United colors of « France qui gagne

Transcription

United colors of « France qui gagne
United colors of
« France qui gagne »
E s m e r a l d a
Illustration de B. Moloch,
« PÉRIL SOCIAL – MARIONARDCROQUEMITAINE, accessoire de
première utilité du théâtre national
des ESCOBARDERIES-POLITIQUES »,
Le Trombinoscope, mai 1882
« Voir nos joueurs de toutes les couleurs chanter la Marseillaise […]
c'est une formidable leçon donnée à ceux qui méprisent
toute expression du sentiment national,
à ceux que l'on pourrait appeler
les pisse-froid de la nation française. »
Michèle Tribalat, Libération, 10 juillet 1998
« – Et ta sœur ?
– Elle pisse bleu.
– Et bien ! Quand elle pissera tricolore, tu crieras Vive la France ! »
Jean-Jacques Lebel, L'Anti-Procès, 1959
E
n 1998, l’exploit historique de La France au Mondial de
football a été prestement et quasi unanimement salué comme
le triomphe du multiculturalisme, du mélange et de l’acceptation des différences. L’équipe victorieuse, dite métissée, colorée,
tranquillement multiethnique (Marc Augé), ou encore plurielle,
cosmopolite, voire universelle, équipe ressemblant à « la France
d’aujourd’hui », a été présentée à satiété comme « modèle d’intégration républicain » et laboratoire d’une France forte.
« Quel meilleur exemple de notre unité et de notre diversité
que cette magnifique équipe », déclarait ainsi Lionel Jospin à
La Dépêche du Midi (9 juin 1998). Analyse largement partagée,
un mois après, par Jacques Chirac qui ne manqua pas de saluer
« cette équipe à la fois tricolore et multicolore […] qui donne
une belle image de la France dans ce qu’elle a d’humanisme et
de fort », parfait exemple d’une « France qui gagne ensemble »
(intervention télévisée du 14 juillet).
Responsables politiques et journalistes ne furent pas les seuls à
s’empresser d’exalter cette leçon d’intégration réussie 1. Beaucoup
Quasimodo, n° 6 (« Fictions de l'étranger »), printemps 2000, Montpellier, p. 131-159
Texte disponible sur http://www.revue-quasimodo.org
1 – Dans France Football, Claude
Bartolone (ministre de la ville)
espérait même que certains
de nos concitoyens iraient
« chasser leurs idées racistes ».
« Avec l’Équipe de France,
modèle d’intégration réussie,
le football pluriel est en marche »
(France Football, n° 2727,
14 juillet 1998, p. 20).
131
2 – Blandine Kriegel,
« Philosophie [à la p’tit’semaine]
du ballon rond », Le Monde,
17 juillet 1998.
3 – Voir son roman,
Le Procès de Jean-Marie Le Pen,
Paris, P.O.L., 2000.
4 – Forum Planète projeta
en mars 1999 un film intitulé
Une France ethniquement
réconciliée, dans le cadre
d’une soirée-débat autour
de la Coupe du Monde 1998.
5 – Charles Pasqua, gagné par
l’euphorie ambiante, médusait
d’un surprenant retourné ses
propres partenaires politiques
en se déclarant favorable à la
régularisation des immigrés en
situation irrégulière en ayant
fait la demande, soit environ
70 000 personnes. Une opinion
alors partagée, selon un sondage,
par 53% des Français. Cette
proposition ne devait d’ailleurs
rencontrer aucun succès, au
même titre que la pétition du
GISTI, datée du 21 juillet 1998 :
« Régularisez un stade ».
6 – Sur les pérégrinations de cette
formule, voir Ariane Chemin,
« Tous ensemble ou la petite saga
d’un slogan politico-sportif »,
Le Monde, 21 octobre 1998.
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« d’intellectuels » prirent immédiatement du service pour faire
l’article d’une équipe bigarrée et gagnante, d’une mosaïque
multicolore jugée représentative de ce que devrait être une
France soudée (pour le meilleur). Blandine Kriegel (philosophe et
professeur des universités) remerciait ainsi ce « formidable […]
Monsieur Jacquet […], pour avoir fait jouer et marcher ensemble
la Bretagne et la Guadeloupe, la Marseille des beurs et le Pays
basque, pour avoir accueilli sans mesquinerie l’équipe de France
multicolore où Le Pen est aux abonnés absents » 2. Car non
content d’avoir su discipliner une troupe hétérogène (hétéroclite),
d’avoir recruté sans exclusive pour créer un collectif unique, celui
que L’Équipe avait ironiquement surnommé le franchouillard
aurait rabattu le caquet aux ténors de l’extrême droite française,
et en premier lieu à son maître à hurler, selon l’expression de
Mathieu Lindon 3.
L’éjaculation olaesque qui suivit, « extase [elle aussi] historique » (à en croire Edgar Morin), mais bien plutôt hystérique,
fut également célébrée et analysée comme un exceptionnel et
intense moment de fusion communautaire et plus particulièrement raciale. Un ballon rond devenait la pierre philosophale de la
réconciliation ethnique 4, un vecteur de décrispation identitaire,
capable par son magnétisme de fédérer des populations composites, d’opérer une transmutation sociale radieuse, de transcender
tous les clivages. Soudain, l’indifférence, la méfiance à l’égard de
« l’étranger » faisaient place à la fraternité, la complicité, la générosité 5. Les barrières sociales, raciales, identitaires s’effondraient.
L’intolérance, le sexisme, la xénophobie, le racisme devenaient
solubles dans le football.
Aussi l’engagement sportif fut-il présenté, derechef, comme une
porte d’entrée à la société française, laissée ouverte à tous ceux
qui voudraient bien faire un effort (sportif) d’intégration. Le stade
était une nouvelle maison pour tous, un espace de rassemblement
et de mobilisation citoyen, favorisant la communion sociale dans
une même émotion unitaire : la passion footbalistique et, pardelà, l’amour de la France (qui gagne, of course), la fierté de se
sentir « Français », ou tout au moins le bonheur (clamé jusqu’à
l’aphonie) d’être tous ensemble 6. N’oublions pas toutefois que
certains avaient été écartés de la fête : SDF, « mendiants », etc.,
dont la présence pouvait ternir l’image de la France, avaient été
préventivement virés des centre villes et des grands axes menant
aux stades. Les tribunes avaient été, elles, « sécurisées », c’est-àdire purgées des éléments « nuisibles », grâce à la mise en place
d’un important filtre militaro-policier et à une sélection sociale
des spectateurs : prix prohibitifs et places réservées aux partenaires officiels permirent de maintenir les supporters incontrôlables
à bonne distance.
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Black-blanc-beurisme et racialisation d’ une Victoire
L’association SOS-Racisme s’est empressée de surfer sur la
déferlante émotionnelle submergeant le pays par trois affiches,
où la joie d’être tous ensemble se déclinait au travers d’un prisme
irisé des différences :
« Ce soir-là, tous les Français ont été
scandalisés par l’expulsion d’un black »
(Marcel Desailly, sorti par l’arbitre
à la 77ème minute) ;
« Ce soir-là, tous les Français
étaient désolés que la rencontre
se dispute sans blanc »
(allusion à la suspension de Laurent Blanc) ;
« Ce soir-là, tous les Français
ont rêvé d’embrasser un beur »
(Zinedine Zidane, auteur de deux
des buts victorieux).
Or, utiliser quasi spontanément un registre coloré pour souligner
l’imbrication d’identités multiples, d’origines (géographiques)
diverses, c’est recourir à des catégories qui, tout en faisant mine de
« recouvrir des réalités biologiques », de rendre compte d’évidences somatiques s’imposant d’elles-mêmes, alimentent, structurent
et perpétuent une vision raciale de la société.
Si les valeurs, les émotions, les sentiments associés aux couleurs
possèdent leur propre histoire 7, la perception des couleurs de
l’homme par l’homme prend son origine dans des « catégories
cognitives […] largement héritées de l’histoire de la colonisation » 8. Pour les administrateurs coloniaux, la couleur noire était
devenue signe d’une altérité radicale, le symptôme et la marque
d’une infériorité rédhibitoire. Les raciologues percevaient là
« l’indice visible d’une différence de nature des “sangs”, porteurs
invisibles de qualités héréditaires supérieures et inférieures » 9.
Cette visibilité devait surtout être intériorisée comme telle par
les populations exploitées. Il était économiquement vital d’inculquer une attitude quasi pavlovienne d’auto-dépréciation chez
les porteurs mêmes de ce stigmate, devenu la preuve incorporée
de leur incurable aliénation, et de leur inéluctable dépendance.
Ainsi cette consigne donnée, toute crue, aux agents coloniaux :
« Il faut que les gens de couleur croient que l’infériorité de leur
situation est due essentiellement à la couleur de leur peau. Vous
devez tout mettre en œuvre pour les en persuader » 10.
Un préjugé de couleur 11 aux effets discriminatoires structure
les rapports de domination. Les hommes sont (sur)déterminés par
leur carnation, leur chromaticité. Ils sont enfermés dans une aventure biologique, dans un commun destin biologique.
7 – Voir de Michel Pastoureau,
« Les couleurs aussi ont une
histoire », L’Histoire, n° 92,
septembre 1986, p. 46-54.
8 – Jean-Luc Bonniol,
La Couleur comme maléfice.
Une illustration créole
de la généalogie des Blancs
et des Noirs, Paris,
Albin Michel, 1992, p.11.
9 – Pierre-André Taguieff,
La Couleur et le sang. Doctrines
racistes à la française, Éditions
Mille et une nuits, 1998, p. 15.
10 – Rapportée par Philémon
Mukendi, « Racisme, négritude
et dialogue interculturel »,
Migrations et Société, volume 9,
n° 49, janvier-février 1997, p. 45.
11 – Voir de Peter Frost,
« Femmes claires, hommes
foncés : les racines oubliées
du préjugé de couleur »,
Anthropologie et Sociétés,
volume 11, n° 2, 1987,
p. 135-149.
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12 – Marc-Éric Gruénais,
« Français, encore un effort…
pour être Français ! »,
Le Journal des Anthropologues,
n° 72-73, 1998, p. 167-176.
13 – À ce sujet, se reporter
à Maurice Tournier,
« Les jaunes : un mot-fantasme »,
Mauvais Temps, n° 2,
septembre 1998, Paris,
Éditions Syllepse, p. 79-86.
Également de Jacques Decornoy,
Péril jaune, peur blanche,
Paris, Grasset, 1971.
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La couleur permet d’effectuer un tri au coup d’œil, au (pré)jugé.
Dans les moments d’urgence peut se mettre en place une préférence
blanche. Lorsqu’il s’agit, par exemple, d’évacuer dare-dare les
coopérants européens d’un pays africain dans lequel vient d’éclater
un conflit, mieux vaut montrer peau blanche pour bénéficier de ce
sauvetage. Les Blancs d’abord, les « pas complètement blancs »
après ! Marc-Éric Gruénais témoigne ainsi de cette priorité donnée
à la protection des Français blancs lorsque la guerre éclata en juin
1997 à Brazzaville (Congo). Cette expérience lui permit « de construire l’opposition bon /mauvais Français. Le bon Français est
blanc, a un conjoint blanc et des enfants blancs, tous français ; ce
type de Français se voit très rapidement évacué » vers la Métropole,
ou protégé par l’armée française. Tous les autres, « qui n’entraient
pas dans cette norme devenaient des “cas” », des mauvais Français
(suspectés d’être des faussaires ou de vouloir ex-filtrer des africains) parce qu’ils n’avaient pas « la couleur qu’il faut », ou parce
que les personnes les accompagnant (épouse, fiancée, enfants, etc.)
n’étaient pas blanches 12.
Au travers d’une couleur emblématique, l’Autre perd son originalité, il est homogénéisé, « taxinomié », indexé à une figure/
fiction biologique, obligé de s’y reconnaître, sommé de s’y conformer. Un seul et même référent guide nos perceptions de visages
pâles, et notre empathie à l’égard de l’Autre : c’est un noir, un beur,
un « bronzé », un « Jaune » 13, un peau-rouge, un petit homme
vert, etc. L’effort de discernement, d’autonomisation est
court-circuité par la catégorie de rangement. En anticipant sur la
lecture, elle neutralise, et provoque la confusion, l’aveuglement.
Tous les mêmes !
On oublie trop que la perception du corps (de son propre corps,
comme de celui d’autrui) n’est qu’une illusion, que sa saisie,
que notre manière de l’en-visager, est commandée par un regard
formaté par des préjugés, guidé par des réflexes ou des tics idéologiques, socialement, culturellement, politiquement construits. Je ne
« vois » finalement les autres que selon la manière dont les imaginaires sociaux me dictent de les appréhender. Je ne les décrypte,
les investis, les dévisage que sous l’angle, le prisme déformant de
mon éducation. L’œil est un attrape-corps qui se leurre sur l’objectivité, la vérité de ce qu’il a la prétention de capter. Il ne fait que
dé-figurer le corps qui lui est présenté.
Vision transcendée par l’amour, ou dégradée par la haine, vision
faussée par les mythes, les fantasmes, les racontars racistes circulant
sur le corps de l’Autre : il n’y a pas de vision pure, sincère, honnête
mais toujours une vision partisane, injuste et trompeuse du corps
d’autrui et de notre propre corps. Le corps que nous saisissons, que
nous capturons visuellement, n’est qu’un mirage, une apparition
(remplie d’espoir), ou un fantôme (suscitant inquiétudes, répulsions et/ou animosités), une chimère construite par des discours
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scientifiques, idéologiques, par un maillage de représentations et
d’idéologies incarnées. Ainsi les dénominations Black, Blanc et
Beur 14 construisent un regard, altèrent notre vision de l’Autre, et
maintiennent des réflexes raciaux d’analyse et de fragmentation du
corps social.
Aussi, égrener, psalmodier certaines couleurs (le noir, le blanc,
le Beur, c’est-à-dire finalement le bistre, le brun ou encore
le basané, comme n’hésiteront pas à le préciser certains observateurs), c’est rendre politiquement opérant un marqueur racial
relevant directement du biologique. C’est, par-delà les « bonnes »
intentions, continuer à le poser en trait distinctif tout en lui conférant une pertinence dans la compréhension et l’organisation du
social. L’identité, la différence indépassable, c’est finalement
l’apparence, dans ce qu’elle aurait de plus évident, de plus flagrant
et repérable, de plus « naturel » : la teinte de l’épiderme. L’altérité
s’incarne « dans les corps et les chairs, [acquérant] par-là une
immuabilité fondamentale » 15. Ainsi est confortée « la perception
racialisante des différences », celle qui « typise et classe les individus rencontrés selon leurs caractéristiques perceptibles, et plus
particulièrement visibles » 16.
De ce point de vue, la cérémonie d’ouverture du Mondial fut
une caricature de la persistance d’une vision avant tout raciale de
la répartition des êtres humains sur la planète : on y vit, précédant
le cortège, déambuler quatre colosses en polyester, respectivement
noir (le lippu Moussa), jaune (Ho), orangé (Pablo) et blanc (le
blond Roméo), censés symboliser les peuples universels…
Même si c’est pour pointer une intégration jugée « réussie », ou
pour caractériser un melting-pot festif 17, le recours à la métaphore
coloriste, propose et impose une grille de lecture (et une idéologie)
raciale. Cet effet de style racialise immédiatement et immanquablement la saisie de l’événement. Ce décryptage s’impose parfois
« tout naturellement » à ceux qui observent cette multitude. Ainsi,
Henri Tincq verra dans cette cavalcade une foule « colorée par
la diversité des races » 18, tandis qu’Alain Peyrefitte dira toute sa
fierté de « notre bariolage racial », et que d’autres célébreront
cette « harmonie multiraciale ». De son côté le Times notera que
la France « a trouvé […] une coalition de races et de couleurs ».
Quant aux journalistes du Figaro, ils souligneront la coloration
multiraciale ou encore ethnique des Tricolores 19, tant il est vrai que
les deux termes sont aujourd’hui devenus interchangeables 20.
Traduire et penser l’assimilation, l’antiracisme, au travers d’une
juxtaposition de quelques teintes, c’est faire fonctionner des réflexes
d’assignation identitaire, c’est, au bout du compte, reprendre et légitimer une vision prioritairement ethnique de la société, en étiquetant
ses membres en fonction d’un trait physique jugé caractéristique
d’une appartenance. Ainsi, ce décryptage du correspondant de
14 – En forgeant le terme
beur, ceux qui subissaient une
discrimination physique à cause
de leur « faciès de maghrébin »
voulaient renverser la situation.
Mais, il semble bien que
de l’emblème, on soit revenu
au stigmate : « Sa pérennisation
dans l’arsenal des désignations
ne peut que retarder leur
intégration et l’accès au
sentiment de ressemblance avec
les autres jeunes. Il les situe
dans une indétermination
identitaire ou leur fixe
une identité de relégation »,
Augustin Barbara, « “Beur”,
de l’emblème au stigmate »,
Hommes et Migrations, n° 1154,
mai 1992, p. 27.
15 – Jean-Luc Bonniol,
op. cit., p. 13.
16 – Pierre-André Taguieff,
op. cit., p. 81.
17 – Dans la foulée, l’Union
Nationale du Sport Scolaire
(UNSS) organisait des cross dits
de toutes les couleurs !
18 – Henri Tincq, « Mondial
de foot et Mondial de la foi »,
Le Monde, 23-24 août 1998.
19 – Voir Le Figaro,
14 juillet 1998, p. 7.
20 – Voir de Véronique
De Rudder, « Identité, origine
et étiquetage. De l’ethnique
au racial, savamment cultivé… »,
Journal des Anthropologues,
n° 72-73, 1998, p. 31-47.
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QUELQUES ÉCHANTILLONS DES RACES REPRÉSENTÉES AUX JEUX OLYMPIQUES
L’INDOU PALA SINGH, COUREUR DE 3000 METRES
Le Miroir des Sports,
n° 211, 9 juillet 1924
21 – John Lichfield,
« Une France enfin
amoureuse d’elle-même »,
Courrier International,
n° 403, 23-29 juillet 1998.
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SINGH, FRERE DE PALA, SAUTEUR EN H.
LE BRÉSILIEN GOMEZ, COUREUR DE CROSS-COUNTRY
The Independant : « La France […] est retombée amoureuse d’ellemême. Elle s’est regardée dans le miroir télévisuel de la Coupe du
monde et elle y a vu des visages à la peau blanche, des visages à
la peau basanée et des visages à la peau noire. […] En d’autres
termes, elle a vu la vraie France multiethnique. » 21
Cette lecture aux faciès relève et renoue avec le racialisme
biologique le plus ordinaire, celui qui assigne aux individus une
appartenance de groupe, l’essentialise en fonction de détails corporels devenus signalements somato-biologiques. On y retrouve la
bipartition occidentale de l’altérité entre d’un côté les Blancs et de
l’autre les hommes de couleur. Or, parler de frères de couleur, c’est
toujours alimenter sa réflexion à la même imagerie manichéenne,
c’est peinturlurer l’autre de coloris idéologiquement connotés.
Il y a « Nous » et les « colorés », ceux qui finissent, au-delà d’un
certain seuil (pudiquement dit de tolérance), par se faire remarquer, en tachant le paysage.
Jacques Chirac avait ainsi déclaré, le 19 juin 1991 à la fin d’un
banquet RPR, certes bien arrosé : « Notre problème, ce n’est pas
les étrangers, c’est qu’il y a overdose. » Un ras-le-bol, un écœurement, provenant moins du nombre que d’un urticaire provoqué par
des émanations fantasmées : « C’est peut-être vrai qu’il n’y a pas
plus d’étrangers qu’avant la guerre, mais ce n’est pas les mêmes
et ça fait une différence. Il est certain que d’avoir des Espagnols,
des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins
de problèmes que d’avoir des Musulmans et des Noirs. » Car, ce
qui est ici reproché aux Blacks et aux Beurs c’est de ne pas passer
inaperçus, de polluer les perceptions des « vrais » Français, avec
leur couleur, « leurs bruits et s’y on y ajoute l’odeur… », comme
United colors of « France qui gagne »
L
LE JAPONAIS NOTO, COUREUR DE 400 ET 800 M.
es Jeux Olympiques ont rassemblé à
Paris, pour les sports athlétiques surtout,
auxquels quarante-huit nations participent,
les représentants des quatres races humaines :
blanche, noire, jaune, rouge, avec toutes les
dégradations, toutes les teintes, toutes les
nuances, toutes les pigmentations de la peau.
Européens du Midi et du Nord, Américains des
deux continents, Japonais, Philippins, Malais,
Peaux-Rouges, Turcs, Indous, Arabes, Mexicains,
Esquimaux, Sénégalais, Hawaïens sont rassemblés
présentement dans la capitale, champ clos de
l’élite musculaire du monde entier.
Les hommes de couleur sont-ils de taille
à ravir la suprématie à la race blanche ? Il se
peut qu’un Peau-Rouge, comme l’Indien Mayle,
enlève le championnat olympique de boxe des
poids lourds, que le nègre américain Hubbard
gagne le saut en longueur avec un bond de
7 m. 60 environ, que le Hawaïen Kealoha se
classe premier du 100 mètres nage sur le dos.
Mais, dans l’ensemble, la supériorité des blancs
n’est pas encore compromise. En athlétisme, le
grand duel mettra en présence les Américains des
États-Unis et les Finlandais. Les autres nations
se contenteront de cueillir des succès isolés et de
jouer un rôle d’outsider. En natation, les ÉtatsUnis feront cavalier seul dans les épreuves de
vitesse. L’Australien Charlton et le Suédois Arne
Borg sont capables de rivaliser avec eux dans le
demi-fond. En aviron, en boxe, les Américains
sont aussi les favoris. En tennis, comme ils
n’ont pas amené leurs grands champions Tilden
et Johnston, la lutte sera certainement pour eux
beaucoup plus incertaine.
Caricatures de Kelèn.
LE MEXICAIN MANUEL Y. JOLIS, NEUVIEME DU TIR
le conclut notre Président au milieu des rires entendus des convives ! 22 Ces désagréments (corporels), cette dangerosité religieuse
étaient déjà énoncés par le général de Gaulle lorsqu’il cherchait à
convaincre ses partisans d’accepter l’indépendance de l’Algérie :
« C’est très bien, expliquait-il alors, qu’il y ait des Français jaunes,
des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France
est ouverte à toutes les races et qu’elle a vocation universelle. Mais
à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon la France ne
serait plus la France. [C’est à dire] avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion
chrétienne. » Inassimilables parce qu’émissaires d’une religion
dépréciée : « Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-DeuxÉglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! » 23 Inassimilables,
aussi, car porteurs d’une souillure, d’une impureté (un virus mélanique) qui, à partir d’une certaine quantité, altérerait, dégraderait le
blanc du corps français, incapable d’absorber un taux de mélanine
aussi important. Aussi, pour ce sauveur de la France, il convenait,
dans l’intérêt national, de bien choisir la couleur des étrangere-s devant être naturalisé-e-s : « Sur le plan ethnique, écrivait-il
dans une directive adressée le 12 juin 1945 au Garde des Sceaux,
il convient de limiter l’afflux des Méditerranéens et des Orientaux
qui ont depuis un siècle profondément modifié la composition de
la population française. […] Il est souhaitable que la priorité soit
accordée aux naturalisations nordiques (Belges, Luxembourgeois,
Suisses, Hollandais, Danois, Anglais, Allemands, etc.). » 24 Il semble
bien qu’un critère esthétique, prenant en compte la « laiteur » de la
22 – Cité par Alain Gresh,
« La démagogie contre le droit.
Ces immigrés si coupables,
si vulnérables… », Le Monde
Diplomatique, mai 1993.
Au sujet des symboliques et
représentations sociales liées
aux odeurs se reporter au chapitre
« La puanteur du pauvre »,
de l’ouvrage d’Alain Corbin,
Le Miasme et la jonquille.
L’odorat et l’imaginaire social
18ème-19ème siècles, Paris,
Aubier, 1982, p. 167-188.
23 – Propos rapportés par Alain
Peyrefitte, C’était de Gaulle,
Paris, Éditions de Fallois, 1994.
Cité par Benjamin Stora,
Le Transfert d’une mémoire.
De l’ “Algérie” française
au racisme anti-arabe, Paris,
La Découverte, 1999, p. 35.
24 – Cité par Paul Oriol,
« Le racisme institutionnel
ou l’apartheid discret »,
Migrations Société, volume 9,
n° 49, janvier-février 1997, p. 74.
137
25 – Voir de Stéphane Beaud et
Gérard Noiriel, « L’immigration
dans le football », Vingtième
Siècle. Revue d’Histoire, n° 26
(« Le football, sport du siècle »),
avril-juin 1990, p. 86.
26 – Voir Janine Ponty, « L’apport
des Polonais
dans la région du Nord »,
Hommes et Migrations,
n° 1221 (« Immigration,
la dette à l’envers »),
septembre-octobre 1999, p. 75.
27 – Sur les apports économiques
de l’immigration, voir Philippe
Bernard, « L’immigration fardeau
ou bénédiction ? », Le Monde,
1er avril 1997 et surtout
Hommes et Migrations,
n° 1221, op. cit.
28 – Voir de Hervé Le Bras,
Le Démon des origines.
Démographie et extrême droite,
chapitre IX : « Une nouvelle race :
les Français de souche »,
Éditions de l’Aube, 1998,
p. 193-214 et du même auteur,
Essai de géométrie sociale,
chapitre VI : « La souche
introuvable », Paris, Odile Jacob,
2000, p. 149-162. Également,
Alain Blum, « Comment décrire
les immigrés ? », in Population,
n° 3, 1998, p. 569-588..
29 – Jacques Buob, « La France
voit la vie en bleu », Le Monde,
11 juillet 1998.
30 – Sur cet épisode honteux,
se reporter à Joëlle Dauphiné,
Canaques de la NouvelleCalédonie à Paris en 1931,
Paris, L’Harmattan, 1998 et
au roman de Didier Daeninckx,
Cannibale, Lagrasse,
Éditions Verdier, 1998.
138
peau, pilote le choix des populations désirables (avec lesquelles
il serait possible de procréer), et en définitive, susceptibles d’améliorer l’image de marque du pays. Le métissage, le gris, est rejeté par
tous ceux qui veulent conserver un Blanc pur, immaculé, nordique
et qui restent encore sous le joug de critères esthétiques hérités du
nazisme et de la séduction, de la fascination pour « les beaux barbares blonds » (Jankélévitch).
Or, c’est, en fait, pour une raison similaire – des couleurs de peau
voyantes –, que les regards se sont appesantis sur cette équipe de
France. Lorsque, dans les années 50, celle-ci se composait en majorité de fils de mineurs polonais (saisissant ce succédané de réussite
professionnelle, pour échapper à leur « destin » social : la mine ou
l’usine) 25, ou d’ « Italiens », personne, si ce n’est les connaisseurs,
ne s’en rendait vraiment compte. Leurs « noms trop longs ou jugés
imprononçables avaient été déformés ou raccourcis dans l’usage
courant, parfois même de façon officielle » 26. Le football français
a toujours largement profité de l’immigration. Dans ce domaine
aussi, elle a été « une-chance-pour-la-France » 27. Aussi, l’aspect
pluriethnique de l’équipe de France n’est-il pas « un phénomène
radicalement nouveau ». Ce qui est nouveau, c’est que cela crève
l’écran, et que, dans la foulée de Le Pen, les médias nous forcent à
nous y arrêter.
Ainsi, journalistes, leaders politiques, intellectuels « de gauche »
ont-ils fragmenté ethniquement la population, sans que personne
ne trouve à y redire. Soulignant les origines plus françaises (ancestrales ?) de certains et celles plus exotiques et récentes des arrivés
de « fraîche date », portant crédit et validant ainsi (sans bien sûr
l’utiliser) le concept totalement infondé de Français de souche 28
si cher au FN. Dans Le Monde, Jacques Buob résumait ainsi
les « origines géographiques de nos représentants, deuxième,
troisième, cinquantième génération de Français : deux Basques,
trois Antillais, un Arménien, un Guyanais, un Breton, un Argentin,
un Kabyle, un Ghanéen, un Marseillais, un Italien, un Kanak,
un Portugais, un Ariégeois, un Kalmouk, un Poitevin, et quelques
autres issus de terroirs divers » 29. Les médias semblaient saisis
par le démon des origines, imposant aux joueurs le rappel de leur
histoire, alors que certains ne se reconnaissent sans doute pas dans
cette définition ou ne souhaitent ni l’assumer, ni la revendiquer à
cette occasion, ni d’ailleurs à une autre. Christian Karambeu, dont
un arrière-grand-père fut parmi les cent onze Kanaks exhibés comme
cannibales authentiques à l’Exposition coloniale de Paris (1931),
puis parqués au Zoo de Vincennes 30, souhaitait-il être simplement
présenté comme « Kanak », ou comme proche du FLNKS ?
Françoise Giroud, réduite au bonheur qui la traversait, recourut
à deux représentations/images qui, bien que positives, rappellent
étrangement une dualité raciale : « Trois buts propres, clairs, deux
de Zidane, le Kabyle génial, un de Petit, le beau jeune homme
United colors of « France qui gagne »
blond aux cheveux longs » 31. Le premier est renvoyé à une imagetype coloniale, tandis que son blondinet partenaire a droit à une
description singulière, auréolée de subjectivité. L’une semble sortie
d’un livre d’ethnographie, tandis que l’autre introduit un conte à
faire rêver les jouvencelles.
Dans National Hebdo, Martin Peltier pourra, dès lors, ironiser
sur « cette approche purement raciale, ou au moins ethnique, de
l’événement », sur la « complaisance » avec laquelle les « zélateurs
“antiracistes” de la France plurielle » relèvent l’origine kabyle de
Zinedine Zidane et s’étendent « sur la couleur de peau » 32.
Les discours qui se plaisent à décortiquer les origines, à s’y référer, ceux qui décomptent les apports ethniques sont à double tranchant, car éminemment réversibles. Cet antiracisme à la Benetton,
même sous la forme du clin d’œil convenu, de l’ironie, emprunte
la logique de l’adversaire. Si la même marque de vêtements,
le même maillot peuvent rassembler, rapprocher des couleurs de
peau pourtant bien distinctes, avec pour point d’orgue la recherche
d’une victoire économique ou nationale, les mêmes facteurs peuvent
les disjoindre. Un faux pas, un match perdu, et ils reviennent à la
vitesse d’un boomerang détruire les discours gorgés d’humanisme
des maladroits qui les ont initiés. Gare au piège de l’ethnisme.
À ce petit jeu, on risque fort de tomber sur des adversaires rompus : ainsi, pour Martin Peltier, cette victoire « n’est en aucune façon
[celle] du grand métissage » mondialiste, puisque « les Bleus ont
battu l’équipe multicolore du Brésil, elle-même battue par l’équipe
toute blonde de la Norvège ». Le mois suivant, un chroniqueur de
National Hebdo ergotera sur le fiasco des Français dans le Tour de
France (seulement quatre coureurs tricolores dans les 22 premiers) et
le manque d’enthousiasme des médias : « Pas de Beur, petit [Ouaf !
Ouaf !] ou grand, à se mettre sous la dent. Pas un assimilé de l’Afrique
noire, venu par héritage des colonies ou par cooptation. Impossible
de vanter la France multiplurielle, multi-ethnique, multicolorée.
Rien que du blanc ! Du désespérément blanc ! » 33
LE PHILIPPIN NEPOMUCENO, COUREUR DE 100 M.
LE NEGRE AMÉRICAIN HUBBARD, SAUTEUR EN L.
31 – Françoise Giroud,
« On est heureux et puis voilà ! »,
Le Nouvel Observateur,
11-22 juillet 1998.
32 – National Hebdo,
« Ma semaine », n° 731,
23-29 juillet 1998.
33 – National Hebdo,
n° 733, 6-12 août 1998.
LE PEAU-ROUGE MEXICAIN CURIEL (5.000 mètres)
139
34 – Jean-Loup Amselle,
« Black, blanc, beur ou
le fantasme du métissage »,
in Sylvie Kandé (sous la direction
de), Discours sur le métissage,
identités métisses. En quête
d’Ariel, Paris, L’Harmattan,
1999, p. 35.
35 – Racialisation :
« Les interprétations du réel
imprégnées de représentations
raciales ». Et racisation :
« Les stigmatisations,
les discriminations, voire
les persécutions impliquant des
catégorisations raciales, explicites
ou non » (Pierre-André Taguieff).
36 – Pierre-André Taguieff,
« Hantise du métissage,
origine du racisme et formation
de l’antiracisme mixophile »,
in Les Fins de l’antiracisme,
Éditions Michalon, 1995, p. 73.
L’insistante mise en avant de l’ethnicité puisait sa légitimité
dans un combat anti-raciste, passant par une prise de conscience
collective de cet intense moment d’attraction amoureuse qui aurait
dépassé les couleurs de peau. Or, ce martèlement du caractère
multicolore de l’équipe de France, et de la foule carnavalesque
qui l’adula, n’a « fait que réitérer de façon symétrique et inverse
le modèle propagé par le Front National » 34.
Plus généralement, mixophobes et mixophiles restent prisonniers de la même rhétorique, de la même logique, des mêmes
clichés racialistes 35. L’« éloge » du métissage (ou tout au moins,
ici, l’imbrication, le rapprochement des différences de couleur
de peau) se substitue à la « hantise » du mélange, sans que
le paradigme ne change radicalement. Comme le note PierreAndré Taguieff, l’antiracisme mixophile se construit par simple
« renversement systématique des thèses racistes sur les dangers du
métissage. D’où l’engendrement d’un effet pervers : récusant frontalement la notion de “races pures”, l’antiraciste mixophile n’en
pense pas moins racialement, favorisant le retour inattendu du
mythe du sang par son apologie du “sang-mêlé”, érigé en quasirace supérieure. » 36---Dans le cas de l’Équipe de France, Georges
Suffert n’attribuait-il pas sa richesse à « l’alchimie de l’intégration
progressive » (Le Figaro, 14 juillet 1998). Les fils d’immigrés, les
enfants des colonies, avaient apporté un sang neuf à la formation
tricolore, un sang qui avait été enrichi, discipliné, civilisé, en quelque sorte, par un entraînement calculé.
Trois couleurs, un drapeau, une France ?
« Et un, et deux et trois, zéro ! »
message à caractère sportif
ère
« 1 , 2e, 3e génération, on s’en fout, on est chez nous ! »
slogan politique
37 – « Quel jour noir pour
le fascisme ainsi écrasé, humilié,
gommé », écrira Philippe Sollers,
Le Monde, 27 août 1998.
38 – Guillaume Bigot
(« secrétaire général de
l’association civique Tricolore »),
« Nous entrerons dans la
carrière ! », Libération,
17 juillet 1998.
39 – Sur les « arrière-pensées
réactionnaires du sport »,
voir Quasimodo, n° 1 (« Sport et
nationalismes »), octobre 1996.
40 – Courrier International,
n° 403, 23-29 juillet 1998.
140
La performance inespérée d’une équipe désormais estampillée black-blanc-beur a été présentée comme une humiliation 37,
un fiasco pour le FN : « Formidable pied de nez », gifle cinglante,
« formidable-coup-de-poing-sur-le-gros-nez-de-Le-Pen », vaincu
« par KO » ! Une belle « avoinée » donc, d’après ces esthètes espugilat. « En deux coups de tête bien placés », Zinedine Zidane
aurait « réduit à néant plus de vingt années de propagande lepéniste » 38. Le fascisme (enfin) terrassé par le football ! ? 39
L’extrême droite ne fut d’ailleurs pas la seule à prendre des bouffes : galvanisés par la victoire de leurs champions, les nouveaux
libérateurs distribuèrent également quelques « coups de pied à cette
gauche intello qui méprise le foot » 40. Comme à la fin de beaucoup
United colors of « France qui gagne »
de rencontres épicées, la baston partait dans tous les sens, et ceux qui,
subjugués, se rangeaient dans le camp des vainqueurs en profitaient
pour régler leurs vieux comptes. Un petit « pogo » somme toute
dans la tradition d’un après-match viril : et un « coup de boule » au
FN et une « semelle » aux se-disant marxistes (dixit Edgar Morin)
qui s’étaient permis de dénoncer toute l’horreur footbalistique. Cette
activité était promue au rang d’un « grand art dont les subtilités sont
intelligibles à son public le plus populaire » 41. Il s’agissait avant
tout de prendre le parti d’un peuple devenu supporter, de brosser
la foule dans le sens du supporteurisme 42 .
Dans Le Figaro du 13 juillet, Jean d’Ormesson relèvera à sa
manière l’éviction de toute contestation politique de ce moment
d’osmose nationale : « On voit surtout les différences : le drapeau
rouge rangé, le drapeau noir oublié, c’est le retour en fanfare du
drapeau tricolore ».
À leur manière donc, en faisant parler le réel, joueurs, dirigeants,
puis spectateurs auraient définitivement répondu aux « anathèmes
simplistes » proférés, en 1996, par Jean-Marie Le Pen, qui, à diverses reprises, avait dénigré le onze tricolore, jugeant insuffisamment
français certains de ses membres, qu’il qualifiait alors d’étrangers
ayant bénéficié d’une naturalisation de complaisance 43.
Ainsi, ceux qui n’étaient pour lui que des footballeurs de papier 44,
et manquaient de conviction pour entonner La Marseillaise, auraient
fait, aux yeux de tous, la preuve qu’ils étaient bien des Français de
cœur et de sueur : ils savaient mouiller et défendre avec conviction
le maillot tricolore.
L’intégration par le labeur, par une servilité empreinte de reconnaissance, reste le paradigme indépassable. Pour être accepté, un
minimum reconnu, celui qui a un look pas-de-chez-nous, l’immigré
(c’est-à-dire, pour l’opinion publique principalement l’Algérien et
le Black 45) ne peut être qu’un amuseur (version Jamel Debbouze)
ou un dur au mal, version Abdelatif Benazzi, ce rugbyman dont
Azouz Begag, du CNRS, nous dit que les Français « peuvent compter sur les épaules pour pousser la mêlée jusqu’à la victoire »… 46
Les as du ballon, qui se signalaient par leur pigmentation (et/ou par
la sonorité de leur patronyme), ne furent-ils pas considérés comme
les dignes descendants des troupes coloniales, enrôlées, en leur
temps, pour servir de chair à canon en offrant leur corps à l’Empire
français ? Tandis que le « ruguebistique » Daniel Herrero se plaisait
à souligner la valeur de notre défense d’ébène (rappelant un Georges
Clémenceau parlant de notre force noire), Jean-François Deniau,
dans Le Figaro du 14 juillet 1998, prenait des envolées gaulliennes :
« Merci les DOM-TOM, merci l’Afrique. Et merci, deux fois merci,
la Kabylie ». Zinedine Zidane, ce fils de harki, comme il fut présenté,
en vint, à lui seul, à condenser la leçon d’intégration donnée au FN.
41 – Edgar Morin,
« Une extase historique »,
Libération, 20 juillet 1998.
42 – Robert Redeker soulignera,
avec lucidité, la vacuité de
ces manifestations, leur inocuité
politique et l’acéphalie de
ces commentateurs de troisièmes
mi-temps (« Le sport : une illusion
de civilisation, une illusion
d’humanité », Raison Présente,
n° 132, p. 117-137).
43 – Une position dont la droite
extrême n’a pas le monopole,
puisque déjà formulée par Renaud
Camus dans son Journal 1991 :
« Quel rapport de l’équipe de
France avec la France, si la
moitié des joueurs ne sont pas
français, sinon par naturalisation
précipitée » (p. 467) (Cité dans
« Houellebecq et l’ère du flou »,
Le Monde, 10 octobre 1998.)
Voir aussi Frédéric Baillette,
« Racisme et nationalismes
sportifs », Quasimodo, n° 3-4
(« Nationalismes sportifs »),
printemps 1997, p. 131-143.
44 – Depuis les années 20,
le discours d’extrême droite
distingue les Français de souche
des Français de papier,
c’est-à-dire qui ne le sont que
par les papiers d’identité,
mais restent considérés comme
Français et (mais) d’origine
maghrébine, antillaise,
sénégalaise, etc.
45 – À propos de l’amalgame
immigré/Algérien, voir Yvan
Gastaut, « L’immigré dans
l’opinion publique. Algérien,
du migrant au clandestin (19601990) », Migrations Société,
n° 36, novembre-décembre 1994,
p. 6-18.
46 – Azouz Begag,
« Dans la mêlée de l’intégration »,
Le Monde, 12 octobre 1999, p. 18.
141
« Couverture du numéro spécial
de l’Illustrieter Beobachter
(l’Observateur Illustré), consacré
à la France en avril 1940.
Le “nègre”, poussé en première
ligne, est le bouclier de la France.
Derrière lui, le Juif, maître de
l’information, auquel on se
prépare à régler son compte »,
Gérard Silvain, La Question juive
en Europe, 1933-1945, Paris,
Jean-Claude Lattès, 1985, p. 40.
47 – Jean Kahn, « Le Mondial
et les silences de M. Le Pen »,
Le Monde, 12 août 1998.
48 – François Brigneau, National
Hebdo, n° 731, 23-29 juillet 1998.
49 – Le Pen, cité par Libération,
13 juillet 1998.
50 – Mais au fait, le staff
technique était-il aussi coloré
que l’équipe qu’il encadrait ?
51 – François Brigneau, op. cit.
52 – « Foot et métissage »,
National Hebdo, n° 731, op. cit.
142
Pourtant, dans un communiqué de presse, Mégret
s’était empressé de féliciter cet extraordinaire
buteur, en le présentant comme « l’enfant de l’Algérie Française »… Le FN n’est pas resté aussi
silencieux que l’affirme Jean Kahn (le président de
l’Observatoire européen des phénomènes racistes
et xénophobes) 47. Même si le principal intéressé ne
fut guère prolixe, et chercha à « relativiser » l’effet
Coupe du Monde (tout comme il avait minimisé
l’Holocauste) en qualifiant celle-ci de « détail de
l’histoire de la guerre que se mènent les peuples
sur les terrains de sport », la presse d’extrême
droite ne resta pas totalement coite. Ses éditorialistes se félicitèrent ainsi de cet inattendu regain de
patriotisme et de la découverte, par « des populations qui s’en croyaient éloignées, [du] frisson de
la préférence nationale » 48.
L’exaltation d’une équipe tricolore et multicolore
ne déplaît pas forcément aux idéologues frontistes
pour peu que le tricolore fédère des énergies « allogènes », pour peu que les jarrets des fils des anciennes colonies servent la (blanche) France, pourvu
que les « citoyens-français […] de races et de religions différentes […] aient en commun l’amour de
la patrie et la volonté de la servir » 49. Ce ne serait d’ailleurs, pour
eux, qu’un juste retour des choses, les colons européens n’ont-ils
pas initié leurs pères aux subtilités de ce jeu ! François Brigneau est
on ne peut plus clair : « Pour réussir, écrit-il, M. Jacquet […] a pris
ce qu’il avait de meilleur : des techniciens blancs [50] et des joueurs
tricolores. Il n’a pas craint de rappeler à l’opinion que nous
avions été un grand empire colonial, et que notre colonisation […]
avait beaucoup apporté aux peuples qu’elle civilisait, à commencer par ce jeu dont elle leur enseignait les règles, la science et
les secrets. » 51
Les chantres de la préférence nationale ne dédaignent pas la
version sportive de l’intégration. Cette mise en jambe de la variété,
cette allégeance à la culture sportive occidentale a, au contraire,
tout pour leur convenir. Pour eux (mais ils ne sont pas les seuls),
le succès des Tricolores illustre la nécessité de trier les étrangers,
pour ne retenir que ceux « respectueux des règles du jeu », et qui se
montrent « sincèrement désireux de contribuer au rayonnement de
la France dans le monde » 52. Pour François Brigneau « L’Équipe
de France de M. Jacquet a démontré, comme au tableau noir,
que les éléments d’origine étrangère pouvaient se fondre dans le
corps de la nation, à condition d’être choisis et sélectionnés, de se
soumettre aux lois, à la discipline, aux exigences, aux contraintes
du groupe, et d’apporter, avec une solidarité sans failles, quelque
United colors of « France qui gagne »
chose qui ressemblerait à l’amour » 53. Toutefois, il ne faut
pas être dupe, pour l’extrême droite, « l’amour de la France »,
même poussé jusqu’au sacrifice, ne saurait ni définir, ni donner
« la qualité de Français ». N’est pleinement Français que « quelqu’un qui l’est par le droit du sang » (Catherine Mégret) 54.
De son côté, l’éditorialiste Martin Peltier prenait le contre-pied
des allégations antiracistes : « Le triomphe de l’équipe de France
[devenait] une marque éclatante de la lepénisation des esprits ».
Il mesurait cette « explosion de lepénisme primaire » à l’aune du
frisson patriotique qui parcourut l’échine des Français, se réjouissant « de la puissance » d’un « sentiment national qui manque
de lieu pour s’exprimer ». Ce nostalgique des valeurs du régime
de Vichy voyait là une « récompense pour un homme, Le Pen
qui, seul parmi les politiques, l’a cultivé durant des décennies !
Les Français redécouvrent un plaisir interdit, celui de ressentir
ensemble, l’amitié, la philia nationale, le plaisir du nous. [Et d’ajouter] pour l’anecdote que les valeurs dont s’est nourrie la victoire des
bleus sont la rigueur, l’enthousiasme, et, si l’on ose dire, le travail,
la famille, la patrie. » 55 Il redoublait ainsi l’analyse officielle
donnée par le président du FN : le Mondial aurait exceptionnellement permis à tout un peuple d’expectorer un sentiment national
jusque-là interdit d’expression (frustré). Il lui aurait servi de révélateur et de tremplin à un renouveau nationaliste 56.
« La préférence nationale hier impensable devient en une nuit
obligatoire », persiflait encore un Martin Peltier goguenard.
En « réveillant le nationalisme », les dieux du stade auraient-ils
fait « Mieux que Le Pen ! », comme l’affirmait encore Michel de
53 – François Brigneau,
op. cit., p. 14.
54 – Cité par Le Monde,
26 février 1997.
55 – Martin Peltier,
« Ma semaine », National Hebdo,
n° 731, op. cit.
56 – Cette exaltation spontanée,
« instinctive » de la victoire de la
France par « beaucoup de jeunes »
pourrait être « un bon départ pour
le renouveau de l’idée de nation
et de patrie ». Entretien avec
le président du FN, Le Figaro,
20 juillet 1998. Le succès
rencontré par l’Équipe de France
était « aussi la victoire du Front
National, qui en avait dessiné
le cadre », Jean-Marie Le Pen,
meeting de Saint-Martin-de-Crau
(Camargue), Libération,
13 juillet 1998.
Arrivée du Tour de France :
« Meulenberg, qui a le sens du
comique, s’est coiffé de la chéchia
d’un tirailleur sénégalais
qui ne donne pas l’impression de
tellement goûter la plaisanterie. »,
Le Miroir des Sports,
17 juillet 1937
143
57 – Michel de Gor,
Minute, n° 1890, 8 juillet 1998.
58 – Marc Augé,
« Un ethnologue au Mondial »,
Le Monde Diplomatique,
août 1998, p. 26.
59 – Le Monde, 14 juillet 1998.
60 – Guillaume Bigot, op. cit.
61 – Se reporter aux analyses
de Yves Le Pogam, « Passions
sportives, identité et modernité »,
Quasimodo, n° 3-4,
op. cit., p. 33-46.
62 – Sur cette question,
se reporter aux analyses de
Philippe Liotard, « Le sport
au secours des imaginaires
nationaux », Quasimodo,
n° 3-4, op. cit., p. 9-31.
63 – David Martin-Castelnau
est également auteur de Combattre
le Front National, Éditions Vinci,
1996.
144
Gor qui rappelle que la Coupe du Monde « oppose des équipes
“nationales” dans une guerre certes symbolique mais qui n’a
jamais cessé d’être une affaire d’État et de mobiliser la sensibilité
populaire. […] Chaque but “tiré” aujourd’hui déchaîne les hymnes
nationaux et l’enthousiasme de la rue » 57 ?
Jamais, en effet (si ce n’est depuis, paraît-il, la Libération), on
n’avait vu un tel étalage de patriotisme, une telle « lave tricolore » ! L’heure de la tétée patriotique avait sonné. Les symboles
de la France (hymnes et drapeaux principalement), jusqu’alors
« confisqués par l’extrême droite », avaient été « récupérés par
les citoyens. » 58 Le temps du narcissisme patriotique était venu
(« La France l’a organisée. La France l’a gagnée. » Bingo !) 59.
Un patriotisme bon, supportable dont on nous susurra tous les
attraits. À ne surtout pas confondre, nous disait-on, avec un nationalisme crispé, revanchard, belliqueux, haineux, bref, lepéniste.
Non, c’était tout le contraire (« tout à fait Thierry ») ! Pour tous les
nouveaux agités du drapeau, la vision se révélait enchanteresse :
rien que des rues « remplies de citoyens pacifiques » 60, chaleureux,
conviviaux, et surtout spontanément heureux d’être français ! Une
spontanéité pourtant préparée de longue date, amenée par l’architecture éliminatoire d’une compétition construite pour faire progressivement monter la sauce patriotique, pour accrocher, gagner affectivement et convertir les habituellement réticent-e-s, mettre sous
emprise émotionnelle 61, euphoriser, un maximum de partisans.
Mais de quel bonheur s’agit-il là ! D’un bonheur tricolore,
cocardier, d’un bonheur inféodé aux lois de la marchandisation du
spectacle sportif (il s’agissait de vendre du Bleu-blanc-rouge, de la
France), sans autre horizon qu’un enivrement formaté par les « On
a gagné » et autres « On est les meilleurs ». Nationalisme inclusif,
exempt d’agressivité ? Mon œil ! Le Brésil, même si l’on se garda
bien de le dire en des termes aussi crus, avait été humilié, et la foule
s’en gargarisait : « Et un, et deux et trois zéro ! », « Et ils sont où,
et ils sont où les Brésiliens ? ». Dans les imaginaires nationaux 62,
la France avait mis un terme à la dictature du football-samba,
à l’imposture brésilienne, comme la qualifiera David MartinCastelnau. Le président de la Fondation Marc-Bloch ergotera, ainsi,
sur la raclée (sic) prise par ce pays « devant près de trois milliards
de téléspectateurs » (une déculottée publique !) et la (supposée)
déconfiture de ceux « qui idolâtraient sans partage un Brésil irrésistible ». Les Auriverde n’étaient pas aussi supérieurs qu’on nous
l’avait annoncé jusqu’à l’intox, ni même les plus sympathiques et
métissés : seule l’équipe de France pouvait, selon cet opposant au
Front National 63, s’enorgueillir d’être universelle, puisque « aux
côtés des [Français ?] Petit, Deschamps, Blanc et Barthez, rayonnèrent [et c’est reparti pour une énonciation de « la garde noire » ?]
un génial Kabyle [décidément !], d’exceptionnels Sud-Américains
[…], un enfant des Caraïbes et un autre du Pacifique, des Africains,
United colors of « France qui gagne »
des Basques et même […] deux Asiates » (enfin un peu de jaune !).
Et toc, ce serait nous les plus métissés, les plus universels surtout,
puisque la « belle France » est capable d’ « opposer ses cinq
continents » (belle puissance néo-coloniale !) pour « proprement étriller » (resic) le Brésil, tout compte fait une équipe de
médiocres ! Ce passage à tabac de l’image du Brésil lui vaudra
d’être énergiquement repris de volée par un « jeune » universitaire, Guilherme Penna da Rocha, qui lui reproche, à juste titre,
de faire « preuve d’une acrimonie antibrésilienne », d’utiliser un
ton « revanchard et hargneux » et de se livrer somme toute « à un
exercice de patriotisme certainement ringard », voire, au passage, à
un pamphlet raciste : juxtaposant, à côté des Français, des joueurs
à couleurs de peau nettement identifiables – non métissées – et des
« frères immigrés », qui, peut-être, ne demandent, avant tout, qu’à
être considérés comme des Français ! 64
64 – Voir David Martin-Castelnau,
« L’imposture brésilienne »,
Libération,
18-19 juillet 1998 ; Guilherme
Penna da Rocha, « Au mépris
du métissage », Libération,
24 juillet 1998 et la réponse,
bien peu convainquante,
de Martin-Castelnau,
« Du métissage, de l’invective
et du mensonge »,
Libération, 6 août 1998.
La courte-échelle sportive
« Je ne subis pas le racisme au quotidien.
Mon statut social fait que les gens ne se comportent pas
de la même manière avec moi qu’avec mon frère. »
Marcel Desailly, joueur de l’Équipe de France
Ce qui est également benoîtement demandé aux jeunes des cités,
c’est de se rassembler et de collaborer efficacement à l’édification
d’une France forte : ainsi « on peut avoir des raisons raisonnables
d’espérer […] qu’il y aura une cité pour tous si les jeunes des cités,
blacks, blonds [sic] et beurs, sont unis par la volonté de combattre
pour la France au milieu des nations du monde » 65. Alléluia !
On pourrait sourire d’un tel prêchi-prêcha humaniste, si les chroniqueurs ne s’étaient engouffrés sans retenue dans un autre lieu
commun de l’idéologie sportive, celui du sport facteur d’intégration, promesse d’insertion et de réussite sociale pour les étrangers.
Zidane, « fils de Kabylie, [devenait une] belle icône d’intégration
pour tout un peuple aux couleurs plurielles » 66, la preuve que l’on
peut s’en sortir en prenant les chemins des stades d’entraînement.
Il était offert comme pôle d’identification positif à une jeunesse
économiquement hors jeu, à qui l’on conseille, avant tout, de taper
dans un ballon pour s’extraire de sa condition 67.
Le foot, le basket de rue, les sports de combat sont devenus
la panacée pour résoudre le problème des zones sensibles, pour
lutter contre la petite délinquance, détourner de la drogue, et
autres « pathologies sociales » (bien réelles, mais aussi abondamment fantasmées) liées à la « déshérence ». Placés au pied
des immeubles 68, les sports, principalement ceux considérés
65 – Blandine Kriegel, op. cit.
66 – Patrick Dessault,
« Zidane roi des rois »,
France Football, n° 2727,
14 juillet 1998, p. 10.
67 – Et de fait, pour bon nombre
d’enfants défavorisés, le foot
est le seul passe-temps auquel
ils peuvent accéder, aussi, cette
activité remplit-elle leurs loisirs.
Voir de Maxime Travert,
« Le “foot de pied
d’immeubles” », Ethnologie
Française, n° 2, avril-juin 1997.
68 – Sur cette vieille idée chère
à Le Corbusier, voir Marc
Perelman, Urbs ex machina.
Le Corbusier, Montreuil,
Les Éditions de la Passion,
1986, p. 89-99.
145
69 – N’assiste-t-on pas d’ailleurs
à un « retour du cadre conceptuel
colonial » dans le discours et
les représentations consacrées
à la reconquête des banlieues
où circulent des « bandes de
zoulous ». Voir Pascal Blanchard
et Nicolas Bancel, « De l’indigène
à l’immigré, le retour du
colonial », Hommes et Migrations,
n° 1207 (« Imaginaire colonial.
Figures de l’immigré »), mai-juin
1997, p. 100-113.
70 – Le Nouvel Observateur,
16-22 juillet 1998, p. 40.
71 – Informations extraites
de Étienne Labrunie, « À vendre,
gamins africains, bons prix »,
Libération, 22 novembre 1999,
p. 21-22. Également, De Pinte,
« Njiki Serge Bodo, joueur
bafoué », Libération,
29 octobre 1998.
72 – Cette pratique négrière n’est
que la face la plus révoltante
du monde du ballon rond, vaste
réseau planétaire où les clubs
vendent, transfèrent, se prêtent des
hommes pour leur force de travail.
73 – Se reporter à Jean-Pierre
Garnier, Des Barbares dans
la cité. De la tyrannie du marché
à la violence urbaine, Paris,
Flammarion, 1996.
A. Revellin, 1986
146
comme virils, sont proposés comme solution à l’immobilisme des
rouilleurs-de-pied-d’immeuble, comme exutoire à la violence des
sauvageons. Rien de bien nouveau, puisque, au temps des conquêtes coloniales, la lutte sportive et l’éducation physique avaient
déjà été envisagées comme moyens permettant de mettre un
terme aux conflits tribaux, de pacifier et de civiliser les indigènes,
ces autres « sauvages »... 69
La zoologisation des banlieues est en cours. Ne sont-elles pas
considérées par beaucoup de dirigeants sportifs comme des « viviers
énormes » ! Ainsi, pour Jacques Bistagne, président de la Ligue de
Provence, « les jeunes d’origine étrangère [doivent] s’investir
dans le foot » car ils représentent une aubaine pour ce sport, « un
incroyable vivier de talent ». Autant en profiter et aller à la pêche à
la jeunesse frétillante. Dans sa région, comme il le souligne, « les
meilleures équipes sont composées à majorité de jeunes maghrébins
ou noirs » 70 (Au fait, tous font-ils la maille ?). Les banlieues apparaissent ainsi comme un réservoir, une réserve (une jungle ?), où des
recruteurs partent à la recherche de la « perle noire ». Cette détection n’est que la version métropolitaine du safari au gosse-douépour-le-football qui se déroule en Afrique (et aussi en Amérique du
Sud). Là, des découvreurs organisent la chasse aux jeunes talents
pour alimenter les clubs européens. Et, à les croire, il y en aurait « à
tous les coins de rue »... Les scouts, comme on les appellent là-bas,
fourmillent au bord des stades lors des compétitions, « ils-font-partie-du-paysage ». Ces managers se les attachent par des contrats
léonins, en leur faisant miroiter un avenir merveilleux en Europe.
Ils les y « invitent », munis d’un visa touristique, ou d’un permis
de séjour d’étudiant, pour les faire essayer et les vendre aux clubs
intéressés par une marchandise humaine « techniquement habile et
hautement disciplinée » (comme la présentait une société spécialisée dans ce trafic, l’International Football Link, dans un document
officiel adressé à des clubs français). Pour ceux qui se présentent
comme des intermédiaires, des agents et qui ne sont que des
maquignons et des négriers, « l’Afrique est avant tout synonyme
de bonnes affaires ». Certains dirigeants ne sont d’ailleurs pas
du tout regardants sur la provenance de ces joueurs, surtout si,
« au premier coup d’œil », ils se rendent compte qu’ils ont affaire à
un athlète phénoménal 71. Cette traite est pour certains une aubaine,
le moyen de disposer d’une main-d’œuvre bon marché (parfois
non payée), docile par nécessité et dont il est aisé de se défaire,
en la revendant ou en l’abandonnant à sa clandestinité, lorsqu’ils
n’en veulent plus 72.
Ainsi, la lutte et la discipline sportives transformeraient la graine
de délinquant en graine de champion. La carrière sportive est devenue un miroir aux alouettes, présentée aux barbares des cités 73
pour éviter la galère, réussir en exploitant leurs « compétences » :
des aptitudes physiques souvent pensées comme génétiques, et
United colors of « France qui gagne »
supposées décuplées par une
hargne, une haine, née de leurs
conditions de vie (une sauvagerie culturelle en quelque sorte !).
Dans ce discours, l’idéologie
naturaliste revient en force.
Les enfants issus de l’immigration 74, ou des DOM-TOM, sont
encore appréhendés au travers
d’une imagerie exotique et
essentialiste construite par le
« civilisé » 75.
La « fortune » miroite au
bout du travail sportif. Dans
une récente campagne publicitaire, la Française des Jeux
affichait un jeune footballeur
Noir sur fond de terrain vague,
rêvant de revêtir le numéro
dix (celui de Zizou) ! Pour lui,
la vie ne semble pouvoir être
qu’un combat physique, à lui
de tenter sa chance à la roulette
sportive. Or, « Plutôt que de
parler de chance, il convient
de parler d’abandon, souligne
Robert Redeker : abandonnées
à elles-mêmes, les cités, celles
des blacks, celles des beurs,
sont livrées au football, elles se
livrent au football, au sport en
général, à cet univers darwinien de la lutte impitoyable
pour la réussite, de la guerre de chacun contre chacun. » 76
Pourtant, ce serait une erreur de croire qu’en ce domaine
les disparités sociales ne joueraient plus. « Contrairement aux
images d’Épinal, c’est rarement dans le prolétariat le plus démuni
qu’on trouve les futurs champions », notent Stéphane Beaud et
Gérard Noiriel 77. Face au foot, les plus déshérités restent toujours
les plus désavantagés, leurs réussites demeurent exceptionnelles.
L’efficacité assimilatrice que l’on prête à cette activité serait loin
d’être une évidence. Pour un enfant issu de « l’immigration »,
il n’est d’ailleurs pas aisé de se tailler un chemin dans un milieu où
le racisme s’exprime souvent dans toute sa brutalité : « La majorité des récits autobiographiques écrits par des joueurs qui ont
“réussi” insistent sur les difficultés spécifiques qu’ils ont rencontrées dans leur carrière en tant qu’immigrés » 78.
74 – « Ceux visibles tout au
moins, pas ceux d’origine suisse
ou américaine ou suédoise »,
comme le rappelle justement
Azouz Begag dans « Du bon
usage de la distance chez les
sauvageons », Le Monde,
19 janvier 1999.
75 – Se reporter à l’essai de
François de Negroni, Afrique
fantasmes, Paris, Plon, 1992,
principalement le chapitre I :
« Le nègre imaginaire »,
p. 13-102.
76 – Robert Redeker,
op. cit., p. 128.
77 – Stéphane Beaud et Gérard
Noiriel, op. cit., p. 87.
78 – Idem, p. 90.
147
Reiser
United colors of « France qui gagne »
L ’hospitalité sportive
Karl Zéro :
« Que diriez-vous aux jeunes des banlieues ? »
Philippe De Villiers :
« Souvenez-vous du jour où l’on s’est entouré du même drapeau. »
Le Vrai journal, Canal Plus, 24 janvier 1999
L’euphorie, l’hilarité, la liesse qui conclut le parcours des Bleus
jeta littéralement le peuple de France dans la rue, toutes origines
confondues, nous dit-on. Cet « engouement extraordinaire, nous
explique-t-on, saisit le pays des villes aux campagnes, des hommes
aux femmes, des enfants aux vieillards, des Noirs aux Blancs et à
toutes les autres couleurs, des cités de banlieue aux banlieues des
bourgeois… » 79. Il participa ainsi au mythe du brassage social par
le sport et à celui de la grande réconciliation sportive. La société
française, hier divisée, était devenue solidaire, enlacée, conviviale,
accueillante, éprise de sa diversité. Elle était uni-plurielle, selon
Edgar Morin, grand manitou de la Complexité. Les jeunes des
quartiers de relégation côtoyaient ceux des beaux quartiers, dans
une farandole pittoresque et bon enfant (« sans que l’on se sente
en insécurité »), le tout sous le même étendard. Le maire d’Antony
pour qui « un événement comme celui-là fait reculer le racisme »,
dira qu’il « préfère que les beurs nous chipent 25 drapeaux à la
mairie plutôt que des autoradios » ! 80
L’Équipe de France et la Coupe du Monde auraient permis aux
gens de se rencontrer, d’aller vers l’Autre, d’échanger (Cf. Marc
Augé), de « gommer les différences raciales, sociales ou politiques » (Didier Deschamps, capitaine). Elle aurait permis de faire
évoluer les mentalités, de « faire beaucoup réfléchir » et de faire
« comprendre beaucoup de choses » aux Français, mais aussi aux
Arabes vivant en France, si l’on en croit François Parent. Cet auteur
qui « travaille dans les affaires à Paris » vient de publier Blackblanc-beur, un bien piètre roman (opportuniste) dans lequel Habib,
un « français d’adoption », borné et raciste (il n’accepte pas la
liaison de sa ravissante fille Fatima – qui préfère se faire appeler
Shanon, parce que « ça fait moins bled » – avec un Français), mais
aimant le football (« comme tout arabe qui se respecte » !) changera d’opinion au fil des matches éliminatoires. Il va radicalement
évoluer ! Alors qu’il ne se reconnaissait pas dans cette équipe de
France (du Le Pen à rebours !), il va, à partir de l’élimination des
équipes arabes, devenir plus chauvin que les Français de souche,
en reportant ses espoirs sur cette équipe qui est aussi « un peu » la
sienne, puisque un rebeu (Zinedine Zidane) y est en première ligne.
Ainsi, cette équipe franco-émigrée (sic), dont les dirigeants ont « su
intégrer les forces vives de la France » (les Arabes et les Noirs) a
79 – Jacques Buob, op. cit.
80 – Libération, 16 juillet 1998.
149
81 – François Parent,
Black-blanc-beur, La Bartavelle
éditeur, 1999, p. 184.
82 – Erik Izraelewicz,
« La France Mondiale, retour
sur l’image », Le Monde,
18 juillet 1998.
83 – Comme le dit David
Martin-Castelnau dans
ses « cinq leçons du Mundial »,
Libération, 12 juillet 1999.
Voir le salutaire recadrage
de Claude Askolovitch,
« La Coupe est pleine »,
Libération, 16 juillet 1999.
84 – « Avec ce Mondial,
on voit des étrangers qui sont
pour la France, ça fait du bien.
Ils se sont rendus compte qu’ici,
pourquoi pas, c’est mieux que
chez eux où ils se massacrent. »
Témoignage recueilli par
Le Monde, 12-13 juillet 1998.
85 – Cf. Emmanuel Souchier et
Yves Jeanneret, « Manipuler
les idées et les désirs.
Publicité et politique »,
Le Monde Diplomatique,
décembre 1994, p. 28.
150
rapproché les Arabes des Français (et vice versa). Au final, Habib
accueillera à bras ouverts Jean-Baptiste, le futur époux plein aux as.
Et il invitera son voisin de palier Gaston, prototype du Français
moyen, à boire le champagne pour fêter la qualification des Bleus
en finale ! Ce qui donnera, entre autres, cet échange d’anthologie
entre deux individus qui jusque-là s’ignoraient mutuellement :
« C’est-bizarre,-cher-Habib,-reprit-Gaston,-[…] j’aurais pensé
que vous, les arabes, vous ne vous marriez qu’entre-vous…
– Eh bien ! Pour être franc, tu vois, Gaston, je le pensais aussi
jusqu’à la coupe du monde, mais depuis, je crois qu’il n’y a rien
de meilleur que le mélange… Et que l’avenir de la France, c’est
le mélange, la mixité. C’est ce qui lui donnera, à l’instar de son
équipe de foot, de la force et du punch !
– Comme toujours ! Tu sais, c’est pas nouveau ! On les a toujours
bien acceptés les étrangers en France. Regarde les italiens,
les espagnols, les portugais… Et ça a toujours fait notre force !
C’est vrai que vous les arabes, on a eu un peu plus de mal, peut-être
à cause de votre religion ou de vos coutumes un peu différentes... ;
Et je dois l’avouer, moi aussi, je n’ai pas été le dernier à vous
critiquer ! Pas vrai, Monique ?
– C’est vrai, Gaston, mais on dirait que depuis quelque temps,
tu sembles te rattraper…
– Oui, c’est vrai qu’en voyant Zidane sous le maillot bleu et tous
ces nègres… » 81
L’Équipe de France de football était devenue un exceptionnel
outil de communication. Elle permettait de vendre une image
positive de l’Entreprise France, en usant (et abusant) du même
slogan démagogique et béatement humaniste que la multinationale
italienne Benetton (United colors of France), affirmant une volonté
de rapprochement, de fraternité dans le respect des différences…
de couleur. Selon Erik Izraelewicz, le succès de ces 33 jours de
compétition a brutalement transformé l’image de la France dans le
monde. « On la disait prétentieuse, maladroite, morose, raciste et
repliée sur elle-même. On la découvre modeste, efficace, enthousiaste à l’occasion, multiraciale et gagnante. » 82 Ainsi, se construisait et se diffusait l’image d’une France terre d’accueil, championne de l’hospitalité, assimilatrice « pourvu qu’on y mette un peu
les formes » 83 et homogénéisatrice, pour peu que les « nouveaux »
venus sachent « être pour la France » 84 .
Le discours politico-footballistique manipulait les idées et les
désirs, et « contribuait à la création d’un imaginaire radieux où
l’histoire et ses conflits étaient évacués » 85. Enterrées les haches de
l’église Saint-Bernard. Le foot rassemblerait les hommes par-delà
leurs différences et leurs origines, ce serait là sa fonction œcumé-
United colors of « France qui gagne »
nique : réunir toutes les couleurs de peaux en un vaste patchwork.
La Coupe de Monde fut présentée comme un grand « rassemblement émotionnel », d’où personne n’était a priori exclu.
Racisme in France
Pourtant, le martèlement de la formule black-blanc-beur tenait
plus de la méthode Coué, du discours incantatoire, de la « bande
annonce » vendant l’image d’une France des Droits de l’Homme
que de la réalité. C’était un attrape-gogos. L’occasion de se défiler
en se défaussant sur un Le Pen : le raciste c’est lui, et surtout pas
nous ! Mais le racisme n’est pas le monopole du Front National.
Ce rite de consommation collective (Elias Canetti) taisait les
ségrégations et discriminations, les multiples formes de harcèlement
racial 86, dont sont victimes quotidiennement Blacks et Rebeus en
France. Des plus choquantes, comme la pratique dite de la refoule à
la porte des discothèques, où des physionomistes filtrent les entrées
en fonction de la « bobine » du client, aux plus larvées : discriminations raciales dans l’accès au logement, dans celui aux soins de
santé 87, et dans l’embauche. Dans ce dernier domaine, il ne fait plus
de doute que « la couleur de la peau prime sur les diplômes » 88.
Les employeurs effectuent un tri « ethnique », soit refusant ceux
qui sont typés (cas le plus courant), soit les recherchant lorsqu’il
s’agit, par exemple, d’assurer l’ordre dans des zones où circulent
leurs « congénères ». Il est alors bon qu’ils soient à l’image de la
population qu’ils ont à contrôler (agents d’ambiance, grands frères,
« médiateurs ethniques » chargés de calmer les tensions, etc.) 89.
Selon Azouz Begag, ce qui marche dans notre pays (outre les
Arabes qui plaquent les adversaires de la France à tour de bras
– voir précédemment) c’est l’emploi des gens de couleur pour
assurer la sécurité dans les espaces de circulation sensibles. Cette
« présence, nous dit-il, de jeunes Français issus de l’immigration
(de couleur, faut-il toujours le préciser !) est de plus en plus visible
et rassurante. […] Leur “visibilisation” sociale, surmédiatisée,
a été si longtemps produite sur le thème du feu, de la peur et du
sensationnalisme, qu’il faut se réjouir aujourd’hui du renversement
de tendance. » 90 Faut-il vraiment s’en féliciter ! Que des « colorés » soient embauchés pour être du côté du maintien de l’ordre,
parce que leur présence rassure des Blancs (dont ils seraient, en
quelque sorte, les nouveaux garde du corps), procède de la même
perception négative, dévalorisante. Inquiétants ou sécurisants, ils le
sont avant tout par leur couleur de peau et/ou par des traits perçus
et désignés comme non européens. Encore une fois, les représentations restent dépendantes des mêmes stéréotypes et préjugés patibulaires. Le Maghrébin, le Noir sont toujours considérés comme
potentiellement dangereux, aussi, mieux vaut être pote avec eux
86 – Véronique de Rudder,
Christian Poiret et François
Vourc’h, « Lutter contre le
“harcèlement racial” »,
Libération, 7 janvier 1999.
87 – Sur les refus d’aide médicale
aux « clandestins » tombés
gravement malades,
lire de Noëlle Lasne,
« Trop tard pour être un homme »,
Le Monde, 22 novembre 1997.
88 – Cf. Le Monde,
17 décembre 1999.
89 – Cf. René Lévy et Renée
Zauberman, « De quoi la
République a-t-elle peur ? Police,
Blacks et Beurs », Mouvements,
n° 4 (« Le modèle français de
discrimination »), mai-juillet
1999, p. 44-45.
90 – Azouz Begag, op. cit.
151
91 – Nasser Negrouche,
« Discrimination raciale
à la française », Le Monde
Diplomatique, n° 552,
mai 2000, p. 7.
92 – Philippe Bataille,
Le Racisme au travail, Paris,
Éditions La Découverte, 1997,
notamment p. 66-73.
93 – Cité par Olivier Piot,
« “Ni Blacks, ni Reubeus” mais
des Bleu-Blanc-Rouge ! »,
Le Monde, 3 décembre 1997.
94 – Avigal Amar,
« Les produits blanchissants
pour peau noire sont l’objet
d’une surveillance accrue »,
Le Monde, 25 juillet 1997.
95 – Cf. Jean-Luc Jamard,
« Noir, c’est noir… », L’Homme,
n° 133, janvier-mars 1995,
p. 123-133.
96 – Selon une enquête réalisée
en 1997, par l’institut CSA,
40% de Français pouvaient
être baptisés de « tentés par
le racisme » et estimaient, par
exemple, qu'il y a trop d'Arabes et
de Noirs sur le territoire national
(Le Monde, 2 juillet 1998).
Voir Hommes et Migrations,
n° 1211 (« Le racisme à
l’œuvre »), janvier-février 1998.
97 – Pour ces magazines, faire
la couverture avec « une Noire
signifie 20% d’acheteurs
en moins », Laurence Benaïm,
Le Monde, 18 mars 1997.
Voir également, Principe Lorenzo,
« L’image médiatique de
l’ “immigré”. Du stéréotype
à l’intégration », Migrations
Société, n° 42, novembredécembre 1995, p. 45-64.
152
(pour ne pas risquer de se faire « toucher »...) ! Et utiliser leurs
savoir-faire physiques contre « les leurs », pour la protection des
« Blancs » et de leurs intérêts. Comme l’observe Yazid, 27 ans,
diplômé en économie et en informatique, mais obligé de se reconvertir dans la sécurité, parce que systématiquement refoulé des
emplois auxquels il pourrait prétendre : « C’est le seul secteur où
les Noirs et les Africains sont bien vus ! » 91
Il y a, comme le montre Philippe Bataille, une ethnicisation et une
racisation des tâches dans le monde du travail 92 : certains emplois
ont un profil ethnique accentué (femmes de ménage antillaises,
réceptionnistes blancs, etc.), tandis que d’autres (plus cotés) ne
sont réservés qu’aux Blancs. L’employée d’une agence de recrutement par interim soulignait ainsi que « près des trois quarts des
demandes des recruteurs comptaient des exigences visant à exclure
certains candidats pour des raisons ethniques. Toujours formulés
par téléphone, ces critères ont d’ailleurs fini par déboucher sur
un leitmotiv : “Donnez-nous un BBR”. Comprenez un Bleu-BlancRouge ! » 93 Nombre d’entreprises procèdent ainsi à un nettoyage
préventif de leurs salariés. Pour ne pas risquer de gêner (d’indisposer ?) la clientèle, ils préfèrent placer sur le devant de la scène des
« sans couleur », ou à la rigueur des métis.
Avoir l’épiderme noir-de-chez-noir est le pire qui puisse arriver
à qui cherche aujourd’hui un emploi et une reconnaissance autre
que sportive. Rien d’étonnant que l’on assiste à un renforcement de
l’utilisation de crèmes éclaircissantes pour peaux noires. Comme
l’exprime une utilisatrice de ces dermocorticoïdes : « En France,
le teint clair est une garantie de mieux s’intégrer. Être métis est
toujours un avantage, on trouve du travail plus facilement. » 94
Ainsi, se perpétuent (consciemment ou inconsciemment) des stratégies coloristes, visant à se blanchir ou à blanchir sa descendance
(politiques matrimoniales). Ceci dans le but d’approcher d’une
norme somatique, imposée par un racisme anti-Noir toujours aussi
prégnant, et de s’insérer (se fondre) dans un espace socio-racial
étalonné en fonction de la quantité de blancheur 95.
Un racisme sournois, non déclaré, mais qui « se voit à l’œil nu »
taraude la société française 96 : aucun bébé beur dans les publicités,
tout juste quelques enfants noirs pour le côté Kirikou (« Mais c’est
mon ami, mais c’est mon ami ! »), même purge pour les couvertures
des magazines de mode où les modèles de couleur sont sous-représentés, pour cause de perte de part de marché 97. Si le Maghrébin
est la figure absente de la publicité, l’image de l’Africain noir, plus
présente, est submergée, gangrenée, par des stéréotypes hérités
de l’imagerie coloniale : d’une part des stéréotypes « positifs »
qui emprisonnent le Noir dans la figure du sportif félin, puissant,
explosif (dopé à la fibre rouge), ou encore dans celle du danseur
tamtamesque (avec Ambiance de la brousse assurée), d’autre part,
la persistance de vieux poncifs appartenant directement au « fonds
United colors of « France qui gagne »
commun d’idées reçues de la France au temps des colonies » 98,
thèmes récurrents du « bon nég’ bien gentil », affublé d’un reliquat
de rire Banania.
La couleur d’ébène est encore utilisée pour mettre en relief
celle du produit proposé. Même si l’argumentation publicitaire ne
joue plus guère du registre de la lessiveuse qui miraculeusement
blanchit tout, même si l’image du Noir, ravalée à celle de l’indigène,
n’est plus aujourd’hui accolée à une marque de cirage, de café, de
réglisse, de cachous (les cachous Négros !) ou encore d’huile de
moteur, certains produits chocolatés en font encore, plus ou moins
discrètement, usage (gâteaux Bamboulas) et le mannequin noir (bien
astiqué, bien brillant) sied bien à la présentation des pneumatiques
(mêlant vélocité, réactivité et couleur rutilante de la gomme).
Dans la publicité, le Noir semble pris au piège de son corps,
un corps fétichisé, fascinant, dominé par les reflets de sa peau et sa
sculpturale plastique, sa sensualité. Son image est surdéterminé par
le biologique, par sa « naturalité », y compris dans le phénomène de
la mode Black qui fait de l’aisance, de la force, du (sexuellement)
bien dans sa peau, son fond de commerce. « À l’évidence le Noir
tête d’affiche le doit en grande partie à sa physionomie. » 99
98 – Se reporter au catalogue
de la Bibliothèque Forney,
Negripub. L’image des Noirs
dans la publicité depuis un siècle,
Paris, Société des Amis de
la Bibliothèque Forney, 1987.
99 – Jean-Barthélemi Debost,
« L’Image des Noirs dans
les affiches », Ibidem, p. 41.
Publicité pour l’appéritif Byrrh
L’Illustration, 10 mars 1934
153
Faujour, 1998
Que fait la police ?
100 – Cf. Michel Wieviorka,
« La production institutionnelle
du racisme », Hommes et
Migrations, n° 1211
(« Le racisme à l’œuvre »),
janvier-février 1998, p. 5-15.
101 – Pierre Tartakowsky,
« Misère là-bas, racisme
en France. Des étrangers
doublement en prison »,
Le Monde Diplomatique, n° 484,
juillet 1994, p. 15.
154
Plus profondément, le racisme est « inscrit dans les institutions » 100. Celles-ci participent à sa production, elles le redoublent
et le renforcent. Au sein même du fonctionnement des institutions
s’affirmant républicaines, se targuant d’enseigner la citoyenneté ou
annonçant qu’elles défendent l’égalité, s’est infiltré un racisme qui
instaure et aménage un discret apartheid.
À la prison de la Santé, par exemple, on « pratique de longue
date un regroupement par bloc pudiquement qualifié de “culturel”.
Ainsi le bloc A est-il européen, le B africain, le C maghrébin et le
D divers… Le sous-directeur, qui admet aisément ce que ce système
d’ “apartheid consentant” [selon l’expression d’un ancien directeur de cet établissement] peut avoir de choquant, juge pourtant
que ses avantages l’emportent sur ses inconvénients : “La structure
évoque le ghetto, c’est exact ; mais il ne fait guère que formaliser
sous forme concentrée ce qui existe à l’extérieur. […] Regrouper
les identités culturelles facilite […] la vie de tout le monde, détenus
et personnels.” » Comme toujours, cette ethnicisation de la détention se donne des alibis humanistes (permettre à des ressortissants
étranger de se retrouver entre eux, d’échanger dans leur langue
maternelle, de partager les mêmes traditions culinaires, les mêmes
rites – ramadan, par exemple – sans déranger quiconque), et des
raisons sécuritaires (anticipant sur d’hypothétiques conflits raciaux
ou inter-ethniques). Comme l’observe encore Pierre Tartakowsky,
« à structurer des ghettos dans l’espace, ne risque-t-on pas de les
légitimer dans les têtes ? » 101
Au sein même de l’école publique, on assiste à des regroupements « ethniques ». Parfois « à bon escient », comme dans ces
écoles primaires où des directeurs composent les classes selon la
couleur de peau, se réservant une « classe de Blancs » et laissant
United colors of « France qui gagne »
celles des « Arabes » aux instituteurs nouvellement mutés 102. Dans
d’autres cas, par inconséquence ou par une inadvertance calculée :
l’implantation géographique de l’établissement et le découpage en
secteurs tendent ainsi « à ghettoïser certains établissements », en
se calquant sur un espace urbain lui-même ségrégatif. Au besoin
il est possible de procéder à un découpage rudimentaire, mais efficace : ainsi à Colombes (Hauts-de-Seine), la zone de recrutement
d’une nouvelle école située dans une zone pavillonnaire évite
la cité voisine : « Alors que tous viennent de la même maternelle,
les enfants des pavillons se retrouvent dans une école flambant
neuve tandis que les enfants de la cité Gabriel-Péri sont affectés
dans le secteur Nord, de l’autre côté du boulevard ». Ce sont aussi
les passe-droits (des « dérogations ») dont bénéficient ceux qui ont
des relations pour placer (mettre à l’abri ?) leurs enfants dans des
établissements qui ont « bonne réputation » (c’est-à-dire souvent
moins marqués par la présence visible d’enfants « étrangers »).
Enfin, ce « phénomène d’ethnicisation [qui] suit la géographie
de l’exclusion » est également induit par les politiques volontaristes de chefs d’établissements proposant des options attractives
et sélectives pour ne pas laisser fuir les élèves « intéressants ».
Pour Éric Debardieux qui étudie ce processus de fabrication d’ethnicité, les classes de germanistes, de latinistes (voire de langues rares),
les classes européennes ou celles s’organisant autour d’une option
tennis ou patrimoine, etc. deviennent aux yeux de certains parents de
bonnes classes, des classes protégées. Les autres se contenteront de
l’anglais et de l’espagnol ou de l’option football (et leurs parents ne
pourront rien y redire, puisqu’on leur expliquera que leurs enfants
n’ont pas les capacités et/ou le niveau suffisant pour avoir un droit
d’accès aux filières plus huppées). Or, en majorité, les enfants « en
difficultés » sont issus des milieux sociaux démunis, eux-mêmes
subissant un fort marquage ethnique… 103 Il ne faudrait pourtant pas
en déduire que leur « échec » scolaire proviendrait d’un soi-disant
retard culturel. À niveau socio-économique identique, les enfants de
l’immigration et ceux définis comme étrangers réussissent mieux.
Ce qui est en cause, c’est l’incapacité (l’inconséquence) de l’Éducation nationale à donner les moyens pour compenser et dépasser des
difficultés résultant d’inégalités sociales.
N’oublions pas les violences policières : celles commises au
grand jour (contrôles au faciès, expulsions « musclées » des sanspapiers, etc.), et celles commises à huis clos sur les gris (désignation
qui dans le langage de policiers des ZUP tend à se substituer à celui
de beur. Le terme de Gaulois étant, lui, réservé aux Français purs
Beaufs). Certains membres des forces de l’ordre avouant prendre
« plaisir de jouer au foot avec [une] sale tête de bougnoule » 104.
Une autre manière de taper dans un ballon…
Plus généralement, les affrontements entre des « bandes rivales », les conflits de voisinage, les tensions sociales sont désormais
102 – Cf. « La tentation des
“classes ethniques” saisit
l’éducation nationale »,
Le Monde, 17 décembre 1999,
p. 13.
103 – Pour une analyse d’un
phénomène de ségrégation interne
dans un établissement scolaire,
voir Éric Debardieux et Laurence
Tichit, « Ethnicité, effet-classe
et punition : une étude de cas »,
Migrants-Formation, n° 109,
juin 1997, p. 138-154. Jean-Paul
Payet, « Mixités et ségrégations
dans l’école urbaine », Hommes
et Migrations, n° 1217 (« La ville
désintégrée ? »), janvier-février
1999, p. 30-42.
104 – Voir Acacio Pereira,
« Scène de violence policière,
un samedi soir, à Barbès »,
Le Monde, 11 décembre 1998
et de Karine Lancement,
« L’immigré dans l’étau policier »,
La Revue M, n° 87, janvier-février
1997, p. 43-48.
A propos de « l’incivisme
policier, cf. Hugues Pagan
(ancien inspecteur divisionnaire
de la police nationale),
« Sauvageons policiers »,
Libération, 7 avril 2000, p. 5.
Sur les meurtres d’Arabes,
se reporter notamment
au travail de Fausto Giudice,
Arabicides. Une chronique
française. 1970-1991, Paris,
La Découverte, 1992.
155
Rémi, 1996
105 – Michel Wieviorka ,
La France raciste, Paris, Le Seuil,
1993, p. 272-273.
106 – Abdelwahed Allouch,
« Les jeunes de banlieues et la
mémoire des crimes sécuritaires »,
Hommes et Migrations, n° 1158
(« Mémoire multiple »),
octobre 1992, p. 7.
107 – François Dubet,
« Les territoires des bandes »,
Libération, 29 mars 1990.
108 – Déclaration de Jean-Marie
Le Pen faite le 1er mai 1993
(Le Monde, 4 mai 1993).
109 – Cf. Olivier Roy,
« Ethnicité, bandes et
communautarisme », Esprit,
n° 169, février 1991, p. 29.
110 – Hervé Vieillard-Baron,
« De l’origine de l’ “ethnie”
aux fabrications ethniques en
banlieue », Migrants-Formation,
n° 109, juin 1997, p. 32.
156
« perçus par la police en termes ethniques » et
communautaristes. Cette traduction des mésententes en rivalités et hostilités inter-ethniques
« risque de peser lourd sur le racisme policier et
de le faire changer de niveau. » En effet, observe
encore Michel Wieviorka, « à partir du moment
ou les heurts tendent à devenir structurels, entre
policiers et jeunes définis ethniquement, le
racisme est susceptible d’animer beaucoup plus
directement les comportements policiers, et de
faire de la police le vecteur de tensions raciales
en même temps que le principal facteur d’ethnicisation de groupes. » 105 Une radicalisation
et un durcissement des identités d’autant plus
prononcés que les crimes commis par certains
Starsky et Hutch restent peu punis. Les jeunes
issus de l’immigration vivent leur corps comme
« un corps-cible », une cible rendant d’autant
plus fébrile certains éléments de la police que le
carton est coloré 106. Le flic, le porteur d’arme
assermenté, est perçu dès lors comme le représentant et le défenseur de la France blanche.
Commentaires journalistiques et analyses
sociologiques sont imprégnées de cette vision
ethnique des banlieues. Elles affirment régulièrement que dans les quartiers paupérisés,
les jeunes se solidarisent, se structurent, s’agrègent, en « bandes ethniques et locales », que ces nouvelles tribus
s’approprient des territoires qu’elles défendent en affrontant des
groupes rivaux qui y mènent des expéditions 107. Ces zones « d’insécurité », de « non-droit » sont rapidement désignées comme des
ghettos ethniques, desquels sont contraints, selon le FN, de fuir les
Français de souche victimes d’ « un véritable phénomène d’épuration ethnique » 108 !
L’identité (individuelle et collective) se bricole, au travers de
préférences, d’attirances et de défis. Elle s’élabore, s’invente 109,
se cristallise en s’opposant, par pure provocation (pour faire peur),
mue par la certitude d’appartenir à un même groupe « considéré
comme tel par les autres » 110.
La prise de conscience d’appartenir à une communauté gouvernée
par un même destin anatomique, le repliement identitaire sur la base
d’une reconnaissance « ethnique » ne sont-ils pas modelés, insufflés par l’insistant découpage et étiquetage ethnico-racial auquel se
livrent certains sociologues et ethnologues des banlieues, ainsi que
certains représentants de l’État (ministres, maires, agents sociaux,
enseignants) et des forces de l’ordre ? De la même manière qu’au
temps des colonies, les anthropologues, les administrateurs, les
United colors of « France qui gagne »
missionnaires et les militaires avaient durci 111 des identités jusquelà flexibles, syncrétiques, voire labiles, en délimitant strictement des
ethnies, dans lesquelles les nouvelles générations se sont moulées,
puis reconnues, pour exister aux yeux-mêmes de ces européens.
La traduction de toute altercation, friction en logiques ethnocentrées, participe de la production de haine à l’égard d’un ennemi
diabolisé et repéré comme se revendiquant d’une « minorité »
ethnique (et/ou confessionnelle – pensons à Pierre Mauroy, alors
premier ministre, désignant les grèves de Citroën comme des
grèves islamistes). Une telle démarche occulte les mécanismes
socio-économiques qui conditionnent les processus d’ethnicisation
et qui créent des conflits hâtivement et monolithiquement présentés
comme inter-ethniques 112. Elle exonère l’économie capitaliste,
dépolitise les conflits sociaux, en faisant endosser aux laisséspour-compte, aux exclus, la responsabilité de la fragmentation du
lien social. Or, « le racisme est partie intégrante de l’idéologie
impérialiste et de toute politique qui s’en inspire en général » 113.
Le capitalisme a besoin d’apartheid pour faire fonctionner son
système d’exploitation, pour délocaliser sur place. Il a besoin de
créer et de maintenir des divisions, des fractures ethniques (réelles
ou inventées) pour régner, et prospérer, pour appâter avec la carotte
de l’intégration, tout en agitant le bâton de l’expulsion. Racialisation
et ethnicisation des rapports sociaux ne sont que les justifications a
posteriori, les effets, de mesures discriminatoires qui ont avant tout
un fondement économique et politique. Ces explications à décharge
permettent de maintenir une société à étages, de contenir derrières
des barrières économiques, de mettre à part (traduction littérale du
mot néerlandais apartheid) en maintenant dans un état de précarité,
d’infériorité et de dépendance une partie de la population, pour
la surexploiter, s’y approvisionner et faire fonctionner une Europe
faussement cosmopolite, dans laquelle les sous-blancs 114 sont
infériorisés et rejettés.
Au travers du Mondial, les médias se sont repus d’une version
festive, effervescente 115 de l’intégration de cette abstraction que
sont les immigrés 116 (présentant le « type », le faciès non-européen : black et beur). Comme si l’acceptation de « l’étranger »
(car insister sur l’ethnicité c’est placer l’autre dans un rapport
d’étrangéité) ne pouvait plus prendre que la voie de l’intégration-absorption (et plus celle de la simple insertion-hospitalité).
Or, même cette intégration 117 est aujourd’hui refusée « légalement » et /ou hypocritement aux non-blancs (sans le sou faut-il
le préciser). L’invitation à s’intégrer sonne comme une injonction
paradoxale, quand tout fonctionne pour marginaliser et brimer ceux
et celles qui ont un statut ou une tronche d’ « immigré ». Comment
se gausser du respect des « valeurs républicaines », alors que par
ailleurs il est toujours refusé aux « étrangers » le droit de s’exprimer
(même et surtout au niveau local) sur ce qui organise leur quotidien.
111 – Cf. Jean-Loup Amselle,
« L’anthropologe face au
durcissement des identités »,
Chimères, n° 26
(« Les indésirables »),
1995, p. 153-162.
112 – Le plus souvent le repli
identitaire s’effectue sur la base
d’une identité banlieusarde.
113 – Voir de Yu. V. Bromley,
« L’anthropologue et l’ethnologue
devant les préjugés ethniques
et raciaux », Revue Internationale
des Sciences Sociales, n° 111
(« Phénomènes ethniques.
Nationalisme, classifications,
préjugés »), février 1987, p. 45.
114 – Le terme sous-blanc figure
dans différentes chansons du
groupe de rap IAM.
Voir Andrea Rea, « Le racisme
européen ou la fabrication du
“sous-blanc” », in Andrea Rea
(sous la direction de),
Immigration et racisme
en Europe, Bruxelles, Éditions
Complexe, 1998, p. 167-201.
115 – Voir Olivier Cathus,
« Effervescence et métissages »,
Effervescences, n° 1,
décembre 1999-janvier 2000.
Disponibleur le site http://gredin.
free.fr.
Une réflexion tout juste galopine.
116 – Le mot d’ « intégration »
« est devenu aujourd’hui si
banal que, lorsqu’on le prononce
aujourd’hui, il n’est même plus
nécessaire de dire qui l’on veut
“intégrer” – il va de soi que ce
sont les “immigrés” » (Françoise
Gaspard, « Assimilation, insertion,
intégration : les mots pour
“devenir Français” »,
Hommes et Migrations,
n° 1154 (« Le poids des mots »),
mai 1992, p. 14.
117 – « Le concept même
d’intégration est à utiliser
avec parcimonie. Car plus
nous l’utilisons à l’endroit,
indistinctement, des familles
immigrées, de leurs enfants et
petits-enfants, plus nous prenons
le risque de désigner cet ensemble
de populations comme une réalité
extérieure à la société française »,
Alain Seksig,
« Les “communautés” contre
la “communauté nationale” ? »,
Hommes et Migrations, n° 1154
op. cit., p. 16.
157
118 – Cf. Cyprien Avenel,
« Quartiers défavorisés et
ségrégation », Hommes et
Migrations, n° 1195 (« Cités,
diversité, disparités »),
février 1996, p. 34-40.
Ce sont ces dénis d’existence, ces cantonnements dans l’exotisme,
ces pratiques ségrégatives (qui s’opèrent à couvert des institutions
et de leur labyrinthe procédurier), ces refoulements apartheidistes,
qui conduisent, dans les enclaves urbaines où se concentrent des
noyaux durs de pauvreté 118, à la construction d’identités ethniques. Ce sont toutes ces assignations à résidence, qui fabriquent
des irréguliers, les rejettent dans la clandestinité, l’illégalité, qui
les obligent à adopter des comportements déviants, à « faire des
conneries », et finalement à se constituer comme Autres, différents,
étrangers, comme soi-disant non-insérables. Ainsi finissent-ils par
correspondre aux stéréotypes ethniques, que les visages pâles adeptes du technicolor, tous les sereinement bien-blancs, collent à leur
peau black ou beur.
Esmeralda
Partie de ping-pong

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