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Lc 7,31-37
A qui donc comparerai-je les gens de cette génération ? A qui sont-ils semblables ?
Voici à quoi ils sont semblables : des enfants assis sur la place publique,
qui s’appellent les uns les autres pour dire :
Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ;
nous avons chanté des complaintes, et vous n’avez pas pleuré.
Car Jean le Baptiseur est venu, il ne mangeait pas de pain et ne buvait pas de vin,
et vous dites : « Il a un démon ! »
Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites :
« C’est un goinfre et un poivrot, un ami des collecteurs de taxes, des pécheurs ! »
Mais la sagesse a été justifiée par tous ses enfants.
J’aime beaucoup ce texte parce qu’il révèle à quel point l’Evangile est scandale du point de
vue de la religion. Jésus-Christ, le Seigneur, qualifié de goinfre et de poivrot par les religieux
scrupuleux épris de bienséance, de vertu et de pureté !
C’est toute la Bonne nouvelle de l’incarnation qui résonne dans ce passage : la Parole faite
chair, ce Dieu qui s’abaisse et qui vient nous rejoindre jusqu’au cœur de notre humanité. Ce
Dieu qui, par Jésus, vient faire humanité commune avec nous. Et qui s’invite à notre table –
table de la fête (pensons aux noces de Cana, où Jésus change l’eau en vin… et non pas le
contraire !), ou table du deuil (pensons aux larmes que Jésus verse lors de la mort de son ami
Lazare).
Au grand dam des religieux de toutes les religions et de tous les temps (y compris bien sûr de
la religion chrétienne !), le Christ vient s’attabler avec les gens de mauvaise réputation et de
mauvaise vie. Il vient les toucher, rire avec eux, pleurer avec eux. Il vient partager le pain qui
réconforte et les bons petits plats à l’odeur fumante, qui tiennent au ventre et donnent du
cœur. Il vient partager le vin qui donne la joie, et trinquer à notre santé, à notre salut ! Et –
sauf évidemment si l’on est affligé de cette maladie terrible qu’est l’alcoolisme – quelques
verres de trop de temps en temps, ça n’est péché que pour les religieux tristounets qui se font
de Dieu l’image d’un juge froid et sévère, et qui perdent leur temps et gâchent leur joie et
gâchent leur vie (et celle des autres !), à édicter des règlements qui privent la vie de toute
saveur.
Ce qui donne à nos vies son sel, ce qui donne à nos jours leur musicalité, c’est le partage des
joies et des peines, avec les amis, les frères et sœurs et, par eux, avec le Seigneur lui-même.
Lui qui, en personne, en chair et en os, s’est mêlé aux noces et aux enterrements des gens du
tout venant qu’il croisait sur le chemin. Lui qui dans sa Parole, se mêle, aujourd’hui, tous les
jours, aux événements graves ou légers qui tissent nos histoires. Contre la religion qui codifie,
qui discrimine, qui culpabilise pour des peccadilles, il nous faut tenir au Christ, ce Christ
humain qui est, en tant qu’humain, en tant qu’il fait humanité commune avec nous, le Fils de
Dieu, le Seigneur de tous, le Sauveur du monde.
Qui osera parmi nous confesser publiquement sa foi en un Seigneur qualifié de goinfre, de
poivrot, d’ami des pécheurs ? Cela ressemble tellement peu au portrait de Dieu que les gens
retiennent de leurs années de catéchisme ! Imaginez-vous le nombre de gens que je rencontre
dans mon ministère, qui ont coupé les ponts avec la foi et avec les Eglises, parce que tout ce
qu’ils ont retenu de leur éducation chrétienne c’est une doctrine au goût de soupe froide,
assortie de la menace de coups de martinets si on ne l’ingurgite pas jusqu’à la dernière
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cuillerée ?! Tellement peu de gens ont une vision de l’Evangile comme Parole qui fait du
bien, comme bonne nouvelle qui réchauffe le cœur, qui restaure l’âme, qui donne du souffle,
de la force et du courage pour avancer dans la vie...
Alors oui, qui osera confesser publiquement sa foi en un Seigneur qualifié de goinfre, de
poivrot, d’ami des pécheurs ? C’est tellement prendre à contre-pied les idées reçues sur le
christianisme ! C’est fou, non ? Fou à quel point nous empêchons la folie de Dieu de venir
bouleverser nos vies et celles des autres, à force de vouloir être raisonnables... Comme si
aimer était raisonnable, comme si croire était raisonnable, comme si espérer était raisonnable !
Il n’est pas raisonnable que Dieu soit venu habiter sur la terre en humain parmi les humains,
épousant notre condition jusqu’en ses moindres aspects, partageant avec nous tout ce qui fait
notre existence, nos rires et nos larmes, nos louanges et nos lamentations, et même nos
angoisses, nos souffrance et notre mort. Décidément, Dieu n’est pas raisonnable ! Il aurait
bien mieux fait d’être ce Dieu des philosophes – et des athées ! – inaccessible, lointain, froid,
indifférent, occupé à faire jouer les rouages de l’univers en grand horloger pointilleux ou en
démiurge fantaisiste et arbitraire !
Mais Dieu n’est pas raisonnable. Dans l’incarnation, dans la chair de Jésus-Christ, il vient se
mêler à notre pâte humaine, éprouvant avec nous tout ce qu’il est humainement possible
d’éprouver, partageant avec nous dans la proximité et la convivialité le pain de la fraternité et
le vin des fiançailles. Dans le Christ, Dieu s’attable avec nous. Il ne se préoccupe ni de notre
origine, ni de notre nationalité, ni de notre couleur de peau, ni de notre classe sociale, ni de
l’état de notre compte en banque, ni de notre statut marital ou familial, ni de notre genre, ni de
notre vertu, ni de notre obéissance, ni de nos transgressions, ni de nos sentiments d’indignité...
De tout cela Dieu en Christ ne se préoccupe pas : il vient nous rencontrer par pure gratuité,
pour un moment d’humanité passé ensemble.
Nous, avec notre religion (fut-ce avec la religion chrétienne, je l’ai dit !), nous passons le plus
clair de notre temps à ériger des murs et dresser des barrières entre Dieu et nous : la peur, la
méfiance, la culpabilité, le sentiment de ne pas être à la hauteur, de ne pas mériter... Et Dieu,
dans sa grâce, ne cesse de venir fissurer ces murs, abattre ces barrières, pour venir nous
rencontrer précisément dans nos faiblesses humaines. Non pas pour y planter un couteau et le
remuer dans la plaie, mais pour y déposer la douceur d’une caresse, le baume d’une tendresse.
Le Seigneur vient déposer au creux de nos vies sa présence, simple, bienveillante, offerte.
Comme un ami qui vient nous mettre la main sur l’épaule quand les mots sont impuissants à
traduire la joie intense ou la douleur foudroyante. Comme un frère qui vient dire que, quoi
qu’il arrive, on est ensemble.
Alors, quand résonnent dans nos existences les airs de flûtes ou les complaintes, et que les
religieux gris et chagrins restent de marbre, glacés dans leur suffisance et leur impeccabilité,
le Christ, lui, vient chanter et pleurer avec nous. Quand nous nous trouvons à table entre gens
ô combien imparfaits, il s’invite au repas. Il vient nous nourrir du pain qu’il rompt avec nous,
il vient nous abreuver de la coupe qu’il fait circuler entre nous. Goinfre, poivrot, ami des
pécheurs : le Christ est l’amour fou de Dieu pour toi, pour moi, pour nous tous. Amen.