sexe, mensonges et colonies : les discours de l`amour

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sexe, mensonges et colonies : les discours de l`amour
SEXE, MENSONGES ET COLONIES : LES DISCOURS DE L'AMOUR
DANS LE SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
Kate E. Tunstall
Armand Colin | Littératures classiques
2009/2 - N° 69
pages 15 à 34
ISSN 2260-8478
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Tunstall Kate E., « Sexe, mensonges et colonies : les discours de l'amour dans le Supplément au Voyage de
Bougainville »,
Littératures classiques, 2009/2 N° 69, p. 15-34.
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Ouverture : deux moments
des discours de l’amour
Kate E. Tunstall
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Le mythe du voyage à Cythère, s’il n’est pas inventé au dix-huitième siècle,
connaît néanmoins à cette époque un très grand succès, suscitant notamment un
nouveau genre pictural, celui de la « fête galante », et incitant des écrivains à
réfléchir sur la possibilité d’une île où le désir amoureux et sexuel serait libre, hors
des contraintes imposées en Europe par la culture chrétienne1. Le Pèlerinage à l’île
de Cythère de Watteau, « fête galante » picturale (elle est sa pièce de réception à
l’Académie), évoque un monde possible, « un espace et […] un temps un peu hors
du temps, comme dans une bulle irisée2 », où tout serait ce que Baudelaire
imaginera plus tard en termes de « luxe, calme et volupté ». De telles images ont
exercé une influence certaine jusque sur les explorateurs qui, s’il est vrai qu’ils
s’embarquent à la recherche d’autre chose, font néanmoins à leur retour des récits de
découverte de terres inconnues qu’ils appellent parfois « la Nouvelle Cythère3 »,
comme le fait Bougainville pour Tahiti. Dans son Voyage autour du monde (1771),
celui-ci décrit ainsi le moment de la découverte :
À mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les
navires. L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes
beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en
criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d’amitié ; tous
1
Voir S. Faessel, Visions des îles : Tahiti et l’imaginaire européen. Du mythe à son
exploitation littéraire (XVIIIe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 2006.
2
A. Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses
origines jusqu’à la Révolution, Paris, Puf, 2008, p. 325.
3
L.-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du Roi La
Boudeuse et la flûte L’Étoile, éd. J. Proust, Paris, Gallimard, 1982, p. 247. Pour une lecture
psychanalytique du Voyage, voir A. Martin, « The Enlightenment in Paradise : Bougainville,
Tahiti, and the Duty of Desire », Eighteenth-Century Studies, n° 41 / 2, 2008.
Littératures Classiques, 69, 2009
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Sexe, mensonges et colonies :
les discours de l’amour
dans le Supplément au Voyage de Bougainville
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Si Bougainville se demandait comment résister à la tentation de ces sirènes
tahitiennes, l’Europe tout entière s’est livrée volontairement au mythe de l’île de
l’amour. Et ce, avec d’autant plus de félicité que ce mythe se confondait facilement
avec un autre : celui, rousseauiste, de la nature. En effet, avant même que le Voyage
ne soit publié, Commerson, co-explorateur de l’expédition Bougainville, avait non
seulement parlé de Tahiti dans les termes de l’Utopie de Thomas More, mais aussi
parlé des Tahitiens en évoquant « l’homme naturel » de Rousseau, « né essentiellement bon, exempt de tous préjugés et suivant sans défiance comme sans remords les
douces impulsions d’un instinct toujours sûr, parce qu’il n’a pas encore dégénéré en
raison5 ». Île de l’amour, île de la nature vierge : cela faisait rêver au dix-huitième
siècle ; et si l’on en juge par les images publicitaires des compagnies de voyages
(Tahiti, Ibiza, Club Med), cela fait encore rêver de nos jours.
Une fois une telle grille de lecture ainsi établie (même si, comme le remarque
Jacques Proust, ce n’est pas celle que Bougainville, anti-rousseauiste à plusieurs
égards, aurait souhaitée6), le Voyage connut un très grand succès de librairie. Peu
après sa publication, Grimm en demanda à Diderot un compte-rendu pour la
4
5
6
Ibid., p. 225-226.
Cité par J. Proust dans sa Préface au Voyage, ibid., p. 22.
Ibid., p. 20-21.
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demandaient des clous et des pendants d’oreilles. Les pirogues étaient remplies de
femmes qui ne le cèdent pas pour l’agrément de la figure au plus grand nombre des
Européennes, et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec
avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles, qui
les accompagnaient, leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent.
Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on
découvrit quelque embarras ; soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une
timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge
d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les hommes,
plus simples ou plus libres, s’énoncèrent bientôt clairement : ils nous pressaient de
choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la
manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le demande : comment retenir
au travail, au milieu d’un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui
depuis six mois n’avaient point vu de femmes ? Malgré toutes les précautions que
nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille qui vint sur le gaillard d’arrière se
placer à une des écoutilles qui sont au-dessus du cabestan ; cette écoutille était
ouverte pour donner de l’air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber
négligemment un pagne qui la couvrait, et parut aux yeux de tous, telle que Vénus se
fit voir au berger phrygien. Elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats
s’empressaient pour parvenir à l’écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une
pareille activité.
Nos soins réussirent cependant à contenir ces hommes ensorcelés ; le moins
difficile n’avait pas été de parvenir à se contenir soi-même.4
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19
Correspondance littéraire ; il ne fut finalement pas inclus7, mais Diderot continua
d’y travailler, et quelques années plus tard, ce qui ne devait être qu’un compte-rendu
s’était transformé en un « supplément » au livre de Bougainville, que Grimm publia
en quatre livraisons en septembre et octobre 1773 et mars et avril 17748. Je me
propose d’étudier ici le Supplément au Voyage de Bougainville parce que, du mythe
de l’île d’amour à celui de l’homme naturel, et au-delà, il met en scène différents
« discours de l’amour » et cela sous la forme, très précisément, de discours.
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7
Le compte-rendu se trouve dans D. Diderot, Œuvres complètes, Paris, Hermann,
1975, t. XII, p. 509-519.
8
Les deux autres textes de la trilogie sont Ceci n’est pas un conte et Madame de La
Carlière : voir Œuvres complètes, éd. cit., t. XII, p. 521-547 et 549-575 respectivement. Le
Supplément se trouve p. 577-644. Toutes les citations renverront à cette édition.
9
Je vais me servir des termes Otaïti et Otaïtien, plutôt que de Tahiti et Tahitien afin de
désigner le statut fictif, que Diderot lui-même souligne (voir infra), des lieux et des
personnages auxquels Diderot se réfère.
10
« A » observe à propos des « Adieux » : « Ce discours me paraît véhément, mais à
travers je ne sais quoi d’abrupt et de sauvage il me semble retrouver des idées et des
tournures européennes » (p. 596).
11
Selon Michèle Duchet, « le Supplément […] peint si fortement la tyrannie des
mauvaises lois, le bonheur de l’individu soumis à la seule loi de nature, et les plaisirs d’une
volupté innocente, qu’il rend insupportable à l’homme civilisé tous les maux dont il souffre »
(Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995, p. 387).
12
Voir S. Muthu, « Enlightenment Anti-Imperialism », Social Research, n° 66 / 4,
1999, p. 959-1007.
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Le Supplément est composé d’un dialogue entre « A » et « B », qui encadre deux
textes censés avoir été exclus du Voyage de Bougainville : Les Adieux du Vieillard
et L’Entretien de l’Aumônier et d’Orou. Le premier de ces textes supplémentaires
est une prétendue transcription d’une harangue adressée à Bougainville lui-même
par un vieil Otaïtien9, qui suggère que l’arrivée des Français sur l’île aurait mis fin à
l’état de nature qui y régnait encore. Si Diderot joue à suggérer qu’il s’agit plutôt
d’une fiction que d’un document authentique10, cela n’a pas empêché les lecteurs
d’y voir une critique philosophique de la société européenne, de ses mœurs fondées
sur des notions sans fondement dans la nature11, ainsi que de l’imposition de cellesci à d’autres cultures, ce qui s’appellera plus tard le colonialisme12. Le deuxième
texte supplémentaire est un dialogue en deux parties dans lequel un moine français
et un Otaïtien, celui-ci plus jeune que le Vieillard, discutent des différences des
mœurs de leurs pays respectifs. Si la conclusion semble se trouver dans les mots
d’A : « Prendre le froc du pays où l’on va, et garder celui du pays où l’on est »
(p. 643), la critique tend à penser que dans L’Entretien Orou l’emporte sur
l’Aumônier, que les mœurs otaïtiennes, fondées sur la nature, l’emportent sur celles
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de l’Europe chrétienne13. De fait, on peut imaginer qu’une analyse des discours de
l’amour à l’œuvre dans ce texte abonderait dans ce sens, c’est-à-dire qu’une telle
analyse montrerait que Diderot se livre à une critique d’un discours de l’amour
civilisé et européen au nom d’un discours de l’amour naturel. C’est même ce que
donne à penser le sous-titre du texte, « De l’inconvénient d’attacher des idées
morales à des actions physiques qui n’en comportent pas ». Et pourtant, tel n’est pas
le cas tout à fait.
Il y a, schématiquement parlant, deux discours de l’amour manifestement
présents dans le Supplément : un discours otaïtien de l’amour naturel, énoncé par le
Vieillard et par Orou, et un discours européen, chrétien, de l’amour conjugal énoncé
par l’Aumônier. Ce dernier discours se complète d’un autre qu’on pourrait appeler
d’« anti-amour » conjugal dans la mesure où il concerne le célibat. Quant au
discours de l’amour naturel, énoncé par deux personnages otaïtiens différents et
dans deux textes génériquement très distincts (une harangue et un dialogue), il est
un peu plus difficile à cerner. Dans sa première formulation, celle du Vieillard, il
semble être un discours de la liberté amoureuse aux couleurs rousseauistes et
bougainvilliennes ; mais il est suivi par un second discours de l’amour naturel, celui
d’Orou, dans lequel la nature semble moins rousseauiste que matérialiste, et l’amour
relever plutôt de l’intérêt. En fait, comme on va le voir, au lieu de le compléter, de
l’amplifier, le discours de l’amour naturel tel qu’Orou l’énonce entre passablement
en contradiction avec le discours de l’amour naturel tenu par le Vieillard. De plus, si
le discours de l’amour chrétien est certes un discours d’interdictions, le discours de
l’amour naturel formulé par Orou n’est pas aussi libertaire qu’on l’aurait cru ; en
matière d’interdits, il est même assez proche du discours européen de l’amour.
Enfin, une analyse du discours de l’amour naturel tel qu’il se retrouve dans la
bouche d’Orou exige une remise en question du sens – et de la signification et de la
direction – de la colonisation.
La lecture du Supplément que je propose ici va donc à l’encontre des lectures
habituelles, qui ont tendance à reconnaître la voix de Diderot à la fois dans la
critique de la colonisation formulée par le Vieillard14 et dans la conception naturelle,
matérialiste des mœurs d’Orou15. Ma lecture soulignera quelques détails du texte qui
sont souvent passés sous silence par la critique : il s’agit à la fois du « secret »
d’Orou16, d’échos textuels qui établissent, contre toute attente, des liens entre le
discours de l’amour chrétien des Français et celui de l’amour naturel des Otaïtiens,
enfin, voire surtout, de l’ordre des textes « supplémentaires » qui est, d’un point de
13
Voir C. Duflo, Diderot philosophe, Paris, Champion, 2003, p. 426-437.
Voir M. Duchet, op. cit.
15
Un des intertitres du chapitre consacré au Supplément dans le livre de Georges
Benrekassa se lit ainsi : « Le double discours d’Orou : Diderot parle » (Le Concentrique et
l’excentrique : marges des Lumières, Paris, Payot, 1980, p. 220).
16
Parmi les critiques qui ont gardé ce secret se comptent M. Duchet, G. Benrekassa et
C. Duflo. Wilda Anderson divulgue le sens, mais ne cite pas le secret en lui-même : Diderot’s
Dream, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1990.
14
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20
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21
vue chronologique, inversé : Les Adieux du Vieillard ont dû être prononcés après, et
non pas avant, L’Entretien de l’Aumônier et d’Orou17. En les plaçant dans un ordre
inverse de la chronologie des événements supposés, Diderot suscite une attente chez
le lecteur qui l’expose à la tentation de commettre des contresens18. Car si le
discours de l’amour des colons français est, certes, un discours de prise de
possession, le discours de l’amour naturel des Otaïtiens est, lui aussi, un discours de
colonisation.
17
Wilda Anderson me semble être la seule à l’avoir observé (ibid., p. 128).
Pour W. Anderson aussi, le résultat de l’inversement, c’est que le message de
l’Entretien « se comprend dans le sens inverse de ce qu’il s’avère être quand il est lu en
fonction des textes qui le précèdent et l’encadrent » [« is taken to be the inverse of what it
turns out to be when read in the light of the preceding and enveloping texts », ibid., p. 129].
Ma lecture se distingue de la sienne pourtant, car W. Anderson met l’accent sur les attitudes
contradictoires des Otaïtiens vis-à-vis des conceptions du changement et de la constance ; elle
soutient que « le fait que les Tahitiens perçoivent leur culture comme naturellement stable –
ce qui est un oxymore dans les termes de leur propre théorie de la nature – les empêche de
voir qu’elle change et les rend incapables de faire face ou à ces changements ou, ce qui est
plus important, à ceux qui viennent de l’extérieur » [« The Tahitian’s perceptions of their
culture as naturally fixed – an oxymoron in terms of their own theory of nature – keeps them
from seeing the changes actually taking place and makes them incapable of dealing with
either these changes or, most importantly, changes that come from outside their
environment », ibid., p. 141].
19
Bougainville, Voyage, éd. cit., p. 229.
20
On peut évidemment aussi discerner la présence intertextuelle de l’essai « Des
cannibales » de Montaigne.
18
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La première articulation du discours de l’amour naturel dans le Supplément se
trouve donc dans le premier des textes supplémentaires, Les Adieux du Vieillard.
Quoique ayant pour modèle un vieil homme tahitien véritable, dont Bougainville
fait mention dans son Voyage19, le personnage du Vieillard tient un discours plutôt
familier aux Européens : bougainvillo-rousseauiste, il confirme l’image de Tahiti
comme île de l’amour libre, mais pour la dire perdue, détruite, comme l’état de la
nature, par l’arrivée de l’homme européen, civilisé, chrétien20. Le discours de
l’amour otaïtien est ainsi un discours pré-lapsérien ; paradoxalement, c’est le
discours de l’amour chrétien qui a entraîné la chute du paradis.
« B » raconte que le Vieillard, dont on ne nous dit jamais le nom (ce qui
confirme son statut quelque peu mythique et, par là, typique s’agissant du discours
sur l’amour), avait refusé de parler aux Français lors du débarquement et n’a adressé
la parole à Bougainville que lorsque celui-ci était sur le point de repartir avec ses
compatriotes. Dans sa harangue, il accuse Bougainville d’avoir dénaturé Otaïti, en
décrivant un état d’innocence, d’ignorance, de bonheur et de repos tout aussi perdu
que le Jardin d’Éden : « Nous sommes innocents, nous sommes heureux, et tu ne
peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature, et tu as
22
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tenté d’effacer de nos âmes son caractère » (p. 590). La tentative des Français
semble avoir réussi, car l’île d’Otaïti n’est plus heureuse :
Regarde de ce côté, vois cette enceinte hérissée de flèches, ces armes qui
n’avaient menacé que nos ennemis, vois-les tournées contre nos propres enfants ; vois
les malheureuses compagnes de vos plaisirs, vois leur tristesse ; vois la douleur de
leurs pères, vois le désespoir de leurs mères. C’est là qu’elles sont condamnées à périr
ou par nos mains ou par le mal que tu leur as donné. Éloigne-toi, à moins que tes yeux
cruels ne se plaisent à des spectacles de mort. (p. 595)
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Tu t’es promené toi et les tiens dans notre île, tu as été respecté, tu as joui de tout,
tu n’as trouvé sur ton chemin ni barrière ni refus. On t’invitait, tu t’asseyais, on étalait
devant toi l’abondance du pays. As-tu voulu de jeunes filles ? excepté celles qui n’ont
pas encore le privilège de montrer leur visage et leur gorge, les mères t’ont présenté
les autres toutes nues ; te voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ;
on a jonché pour elle et pour toi la terre de feuilles et de fleurs ; les musiciens ont
accordé leurs instruments, rien n’a troublé la douceur ni gêné la liberté de tes caresses
et des siennes. On a chanté l’hymne, l’hymne qui t’exhortait à être homme, qui
exhortait notre enfant à être femme et femme complaisante et voluptueuse. On a
dansé autour de votre couche. (p. 594-595)
Si les notions sont rousseauistes, la description rappelle de très près le Voyage de
Bougainville :
On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce
n’est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maisons ; ils
leur offraient des jeunes filles ; la case se remplissait à l’instant d’une foule curieuse
21
Le Vieillard lui-même, solitaire, isolé, fait penser à la posture de Rousseau, voir
J. Meizoz, Le Gueux philosophe : Jean Jacques Rousseau, Lausanne, Antipodes, 2003. Pour
une étude des relations entre le Discours et le Supplément, voir la préface de Herbert
Dieckmann à l’édition du Supplément au Voyage de Bougainville, Genève, Droz, 1955.
22
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, Œuvres complètes. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969,
p. 164.
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Selon le Vieillard, cette catastrophe a été provoqée par l’introduction de la propriété
privée, mais contrairement au Discours de Rousseau, auquel la rhétorique des
Adieux ressemble à plusieurs niveaux21, ce n’a pas été « le premier qui a enclos un
terrain et s’avisa de dire “ceci est à moi” […] qui fut le vrai fondateur de la société
civile22 » et le responsable des crimes, des meurtres, des guerres, des misères et des
malheurs ; ce fut le premier qui a « enclos » une femme. Et le Vieillard de s’en
prendre à Bougainville : « Ici tout est à tous, et tu nous as prêché je ne sais quelle
distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes. Tu as
partagé ce privilège avec nous » (p. 590) ; plus loin, le Vieillard décrit ce
« privilège » en détail :
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23
d’hommes et de femmes qui faisaient un cercle autour de l’hôte et de la jeune victime
du devoir hospitalier ; la terre se jonchait de feuillage et de fleurs, et des musiciens
chantaient aux accords de la flûte un hymne de jouissance.23
Et pourtant, si le Bougainville de Diderot a profité de l’amour libre otaïtien, c’était,
selon le Vieillard, pour aimer de façon possessive, jalouse ; en effet, le Vieillard
poursuit ainsi : « On a dansé autour de votre couche, et c’est au sortir des bras de
cette femme, après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué
son frère, son ami, son père peut-être » (p. 595). Aux yeux du Vieillard, cette
exigence violente de l’exclusivité amoureuse est à l’origine, au fondement de
l’inégalité parmi les hommes : « Vous vous êtes égorgés pour elles, et elles nous
sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres, et voilà que tu as enfoui
dans notre terre le titre de notre futur esclavage » (p. 590).
Ayant pris possession des femmes, les Français prirent ensuite possession de
l’île. Le Vieillard rappelle quelques mots qu’il a vu inscrits sur une lame de métal
appartenant à des Français : « Ce pays est à nous » (p. 591), dont il relève
l’hypocrisie :
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La colonisation de l’île est un vol. De plus, l’amour à l’européenne, c’est-à-dire la
colonisation des personnes, rend malade ; les Otaïtiens et les Otaïtiennes ont
contracté auprès des Français à la fois la syphilis24 et la honte chrétienne :
Il n’y a qu’un moment la jeune Otaïtienne s’abandonnait avec transport aux
embrassements du jeune Otaïtien ; elle attendait avec impatience que sa mère,
autorisée par l’âge nubile, relevât son voile et mît sa gorge à nu ; elle était fière
d’exciter les désirs et d’irriter les regards amoureux de l’inconnu, de ses parents, de
son frère ; elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d’un
cercle d’innocents Otaïtiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de celui
que son jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui désignaient. L’idée du crime et le
péril de la maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances autrefois si
douces sont accompagnées de remords et d’effroi. Cet homme noir qui est près de toi,
qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à nos filles, mais nos
garçons hésitent, mais nos filles rougissent. Enfonce-toi, si tu veux, dans la forêt
obscure, avec la compagne perverse de tes plaisirs, mais accorde aux bons et simples
23
Bougainville, Voyage, éd. cit., p. 235.
Bougainville s’était déjà défendu contre une telle accusation dans le Voyage ; il
l’attribue aux Anglais (ibid., p. 271 et 282).
24
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Ce pays est à toi ! et pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ! Si un Otaïtien
débarquait un jour sur vos côtes et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce
d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants d’Otaïti, qu’en penserais-tu ? Tu es le
plus fort – et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables
bagatelles, dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé, et dans le même
instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! (p. 591)
24
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Otaïtiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand jour. Quel
sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre à la place de celui que nous
leurs avons inspiré et qui les anime ? (p. 593-594)
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Plusieurs aspects des Adieux du Vieillard se trouvent confirmés dans L’Entretien
de l’Aumônier et d’Orou, surtout dans sa première partie (p. 599-617). Dans ce
deuxième texte supplémentaire, on entend de nouveau une voix otaïtienne, celle
d’Orou, mais, contrastant avec la harangue du Vieillard à laquelle le personnage de
Bougainville n’avait pas donné de réponse, on y entend aussi la voix d’un Français.
Ces deux personnages discutent des mœurs de leur pays natal ; Diderot met ainsi en
place une confrontation entre discours de l’amour chrétien et discours de l’amour
naturel. Mais il ne s’agit pas de l’amour chrétien selon le principe de conjugalité
institué depuis au moins l’An Mil et pris en charge par l’Église sous forme de
sacrement du mariage ; plutôt que de se préoccuper d’emblée de cette vulgate de
l’amour chrétien, Diderot oriente l’attention vers une forme très spécifique.
En effet, L’Entretien s’ouvre et se clôt sur un des possibles paradoxaux des
discours de l’amour chrétien, celui du célibat. Il est vite évacué par une série
d’exclamations ironiques plutôt que par un véritable discours logique : « Mais ma
religion ! Mais mon état ! » (p. 602). Lorsque, suivant la coutume otaïtienne décrite
à la fois par Bougainville et par le Vieillard, Orou offre des femmes au prêtre, en
l’occurrence sa femme et ses filles, l’Aumônier répond que « sa religion, son état,
les bonnes mœurs et l’honnêteté ne lui permettent pas d’accepter ces offres »
(p. 600), sur quoi Orou exprime son incompréhension d’une pratique qui « empêche
de goûter un plaisir innocent auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite
tous » (p. 601) en des termes qui rappellent Les Adieux du Vieillard. Que ces propos
l’aient convaincu ou non, le prêtre finit par céder à la tentation :
En disant, Mais ma religion ! mais mon état ! il se trouva le lendemain couché à
côté de cette jeune fille qui l’accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et
ses sœurs, lorsqu’ils s’approchèrent de son lit le matin, à joindre leur reconnaissance
à la sienne, Asto et Palli qui s’étaient éloignées rentrèrent avec les mets du pays, des
boissons et des fruits. Elles embrassaient leur sœur et faisaient des vœux sur elle ; ils
déjeunèrent tous ensemble. (p. 602)
La réfutation du discours du célibat, sur le mode comique ici, sera plus argumentée
à la fin de la deuxième partie de L’Entretien, où l’Aumônier décrit les possibles
effets néfastes de cet état, surtout sur les femmes :
25
Le Vieillard fait mention de quelques « œufs de serpent » (Supplément, p. 594).
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Selon le Vieillard, c’est précisément – et paradoxalement – le discours de l’amour
conjugal et possessif, le discours chrétien du prêtre, de « l’homme noir », qui a
détruit le Jardin d’Éden otaïtien25.
S ex e, m en so n g es et co lo n ies
25
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Cette critique du célibat rappelle l’Encyclopédie (article « Célibat ») et Le Rêve de
d’Alembert26 ; pourtant, il convient de se garder de ne voir dans le personnage de
l’Aumônier que la figure de l’hypocrisie de l’Église et de ses pratiques « barbares ».
J’y reviendrai.
L’autre discours de l’amour chrétien, celui de l’amour conjugal, est soumis à une
critique du même ordre. Face aux questions d’Orou l’Aumônier reprend le lexique
de la propriété déjà rejeté par le Vieillard dans ses « Adieux », en y ajoutant
l’obligation de constance. Il explique que l’homme et la femme chrétiens ne peuvent
s’unir qu’à condition de « certaines cérémonies préalables, en conséquence
desquelles un homme appartient à une femme et n’appartient qu’à elle, une femme
appartient à un homme et n’appartient qu’à lui : « OROU – Pour toute leur vie ? /
L’A UMÔNIER – Pour toute leur vie » (p. 603). Tout comme le Vieillard, Orou se
montre très critique à l’égard de l’exclusivité sexuelle qu’impose la culture
européenne chrétienne, mais sa critique se fait plus théorique par référence à une loi
générale de la nature : les « préceptes » chrétiens sont « contraires à la nature » en
ce qu’ils
supposent qu’un être sentant, pensant et libre peut être la propriété d’un être
semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il fondé ? Ne vois-tu pas qu’on a confondu
dans ton pays la chose qui n’a ni sensibilité, ni pensée, ni désir, ni volonté, qu’on
quitte, qu’on prend, qu’on garde, qu’on échange, sans qu’elle souffre et sans qu’elle
se plaigne, avec la chose qui ne s’échange point, qui ne s’acquiert point, qui a liberté,
volonté, désir, qui peut se donner ou se refuser pour un moment, se donner ou se
refuser pour toujours, qui se plaint et qui souffre, et qui ne saurait devenir un effet de
commerce sans qu’on oublie son caractère et qu’on fasse violence à la nature ?
Contraires à la loi générale des êtres ; rien en effet te paraît-il plus insensé qu’un
précepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande une constance qui
n’y peut être, et qui viole la nature et la liberté du mâle et de la femelle en les
26
Voir l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers,
Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1751-1780, t. II, p. 804 ; Diderot, Le Rêve de
d’Alembert, Œuvres complètes, éd. cit., t. XVII, p. 197-198.
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OROU – Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t’es librement condamné
à ne le pas être ?
L’AUMÔNIER – Cela serait trop long et trop difficile à t’expliquer.
OROU – Et ce vœu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ?
L’AUMÔNIER – Non.
OROU – J’en étais sûr. Avez-vous aussi des moines femelles ?
L’AUMÔNIER – Oui.
OROU – Aussi sages que les moines mâles ?
L’AUMÔNIER – Plus renfermées, elles sèchent de douleur, périssent d’ennui.
OROU – Et l’injure faite à la nature est vengée. Ô le vilain pays ! si tout y est ordonné
comme ce que tu m’en dis, vous êtes plus barbares que nous. (p. 626)
26
K at e E. T u n stal l
enchaînant pour jamais l’un à l’autre ; qu’une fidélité qui borne la plus capricieuse
des jouissances à un même individu ; qu’un serment d’immutabilité de deux êtres de
chair, à la face d’un ciel qui n’est pas un instant le même, sous des antres qui
menacent ruine, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se
gerce, sur une pierre qui s’ébranle ? (p. 604-605)
Orou pointe l’erreur de catégorisation à la base du mariage chrétien qui, en
confondant être humain et objet de commerce, fait de la femme l’objet d’une
transaction économique alors qu’elle relève au contraire de la loi universelle du
changement, qui rend le serment de fidélité conjugale impossible à respecter. Aussi,
assujettir le cœur humain à des lois sans fondement dans la nature ne peut que
rendre malheureux :
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Faute d’être naturelles en confondant l’humain et le matériel et exigeant
l’impossible, les mœurs chrétiennes ont pour résultat paradoxal, non pas la vertu et
le bonheur, mais le vice et le malheur. La conception d’une nature en vicissitude
perpétuelle rappelle d’autres écrits de Diderot27, ce qui a encouragé la critique à
l’identifier à Orou ; il faut s’en garder cependant, comme on va le voir.
En réponse à ce qui ressemble à une mise à mal des mœurs européennes
l’Aumônier entreprend d’interroger Orou sur les mœurs otaïtiennes. Il apprend ainsi
que, conformément à la loi de l’instabilité naturelle, leur mariage est « le
consentement d’habiter une même cabane et de coucher dans un même lit, tant que
nous nous y trouvons bien. / L’AUMÔNIER – Et lorsque vous vous y trouvez mal ? /
OROU – Nous nous séparons » (p. 609). Et à sa question sur l’avenir réservé à un
enfant conçu dans ces conditions, Orou répond :
27
Voir par exemple les Pensées sur l’interprétation de la nature (1753), dans lesquelles
Diderot dit de la nature qu’elle est dans une « vicissitude perpétuelle » (Œuvres complètes,
éd. cit., t. IX, p. 94), et la fable de la gaine et du coutelet dans Jacques le fataliste, où le cœur
humain n’est pas plus stable que la météo (Œuvres complètes, éd. cit., t. XXII, p. 129-130).
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Quel monstrueux tissu d’extravagances tu m’exposes là ! et encore tu ne me dis
pas tout ; car aussitôt qu’on s’est permis de disposer à son gré des idées de justice et
de propriété, d’ôter ou de donner un caractère arbitraire aux choses, d’unir aux
actions ou d’en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme,
on s’accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se
trompe, on s’afflige, on se cache, on dissimule, on s’épie, on se surprend, on se
querelle, on ment ; les filles en imposent à leurs parents, les maris à leurs femmes, les
femmes à leurs maris ; des filles, oui, je n’en doute pas, des filles étoufferont leurs
enfants, des pères soupçonneux mépriseront et négligeront les leurs, des mères s’en
sépareront et les abandonneront à la merci du sort, et le crime et la débauche se
montreront sous toutes sortes de formes. (p. 608)
S ex e, m en so n g es et co lo n ies
27
Ô étranger ! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton
pays. Sache, mon ami, qu’ici la naissance d’un enfant est toujours un bonheur et sa
mort un sujet de regrets et de larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu’il doit
devenir un homme ; aussi en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et de
nos animaux. Un enfant qui naît occasionne la joie domestique et publique, c’est un
accroissement de fortune pour la cabane et de force pour la nation. (p. 609)
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Permettez-moi d’oublier un moment que la loi existe, alors je ne conçois pas quel
peut être mon crime ; j’ai mis cinq beaux enfants au monde, au péril de ma vie, je les
ai nourris de mon lait, je les ai soutenus par mon travail, et j’aurais fait davantage
pour eux, si je n’avais pas payé des amendes qui m’en ont ôté les moyens. Est-ce un
crime d’augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle contrée qui manque
d’habitants ? (p. 615)
28
Le Vieillard y avait déjà fait une allusion très brève : « Ils pensent que le moment
d’enrichir la nation et la famille d’un nouveau citoyen est venu, et ils s’en glorifient. Ils
mangent pour vivre et pour croître ; ils croissent pour multiplier, et ils n’y trouvent ni vice ni
honte. » (p. 594).
29
Voir M. Hall, Benjamin Franklin and Polly Baker : the History of a Literary
Deception, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1960. Il est à noter que la Polly
de Franklin voulait qu’on lui érige une statue portant l’inscription « Croissez et multipliez ».
Pour l’Histoire des deux Indes, voir L’Histoire des deux Indes : réécriture et polygraphie,
H.-J. Lüsebrink et A. Strugnell éd., Oxford, The Voltaire Foundation (Studies on Voltaire and
the Eighteenth Century, n° 333), 1995.
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Pour Otaïti aucune honte ne s’attache donc ni à l’acte d’amour, ni à son fruit. À
l’opposé de ce qui se passe en Europe, l’enfant otaïtien, conçu sans honte par deux
êtres libres, fait la joie et la prospérité de toute la communauté, car les Otaïtiens se
réjouissent d’un accroissement de population, qui fait la force de l’Otaïti : « Ce sont
des bras et des mains de plus dans Otaïti : nous voyons en lui un agriculteur, un
pêcheur, un chasseur, un soldat, un époux, un père » (p. 609). De plus, la charge des
enfants n’est nullement un fardeau car les Otaïtiens destinent un sixième des fruits
du pays à leur entretien ainsi qu’à la subsistance des vieillards : « C’est un moyen
sûr, explique Orou, d’encourager la population et d’intéresser au respect de la
vieillesse et à la conservation des enfants » (p. 610).
Le discours de l’amour naturel est ainsi un discours populationniste28. Si on peut
y percevoir comme un écho du Jardin d’Éden et de la formule biblique « Croissez et
multipliez », Diderot songe plus directement à l’Amérique et à l’histoire de Polly
Baker, conte de l’invention de Benjamin Franklin (1747), déjà reprise par Raynal et
Diderot dans l’Histoire des deux Indes29. À la fin de la première partie de
L’Entretien, « B » raconte comment cette femme américaine, citée à comparaîre
pour s’être trouvée enceinte une cinquième fois sans être mariée, s’était justifiée en
ces termes :
28
K at e E. T u n stal l
L’AUMÔNIER – Vous avez donc aussi vos libertines ? J’en suis bien aise.
O ROU – Nous en avons même de plus d’une sorte. Mais tu m’écartes de mon sujet.
(p. 618)
Il finit pourtant par expliquer ce que c’est qu’une libertine et quelles sont les lois
qu’elle a dû enfreindre. Toute personne stérile, soit par « vice de naissance ou suite
de l’âge avancé » (p. 619), devant porter un voile noir, une femme faite un voile gris
au moment de « la maladie périodique », la pré-nubile un voile blanc et le jeune
homme « une longue tunique » et « les reins ceints d’une petite chaîne » (p. 611), le
libertin ou la libertine est celui ou celle qui relève un voile ou défait une chaîne pour
faire l’amour sans profit, pour le plaisir :
Nous avons de vieilles dissolues qui sortent la nuit sans leur voile noir et reçoivent
des hommes lorsqu’il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont reconnues
ou surprises, l’exil au nord de l’île ou l’esclavage est leur châtiment. Des filles
précoces qui relèvent leur voile blanc à l’insu de leurs parents, et nous avons pour
elles un lieu fermé dans la cabane. Des jeunes hommes qui déposent leur chaîne avant
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Son crime n’en serait pas un en Otaïti, où travailler à l’accroissement de la
population est une activité glorieuse.
Cependant, le Supplément n’en reste pas là : le discours populationniste s’avère
plus troublant dans la deuxième partie de L’Entretien, non pas tant parce que le
discours populationniste de l’amour autorise l’inceste – comme l’explique Orou,
l’inceste est chose naturelle et un moyen comme un autre d’augmenter la
population –, que du fait que ce discours entraîne toute une série d’interdictions qui
semblent aller à l’encontre de la liberté naturelle et considère l’arrivée d’étrangers
dans une optique opportuniste, voire colonialiste. Le discours de l’amour naturel
d’Orou entre dès lors en contradiction avec le discours de l’amour naturel du
Vieillard. Plus inattendu encore, les mœurs otaïtiennes commencent à se rapprocher
de celles de l’Europe chrétienne ; on peut même les taxer de colonialisme.
En effet, si le discours de Polly Baker tendait à la décriminalisation de l’amour
libre en raison de l’augmentation de la population qui en résulte, le discours d’Orou
vise à sa criminalisation lorsqu’une augmentation de la population n’en saurait
résulter. Les vocables « richesse », « fortune », « bien précieux » dont use Orou
pour qualifier la population sont à prendre au pied de la lettre, Otaïti étant de fait
régie par une sorte d’économie de l’amour dans laquelle les enfants sont « la dot »
d’une femme (p. 602 et 620) et, comme dans tout système économique, il importe
de maximiser la production, d’où la proscription de l’acte d’amour stérile.
Orou insiste sur le fait que, n’étant pas de l’intérêt bien compris de l’Otaïtien,
l’acte d’amour improductif, qui ne contribue à la prospérité ni de la cabane ni du
pays, se rencontre rarement : « Un enfant étant par lui-même un objet d’intérêt et de
richesse, tu conçois que parmi nous les libertines sont rares et que les jeunes garçons
s’en éloignent » (p. 618). Cependant le libertinage n’en existe pas moins en Otaïti,
même si Orou se montre évasif à ce sujet :
S ex e, m en so n g es et co lo n ies
29
le temps prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs parents. Des
femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des femmes et des filles peu
scrupuleuses à garder leur voile gris. (p. 621-622)
Ainsi il est évident qu’Otaïti possède tout comme la France un système de lois qui
règlementent le droit de s’unir pour les deux sexes.
Orou minimise ces restrictions sous prétexte que « dans le fait nous n’attachons
pas une grande importance à toutes ces fautes, et tu ne saurais croire combien l’idée
de richesse particulière ou publique unie dans nos têtes à l’idée de population épure
nos mœurs sur ce point » (p. 622). La critique actuelle a tendance à acquiescer dans
la mesure où le système otaïtien est globalement plus en phase avec la nature que
l’européen. Mais c’est, me semble-t-il, s’arrêter à mi-chemin, car il faut scruter de
plus près les conséquences des propos d’Orou. En Otaïti, maximiser la production
signifie aussi saisir toute occasion de s’enrichir30. L’arrivée des Français leur en a
offert une, qui semble particulièrement opportune :
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Il est plaisant que la critique ait suivi Orou : elle a gardé son « secret ». Disons-le
donc ici : les Otaïtiennes venues environner le navire de Bougainville étaient, pour
ainsi dire, des pièges à touristes chargés de persuader les Français de « dépenser »
dans le pays. Ce que Bougainville a décrit en termes d’amitié, cette forme d’amour
entre hommes de toutes natonalités qui serait le pendant politique au plan
international de l’amour dans l’état de nature, était en réalité une manipulation
cynique destinée à ponctionner les marins. De plus, le tribut levé sur leur personne
sert à abonder la caisse de guerre : « Nous avons à payer une redevance en hommes
à un voisin oppresseur, c’est toi et tes camarades qui nous défrayeront, et dans cinq
à six ans nous lui enverrons vos fils, s’ils valent moins que les nôtres » (p. 624). En
prélevant des impôts pour financer une guerre, Otaïti ne diffère pas tant de l’Europe
qu’on le croyait31.
30
Sur les aspects physiocratiques du discours d’Orou, voir A. Cowell, « Diderot’s
Tahiti and Enlightenment sexual economics », Studies on Voltaire and the Eighteenth
Century, n° 332, 1995, p. 349-364.
31
Dans son compte rendu du Voyage, Diderot avait accusé Bougainville d’exercer de
« l’hobbisme […] de nation en nation » (p. 514) ; on dirait que dans le Supplément, les
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Veux-tu que je te révèle un secret ? mais prends garde qu’il ne t’échappe. Vous
arrivez, nous vous abandonnons nos femmes et nos filles, vous vous en étonnez, vous
nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire. Vous nous remerciez, lorsque nous
asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus forte de toutes les impositions. Nous ne
t’avons point demandé d’argent, nous ne nous sommes point jetés sur tes
marchandises, nous avons méprisé tes denrées ; mais nos femmes et nos filles sont
venues exprimer le sang de tes veines. Quand tu t’éloigneras, tu nous auras laissé des
enfants ; ce tribut levé sur ta personne, sur ta propre substance, à ton avis n’en vaut-il
pas bien un autre ? (p. 623)
30
K at e E. T u n stal l
Si le secret d’Orou nous fait revisiter la scène de découverte de l’île, il nous fait
aussi voir autrement le moment où l’Aumônier couche avec Thia, la fille d’Orou.
Ici, la femme n’est pas « complaisante et voluptueuse » (p. 595) comme celle que
décrivait le Vieillard, c’est une suppliante. Orou exerce une pression morale sur son
hôte en lui disant qu’il espère « que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le
souci que tu as répandu sur tous ces visages […] Sois généreux » (p. 601) ; Thia,
pour sa part, « attachait sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants […]
elle pleurait » (p. 602). Plutôt qu’une scène de séduction, c’est une scène de
supplication de la part de l’Otaïtiennne, et un acte de charité de la part de
l’Aumônier ; le choix d’un représentant de l’église catholique n’est pas un hasard
car, devant cette pauvre femme, l’Aumônier va littéralement débourser, vider son
aumônière. C’est peut-être pour cette raison que le narrateur l’appelle « le véridique
aumônier » (p. 601), véritable en ceci qu’il agit non en hypocrite, comme on l’a
souvent dit, mais bien en bon chrétien32.
Le secret d’Orou révèle ainsi, sinon le mensonge du Vieillard, du moins son
ignorance, car il faut rappeler qu’il n’a adressé la parole ni aux Français ni à ses
compatriotes après leur arrivée33. Les Otaïtiens ne sont pas d’innocentes victimes de
quelque colonisation, comme le Vieillard l’a prétendu ; ils ont agi de leur propre
initiative, et en espèce de spéculateurs économiques :
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Tahitiens exercent aussi de l’hobbisme international. Il est même possible de dire des
Otaïtiens qu’ils vivent dans l’état de guerre, qui constitue selon Hobbes l’état de nature.
32
Il est appelé aussi « le bon aumônier » aussi (p. 613 et 626) et « le naïf aumônier »
(p. 602). Anderson suggère qu’Orou fait payer à l’Aumônier les provisions qu’il aura
consommées pendant son séjour dans la cabane (p. 136) ; il me semble qu’Orou veut
s’enrichir plutôt que de simplement rentrer dans ses frais.
33
Il est à noter que le Voyage de Bougainville est aussi marqué par la contradiction.
Après avoir parlé à Aotourou, Bougainville avoue s’être trompé dans sa première vision de
l’île : « J’ai dit plus haut que les habitants de Taiti nous avaient paru vivre dans un bonheur
digne d’envie. Nous les avions cru presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une
liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais »
(éd. cit., p. 267). On pourrait dire que Diderot cherche à traduire cette contradiction dans le
Supplément, et que c’est ainsi que le S u p p l é m e n t va démontrer « la sincérité de
Bougainville » comme le soutient « B » à « A » (p. 588). Pour une autre interprétation de la
façon dont le Supplément démontrerait la sincérité de Bougainville, voir C. Duflo, pour qui le
Supplément « dit la vérité du Voyage », qui est « la vérité de la nature, que la philosophie
porte et dévoile indiscrètement, là où Bougainville est encore trop dissimulé » (Diderot
philosophe, op. cit., p. 427).
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Plus robustes, plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup
d’œil que vous nous surpassiez en intelligence, et sur-le-champ nous vous avons
destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus belles à recueillir la
semence d’une race meilleure que la nôtre. C’est un essai que nous avons tenté et qui
pourra nous réussir. Nous avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en
S ex e, m en so n g es et co lo n ies
31
pouvions tirer, et crois que tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi
calculer. (p. 624)
Les Otaïtiens ressemblent ainsi aux Français ; et tous les hommes se ressemblent :
Vas où tu voudras, continue Orou, et tu trouveras presque toujours l’homme aussi
fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à rien et te demandera
toujours ce qui lui est utile. (p. 624)
Plusieurs détails textuels suggèrent la ressemblance entre les deux peuples.
D’abord le vocabulaire. Le mot tentative apparaît deux fois : lorsqu’Orou parle d’un
« essai que nous avons tenté », il fait écho aux mots par lesquels le Vieillard avait
accusé Bougainville : « Tu as tenté d’effacer de nos âmes [le] caractère [de la
nature] ». Ensuite, les images. Si le Vieillard avait condamné les Français pour avoir
« écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous » (p. 591), on voit Thia par la
suite se proposer elle-même d’inscrire sur sa peau le nom du Français ; elle dit à
l’Aumônier :
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Selon Orou, les Otaïtiens voulaient la colonisation ; ils l’ont tentée, calculée. C’est
même à se demander qui a colonisé qui…
La violence de la colonisation otaïtienne est moins frappante car elle se fait par le
moyen de la séduction féminine, par la volupté, mais il y a néanmoins violence,
particulièrement visible à deux moments d’entreprise otaïtienne masculine : « B »
raconte que, dès que l’Otaïtien Aotourou fut arrivé en France, « il se jeta sur la
première Européenne qui vint à sa rencontre, et qu’il se disposait très sérieusement à
lui faire la politesse d’Otaïti » (p. 586) ; plus loin, « B » explique qu’au moment du
débarquement des Français les Otaïtiens s’étaient jetés sur un membre de l’équipage
de Bougainville, nommé Barré, qui était en fait une femme déguisée en homme pour
être du voyage :
B – […] De jeunes Otaïtiens s’étaient jetés sur lui, l’avaient étendu par terre, le
déshabillaient et se disposaient à lui faire la civilité.
A – Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnêtes...
B – Vous vous trompez. Ce domestique était une femme déguisée en homme. Ignorée
de l’équipage entier pendant tout le temps d’une longue traversée, les Otaïtiens
devinèrent son sexe au premier coup d’œil. (p. 597-598)
« A » craignant que les Otaïtiens ne soient homosexuels, « B » le rassure en faisant
de cette histoire un exemple de la supériorité du regard des Otaïtiens. La critique a
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Si tu m’accordes cette faveur, je ne t’oublierai plus ; je te bénirai toute ma vie ;
j’écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils, nous le prononcerons sans cesse
avec joie ; et lorsque tu quitteras ce rivage, mes souhaits t’accompagneront sur les
mers jusqu’à ce que tu sois arrivé dans ton pays. (p. 602)
32
K at e E. T u n stal l
lui emboîte le pas34, et pourtant l’incident est aussi révélateur de la violence de
l’accueil masculin otaïtien de la femme européenne35.
Or qu’en est-il de la situation de la femme otaïtienne au regard du discours de
l’amour naturel d’Orou ? Il devait certes permettre aux femmes de faire du profit, de
gagner plus de « dot ». Mais il ne faut pas s’y tromper : ce qui les poussait au travail
(car c’est bien de travail qu’il s’agit) était plutôt l’homme et ses intérêts36. Orou dit :
« Nous vous avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus
belles à recueillir la semence » (p. 624)37. Or la femme otaïtienne n’a pas même la
propriété du moyen de production, c’est-à-dire de son propre corps car, parlant de sa
femme et de ses filles, Orou affirme : « Elles sont à moi, et je te les offre » (p. 601).
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Voir par exemple C. Duflo pour qui les Otaïtiens ne font que de rendre « Barré à sa
nature » et qui établit un parallèle entre Barré et l’aumônier : « Il revient à Orou d’accomplir
sur l’aumônier la même opération qui rend Barré à sa nature » (ibid., p. 432).
35
Bougainville raconte l’histoire aussi : « À peine Baré [sic] […] eut mis pied à terre,
que les Tahitiens l’entourent, crient que c’est une femme et veulent lui faire les honneurs de
l’île. Le chevalier de Bournand, qui était de garde à terre, fut obligé de venir à son secours et
de l’escorter jusqu’au bateau. Depuis ce temps il était assez difficile d’empêcher que les
matelots n’alarmassent quelquefois sa pudeur » (Voyage, éd. cit., p. 294). Bougainville avait
déjà raconté un autre incident semblable, arrivé à un de ses marins : « Un seul Français, mon
cuisinier, qui, malgré les défenses, avait trouvé le moyen de s’échapper, nous revint bientôt
plus mort que vif. À peine eut-il mis pied à terre avec la belle qu’il avait choisie qu’il se vit
entouré par une foule d’Indiens qui le déshabillèrent dans un instant, et le mirent nu de la tête
aux pieds. Il se crut perdu mille fois, ne sachant où aboutiraient les exclamations de ce peuple
qui examinait en tumulte toutes les parties de son corps. Après l’avoir bien considéré, ils lui
rendirent ses habits, remirent dans ses poches tout ce qu’ils en avaient tiré, et firent approcher
la fille, en le pressant de contenter les désirs qui l’avaient amené à terre avec elle. Ce fut en
vain. Il fallut que les insulaires ramenassent à bord le pauvre cuisinier, qui me dit que j’aurais
beau le réprimander, que je ne lui ferais jamais autant de peur qu’il venait d’en avoir à terre »
(ibid., p. 227).
36
Lisa Gasbarrone observe : « Une lecture féministe du Supplément ne manquerait pas
d’observer que cette exigence de la fécondité devient oppressive à long terme pour la femme
tahitienne. Nonobstant cette observation, Diderot présente la société tahitienne comme une
alternative plus « naturelle » aux mœurs européennes » [« A feminist reading of the
Supplément could not fail to note that this very emphasis on fertility becomes oppressive in
time for Tahitian women. This observation notwithstanding, Diderot does present Tahitian
society as a more “naturel” alternative to European mores »], « Voices from nature :
Diderot’s dialogues with women », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n° 292,
1991, p. 289, n. 28).
37
On l’a déjà vu dans le Voyage de Bougainville, où c’étaient les hommes et les vieilles
qui poussaient les jeunes femmes : « La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes
et les vieilles, qui les accompagnaient, leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles
s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur
naïveté, on découvrit quelque embarras ; soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une
timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les
femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus » (Voyage, éd. cit., p. 225).
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S ex e, m en so n g es et co lo n ies
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S’il se corrige tout de suite après : « elles sont à elles, et elle se donnent à toi », la
contradiction interne est tellement flagrante qu’on dirait comme un secret qui lui a
échappé38, qu’il s’agit d’une sorte de lapsus révélateur qu’il essaie de rattraper dans
la suite de sa phrase. Voilà donc un autre secret, un autre mensonge du Supplément :
seul l’homme est libre en Otaïti, lui seul s’appartient. Si la femme n’est pas la
propriété d’un seul homme en Otaïti, comme elle l’est en Europe, elle ne
s’appartient pas non plus. Le Vieillard l’avait dit aussi : « Nos filles et nos femmes
nous sont communes » (p. 590) : la femme appartient à tous les hommes, comme
l’indique le pronom possessif, et c’est pour les hommes qu’elles travaillent39. Ce
discours de l’amour naturel couvre en réalité un discours de l’économie la plus
pragmatique, colonisatrice ; il constitue un discours masculin que Diderot nous
invite à démasquer.
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Adriana Sfragaro observe cette même ambiguïté : « La représentation de la femme
chez Diderot », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, n° 193, 1980, p. 1897-1898.
W. Anderson, lectrice très perspicace, observe que « plus Orou parle, plus le côté abusif de la
culture tahitienne se révèle » [« The longer [Orou] talks, the more the abusive side of
Tahitian culture reveals itself », W. Anderson, op. cit., p. 141]. Cette observation d’Anderson
pourrait s’appliquer à beaucoup de personnages diderotiens : plus le Neveu parle, plus il
révèle les contradictions et les malheurs de sa situation, qu’il theorise et défend ; plus Bordeu
parle dans la « Suite de l’Entretien », plus son matérialisme semble problématique (en
particulier, ce qu’il dit des chèvre-pieds et du fait qu’il serait permis de les rendre esclaves,
p. 205-206). D’ailleurs, on pourrait dire que les Otaïtiens ressemblent assez aux chèvre-pieds,
« effrénes dissolus » qui feraient qu’il « n’y aura plus de sûreté pour les femmes honnêtes »
(p. 206).
39
Nous avons déjà évoqué la violence de l’homme otaïtien face à la femme européenne
dans les exemples d’Aotourou et de Barré ; rien n’empêche d’imaginer que la femme
otaïtienne qui refuserait de se donner (ou d’être donnée) ne soit sujette aux mêmes violences,
car le viol n’est pas condamné ; il fait même l’objet d’une étrange description géométrique :
« B – […] lorsque la femme a connu par l’expérience ou l’éducation les suites plus ou moins
cruelles d’un moment doux, son cœur frissonne à l’approche de l’homme. Le cœur de
l’homme ne frissonne point ; ses sens commandent et il obéit. Les sens de la femme
s’expliquent et elle craint de les écouter ; c’est l’affaire de l’homme que de la distraire de sa
crainte, de l’enivrer et de la séduire. L’homme conserve toute son impulsion naturelle vers la
femme ; l’impulsion naturelle de la femme vers l’homme, dirait un géomètre, est en raison
composée de la directe de la passion et de l’inverse de la crainte, raison qui se complique
d’une multitude d’éléments divers dans nos sociétés, éléments qui concourent presque tous à
accroître la pusillanimité d’un sexe et la durée de la poursuite de l’autre. C’est une espèce de
tactique où les ressources de la défense et les moyens de l’attaque ont marché sur la même
ligne. On a consacré la résistance de la femme, on a attaché l’ignominie à la violence de
l’homme, violence qui ne serait qu’une injure légère dans Otaiïti et qui devient un crime dans
nos cités » (p. 635). Est-il permis d’imaginer alors que le mariage européen fournit aux
femmes un minimum de protection ?
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K at e E. T u n stal l
K at e E. T u n stal l
U n i versit é d ’ O x fo rd
Bes term a n Cen tr e fo r th e En lig h te n m en t
40
En fait, Diderot joue beaucoup sur l’interpolation dans cet ouvrage : puisque le
Vieillard parle à Bougainville, cela donne à penser que c’est le Voyage qui cite les
« Adieux », et non pas l’inverse.
41
Selon Michel Delon, « on comprend pourquoi les Adieux précèdent la discussion,
l’impossibilité de dialoguer est posée avant l’effort de communication » (« Préface »,
Supplément au Voyage de Bougainville, éd. M. Delon, Paris, Gallimard, 2002, p. 15).
42
Selon Anderson, il ne s’agirait pas d’une catastrophe, mais d’un simple changement,
auquel le Vieillard ne peut faire face (W. Anderson, op. cit., p. 150).
43
Il est à noter que le sous-titre du texte dit seulement qu’il y a de l’« inconvénient » à
attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas, et non pas
que c’est une « erreur ».
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Qu’en est-il en effet du calcul, dont Orou dit qu’il « pourra [leur] réussir » ?
Orou parle au futur, mais le lecteur, lui, sait ce qu’il en sera de ce calcul : il n’aura
pas réussi. Le lecteur le sait parce que le Vieillard nous l’a déjà dit ; rappelons-le,
l’ordre des textes supplémentaires n’est pas celui dans lequel les événements ont dû
se passer : L’Entretien a eu lieu avant Les Adieux40. Diderot n’a pas simplement créé
deux discours otaïtiens qui se complètent et se contredisent (le discours de l’amour
naturel et libre du Vieillard et le discours de l’amour naturel et utilitaire d’Orou) ; et
il n’a pas non plus simplement juxtaposé deux genres de textes (une harangue et un
dialogue)41. On voit ici l’importance du fait que ces discours de l’amour soient
portés par des énoncés qui sont bien des discours : ils ne valent pas par eux-mêmes
(ni, encore moins, comme énoncé des vues de l’auteur) mais seulement en fonction
de la situation où ils sont prononcés. À considérer le Supplément dans son ensemble,
la relation entre les deux textes supplémentaires et les deux discours, puisqu’elle est
chronologique, apparaît aussi comme une relation de cause à effet : c’est le discours
de l’amour naturel, populationniste, instrumentaliste, économique et colonialiste à
sa façon qui est responsable de la catastrophe, de « l’éclipse des beaux jours »
décrite par le Vieillard42.
Mais s’agit-il vraiment d’une catastrophe ? Certes, mais non telle que le Vieillard
la décrit : pour les Otaïtiens, il s’agit d’une catastrophe économique. Certes, l’effet
pervers de leur tentative d’extorsion de fonds (séminaux) aux Européens réside dans
la maladie vénérienne, qui met en péril l’outil de production populationniste. Mais
plus encore, le discours de l’amour chrétien a pour résultat que les femmes n’iront
plus à leur « travail » de population et que la production d’enfants sera réduite43. Il y
va donc d’une sorte de démoralisation de la main d’œuvre. Le discours de l’amour
chrétien fait donc, pour ainsi dire, éclater la bulle, qui était non pas irisée, mais
économique, une seconde Bulle des Mers du Sud…

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