 10 « L’hôpital, à travers les âges, a toujours essayé de contribuer avec d’autres à la lutte contre les exclusions, même s’il arrive la plus part du temps en bout de chaîne. Michel CAZAUGADE, médecin chef du SAMU et du SMUR au centre hospitalier de Mont de Marsan. Pour s’exprimer au nom de l’hôpital, on aurait pu tout autant donner la parole à Monsieur DUMOULIN qui est à mes côtés, Directeur responsable des relations avec les usagers, ou à Mme CROZES, également dans la pièce, et qui est un cadre socio-éducatif de l’hôpital. Même si l’hôpital a acquis l’image d’un plateau technique de haut niveau dans de nombreuses spécialités. Ainsi, ce service public s’est organisé et continue à le faire pour accueillir tous les patients qui se présentent à ses portes et notamment au service des urgences, quel que soit leur statut et quel que soit leur situation. Néanmoins, soyons attentifs à ce que les difficultés que connaissent aujourd’hui les hôpitaux, et plus particulièrement les services d’urgence, ne viennent pas compromettre cette mission en laissant se développer des circuits parallèles permettant à certains d’accéder plus vite à des soins de meilleure qualité au détriment de certaines populations moins recommandées. Jusque dans les années quatre-vingts, l’accès à l’hôpital se faisait à la porte de celui-ci. La solidarité jouait de sorte que ceux qui n’étaient pas en mesure de s’y rendre tous seuls, y étaient conduits et ce d’autant plus facilement que l’hôpital était le plus souvent situé au centre de la cité. Aujourd’hui, pour des raisons essentiellement de disponibilité foncière, les hôpitaux sont pour la plus part des cas déplacés en périphérie des villes et la solidarité inter humaine joue visiblement beaucoup moins. 11 L’accès physique a donc été progressivement complété par l’accès téléphonique en mettant à la disposition de la citoyenneté un numéro téléphonique unique, gratuit, permanent, suivi de l’urgence médicale par le numéro 15 permettant la mise en relation immédiate de tous citoyens avec une compétence médicale formée à la médecine d’urgence. C’est ainsi que les SAMU ce sont donc depuis 1986 trouvés de plus en plus impliqués aussi dans la régulation des problèmes psychosociaux et qu’il a été d’ailleurs nécessaire, à un moment donné, de créer un nouveau numéro pour l’urgence psychosociale, le 115, qui d’ailleurs a fêté hier ses 10 ans. Le 15 et le 115 sont actuellement débordés par le nombre d’appelants. Ceci nous amène à nous demander pourquoi on en est arrivé là et, certainement, les débats qui auront lieu aujourd’hui permettront d’apporter un certain nombre de réponses. A titre d’exemple, le SAMU 40 traite 80 000 personnes par an, dans un département qui compte environ en moyenne avec l’enrichissement saisonnier 360 000 à 370 000 habitants Le SAMU traite 80 000 personnes par an par des réponses téléphoniques à caractère de consultations médicales ou par la mise en jeu d’un certain nombre d’effecteurs de l’urgence. Parmi ces 80 000 personnes, 763 en 2002 relevaient du problème du suicide, un millier, 966 exactement, relevaient de la psychiatrie, apparemment pure pour nous, et 10% se terminent par des placements sous contrainte. Et puis 5 à 6 000 affaires relèvent de l’urgence psychosociale pour lesquelles il est assez difficile d’apporter des réponses. Mes collaborateurs les ont identi-fiées de la manière suivante. Il s’agit essen-tiellement de gens qui ont une exigence d’être écouté, d’échanger téléphoniquement et pour les problèmes de psychiatrie, sont mis en relation avec le CMP des gens qui n’ont pas le téléphone et qui donc passent à travers la régulation du SAMU pour être mis en relation avec d’autres effecteurs de l’urgence, notamment les médecins ou les systèmes sociaux et donc ils utilisent le 15, numéro gratuit qui peut être appelé à partir de portables sans aucun abonnement. Ils utilisent le SAMU pour obtenir un moyen de transport, un retour vers le domicile parfois, ou un retour vers un centre d’hébergement, en sachant que les problèmes d’hébergement réellement ne se posent pas dans ce département et que le rapprochement avec le 115 a permis de mettre en place un mode fonctionnement qui me semble tout à fait favorable. Puis il y a les gens qui sont dans une chronicité absolue, c’est à dire qui appellent le SAMU plusieurs fois par jour parce qu’ils représentent une clientèle particulière qui, à la fois, appelle elle-même ou fait appeler les autres parce qu’ils représentent une espèce de nuisance sociale aux yeux de la société, que la société ne les supporte pas , notamment au niveau de la voie publique. Nous avons donc pour plusieurs personnes, qui sont bien identifiées nominalement, plusieurs dizaines d’appels par jour et quelque fois, des gens qui font simplement le voyage entre la voie publique, l’hôpital et le lieu de résidence et qui le font parfois plusieurs fois par jour. Tout cela représente donc 15 à 20 appels par jour, 5 à 6000 appels par an et il faut aussi rajouter à cela les problèmes des personnes âgées qui représentent à peu près cinq à six appels par jour, de gens âgés sans recours autre que les services du SAMU à un moment donné de la journée ou de la nuit. Ainsi l’hôpital et son SAMU, par tout en France, contribuent autant que faire ce peu à la résolution dans l’urgence, et je dis bien dans l’urgence, de problèmes psycho-sociaux dans le cadre d’une stratégie de réseaux qui doit avoir comme caractéris-tique de pouvoir être sollicitée de façon permanente, et j’insiste aussi sur ce caractère permanent. Et c’est sans doute à mon avis, pour avoir étudié ce plan et avoir assisté à un certain nombre de débats, et sans doute aussi peut-être la faiblesse du plan Versini, de mon collègue du SAMU de Paris, que de 12 manquer d’une méthodologie, de coordination des différentes stratégies. Sachons donc ici dans cette agglomération y remédier, et souhaitons qu’à l’issue de cette formation action avec les intervenants de l’ORSPERE, nous soyons capable d’une dynamique collective dont nous apprécierons les résultats, la validité et certainement aussi les limites . 13 14 INTERVENTION du Dr Jean FURTOS2 « Mesdames, Messieurs, je vais dire chers collègues, pas seulement pour les médecins mais pour tous les collègues de la clinique psychosociale puisque nous sommes obligés maintenant de sortir de l’identité professionnelle trop fixe, bien que nous ayons en même temps à l’approfondir et à ne pas changer de métiers trop facilement mais voir comment, les uns et les autres, nous avons à exercer notre métier, le contexte social et psychosocial évoluant. D’abord, je voudrais vous faire part de ma première réaction, confirmée après les précédents témoignages, c’est que vous pouvez peut être nous considérer comme des experts ou des spécialistes, mais il ne faut pas oublier que « expert » vient de expertise, mais aussi d’expérience, et que nous sommes nourris littéralement de ceux qui travaillent sur le terrain, nous même ayant par ailleurs une connaissance du terrain variable selon notre métier. Moi je suis psychiatre, encore pratiquant, et donc ce qui a été dit ce matin, par des exemples dans cette première heure, montre bien qu’il y a une expertise collective. Vous nous avez invités aujourd’hui et nous en sommes d’ailleurs très honorés et très heureux - moi même je n’étais jamais venu à Mont de Marsan de ma vie. J’étais allé à Dax parce qu’il y avait un congrès et je sais qu’il y a, comme dans ma région, c’est pas le même niveau mais, comme St Etienne et Lyon, des histoires anciennes d’identité très forte, qui se marque pour nous par le foot et pour vous peut-être par le rugby. En tous cas, ça manquait à ma culture de n’être jamais venu ici sérieusement et j’en suis ravi. Je voudrais, avant de reprendre ce que j’avais prévu de dire ce matin sur la clinique psychosociale, m’appuyer sur ce qui vient d’être dit parce que justement c’est déjà extrêmement précis et important 2 Psychiatre l’Observatoire régional sur la souffrance psychique en rapport à l’exclusion de Rhône Alpes, (ORSPERE) Par exemple, quand Maryline PERRONNE parle ou pose à la fois les conflits et les repliements dans les quartiers prioritaires. On voit tout de suite que le conflit peut donner de la violence et de la visibilité à ce qu’on appelle la souffrance psychosociale et que le repliement peut donner une souffran-ce invisible, et c’est vrai qu’il ne faut jamais oublier le va et vient entre la visibilité et la disparition. Il y a en effet beaucoup de signes psychosociaux extrêmement ostensibles, vous avez aussi une base militaire très forte, qui interpellent et qui renvoient à l’impuissance, et en même temps des signes de repli qui, si on n’y prête pas 15 attention, aboutissent à une véritable disparition des personnes qui peut d’ailleurs aller très loin. Le malaise en première ligne a été nommé ainsi que le désir de légitimité et ça, c’est tout à fait exact ce désir de légitimité de ce qui peut être fait dans ce contexte est extrêmement important à prendre en compte. Nous-mêmes à l’OSRPERE, nous travaillons officieusement. Les prémices de l’OSRPERE ont commencé peut-être en 1994, lors d’un premier congrès, peutêtre que sous une forme plus précise nous avons commencé en 96/97. Mais nous avons toujours été confrontés à : « mais de quel lieu vous parlez ? Vous êtes des psy ou vous êtes du social ? Vous trahissez qui exactement ? Qu’est-ce que vous faites et dans quelle case peut–on vous mettre et est-ce que vous avez le droit de faire ce que vous faites ? » Moi-même psychiatre, certains de mes collègues au début, je me souviens, on avait fait une réunion à Vaulx-en-Velin où il y a pas mal de problèmes dans l’ordre des jeunes, la difficulté de vivre dans certaines cités, où il y a des choses formidables et choses également très difficiles, et un collège m’avait dit « Furtos, tu n’es pas sûr que tu es en train de devenir assistante sociale », et dans sa bouche ce n’était pas un compliment. Avec la question des pathologies, y a-til des pathologies identifiées ? Y a t-il une souffrance qui empêche de vivre et qui n’est pas pathologique ?. Ce sont des questions qui sont vraiment importantes, et peut-être d’ailleurs qu’un des effets primaires immédiats de cette rencontre, c’est qu’un certain nombre de choses que vous faites déjà, ça se voit, ça s’entend dans votre pratique, peut-être que ça va vous apparaître ou apparaître aux institutions qui sont les vôtres, ou les institutions partenaires plus légitimes, parce que cela se fait ailleurs, parce que ça se fait dans toute la France, parce que c’est reconnu, parce que l’on m’a demandé de faire là-dessus un article dans l’encyclopédie médico chirurgicale, qui va être le premier article sur la question et qui montre que même dans la médecine la plus officielle, le champ est maintenant authentifié, avec toutes les questions qui ont été posées et que je ne reprends pas : construire et structurer un réseau information-formation, agir sur les éléments du contexte, c’est très important. Le Docteur DUDON-COUSSIRAT a d’abord rappelé, ce qui n’est pas évident pour tout le monde, que la souffrance ne fait pas partie de la médecine. Il y a la souffrance des signes, les signes de la souffrance comme la souffrance d’une colique néphrétique, la souffrance d’un infarctus, la souffrance d’une phlébite ou l’absence de souffrance dans certaines anesthésies ou la souffrance morale du mélancolique. Oui, la souffrance dans l’ordre des signes fait partie de la médecine, mais la souffrance des personnes ne fait pas explicitement partie de la nosographie, même si les praticiens la connaissent depuis Hippocrate. Elle ne fait pas partie du savoir officiel, et peut-être que ce qui est nouveau depuis une quinzaine d’années et surtout depuis une dizaine d’années, c’est que la souffrance implicite des personnes fait partie maintenant du savoir explicite. Pourquoi ? C’est peut-être quelque chose que nous avons à comprendre. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de la souffrance des personnes qualifiée de souffrance psychique, de malaise, de souffrance psychosociale, de détresse psychosociale, d’anxiété généralisée en Angleterre ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de sommation de souffrances individuelles qui fait un problème collectif et même politique, et un problème des institutions ? C’est vraiment quelque chose de tout à fait stupéfiant qu il n’aurait pas été possible de penser il y a moins de dix ans, à mon avis. C’est quelque chose qui nous est arrivé collectivement. Le fait que, qu’un médecin généraliste en première ligne dise qu’elle se sente, en tant que professionnelle, démunie : oui c’est vraiment la base. 16 Nous ne pouvons rien changer si nous n’avons pas le sentiment que les limites de notre pratique sont atteintes. Parce que si les limites de notre pratique ne sont pas atteintes, pourquoi changer de pratique ? C’est la prise en compte de l’impuissance professionnelle relative, mais tout de même de l’impuissance professionnelle qui, soit nous fait baisser les bras, soit nous conduit à dire : qu’est-ce qu’on fait ? Il faut que j’en parle avec mes collègues et si ça ne suffit pas avec mes collègues, il faut que j’en parle avec les gens du Conseil Général, avec les gens de la psychiatrie, avec le SAMU, avec les libéraux, libéraux et publics, Mission locale, FNARS, etc… C’est ce caractère d’être démuni qui est le stimulant majeur. Il n’y aurait pas de sentiment d’impuissance, nous ne serions pas là aujourd’hui. Si nous ne souffrions pas nous-mêmes de la situation des personnes qui souffrent et que nous ne pouvons pas aider comme nous le voulons, nous ne serions pas là aujourd’hui et, effectivement, c’est notre souffrance ou notre malaise professionnel qui est le moteur majeur, c’est sûr. L’hypothèse du syndrome du glissement du vieillard est une hypothèse extrêmement intéressante qui me renvoie à des choses que l’on connaît chez le vieillard, que l’on connaît d’une certaine manière chez les bébés de moins d’un an qui ont la capacité de mourir très facilement, on appelle cela mort subite du nouveau né, et certains psychotiques ont la capacité de faire des morts subites à certains moments, pas seulement quand ils prennent des neuroleptiques, et les personnes très fatiguées, très usées somatiquement, donc en particulier les vieilles personnes. Mais la question que vous posez avec votre hypothèse c’est : si on est pas un bébé de moins d’un an, un psychotique dans certaines conditions ou quelqu’un d’usé somatiquement presque jusqu’à la corde, il suffit de s’abandonner pour passer de l’autre côté ? Si on s’abandonne, ça crée aussi des effets psychiques, et ces effets psychiques font partie de ce que je vais vous décrire. Le syndrome de glissement qui se pose chez une personne complètement usée, pose des problèmes psychiques assez atypiques, et en même temps assez connus, qu’il faut reconnaître à leur juste valeur comme des symptômes peut-être du refus de vivre effectivement. Comment la solidarité, la fraternité, le sens du bien public, le désir de prendre soin vont faire avec ces non demandes ?etc… La question du décès est vraiment importante. Moi je suis psychiatre donc évidemment les psychiatres ne travaillent pas avec la mort comme les médecins anesthésistes ou les chirurgiens. Evidemment, nous connaissons le suicide et c’est tout de même notre limite absolue et notre échec absolu, d’une certaine manière. Mais je suis obligé de dire qu’à ma connaissance, maintenant, la complication majeure de la grande précarité, c’est la mort. Plus on monte dans la précarité, plus on meurt, comme au Rwanda ou dans les pays considérés comme avec des niveaux de santé publique extrêmement bas collectivement ou comme ça s’est passé à moment donné en Union Soviétique, après le changement de régime ; où il y a eu une augmentation majeure de la mortalité. Il y a vraiment un phénomène de mortalité. Vous dites mortalité. C’est tout à fait exact et c’est très impressionnant et ça mérite toute notre attention. Ensuite, les deux situations amenées par Françoise FITON et Christian BODARD évidemment nous laissent dans un sentiment un peu amer. On a le sentiment, et c’est effectivement ça qui nous pousse à travailler, à comprendre et à modifier éventuellement à la fois la théorie et la pratique, que l’on reste devant des parcours absolument abominables qu’on ne comprend pas bien et vis à vis desquels on reste impuissant. La première situation, c’était ce couple bien installé, qui avait tout pour être heureux, et un divorce, qui est au fond un traumatisme banal dans notre société, 17 même si ce n’est jamais à banaliser, ce serait plutôt du registre de l’ordinaire que du banal, il vaudrait mieux dire cela. Cela peut donner des effets alors qu’il y a peutêtre à reprendre d’ailleurs sur le plan de la psychopathologie. Par exemple, la manière dont cette femme s’enferme une fois qu’elle est seule. Je vous parlerai tout à l’heure du syndrome d’exclusion décrit par Jean Maisondieu qui associe honte, découragement et inhibition qui correspondent à ce qui peut se passer et qui méritent d’ailleurs d’être déclinés. Parce que selon les mots que l’on utilise, notre compréhension va changer, mais cela ne veut pas dire qu’on va être dans la toute puissance, et vous expliquez bien comment rien n’embraye plus sur elle à moment donné. Ce n’est pas un syndrome de glissement comme chez les vieillards, mais quelque chose se passe. Vous dites que les dommages sont très importants et je vous assure, en vous écoutant parler, j’avais l’impression de découvrir cela pour la première fois. C’est-à-dire qu’on s’aperçoit que vous portez justement tellement ces situations que vous nous les faites partager. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a eu le rapport Lazarus. Ce rapport est le cri non proféré d’un certain nombre de personnes, les Rmistes en particulier, en situation de déréliction psychosociale qui a été porté par des intervenants sociaux qui avaient un malaise majeur, et c’est ce cri porté par des intervenants sociaux qui a donné l’élaboration du rapport Lazarus. « Mais comment ? les pauvres souffrent ? Les Rmistes souffrent ? On croyait qu’ils étaient simplement pauvres ». Et cela a amené dans l’agenda politique et dans l’agenda de la clinique, une notion qui n’existait pas avant, sauf pour tel et tel qui était déjà engagé. Cela a publicisé quelque chose d’une manière importante. On ne se rend pas compte, mais avant les pauvres étaient simplement pauvres, par exemple pour un divorcé, oui il était divorcé, c’est bien triste… Sur ce dont nous parlons aujourd’hui, il faut bien que nous soyons conscients que c’est tout neuf. Ça ne vient pas de sortir mais disons, ça a commencé d’être légitimé en tant que élément conceptuel prenant compte de certains éléments psychiques et sociaux depuis moins d’une dizaine d’années. Alors, ce garçon qui est devenu homme majeur quitte sa famille et entame un parcours d’errance, nous renvoie tout de même au fait que 20% des gens qui sont à la rue ont commencé de l’être avant la majorité , même à partir de seize ans, qu’il y a peut être des choses à comprendre et peut être des choses qu’on ne comprend pas encore dans ces parcours terriblement déliquescents où on se demande qu’est ce que l’enfant a vécu tout ce temps où il était dans la famille d’accueil, le temps de l’abandon, quelque chose d’inapparent. Avec les quatre questions que vous vous posez, la non demande, la non réponse, le repérage inconnu, comment peut-on repérer, et ces questions fondamentales que vous osez poser entre le respect de la personne et l’exigence de protection : Comment ne pas être accusé d’abandon de personne en danger ? Comment ne pas être accusé d’intrusion ? Comment ne pas être accusé de partage indu du secret professionnel si on en parle à d’autre ? Evidemment, cela est très important. Le Docteur CAZAUGADE a des chiffres impressionnants. D’abord 80 000 personnes, si on enlève les personnes qui passent l’été, cela représente à peu près 25% de la population qui transite dans vos services. Une file active incroyable qui renvoie au fait, vous le verrez tout à l’heure, qu’une grosse partie de la clinique psychosociale est obligée de passer par l’urgence. D’ailleurs étant donné de ce vous avez dit déjà de la non demande, on comprend bien que la demande d’être à l’autre ne peut se faire que quand ça déborde, quand un tiers vous oblige, que sous la modalité de l’urgence, la modalité de l’urgence est devenue une modalité ordinaire. C’est un fait que je dirais culturel et anthropologique actuellement. 18 C’est ceux qui appelaient autrefois SOS amitié qui appellent maintenant le SAMU, avec les problèmes de coordination. Vous en appelez vous aussi aux spécialistes que nous sommes mais en validité et limites que nous pouvons bien sûr apporter. Heureusement que nous restons dans la modestie parce que si nous pensions pouvoir vous aider en une journée à résoudre tous vos problèmes, à mon avis cela mériterait le Prix Nobel. Et à mon avis, ça serait un peu dommage parce que cela voudrait dire qu’il y a quelque chose de magique à faire. Malheureusement, je peux vous dire et je dois vous dire que, plus on avance dans la pratique que vous faites déjà et dans la pratique de réseaux, plus on se sent relativement mal parce que plus on est au courant de difficultés. On s’est aperçu dans certains réseaux, que les gens ne sont pas plus heureux pour autant. Parce que dans ce métier, on ne peut pas être complètement heureux. On peut avoir du plaisir à fonctionner ensemble, même du plaisir professionnel à certains moments. Où trouver du plaisir dans ces situations horribles ? On est bien obligé en se racontant des situations horribles de s’en sortir aussi par le récit. Mais seulement, ce que l’histoire des réseaux montre, c’est que quand on apprend à travailler ensemble, on travaille beaucoup mieux. Il y a des choses qu’on ne faisait pas autrefois que l’on fait à partir d’un certain moment. Donc on devient plus pertinent et plus performant, mais on n’est pas moins souffrant parce que l’on est dans une culture qui est justement extrêmement prolixe pour l’instant. Les choses peuvent changer, mais nous ne sommes pas maîtres de l’avenir, nous ne pouvons pas prévoir l’avenir à partir de ce qui est aujourd’hui. Mais en tous cas, à partir ce qui est aujourd’hui, nous sommes littéralement envahis par une quantité de demandes que, à nous tous seuls, nous ne pouvons pas régler. Tout de suite cela permet d’ouvrir sur ce que Christian LAVAL parlera cet aprèsmidi beaucoup plus du contexte dans lequel la clinique psychosociale se pose. En fin de journée, nous essaierons d’aborder une vision extensive de ce que nous nous appelons la santé mentale qui n’est pas du tout synonyme de la psychiatrie même citoyenne, qui est quelque chose de beaucoup plus vaste. Je me suis appuyé pour introduire la question sur ce que vous avez dit, et qui montre encore une fois qu’il y a, je pense que vous le savez mais peut être que c’est intéressant que des gens extérieurs comme nous vous le disent, il y a déjà une expertise locale qui paraît déjà très intéressante et probablement que vous avez à continuer ce qui est déjà commencé. Ce qui serait intéressant, c’est que je vous amène un certain nombre d’éléments sur la clinique psychosociale. Je suis persuadé que c’est des choses qui vous parleront tout à fait. Peut être que ça mettra simplement en forme, peut être que ça aidera sur tel ou tel point. C’est vrai que plus on travaille, plus on comprend. C’est tout de même intéressant. Puis, cela devrait vous amener à une discussion nourrie. Est ce qu’il faut dire : « au commencement était le verbe », comme il est écrit dans le prologue de Jean. Est-ce qu’il faut dire : « au commencement était l’action », comme Freud l’a repris à partir de Gode. Je pense qu’il faut dire les deux. C’est à dire, pour apparaître sur la scène sociale, pour avoir une place, comme nous l’a rappelé Hannah Arendt, on apparaît sur la scène publique par la parole et par l’action. La parole est une action et une action sans la parole, ce n’est qu’un acte. On apparaît vraiment par la parole et par l’action tous, en tout cas tous ce qui ne sont pas exclus de la société apparaissent dans leur groupe par la parole et par l’action, d’une manière ou d’une autre. Donc, la souffrance psychique ne devient un problème, ou la souffrance psychosociale ne devient un problème, que quand elle empêche de parler et d’agir. C’est bien ce que l’on a constaté après l’apparition du RMI. J’en ai déjà dit un mot tout à l’heure. 19 C’est que une supposée souffrance des usagers Rmistes donnait une authentique souffrance des travailleurs sociaux qui s’en occupaient, et qui étaient mis en rapport avec l’impossibilité d’insertion. S’il y avait une insertion dans la souffrance, ça ne posait pas de problème. Mais cette souffrance prenait la place de l’action, l’empêchait, donnait une impuissance d’agir. Evidemment, cela est un problème et c’est un problème qui a été à l’origine de l’ORSPERE. L’ORSPERE, c’est un observatoire régional et, depuis 2000, un observatoire national des pratiques en santé mentale et en précarité. On est devenu observatoire national à force de recevoir des fonds du Ministère. Ils nous ont demandé d’être observatoire national parce qu’on édite aussi un bulletin national « santé mentale et précarité », auquel vous pouvez vous abonner à titre gratuit, parce que c’est le Ministère de la solidarité et des affaires sociales qui nous paye cette action. Au titre de votre institution, vous pouvez vous abonner gratuitement à cet élément de réflexion qui est considéré par ses lecteurs comme assez intéressant. En 1993, il y a une infirmière qui vient me voir et qui me dit : « M. FURTOS, on travaille ensemble », parce que j’étais vice président de la CME à l’époque et, elle avait des responsabilités au niveau des infirmières, « il faut faire quelque chose, on ne sait plus comment il faut soigner dans les CMP, ». Elle me dit ça comme ça : « on ne sait plus quoi faire dans les CMP ». Elle ne parlait pas au nom des médecins, mais au nom des infirmières. Moi franchement, cela ne m’intéressait pas trop parce que je ne connaissais pas. J’étais un psychiatre, tout de même très engagé. Je faisais de l’hospitalisation à domicile, par exemple, depuis vingt ans. Puis elle a tellement insisté, que l’on a tout de même fait un colloque. Le premier colloque en France sur les devoirs et limites de la psychiatrie de secteur, où il y avait des pompiers, des policiers, des maires, des proviseurs de lycées, d’autres associations, des logeurs privés, des logeurs publics, le SAMU, des psychiatres, des somaticiens, et on c’est tous aperçu que seuls, on était assez mal et assez ignorant. L’ignorance du champ de l’autre. A l’époque, je ne savais pas du tout ce que c’était le chômage, à part dans les journaux, et c’est vrai que si on travaille avec les chômeurs, il est important d’avoir des chiffres, de connaître. C’est dans ces suites que l’ORSPERE a été fondé pour le dire au niveau de l’histoire Il y avait Xavier Emmanuelli qui était venu à l’époque. Il était simplement le fondateur du SAMU social de PARIS. Il était venu faire un topo, d’ailleurs très intéressant, et quand il est rentré dans le gouvernement peu de temps après, je suis allé voir et il nous a un peu légitimés. C’est vrai il faut toujours être légitimé. Je suis allé voir mon directeur qui m’a dit : « si vous avez 50% des fonds, je vous donne 50% des fonds ». Il faut faire des alliances Quand on est dans le système qui est un peu incassable, les alliances avec les personnes qui sont en situation de pouvoir effectif, le pouvoir est fait pour les bonnes alliances. Le bon exercice du pouvoir, c’est de protéger les choses qui apparaissent nécessaires sur le terrain. Le pouvoir sert à ça. Le pouvoir sert à favoriser l’adaptation du travail aux besoins. Et on a bénéficié d’un certain nombre de parrainages. Je ne vous dis pas tous les parrainages que l’on a eus, mais ça n’a été que quand on a reçu l’argent du ministère que l’on a été légitimé. Parce qu’avant, même ceux qui nous connaissaient sur le terrain, nous disaient : mais qui vous êtes exactement ? alors même qu’il y avait des besoins. La question de la légitimité qui a été dite toute à l’heure est vraiment importante. On a besoin d’être connu par le pouvoir, les pouvoirs politiques, les pouvoirs territoriaux, les pouvoirs institutionnels, ou alors on s’installe tout seul dans le monde, mais c’est beaucoup plus difficile. Je ne vais pas trop insister sur les mots mais la pauvreté, il a tout de même à savoir ce qu’est la précarité et l’exclusion. La pauvreté c’est une définition purement statistique actuellement. Par exemple, 10% de la population française 20 est pauvre parce que 10% de la population française gagne moins que la moitié du revenu médian . On aurait dit qu’on était pauvre à 30% du revenu médian ou à 60%, la barre de la pauvreté baissait ou augmentait. C’est une définition statistique. Ca faisait, avant l’euro, 3500 francs pour une personne célibataire, 3500 francs c’est la petite bourgeoisie au Sahel, mais chez nous c’est effectivement pauvre. Il y a beaucoup d’étudiants, 100 000, 120000 étudiants qui, dans cette définition, sont pauvres. C’est une définition purement INSEE qui n’est pas la misère. La misère, on connaît dans tous les pays du monde. La misère, il n’y pas besoin d’un dessin pour définir la misère. Mais la pauvreté telle qu’on la décrit, c’est statistique. Il y en a qui se débrouillent bien avec 3500 francs et d’autres qui sont dans une déréliction pas possible. La précarité doit être déclinée sous l’enveloppe sociale et sous l’enveloppe psychique. Sous l’angle social, on a commencé à parler précarité sociale avec la question de la perte, de l’apparition de ce qu’on appelé les petits boulots, des CDD, des emplois pauvres, des CES, CEC, etc, avec une attaque donc d’un contrat social explicite sur la sécurité salariale, la sécurité du statut après les trente glorieuses. C’est quelque chose d’assez connu mais, au fond, c’est ça que l’on a commencé a appeler la précarité sociale. Mais aussi, avec la précarité en rapport avec la gestion néolibérale mondiale qui fait qu’une usine peut fermer ici ou là si elle ne fait pas 15% de bénéfice, elle peut fermer du jour au lendemain ou en tous les cas d’une année à l’autre. Cela donne une précarité sociale dans le sens la précarité définie, ne pas connaître l’avenir, comme la vulnérabilité. Effectivement il peut y avoir des vulnérabilités qui apparaissent à un moment donné excessives et, sur le plan psychique, la précarité en soi, c’est simplement ne pas connaître l’avenir et dépendre d’autrui pour vivre. Le plus précaire de tous, c’est le bébé qui naît dans une précarité absolue, puis ensuite c’est lui même qui va pouvoir aider les autres à vivre. Mais la précarité psychique, c’est d’avoir besoin d’autrui pour vivre . L’essentiel qu’il faut comprendre sur la précarité, sans aller au fond du concept, c’est que la précarité bien réglée abouti à la confiance. Je suis dans la précarité mais j’ai confiance parce qu’il y a toujours quelqu’un pour m’aider : mon père, ma mère quand je suis petit, les personnes tutélaires, des médecins, infirmières, des travailleurs sociaux, si je suis dans la dèche au point de vue sanitaire et social. Les politiques : je peux aller voir mon député, mon maire. Le mode de régulation psychique de la précarité, c’est la confiance. Et donc, la précarité pathologique commence pour des raisons psychosociales, la confiance s’effondre. C’est un peu pour ça. Quand la confiance s’effondre, il y a une perte quasi automatique de la confiance en l’avenir, une perte quasi automatique de la confiance en autrui, en ses chefs, par exemple, et une perte automatique de la confiance en soi, puisque tout est réglé. Récemment, il y a un peu plus d’un an, j’ai été tout à fait surpris. Comme aujourd’hui, j’étais allé à Albi travailler avec des gens qui travaillent déjà très bien comme vous, mais en plus petit nombre ; c’est comme s’il y avait eu votre groupe de travail élargi. A mon retour, je vais voir le directeur pour lui dire qu’il y a du nouveau, mais il me dit « votre équipe a envoyé un mail à tout le monde ». Les infirmières d’une équipe avaient envoyé un mail de colère disant qu’elles refusaient de travailler dans ces conditions, qu’elles refusaient notamment de travailler avec des gens qui étaient dans des couloirs car il n’y avait plus assez de lits et qu’en psychiatrie on ne travaille pas ainsi… un coup de colère. Je suis allé consulter mon e-mail, mais je n’avais rien reçu. Il était envoyé à tous les médecins-chefs. J’étais un peu vexé. Je vais les voir et leur dis « mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? ». Deux infirmières qui étaient là me disent « Monsieur FURTOS, vous ne nous aimez plus ». C’est la première fois qu’on me 21 disait ça dans le travail et, effectivement, cela m’a confirmé dans le fait que globalement la perte dans la hiérarchie, c’est partout qu’on peut la trouver. Alors, à charge pour nous d’y répondre, car je me suis rendu compte que si elles avaient fait ça, c’était pour ne pas baisser les bras, c’était pour garder le sens éthique, pour bien faire leur travail et qu’elles avaient poussé « un coup de gueule » moderne qui est d’utiliser les 900 postes du Vinatier. C’est une parenthèse pour vous montrer ce qu’est la précarité pour tout le monde. La précarité n’est pas simplement pour les usagers, c’est aussi pour nous. Dans la mesure où le chef de l’informatique avait répondu par un mot parlant de la pollution informatique en termes très techniques, j’ai envoyé un mot contraire disant : peut-être que c’est une pollution au sens purement informatique du terme mais, en fait, c’est pour éviter d’être polluées par un travail qui ne leur convient pas qu’il y a eu ce cri de révolte, qu’il faut entendre comme un cri de révolte. Et il m’a semblé important de dire : oui, c’est un cri et il faut le reconnaître comme un cri et pas comme une pollution. Cela fait partie des choses qui sont au sein même de notre travail. Ce dont nous nous sommes aperçus, Christian LAVAL et moi (mais il n’y a pas que nous puisque nous sommes un petit groupe de cinq, une petite équipe), c’est que la question de la précarité, certes était très visible pour la grande précarité, la précarité dans la rue, les Rmistes, les chômeurs de longue durée, les adolescents qui vont mal, l’errance, les divorces en impasse, mais que ça touchait peu ou prou toute la société, y compris les décideurs, y compris nous les professionnels, peu ou prou. Vous voyez que la précarité étant la reconnaissance par l’autre que j’ai le droit d’exister, puisqu’il m’aide, si je ne suis pas aidé ou si j’ai le sentiment de n’être plus aidé, c’est le sentiment d’exclusion. Donc, la précarité bien réglée n’aboutit pas à l’exclusion et l’échec de la précarité qui fait qu’on peut avoir confiance dans autrui, aboutit au sentiment qui peut n’être que subjectif ou qui peut reposer sur de l’objectivité, que nous ne pouvons plus compter sur autrui, qu’en quelque sorte nous sortons de l’humanité. Il faut bien comprendre que dans une société démocratique, ce n’est pas comme dans le système des castes : aux Indes, être un paria n’est pas un problème. Etre un paria, c’est simplement qu’on ne peut pas être touché par quelqu’un qui est un brahmane, c’est-à-dire un prêtre. On est intouchable parce qu’on est considéré comme impur ; ça doit donner des effets psychiques. Mais aux Indes, un paria peut être préfet et si son secrétaire, qui est le fils d’un brahmane, lui donne un dossier, il va lui donner sans le toucher. Mais le Préfet a une place sociale en tant que paria. Mais un brahmane peut être pauvre et ne pas avoir de métier. Dans une société démocratique soumise à l’injonction, évidemment il est extraordinaire que chaque individu ait sa place, soit protégé par les droits de l’homme. Il est certain qu’il y a une extrême vulnérabilité à l’exclusion du fait que la notion des droits de l’homme a triomphé en théorie dans tout l’Occident et pas toujours en pratique d’une certaine manière. Et donc, il y a une vulnérabilité à l’exclusion individuelle par le fait qu’individuellement, nous sommes connotés comme des êtres tous de valeur, de dignité, de potentialités à se réaliser soi-même, etc… La notion des droits de l’homme est une grande avancée philosophicopolitique et en même temps, un point de vulnérabilisation qui nécessite au niveau de la démocratie d’être pris en compte. C’est difficile. C’est une des difficultés de la démocratie justement, cette extrême valorisation de tout individu quel qu’il soit. Je vais maintenant en venir à la clinique. La souffrance en elle-même n’est pas une maladie. Il y a des souffrances stimulantes et on peut même définir aujourd’hui la santé mentale comme la capacité de souffrir cette souffrance psychosociale en restant solidaire, créatif et en lien social. La capacité de souffrir en lien social et 22 créatif avec une capacité psychique d’investissement, c’est la santé. On ne peut plus dire comme après 1946, la santé mentale c’est la santé idéale sur le plan psychique, biologique et social. On est plus dans une zone d’utopie aujourd’hui. On est bien forcé de parler de la capacité de souffrir et d’en faire quelque chose, surtout si on est une personne. Quand on est dans un collectif, la souffrance individuelle ne compte pas. Quand chacun est considéré comme une personne, les droits de l’homme, etc… ça valorise la souffrance et qu’en fait-on ? Comment est-on en bonne santé ? Il y a deux parties ensuite de la souffrance qui peuvent entrer dans la clinique psychosociale : il y a d’abord des souffrances qui empêchent de vivre comme celles qu’on observe dans ce qu’on appelle pudiquement le stress au travail, mais comme celle que vous avez amenée avec cette femme divorcée car cela peut être… (comment était l’homme, vous ne le saviez pas d’ailleurs, peut-être que l’homme psychisait moins, on ne le sait pas). Il y a des souffrances qui peuvent empêcher de vivre dans la famille et il y a des souffrances qui empêchent de souffrir. Ce que je vais vous décrire n’est donc pas les signes de la souffrance avec lesquelles on fait avec. Car il y a des tas de gens qui souffrent. Ils en parlent à leurs copains, ils en parlent à ceux qui les aiment, ou ils vont voir un médecin, un psy. Ils en parlent entre collègues. Et on va dire le tour est joué. La souffrance à ce niveau là fait partie de la vie, ça stimule, etc… Mais la clinique psychosociale apparaît dès lors que la notion de souffrance psychique apparaît sur les lieux du travail social. La clinique psychosociale apparaît par définition sur les lieux du travail social. Elle peut aussi apparaître primairement ou secondairement sur les lieux de l’urgence et sur les lieux de la médecine, et il y a des tentatives de passage entre le lieu du travail social avec une très grosse difficulté de l’accès aux soins, ou sur les lieux du soin avec une très grosse difficulté à soutenir le soin. La souffrance psychique apparaît soit sur le lieu du travail social, soit de plus en plus sur le lieu même du soin. Quels sont les signes ? Je vais vous en dire dix. Premier signe Diminution de la demande, difficulté de la demande, vous en avez parlé tout à l’heure, ça peut aller jusqu’à son maximum la récusation de l’aide, comme un avocat va récuser un jury. Je récuse ce jury car il n’est pas bon pour moi. Je récuse d’aller voir un médecin, je récuse d’aller voir une assistante sociale. C’est comme nous parlons, nous les psy, une réaction thérapeutique négative. Au maximum, c’est : plus on aide les gens, plus ils vont mal. C’est quelque chose d’abominable car pour des tas de gens, quand on les aide, ils vont bien et il ne faut tout de même pas l’oublier. Pour des tas de gens, quand on les aide, ils sortent de la honte, ils sortent du découragement. Ils reprennent courage, ils reprennent le sourire, ils vous disent merci, ils vous offrent un bouquet de fleurs, ils vous envoient une petite carte ou vous les retrouvez trois ou quatre ans après et ils vous disent merci. Ou bien ce sont les voisins qui disent : je viens vous voir car Madame X est venue, vous l’avez beaucoup aidée, etc… Evidemment cela existe aussi et il ne faut pas l’oublier. Ce ne sont pas les cas qui prennent la tête qui doivent nous faire oublier les cas pour lesquels le travail se fait convenablement. Mais cela peut aller jusqu’à la réaction thérapeutique négative : plus on aide, plus les gens vont mal. Cela pour nous, c’est l’impensable. Deuxième signe L’entrée dans un monde à l’envers. Justement, la très belle hypothèse du glissement, de se laisser glisser pour mourir, on est encore dans un monde à 23 l’endroit. C’est-à-dire qu’on peut comprendre que quelqu’un en ait assez de vivre. Il dit : personne ne m’aime, après tout je suis vieux, je suis inutile, en plus c’est la canicule, je ne vais plus boire, personne n’est venu me voir, je suis en phase terminale et je ne vais pas encore tirer la sonnette…et on se laisse mourir, on s’abandonne. Ça, c’est un monde à l’endroit, on peut le comprendre. Simplement si nous on se pose sur une chaise et qu’on se laisse mourir, ça va être très dur parce qu’on a un corps solide. Il faudra beaucoup de temps pour mourir. Mais le monde à l’envers, c’est le monde auquel nous sommes confrontés dans un bon nombre de situations narcissiquement difficiles. Pour vous faire comprendre, je vais être obligé de prendre un cas extrême et ensuite je viendrai au cas ordinaire. Car c’est la base, si on ne comprend pas qu’on doit rentrer dans un monde à l’envers, on est vraiment en difficulté professionnelle. Premier exemple extrême. J’allais à Valence dans un réseau qui s’occupe de la grande exclusion il y a 8/9 ans. On me raconte le cas d’un homme, un homme de la rue qui se promenait dans la rue avec une hache et un couteau. Evidemment tout le monde avait peur et tout le monde se tenait à distance. Et un jour, une jeune psychologue - ce qui montre qu’il faut toujours rester jeune dans ce métier car sa jeunesse a consisté à lui poser une question naïve : « Monsieur, pourquoi portez-vous une hache et un couteau ? ». C’est ça la jeunesse de la parole, c’est la capacité de parler et de ne pas être envahi par les représentations, par exemple là, de meurtre. La jeunesse de la parole qu’on peut avoir jusqu’à 90 ans c’est poser une question naïve. Le Monsieur a répondu : « c’est pour ne tuer personne ». Donc, l’envers de ce que l’on croyait. Et il a expliqué qu’il se sentait tellement violent qu’en portant une hache et un couteau, il tenait les gens à distance. Comme cela, il était sûr de ne tuer personne. C’est ce qu’un sociologue comme VIDAL NAQUET appelle la spirale de l’exclusion. Donc,il se coupait du monde au fur et à mesure. Il faut donc apprendre à penser à l’envers. Penser à l’envers, cela se voit avec ce qu’on appelle couramment la patate chaude. Mais la patate chaude n’est pas un bon terme, car la patate chaude c’est dire : l’autre est mauvais. L’autre m’envoie un malade ou un cas social parce qu’il est mauvais. La patate chaude, vous l’utilisez ici je pense. La patate chaude, c’est l’assistante sociale qui dit : allez donc voir un médecin ou un psy. Et le psy qui dit : c’est social, allez donc voir une assistante sociale. En fait, comment ça se passe ? Il faut voir comment ça se passe. La personne va parler d’un sévice sexuel dans l’enfance, d’un viol ou de quelque chose d’abominable à son travailleur social. A moment donné, l’assistante sociale l’amène dans sa voiture aux allocations familiales et à ce moment-là, il va y avoir une confidence. En fait, il faut bien comprendre que cette personne fait cette confidence à un non psy car si elle fait cette confidence à un psy, le psy lui dira : « mais qu’est-ce que ça vous évoque, etc… » Il ne faut surtout pas parler de ces choses pendant un certain temps. Donc, parler à l’envers, faire des confidences à quelqu’un qui n’est pas psy, qui ne va rien pouvoir en faire, c’est justement parce qu’il ne pourra rien en faire ou des choses purement profanes qu’on le lui dit. Ce n’est pas idiot. C’est pour que le traumatisme, quand il est trop fort et quand il n’est pas encore élaboré, si vous allez y toucher par la parole, c’est comme si vous y touchiez avec un couteau. Il faut donc le dire à quelqu’un qui n’y touchera pas. C’est un monde à l’envers protecteur. C’est d’un autre côté, quand la personne va aller voir un psy et qu’elle va dire : « je n’ai pas de logement ou je n’aime pas mon logement ». Le psy peut aussi lui dire qu’il faut en parler à l’assistante sociale, ce n’est pas du tout défendu, mais le psy a à comprendre aujourd’hui qu’est-ce que c’est habiter ou ne pas habiter. Par exemple « je ne peux pas habiter ». Pour un psy, cela veut peut-être dire : « je ne peux plus habiter mon corps, je ne peux 24 plus habiter ma filiation, je ne peux plus habiter dans un logement car, si j’habite dans un logement, il faudrait que j’habite avec une femme ou un homme or, je ne peux plus sentir la sexualité, je ne peux plus sentir le mariage, etc…Ne plus pouvoir habiter, cela peut pouvoir prendre des sens qui ne sont pas « être logé » et il faut actuellement différencier se loger et habiter. Il y a des gens qui peuvent encore être logés mais ne peuvent plus habiter. Vous voyez donc que, ce qu’on appelle souvent la patate chaude, c’est simplement reconnaître que les gens ont l’habitude de parler à l’envers de la coutume aujourd’hui. Ce qui fait qu’on parle de ses contenus mentaux à un psy et de ses problèmes de logement à une assistante sociale. Il vrai que, Christian LAVAL avait eu en tant que sociologue un stagiaire qui avait retrouvé cette inversion sémiologique entre l’ANPE et les assistantes sociales de terrain. On a appris à cette occasion qu’à l’ANPE, la personne demandait un logement et, dans les maisons du Conseil Général, elle demandait du travail. Peutêtre est-ce aussi dans un sens de comportement d’échec, c’est-à-dire pour ne pas être confrontée à son idéal et la perte.. Vous savez, il faut être très fort pour supporter les échecs. Et parfois, faire des demandes à l’envers, cela obéit à la logique « je ne veux plus tolérer l’échec, plus un seul échec ». Cela nécessite un accompagnement à ce moment-là, etc… Le monde à l’envers, il faut vraiment le comprendre. Et c’est cela qui justifie, entre autre, avec ce que je disais tout à l’heure sur l’impuissance professionnelle, le travail en réseau. C’est à cause de ces inversions sémiologiques qu’on est techniquement obligé de travailler en partenariat, d’une manière beaucoup plus évidente et obligatoire qu’autrefois. L’inversion sémiologique est un signe cardinal de la précarité ou de la souffrance psychosociale. Ce n’est pas tout comme la hache et le couteau mais l’inversion, ne pas dire les choses au bon endroit, ce n’est pas au bon endroit pour nous mais peut-être que pour eux c’est au bon endroit. Troisième signe Une hypoesthésie voire, dans certains cas, une anesthésie cutanée qui n’est pas hystérique. Dans la mesure, et cela va intéresser les médecins somaticiens qui le savent probablement explicitement ou implicitement déjà, étant donné que les gens refusent de souffrir, affectivement, pour ne pas trop souffrir et qu’ils nous font souffrir nous, on porte un peu leur souffrance. Ils perdent la sensibilité corporelle. Si on vous opère d’une appendicectomie, vous n’allez pas sentir vos émotions. Mais si je m’anesthésie de mes émotions, je ne vais plus sentir mon corps puisque l’émotion est une histoire corporelle. Quand je suis heureux, c’est dans mon corps. On ne peut pas avoir d’émotion sans corps. Si on refuse d’avoir des émotions et des affects de souffrance, le corps est émoussé et c’est une des raisons pour lesquelles les gens, même qui ont quelquefois des pathologies cutanées très douloureuses, ne le sentent pas ou peu. C’est peut-être du déni mais ce n’est pas qu’un déni psychique. C’est un déni où, si vous mettez une épingle sur la peau, la personne ne la sent pas. Nous, les psychiatres, nous connaissons cela. Quand l’angoisse psychotique est trop forte, les psychotiques aussi ne sentent plus leur corps. Je me souviens très bien avoir eu affaire à une personne, il y a 15 ou 18 ans, qui débloquait « à plein tube ». Elle avait une psychose hallucinatoire chronique mais elle allait bien dans le quotidien. Alors, je ne l’avais pas mise aux neuroleptiques. Et puis elle a eu des enfants… Je vais tout de même la mettre aux neuroleptiques, on ne sait jamais, ce n’est pas magique. Je l’ai mise aux neuroleptiques et elle m’a dit cette phrase inouïe, « Monsieur FURTOS, depuis que je suis sous traitement - à l’époque ça devait être le Piportil - je sens le soleil sur ma peau ». Et j’ai compris à ce moment-là qu’avant, elle ne le sentait pas. Ce n’était pas un signe de psychose, c’était un signe de refus de souffrir. 25 Donc, toutes les fois qu’il y a un refus fort de souffrir dans n’importe quelle situation, y compris la précarité sociale, il y a une anesthésie forte ou partielle du corps qui contribue à ne pas se faire soigner parce que la douleur est un bon excitant pour se faire soigner. C’est quelque chose d’important à savoir, même médicalement je dirais, et il y a un autre affect qui donne un émoussement de la sensibilité, je n’avais pas prévu d’en parler là, mais c’est la honte blanche. Vous savez que la honte rouge c’est lorsque vous faites un lapsus, vous allez acheter un timbre et puis vous faites un lapsus, vous êtes amoureux de la personne qui vous sert, vous rougissez violemment par exemple. C’est une bonne honte. Le contenu psychique vous vient et il est publicisé et vous avez honte, mais ça circule. Mais, il y a des fois où quand vous avez honte, vous devenez blême, pâle comme la mort. C’est une vasoconstriction. C’est le contraire d’une vasodilatation. C’est-à-dire que le sang s’arrête de circuler. C’est une pathologie de la disparition. Ce n’est pas l’apparition, c’est la disparition et il y a des personnes qui gardent une honte froide chronique. Vous les rencontrez et vous vous dîtes : ils ont une anémie. Et bien non, ils n’ont pas d’anémie : ils ont une honte blanche. Cela ne fait pas partie de la classification mais au passage ils peuvent quand même avoir une anémie s’ils sont dans l’incurie. C’était l’émoussement de la sensibilité. Quatrième signe La sensibilité. Comme ils sont émoussés, il y a un retour paroxystique de la sensibilité. Par exemple, lorsque ces personnes prennent de l’alcool, des toxiques défendus ou lorsqu’elles sont en situation de confiance, elles se relâchent, elles lâchent leur garde. Leur contenu de souffrance qu’elles cherchaient à anesthésier, à mettre au congélateur, se décongèle et il y a des apparitions paroxystiques de violence, d’angoisse, de peur et ça donne ce que l’on appelle nous « la clinique de la casse ». Certains peuvent se casser, c’est-à-dire partir et vous vous demandez pourquoi ils partent. C’est parce qu’ils ont eu trop confiance, ils ont levé la garde et la souffrance revient. Ils ne veulent surtout pas avoir confiance car, s’ils ont confiance, c’est trop douloureux. Alors, si vous me permettez cette expression : il faut y aller « molo ». Même dans la gentillesse, il ne faut pas être trop bon trop vite. Les retours paroxystiques, c’est surtout dans les situations extrêmes. Tout le monde n’est pas comme cela, mais il faut savoir qu’il peut y avoir un retour paroxystique et au fond, ils se remettent à sentir leur corps alors qu’ils en avaient perdu l’habitude. c’est extrêmement important et extrêmement tragique. Evidemment, ça va du plus petit au plus grand. Cinquième signe Tendance à couper les ponts avec la génération d’avant : les parents, les oncles, les tantes, etc… et avec ses enfants ou sa femme. Il y a une tendance à couper les ponts, si bien que parfois, on ne sait pas si le divorce est cause ou conséquence du désir de couper les ponts d’un des deux. On voit cette séquence : je perds mon travail, je romps avec ma femme, une sorte de perte apparemment « phobigatoire ». C’est très embêtant, car certains utilisent cet aspect justement pour travailler sur la parentalité des personnes, pour contribuer à renforcer l’investissement de la génération. Il faut évidemment faire attention que l’enfant ne devienne pas un médicament. C’est tout de même intéressant de travailler sur la parentalité, car la tendance est faible ou forte de se replier sur soi, tout seul, coupé de la génération. Sixième signe Un hyper investissement des objets. On ne peut pas les lâcher ; soit au contraire une absence totale d’objets, une sorte de 26 vide dans les appartements ou au contraire une hyper fixation. Mais, dans tous les cas, une absence de la fluidité du rapport à l’objet et cela est en rapport avec la perte partielle ou plus grande de la capacité de deuil. C’est-à-dire que l’on se crispe à l’objet ou qu’ il n’y a pas d’objet. Ce n’est pas un rapport doux à l’objet. C’est un signe que l’on observe surtout dans la grande exclusion. On ne peut pas en dire trop comme ça, il faut simplement le savoir. Septième signe La honte. J’en avais déjà parlé mais là il faut que je vous dise qu’il y a deux sortes de honte parce que c’est aussi très important pour que nous n’ayons pas des jugements. Vous savez le temps clinique, c’est une idée souvent reprise par Christian LAVAL, justement parce qu’il n’est pas clinicien et parce qu’il travaille avec des cliniciens. Le temps clinique est une sorte de suspension des systèmes de causalité ordinaire, un temps de suspension de l’action mais un temps également de suspension du jugement moral. Jusqu’à un certain point mais tout de même un temps de suspension du jugement moral. Parce que s’il n’ avait pas un temps de suspension du jugement moral, il y a des gens que nous jugerions très sévèrement et que nous pourrions pas soigner du tout. Cela ne veut pas dire qu’ils ne touchent pas notre sens éthique ou qu’il y a pas des limites à ne pas dépasser. Dans la honte, il faut savoir qu’il y a deux hontes. Tout à l’heure, j’ai parlé de honte rouge et honte blanche. C’est toujours par rapport à l’expérience d’humiliation. Effectivement, cette expérience d’humiliation est importante un certain temps et notamment dans l’entrée dans la précarité. Par exemple : besoin du RMI ou d’aller voir une assistante sociale. Vous avez un certain nombre de personnes qui ont l’impression de devenir transparentes. On leur demande tout ce qu’elles font à la maison, ce qu’elles font avec leur argent, alors que on ne dit même pas combien on gagne en France. Alors que là, il faut un déshabillage social extrêmement important pour bénéficier de l’aide de la république. Cela peut être utilisé positivement mais, en même temps, il faut savoir que cela peut donner des phénomènes d’humiliation et de transparence de la même façon que, quand pour la première fois, quelqu’un va faire la manche. C’est quelque chose que nous connaissons globalement, la honte par humiliation. Et il faut savoir que la honte est l’affect qui nous lie au regard d’autrui et par lequel nous avons le sentiment que justement, nous sommes tellement liés par un idéal commun. Si nous sommes regardés d’une certaine façon par rapport à notre propre manque, nous avons envie de rentrer dans un trou de souris, donc de disparaître. La honte fait partie de la clinique de la disparition mais en même temps c’est normal. Et la honte peut être tragique. Vous savez dans certaines religions, on dit : celui qui aura fait pâlir son voisin, n’aura pas part au monde futur parce que, faire honte à quelqu’un, c’est presque le tuer dans certains cas, et surtout si c’est public. Donc, il faut savoir qu’il y a cette honte par humiliation mais qu’il y a une autre honte, dont j’ai pris conscience très récemment par le dernier article qui va sortir dans Rhizome sur « Transparence, secret et discrétion », fait par un analyste lyonnais, Alain FERRANT, où il parle de la honte humanisante. C’est quelque chose que je savais comme ça mais que j’interprétais mal. Je savais que face à certaines personnes on dit « vous devriez avoir honte Monsieur », c’est à dire que la honte est bonne . Ce n’est pas la même honte que par humiliation. On ne dira jamais à quelqu’un qui est humilié : vous avez raison d’être humilié. On dira peut être : je vous comprends. Mais vous avez des gens qui sont éhontés, qui font n’importe quoi sans honte, comme s’il n’y avait pas un idéal collectif qui nous regarde tous. Vous avez des gens qui sont sortis de la honte. 27 Je n’avais jamais fait attention qu’être sorti de cette honte, c’est embêtant parce que cette honte est humanisante. La honte humanisante, Alain FERRANT l’a décrit un peu en terme de jargon psychanalytique que je ne vais pas utiliser tout de suite. Mais en gros, c’est la capacité d’assumer tout ce qui est de l’ordre du manque du côté sexuel, du côté corporel, du côté anal, du côté de notre puissance radicale à être parfait et d’accepter d’être honteux avec d’autres et de partager la honte au sein d’un idéal, parce qu’il a un idéal commun. Au fond, nous acceptons d’être en manque parce qu’il y a un idéal commun qui nous transcende. Cette honte là, si on ne l’a pas, on sort de l’humanité et si on l’a, on rentre dans une humanité partagée. Effectivement, on a certaines personnes qui sont éhontées dans la grande exclusion. Soit certains jeunes des banlieues qui font des choses à n’importe qui à n’importe quoi et on se dit : mais ils n’ont pas honte de faire ce qu’ils font . Mais non, ils ont perdu la honte. Ils ont perdu la honte. Ils ne voient plus le regard des autres. Il faut bien voir que pour sortir de cette honte, il faut sortir du regard collectif. Il y a des gens qui sortent du regard collectif réellement, peut être pour se protéger. La réapparition de la honte peut être un élément du traitement et d’ailleurs, dans certaines thérapies, utilisez le mot « honte » à bon escient, mais toujours très discrètement, parce qu’il y a des gens qui se suicident par honte. Donc, je voulais vous rappeler ces deux sortes de honte, dont la dernière que j’ai découverte récemment… parce qu’on en fini jamais d’apprendre. Jusqu’à présent j’interprétais mal le fait d’être dévergondé. Dévergondé pas au sens sexuel du terme, mais de :sortir de la vergogne. Un homme sans vergogne – vergonia en italien veut dire honte – un homme éhonté, sans honte, faisait ça pour faire honte aux autres et pour ne pas avoir honte eux-même. Je pensais que c’étais un phénomène de retournement. En fait, non . Ils sont sortis de la honte humanisante qui soude un groupe. Alors c’est délicat . C’est comme s’ils sortaient de notre humanité parce que nous, nous ne faisons pas n’importe quoi normalement. Pas seulement pas culpabilité mais aussi par honte, honte humanisante. Huitième signe L’incurie. En latin cura c’est le souci, le soin. La cure, c’est prendre soin de. L’incurie, c’est l’incapacité très discrète ou majeure à prendre soin de soi. C’est un des signes cardinaux, avec je dirais, si on veut vraiment élaguer, avec la diminution voire avec la récusation de la demande. Avec le monde à l’envers, l’incurie c’est un des signes cardinaux du syndrome, on va dire d’exclusion de soi. Cela commence par des petites choses. Par exemple : on ne va pas répondre aux lettres ou on ouvre le courrier mais on n’y répond pas ou, à un moment donné, on n’ouvre plus le courrier, ce qui va vous donner de gros problèmes si ce sont les HLM qui vous réclament un paiement ou si c’est un courrier qui vous dit que vous avez des droits à la CAF et que vous perdez les droits chômage parce que vous n’aller pas pointer. Ça peut aller jusqu’à la perte des papiers d’identité ce qui, à un certain moment, devient aussi un signe très important : l’obligation de perdre ses papiers. Ça peut être jusqu’au fait de ne plus se laver, de ne plus s’habiller, de ne plus faire ses courses. Et, peu ou prou, il y a de l’incurie dans la souffrance soit qui empêche de vivre , soit qui empêche de souffrir. Au début, en tant que psychiatre formé, je pensais que l’incurie était un signe de schizophrénie parce que dans la schizophrénie traditionnelle, il y a une forme qui s’appelle l’athymhormie, l’apragmatisme. Traduit en français courant, l’apragmatisme c’est ne plus rien faire et l’athymhormie ne plus rien sentir. Simplement les schizophrènes sont capables eux aussi de se sortir de leur corps, comme je le disais 28 tout à l’heure pour l’anesthésie, et de rentrer dans l’incurie. Mais ce n’est pas un signe de schizophrénie, c’est un signe de sortir du monde des humains dans la schizophrénie, dans la précarité et dans d’autres situations sociales. Evidemment, dans ce stade d’incurie, c’est l’urgence qui va faire appel. Par exemple, c’est quand quelqu’un va saigner que quelqu’un va avoir un gros truc ou va tomber. On vous a mis dans les dossiers un article que j’avais complètement oublié. C’était une conférence que j’avais faite à Bordeaux et si vous le lisez, vous verrez qu’il y a deux cas de demande comme ça. Un homme que je rencontre dans un centre d’accueil des gens de la rue. Et puis je le vois blanc mais lui, ce n’est pas de la honte : je savais qu’il avait un cancer de l’intestin. Je me suis dit, il doit saigner et je lui dis « Monsieur vous devriez aller à l’hôpital » et il me dit « je ne peux pas : j’attends de tomber ». Il attendait de tomber et que dans la chute, de préférence, il ne soit pas tout seul. Mais ce n’est pas hystérique. Mais ce que la chute demande pour lui, lui en tant que sujet ne pouvant pas demander, c’est l’urgence corporelle. Cela est très important. L’incurie, c’est l’urgence qui fait demande. Neuvième signe La mort. On doit le dire et je l’ai déjà suggéré fortement tout à l’heure : la complication principale, c’est la mort prématurée. Patrick Declercq a fait ce très bel ouvrage : « Les Naufragés, avec les clochards de Paris ». Il y parle du syndrome de désocialisation. Moi, je l’appelle syndrome d’auto-exclusion pour signifier l’acte actif de la personne qui, pour ne pas souffrir, met en jeu des mécanismes de défense qui l’expulsent de lui même, et dont le prix à payer est extrême. L’un des prix à payer quand on ne s’occupe plus de soi, c’est la mort, la mort prématurée. Il y a deux types de situations. Il y a l’extrême : la personne qui meurt par disparition. On se dit: il y a longtemps que l’on n’a pas vu Madame, Monsieur un tel…On va frapper, il y a une odeur pestilentielle, on fait ouvrir par le commissaire de police et on s’aperçoit que le visage s’est effacé et que l’on reconnaît le mort ou la morte uniquement à ses habits qui ont été donnés par telle ou telle personne. Cela fait partie des pathologies de la disparition qui, au-delà la honte, font mourir seul, complètement seul, disparaître. C’est l’ultime point de l’incurie. C’est la disparition de soi, que l’on soit vieux d’ailleurs ou que l’on soit jeune, c’est relativement non exceptionnel. On a tous des cas comme cela où l’on se dit : c’est scandaleux. C’est scandaleux, mais il faut aussi admettre que bien sûr, on aurait pu les voir avant. Et si l’on était allé les voir avant, ils n’auraient peut être été que dans le coma, que dans la déréliction. Mais le coût à payer, comme cet homme qui utilisait une hache et un couteau pour ne pas tuer, le coût à payer est exorbitant. Les mécanismes de défense sont faits pour se défendre mais des fois cela va au delà. L’autre modalité de décès c’est : on meurt et il y a un grand enterrement. En général, ce n’est pas la famille qui s’en occupe. On a fait une recherche à l’ORSPERE avec Valérie COLIN qui est psychologue chercheur à l’ORSPERE. Donc quand les gens sont investis et qu’ils meurent de n’importe quoi, d’un cancer, d’un meurtre, d’un suicide, on leur fait des funérailles magnifiques. Puis l’on s’aperçoit qu’ils n’étaient pas si seuls que ça. Il y a tous leurs anciens copains qui viennent, toute leur famille qui vient, et il y a un rituel funèbre qui les réintègre dans la communauté des vivants et des morts avec des lectures. On se dit : finalement, ils avaient des gens pas si loin d’eux, je croyais qu’ils étaient seuls. Et l’on s’aperçoit à ce moment là, et c’est ça qui nous a convaincu d’ailleurs encore plus, que pendant toute leur vie ils luttaient 29 activement contre le lien. Parce que lorsqu’ils sont morts, ils ne luttent plus contre le lien et les gens reviennent. Il y a des gens qui reviennent qu’ils n’avaient pas vus depuis 10, 15 ans. Ils le savent par ouï dire. Ce n’est pas si exceptionnel. Et là, le rôle des psy, ou le rôle des équipes qui font du travail social, après une mort soit par disparition soit avec un rituel, c’est de parler du mort. C’est extrêmement important. Pourquoi ? Parce que nous, nous savons déjà que quand nous perdons un patient par suicide, ça nous fait beaucoup de peine. On se sent toujours coupable et on étudie si objectivement on a fait une faute. Au moins que cela serve pour d’autre. Est ce que l’on a été sourd ? Mais l’intérêt de parler des morts que nous avons investis (investis cela veut dire aimés), que nous avons aimés à notre manière de professionnel, manière d’humain, avec du lien fort, c’est de nous détacher de la culpabilité, de l’enterrer dans une crypte à l’intérieur de nous parce que l’on ne peut pas en parler. Et c’est donc le sortir de nous, de le réintégrer dans la communauté des vivants et des morts. Et quand on parle du mort, on parle de son histoire. Il y a un moment magique quand cela marche bien et à mon avis ça marche bien presque tout le temps. Quand ça marche bien, on sent un silence, on sent que le mort est réintégré dans la communauté des vivants et des morts, où les morts sont à leur place et les vivants à leur place aussi. Et on fait communauté, c’est à dire on se souvient pour toujours, comme on se souvient des gens que l’on a aimés et qui sont morts, on se souvient des usagers, des patients que l’on a soignés. Ils font partie de notre univers, de la communauté des vivants et des morts, c’est l’anti-exclusion absolue. Quelquefois, on peut se dire que c’est dommage qu’ils fassent partie de la communauté maintenant et qu’ils en aient été exclus avant. Quelquefois, une des souffrances, c’est de s’apercevoir que ce n’est qu’à ce moment là qu’ils rejoignent la communauté et qu’ils avaient tout fait pour se protéger d’une souffrance innommable, en rapport avec le contexte social certainement. Je ne tends pas à tout psychologiser, je tends à voir l’aspect psychique de la précarité sociale et de l’exclusion. Il ne faudrait pas que vous pensiez que je veux réduire les phénomènes psychosociaux à simplement de la psychologisation ou de la psychiatrisation. Mais il y a des aspects psychiques comme il y a des aspects sociaux, comme il y a des aspects économiques, comme il y a des aspects politiques. Je parle vraiment là en qualité de psychiatre. Dixième signe La souffrance des intervenants. La souffrance des intervenants dans la précarité, disons dans la précarité compliquée, cela fait parti du syndrome, cela fait partie du tableau. C’est pour cela qu’il y a le rapport Lazarus. C’est pour cela que l’on est ensemble aujourd’hui. On l’a vu très explicitement lors d’une recherche que l’on avait faite à la demande d’une municipalité. Parce que l’on travaille de plus en plus avec les élus, qui sont des maillons politiques très importants, des élus de proximité. En plus, ils ont une responsabilité collective, légitime par définition, et ce sont eux qui nous avaient demandés, parce que j’étais sur la région Rhône Alpes, pour faire un bilan de comment ils fonctionnaient dans leurs réseaux préexistants, le réseau psychosocial. C’était à Bourgoin-Jallieu, ville moyenne de 40000 habitants, ville moyenne qui a ses particularités, sa culture, sa tradition. Ils faisaient des choses très très bien et nous, nous avons été stupéfaits car il y a eu d’une part, une étude par questionnaires, et une étude directe par interview. Sur les questionnaires, le groupe des chercheurs où je n’étais pas, a authentifié des signes, une sémiologie très astucieuse que les travailleurs sociaux avaient trouvée, je dirais implicitement, vis à vis des personnes en situation de précarité. 30 Nous, nous l’avons écrit car nous, les cliniciens, nous adorons les signes. Cela nous permet de décrire des syndromes, des maladies, de soigner. Alors on leur dit : voilà ce que vous nous dîtes. Ça ne les a pas intéressé du tout parce que ce ne sont pas des médecins ni des psychologues. Ce sont des travailleurs sociaux. La seule chose qu’il nous ont demandée de remettre c’est : « avec tout ça on est mal, on souffre ». Et pour eux le signe de base, c’est la souffrance de l’intervenant.On a tout de même gardé ce que l’on a trouvé parce qu’on ne voulait pas le mettre dans la corbeille des ordinateurs. Mais ce qui paraissait le plus important, c’était ce sentiment de malaise, cette souffrance portée. Vous pensez bien qu’avec l’incurie, qui porte le souci ? C’est l’intervenant, qu’il soit soignant ou qu’il soit dans le travail social, qui porte le souci du sujet. Donc en fait, c’est un porte souffrance et il en souffre. Tous ces signes lorsqu’ils sont maximaux, c’est soit le syndrome de désocialisation DECLERCQ, soit ce que j’ai décrit en 1999 sous le signe du « syndrome d’auto-exclusion » et l’on peut trouver d’autres mots, que l’on observe dans toutes les situations où un homme se sent éjecté de la situation d’humanité. On les observe donc dans la précarité même sans extermination car quelquefois, on les observe chez les schizophrènes dans des maladies stigmatisantes, et on les observe en cas de génocide. Cela ne veut pas dire du tout que ce qui se passe au niveau de la précarité sociale actuellement en France ou dans d’autres pays d’Occident est du génocide. On peut peut-être faire des comparaisons en montrant les grandes différences et des points identiques mais psychiquement, nous savons que les effets psychiques ne sont pas toujours proportionnels à l’intensité des effets sociaux et qu’il suffit, en quelque sorte, de se sentir exclu du monde des vivants, à tort ou à raison et d’une manière suffisamment longue, des vivants humanisés, pour rentrer dans le syndrome d’auto-exclusion. Est-ce que c’est de la psychose ? Certains disent oui, certains disent non. Ça ressemble à la psychose mais ce n’est pas nécessairement de la psychose. J’ai des éléments qui me poussent à dire, avec beaucoup d’autres, que même si ça paraît un syndrome majeur, c’est quelque chose que tout le monde peut avoir, surtout s’il a été traumatisé dans son enfance, surtout s’il y a eu des traumatismes cumulatifs et surtout si la vie sociale à un moment donné… c’est la goutte qui fait déborder le vase, ce qui n’est pas le cas dans les cas de génocide où le syndrome est par définition au-delà de toute enfance. La pathologie mentale : dans la clinique psychososiale, et je terminerai par là pour l’instant, vous trouvez des pathologies psychiatriques garanties, vous trouvez des pathologies qui sont reconnues comme telles, des gens qui sont soignés et qui sont reconnus comme tels, qui ont peut être été perdus de vue par les équipes, qui mériteraient d’être soignées parce que les personnes qui ont des maladies mentales vraiment systématisées, actuellement bénéficient d’un soin, c’est sûr. Je vous ai parlé tout à l’heure simplement des neuroleptiques qui faisaient que cette personnes délirante sentait son corps , cela ne l’a pas empêchée de délirer mais certainement elle avait moins d’angoisse mais était psychotique puisqu’elle sentait son corps. Vous avez aussi des psychotiques qui ne sont pas authentifiés comme tels parce qu’ils sont authentifiés comme des cas sociaux. Cela est extrêmement pénible. Vous avez des gens qui ont des symptômes de bizarrerie, de dissociation. Quand on les écoute, ils entendent des voix, ils ont des automatismes mentaux, ils sentent des courants électriques dans leur corps, ils ont quelque fois des syndromes psychiatriques comme avant l’époque des neuroleptiques. Ils ont parfois même des délires cosmiques comme on en observe plus dans les hôpitaux psychiatriques. Quand j’ai préparé l’internat, on disait que la pneumonie avait été décapitée par les antibiotiques. Il est vrai qu’on ne voit plus 31 les grandes pneumonies avec toutes les phases, comme autrefois, avec l’abcès du poumon à la fois. Certains le regrettent car c’était magnifique. Les malades ne le regrettent pas, c’est sûr. Mais pour la schizophrénie c’est pareil. Un homme ou une femme ayant une schizophrénie va beaucoup mieux qu’autrefois et en particulier les neuroleptiques modernes ont décapité un certain nombre de complications internes ou adjacentes à la schizophrénie. Mais dans la grande exclusion ou dans l’exclusion même moyenne, on trouve des gens qui, refusant le soin, ont des syndromes cachés ou évidents majeurs, et l’un des drames auxquels nous assistons relativement impuissants, de moins en moins malgré tout, c’est que les services de psychiatrie vont être amenés à les récuser, en disant : « c’est un cas social ». Alors qu’en fait, oui, ils peuvent avoir toutes les caractéristiques du cas qui mérite d’être traité dans la filière sociale et ,en même temps, ils ont vraiment une pathologie qui mériterait d’être soignée psychiatriquement. Il y a là un va et vient au niveau des identités professionnelles qui est en train de se faire et il est vrai que des gens mériteraient d’être soignés et qu’ils ne le sont pas. Et pour beaucoup, eux-mêmes ne le veulent pas. Ce n’est donc pas seulement de la faute de Pierre ou Paul. Certains ne le veulent pas et on ne peut faire à tout le monde une hospitalisation d’office ou une hospitalisation sur la demande d’un tiers. On ne peut pas non plus diagnostiquer, indiquer un internement généralisé de tous ceux qui ont un trouble psychique grave. Cela ne peut être fait qu’au cas par cas, sinon ce serait quelque chose d’un peu massif, insupportable. Vous avez aussi, évidemment des tas d’autres signes. Les troubles de l’humeur, les dépressions. A cet égard je dirai qu’il y a des choses à différencier comme MAISONDIEU l’a fait. Par exemple, il faut vraiment différencier le découragement et la dépression. Ça n’a l’air de rien parce qu’on peut mourir d’une dépression quand on est découragé. Ce n’est pas exactement les mêmes mécanismes. Dans le cas d’un deuil, quand on perd une personne aimée, on ne va pas soigner comme une dépression psychiatrique sans effet extérieur déclenchant, etc.. Il est donc très important de faire des diagnostics qu’on ne faisait pas autrefois. Il y a des découragements qui sont majeurs et il y a des découragements qui méritent d’être encouragés, et c’est d’ailleurs dans ces cas là qu’on a des effets quelquefois spectaculaires au niveau de la honte, du découragement, de l’inhibition. Et vous avez tous ces cas, dont je vous ai parlé, qui font certainement la majorité des signes mineurs ou majeurs de la précarité qui méritent autant pour les psychiatres, les psychologues, les travailleurs sociaux et d’autres, d’aller jusqu’au bout de leur impuissance professionnelle, c’est-à-dire de travailler la question cliniquement puisqu’il s’agit de personnes singulières. Il y a autre chose aussi qui introduira la question du secret partagé dont on discutera un peu plus tard, qui est quelque chose de très important. C’est, puisque l’un des signes cardinaux de la précarité compliquée, c’est la diminution de la demande, voire la récusation de la demande, qu’on est bien obligé d’accepter que des tiers portent la demande. Par exemple qu’un tiers social arrive à l’urgence en disant : « je vous amène Monsieur X qui a besoin de soins ». C’est quelque fois très difficile car le médecin va dire :« très bien, Monsieur ou Madame, veuillez sortir ». Il va parler avec le patient : Alors Monsieur que dites-vous ? ça ne va pas ? Oh non, moi ça va bien. Justement des négations du trouble, des négations de la souffrance, sortis de sa propre subjectivité. Moi, je me souviens être allé voir un homme dans un foyer Sonacotra qui n’était pas sorti de chez lui durant 9 ans. J’y vais avec une infirmière. - Bonjour Monsieur, comme ça va ? - Moi Docteur, ça va très bien 32 Le seul moment où il a pu parler de sa souffrance, c’est dans une petite chambre d’un foyer Sonacotra non rénové. Je lui demande d’arrêter sa télé car je suis un peu sourd. « Si je ferme la télé c’est l’enfer ». C’est le seul moment où il m’a parlé de sa souffrance en plusieurs mois de soins chez lui. Il est certain qu’il ne faut pas attendre des gens qui sont dans ces syndromes dont je vous ai parlé avec les 10 signes, peu ou prou, qu’ils disent : « oui mon assistante sociale ou mon éducateur m’a amené parce que vraiment, ça va mal ». Non. Il est certain que c’est une faute professionnelle dans l’état actuel des connaissances, de ne pas écouter le tiers social pendant un temps, comme on écoute une famille qui amène un adolescent en super crise. Même si on écoute l’adolescent seul, sans les parents. De la même façon qu’il est très important d’écouter l’homme ou la femme ou l’adolescent qui était amené un tiers social. « Vous voyez, Madame X est très inquiète pour vous, elle dit que… » alors que fait-on ? Valider la parole du tiers social pratiquement est une exigence de la clinique psychosociale. C’est quelque chose qui n’existait pas quand j’ai fait mes études. Je vous ai fait cet exposé introductif au niveau la clinique psychosociale et je vous propose maintenant de discuter. Vos interventions peuvent être sur un désaccord théorique, sur quelque chose qui raisonne avec votre propre pratique, sur une interrogation ou sur quelque chose qui peut paraître du jargon dans ce que j’ai dit … 33 34 DEBAT DU MATIN Christian BEAUTIER, Directeur départemental de l’association nationale « prévention, alcoologie, addictologie » Vous nous avez dressé un tableau des signes d’alerte, que l’on peut apercevoir dans la rencontre avec la personne fragilisée. Mais ne pensez-vous pas que ces personnes sont issues d’une vie plus ou moins chaotique, assez marquante sur leurs capacités psychologiques à réagir. Je voudrais avoir votre opinion là-dessus Ò Dr. FURTOS : « C’est vrai, il y a eu un certain nombre d’études de la FNARS, ou par Viviane COVES et Caroline MANGIN LAZARUS, sur les bénéficiaires du RMI en Ile de France, où on retrouve effectivement tout ce que vous avez dit. Il est certain que, quand on a une population soumise à des processus sociaux de précarité, on remarque qu’ils ont été davantage que la moyenne soumis à des traumatismes, dans l’enfance et dans l’adolescence, assez supérieurs à la moyenne, en particulier abandon précoce, sévices sexuels, etc… Donc on sait que plus on prend un mauvais départ dans la vie, plus cela va être difficile après. Si je n’ai pas trop parlé de cette histoire que vous rappelez, c’est parce que quand on reçoit quelqu’un qui est dans cette situation, si ce n’est pas une analyse très précise, s’il va bien, il va pouvoir nous raconter sa vie, progressivement, comme le ferait quelqu’un d’autre, sur un certain nombre de rencontres. Mais on s’aperçoit que plus les gens vont mal, moins ils racontent leur vie et plus leur vie se réduit à quelques éléments de perte, type accident de la vie. Voilà, j’ai eu un accident de la vie, il s’est passé ça et ça et on ne peut pas en sortir. Par contre, si on essaie de faire une anamnèse très précise, c’est à dire d’orienter comme on a l’habitude de le faire, « parlez moi un peu 35 de votre enfance etc .. », ils ne restent pas plus que deux ou trois séances. C’est à dire qu’ils n’ont pas la capacité de revenir sur eux-même parce que cela fait trop de mal, parce qu’ils sont sortis de la capacité de penser la souffrance et aussi peut-être parce que ce qu’ils ont vécu en tant que fils ou fille a été empoisonné par le poids qu’ils ont vécu. C’est un peu par respect pour ça que je n’y ai pas fait allusion. Il y a une autre cause. C’est que je pense qu’en effet, plus on a été touché dans sa vie, plus des traumatismes de la vie actuelle risquent de vous casser. En fait, malgré tout, on sait qu’il y a tout de même pas de corrélation absolue. Il y a une corrélation statistique mais pas absolue. Vous avez des personnes qui apparemment n’ont eu aucun de ces traumatismes, je dirais officiellement légitimé de type placement, sévices et qui cependant cassent à certain moment, peu être qu’il y a des choses que l’on ne sait pas. Et le gros, c’est que ce que nous pouvons savoir sur nos malades. Ce n’est seulement pas des enquêtes statistiques, épidémiologiques, c’est quand ils nous le disent. Les personnes auxquelles nous sommes confrontés sont des personnes qui, sauf quand elles vont assez bien, sont dans l’incapacité de nous dire pourquoi elles vont mal, à part des choses assez stéréotypées. Pendant un certain temps, il faut accepter d’être frustré de cette connaissance. Je vous le dis. Evidemment, si on tient la distance dans le temps, les choses vont s’enrichir. C’est vraiment quelque chose qui faut savoir sur le plan pratique. Un jour, j’avais reçu l’homme dont on a parlé dans l’article fait à Bordeaux que j’ai intitulé Prospéro, comme dans « la Tempête » de Shakespeare. C’est un homme qui pour un petit moment était venu dans un foyer de transition qui est à l’hôpital psychiatrique du Vinatier. Il était complètement à la rue. Il semblait être sur une pente ascendante. On n’avait pas encore de place dans un centre contre l’alcoolisme, pour le sevrage, quelque part en Haute Loire. Il était donc venu dans ce foyer dont je suis le responsable médical et comme c’était un peintre, je l’ai envoyé à l’hôpital de jour en disant à mon collègue qu’il s’occupe de lui. « Ecoutez, avec lui, il ne faut pas être trop psychiatre », et je pensais qu’il m’avait entendu. Mais c’est vrai que je n’avais pas dit ce que j’entendais par « il ne faut pas être psychiatre ». Donc c’est vrai, c’était un peu paradoxal. Monde à l’envers, j’avais oublié de lui dire que cet homme était dans un monde à l’envers. Quand il y est allé, ce psychiatre qui était un collègue avec une conscience professionnelle, avait fait un dossier lui demandant tous les éléments du dossier. Quand il est revenu me voir, il me dit : « il est d’une indiscrétion ce psychiatre, je n’y reviendrai plus jamais ». C’est par rapport à tout cela que j’en rencontre peu parce que la clinique psychosociale en tant que clinique, c’est pour aider. Ce n’est pas pour renier toute l’histoire. Même si on ne la sait, on doit savoir qu’il y en a une. Même si on ne la connaît pas, ils ont eu un père et une mère. Même s’ils ont été abandonnés, ils ont eu un géniteur, une génitrice. Ils ne sont pas morts et s’ils ne sont pas morts, ils ont eu des personnes tutélaires, mercenaires mais mercenaires suffisamment aimants pour qu’ils ne meurent pas d’anaclitisme ou de syndrome d’abandon. Ils ont une histoire mais une histoire dont il ne peuvent pas parler quand on les rencontre nous. La clinique psychosociale, c’est une histoire entre aidants ou soignants et cette personne qui est sur le point de basculer en dehors du groupe des humains pour une raison X ou Y a sa propre histoire à laquelle nous n’avons pas accès à ce moment là. Peut-être dans deux ou trois ans si tout va bien. Le but de la clinique psychosociale, c’est d’empêcher qu’ils aillent jusqu’au bout de la logique de l’auto-exclusion et qu’ils reviennent dans un monde qui ne soit pas trop à l’envers, qu’il y ait du monde à l’endroit et surtout qu’ils ne continuent pas à se casser le corps, car lorsqu’ils se cassent le corps on ne peut plus rien pour eux puisqu’ils meurent. 36 Donc, ils restent vivants, qu’ils soient vivant psychiquement, qu’ils aient des liens, etc…Et c’est vrai que quelquefois, des mois ou des années après, ils peuvent aller au CMP, quelquefois plus tôt et là, ils sont revenus à l’intérieur d’eux-mêmes. L’histoire est relativement accessible. Voilà ce que je peux répondre en acceptant ce que vous dîtes et en le recontextualisant. Madame MAZAUTAUD, responsable du service social CRAM Aquitaine pour les Landes. Parmi les signes que vous avez évoqués, cela m’a fait penser à deux situations délicates rencontrées par les assistantes sociales du service. Premier type : une personne avec de gros problèmes de santé, vivant à domicile avec un chien, parlait de façon systématique et avec de nombreux détails des problèmes de santé de son chien, sans arriver à échanger sur ses propres difficultés. Deuxième cas : une personne, et on en trouve beaucoup dans les Landes, pour laquelle l’accès aux soins ne pouvait pas s’envisager sans avoir traité au préalable le problème de l’accueil de ses nombreux animaux domestiques, tant leur abandon lui était insupportable. Ces animaux, dans des contextes de personnes totalement isolées socialement, prennent beaucoup de place, et de temps aux assistantes sociale, qui essaye de trouver une solution acceptable pour la prise en charge des animaux. Ò Dr. FURTOS : Bien sûr, cela fait partie de la clinique. C’est-à-dire, quelle que soit la manière psycho-dynamique dont on va pouvoir envisager le rapport de cette personne à l’animal, est-ce que c’est une substitution du lien social ? Est-ce que c’est une identité projective où la personne se met à l’intérieur du chien et c’est le chien qui est malade ? Est-ce que c’est un syndrome d’agrippement comme avec des peluches ? Est-ce que ce sont des objets vivants non vivants ? C’est un champ que je connais certainement moins que d’autres mais ce que je sais, c’est qu’il faut prendre en compte les animaux aussi. Quelquefois, quand on oublie qu’on est dans un monde à l’envers, on va dire : « écoutez Madame, moi je ne suis pas vétérinaire, je suis médecin, je suis infirmière, je suis assistante sociale…et c’est vous que je veux soigner ». Si on dit cela, on parle normalement alors que peut-être il y a une manière de parler au chien. Si votre chien pouvait parler, on lui dirait « dis à ta maîtresse que… ». Introduire une notion de psychodrame. Ceci étant dit, il est difficile d’improviser. Il y a une fille dont on avait soigné la mère qui faisait 280 kilos et qui a fini par mourir asphyxiée. On l’avait prise en soins. On l’a aidée un certain temps puis elle a fini par mourir de complications respiratoires parce qu’elle reprenait toujours ses kilos. Elle n’était pas du tout dans la précarité sociale : c’était un problème de psychiatrie bizarre. Tous ses enfants avaient été placés car chaque fois qu’elle avait un enfant, elle prenait 50 kilos et elle plaçait son fils ou sa fille. Il y avait tout de même une fille qu’elle avait réussi à reprendre. Cette fille, on l’avait connue toute petite en hospitalisation à domicile et quand sa mère est morte, c’est elle qu’on a soigné. Elle avait un chat, donné par la mère et là encore, elle est hospitalisée et le chat reste chez elle. Alors je dis : « il faut s’occuper du chat ». Déjà on s’en était occupé et comme c’est une fille compliquée, plus personne ne voulait s’occuper de son chat dans l’environnement immédiat, dans le voisinage. Je dis : « il faut s’occuper du chat », et j’étais persuadé, dans la toute puissance, qu’une seule parole… Huit jours après, je demande où est le chat mais le chat est toujours chez lui. Si jamais ce chat meurt, cette fille ne peut plus vivre puisqu’il y a dans le chat, donné par sa mère, il y a quelque chose qu’elle n’a pas encore pu élaborer entre sa mère et elle, etc…Alors j’ai dit : « il faut aller s’occuper du chat ». Il y a des moments où suite à des phénomènes de clivages autour de la situation, les gens deviennent bêtes. Les infirmières disaient : il y a des problèmes d’effectifs et nous ne sommes pas payées pour aller chercher un chat. L’assistante sociale disait : « moi, je ne m’occupe pas des chats, je m’occupe des personnes ». 37 Au CMP, il y avait une « bisbille » entre le CMP et l’hôpital car c’était une situation très difficile, avec des conflits qui avaient été insuffisamment réglés : « ils l’ont voulue, ils la gardent ». Et j’étais en pleine consultation, j’étais en retard, avec 3 ou 4 personnes qui attentaient. Alors je me suis fâché, j’ai donné un ordre, ce que je ne fais jamais car en psychiatrie, si vous donnez des ordres cela ne sert à rien. Malgré tout j’ai demandé à une infirmière qui est ma femme et qui connaissait la fille depuis longtemps, j’avais donc accès à elle plus facilement et j’ai demandé à une assistante sociale d’y aller tout de suite. Elles avaient le droit de dire non et à ce moment-là j’y serais allé, car c’était au plus ancien dans le grade le plus élevé d’y aller. Je savais qu’il y avait quelque chose de vital, qu’il avait du clivage entre les équipes mais comment aider cette fille progressivement à vivre par chat interposé, ce qu’elle ne pouvait pas ressentir en sa personne propre. Je n’accuse personne, mais il y a des situations où il y a du clivage partout ; et donc la situation, c’est de prendre la clinique comme elle est. Dans la clinique de cette femme il y a un chat et donc le chat fait partie de la clinique. On est allé voir le chat mais un chat, c’est très costaud. Pourtant, il faisait très chaud mais en huit jours, il ne s’était rien passé. Ils l’ont nourri quelques jours et ils l’ont ensuite mis dans un endroit pour bêtes en trouvant l’argent pour payer, etc… Je ne peux rien vous dire sauf qu’il faut prendre en compte, il faut bricoler. Il y a peut-être des institutions qui prennent en compte les animaux. On est obligé de prendre en compte les animaux car ça fait partie de la clinique. C’est tout ce que je peux dire et je pense qu’il faut beaucoup parler des animaux avec les patients. Il faut qu’ils nous en parlent comme parfois une mère ne peut parler d’elle qu’en parlant de son enfant ou de son nourrisson même si elle est complètement collée et que ça ne va pas. On est bien obligé d’accepter la clinique telle qu’elle est. Ò M. LAVAL : L’histoire des animaux est intéressante. La France est le pays européen où il y a le plus de personnes qui ont des animaux à domicile. Il faut poser cette question là de la présence des animaux comme un indicateur de santé mentale. Je n’ai pas de réponse, mais j’essaye d’ouvrir un débat qui serait autre que celui d’une appréhension clinique des choses, qui va toujours du côté d’une situation individuelle. Je vous donne un exemple : quels sont les objets qu’on fait rentrer dans cette problématique et pourquoi on les fait rentrer ? Là, on parle des chats. Si vous avez, ce qui n’est pas le cas ici et vous avez de la chance, si vous avez en région parisienne un certain nombre de personnes qui passent deux heures à deux heures et demi dans des bouchons, sur le périphérique, est-ce que le bouchon on le fait rentrer dans une problématique de santé mentale ? Quand et pourquoi ? Ou est-ce qu’on le laisse comme un problème d’urbanisme ou de circulation ? Je ne veux pas en dire plus mais je voudrais élargir cette question à une problématique un peu plus collective. Françoise VANDORME, cadre infirmier à SainteAnne à Mont de Marsan Je reviendrai sur le mot ségrégation prononcée par Madame PERRONNE dans sa présentation. Quand je suis arrivé à Mont de Marsan, on m’a dit : « il y a certains quartiers où tu ne dois pas habiter ». Le Peyrouat en faisait partie. Dans ma profession, j’ai eu l’occasion de travailler de nuit sur l’Hôpital Layné. Un soir, je prends ma voiture pour ramener un jeune homme, qui avait été soigné. Dans la voiture, il me demande de ne pas l’emmener à l’adresse qu’il avait indiquée à l’Hôpital. Il me donne une autre adresse que je ne connaissais pas. « Bon, je vous emmène, mais vous ne rentrez surtout pas dans le quartier, c’est dangereux pour vous ! ». Revenue au boulot, j’explique l’histoire à mes collègues. « Mais tu y es allée ? - Oui, j’étais dans la voiture. Mais il est descendu à l’entrée du quartier, je ne suis pas entrée. » Est-ce que cette personne, qui avait ce regard sur lui et sur le lieu où il habitait, était capable après de ne pas avoir de problème d’intégration et d’insertion dans la société, de part son domicile ? ». 38 Ò Dr. FURTOS : Je trouve cette intervention également extrêmement importante car elle met en avant à la fois le poids des mots et le poids des représentations sociales. Si on se laisse piéger exclusivement par le poids des mots, on leur laisse le pouvoir en tant que mots coupés d’un flux du vivant ; des mots posés comme ça. J’en profite pour dire que le mot « exclu » fait partie de ces mots là : les exclus. Si on nomme certaines personnes « les exclus », ça veut dire, en prenant la définition que je vous ai proposée tout à l’heure, qu’il y a des gens qui sont sortis de la condition humaine. Donc, c’est comme lorsque l’on dit je vous présente les schizophrènes. Cela veut dire : il a tel et tel symptôme. Je vous présente un exclu : je vous présente quelqu’un qui n’existe plus parmi nous. Ceux qui ont beaucoup de tendresse en donnant ce mot, moi je connais des psychiatres qui sont des psychiatres d’errance, qui vont dans la rue. Quand ils disent un exclu ça veut dire un bonhomme en grande difficulté sociale. Le mot n’est pas excluant, je veux dire. Mais c’est vrai que ce sont des mots qui signifient quelque chose. Moi je parle toujours de processus d’exclusion et pas d’exclu. Mme VANDORME C’est surtout le mot « ségrégation ». Ò Dr. FURTOS : Le mot ségrégation fait partie des mots qui font peut être peur ici. Il y a peut- être ici un problème de représentation dans la ville où des mots, des quartiers sont considérés comme ça. Il y a des gens qui font partie des conseils municipaux à cette table ou qui sont directeur de cabinet. C’est des problèmes pour lesquels à titre individuel on peut intervenir individuellement mais qui posent un problème collectif. Au niveau du collectif, je ne peux rien en dire n’étant pas en position d’élu. Mais je sais qu’en tant que clinicien, j’ai travaillé et je continue à travailler dans des cités dites à risques dans l’Est de Lyon, où je trouve que le plus important c’est de dire bonjour aux gens que l’on rencontre. Peut-être aussi de ne pas se promener seul la nuit, ne pas être dans des nids, dans des phénomènes de bandes nocturnes où la nuit il n’y a plus personne. Il est certain qu’il faut travailler avec les représentations, nos propres peurs. Et comment on fait avec nos peurs ?. Dans le CMP où je travaille il y a, je ne vais pas trop insister la dessus, mais il y a un énorme travail à faire. Je ne me souviens plus dans quel sens vous avez employé le mot ségrégation mais vous pourrez peut être dire dans quel sens vous l’avez employé pour voir aussi ce que cela signifie dans votre discours. Après, on pourra continuer. Mme VANDORME Ce n’est pas une accusation dans le sens d’un emploi du mot. C’est plutôt la façon dont les gens qui habitent ces quartiers peuvent après pouvoir sortir. Ò Dr. FURTOS : Oui, les mots ont ici un sens très fort Ò Mme PERRONNE : J’ai utilisé ce terme de ségrégation lorsque j’ai rappelé le parcours et la démarche. En préliminaire de la rédaction de la convention cadre, nous avons organisé une phase de diagnostic sur ces quartiers dits prioritaires. C’est vrai qu’il y a toute une phraséologie liée à ces procédures et à ces politiques, je ne l’ai peut être pas utilisée dans les bons termes. Ces quartiers, j’ai dit qu’ils concentraient des processus de ségrégation et d’exclusion, que les personnes qui venaient de par leur parcours résidentiel parce que, notamment ce quartier du Peyrouat, concentre la plus grande partie de l’habitat social. Enfin pour les personnes qui travaillent au quotidien sur ces quartiers, elles habitent sur ce quartier non pas parce qu’elles l’ont choisi. Au contraire elles le vivent aussi comme un parcours d’échec. Arriver au Peyrouat aujourd’hui, tous ceux qui arrivent, c’est parce vraiment il n’y a pas d’autres solutions. Je vous rassure sur le quartier du Peyrouat : on peut y aller jour et nuit et on intervient jour et nuit. J’y interviens aussi. J’ai essayé de transcrire 39 ces parcours, ces processus qui sont soit d’origine urbaine soit d’origine sociale mais je ne suis pas choquée par le terme ségrégation. C’est un processus et on y participe tous. Mme VANDORME A la limite, je suis choquée du fait que cela puisse exister et que je fais partie du fait que ce processus existe ; parce que j’ai peur d’aller au Peyrouat, parce que j’ai peut être aussi une attitude qui fait que les gens du Peyrouat me font peur. Cette ségrégation, j’en suis peut être aussi l’acteur. Mais je suis malheureuse que cela puisse exister de nos jours. Ò M. LAVAL : La boucle est bouclée. Quand quelqu’un qui fait partie de ces quartiers dit à quelqu’un qui n’en fait pas partie que ces quartiers sont dangereux et qu’il ne faut pas qu’il y rentre, on est dans une tragédie sociale qui aliène la personne qui est dans le quartier et qui nous aliène nous. L’histoire n’est pas tant autour de la stigmatisation de ce mot car tous les mots ont des effets. Mais c’est sur le fait que c’est la personne qui elle même habite dans ce quartier qui emploie ce mot. C’est vrai que nous avons une responsabilité collective quand on emploie ces mots. Ségrégation veut dire séparer, qui ne sont pas agrégés de la même manière que nous. Cela veut dire que pour nous ils sont ségrégés. Je rappelle toujours le travail de David LEPOUTRE Au Chœur des banlieues, où on demande à un gamin d’un quartier dit ségrégé (mais ce n’est pas comme cela que j’appellerais les choses mais c’est comme cela que l’on parle ici pour l’instant ). Combien il peut nommer de noms dans son entourage ? En règle générale, les gamins arrivent entre 300 et 400 noms. Moi si je demande à mes fils, j’en ai deux, combien ils connaissent de personnes dans leur entourage, je ne pense pas que l’on arrive à autant de noms. La question n’est pas tellement tant celle de l’agrégation, donc celle des liens. Je crois qu’il faut faire aussi un sort à cette question qui serait qu’il n’y aurait pas de lien dans certains espaces de la République. C’est surtout que les liens ne se composent pas de la même manière. On y reviendra cet aprèsmidi. Sur un autre niveau, ségrégation, exclusion du point de vue de la manière dont se construisent les politiques publiques, c’est vrai que les politiques publiques sont tout à fait responsables de la catégorisation officielle. Il y a des catégories officielles. On voit dans les circulaires, les décrets « lutte contre la grande exclusion », « lutte pour les personnes défavorisées, les plus démunis ».On a eu les nouveaux pauvres, on a eu tout un tas de catégories depuis 15 ans qui montrent en fait que l’on est passé d’une action sociale qui était du côté de l’intégration au côté de l’insertion et, qu’en fait, la question qui nous est tous posée dans nos pratique est : « comment combine-t-on du droit spécifique et du droit commun ? ». Je crois que c’est quelque chose que l’on retrouve au niveau de l’action sociale, qu’on retrouve aujourd’hui au niveau de l’action sanitaire. A partir du moment, non pas l’on ségrégue mais où l’on discrimine positivement des populations cibles, la question des droits spécifiques se pose. En termes, par exemple, de discrimination positive pour la politique de la ville mais en termes aussi de droits ou de dispositifs qu’il faut mettre en œuvre prioritairement pour ces personnes afin qu’elles puissent rejoindre ensuite le droit commun. On sait depuis quinze ans que le grand risque de ce type de politique, c’est qu’elles ne rejoignent pas les droits communs et qu’on en arrive effectivement à des politiques sociales ségrégées. C’est le deuxième niveau où ce terme nous fait mal. Mis à part la situation interpersonnelle. Ò Dr. FURTOS : Vous voyez comme c’est intéressant à l’ORSPERE d’avoir le point de vue sociologique, le point de vue psychiatrique, le point de vue psychologique, comment on a besoin d’être décentré par exemple d’une clinique pure. Pendant que tu parlais, autre chose me revenait. D’abord comme la jeune psychologue, vous étiez une jeune professionnelle en allant dans ce quartier. 40 Vous aviez une naïveté suffisante pour ne pas avoir peur. Cela aurait été intéressant que vous y alliez en vous disant : tout de même, ils ne vont pas me tuer. J’ai envie de dire la ségrégation existe pour de vrai, on a d’ailleurs une culture très ségrégationniste, pas du tout à la manière de l’Afrique du sud. J’aime bien travailler à l’hôpital psychiatrique mais quand j’ai pris des vacances et que je reviens à l’hôpital psychiatrique, je me rend compte vraiment du fait qu’à l’hôpital psychiatrique, il n’y a que des malades mentaux et que c’est une ségrégation. Quand je vais dans les maisons de retraite et que je vois que de vieilles personnes, c’est une ségrégation. Comme ce serait mieux qu’il y ait des jeunes, des vieux, des moyens, des centenaires, même si les bébés réveillent des centenaires qui sont de toute façon insomniaques. Quand on voit comment ont été érigées les banlieues…On était récemment avec Christian à Givors. On travaille avec le Maire qui fait partie du conseil scientifique de l’ORSPERE ; il pourrait être psychanalyste mais il se trouve qu’il est maire. Et il se passe des choses très intéres-santes au niveau santé mentale. Givors est une cité ouvrière depuis 250 ans. Pas une cité ouvrière : on voit qu’ils ont construit en dehors du centre ville, une cité moderne, vraiment en dehors, vraiment à 1,5 km. Cela a des effets sur la vie psychique des uns et des autres. A Vaulx-en-Velin, j’ai entendu le maire gueuler parce que le tramway s’arrête juste aux portes de Vaulx-en-Velin. Il n’a pas besoin là de politique de la ville. Les faits, les actes sont plus importants. Il y a vraiment des ségrégations de fait …mais là, ça pose effectivement des problèmes de santé mentale qui nous dépassent en tant que personne. Cela pose des problèmes d’organisation de la vie dans la cité, d’oser bouleverser certaines représentations, qui posent des problèmes électoraux aussi. Cela pose des enjeux qui nous dépassent dans nos institutions respectives. Avez-vous vu où se trouve la cité à Givors ? Elle est en haut et pourtant c’est une cité ouvrière depuis 250 ans, et puis il y a eu Colbert. Il y a de la ségrégation aussi véritablement. La ségrégation, c’est mettre les gens entre eux, c’est laisser les gens entre eux en tant qu’eux-mêmes. On nous dit que les américains maintenant assument puisque les gens riches se « ségréguent » entre gens riches, avec des barrières, etc… Ils revendiquent la ségrégation et c’est une horreur, et très franchement, pour vous dire une des choses qui m’animent à l’ORSPERE, c’est de faire en sorte de contribuer à notre modeste manière car, au fond, la clinique psychosociale concerne quelques centaines de miliers de personnes, des dizaines de milliers de professionnels. Donc, je pense que nous avons un rôle. Tous ceux qui travaillent dans le soin, le travail social… comment pouvons-nous contribuer, en travaillant aussi avec les élus, à éviter d’aller dans des sens, on va dire de santé mentale négative, de santé mentale au sens large, mais en eux-mêmes ségrégatifs ? Ò M. LAVAL : Puisque l’on bloque sur les mots, autant aller jusqu’au bout des mots. Si on bloque sur ce mot de ségrégation, c’est parce qu’effectivement on a le modèle américain avec le communautarisme. En ce qui me concerne, je ferais une différence entre ségrégation qui est un modèle et qui peut être un anti-modèle mais qui est là à l’horizon, de l’autre côté de l’Atlantique, où l’organisation de la société se fait selon des critères de discrimination ce qui fait, qu’effectivement, il y a de la ségrégation spatiale par exemple. Mais il y a aussi de la ségrégation ethnique. Je pense que la situation en France n’est pas une situation de ségrégation, c’est une situation de relégation de fait. C’est-à-dire qu’il y a dans la manière dont les politiques publiques se sont mises en place au niveau de l’espace, des territoires qui aujourd’hui sont relégués, dont l’avenir est peut-être celui de la ségrégation si on ne bouge pas, si on accepte d’entériner ce modèle nord-américain mais qui n’ont pas 41 été construits volontairement, au niveau des politiques, comme des politiques de ségrégation. Il est très important de le dire. Si on prend le quartier des Minguettes à Lyon, il a été construit dans un premier temps où la classe moyenne habitait ce quartier et petit à petit il y a eu effectivement quelque chose qui a été de l’ordre de la ségrégation de fait qui fait que maintenant, la question de la ségrégation spatiale se pose telle que le Dr. FURTOS vient de la poser. Mais il faut, là encore, comprendre les processus sociaux et politiques qui sont à l’œuvre dans la situation française pour ne pas prendre pour argent comptant une situation qui pourrait être celle de la ségrégation où on ferait très rapidement la comparaison avec le modèle nord-américain. élément qui n’est pas l’élément ethnique : c’est la manière dont aujourd’hui se recomposent des territoires en fonction des classes sociales auxquelles on appartient. Si on veut parler de ségrégation, il faut voir en vis à vis la manière dont les banlieues évoluent aujourd’hui, où elles ont été construites, en effet à côté des centres-ville. On le voit partout ; il y a toujours un périphérique, un fleuve, quelque chose qui symboliquement sépare ces quartiers de l’échange avec la ville ancienne…. Je voulais vous faire partager une idée qui me paraissait intéressante mais elle m’est sortie de l’esprit Ò Dr. FURTOS : Ce que tu dis est très intéressant car cela fonctionnerait sur le modèle de l’après-coup chez nous. C’est après coup. Ò M. LAVAL : Tout à fait. Ò Dr. FURTOS : Effectivement à GIVORS, c’était les cinquante ans d’une municipalité de gauche non stop. Ils ont passé un film que j’ai vu avant une réunion, où on voyait dans ce quartier que je stigmatisais tout à l’heure, qui est à l’écart, la visite par les gens qui voulaient l’habiter au départ. Les gens étaient très heureux d’avoir ces bâtiments modernes au départ, qui n’étaient pas dans une visée ségrégative mais dans une visée de promotion. C’est progressivement que, ce que tu appelles la ségrégation… Ò M. LAVAL : On a un glissement là aussi. On peut parler de glissement. Il y a un glissement du fait qu’aujourd’hui la question se pose en termes d’espaces de communautarisme. Je pense que c’est l’un des risques les plus importants. Certes pas à Mont-de-Marsan mais dans certains quartiers des grandes villes, c’est quelque chose qui est important. Il y a un autre 42 INTERVENTION de M. Christian LAVAL3 « Je voulais reprendre car je me suis arrêté, ce matin, sur un fil qui s’était rompu. Je vais essayer de le reprendre. Du point de vue d’une analyse un peu plus large que celle des populations qui nous préoccupent directement, on peut faire la remarque suivante : que ce soit en matière de relégation, ségrégation, discrimination, séparation, c’est un processus qui est à l’œuvre, pas simplement pour les populations dites précarisées mais c’est un processus qui traverse tout le champ social. » Je discutais tout à l’heure avec une dame qui m’expliquait qu’ici ce n’était pas tout à fait le cas. Mais si on regarde les banlieues lyonnaises qui sont des banlieues dites plus bourgeoises ou de classe moyenne, si on regarde ce qui se passe en PACA pour les lotissements pour personnes âgées qui sont fermés par une grille avec un gardien, on voit bien que la question de la ségrégation traverse aussi d’autres populations que celles dont on a parlé ce matin. Il y a effectivement une tendance contre laquelle on peut s’élever mais qui, aujourd’hui, consiste dans l’espace de la République à créer des espaces qui sont des espaces « privatifs collectifs » et pas simplement des espaces de propriété privée. C’était l’idée qui m’a échappé tout à l’heure, c’est pourquoi je la reprends. Je fais faire une intervention, dans un premier temps, qui va être un peu pointilliste où je vais reprendre un certain nombre de points pour amener une profondeur de champ à ce qui s’est dit ce matin, avec la compétence qui est la mienne, celle de la sociologie. D’abord, on pourrait peut-être dire, qu’il y a quand même un risque à convoquer des psychiatres ou des psychologues ou des psy dans le champ du social qu’il ne faut pas négliger. Dans une démocratie dont un des principes est celui de l’égalité, c’est comment mettre en place une meilleure justice des liens et, pour mettre en place une meilleure justice des liens, aujourd’hui on a un constat collectif qui consiste à dire : 3 Sociologue, Observatoire régional sur la souffrance psychique en rapport à l’exclusion de Rhône Alpes, (ORSPERE) … on agit pas simplement socialement pour qu’il y ait des meilleurs liens entre les gens, c’est-à-dire sur le logement, sur le travail, avec la protection sociale, avec les assurances sociales, avec tous les acquis de l’Etat providence, mais on agit aussi psychiquement sur les individus, et pas simplement sur des individus qui sont malades. Le champ du soin psychique consiste, depuis PINEL, à agir psychiquement sur des individus qu’on a répertoriés du côté de la pathologie. 43 Il y a là un discours paradoxal qui correspond à agir psychiquement sur des individus dont on dit par ailleurs qu’ils ne sont pas malades. C’est un risque collectif. Cela ne veut pas dire qu’on est en train de psychiatriser ou de psychologiser le social mais on est en train de mettre en place des principes d’actions qui sont nouveaux. Donc, chaque fois qu’on met en place des principes d’actions nouveaux, il faut essayer de circonscrire ces principes d’actions en essayant d’écouter les thèses inverses de ceux qui pensent qu’agir psychiquement sur autrui est quelque chose d’effectivement à risques. Cela m’amène à un deuxième constat plus global qui n’est pas simplement d’agir psychiquement, mais qui consiste à remarquer du point de vue du sociologue qu’un certain nombre de problèmes, dans le champ du travail, dans le champ des rapports sociaux qui jusqu’à maintenant étaient codés, catégorisés car on est encore avec la question des mots de ce matin, c’est-à-dire comment on dit les choses, du côté de concepts, comme aliénation, comme exploitation, comme relations entre des gens qui sont dominés, d’autres qui sont dominants, etc…sont recodés aujourd’hui avec d’autres concepts qui sont ceux de l’exclusion, de la souffrance psychique et qui apparaissent comme des concepts dans une conception sanitaire de la société. Je vous donne un exemple qui n’a rien à voir avec la souffrance psychique, pour bien faire comprendre ce que je veux dire. Si vous avez un chargé de mission d’une politique de la ville dans un quartier où il y a eu beaucoup d’amiante, qui explique que l’amiante fait du mal aux personnes, je ne suis pas certain qu’il sera entendu. S’il y a une étude qui est faite par des experts sanitaires qui explique que l’amiante donne le cancer, on commence à enlever l’amiante dans tous les collèges. C’est une tendance de notre société aujourd’hui à passer par une expertise sanitaire pour recoder, pour relégitimer un certain nombre de problèmes qui ne sont pas seulement des problèmes sanitaires. Le problème de l’amiante est aussi un problème d’urbanisme à un moment donné, c’est un problème économique, c’est un problème qui dépasse ce champlà mais qui ne peut, à un moment donné, être légitimé que parce qu’il a été sanitarisé. Donc, on a actuellement pour donner un autre exemple, une autre étude dans laquelle je suis impliqué, avec une psychologue de l’ORSPERE, sur les demandeurs d’asile. On sait très bien qu’aujourd’hui il y a un vrai débat ou une vraie question, il y a un vrai problème national autour de la question des demandeurs d’asile qui fait que pour un certain nombre de raisons sur lesquelles je ne veux pas m’appesantir, mais les parcours du combattants des demandeurs d’asile sont de un à trois ans. Ce sont des parcours chaotiques dont la durée est liée à la manière dont on a aménagé la procédure, à la manière dont il y a dans l’espace européen un certain nombre de choix qui ont été faits sur les flux migratoires, avec le fait qu’on a collé la question des demandeurs d’asile avec la question de l’immigration ce qui n’était du tout évident au départ. De fait, il se trouve que, parce qu’un certain nombre de personnes se retrouvent dans des trajectoires très longues, chaotiques qui n’ont pas de sens pour elles et qui rendent fous tant les personnes que les systèmes et que les professionnels qui s’en occupent. A moment donné une instance nous demande, nous qui sommes dans le sanitaire, de faire une étude sur les demandeurs d’asile. C’est ce que j’appelle la sanitarisation. Cela ne veut pas dire qu’à un moment donné cette étude ne doit pas être faite, cela veut dire qu’il faut que l’on soit tous conscients qu’un certain nombre de problèmes sont beaucoup plus complexes que leur volet sanitaire. Pour reprendre la question des demandeurs d’asile, il est évident que vu ce qu’ils ont vécu dans leur pays d’origine, en termes de traumatismes, vu la manière dont ils sont traités en France, une 44 personne qu’on a interviewée parlait de deuxième torture. Moi, je n’irai pas si loin, mais c’est pour vous donner les exemples qu’on a pu avoir en termes de trajectoires. Il y a une question de santé mentale pour les demandeurs d’asile. Cela n’implique pas qu’on doit rabattre toute la question socio-politique qui se pose du côté de la santé mentale. C’est un premier point qui me permet d’ouvrir un débat qu’on aura peut-être tout à l’heure dans la deuxième partie de l’après-midi sur cette notion de santé mentale extensive. Tout n’est pas santé mentale. Il y a des préoccupations de santé mentale dans beaucoup de champs, de l’action politique ou de l’action sociopolitique, mais tout ne peut pas être réduit à des problématiques de santé mentale. Cela est pour la sanitarisation. Sur la souffrance et la dame qui divorce ce matin, une personne sur trois divorce C’est vrai que c’est ordinaire mais pas banal. Est-ce qu’il s’agit de souffrance psychique ou s’agit-il d’autres mécanismes que l’on pourrait appeler désajustement à moment donné des manières d’être et de rentrer en relation amoureuse. Est-ce qu’il s’agit d’un désajustement des places du rôle de l’homme et de la femme aujourd’hui qui est en train de se recomposer effectivement avec des souffrances, ou s’agit-il d’une souffrance psychique que l’on peut aligner parmi d’autres ? Si l’on reprend l’exemple de cette dame, on pourrait très bien trouver une explication qui ne soit pas du tout du côté de la psychologie qui consisterait à dire, comme Pierre Bourdieu, que cette dame était dans une classe moyenne, elle ne travaillait pas, elle avait un habitus de classe moyenne en tant que femme et ce qui c’est passé lorsqu’elle a divorcé, c’est une sorte, à un moment donné, de déclassement social. Et on pourrait parler, comme le fait Pierre BOURDIEU en différenciant la misère de condition, c’est à dire les pauvres, d’une misère de position, c’est à dire d’un changement de position sociale qui est effectivement douloureux. Puisque ses rôles sociaux, son habitus, sa manière d’être ne correspondent plus à la place qui lui est attribuée dans l’HLM. Vous voyez bien que l’on est dans une façon de voir les choses qui est un petit peu plus contextualisé que lorsqu’on renvoie un certain nombre de phénomènes sociaux qui ne sont pas du tout les mêmes dans leurs origines et dans leurs attendus à cette notion éminemment évidente mais aussi très problématique qu’est celle de souffrance psychique. Un autre point sur la souffrance psychique ou psychosociale c’est que très souvent, elle est renvoyée à une question de lien social sans que l’on déplie plus que ça cette catégorie de lien social qui, effectivement, prend la place de certains autres mots valises qui ont pu à un moment donné émerger ici ou là dans le cadre de l’action publique. Ce que l’on peut dire , c’est qu’il y a effectivement une grande proximité thématique entre cette manière que l’on a tous, et que je ne conteste pas, parce que ce sont les mots d’aujourd’hui, donc cela veut dire que nous n’en avons pas d’autres qui veulent dire autre chose que ce que disaient les mots avant. Gardons ce mot de souffrance psychosociale. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas le garder. Mais souvent quand on emploie cette catégorie, c’est une question de rupture de lien, de déliaison, qui pointe à l’horizon de l’imaginaire collectif. Je pense qu’il faut prendre cette question au sérieux. Est-ce que l’on est dans une société où la rupture des liens va en augmentant ? Est ce que l’on est dans une société où les gens sont de plus en plus atomisés réellement ? Est ce que l’on est dans une société où effectivement la désaffiliation est à l’œuvre ? Je n’en suis pas du tout convaincu. Il n’ y a jamais eu autant de déclarations d’associations loi 1901 en préfecture que ces dernières années. Cela veut dire qu’il y a d’autres modes de mise en lien que les modes classiques de lien qui consistaient à dire : on fait partie d’une famille, d’une communauté, d’une république avec des liens sociaux qui se constituaient selon une vision verticale du lien social. C’est à dire, quel rapport j’ai avec la république ? Quel rapport j’ai avec le lien civique ? 45 Aujourd’hui on voit bien que l’on a des manières d’être en lien qui sont beaucoup plus horizontales que verticales mais qui sont là aussi, qui sont présentent ici ou ailleurs, dans les quartiers ou dans les cités. Encore une fois, je ne dis pas cela pour évacuer cette catégorie de lien social, c’est pour dire comment on l’apprend, qu’est ce que l’on en fait, quelles sont les manières de faire lien aujourd’hui et donc les manières de ne pas faire lien que l’on essaye de comprendre et de visibiliser. Il me semble qu’à partir de là, quand on parle de lien social c’est pas tant la question de « il est là ou il est pas là » ce lien qui est en question, c’est plutôt quel rapport peut il y avoir pour un individu dans l’articulation, la relation qu’il a avec les autres, d’un lien qui essaierait effectivement d’être suffisamment délié des appartenances qui lui ont été données mais suffisamment relié à d’autres appartenances qu’il se donne. C’est ça le rapport de l’individu d’aujourd’hui avec la société, c’est effectivement avoir le choix ou se donner l’illusion parfois qu’il a le choix de choisir parmi les liens, qui sont ses liens familiaux, qui sont ses liens communautaires, ses liens électifs, ses liens amoureux par exemple. On voit bien sur la question du divorce : « j’ai le choix et quand je veux, j’arrête ». Cela ne veut pas dire que l’on a plus de lien, cela veut dire que l’on va en avoir d’autres. Parce que sinon, ce serait le divorce et rien d’autre, comme au dix huitième siècle : les femmes qui vont au couvent et les hommes qui sont épicuriens. On est pas du tout dans cette situation là. La question qui est posée est plutôt la bonne distance au lien c’est à dire quel est cet individu suffisamment délié et suffisamment relié. Comment, à un moment donné, on peut être suffisamment détaché des appartenances qui nous aliènent, qu’elles soient familiales avec des valeurs que l’on refuse de la tradition, comment on peut être suffisamment indépendant, comment on peut se gouverner soi même, comment on peut être suffisamment autonome. Mais tout de suite, ces principes qui sont ici des principes des lumières, sont contrebalancés par le fait que comment on peut à partir du moment où l’on souhaite être détaché de certains liens, être attaché à d’autres liens. Comment on fait justement pour se reconnecter avec d’autres échanges sociaux ? Comment fait-on pour se mettre dans des situations qui ne sont pas de dépendance ni d’autonomie mais d’interdépendance avec d’autres connections ? Comment on peut être encore dans l’échange, le dialogue, l’hétéronomie, c’est à dire soumis à une loi dont on a l’illusion qu’on l’accepte ? Ceci dit pour finir par faire une autre remarque, c’est que du coup ce qui se joue pour l’individu de nos sociétés ce n’est pas simplement la question de la rupture des liens sociaux mais c’est quelque chose qui est un rapport particulier à la société des individus. Qu’est ce que je veux dire par là ? Je pense que l’on est historiquement dans une situation relativement nouvelle où pour la première fois un certain nombre d’individus massivement, cela fait donc une collectivité, ont l’impression ou l’illusion qu’ils sont à côté de la société, qu’ils parlent sur la société, qu’ils ne sont pas dedans quand ils n’ont pas envie d’y être, qu’ils sont dans une situation à la limite et à l’extrême que l’on pourrait radicaliser par l’auto-engendrement. L’auto-engendrement, c’est à dire que le fait de vivre ensemble nécessite à un moment donné de -est ce une illusion ou une réalité?- d’ouvrir et de construire des espaces où l’on aurait l’impression d’être en dehors de la société et du social, comme si cela pouvait être possible. Mais en tous cas, je pense que l’on a tous cette façon de se représenter le social comme quelque chose qui à un moment donné fonctionne sans nous et sur lequel du coup on a peu de prise et pour lequel on voudrait que le social est peu de prise pour nous. C’est évidemment une illusion mais c’est l’illusion des modernes et ce sont nos valeurs. Dire cela, ça veut dire que l’on 46 fait un boulot incroyable pour recréer les liens que l’on a envie. On fait un boulot incroyable pour se délier avec des liens de voisinage qui nous « emmerdent » mais on fait aussi un boulot incroyable pour créer des associations de voisinage, pour faire des fêtes de fin d’année tous les ans dans les quartiers. Il y a cet espèce de double mouvement, où l’on va parler à la fois des troubles du voisinage – moi je sais que ma propre mère habite dans un quartier appelé quartier de Castor fait dans les années 50, l’année dernière ils ont dit on va faire une fête de rue, tout le monde a mangé dans la rue ; c’est extraordinaire et c’est quelque chose que l’on voit régulièrement maintenant. C’est donc cette espèce de double mouvement qui consiste à dire : on est pas dans le lien vertical quand on n’a pas envie d’y être mais on construit ensemble des liens horizontaux, soit des liens de voisinages, des liens de communauté. Avec la question : est-ce que j’appartiens à cette communauté ? Est ce que je suis fonctionnellement attaché à cette communauté ou est-ce que le rapport d’origine que j’ai avec cette communauté me permet de faire un retour réflexif sur moi même en me disant : j’accepte d’être dans cette communauté dans laquelle je suis né ? C’est toujours ce choix là. Par exemple pour les communautés musulmanes, mais aussi tous les régionalismes par exemple procèdent de cette espèce de mouvement de rapprochement distance par rapport au lieu dans lequel on est né. De la même manière sur la question des liens familiaux, on voit bien qu’à côté du lien vertical, qui est le lien de la filiation, qui est le lien intergénérationnel, se composent des formes de liens qui sont des formes de liens contractuels, horizontaux entre les membres d’une même famille, que ce soit les couples, les parents avec les enfants, les frères avec les sœurs. On voit bien qu’il y a quelque chose qui est en train de se recomposer où la question de l’horizontalité des liens, c’est à dire de l’égale parole pour tous au débat familial : qui est qui fait la vaisselle ? Je m’excuse mais je donne des exemples très concret. Qui est-ce qui fait les courses pose cette question des liens horizontaux où la place de chacun ne va plus de soi d’emblée. On est obligé d’être tout le temps dans une discussion perpétuelle et parfois infinie et qui nous prend beaucoup de temps au niveau psychique pour arriver à des compromis qui sont toujours aléatoires. C’est ce que l’on veut. Fonctionner autrement aujourd’hui dans une société : personne n’en voudrait, en terme de valeurs. Alors, effectivement ces choix qui sont des choix collectifs pour certaines personnes, certains collectifs, pour certaines populations qui sont peut être moins équipées que d’autres pour faire tout ce travail que j’appellerais « d’appareillement électif ». C’est-à-dire de choisir l’autre qu’on aime, de choisir ce que l’on fait, de choisir ses voisins. C’est-à-dire entre la blague « un bon voisin est un voisin mort » et « un bon voisin est un voisin qui vous donne du sel » quand vous en avez besoin. Comment fait-on à moment donné pour choisir ou avoir, comme je le disais tout à l’heure, l’illusion de choisir ? Pour certains, il semble qu’il y ait un capital familial, culturel, social qui leur permet de mieux naviguer par rapport à ce que je suis en train d’essayer de décrire et, pour d’autres, dans cette logique, dans ce régime social d’appareillement électif, d’autres sont effectivement dans une situation qui serait beaucoup plus vulnérable, fragile. Ils seraient moins équipés pour avoir à choisir. Donc, ils sont dans des replis identitaires collectifs. C’est par exemple, à mon avis, une des causes de la montée du Front National ou de l’islamisme. Et ils peuvent aussi être dans des replis identitaires individuels, d’atomisation personnelle. Cela permet de revenir sur la question des nominations. Si on analyse les choses comme ce que je suis en train de vous proposer de le faire, on voit bien que les catégories qui sont les 47 catégories de pauvres, d’exclus, de personnes en difficulté, de personnes démunies, de personnes précaires, sont des catégories qui certes rendent compte d’une certaine réalité de notre monde social mais par rapport à ce que je viens de dire, ne ciblent pas la question telle que j’essaye de la décrire. Alors, quelle serait la catégorie qui pourrait le plus, ou le mieux, ou le moins mal, correspondre à ce que je suis en train d’essayer de vous raconter ?. Il me semble qu’il y a une catégorie qui vient souvent, qu’on n’analyse pas en tant que telle ,ce que je ne vais pas faire, mais que je vous livre comme cela, et qui serait celle de la vulnérabilité ou de la fragilité. C’est à dire que dans ce travail incessant que font les individus aujourd’hui dans notre société pour défaire, refaire, retisser, recomposer des liens avec les uns et avec les autres, il y a effectivement des personnes qui sont plus vulnérables que d’autres et qui ont besoin à un moment donné d’une technicité relationnelle pour être reconnectés avec une logique des appareillements électifs. D’autant plus qu’avec les valeurs des Droits de l’Homme, la fragilité de l’enfant, les droits de l’enfant par exemple sont une valeur qui est une valeur cardinale. Aujourd’hui dans notre démocratie, on est en responsabilité des plus fragiles. Cela ne veut pas dire que l’on y arrive. On est en train de répertorier à l’infini les différentes formes de fragilité qu’il peut y avoir dans notre monde et Dieu sait qu’on a pas fini la liste et qu’on a besoin d’en discuter ensuite pour la hiérarchiser. Je ne ferai pas cela avec vous mais c’est vrai que si vous prenez par exemple les lobbies, je vous donne un seul exemple, les lobbies qu’il peut y avoir au niveau des usagers par rapport à certaines maladies, qu’ils peuvent faire au niveau des tutelles. On voit bien qu’il y a à un moment donné la question des plaintes, de la reconnaissance de telle fragilité sur une autre, qui devient un problème politique. Quels sont les critères qu’on peut avoir à moment donné pour choisir entre différentes fragilités, celles qu’il faut mettre en premier et celle qu’il faut mettre en second ? Faut-il hospitaliser tous les chats avec les personnes qui sont cliniquement attachées à elles ? C’est un problème. Il ne faut pas dire simplement que c’est un problème clinique, c’est un problème d’institutions, d’organisation budgétaire et de choix politiques car si on fait ce choix, c’est au détriment d’autres choix. Je ne veux pas dire qu’il ne faut pas le faire, mais on est confronté à une hiérarchisation des fragilités et que l’on n’a pas la clé pour les hiérarchiser. Et cela veut dire qu’il faut avoir un débat politique pour l’avoir. Voilà ce que je voulais dire sur ce que m’inspirait ce matin et l’intervention de Jean FURTOS, et la manière dont les questions se sont posées. Je vous propose maintenant de mieux connaître ce qu’on fait concrètement à l’ORSPERE. Dans un premier temps, je vais revenir sur un certain nombre de recherches que l’on a faites pour que vous puissiez avoir une vision plus claire de ce que l’on fait à l’ORSPERE. Ce sera un premier temps de mon intervention. Ensuite, j’essaierai, car je ne suis pas quelqu’un qui suis dans méthodologie mais puisqu’il y a une demande qui pourrait ressembler à une méthodologie de réseaux, je vais essayer de dire quelques petites choses sur les réseaux qui ne sont du tout des choses opérationnelles comme ça été dit, je m’en excuse, mais je ne suis pas compétent, alors autant le dire, mais qui seront des éléments de principes d’organisation, lorsqu’on essaye de penser cette question des réseaux. Dans un premier temps, je vais revenir sur les contextes dans lesquels cette clinique psychosociale peut se déployer avec trois idées. La première idée, dont Jean FURTOS a beaucoup parlé ce matin, c’est que la clinique psychosociale nécessite ce que j’appelle avec mon vocabulaire qui n’est 48 pas tout à fait le même, des dispositions particulières des acteurs. Il faut effectivement voir le monde à l’envers, il faut un certain décentrement, il faut travailler un regard, qui est un regard croisé au diagnostic collectif. Il y a donc des dispositions particulières qui doivent être acquises, apprises, qui doivent être légitimées. Je ne reviendrai pas là-dessus. La deuxième chose c’est, me semble-t-il, qu’il y a effectivement dans cette clinique psychosociale quelque chose qui bouge en dehors des individus, et qui sont les contextes d’interventions. Cette clinique psychosociale est une clinique qui ne peut se comprendre que dans des situations qui sont des situations spécifiques. La clinique psychosociale déclinée dans le cadre de la relation d’aide entre un éducateur et un jeune délinquant sous mandat de justice de la protection judiciaire de la jeunesse n’est pas du même ordre que celle qui peut se déployer dans le cadre d’un dispositif RMI où l’objectif de la clinique n’est pas celui de l’éducabilité d’un jeune qui est parti dans la délinquance, mais celui de la réussite d’un parcours d’insertion tel que les textes du RMI en parlent, c’est-à-dire insertion sociale et professionnelle. De la même manière, d’autres contextes sociaux très particuliers dans le champ du travail social ou du champ sanitaire font que cette clinique ne va pas se déployer, se composer, prendre le même sens, avoir les mêmes objectifs, même si elle obéit à moment donné aux mêmes principes, en termes de signes, comme cela a été dit ce matin, mais les scènes et les contextes sociaux bougent. C’est, et Jean FURTOS prend un peu cette métaphore et ça me parle, c’est un peu la question du cadre muet ou du cadre qui n’est pas muet. A un moment donné, le cadre du contexte, le cadre de l’intervention bouge aussi dans cette clinique. C’est-à-dire qu’il est interrogé, qu’il va se recomposer. Les gens vont aussi se poser la question non seulement de leur position-nement, de leurs dispositions dans une relation inter-subjective mais vont aussi se poser la question des objectifs de leur action qui consiste par exemple à dire : si on met en place une véritable réflexion de clinique psychosociale dans le choix du dispositif d’insertion, la temporalité sociale de l’insertion est obligée, à un moment donné, d’être visitée. Le parcours d’insertion standard qui consiste à dire, selon les études : telle personne étant listée dans le dispositif parce qu’elle y est depuis quatre, cinq ans, peut être tempérée par le fait que, du point de vue psychique, elle avance ou elle n’avance pas dans sa problématique, avec des aller-retour, où la temporalité de la clinique psychosociale remet en cause cette temporalité standard par rapport à celle de l’insertion. Faut-il encore que les institutions puissent entendre ce type de remise en question ce qui n’est pas du tout joué, ni évident. De la même manière que pour un jeune délinquant, sortir de la délinquance à un moment donné n’est pas quelque chose de linéaire, si dans une relation, dans un foyer, même dans un centre d’éducation renforcée, il rejoue des choses de son enfance. Il a des identifications aux éducateurs qui nécessitent une élaboration psychique importante. Il lui faut du temps à ce moment-là. Il faut que l’institution, non seulement éducative mais aussi judiciaire, puisse entendre ce qui se passe là pour ne pas le casser, ce qui n’est pas joué du tout. J’ai fait une étude là-dessus et on voit bien qu’il y a des intelligibilités de ce qui se passe dans ces mondes sociaux qui sont complètement différentes entre les juges pour enfants, les éducateurs et même les psychiatres qui interviennent dans ces institutions. Cela veut dire que dans chaque contexte, il y a des conflits d’interprétation sur ce qui se passe dans ces cliniques non seulement autour de la question de l’inter subjectivité mais aussi autour de la question des objectifs qu’on va reconstruire en commun et qui permettront de travailler ensemble sur la finalité de l’action puisque, comme on l’a dit ce matin, c’était l’action qui était rompue. Ce sont des pannes d’action de la souffrance 49 psychique dans un premier temps qui sont codées du côté psychique, comme je le disais précédemment. A l’ORSPERE, nous avons fait un certain nombre de recherches qui consistent à essayer de repérer ces scènes sociales, ces scènes de travail social où ces cliniques psychosociales veulent dire quelque chose, travaillées par un certain nombre d’acteurs. Nous avons recueilli ce qu’ils faisaient. Notamment, nous avons commencé en 1999 avec les centres d’hébergement de réinsertion sociale sur la région Rhône-Alpes. C’est là d’ailleurs que la notion de clinique psychosociale est apparue. On a travaillé sur ce constat que faisaient d’une part des travailleurs sociaux, assistantes sociales ou éducateurs qui travaillent dans les foyers et d’autre part des psychologues qui travaillent dans ces institutions, soit à titre vacataire, soit à titre statutaire, soit dans une situation d’analyse de la pratique ou dans une situation d’aide directe aux personnes. Ils faisaient le constat qu’effectivement, il y avait une problématicité, un malaise de l’intervention des deux côtés, les éducateurs pensant qu’ils voyaient des choses qui avaient des effets en terme de pratique de santé mentale. C’est ainsi que je l’avais appelé. Et de l’autre côté, au niveau des psychologues, une certaine réévaluation d’un modèle idéal d’interventions qui était celui de la relation psychothérapique duale, du face à face dans un cabinet, dans un espace privatif et intime alors, qu’en fait, tous les pics de souffrance, tout ce qui pouvait être accessible au niveau de la vie psychique n’arrivait pas directement à eux. Et ils se mettaient dans une situation, pour ceux qui y réfléchissaient, qui était celle qu’un certain nombre de psychologues qui finissent par interpeller des psychiatres. Il y a un décentrement du psy du côté de ce qui pouvait se dire au niveau des éducateurs et en même temps, réévaluation de leur pratique dans l’élaboration d’un dispositif collectif. Ce que j’appelle moi dispositif « socio-psychique », mais on pourrait l’appeler autrement, et qui en fait est un dispositif transitionnel où ce qui est travaillé n’est pas de l’ordre de la psychothérapie duale mais de l’ordre de la construction collective d’un espace de transitionnalité où temporairement, on reste dans l’indicible de ce qui se fait, c’est-à-dire l’indicidabilité de ce que les éducateurs éduquent, les psychos le soignent. Voilà ce qu’on avait fait apparaître à peu près. On a fait apparaître beaucoup d’autres choses mais je ne veux pas être trop long. C’était un premier plan, une première scène : les CHRS. Alors pourquoi les CHRS ? C’est là où le contexte est intéressant. Les directeurs des CHRS nous disaient : « vous avez fermé les lits de psychiatrie, vous avez des durées de séjour beaucoup moins importantes, donc on voit arriver des personnes avec des problèmes de psychiatrie dans les CHRS ». A regarder de près, cela est vrai. Mais en même temps que l’on avait effectivement des situations qui arrivaient qui étaient des situations de véritables processus psychotiques avec délires, en même temps on a vu apparaître des situations intermédiaires ambivalentes que l’on ne savait pas nommer à l’époque et que l’on appelle ici maintenant souffrance psychosociale. J’insiste un peu parce que c’est pour la première fois et c’est sur cette scène là que nous, on a essayé de comprendre de quoi il s’agissait. En 2000, les scènes de la clinique psychosociale se sont étendues sur un autre terrain que la précarité lors d’un séminaire sur le traumatisme psychique au travail. Cela n’a pas été spécialement une recherche action mais un séminaire. On met en place un séminaire tous les ans, où un certain nombre d’autres acteurs notamment des médecins de travail nous expliquaient qu’eux aussi, dans le champ du travail, des processus soit de précarisation soit de rentabilisation ou de l’instrumentalisation des personnes qui sont au travail, ont un diagnostic de ce que l’on appelle souffrance psychique. C’est à dire que l’on ne renvoie pas à une problématique d’ergonomie du travail ou à 50 une problématique des maladies professionnelles mais que l’on arrive pas à déterminer autrement que sous ce terme de souffrance psychique. On voit bien que par rapport à la question des CHRS, ils mettaient dans cette catégorie de souffrance psychique bien d’autres choses. Mais en attendant, ils parlaient avec les mêmes mots. Cela voulait effectivement dire qu’il y avait de la transversalité au niveau des expériences vécues. Et on a essayé de voir ce qu’il en était des manières de décliner cette souffrance psychique lorsqu’on essaye de les attraper non pas du processus mais des entités que l’on peut y mettre. Ce qui vient, c’est le stress au travail, c’est le harcèlement moral par exemple, c’est à dire une relation dans le cadre des collectifs du travail où lorsque l’on est dans une situation de mal être, on se met – pourquoi je vous pose la question, je n’ai pas la réponse – plus souvent qu’avant dans une situation de victime qui nécessite qu’il faut des bourreaux donc des responsables. Mais entre individus et non pas entre collectifs contre d’autre collectifs. Voilà ce que nous a appris un deuxième temps. La troisième scène sur laquelle on a travaillé c’est que l’on a été interpellé par des décideurs. Comme ici il a un directeur adjoint d’hôpital, on avait un directeur d’hôpital, on avait un certain nombre de gens qui était du côté de la décision qui nous ont dit : ce qui serait intéressant, ça serait de voir au point de vue des élus locaux, du point de vue de ce positionnement d’un certain nombre d’acteurs qui sont dans le politique, mais qui sont dans la proximité avec les personnes ce qui en est de la manière dont ils rencontrent leurs usagers très concrètement au delà des discours politiques, qu’est ce qui s’y passe au niveau des affects ; qu’est ce qui porte ce que l’on avait déjà décrit comme la souffrance psychique ou sociale par exemple d’un certain nombre de quartiers, d’un certain nombre de populations ciblées comme étant des populations souffrantes. C’est vrai que l’on a – Jean FURTOS en parlait tout à l’heure – on a fait un séminaire sur la dimension politique de cette question qui a effectivement abouti à un moment donné à faire des alliances avec des élus locaux qui étaient très sensibilisés à cette question de telle manière qu’actuellement est en train de se monter une recherche action qui consistera à mettre en place un groupe de réflexion d’une vingtaine d’élus locaux de toute la France qu’ils soient des maires ou des adjoints et qui essaieront de comprendre comment cette préoccupation active de santé mentale est devenue 60, 70 ,80% de leur activité quotidienne, avec une dimension très personnalisée de la relation, avec des interpellations des citoyens qui peuvent être des interpellations sous forme là encore de plaintes, de souffrance mais qui peut être aussi des interpellations violentes, là encore personnalisées, dont les maires ou les élus aujourd’hui ne savent pas exactement comment les traiter et surtout quel sens leur donner, donc problématique de santé mentale. En 2002, dans le contexte du dispositif RMI, j’en ai un peu parlé tout à l’heure donc je vais aller vite, j’avais fait une étude pour la mission interministérielle de recherches pour le Ministère de la santé. On s’était rendu compte dans nos différents réseaux que les conseillers généraux qui sont en charge du dispositif RMI avait plus ou moins embauchés un certain nombre d’intervenants, le plus souvent des psychologues dans le cadre du dispositif RMI pour un certain nombre de populations qui était restées en stand by, là aussi pour qui il y avait une panne d’insertion, pour qui la souffrance psychique était liée à un frein à l’insertion. Ce qui m’intéressait c’était de voir comment ces psychologues finalement « se dépêtraient » de cette position dans laquelle ils s’étaient mise, c’est à dire intervenir dans le champ du social en tant que psychologue pour résoudre des problèmes qui sont des problèmes sociaux. Je ne vous livre pas toute l’étude qui est un peu complexe mais ce qui l’en sort en autre c’est que effectivement ces psychologues sont convoqués du côté, de ce que j’ai appelé tout à l’heure la sénitarisation, ce que l’on pourrait autrement 51 appeler une sorte de psychologisme d’intervention c’est à dire dans l’offre relationnelle proposée aux personnes qui sont Rmistes et qui sont enkystées dans le dispositif – on ouvre un tiroir ça s’appelle psychologue, allez le voir et on fait le pari que ça ira mieux.- Il s’avère que cette convocation qui était une convocation initiale, les psychologues les plus inventifs l’ont complètement détournée et ont essayé de mettre en place du réseau du collectif pour essayer de décrypter avec les travailleurs sociaux, avec les élus locaux, avec tous ceux qui rencontraient ces personnes et qui les connaissaient bien, les situations pour essayer de comprendre ce que l’on pouvait faire quand on ne peut plus rien faire. Ce que j’ai appelé une coordination des subjectivités dans les situations de déconvenue, de déconvenue collective, c’est à dire non seulement sur le parcours d’une telle personne mais de déconvenue sur l’idéalité de l’insertion en tant que objectif professionnel. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre mais à moment donné il y a du désenchantement collectif sur cette catégorie d’insertion qui fait que l’on est aussi bloqué par ça autant que par des situations personnelles où les gens sont bloqués. Les psychologues les plus inventifs, les plus réflexifs, les plus cliniques ont su effectivement dynamiser une réflexion collective de telle manière que les professionnels sortaient d’une sorte de malaise et se posaient la question de savoir si ce n’étaient pas eux qui n’étaient pas bons. Eh non, c’était plus compliqué. Voilà pour ce qui est des psychologues. J’ai aussi parlé d’une autre scène où la question du cadre bouge, où la question du contexte d’intervention est importante : c’est celle de la protection judiciaire de la jeunesse. C’est aussi une étude que j’avais faite l’année dernière où il y a eu finalement de la part de la PJJ une demande de recherche action suite à un comité de réflexion au niveau du siège qui consistait à dire : mais comment on peut faire ? Situation bloquée là aussi, panne d’action pour ce que l’on appelle les incasables : les auteurs d’agression, les auteurs de violence, les délinquants multirécidivistes, etc. Je vous passe la méthodologie, une méthodologie de recherche action. Je suis allé chaque fois avec un psychanalyste ou un psychiatre dans un certain nombre de site de la PJJ pour écouter des histoires de jeunes racontées par les éducateurs et par les équipes. Il y avait là aussi des psychologues. Ce que dont on s’est en fait rendu compte, c’est qu’il était très important, quand on allait au ras du terrain, de déconstruire une des finalités de l’action qui consistait à dire qu’il y a des incasables. C’est à dire dans les situations d’incasables dont la représentation institutionnelle nous disait : ce sont des cas limites, des « borderline », c’est de la psychopathie. Chaque fois, on a eu une ou deux histoires qui correspondaient à ça. Et toutes les autres étaient des histoires de souffrance psychique, de souffrance psychosociale telles que nous avons essayé de les déterminer ce matin et non pas des histoires d’incasables psychopathiques tels que la représentation institutionnelle, à moment donné, en parlait de telle manière que cela permettait de fait plus facilement non seulement d’être soumis au syndrome de la patate chaude, mais de l’activer. C’est à dire de renvoyer ces personnes de la PJJ au champ psychiatrique. On a essayé d’éviter cela. Je pense que dans cette enquête tout du moins, on y est arrivé. Après, au niveau des pratiques, on n’est pas magicien. Mais ça consistait pour l’institution à comprendre que cette clinique que j’avais appelé la clinique éducative, c’est à dire une déclinaison de la clinique psychosociale dans le sens où la PJJ était éducative, consistait à un moment donné à dire : il faut absolument que l’institution reconnaisse les éducateurs dans un champ clinique et reconnaisse leur compétence dans ce champ. Sinon, effectivement, on est du côté de la défausse ou du côté de la transgression. C’est à dire il y a un certain nombre d’éducateurs qui on fait des formations absolument fabuleuses et très intéressantes de telle manière qu’ils sont 52 complètement en capacité d’élaboration de réflexibilité pour travailler dans un champ clinique avec un psychologue. Il y en a d’autres qui ne le sont pas. Mais même ceux qui le sont, si l’institution ne les légitime pas, ils sont dans la transgression institutionnelle. Ca marche tant qu’il y a un espace de liberté, et il y en a toujours dans les institutions, mais ça ne se transmet pas. Je crois que c’est un gros problème auquel on est confronté dans tous les dispositifs que j’essaye de décrire très succinctement, que j’appelle dispositifs socio-psychiques. C’est la question de la transmission, c’est à dire de la manière dont à moment donné l’institution capitalise les inventions, capitalise les expériences, les constructions qui ont été faites ici ou là de façon horizontale parce que notre souci était de fonctionner comme ça. Aujourd’hui, on a plutôt l’impression que l’on est au point zéro. Un point important de la clinique psychosociale qui n’a pas été abordé ce matin, qui s’exerce dans une zone d’indétermination professionnelle pour celui qui est en charge. Ce qui a fait apparaître ce travail, c’est qu’il existe plusieurs formes d’identité professionnelle, quelle que soit la profession, à la fois ce que l’on a appris dans sa formation et la manière dont la théorie de la pratique a évolué depuis. Par exemple, sous les coups de boutoir de la précarité, les intervenants comme les soignants ont modifié le cadre de leurs pratiques en restant à l’intérieur d’une certaine pureté professionnelle. Les intervenants sociaux ont également appris à se familiariser avec le vocabulaire psy. Cependant, quand on est dans cette identification à une profession qui nécessite à moment donné de limiter son champ d’intervention, comme dans le cadre d’une mise en réseau, il y a toujours un reste. Ce que nous a appris cette étude, c’est-à-dire qu’il y a toujours un certain nombre de personnes, d’usagers, qui apparaissent comme en dehors de ce qu’il est possible de faire. Mais, ce qui est important, ce qui a amené cette étude, c’est que le réseau ne concerne pas tant l’individu X ou Y qui, d’une certaine manière se conforme aux objectifs que l’on peut avoir les uns ou les autres. Ce n’est pas la peine de faire du réseau pour quelqu’un qui a besoin de voir un psychiatre et qui va bien d’un psychiatre. C’est pas la peine de faire du réseau pour quelqu’un qui va voir un travailleur social alors qu’il a besoin d’un travailleurs social. Mais il est important de mettre en place du réseau pour une petite part de la population. Et là je relativise par rapport à la crainte de l’effondrement généralisé du travail social et de la psychiatrie. C’est une petite part des personnes qui effectivement sont vécues par les professionnels des deux bords comme étant dans une situation sur laquelle on n’a pas de prise et où l’on ne peut rien faire. Et d’ailleurs, pour certaines situations, et après qu’une réflexibilité commune ait pu être exercée, il est bon parfois de ne rien faire, en tout cas pour un temps. Les chercheurs de cette enquête ont appelé cela une zone d’indétermination qui concerne à la fois le fondement des pratiques et qui ouvre un espace commun, collectif. Mais pas un espace qui est imposé par une politique qui s’appellerait « politique de santé mentale », mais qui ouvre un espace qu’on a appelé un « espace concret de santé mentale ». C’est une définition de la santé mentale qu’on commence à proposer qui correspond à dire que, pour certaines populations, il y a nécessité de se mettre en réseau. Il y a un sentiment partagé et vécu d’une zone d’indétermination qui peut durer plus ou moins longtemps et cette zone d’indétermination nécessite à un moment donné de partager des points de vue, de partager des analyses, de revenir sur ce qui s’est passé, d’être dans une situation continuelle de réflexibilité. On pourrait appeler cela des pratiques ou une préoccupation de santé mentale. En tous cas, c’est ce qu’on propose de faire. On a fait d’autres enquêtes, mais c’est juste pour être le plus exhaustif possible. Notamment une enquête faite par Valérie CONIN qui est psychologue et Jean FURTOS sur le décès des perso53 nnes qui sont en situation de grande exclusion. C’est une enquête qui vaudrait le coup d’être dépliée dans le sens qu’elle a pu avoir de façon beaucoup plus exhaustive qu’on peut le faire ici. Ce qu’elle montre, et cela me permettra de boucler mon propos, c’est que même dans les situations dites les plus situations de rupture de lien où la représentation sociale est du côté de la désocialisation absolument générale, lorsqu’il y a le décès d’une personne dite SDF, on voit bien que les liens sont encore là, symboliquement présents même parfois concrètement présents sur les enterrements. Cette question du lien est une question perpétuellement à l’œuvre même, et surtout, lorsqu’elle se cache le plus. La première chose, c’est que si on parle de zone d’indétermination et de pureté institutionnelle, et on a eu un débat sur le mot pureté moi - je ne trouvais pas ça génial mais vous voyez je le reprends cela veut dire qu’à un moment donné, la question des compétences et des qualifications se pose de manière inédite. Vous savez, ce fameux débat entre compétences et qualifications. Je suis qualifié, BAC +…, je suis travailleur social mais ça veut dire : « quelles compétences j’ai ? » On voit bien que la compétence est du côté de l’expérience et la qualification du côté de la formation. Là, on voit bien que la zone d’indétermination se justifie, se concrétise, est appropriée par les acteurs. Et pas du côté de la qualification mais du côté de la compétence. Le problème qui est posé est que cela ne suffit pas, sinon on est dans l’expérience, on est dans quelque chose qui est de l’ordre de la mutualisation de l’expérience. Et c’est vrai que du coup, la question des réseaux se repose de façon particulière. Après avoir fait ce détour sur la légitimisation des compétences, la question des qualifications. Je pense que l’une des première façons d’aborder la question du réseau c’est de le coupler tout le temps avec la question de la formation. Evidemment avec la question de la formation initiale mais surtout avec une formation qui serait une formation en cours de compétences et en cours d’expérience, mais pas n’importe comment. Jusqu’à maintenant, la formation en France s’est construite de façon institutionnelle, c’est-à-dire verticale, comme je l’expliquais tout à l’heure. Chaque personne qui est dans une institution a droit à son plan de formation de l’institution. Il y a très peu de formations qui sont montées de façon horizontale, qui nécessitent un partenariat institutionnel et surtout qui favorisent le fait que dans la formation même, pour la même acquisition de compétences et de contenu de formation, de mettre ensemble des infirmiers psychiatriques, des psychologues, des psychiatres, des travailleurs sociaux, voire parfois des gardiens d’immeubles des quartiers des HLM, etc… J’irais même jusque là pour certaines formations. Un des outils de la mise en réseau, c’est la construction collective d’une culture commune qui peut passer par une formation qui est inter partenariale et qui est une formation croisée. Et cela n’est pas du baratin. On a eu plusieurs expériences de ce type à l’ORSPERE. C’était très intéressant car il y avait des opportunités soit qu’une ville soit qu’une instance départementale finance, par le biais des PRAPS par exemple, ce type de formation. On avait un modèle où, à la demande d’un hôpital, cela a été le cas. On avait un certain nombre de principes d’actions, principes très simples. Il peut y en avoir d’autres mais je vous les livre comme cela, puisque c’est notre expérience. Le premier principe, c’était que lorsque l’on monte cette formation, on met en place un comité de pilotage avec ceux qui vont être dans la formation et pas un comité de pilotage d’experts institutionnels qui veulent tous être dans les comités de pilotage. Il faut bien que la hiérarchie puisse à un moment donné être présente, je ne dis pas le contraire, c’est très important. Mais ce qui était important dans la démarche, c’était que dans le montage même de la formation, on puisse faire un diagnostic collectif avec les gens de 54 terrain sur ce dont ils avaient besoin. Et on n’en a pas monté une pareille puisque dans chaque comité d’organisation, des demandes ont été différentes. Donc, coller réellement à la demande et à l’analyse des personnes dans un comité d’organisation qui soit croisé au niveau des professions. C’était la première chose. La deuxième chose, c’est faire des alliances au niveau institutionnel. On ne peut rien faire en étant dans l’horizontal seulement. A un moment donné il faut être dans le vertical. Il faut trouver dans l’institution, des bonnes alliances. Je parle de l’hôpital. Je me rappelle une formation sur un hôpital dont je ne donnerai pas le nom, où tout le monde était mobilisé pour une formation croisée sur santé mentale et précarité. On mettait en place un réseau sur un bassin d’emploi et on s’est rendu compte en discutant avec le comité d’organisation que les seuls qui n’étaient pas mobilisés, c’étaient les psychiatres de l’institution, ce qui était quand même un peu embêtant. Mission particulière de Jean FURTOS. Par une logique de pairs, car il est lui même psychiatre, il s’invite à la commission médicale d’établissement en plaide avec ses pairs et avec les mots de la tribu je dirais, l’intérêt qu’il peut y avoir à ce que quelques psychiatres puissent être présents. Et effectivement, on en a vu arriver quelques uns. Et on savait très bien que s’ils n’avaient pas été là, cela n’aurait pas été la peine de faire cette formation. On aurait déblatéré sur un certain nombre de chose mais on n’aurait jamais eu les feux verts au moment où il fallait pour mettre en place des dispositifs d’interface, des dispositifs de précarité, des présences d’infirmiers dans les lieux du social, comme on voulait le faire. Là, je donne l’exemple des psychiatres. A un moment donné, cela peut être un directeur d’hôpital, un inspecteur d’une DDASS. On a fait tout un travail où je pense personnellement avoir acquis une certaine expérience, qui est de repérer les gens avec qui on peut faire des alliances. C’est très important et je pense qu’un chargé de mission RMI sait de quoi je parle. Parce que je pense que dans le développement local, il y a à peu près les mêmes compétences qui sont à l’œuvre. C’est à mettre en œuvre avant la formation. Un autre principe de la formation, c’était de mettre en place une formation de 5 jours, 1 jour par mois. Cela permettait d’abord, dans le cadre du réseau, de ne pas prendre trop de temps, parce que l’on n’a pas que ça à faire. C’est très pratique ce que je dis mais il faut y penser aussi. Et puis, cela permettait d’un mois sur l’autre de revenir sur ce qui avait été dit. Il y avait aussi ce principe de réflexibilité, de retour sur l’expérience qui était à l’œuvre d’une fois à l’autre. L’autre principe que l’on a mis en place, c’était que dans une formation où l’on avait 30 ou 40 personnes, systématiquement il y avait 50% de gens qui venaient du côté de la psychologie ou de la psychiatrie et 50% qui venaient de l’autre côté du social. Un des derniers critères, c’est que les personnes qui étaient choisies, qu’elles soient du côté psy. ou social, faisaient partie intégrante du même territoire d’actions. Un certain nombre d’entre elles se connaissaient. Le but c’était qu’après la formation, ce qui avait été dit dedans et ce qui s’y s’était engagé au niveau interpersonnel entre les personnes sur le diagnostic pourrait faire des marques entre les uns et les autres. Il y a ensuite un réseau qui se met en place non pas simplement sur des prémices institutionnels ou partenariaux, ou sur des injonctions politiques, mais qui se met en place parce que d’autres personnes sont déjà engagées dans des relations par rapport à d’autres personnes. Essayez de coupler cette dimension interpersonnelle d’implication professionnelle où les individus ont leur place et toute leur place et une logique d’institution. Je le dis parce que finalement, ce qui fonctionne dans un réseau, c’est ni plus ni moins que cela. C’est cette espèce de bon dosage entre les différents niveaux qui fait qu’aujourd’hui, plus personne ne peut être saisi simplement comme un exécutant d’un réseau sous injonction. 55 Ça ne marchera jamais, ça n’a jamais marché et ça marchera de moins en moins puisque l’on est dans une société d’individus qui veulent se gouverner eux mêmes. Il faut quand même que l’on prenne acte pour nous de ce que l’on fait comme diagnostic pour les autres. Les problèmes que pose à un moment donné la vie d’un réseau. Je ne vais pas revenir sur la constitution d’un réseau. Il faut une tête de réseau, beaucoup de gens le savent déjà ici. Il y a une technicité particulière, il faut des financements spécifiques, il faut une reconnaissance des institutions, il faut des conventions inter partenariales. Mais une fois que le réseau est constitué, établi et reconnu formellement comme réseau , qu’est ce qui se passe pour qu’il continue à vivre de telle manière qu’à un moment donné, les niveaux de problèmes soient différenciés ? Il me semble qu’il y a une expérience à livrer la dessus qui consiste à dire qu’il a toujours au moins deux niveaux de problèmes dans un réseau. Ce qui fait que les psychiatres, par exemple, nous expliquent,, surtout dans le cadre de la pédopsychiatrie qu’ils ont été les premiers à faire du réseau. Quand les réseaux ville hôpital se sont mis en place dans les années 80, les psychiatres ont dit : nous on fait ça depuis les années 60. D’une certaine manière ils avaient raison. Ils mettaient si vous voulez des réseaux d’alliance dans le cadre d’une logique clinique où ils faisaient alliance avec certaines personnes de l’entourage du malade. Ils faisaient alliance avec certains travailleurs sociaux. Ils pensaient que d’autres personnes étaient plus iatrogènes et alors, ils ne faisaient pas alliance avec ces personnes. Il y avait effectivement une grande expérience des pédopsychiatres, et certain de la psychiatrie adulte, pour mettre en place des réseaux autour d’un patient dans une logique de résolution clinique d’un problème, tel que celui la clinique psychosociale qui nous été présenté ce matin. Les psychiatres savaient faire, mais quand il s’agissait de mettre en place un réseau qui ne soit pas un réseau qui fonctionnent sur des allian- ces d’affinités en fonction d’une logique clinique mais en fonction de problématiques beaucoup plus institutionnelles, c’est à dire de diagnostic collectif sur l’état d’un quartier par exemple. Ce n’est pas la même chose que le diagnostic individuel sur la situation d’une personne. Il est évident que lorsqu’on met en place un réseau, ces types de problèmes, structurels qui ne peuvent pas renvoyer tous les problèmes à la sanitarisation, font que dans le cadre de réseaux, même s’ils s’appellent souffrance psychique, précarité ou santé mentale, il y a des problématiques qui sont des problématiques sociales. Là il y a un autre niveau d’expertise qui fait qu’au bout d’un certain temps, soit il est nié, il est pas traité, soit il est renvoyé à la logique verticale avec quelque chose qui est de l’ordre de la désappopriation des problèmes et d’une incompréhension des gens qui sont au front par rapport à ceux qui récupèrent soi disant ce qu’ils ont fait. Dans tous les cas, c’est le sentiment qu’ils en ont. Soit il y a, à un moment donné, une instance qui est créée qui différencie ces réseaux de pratiques cliniques des réseaux institutionnels où les problèmes sont posés à d’autres niveaux. Peu importe les espaces porteurs. Je dirais, de mon point de vue, que ça peut être un CCAS, un hôpital, une institution. Dans le cadre de la psychiatrie, ça consisterait par exemple à différencier un réseau primaire d’intervention, qui est un réseau clinique qui fait qu’à un moment donné, certaines personnes ne sont fréquentables, d’avec un réseau secondaire qui évalue les problèmes à un autre niveau. Il peut par exemple se concrétiser dans le cadre de la psychiatrie par un conseil local de santé mentale, où on va mettre autour de la table un certain nombre d’institutionnels pour poser les problèmes non pas en terme de résolutions individuelles des cas mais en terme collectif. Ces réseaux secondarisés ne fonctionnent pas du tout à l’intersubjectivité. Ils fonctionnent à la rationalité, à l’analyse, à l’intelligence collective des problèmes et je pense qu’à un moment donné, il est très important de différencier les deux niveaux. 56 Ò Dr. FURTOS : Je pense que ce qui vous intéresse, c’est comment concrétiser tout ce qui est dit. Il est certain que tout ce qu’a dit Christian LAVAL repose sur des expériences concrètes. Il me semble que ce que vous avez commencé ici dans le groupe de travail qui a préludé à cette journée est pratiquement l’équivalent d’un comité de pilotage local. Evidemment, il y avait des gens responsables, des responsables qui sont sur le terrain et qui ont décidé de faire une journée qui est à la fois une journée de sensibilisation et une journée de formation. Et également une journée pivot à partir de laquelle d’autres choses vont pouvoir continuer. La question est : « comment les problèmes vont être posés ? » Ce qu’a dit Christian LAVAL et qui est tout de même embêtant, c’est qu’on a jamais vu de réseaux exactement identiques avec des problématiques identiques et, quand on nous a appelés, on a jamais fait de formation identique. Ce qui compte vraiment c’est la situation locale, les engagements locaux et évidemment qu’il y ait quelques moteurs institutionnels et qu’il y ait un peu d’argent qui permette ensuite que quelque chose se passe. Il est vrai que là où nous sommes intervenus, on peut dire qu’il y a toujours eu des effets concrets. Tu as parlé de Bourg en Bresse où tu as vraiment été cheville ouvrière au début. Puis ensuite on a fait une formation. Le psychiatre qu’il a rencontré au départ a dit : « la précarité, connaît pas ». C’était un collègue très bien mais il me dit qu’il n’y a pas de problème de précarité à Bourg en Bresse. Il y a eu une recherche-action, une formation, et cela s’est terminé par ce qu’il a démissionné de sa chefferie de service. Il a fondé un carrefour de solidarité où il travaillait avec les partenaires, etc. Voyez c’est imprévisible. Dans l’hôpital où nous avions été appelés, ça été assez bizarre mais chemin faisant il y a une sorte d’équipe mobile qui s’est créée avec des infirmiers, un psychiatre. Il y avait un poste de psychiatre mais malheureusement pas de psychiatre pour l’occuper. C’était un peu difficile mais les choses se font institutionnellement. Quand il y a un mouvement local. L’expérience montre que les choses se font souvent ainsi. A Bourgouin Jallieu, ça s’est terminé par la création d’un conseil local de santé mentale. On avait fait certains propositions qui ont été reprises et ils viennent de nous demander : vous ne connaîtriez pas un psychologue pour servir de coordonnateur de réseau ? Les choses se sont ouvertes et concrétisées avec des personnes, de l’argent et des collaborations inter institutionnelles à chaque fois uniques. Cela peut être un peu décevant pour vous. Mais c’est aussi encourageant de voir que ce n’est pas du « sur mesure » et qu’ici, il semble y avoir quelque chose d’assez spécial et qui est en route. Il y a une chose que je voulais reprendre de ce tu as dit. Tu as parlé des gens bien intégrés qui faisaient de la ségrégation autour d’eux et je me suis dit : en somme le ségrégation est aussi une forme de protection. Alors là ça mal fait « tilt ». Donc, la ségrégation est une forme de protection. Et après tout, qu’est ce qu’à fait Pinel? Il y avait dans les hôpitaux généraux au XVIIème siècle, des brigands, des prostituées, des aliénés. Il a dit : on va protéger les aliénés car ils ne peuvent pas se défendre contre les brigands. Il a fondé ce qui est devenu l’institution psychiatrique spécifique. On peut taper dessus mais c’était au début pour protéger ce que l’on a appelé ensuite les psychotiques. Il y a des formes de ségrégation qui sont des formes de protection d’où la question majeure : actuellement pour vivre ensemble il y a certains risques à assumer, y compris pour les réseaux. Il faut sortir de certains risques pour vivre ensemble et pour aller contre la logique de la ségrégation excessive étant donné qu’il faut peut être un certain nombre d’appareillements. Il ne faut peut être pas taper sur le mouvement ségrégatif sauf que c’est grave mais en même temps, c’est pour se protéger. Donc le besoin de protection est un besoin humain. Comment peut-on faire pour se protéger sans ségrégation ? 57 Evidemment, une des questions que tu as emmenée c’est la question de l’indétermination. La possibilité d’accepter une certaine souffrance, pendant un certain temps ne pas savoir exactement qui on est et ce qu’on fait. Un certain temps, parce que si c’était tout le temps, il y aurait un problème spécial. Effectivement, il nous semble que la manière de survivre actuellement, pour ceux qui connaissent un peu Winnicott, c’est vraiment d’être « winnicotien », c’est d’accepter à certains moments qu’on ne puisse pas tout décider. Est ce que je fais là de la psychothérapie ou autre chose ? On devait embrayer à partir de ça sur un point à la fois d’amorçage et de défense des réseaux qui était important et noté dans le programme : c’est la question du secret partagé. La question du secret partagé est une question fondamentale parce que le secret est tout de même ce qui définit la confiance dans les professionnels. C’est parce que les professionnels ne disent pas ce qu’ils font avec leurs clients, que se soient des avocats, des travailleurs sociaux, des médecins, des infirmiers et d’autres, c’est parce qu’il y a une déontologie très fortement inscrite dans la loi qu’il y a confiance. Evidemment cela signifie que cette question de la confiance n’est pas un vain mot et, à l’autre opposé, comment travailler ensemble quand on est pas des mêmes métiers. Il y a des choses là qu’il faut dire et qui vont un peu à contre courant, mais du côté de garder le secret. Par exemple, une chose qu’il faut rappeler avant de dire comment partager le secret, c’est : comment il ne faut pas le partager. Il va de soi, par exemple, que les médecins entre eux ne doivent pas parler des personnes qu’ils soignent, s’ils ne sont pas concernés par le soin. Dans tous les cas, ne pas dire le nom. On peut parler d’une situation clinique et cela on l’oublie souvent. Le partage du secret ne s’étend pas à la corporation des médecins entre médecins, à la corporation des psycholo- gues entre psychologues, à la corporation des assistants sociaux etc. Le secret, quand il est partagé, concerne ceux qui soignent tel patient dans telle institution, dans tel réseau mais c’est centré sur la finalité du soin, sur la prévention du soin. Cela est extrêmement important. Il y a évidemment des moments où on se laisse aller à raconter des choses et ça peut être l’exception qui confirme la règle. Et si l’on en parle à d’autres médecins, les médecins sont eux-mêmes liés par ce qu’ils viennent d’entendre. N’empêche que, pour vous donner un exemple, un ami me parle d’un patient qui vient d’être hospitalisé dans tel hôpital et me demande d’intervenir. Si j’interviens à titre de médecin ami, je n’ai pas à savoir tout ce qu’il a. Le médecin peut me dire que ça ne me regarde pas, qu’il ne peut pas me dire ou me dire des choses extrêmement limitées. En tant que médecin, si j’interviens, je ne suis pas dans le coup du soin, je suis exclu du partage. Supposons que tout devienne transparent. Vous imaginez la transparence. Il y a quelque chose qui est du côté de la transparence démocratique, du côté des fonctionnements, des rouages et des règles. Mais du côté des individus, du côté des intimités, il faut évidemment qu’il y ait des mesures de protection pour qu’elles ne soient pas exposées là où elles n’ont pas à l’être. Sauf si les gens veulent parler à la télé, raconter leur histoire, faire un bouquin. Là, eux en ont la maîtrise. C’est important : pour bien aménager la question du partage, il faut être assez strict sur le non partage. Ce n’est que si on est strict sur le non partage que l’on peut partager, si c’est pour le bien des patients, des clients, des usagers. Maintenant il y a deux cas extrêmes pour essayer de réfléchir à la situation. Quelqu’un que l’on rencontre dans la rue avec un psy. Rencontre d’un homme, d’une femme de la rue grâce à la médiation d’un travailleur social. Ils se voient ensemble ou alors le travailleur social demande au psy de venir à domicile. 58 Il y a des situations de partage dès l’origine où la question du secret ne se pose pas puisqu’on a accès à l’autre par la demande d’un tiers. On rencontre quelqu’un dans la rue qui commence de parler, et on ne peut pas lui dire : ne parlez pas, il y a votre assistante sociale . C’est justement parce qu’il y a l’assistante sociale qu’il parle. Parce qu’il a confiance, parce qu’elle est porteur. A l’inverse, quelquefois le médecin peut être le médiateur vis à vis d’autres partenaires. Il y des situations extrêmes où poser à priori la question d’un secret strict serait quasiment du fait du fétichise, de l’idolâtrie et irait en tout cas contre l’esprit du soin. Je parlerai tout à l’heure de la loi. Et puis il y a des situations sur le modèle de la psychothérapie ou de la pureté professionnelle où ,dans la pureté professionnelle, on garde ce concept sur le diagnostic, sur le processus, sur ce qui a été confié. En règle générale, la loi insiste beaucoup sur ce qui a été confié. Je vais vous donner un exemple pour vous montrer l’esprit de la loi. Un infirmier est dans un service de psychiatrie, de rhumatologie, d’urgence et il voit un patient agressé sexuellement un autre patient. Il peut le dénoncer parce que cela ne lui a pas été confié. Par contre, si le patient venait dire : je suis embêté, je n’ai pas pu me retenir tout à l’heure, j’ai fait telle et telle chose. Ca vient d’être confié à l’infirmier : c’est donc dans le cadre de l’exercice de son art. Et c’est pareil si c’est un médecin évidemment et c’est beaucoup plus délicat. Il peut rentrer dans une problématique : que dois-je dire, que ne dois-je pas dire ? Alors que s’il voit simplement un fait divers dans un service, ça fait partie du caractère disciplinaire et de police. Il faut donc avoir quelques principes clairs. On a pas à protéger tout par le fait que l’on est dans une situation et on a même des choses à dénoncer. Il y a une différence entre protéger et dénoncer sur le plan juridique. On insiste parfois actuellement sur le « il faut tout dire pour le partage » ou « il ne faut rien dire pour le secret », les deux étant un peu excessifs. On insiste beaucoup sur : « dès qu’il y a danger, il faut dénoncer ». Les juristes disent : attention, on n’est pas obliger de dénoncer et c’est même parfois extrêmement grave de dénoncer trop vite un sévice à un vieillard, à un enfant, à toute personne, quel que soit son âge. Ce que l’on est obligé de faire c’est de protéger, c’est à dire de mettre à l’écart. S’il y a des viols, des sévices, on est obligé dans un premier temps de protéger, c’est à dire de faire que cela ne continue pas. Par exemple hospitaliser, faire intervenir des tiers.La question de la dénonciation est seconde et doit être envisagée avec la personne pour autant que cela va être important pour elle de dénoncer, si possible pour qu’elle ne soit pas intrusée. Vous voyez qu’il y a tout de même des principes : autant d’un côté il ne faut rien dire, autant de l’autre il faut dénoncer, il y a des choses à dire. L’essentiel de ce que je voudrais dire maintenant, c’est qu’il y a un vide juridique pour l’essentiel de la pratique, c’est à dire pour l’essentiel de la pratique en réseau qui n’est pas ni du côté de l’identité professionnelle ni du côté de protéger ou de dénoncer. Il y a un vide juridique bienfaisant qui autorise et nécessite une éthique partagée et une réflexion partagée sur comment un réseau va s’organiser sur le plan du dire et du ne pas dire. A cet égard, avant de vous dire la loi, je terminerai par la loi qui s’applique surtout aux réseaux de soin mais que par analogie, on peut appliquer aux réseaux incluant des soignants dans l’accompagnement aux soins. Quelques principes extrêmement élémentaires ont été édictés dans le dernier Rhizome par un analyste André CAREL. Il commence d’opposer ce qui est opposable, c’est à dire le public et l’intime. Le public est ce qui est soumis à l’obligation de transparence. Par exemple comment fonctionne l’Etat, comment fonctionne une école, comment fonctionne un hôpital au niveau des règles ? Le public des règles, le public du cadre extrême où 59 le public de ce qui est public. C’est dans le journal, tout le monde le sait. Il y a le public, qui dans la règle est la transparence. Ce qui est public est du domaine de la transparence. Il y a, à l’opposé : « nul n’est censé ignorer la loi ». Tout le monde doit répondre de ses actes quand il est dans le cadre de l’exercice externe de la loi. Est ce que l’on a fait ce qu’il fallait ou pas ? Cela peut être embêtant mais, ce qui est de l’ordre du public et qui obéit aux règles et aux lois peut être transparent. A l’opposé il y a le privé qui obéit à l’espace du secret. Le privé, le jardin secret comme disait RACAMIER dans son dernier livre posthume l’Esprit du soi. « Qu’est ce que le jardin secret ? ». C’est un secret. Evidemment, le secret de l’intime qui va être dit dans une relation intime, amoureuse, de confiance, à son ami, à son psy, à un travailleur social, dans une relation intime, c’est quelque chose qui est à priori soumis au secret de principe, comme le public est soumis à la transparence. Entre les deux, Racamier a le génie de différencier l’espace privé de l’intime. L’espace privé , c’est quelque chose où il y a de l’intime mais qui appartient au public. Par exemple dans une famille, si un enfant va dire quelque chose à l’oreille de sa mère, c’est de l’intime. Elle ne va pas dire : vous savez ce que ma dit ma petite fille ? Elle m’a dit : maman je t’aime. C’est un secret de polichinelle. Bien sûr, la maman aime sa petite fille mais ce serait grave de déchirer le secret de l’intime. En même temps, il y a un espace privé. Qu’est ce qui se passe : le père, la mère, mangent ensemble, on les voit déambuler, il y a des intimités partagées sous l’angle du privé. C’est semi public, semi privé, semi intime et c’est ce même aspect privé coupé de l’intime que l’on observe dans un service, dans un réseau. C’est quelque chose d’intermédiaire entre le public et l’intime qui obéit à la catégorie de la discrétion. C’est entre la transparence et la discrétion. Même dans une famille, entre le père, la mère, les fratries, il faut savoir ce que l’on dit. Dans une équipe soignante, on ne va pas dire tout ce que le malade nous a dit. On ne dit que ce qui est nécessaire au soin, dans le cadre du secret partagé. On ne va pas dire la même chose à un collègue qui travaille dans le même service que soi, à une infirmière qui fait un certain travail sauf si on a vu le patient ensemble, auquel cas on partage le secret à titre égal. On ne va pas dire la même chose à une aide soignante, à un agent de service. Le travail de la discrétion, c’est ce qui va être dit eut égard au besoin de chacun dans la situation privée. Pour moi c’est passionnant parce que ce n’est pas écrit dans les livres. Ce qui est écrit dans les livres, c’est l’obligation du secret, l’obligation de la transparence pour ce qui est public. Mais la gestion effective dans des espaces privatisés où il se passe quelque chose est soumis à la discussion, à la conflictualité, à parler ensemble pour à priori dire comment on se parle. Certains vont focaliser sur « garder le secret à tout prix », même si ça va contre le soin. Et c’est pour cela que d’autres vont tout dire, même si ça va contre le soin. Effectivement, cette responsabilité dont parlait C. LAVAL tout à l’heure des appareillements électifs se retrouve maintenant même au niveau de la loi. Il y a tout un aspect non écrit qui nécessiterait quasiment des discussions éthiques dans chaque réseau. Je ne pense pas qu’il faille faire un comité d’éthique comme on l’a fait pour la biologie, la procréation médicalement assistée, etc… L’expérience montre que les gens qui ont l’habitude de se parler dans les institutions arrivent à trouver assez facilement, en ayant quelques principes de base, ce qui est à dire et à ne pas dire en fonction de l’intérêt et de ce qu’a dit le patient. Si le patient a dit qu’il ne fallait pas le dire, ça dépend. Vous savez que théoriquement, quand on parle d’un patient, on pourrait être amené à lui dire : « on va parler de vous en réunion ». Cela n’est pas faisable tout le temps. En fait, il y a un vide juridique ici qui peut être angoissant et qui est en même temps un défi.Je vais vous lire le cadre légal qu’on ne peut 60 appliquer que par analogie, puisque c’est la loi dite Kouchner du 4 mars 2002. « Toute personne prise en charge par un professionnel, un établissement, un réseau de santé ou tout autre organisme participant à la prévention et aux soins, a droit au respect de sa vie privée, du secret des informations la concernant excepté dans les cas de dérogation expressément prévus par la loi. Ce secret couvre l’ensemble des informations concernant la personne venues à la connaissance du professionnel de santé, de tout membre du personnel de ces établissements, organismes et de tout autre personne en relation de par ses activités avec ces établissements ou organismes. Deux ou plusieurs professionnels de santé peuvent toutefois, sauf opposition de la personne dûment avertie, échanger des informations relatives à une même personne prise en charge, afin d’assurer la continuité des soins et de terminer la meilleure prise en charge sanitaire possible ». Le juriste commente que les applications du droit dans la santé sont fortes mais naissantes. Il reste beaucoup de domaines pour lesquels nous en sommes à des interrogations. Le droit est présent mais c’est un processus en cours d’affirmation. J’entends parfois, pour ce qui est de la santé mentale : le droit ne dit pas tout, nous sommes les oubliés du droit, les oubliés de la loi. Eh bien, ajoute-t-il, c’est plutôt une chance d’avoir à disposition tout ce qu’il y a de bon dans la loi. C’est-à-dire l’intention du législateur, sans trop de modalités pratiques, de telle sorte qu’il y a une véritable part pour la réflexion et pour la création, un travail d’adaptation indispensable dans une société complexe, qui témoigne véritablement d’une préoccupation pour la personne. Et c’est là où est la différence entre le privé et le public. Par exemple, quand on parle avec des travailleurs sociaux, ceuxci ne nous demandent pas, et c’est réciproque d’ailleurs, de dire tout ce que le patient nous a dit, même le diagnostic. Le diagnostic n’est pas intéressant pour tout le monde. Le diagnostic est intéressant pour le médecin qui dresse un plan de soins. Quelquefois, il y a peut-être intérêt à dire des choses. Mais ce qui est intéressant, c’est répondre à la question. Si on travaille en partenariat, il y a des questions qui sont posées en tout exercice « winnicotien », c’est-à-dire rentrer dans une zone d’indétermination. Qu’est-ce que je vais dire, qu’est-ce que je ne vais pas dire ? Si on est mu par des règles du respect de la loi, du respect du patient, du respect des partenaires, en général ça se passe bien. L’expérience montre que ceux qui travaillent ensemble arrivent à trouver les espaces de parole où ils tiennent à la fois l’espace du secret, l’espace du partage. Cela malheureusement ne s’apprend pas dans les livres. Vous avez interviewé une équipe de PASS (permanence d’accès aux soins de santé) à l’hôpital de Chambéry. Ils expliquent comment ils font ceci et commentc s’ils ne font pas ça, il vont faire des projets qui vont aller contre le souhait de la personne parce qu’elle n’a pas dit la même chose. Et après tout, c’est très bien qu’elle n’ait pas dit la même chose aux uns et aux autres. Mais quand il s’agit de faire une démarche administrative ou réglementaire ou si chacun tire dans un sens différent, les effets vont être absolument catastrophiques. Donc, on est bien obligé, comme on le fait au sein d’une équipe de soins, de travailler au sein d’une équipe pluridisciplinaire et même pluri-institutionnelle. Alors là malheureusement, comme vous le voyez, on ne peut pas en dire plus. Il y a des règles à trouver et l’expérience montre que ceux qui s’y « coltinent » s’y retrouvent. Ils ne disent pas tout, ils ne disent pas n’importe quoi. Ce n’est ni le secret fétiche, ni « on dit tout parce qu’on est ensemble ». Ò M. LAVAL : La manière dont la question du secret est associée avec la problématique du réseau se pose comme cela sur le terrain. Si j’ai donné quelques exemples tout à l’heure, c’est pour montrer qu’un réseau qui ne cible pas ses objectifs est un réseau où la question du secret va toujours être problématique. 61 Si un réseau fixe ses objectifs sur une population particulière, on a déjà fait un grand pas. Tout à l’heure, je différenciais deux niveaux de réseaux. Si un réseau consiste à un moment donné à essayer d’aller vers, d’aller au devant d’une population précise, par exemple les jeunes qui sont dans une situation de polytoxicomanie, ce n’est pas du tout le même réseau que celui qui va s’occuper d’autres types de population, et la question du secret va se positionner et se poser de façon différente. C’est ce que j’essayais d’expliquer tout à l’heure sur les contextes de la clinique. Les contextes de la clinique me permettent de rebondir. A partir de la PASS de l’Hôpital de Chambéry, il y a les réseaux des équipes de soins. Dans l’interview que j’avais faite, il y avait un cadre infirmier et par ailleurs, des travailleurs sociaux qui faisaient de la réinsertion. Le cadre infirmier disait : l’information dont j’ai besoin, quand on reçoit quelqu’un qui est SDF, c’est de pouvoir essayer de le décoller d’une représentation et d’une identification à sa pathologie. J’ai besoin de connaître quelques éléments, mais des éléments qui pointent à moment donné le parcours dans lequel il est. Il y a quelque chose, dans ce qu’il disait, qui était : pour pouvoir m’identifier à cette personne en tant que personne, j’ai besoin d’en savoir plus que ce qu’elle est quand elle arrive. C’est-à-dire quelqu’un qui ne sent pas bon, qu’il faut laver, qui a tout un tas de problèmes, ce qui fait que l’on est plutôt dans quelque chose de repoussant, pour quelqu’un qui est infirmier, dans un premier temps en tous cas.On voyait bien que l’information qu’il demandait était liée à sa pratique. Du côté du travail social, les informations étaient liées à d’autres préoccupations. Est-ce que vous pouvez me donner des informations sur le problème cardiaque ou alcoologique, ou je ne sais quoi de cette personne, de telle manière que je sache les potentialités qu’il peut y avoir au niveau de la rechute ou du travail, etc… Et c’est vrai qu’à un moment donné, les exigences sur la communication partagée ne sont pas du tout du même niveau en fonction de la position des gens dans le réseau. C’est l’un des premiers éléments, et c’est vrai qu’il est important de réexaminer la question de ce que l’on pourrait appeler le partage, le secret quand dans l’information, il y a un secret en fonction de la position des personnes. C’est déjà une référence qui permet d’y voir un peu plus clair. La deuxième chose, c’était que dans la culture hospitalière, depuis quelques années, et d’autant plus avec la requalification des infirmiers, du côté de l’écrit il y a toute une procédure mise en place de dossiers infirmiers. Il y a eu passage à l’écrit. Cette procédure est en plus liée à tout un processus d’évaluation sur ce qui se fait réellement dans un hôpital, au niveau des actes, etc… Cela a un effet tout à fait intéressant. Il faut que les équipes puissent se donner les bons critères pour savoir effectivement ce qu’est le partage pour pouvoir faire un bon diagnostic et pour pouvoir anticiper un projet de soins. Mais, en même temps, dans la mesure où lorsque ces équipes travaillent dans un réseau avec des acteurs extérieurs, ne serait-ce qu’avec la famille par exemple, elles se rendent bien compte que ce qui est écrit n’a pas du tout le même poids que ce qui peut être dit au niveau oral. Du coup, l’un des effets pervers de l’écrit, c’est qu’on va donner beaucoup moins d’informations sur le dossier de soins , ou qu’on risque de le faire, que l’on peut en donner au niveau oral par rapport aux autres acteurs. A moment donné on va peser, ce qui n’est peut-être pas une mauvaise chose. Mais il faut que les intervenants apprennent à bien se servir de cet objet qui s’appelle le dossier de soins. Dans un premier temps, il y avait cette oscillation entre qu’est-ce qu’on écrit et qu’est-ce qu’on dit. C’est-à-dire que dans la question du secret, il n’y a pas simplement la question de : qu’est-ce qu’on partage et sous quelle forme partage-t-on ? Quel est le support de l’information ? Ca va jusqu’à l’informatique. 62 Qu’est-ce qu’on met dans un dossier qui est informatisé, avec les clés ? Qui y a droit ? etc… Et le support de l’information dans un réseau, lorsqu’elle est de l’ordre de la parole, peut être la meilleure des choses. Car on peut se dire entre professionnels quelque chose qui est de l’ordre de la discrétion. Mais ça peut être aussi quelque chose qui est de l’ordre d’une rumeur infondée, sur des faits dont personne ne sait à l’origine qui les a dit. Je suis vraiment le porte-parole de ce qui m’a été dit dans cet interview et ça nécessite effectivement un grand travail du réseau sur cette question pour qu’il y ait une charte de bonne conduite des participants. Ce n’est pas simplement un problème de déontologie professionnelle ou individuelle, c’est un problème de construction collective de règles de fonctionnement orales et écrites sur cette question. Ò Dr. FURTOS : Par exemple, si on écrit dans un texte « déchet social », parce que ça correspond à l’état de déchéance, de désocialisation, c’est quelque chose qui va rester dans l’écrit, qui va être transmis. Si c’est dit dans le mouvement oral où l’on rend compte de la contre attitude qu’on a eue à un moment donné : « ça a été super dur car il était dans un état de déchéance », ça n’a pas du tout le même poids, la même stigmatisation. C’est quelque chose dont on se rend compte à titre personnel, c’est vivant. Si on écrit « déchet social », c’est comme si on disait schizophrénie ou dépression sévère, etc… Il y a une déontologie de ce que l’on écrit et de ce que l’on n’écrit pas et il y a une déontologie de ce que l’on dit et de ce que l’on ne dit pas et ça s’apprend car ce n’est pas dit dans la loi. A propos du partage il peut y avoir plusieurs situations. Il peut y avoir, dans certaines institutions sociales en particulier, ce qu’on appelle des analyses de cas, des analyses de situations, où il y a un psy ou pas de psy. Mais très souvent, il y a un psy et on peut inviter à certains moments, quand c’est un patient qui est dans l’inter-institutionalité, des praticiens d’autres institutions. Ò M. LAVAL : Ce n’est pas une réponse, mais je crois qu’il faut différencier une culture d’équipe de soins où il y a un infirmier, un médecin, etc… Il se met de fait en place une régulation, quelle qu’elle soit. Rien n’est parfait, mais c’est ce qui fonctionne dans la culture d’équipe avec une culture de réseaux. La culture d’équipe dans les institutions hospitalières est là, grosso modo. Même si elle est implicite, elle est là. Il y a de la régulation institutionnelle, il y a de la régulation inter personnelle, il y a des hiérarchies. J’insiste, il y a de l’horizontal et du vertical. Dans le réseau, la régulation n’est pas là d’emblée, elle n’est pas donnée, elle est à construire. Cela veut dire qu’il faut la penser cette culture, en même temps qu’on met en place le réseau. Je n’ai pas du tout de recette car, encore une fois, c’est lié au contexte, aux objectifs que l’on se donne et aux populations que l’on vise, et à la compétence des professionnels. En fonction de cela, on peut se dire plus ou moins de choses. Il faut vraiment y réfléchir localement, c’est-à-dire au cas par cas, réseau par réseau. Et il faut certainement une autre chose : la formalisation sous une forme écrite. Je pense par exemple à une charte qui permet, à un moment donné, non pas de déraper, il y a toujours des transgressions aux lois et c’est pourquoi qu’elles existent aussi, mais qui permet de fonder une règle de bonne conduite collective d’un réseau. Et c’est ce qui permet aussi de dire à un usager comment nous fonctionnons, nous professionnels. C’est une question qui n’est pas simplement liée à une bonne pratique dans une pratique de réseau, qui ne serait qu’une question qui s’adresserait aux professionnels. C’est la question de la relation des professionnels et de ce qu’ils échangent en communication par rapport aux usagers qui est en jeu, et on sait bien aujourd’hui que même si ça ne fait pas plaisir à tout le monde tout le temps parce que ça complexifie les pratiques, l’usager est devenu central dans l’organisation du soin et sa parole, d’une façon ou d’une autre, compte de plus en plus. Si l’on ne veut pas qu’on aille du côté de la judiciari63 sation, il faut certainement penser des chartes qui soient à moment donné communiquées aux usagers de telle manière qu’ils sachent quelles sont les règles sur lesquelles on s’applique pour travailler avec eux, pour échanger des informations qui les concernent au premier chef. Ò Dr. FURTOS : Je dirais que ça doit dépendre des réseaux. Je réfléchis à ce que tu dis. Tu parles de judiciarisation et je pense très important de pouvoir dire à quelqu’un, même dans la grande exclusion: « tout à l’heure, on va parler de vous en réunion et je vous dirai ce qu’on en a dit ». Mais, dans la charte du droit des malades, il y a quelque chose qui me reste en travers du gosier : c’est l’incitation à la persécution. Il y a une série d’éléments, d’affirmations des droits des malades et on termine par celui qui dit : « si jamais vous estimez avoir été lésé, etc… » On termine par quelque chose qui est destiné à renforcer la judiciarisation. Ce n’est pas ce que tu voulais dire, mais l’écrit étant l’écrit, à mon avis et étant donné le niveau des réseaux, il doit falloir beaucoup de temps pour être en mesure de passer d’une règle de bonne conduite orale à une règle de bonne conduite écrite qui puisse être affichée. Il serait intéressant de faire un travail dans ce sens, mais ce n’est pas évident encore. Etant donné le vide juridique dans lequel nous travaillons pour l’instant, ça reste quelque chose dans l’ordre de l’interaction. Et pour arriver au niveau de ce qui est écrit et affichable, il doit falloir arriver à des choses vraiment… Ò M. LAVAL : Il y a une charte type dans le cadre de la constitution des réseaux. On peut maintenant constituer des réseaux, il y a des appels d’offres, il y a des budgets, il y a une charte type. Ò Dr. FURTOS : Que dit cette charte ? Ò M.LAVAL : Elle ne dit rien que des principes généraux, c’est ça qu’il faut comprendre. C’est plus sur la forme que sur ce que l’on peut faire ou ne pas faire, détail par détail, que la question se pose. Formellement, il faut que l’usager sache que dans le cadre des réseaux, il y a une éthique, une déontologie qui est mise en place et qui fait qu’il y a des principes d’action sur cette question du secret. Je crois que c’est ça le message principal. Ce n’est pas de rentrer dans une technicité. Et quand je parle de judiciarisation, c’est vrai qu’on sait très bien que, et je l’ai vu quand j’ai travaillé à la PJJ, les juges des enfants, du fait que les familles peuvent demander les dossiers des jeunes mineurs maintenant, sont dans une situation qui effectivement colle beaucoup plus à une vision du droit anglo-saxon, qu’à une vision du droit où le juge des enfants était quelqu’un qui était en même temps un médiateur entre le droit et l’éducatif. Ca lui restreint sa possibilité d’être dans la médiation. Mais d’un autre côté, on voit bien qu’il y a deux logiques qui sont à l’œuvre. Il y a une autre logique qui est celle de la transparence que demandent les usagers sur la manière dont les professionnels du sanitaire et social les aident et s’occupent d’eux. C’est conflictuel, mais je crois qu’il faut pointer les conflits. On n’est pas simplement dans le consensus mou. Ò M. BEAUTIER : Je suis membre du bureau de la Fédération des réseaux de soins d’Aquitaine. La FAR a constitué un travail important à la mise en place des réseaux et a pris deux ans, pratiquement, pour écrire un certain nombre de règles éthiques sur la constitution d’une charte. Ce qui me semble important, c’est qu’effectivement on ait un document de référence sur l’éthique, comme vous l’avez dit, sur l’éthique au niveau du secret bien sûr. Mais il y a une autre chose très importante, c’est qu’il faut que cette éthique soit centrée sur le patient luimême. Il ne s’agit pas de phosphorer mais de toujours ramener l’éthique du secret professionnel au patient. C’est-à-dire que c’est lui qui est au centre du réseau et ce n’est pas le professionnel. La deuxième chose importante par rapport à cette 64 charte, c’est qu’elle encadre le fonctionnement du réseau et aussi le fonctionnement des partenaires. C’est important car, quand on va signer les conventions, il faut obligatoirement que les gens qui vont les signer se réfèrent à la charte en tant que telle, avec tout ce qu’elle comprend. De cette façon-là, on arrive à encadrer un certain nombre de choses dans le cadre du secret partagé. Après, il y a des secrets partagés qui sont des secrets qui n’en sont pas, avec lesquels on a beaucoup de mal à faire. Je veux parler des secrets sur les réseaux thématiques notamment. Je parle du secret autour de l’alcool, autour de la toxicomanie qui va nous amener déjà à nommer le réseau par exemple, déjà transgresser le secret. Si une personne est amenée à faire une étude de cas dans un secret addiction ou dans un secret alcool, il est bien évident qu’on a déjà transgressé même le secret médical. Quoiqu’il en soit, je crois que effectivement, comme vous l’avez dit, ça vient d’un certain nombre de règles que l’on va se fixer ensemble dans le fonctionnement et ça vient aussi dans le cadre de ce que chaque travailleur va se fixer comme règle éthique. Mais en tous les cas, je crois que cette histoire du secret partagé est quand même un peu polluée par la confrontation des pratiques. Comme vous l’avez dit très justement, il faut une nécessaire formation pour essayer de parler de la même chose, pour essayer d’avoir le même niveau d’information, le même niveau méthodologique d’interventions. Mais il faut aussi bien faire le tri de la confrontation des pratiques parce que très souvent, les acteurs sont seuls, seuls avec le sujet à moment donné. Le réseau les amène dans un groupe d’interventions multimodal où plusieurs personnes vont travailler et, étant seul très souvent, ils sont sur une frange d’interventions qui n’est pas la leur. Le travailleur social grapille un peu sur le travail des psychologues, le psychologue un peu sur celui des psychiatres et des médecins. On est toujours dans une frange de cette sorte et cette confrontation des pratiques, si on ne la lève pas dès le départ, il est évident que les gens sont très mal à l’aise et là, ça bloque tout simplement. Je crois qu’il y a tout un encadrement à faire. En tous les cas, la FAR a mis à disposition sur la création des réseaux un certain nombre de choses, comme la question des chartes. Un certain nombre de principes éthiques dans les chartes, un certain nombre de réflexions aussi, sur la confrontation des pratiques, sur le secret, sur l’évaluation aussi et sur les 76 réseaux. Je crois que beaucoup se sont trouvés bien aidés à leur création, au moment où ils se sont posés toutes les questions que nous nous posons aujourd’hui. Ò Dr. FURTOS : Il serait intéressant de lire vos documents. Ò M. BEAUTIER : La charte je peux vous la communiquer. Quant au document sur l’évaluation, il a été mis en place par l’URCAM d’Aquitaine qui l’a édité. Ò Dr. FURTOS : La question de l’évaluation, c’est encore autre chose. Ò M. LAVAL : C’est encore autre chose mais ce qui est intéressant, c’est que lorsqu’on décline une question, les autres arrivent. Quand les réseaux deviennent une politique publique, la question d’évaluation des politiques publiques en réseau arrive, il ne faut pas s’en étonner. Après, la question des règles éthiques et des règles de fonctionnement, des pratiques telles que vous venez de le préciser se posent de façon institutionnelle et pas simplement au niveau des acteurs. Je crois qu’on est dans une deuxième génération. C’est ce qu’il faut comprendre. Ò Dr. FURTOS : Y a-t-il d’autres questions, éléments ? 65 Ò Dr. DUDON : La première chose c’est que sur le secret partagé, j’ai une expérience de médecin généraliste qui est un des lieux où l’on peut dire les choses sans que ce soit transmis à d’autres. Et je trouve que dans mon exercice, cela a une valeur absolument énorme parce qu’effectivement, la confiance que les malades m’accordent, le repos sur ce silence, pour eux, c’est très important. Les gens que je soigne sont très souvent extrêmement fragiles et même ce qui me semble à moi avoir du sens de dire, peut déclencher chez eux une souffrance surajoutée du fait que je l’ai dit. Je me sens donc très mal à l’aise dans le secret partagé à cause de cela. La deuxième chose, c’est qu’il y a des secrets que l’on m’oppose. Des gens qui n’ont pas payé leur note d’électricité, je les soigne et s’ils n’ont pas envie de me le dire, j’ai pas envie de l’apprendre par ailleurs. Ça risque de changer mon regard sur eux et cela aussi est un danger dans la relation thérapeutique que j’ai avec le patient qui est déjà fragile, qui est forte et fragile à la fois. J’ai peur de découvrir des informations qui obèrent un peu son image. Moi, j’ai beaucoup de mal à partager les choses en dehors du cadre légal strict – dénonciation de violence à enfant – des choses tout à fait basiques. Le reste sur des cas individuels moi, j’ai énormément de mal au nom du serment d’Hippocrate d’abord et puis du respect que je porte aux malades que je soigne. Ils ont souvent un refus en partie du système psychiatrique à cause de cela, parce qu’ils ont peur justement de tomber sur des gens qui vont les forcer à parler, toujours cette espèce d’opposition à ce dévoilement du secret. Donc, si l’on commence à entrer dans un réseau, c’est le risque que justement il n’y ait plus de parole, que la parole ne soit pas vraiment favorisée. Ça c’est la deuxième chose. La troisième chose, je pense qu’une règle générale c’est que quand on ne communique pas un certain nombre d’informations, c’est une forme de pouvoir, et j’ai peur que le réseau ce soit aussi un lieu de pouvoir de tous les intervenants sur les quartiers difficiles. Ne pas dire aux gens ce que l’on a dit d’eux. Tout à l’heure vous disiez : des gens dûment avertis. C’est la loi, et il est hors de question pour moi de faire par exemple une réunion sur quelqu’un sans le lui dire à l’avance et donc déclencher beaucoup d’anxiété. Pour moi, dans la pratique du réseau, cela risque d’être extrêmement complexe et j’aurais vraiment l’impression de marcher sur des œufs. Ça c’est la troisième chose. La quatrième chose, et je vais peut-être changer un peu de sujet mais, de votre matinée, j’ai senti des mots qui sont quand même tout à fait terribles : pauvreté, précarité, monde à l’envers, hypoesthésie, paroxysme, couper, honte, incurie, mort. Et je n’aimerais pas finir cette journée sans qu’on ait abordé ce que j’appellerais « l’aide à la cicatrisation » ou les éléments de la thérapeutique ou de prise en charge, tant que vous êtes là. Parce que ça me pose vraiment problème et j’aurais aimé qu’on puisse répondre pas seulement sur le diagnostic et les mots qui définissent la problématique, mais aussi sur l’ouverture à ce qu’il est possible de faire. Ò Dr. FURTOS : Je ne sais pas comment vous travaillez exactement en tant que médecin généraliste. Peut-être que dans votre pratique, vous pouvez garder une capacité à travailler en tant que médecin généraliste sans parler des situations avec d’autres. C’est possible mais à ce moment-là, vous êtes dans la situation de la pureté professionnelle c’est-à-dire où, en tant que médecin, vous faites votre métier de médecin et que ça marche comme ça. De même que la question se pose si vous appartenez de fait à des réseaux où seul, chacun ne peut rien. A ce moment là, je pense que le mot « secret partagé » est un mot qui porte en lui sa propre contradiction parce que, par définition, un secret est partagé entre ceux qui gardent le secret. Il n’y a pas de secret pour soi tout seul : il y a un secret au moins entre deux personnes et c’est pour cela que l’on parle du secret partagé. Je trouve beaucoup mieux ce mot « travail de la discrétion ». C’est-à-dire, 66 dans un système de réseau, comment peut-on rester discret sans rester mutique sachant que le mutisme est dans certaines situations une plaie ? La question de la note d’électricité, par exemple, est un excellent élément parce qu’il faudrait supposer, pour que vous soyez un bon médecin, que vous deviez savoir qu’il n’a pas payé sa note d’électricité. Il n’est pas nécessaire que vous le sachiez pour pouvoir le soigner. Il n’y pas de raison que cette information vous vienne. La question du travail de la discrétion se pose dans les situations où simplement, pour être bon ou pour ne pas être toxique, on est obligé de partager une réflexion, de partager peut-être des informations que tout le monde sait. C’est pour cela que je crains que ce que vous disiez soit sorti de son contexte d’un médecin qui travaille bien, qui fait son métier de médecin, d’après le serment d’Hippocrate, etc… Il y a manifestement des situations où, même au nom du serment d’Hippocrate, si l’on veut ne rien dire, on va contre le travail. Mais il faut être à ce moment-là dans l’équivalent, c’est-à-dire qu’il faut avoir une justification éthique. Comment vais-je garder les principes ? Cette justification éthique, on l’a nécessairement si on travaille à l’hôpital ou dans un CMP ou dans une équipe d’hygiène-prévention, parce qu’il y a l’équipe etc… Et la question actuellement, étant donné le rôle de ce qu’on appelle les réseaux, de ce qu’on appelle le partenariat, c’est qu’il y a une extension en quelque sorte du soin qui n’est pas limitée à ces aspects directement médicaux. C’est dans les cas relativement minoritaires que la question du travail de la discrétion se pose. Et pour que le travail de la discrétion se pose, il faut qu’on ait des principes très forts par ailleurs. Ceci étant dit, je trouve que ce que vous avez dit est très important mais si, étant donné la place que vous avez, si tout le monde s’identifie à vous on va se dire : « on ne dit plus rien ». C’est la seule chose qui me gêne. Etant donné la place que vous avez, un médecin qui travaille, qui s’engage, qui a pris la parole ce matin, ma peur c’est que si on s’identifie à votre parole, chacun se dise : eh bien oui, vous voyez bien c’est un poison, il y a une sorte de perversion intrinsèque dans le travail de réseau puisque le serment Hippocrate, puisque le Docteur X… etc… C’est cette chose à travailler dans chaque endroit d’une manière éthique et déontologique qui ne peut pas être réglée péremptoirement sauf pour vous, pour votre propre travail. Ò Dr. DUDON : C’est pour cela que j’ai commencé en disant que ne pas transférer les informations, c’est une forme de pouvoir dont je suis parfaitement consciente. N’oubliez pas ce que j’ai dit. Et deuxièmement, le terme pureté professionnelle : je réfute totalement le terme de pureté parce que pour moi, c’est un mot qui évoque la pureté religieuse des femmes qui est insupportable et l’épuration ethnique est aussi un deuxième pan de l’histoire totalement insupportable. Donc la pureté professionnelle, je ne la revendiquerai jamais, ça c’est clair. Ni la pureté d’ailleurs. Ò Dr. FURTOS : C’est une question de mot oui. Je sais que Christian LAVAL était contre parce que ça renvoyait à pureté ethnique et on disait il n’y a pas de pureté professionnelle en soi. Donc, vous remplacez pureté par spécificité. Ò Dr. DUDON : Et donc, effectivement mettre en confrontation ma pratique de médecin avec tout le reste, ça fait quelques mois qu’on y est, je continue. Donc évidemment, sur des cas précis particuliers et définis, nominés etc. J’ai beaucoup de mal. Ò Dr. FURTOS : Théoriquement, j’ai bien entendu ce que vous avez dit aussi, ne nous cassez pas la baraque avec ces mots, ce syndrome extrême. Dites nous en quoi notre travail est efficace, est utile, comment notre travail peut tenir dans la durée. 67 Pour dire les choses simplement : la 1ère chose pour ne pas casser les gens et c’est un principe absolu, sauf exception comme toujours, c’est de respecter leur défense. Si on veut qu’ils tiennent et que la relation tienne et qu’ils ne cassent pas, y compris au niveau somatique, mais aussi au niveau des compensations psychiques, il faut respecter les « non » impératifs qu’ils nous donnent. Par exemple, le non contre l’hébergement, contre le travail, contre le soin qui n’est pas forcément un non verbal mais qui peut être un non comportemental. Je me souviens, on devait soigner une personne à domicile. Au début, elle était toujours absente quand on venait. On a compris qu’elle ne voulait pas qu’on commence tout de suite un travail à domicile et on a attendu. Le fait d’accepter les choses les plus terribles sans vouloir casser les défenses au nom de nos représentations est déjà une protection d’un système d’équilibre et d’homéostasie. Il y a même des choses plus terribles que ça que nous pouvons dire et qui sont cependant à dire. A certains moments, il vaut mieux quelque chose qui paraît vraiment un mal plutôt que de casser ses défenses. Par exemple on est arrivé actuellement – je vous donne la notion parce qu’elle est assez stupéfiante en quelque sorte – on est arrivé au fait que certaines personnes qui sont à la rue et qui ont un hébergement se mettent à aller mal et il y a un collègue qui a fait un travail de 150 heures pour aboutir au fait que si cet homme aller mal c’est qu’il était hébergé et qu’il fallait qu’il soit remis à la rue. Cela m’a permis un jour d’ailleurs dans une analyse de la pratique de dire : cet homme là il faut le remettre à la rue provisoirement mais vous le suivez et puis peut être que vous allez lui proposer un autre projet. Donc quelquefois respecter les défenses ça va jusqu’à cette choses absolument à la limite du pensable en quelque sorte. Une autre chose c’est que même si la situation est apparemment désespérée, nous ne connaissons absolument pas l’avenir. L’avenir est quelque fois catastrophique, quelque fois pas. Et il y a un principe que j’utilise : c’est de toujours proposer un projet même si je sais qu’il va être cassé. Ça se passe en médecine avec l’idée : même si un traitement ne marche pas, on va en proposer un autre. Cela signifie : oui, moi qui suis en position de médecin ou d’assistant social, peut être que vous cassez tous les projets que nous faisons. A chaque fois, on essaye de voir pourquoi parce qu’il peut y avoir des erreurs. Mais nous tenons une position d’avenir que nous proposons par des projets, même s’il y a trois chances sur quatre qu’ils soient cassés. Je crois que c’est très important pour des gens qui sont dans une précarité extrême où ils ne peuvent pas imaginer l’avenir sauf la mort, que l’on continue de porter un projet social, thérapeutique même un peu utopique à certains moments pour qu’ils puissent le casser plutôt que se casser eux. Un des principes, c’est qu’il vaut mieux que les patients cassent des projets, qu’ils ne cassent pas la relation qu’ils ont avec nous et qu’ils ne se cassent pas eux mêmes. Avoir l’idée de l’échec thérapeutique - c’est un peu paradoxal est une idée qui n’est pas du tout perverse. Récemment nous étions avec Christian LAVAL au Forum Social Européen où il y avait un groupe d’étudiantes qui a écrit pendant tout l’atelier. Je suis allé les voir à la fin et je leur ai demandé si cela les avait intéressé. « Vous n’avez pas le droit de parler comme ça » – c’étaient des élèves de Sciences Po – « c’est ça le monde vers lequel nous allons ? Mais c’est ignoble ». En plus il y avait un infirmier qui parlait d’échec, mais en fait l’échec, ce n’est pas un idéal de l’échec, c’est une sorte de philosophie de travailler avec les limites, y compris les limites de notre impuissance et de tenir debout malgré tout. Effectivement, il y a un principe que j’ai découvert – je parle là en tant que psychiatre – Il y a un principe de Winnicott 68 qui est : trouver-créer. Quand l’enfant est dans une position où il ne sait pas si c’est maman ou lui, sa maman lui donne quelque chose mais c’est comme s’il le trouve. Mais il le créé parce qu’il l’investit. En fait, je me suis aperçu qu’il y avait un autre principe avant de trouver « créer » c’est : « détruire-trouver-créer ». Il y a une telle destructivité à l’œuvre à un moment donné dans le système de précarité exacerbée qu’il faut peut être permettre aux gens de détruire l’objet avant qu’ils ne soient capables de le trouver pour le créer, c’est à dire pour le garder. Il faut pouvoir imaginer que si les gens ne meurent pas, ce qui est toujours possible, ils aient un avenir dans cinq ou dix ans, avec ou sans nous. Accepter cette chose réellement intolérable de ne pas savoir où l’on va, et de ne pas savoir si ce que l’on fait est utile dans la mesure où il y a des échecs répétés. Pour accepter cela, c’est accepter de souffrir soi même. Cela paraît idiot, mais accepter de souffrir ça veut dire accepter ne pas être content de ce que vous décrivez par exemple mais de l’accepter réellement. Quand on en parle en analyse de la pratique, on a besoin d’en parler dans des groupes ou des groupes de réseaux. est une autre solution pour ne pas être trop professionnel, c’est à dire pour laisser une marge d’incertitude. On est obligé de faire le travail du sens et avec les adolescents, c’est particulièrement difficile parce qu’il y a tout de même des parcours calamiteux. On voit des enfants qui grandissent et puis échec scolaire, puis délinquance, puis drogue, puis hospitalisation, puis urgence etc… En fait quand on a la chance d’être un professionnel qui a une longue expérience, on s’aperçoit qu’il faut il faut raisonner les situations sur cinq, dix, quinze ans. Comment on est surpris de voir que parfois ça s’est mal passé, que parfois ça s’est très bien passé et on ne sait même pas pourquoi. Il faut avoir une perspective du temps long, une perspective de la préoccupation de l’autre malgré tout. Et si on se sent vraiment trop agressif, parce qu’il y a des fois c’est insupportable d’avoir des gens qui sont toujours dans l’échec, il y a des fois où l’on ne peut plus, les meilleurs d’entre nous passent la main. L’expérience montre que le fait de faire un récit, le fait de mettre en récit la difficulté technique aide à continuer. Très souvent, cela se passe en psychiatrie, dans le travail social. Le fait d’avoir une analyse de la pratique bien menée où l’on est en situation d’impasse, la fois d’après on dirait que le patient ou l’usager en a fait usage. C’est à dire qu’il vient et qu’il va se trouver un peu après l’analyse de la pratique. Quand on peut se permettre le luxe de la réflexivité, avec ou sans psy, ça dépend, on s’aperçoit que parler des impasses, en parler réellement, c’est à dire pendant une heure, prendre le temps que cela se développe, il y a un moment donné une ouverture. On est pratiquement obligé de psychiser un petit peu ce qui se passe pour tenir parce que sinon, on est obligé de se blinder, d’être très professionnel, ce qui 69 70 CONCLUSION du Dr. GUILLERM LABARCHEDE « Je voudrais remercier Monsieur FURTOS de toutes les précisions qu’il a bien voulu nous donner ce matin sur la clinique de la souffrance psychosociale dans la mesure il nous a aidé à mettre des mots sur quelque chose autour de quoi nous tournons en rond depuis longtemps, surtout dans le groupe de réflexion. L’éclairage qu’il a pu nous donner va nous permettre d’avancer autrement par rapport à cette population que nous avons à prendre en charge de plus en plus. Je voudrais également remercier Monsieur LAVAL par rapport à l’éclairage sociologique. » Ce matin nous avons eu la version psychiatrique, cet après midi nous avons eu l’éclairage du sociologue. Cela donne une autre dimension à ce que nous pouvons percevoir au quotidien de ces gens que nous rencontrons et qui sont en grande difficulté. On aurait bien aimé que vous nous donniez des solutions en sachant très bien que vous ne les aviez pas. C’est ça l’originalité, la fascination et l’intérêt du travail en réseau. Cela permet de retrouver un peu de créativité. Ce qui me stimule particulièrement parce qu’il me semble que dans les hôpitaux, par la force des choses, nous avons un petit peu perdu cette créativité que nous avions dans les années 70-80. Je pense que nous avons là un lieu où nous allons pouvoir donner libre cour non pas à nos fantasmes mais à nos idées, à nos innovations, à notre façon de travailler autrement. Je pense que le groupe de travail dont je fais partie s’est trouvé un conforté dans le sens où l’on a l’impression que l’on a réfléchi comme il fallait. Je suis aussi très contente de voir qu’il y a eu autant de personnes présentes concernées par cette question. Je crois qu’il y avait à peu près 120 personnes inscrites venant de tous les horizons socio-professionnels concernés par ce problème. S’il y avait 120 personnes aujourd’hui c’est que malgré tout, c’est une question qui n’interroge pas que les psychiatres, que les médecins ou que les travailleurs sociaux. Ò Dr. FURTOS : Est ce que je peux ajouter quelque chose ? Théoriquement, on intervient pas après les conclusions, mais il y a une chose que je voulais absolument dire. La question de la sanitarisation. C’est à dire mettre en problématique de soin, qui est le contraire de tout psychologiser ou de tout psychiatriser. Il faut psychologiser certaines choses, psychiatriser certaines choses, c’est à dire médicaliser, mais la mise en problématique de soin y compris dans le travail social, nous l’avons comprise dans deux endroits dans notre mouvement. 71 Il y a un article que nous avons écrit pratiquement au début de notre collaboration. Dans une revue « Economie Humanisme », on a dit que le travail social était en position de parrainage social. Quelqu’un qui est sur le point d’être éjecté on lui dit : moi qui suis ceci cela dans une association, dans une maison du Conseil général, dans un hôpital, payé par la République directement ou indirectement, je vous reconnais comme ceci, comme une personne ayant tel qualificatif, rmiste, patient, jeune en difficulté, et qui a des droits dans la société, et notamment le droit de prendre mon temps parce qu’il est payé par la République pour vous. La deuxième chose où j’ai rencontré ça, c’est par rapport à la sanitarisation. Qu’est ce qui se passe dans notre société pour que la sanitarisation marche, pour que l’on fasse des petits déjeuners de santé avec des adolescents qui ont des parcours calamiteux, pour que l’on fasse des tas de choses au niveau de la santé ? Je me dis, et c’est une hypothèse, que c’est peu être actuellement, et pour des raisons qui m’échappent au niveau du corps, au niveau de la santé, que se renoue concrètement le contrat social. Tu parlais de l’atomisation des personnes, tu parlais d’une société des individus. Pour des raisons qui nous échappent politiquement, la question d’être un qui a le droit de vivre avec d’autres se passe au niveau de la sanitarisation. C’est au niveau de la problématique de santé que, en tant qu’assistante sociale, éducateur, médecin généraliste, on dit en quelque sorte : toi ta santé m’intéresse. C’est personnel ce que je dis et je ne dis pas que c’est validé par qui que ce soit. Il me semble qu’une des manières de nouer le contrat social, et c’est actuellement pour une raison qui m’échappe, c’est au niveau de la santé. C’est pour cela que l’extension du concept de santé, l’extension du concept de santé mentale se passe même avec des non cliniciens, des gens qui ne sont pas payés pour faire de la santé théoriquement. On doit l’accepter de même qu’avant, il n’ y avait que les médecins qui étaient cliniciens, puis ensuite les psychologues sont devenus cliniciens, des psychanalystes sont devenus des cliniciens. Il me semble qu’il y a une problématique de santé qui dépasse ceux qui sont officiellement des cliniciens, qui les inclut aussi à leur place. Qu’est ce que l’on pourrait faire sans médecin, sans infirmier ? Il y a une sorte de nouage du lien social qui passe directement par le corps comme s’il avait du mal à se dire autrement. C’est à la fois une inquiétude mais en même temps, si ça se passe comme ça, c’est peut être précieux. Par exemple, quand il y a un problème de saturnisme, on dit : oui il y a des gens du Mali qui ont des appartements insalubres qui n’intéressent personne. Si on dit « de saturnisme pour les enfants », alors il faut faire quelque chose. Tant mieux. La question de la santé passe par une problématisation du corps, une problématisation de la survie même du corps et de la vie psychique qui l’anime. Je dirais que cet un fait et les réseaux prennent en quelque sorte la mesure de cette sanitarisation qui mérite d’être discutée plus avant, risques, avantages etc…Il me semble que nous en sommes là. Ò M. LAVAL : Je voudrais dire deux choses. La première chose, c’est lancer comme cela une piste de travail. Il y a une différence à faire aujourd’hui entre des institutions où le cadre de travail est donné que ce soit le cas du travail social, le cadre du généraliste, le cadre du psychiatre. On peut comprendre peut être que la question du secret peut être partagée parce que dans la construction même de dispositif il faut partager quand même des informations qui ne sont pas toujours liées, d’ailleurs, à une situation particulière, mais à la manière dont finalement on décode le social. C’est important parce que du point de vue des carrières professionnelles, ce dont je me suis aperçu, c’est que tous les professionnels qui se mettent à un moment dans 72 des situations qui sont des situations d’interphase, ou très souvent en tout cas des situations à la limites du psy, du social qui soit du côté du travail social ou du côté du sanitaire, à un moment donné, ils ont des carrières qui sont des carrières d’engagement hybride où ils ont fait cette expérience de construction de dispositifs où souvent ils ont acquis leur expérience dans des associations humanitaires en tant qu’engagés. Ils ont des carrières qui sont très particulières par rapport à la carrière lambda du professionnel, qu’il soit sanitaire ou social, qui travaille dans une institution et qui a une logique d’institution. Il faut bien comprendre que l’on est là aussi dans une réflexion où il faut penser les parcours des professionnels autant que l’on pense le parcours des usagers. Ils sont très importants sur la manière dont on peut ou pas inventer, et où les conditions de l’invention ne sont pas justement de l’improvisation mais sont de l’invention. Une deuxième chose que je voudrais dire pour terminer. Il faut renvoyer au social et à la responsabilité du social ce qui appartient au social. La sanitarisation, peut être que c’est une chance parce que tu es très optimiste Jean et que tu positives les choses. Moi, je dis qu’il faut faire la part entre l’ivraie du grain et le bon grain. C’est à dire qu’à un moment donné, il faut aussi que dans une situation où les responsabilités socio politiques ne sont pas prises du fait de la sanitarisation, il y a une responsabilité particulière aujourd’hui des travailleurs sociaux et des médecins généralistes ou au fond de la précarité, pour témoigner dans l’espace public des responsabilités. est extra et se passe dans un autre lieu que celui du travail social. Ils vont chercher des disciplines qui sont du côté de la sociologie, de la psychanalyse, de la psychiatrie etc… Il est un fait aujourd’hui que si l’on ne parle plus soin psychique institutionnel dans le cadre de la psychiatrie ou dans le cadre de la psychanalyse de cabinet et que l’on parle de santé mentale, il faut s’interroger sur la manière dont on va aller chercher d’autres référents théoriques. On a bien vu aujourd’hui que ce qui est aussi à l’œuvre au niveau des disciplines, c’est que l’on commence à parler d’épidémiologie, de santé publique, on ne parle pas simplement de psychiatrie, de psychanalyse ou de psychologie. On parle de sociologie. On aurait besoin de regards d’historiens. On a besoin de regards d’urbanistes pour mieux définir le contenu de ce que l’on appelle la santé mentale qui n’a plus rien à voir strictement avec ce qu’était la psychiatrie depuis deux cents ans. Je crois que l’euphémisation qui correspond à un moment donné à faire comme si ces deux termes étaient des termes synonymes, pour simplement déstigmatiser les malades mentaux, ne fonctionne plus. Le champs de la santé mentale est un champ ouvert qu’il faut investir et qui est un champ de carrefour épistémologique et il faut faire confronter ces disciplines théoriques entre elles et ne pas laisser une hégémonie d’une discipline sur une autre. Et il n’y a pas quand même des questions de santé. On est mis à un moment donné dans un lieu où on a une responsabilité politique de témoignage. Pour terminer, je voudrais dire une troisième chose. Je voudrais relier les pratiques avec une question théorique. On voit bien qu’il y a des légitimités :l y a la légitimité médicale. Et il y a une légitimité du travail social qui s’acquière depuis cinquante ans mais dont la théorisation 73 74 BIBLIOGRAPHIE sur le travail en réseau par le Groupe de travail sur la souffrance psychosociale du contrat de ville de l’agglomération montoise Février 2005 > TRAVAILLER ET SOIGNER EN RESEAUX Questions en santé publique Martine Bungener, Anne-Sophie Poisson-Salomon Les éditions de l’INSERM > TRAVAILLER EN RESEAUX Méthodes et pratiques en intervention sociale Philippe Dumoulin, Régis Dumont, Nicole Bross, Georges Masclet 269 p. - Dunod – 2003 > LA SANTE EN RESEAUX Objectifs et stratégies dans une collaboration ville-Hôpital P. Larcher, P. Polomeni 187 p. – Edition Masson – 2001 > CREER ET PILOTER UN RESEAU DE SANTE Un outil de travail pour les équipes François-Xavier Schweyer, Gwenula Levaseur, Teresa Pawlikowska 112 p. – Editions de l’ENSP - 2004 75 www.aquitaine-pqa.fr 76