MadEMOiSEllE
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192 193 Art Mademoiselle Non En tension entre l’organique et le psychologique, le travail d’Olympia Scarry joue avec les perceptions et les images, le sujet et la substance, l’apparence des êtres et le dessous des choses. Rencontre avec l’artiste suisse dans son appartement de Soho. N ew York, un jeudi de février. Au bout d’un long couloir étroit, dans un appartement de charme à Soho, un bric-à-brac de livres et de magazines, un évier rempli de casseroles. Olympia Scarry s’excuse de ce désordre. En jean moulant, pull et baskets, c’est une beauté glaciale : silhouette filiforme, carré platine et regard topaze. Au salon, deux simples canapés écrus flanquent une table basse couverte de paperasse. Un bel homme aux cheveux longs est en pleine conversation sur Skype ; c’est Neville Wakefield, son ami, commissaire d’expo et journaliste. Nous prenons le thé dans la cuisine, où de grandes fenêtres laissent pénétrer la lumière froide de janvier. Dehors, quelques branches nues se dessinent sur les façades de brique. Un paysage bien aride pour Olympia Scarry qui est une fille des Alpes. Cela ne fait qu’un an et quelques poussières qu’elle vit à New York, où elle est venue après avoir rencontré Neville Wakefield, qui travaille entre art et mode (pour le MoMa PS1, Vogue, W…), et elle est déterminée à y demeurer. “C’est New York ou les montagnes suisses,” assure-telle d’une voix délicate teintée d’un accent indéchiffrable. Mais pour cette fille née à Genève d’un père américain et d’une mère allemande, qui a grandi entre la Suisse, Paris, Londres, New York et Venise, ce serait un exploit que se poser enfin. On la voit surtout en photo, à Art Basel ou à la Biennale de Venise. Ex-élève de la très exclusive Convent of the Sacred Heart dans l’Upper East Side, elle a été photographiée, en 2009, par Bruce Weber pour Vanity Fair, et cette année, Carine Roitfeld l’a choisie pour la campagne publicitaire de Barneys, où elle pose parmi les plus beaux jeunes gens du monde en Haider Ackermann. La Belle et l’Obsession Dans la vraie vie, Olympia Scarry est artiste. À 29 ans à peine, elle est représentée par The Conduit à Milan, et par l’agent de Vanessa Beecroft, Nick Cave et Bruce High Quality (Rassa Montaser), elle a travaillé pour Matthew Barney et a exposé à travers le monde. L’art, elle l’a dans le sang ; son grand-père, Richard Scarry, est l’un des auteurs et illustrateurs pour enfants les plus lus au monde, et sa grand-mère, Patricia, écrivait elle aussi des histoires pour les petits. Son père, le peintre Huck Scarry, perpétue la tradition familiale des contes d’animaux sympathiques. “Quand nous étions petits, se souvient Olympia, rêveuse, tout notre univers se retrouvait dans les livres de mon grand-père, et nous dévorions ses histoires d’animaux. Il y avait la maison en Suisse, la voiture, les montagnes. Moi, j’étais la chèvre Olympia ; ma sœur Fiona était la chatte, mon père était Huckle le chat.” Ses créations à elle sont plus sombres et tourmentées, loin de ces imaginaires idylliques. Ses installations et sculptures, monumentales et intimes, conceptuelles et tactiles, explorent sa fascination pour la psychologie et la beauté – souvent éphémère. Elles appellent le public à participer, à réagir et, parfois, à tomber dans le piège. Olympia Scarry, qui s’est passionnée pour l’art dès son plus jeune âge, s’est ensuite intéressée à la psychologie et à la science médicolégale, qu’elle a étudiées à Londres. Sa première installation, La Belle et l’Obsession, entourait les visiteurs de miroirs qui P o r t r a i t pa r a r i m a r c o p o u lo s 194 195 reflétaient leurs réactions et déjouaient leurs perceptions tandis qu’ils regardaient, au centre, un soutien-gorge en résine noire (que Damien Hirst l’avait aidée à travailler), un “portrait de femme”. Plus tard, avec l’œuvre Polygraphe, elle peignait avec les émotions des visiteurs, mesurées à l’aide de bornes placées autour de leurs poignets et de leurs têtes : tout comme un détecteur de mensonge, l’instrument enregistrait les effets produits par des questions éthiques, les inscrivant sur une feuille de la taille de l’artiste pour former une sorte d’autoportrait abstrait. S h i r i n e Saad T r o i s i n sta l l at i o n s d’O lym p ia S ca r ry, D e h au t en b a S : Th e Wh ite Fe ath er R o o m ; Th e B ub b l e Wr a p Pa intin g s k in d e ta il ; It’s Wh at Yo u M a k e o f it My Fr ien d, 2008. © Olympia Scarry L’art et la matière Olympia Scarry cite ses maîtres. D’abord, l’artiste de land art Walter De Maria, dont l’œuvre The Lightning Field (1977) l’a marquée lors d’un pèlerinage jusqu’au Nouveau Mexique, lorsqu’elle a regardé les quatre cents pôles de métal s’illuminer d’éclairs dans le désert. Roni Horn ensuite, qui explore l’éphémère et la nature à travers ses sculptures, photographies et dessins. De Matthew Barney, qui manipule les matériaux de synthèse pour créer des univers surréels, elle a appris l’amour du travail artistique physique et développé jusqu’à la passion sa sensibilité tactile, mais portée, dans sa démarche à elle, sur les matières organiques. Sa sculpture Saliva, un bloc énorme de salive et de graisses combustibles peintes en blanc, prend une forme de solide mou qui envahit l’espace, tel un marshmallow ou un savon OGM, et fond lentement. “Ce qui m’intéresse, c’est la surface des choses, l’enveloppe, la peau.” Et quand cette peau s’écorche, se dégrade ? “Ce qu’il y a dessous est mis à nu, c’est une blessure.” Cette année, pour la soirée Playboy d’Art Basel, “The Nude is Muse”, organisée à South Beach par Neville Wakefield, Olympia Scarry s’est parée d’une burqa en voile et dentelle créée pour l’occasion par Riccardo Tisci. C’était un geste de contestation du rapport pervers de notre culture à la nudité et de notre intolérance envers les mœurs de l’autre. “C’était intéressant, parce que ma tenue a mis les gens très mal à l’aise”, se souvient-elle pensivement. Généralement, ses choix vestimentaires révèlent son côté rock’n’roll : robe transparente et veste de motard pour une soirée L’Uomo Vogue, combinaison rouge et noire pour son anniversaire au Ritz, robe jaune Dior pour une fête Dior-Gagosian, smoking de satin noir pour un défilé, Dior encore. On note chez elle une affection particulière pour le noir minimaliste. La jeune Olympia, légèrement goth, portait des colliers de chien ; aujourd’hui, elle s’est assagie. Avec Neville Wakefield, ex-mari de la styliste Camilla Nickerson et meilleur ami de Matthew Barney, ils forment un it couple. Farouche, elle préfère ne pas parler d’amour ni de sa vie privée. Elle n’aime pas non plus le shopping, dit ne pas faire de gym et manger à sa faim. Plus jeune, on l’appelait “Mademoiselle Non”. “Mais je me suis améliorée depuis”, susurre-t-elle avec un sourire espiègle. P o r t r a i t pa r b i l ly n ava