La peinture pulp fusion, by Benjamin Spark « Ce qui nous incombe
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La peinture pulp fusion, by Benjamin Spark « Ce qui nous incombe
La peinture pulp fusion, by Benjamin Spark « Ce qui nous incombe, c'est d'accomplir le négatif ; le positif est déjà donné » Franz Kafka, L'amour Au commencement était le verbe, paraît-il. Commençons donc par le nom, son nom de Benjamin Spark dans une généalogie déserte. Se choisir un pseudonyme, c'est faire violence à sa lignée, rejeter le nom du père (souvent pour rester sain d'esprit). Du parcours de Spark, nous ne savons donc rien ; il a déboulé, vierge de tout antécédent, sur la scène de l'art en 2008. Hier ; il y a une éternité. Mais élire « Benjamin » comme nouvelle identité, c'est dans le même mouvement délibérément, par la force de la volonté, intégrer par effraction une famille d'adoption ; dans ce cas, la famille de l'art, bien sûr, famille sans cesse recomposée, brassée, avec ce qu'il faut de secrets, de consanguinité, de revirement de fortunes, d'accidents de lignées... dans laquelle le benjamin reste à tout jamais le « petit dernier », Dorian Gray, le chouchou, souvent. Quant à Spark, il sonne comme une onomatopée brillante, le son d'un uppercut, ou d'une collision brutale, ou alors le bruit aérien qu'émet le bouchon quand il saute, ou la bulle lorsqu'elle éclate à la surface d'une boisson, Spark comme sparkling, plus sûrement Champagne qu'eau gazéifiée, à moins qu'il ne s'agisse d'un breuvage nouveau, associant les vertus des deux, faisant tourner la tête des filles tout en facilitant la digestion. Au commencement, donc, est Benjamin Spark, le fils caché qui vous tombe dessus, déjà adulte, l'esprit et le pinceau en ébullition, parfaitement étranger mais étrangement familier. « Le grand artiste, c'est celui qui n'était pas prévu au programme », aime à rappeler le critique et romancier Guy Scarpetta. « C'est pas facile d'être de nulle part... » susurre pour sa part Alain Bashung dans « Elsass Blues » (avant d'ajouter : « Ça m'amouse / Va falloir que je recouse »). Recoudre, suturer, pour sûr. Cependant, le pedigree de Benjamin Spark saute à la figure : fils du Pop et du Street Art, il en incarne une inédite réconciliation, celle de deux cultures issues de la rue, une par le « high », l'autre par le « low », rencontre improbable mais inéluctable de deux mouvements mus par des forces antagonistes. Quoique. Dans le premier cas, une bande de jeunes gens « beaux et intelligents » (pour reprendre la terminologie situationniste), déterminés à bousculer l'hégémonie des expressionnistes abstraits tenant le haut du bitume new-yorkais, soutenus par un marchand rusé, habité par un projet parfaitement parallèle, par la grâce d'une translation transatlantique : déboulonner la figure du Commandeur incarnée par Paris, alors capitale mondiale de la barbouille non-figurative. Dans le second, un jeune peintre isolé, Gérard Zlotykamien, dégoûté d'avoir été censuré à la Biennale de Paris en 1961, qui s'arme l'année suivante d'une bombe (mais de peinture, rassurez-vous) pour imprimer la silhouette de ses « éphémères » sur les murs lépreux du Paris de Doisneau. A peine sorti de l'adolescence, féru de judo, il prenait des cours à Fontenay-sous-Bois, dans le club animé par Jean Vareilles, et fréquentait ainsi assidûment Yves Klein ; d'ailleurs, il est l'un des quatre comparses qui ont tendu une bâche au bas de l'immeuble duquel ce dernier s'est élancé, en 1960 pour son légendaire « Saut dans le vide ». Rothko d'un côté, Klein de l'autre, en fin de compte le Street comme le Pop Art sont des rejets, au sens botanique, d'une forme de minimalisme, du monochrome, mais en négatif ; ils en reviennent comme on revient de l'enfer. Mais pour rire. Bon, mais tout ça c'était il y a un bon demi-siècle bien tassé. Il s'est écoulé plus de temps entre l'irruption de ces mouvements populaires et urbains et nous, qu'entre les Demoiselles d'Avignon et les « Campbell Soup Cans » de Warhol, qu'entre Ravel et le Velvet Underground. Le benjamin Benjamin Spark l'a saisi mieux que personne : l'histoire de cette culture est aujourd'hui doublement caduque. D'abord parce que la peinture n'a cessé de témoigner de son incapacité à déborder durablement du cadre bourgeois dans lequel elle prospère toujours mieux qu'ailleurs. Ensuite parce que, issus tous deux de la rue, bien que de manière diamétralement opposée, le Pop comme le Street Art ne sont pas parvenus, sur la longueur, à conserver leur dimension profondément subversive et contestatrice, se noyant dans un nouveau paradigme, le design pictural, rejoignant en cela le constat global dressé par Hal Foster dans « Design & Crime » : « Ainsi le projet ancien de réconcilier l'Art et la Vie, que firent leur, chacun à sa manière l'Art nouveau, le Bauhaus et de nombreux autres mouvements, s'est enfin accompli, non en suivant les ambitions émancipatrices de l'avant-garde, mais en obéissant aux injonctions spectaculaires de l'industrie culturelle. Le design est l'une des principales formes prises aujourd'hui par cette sournoise réconciliation ». C'est entendu, Benjamin Spark arrive trop tard, et au mauvais endroit. Mais, comme tout bon héros, il a su faire de ces handicaps une force, y puiser l'énergie d'une renaissance. En son temps, évoquant le jazz et le roman noir, le romancier Jean-Patrick Manchette les décrétait eux aussi comme historiquement dépassés. Pointant en effet que le roman noir avait été inventé dans les années vingt, alors que l'activité mafieuse, sa corruption des autorités policières et politiques, leur concussion, la toute-puissance de l'argent et l'utilisation spectaculaire de la violence menaçaient jusqu'aux racines mêmes de la démocratie américaine, Manchette rappelait que, concomitamment, le jazz avait émergé afin que la conscience et la culture noires, niées, opprimées, réprimées, puissent simplement se signaler comme telles, en se mêlant puis en pénétrant la culture américaine tout court, jusqu'à donner naissance à partir de 1950 au Rock'n'roll, qui devait devenir le cri de ralliement et de soulèvement de la jeunesse occidentale des années soixante. La fin de la prohibition signait la disparition d'un certain gangstérisme (la consommation effrénée d'alcool par les détectives privés de Hammett ou Chandler avait montré la voie). De la même manière, l'avènement du rock'n'roll marquait inéluctablement l'extinction de la ségrégation. Notons cependant que cela ne signifie nullement que la place des noirs aux États-Unis soit devenue pour autant enviable, ni que l'argent-roi ou la violence aient désertés les villes... Mais ces armes que furent le roman noir et le jazz, si elles ont démontré leur efficacité, face à de tels ennemis ne sont qu'à usage unique : il revient aux générations actuelles d'en forger de nouvelles. Romans noirs et Rock'n'roll : on aborde en plein l'essor de cette culture « pulp » qui irrigue tout l'art de Benjamin Spark, dérivée du nom de cette pâte à papier bon marché et recyclée sur lesquels s'impriment, de toute éternité, ces feuilletons pleins de, violence, de sexe et de fureur, ces illustrés sans prétention mais qui pénètrent au plus profond de l'inconscient collectif, cathartiques mais jetables car les efforts qu'on déploie pour s'en débarrasser sont à la hauteur de leur impact et de leur prégnance dans notre propre imaginaire. Débutant véritablement comme peintre en 2008, Benjamin Spark se pose instantanément en héritier pétillant de cinquante ans de culture visuelle (« Out of the Past », proclame même fièrement une peinture de 2011), reprenant à la racine un projet pictural dont l'ampleur n'aura véritablement été envisagée que par son maître Erró qui, depuis la fin des années cinquante, a exploré systématiquement toutes les manières concevables de combiner les images, adoptant successivement (et parfois simultanément) tous les télescopages possibles, de la simple juxtaposition à l'intrication la plus fine, ancêtre es carambolages s'il en est. Un exemple particulièrement emblématique nous en est fourni dès le séminal « Big Time », peint par Spark en 2008 donc, véritable vortex de personnages et de signes, dont la réunion semble apparemment fortuite, dans une sorte de jeu de l'oie devenu dément, spirale spatio-temporelle où cohabitent Astro Boy et Spider Man, le logo Lucky Strike (dessiné par Raymond Loewy, à qui l'on doit aussi la bouteille de Coca Cola) et la fusée de Tintin, Che Guevara et Winnnie l'Ourson sans oublier, tout près du cœur de la cible, ou plutôt de l’œil du cyclone, des icônes de l’œuvre spéculative de Murakami ou de Wang Guanggyi. Dès 2008 dans certains tableaux, puis plus systématiquement à partir de 2009, Benjamin Spark entreprend de superposer à ces complexes combinaisons d'images des sortes de grilles, tracées comme à la hâte en noir ou en blanc, comme à la craie ou d'un trait de marker rageur, qui en plus d'ajouter une dimension clairement agressive à l'image (ils apparaissent en référence à Basquiat, dans « Fruit Cage »), faisant s'entrechoquer « ligne claire » et « ligne crade », rajoutent une couche d'illisibilité, de brouillage, à la surface de tableau, entre le regardeur et l'image, manière paradoxale de proclamer, avec l'artiste Arnaud Labelle-Rojoux : « Détendez-vous, ce n'est que de l'art ». Benjamin Spark est adepte de ce que Manchette qualifiait, oxymoriquement, flaubertiennement, d'« art industriel ». Mais sans résignation, car si cette expression peut désigner : « 1° l’immonde industrie du divertissement, en soi ; 2° la même en tant qu’elle s’est fondue dans le melting pot de la culture-marchandise », pour leur part il s'y résolvent, mais comme « 3° la même en tant que certains individus talentueux et furieux ont choisi de la pratiquer d’une manière contestataire et antisociale ». Ainsi, dès 2010, des slogans en forme d'injonctions émergent des magmas d'images de Benjamin Spark : « Save Me », « Impossible », « Holding Back the Tears », « No More Petrol »... Il est indéniablement un peintre de genre, s'attachant au pittoresque de la vie quotidienne, mais perçue à travers le regard d'une catégorie bien précise d'individus : les super-héros. De cette catégorie, il adopte une conception toute warholienne, car leur pouvoir suprême se résume à frapper les esprits, et pénétrer toutes les couches de la conscience ; dans ce sens, Superman vaut bien Mao, le logo Chanel, John Lennon, et Spark leur adjoint les idoles de sa génération, Basquiat, Daft Punk ou Bob l’Éponge... Des super-héros, Spark avoue : « Batman me touche beaucoup. C'est le seul qui n'a pas de superpouvoir. Pour compenser ça, il a travaillé sur le corps et l'esprit dans un sens d'union et d'harmonie. Et en plus, il est humble ». C'est un véritable autoportrait qu'il livre là. Plus il avance dans sa peinture, plus il recherche cette fusion (à prononcer à l'anglaise, comme dans fusion food), et sa peinture de genre devient une forme suprême d'agglomérat de tous les genres de peintures, définis en 1667 par André Félibien dans une préface des « Conférences de l'Académie » : « Celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d'un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvement ; et comme la figure de l'homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la Terre, il est certain aussi que celui qui se rend l'imitateur de Dieu en peignant des figures humaines, est beaucoup plus excellent que tous les autres ... un Peintre qui ne fait que des portraits, n'a pas encore cette haute perfection de l'Art, et ne peut prétendre à l'honneur que reçoivent les plus savants. Il faut pour cela passer d'une seule figure à la représentation de plusieurs ensemble ; il faut traiter l'histoire et la fable ; il faut représenter de grandes actions comme les historiens, ou des sujets agréables comme les Poètes ; et montant encore plus haut, il faut par des compositions allégoriques, savoir couvrir sous le voile de la fable les vertus des grands hommes, et les mystères les plus relevés ». A la suite de Bosch ou de Bruegel l'Ancien (ne lésinons pas), Spark non seulement rejette les grands thèmes signifiants, historiques ou religieux, les allégories savantes, les commémorations grandiloquentes d'un événement en particulier posé comme séparé du brouillard médiatique, mais il les banalise délibérément dans un « big bang » pictural quantique, où l’œil ne sait plus où donner de la tête, sur-sollicité, noyé dans un océan d'images et de signifiants dans lequel le peintre ne veut surtout plus isoler une image unique « explosante fixe », mais bien rendre compte des débordements liquides du monde, du devenir-toile d'araignée de l'univers, faire entrer le bouillonnement magmatique du monde sur la scène, sans en atténuer ni le bruit ni la fureur, mais en les plaçant au contraire au premier plan. Mine de rien, c'est un bon début pour un peintre, strabique qui doit constamment garder un pinceau qui dit merde à l'autre : quand Duchamp décriait l'odeur de la térébenthine, il y a fort à parier qu'il visait en fait l'illusoire ivresse des sommets que ses vapeurs occasionnent chez ses thuriféraires béats. Car l'amour de la peinture n'est rien s'il ne secrète simultanément son antidote, sa haine, le dégoût profond qu'inspirent sa complaisance profondément décorative, bourgeoise, son fard définitif. La qualité d'un medium tient entière dans sa plasticité, sa capacité à exprimer simultanément les contraires. Depuis le paradoxe du « Chat de Schrödinger », au moins, nous savons qu'un être (et a fortiori une pratique artistique) peut être à la fois mort et vivant : la question n’est plus tant de savoir « comment la superposition des états est possible dans le monde quantique » mais bien « pourquoi serait-ce impossible dans le monde réel que l’on observe à notre échelle » ? C'est pourquoi les grands peintres d'aujourd'hui sont tous quantiques. Félix Fénéon, LE critique (selon le clairvoyant Jean Paulhan), qui se targuait de « mesurer au dynamographe la valeur d'une métaphore de Mallarmé » et de « réduire en équations les tableaux de Degas » l'a compris le premier, et a transmis son secret à Seurat. Alors que des régiments entiers de la peinture actuelle ont superposé à un écœurant amour de la peinture une infantilisante foi en l'image comme horizon indépassable, logiquement, c'est avec l'ordinateur que les peintres d'aujourd'hui ont trouvé la voie quantique dans la peinture, résolvant l'énigme du « Chat de Schrödinger » avec... une souris. Les derniers tableaux de Benjamin Spark explorent cette fausseté dans toutes ses dimensions simultanément, avec un brio, une maestria même, que l'organisation de ses surfaces colorées à la manière d'un dashboard de Mac©® rend étourdissante, reprenant tout l'arsenal de la Pop culture actuelle, du « Big Mash-Up » au « Patchwork », et du « Chaos » au « Maelstrom », rejoignant les personnages de « L'Avventura d'Antonioni », pris dans « une aventure psychologique et morale qui les fait agir à l'encontre des conventions établies et des critères d'un monde désormais dépassé ». Bien qu'il ait rendu en 2014 et 2015 un hommage aussi ironique que vibrant à l'ensemble de la presse imprimée francophone, L'Express, Libération, Le Canard Enchaîné et même Le Figaro, la peinture de Benjamin Spark évoque plutôt, et logiquement, les murs d'images de BFM TV, où défilent quotidiennement, où s'égrainent minute par minute (et encore la minute est-elle encore un étalon temporel incroyablement long) les petites et grandes tragédies de notre temps, où se font et se défont les réputations ou les légendes, où crépitent en moins de 140 signes, comme sur Twitter©® les opinions définitives qui seront invalidées dès le lendemain, où se déroule le rouleau compresseur des images, comme sur Instagram©®, dont la rencontre fortuite sur la table de dissection médiatique crée la nouvelle beauté, troublante, capiteuse, lourde comme un parfum trop musqué, discrètement écœurante comme une sirupeuse mélopée de girls band. Dès la huitième seconde de « Be my Baby », la voix envoûtante et boudeuse de Ronnie (future Madame Spector) attaque franco : « The night we met I knew I needed you so / And if I had the chance I'd never let you go ». Dans le même souffle, le thème éternel du coup de foudre (La nuit de notre rencontre j'ai su que j'avais tant besoin de toi) télescope celui − non moins intemporel − de la peur de perdre l'objet de son adoration (Et si je le peux je ne te laisserai jamais t'en aller). Si les deux parties de la proposition concernent intimement le caractère tourmenté et romantique de Spector, il s’avérera plus actif à conjurer la seconde, à grands renforts de menaces, avec armes à feu, et d'une jalousie excessivement possessive, genre « mets donc ce mannequin masculin taille réelle à côté de toi dans la voiture quand tu sors seule, je te prie, bébé ». Si la chanson commence indubitablement dans le sucre (« Pour chaque baiser que tu me donneras, je t'en rendrai trois »), elle s'achève pourtant dans l'imploration glacée : « Alors allez, sois, sois mon, sois mon, sois mon petit bébé, mon seul et unique, dis que tu seras mon chéri, sois mon, sois mon bébé maintenant », ce qui démontre sans ambiguïté que le bébé n'est pas forcément décidé à se laisser manger, et laisse entrevoir les torrents de larmes qui pourraient s'ensuivre. Le ratage-modèle du mariage de Phil et Ronnie ne donne que peu d'éléments pour contredire cette thèse. Toutes les caractéristiques du « mur de son » spectorien peuvent de facto s'appliquer aux compositions de Benjamin Spark : là où les autres producteurs utilisaient une seule guitare, batterie et un unique piano, Spector va jusqu'à en entasser 5 ou 6 fois plus, avec un orchestre au grand complet et des percussions à n'en plus finir dans un espace, celui de son mythique studio Gold Star, qui n'excède pas quatre-vingt-dix mètres carrés ! Voilà pour la prolifération. De cette promiscuité Spector tire une force inédite : aucun instrument ne peut être enregistré indépendamment, chacun étant pris dans le halo sonore de ses voisins immédiats... Voilà pour la « contamination ». S'ajoute alors une pratique tout à fait débridée de l'overdubbing qui consiste à « doubler » chaque partie instrumentale, voix ou instrument solo en retraitant le signal dans une chambre d'écho, et de capter la réverbération produite dans cette pièce à l'aide d'autres micros, élaborant ainsi un chaos sonique, mélodique et puissant, sans équivalent à l'époque. Les chœurs forment les fondations de ce mur mélodique, d'où n'émerge jamais qu'une seule voix : qu'il produise des trios, comme les Ronettes, ou des duos, comme les Righteous Brothers, Spector s'arrange toujours pour reléguer la part excédentaire de chanteurs dans les chœurs, ne gardant systématiquement en avant que la voix la plus déchirante (une figure centrale, également féminine de préférence, se détachant sommairement du fond-patchwork du tableau, joue généralement ce rôle chez Spark, crevant parfois littéralement la surface de la toile, quoique ces derniers temps il semble prendre plaisir à complexifier encore ses compositions en multipliant ces irruptions aux quatre coins du châssis). Enfin, Spector privilégie l'enregistrement Mono, fusionnant en une seule et même piste toutes les pistes instrumentales du morceau. Le recours à des micros placés dans la chambre d'écho, qui enregistrent le son enrichi, redirigé vers l’enregistreur sur bande, est un procédé qui impose un enregistrement Mono : pour Spector le Mono est le seul moyen, en tant que producteur-auteur, d’avoir une vision d’ensemble de la chanson ; il permet de prévisualiser le son comme il sera lors de sa diffusion radio. De manière identique, Spark oppose au regardeur une surface éruptive uniforme, superposant visuellement les grilles jusqu'à saturer totalement l'espace optique, n'offrant que d'illusoires échappées en forme de trouées dans la composition, qui ne sont jamais des échappatoires mais au contraire des pièges, le replongeant dans un nouvel espace clos, ne renvoyant à rien d'autre qu'à sa propre finitude, retournant en somme le regard en lui-même. Peu d’œuvres finalement, aujourd'hui, répondent aussi parfaitement à la définition que donnait du tableau Maurice Denis en 1890, la croyant définitive : « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Tout en componction, emprunté et comiquement solennel comme un parlementaire de la Troisième République polissant son discours, le peintre, qui n'était alors âgé que de vingt ans, prit cependant la précaution de minimiser lui-même la radicalité de son hypothèse, la faisant précéder d'un « essentiellement » vague et opportun, laissant une place suffisante à l’absorption de toutes les objections. Il n'imaginait sans doute pas que le « système des objets », introduit dans l'art avec une certaine naïveté par Picasso et Braque (et une perversité assumée par Duchamp) allait renvoyer sa juvénile découverte au rang des accessoires poussiéreux, le triomphe de l' « inessence » sur l' « essence » caractérisant qui plus est cette « société de consommation » que Baudrillard brossera en ces termes : « Dans l’ordre actuel, les objets n’ont pas pour destination d’être possédés mais seulement d’être achetés ». Comme dans ces « gang-bangs » où le corps n'est même plus marchandisé mais simplement consommé/consumé, le processus pictural de Benjamin Spark s'achève inexorablement dans une sorte de dripping facial où s'entrelacent toutes les peurs mais aussi tous les espoirs d'aujourd'hui, sans qu'il soit clairement possible de démêler les unes des autres. Comme nos enfants, ses personnages et ses peintures en réclament toujours plus : « Sold me Out », « I Want You », « Love Now », « Again for Me », « Dollars Wanted », « Save Me », « Give Me Love »... Spark pousse ce concept de facialité jusqu'à son paroxysme, associant la puissance de la vision frontale (entendue dans son acception théâtrale, caractérisant l'installation scénographique du spectateur « en face » d'un espace défini comme absolument autre), à la brutalité du vis-à-vis entre le regardeur et le tableau dans un face-à-face sans expédient. A cet instant se visualise sur la scène « l'entrée de Benjamin Spark à Bruxelles », dans un formidable remake du tableau majeur de James Ensor. Cerné de masques grimaçants, emporté par la foule de cette mascarade macabre et burlesque dans un tourbillon de faces, de drapeaux et de slogans, il s'avance, imperceptiblement il sort progressivement du tableau à la manière des héros de « La Rose pourpre du Caire » de Woody Allen ; au-dessus de la scène pavoise mollement le drapé d'une banderole qui proclame « Vive la peinture » ; en bas à droite un profil tranche avec fixité sur la liesse : on dirait un viking aux aguets. C'est Erró. Son sourire en dit long.